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Pour une démarche sensible dans la ville que nous aimons

p. 43-48


Texte intégral

1L’appropriation du paysage, des paysages de la ville que nous aimons passe aussi par une démarche sensible, par ce qui se perçoit, s’entend, se sent, se subodore. En effet, tout dans le foisonnement du paysage urbain est susceptible de nous affecter, d’enrichir et de donner sens à notre vision des lieux, de nous amener à nous sentir plus liés à la vie, aux préoccupations, aux espoirs aussi de ses habitants. Tout dans la diversité du paysage urbain nous adresse des signes qui viennent vers nous sous une forme sensible.

2Nous ne cessons jamais d’être des êtres percevants et ambulants, c’est un fait de notre expérience quotidienne. Cependant, ces perceptions que nous avons en regardant un lieu particulier, en participant à un acte social, nous ne les recevons pas d’une façon purement frontale. Certes, parfois la beauté d’un monument, l’étrangeté d’une scène de rue peuvent nous retenir captifs, parfois une perception peut nous assaillir, mais n’oublions pas que les perceptions sont sans cesse portées et alimentées par notre savoir et notre imaginaire. Oui, les perceptions en appellent au savoir et à l'imaginaire. Notre savoir se gonfle de l’histoire passée des lieux que nous traversons, notre savoir se fonde aussi sur nos propres expériences, nos pratiques sociales d’habitant d’une maison et d’une cité. Notre savoir s’appuie sur les connaissances acquises qui nous permettent de mieux appréhender, de mieux déchiffrer la complexité des espaces urbains ainsi que les rapports qui s’y nouent et s’y défont sans cesse. Notre savoir nourrit notre perception et par bonheur, par vocation, nos perceptions retiennent un peu de ce savoir.

3Quant à l’imaginaire, il nous accompagne et se déploie à chacune de nos perceptions, à chacun des spectacles de la rue. La scène la plus banale, la plus ordinaire est toujours en train de s’enrichir, de nous enrichir, elle bouge, elle s’essaie en quelque sorte. Et dans le même temps, des images, des postures, d’anciennes paroles, d’anciennes légendes viennent affleurer et vivifient notre perception.

4Si notre imaginaire restait figé, enserré dans l’instant de la perception, sans s’autoriser des passerelles avec la singularité de notre histoire personnelle, à peine existerait-il. Notre imaginaire nourrit notre perception et par bonheur et par vocation, nos perceptions retiennent un peu de cet imaginaire.

5En ce sens, la démarche sensible est tout sauf une apparence ou l’expression d’une quelconque sensiblerie. La démarche sensible ne se réduit pas à l’aspect superficiel d’une sensation ni à une simple ponctuation. La perception visuelle comme la perception de la durée, d’ailleurs, s’appuie sur notre expérience, notre passé, notre savoir, notre imaginaire. La démarche sensible fait partie de notre réalité et peut être utilisée comme instrument d’une recherche appliquée à la ville.

6Percevoir les choses, entendre les gens, c’est reconnaître le chemin qui les mène jusqu’à nous et leur permet de se perpétuer. Une carte ne dispensera jamais du regard que l’on porte vraiment sur le paysage vivant.

7Nous tenterons donc de donner un exemple de réflexion et de thèmes d’exploration susceptibles d’aider à mieux rendre compte de cette démarche sensible à travers la diversité de la ville que nous aimons.

Quand le climat devient atmosphère

8Il est important de rendre compte des variations climatiques qui affectent une ville, de distinguer la période de l’été de celle de la première et de la seconde mousson. Il est essentiel dans la ville d’analyser les effets des précipitations sur les comportements et les pratiques des habitants, de relever les influences climatiques sur la forme des maisons et l’utilisation des matériaux. Toutes ces informations sont capitales, mais d'autres explorations peuvent être aussi conduites dans la ville.

9L’exploration peut prendre ici le tour d’une déambulation. Imaginons un dimanche après-midi de juillet. C’est le moment de transition entre les derniers jours d’été et la première mousson toute proche, la période où chaque habitant, chaque paysan se tient dans l’attente de la venue de la pluie.

10Un regard vers le ciel nous renseigne sur cette couverture pesante et épaisse de nuages qui, à cet instant, vire au gris. Une impression de gêne dans les mouvements et surtout une chaleur enveloppante caractérisent cet instant. Et c’est alors que l’on ne trouve pas immédiatement le mot pour exprimer cet état, ni l’expression pour dire la densité particulière de cette chaleur. Alors, on cherche mentalement le mot qui caractérise au mieux cette perception : il fait lourd, il fait moite et puis le mot est lancé, l’expression nous revient à moins qu’on ne nous l’ait soufflée. Alors, tout à coup, il devient possible de nommer, de qualifier cette perception : "ūmai veyil", chaleur muette, traduction de l’expression tamoule. Chaleur muette qui se répand sans que jamais le soleil ne soit visible. Si la redécouverte ou l’appropriation de l'expression ne change en rien la nature de cet accablement, si cette perception demeure en nous bien sûr la même, elle peut influencer le cours, l’intention de la déambulation et nous rendre parfois plus vigilant dans la reconnaissance des aspects ordinaires de la cité auxquels nous ne prêterions peut-être pas attention si cette torpeur, cette chaleur particulière n’avait joué un rôle de révélateur dans l’appréciation d’une atmosphère. Tout à coup s’impose à notre corps, à notre regard une autre lecture de la ville. Un voyage à travers les rues, pourtant bien connues de nous, se révèle et se crée : une image de la ville se forme dont on ne retiendra seulement que les espaces propices à un supplément de fraîcheur.

11Dans cette quête de mieux-être, on cherchera plus volontiers les zones de retrait, les espaces seconds bien ombragés. Mais on anticipera aussi sur une fraîcheur à venir. On appellera de ses voeux cette brise marine qui, on le sait, vient s’engouffrer dans les rues proches du bord de mer, les rues de l’ancienne "ville blanche", mais ce souffle ne devient vraiment sensible au corps et au visage qu’au moment de la traversée d’un carrefour. On peut alors rester immobile quelques instants à la croisée des rues, goûter l’effet de cet appel d’air et prendre sa gorgée d’air frais avant de poursuivre sa marche. Mais dans l’ancienne "ville blanche", dans cette partie de ville située à l'est du Grand Canal, on peut vérifier qu’à cette heure de l’après-midi l’ombre portée des façades est si parcimonieuse, si réduite qu’elle ne permet pas au promeneur une pause rafraîchissante, les anciennes maisons coloniales ne possédant ni tiṇṇai ni vérandas donnant sur la rue, pas de banc non plus pour se reposer. Le regard est tourné vers l’intérieur, les portes demeurent presque toujours closes et rien n’autorise vraiment à frapper à l’une d’entre elles ni à pénétrer, à moins que l’on ne vous y ait invité. Peu de passants circulent à cette heure, seules quelques chèvres recluses dans leur coin d’ombre ont l’air de s’assoupir.

12C’est alors que la promenade nous tire vers l’ancienne "ville noire". Les effets de la brise vont s’évanouissant au fur et à mesure que l’on pénètre dans les quartiers ouest situés de l’autre côté du Grand Canal. Mais de petits ponts de briques autorisent le passage en autant de franchissements possibles. On devient alors plus sensible à la présence du végétal. Des arbres cloisonnés sur chaque rive jalonnent le Grand Canal ; les arbres reprennent toute leur nature d’arbre. Ils retrouvent leurs noms : cocotiers, flamboyants, porchers, margousiers... Les arbres jouent pleinement leur rôle de faiseurs d’ombre et tracent au sol des limites, des zones grises ondulantes qui servent de repères au promeneur dans la quête incessante d’ombre.

13Tout près du Grand Canal, dans l’ancienne "ville noire", la rangée des maisons traditionnelles tamoules avec leur alignement de tiṇṇai supportés par des colonnes en bois et la présence de vérandas qui viennent les prolonger se charge d’une signification particulière. Pour la première fois, le regard se laisse impressionner par les projections parfois ininterrompues des toits des vérandas. C’est d’abord les retrouvailles avec les familiers des maisons. Des dormeurs en ce début d’après-midi prennent un peu l'ombre sur le banc accolé au mur du tiṇṇai. C’est, par la porte ouverte, la vision du couloir qui mène à la cour intérieure, l’identification maintes fois renouvelée de cet espace protégé, à ciel ouvert, gage constant de fraîcheur et coeur de la maison tamoule. C’est la possibilité d’entrer peut-être en communication, de surprendre une femme qui s’affaire, une voisine qui discute et de leur demander le partage d’un peu de cette fraîcheur afin de rester là un temps, immobile, en attendant que la chaleur passe, que cette "ūrnai veyil" fasse place à une autre chaleur, encore à nommer, et plus tolérable.

14Voici donc, à travers un moment particulier, un début d’après midi ordinaire de juillet, qu’à partir d’une simple perception, un aspect particulier de la ville se révèle, effaçant tous les autres. Une atmosphère se crée, la ville porteuse d’ombres est susceptible de déployer bien des images, de nourrir notre information et de renforcer notre appropriation du paysage urbain. Petit à petit, un itinéraire se modèle en accord avec notre désir de fraîcheur, une géographie particulière des lieux se dessine, avec ses itinéraires, ses points forts, ses repères.

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