Pour une exploration du paysage de la rue
p. 11-24
Texte intégral
Essais de définition d'une rue
1La rue se donne d’abord dans la ville comme "l’Au-Dehors" qui autorise les circulations, les échanges, favorise les relations grégaires, les rencontres et les jeux.
2La rue se livre comme un espace vivant, une sorte "d’épicentre", pendant le jour sans relâche travaillée, animée par ses riverains, traversée par les passants et les animaux.
3La rue est vivante parce que passé et présent se nouent et se lisent dans un même territoire.
4La rue peut être aussi l’espace du géomètre. On peut l'arpenter, la mesurer, l’identifier.
5La rue peut être objet architectural. A ce titre, on peut analyser les différents types de façades, dresser des typologies rigoureuses, apprécier les styles et le vocabulaire décoratif.
6La rue, notre rue, est un lieu que l'on s’approprie sans cesse.
7L’espace de la rue est situé à la confluence de l’espace public et de l’espace domestique...
8Ces définitions-ne sont que des propositions qui tentent d’éclairer un peu quelques fonctions principales de la rue, mais il est important d’être plus précis et de comprendre mieux ce qu’est une rue et plus spécifiquement la façon dont elle s’intègre dans une ville et en structure le plan.
Quelques outils nécessaires à la compréhension d’une rue
9Quand on regarde le plan de la ville de Pondichéry, on remarque qu’il s’agit d’un plan en grille. Celui-ci détermine une géométrie particulière de la ville. L’ensemble des rues se coupent régulièrement à angle droit. L’ensemble des rues, plus exactement le tracé des rues constitue une trame, un réseau. Ce réseau, ici à Pondichéry, est un réseau quadrillé. Souvent, il implique une relative absence de hiérarchisation. Par exemple, les rues de l’ancienne "ville blanche" ont à peu près le même gabarit, la même largeur. L’absence véritable de hiérarchisation entre les voies principales et les voies secondaires entraîne que l’on ait parfois des difficultés à se repérer dans les rues. Cette trame, ce réseau quadrillé, constitue de toute façon une sorte de colonne vertébrale charpentant toute la ville. La trame est une infrastructure.
10Mais de part et d’autre d’une voie, d’une rue, sur chacune de ses rives peuvent se répartir les maisons, c’est-à-dire le bâti ou le plein urbain. Le bâti appartient, lui, aux superstructures. Mais ce bâti n’est pas construit n’importe comment. Il vient se poser sur des parcelles. Ces parcelles déterminées au moment du lotissement ont une forme particulière. Elles peuvent être plus ou moins étroites (en lanière). Elles peuvent aller d’une rue à l’autre (elles sont alors traversantes). Les parcelles comme les voies sont des infrastructures Les parcelles déterminent dans une certaine mesure la largeur des bâtiments et leur masse. Plusieurs parcelles forment un îlot.
11Maintenant que l’on est en possession de quelques informations concernant le rôle de la trame, de la parcelle et du bâti qui, chacun à leur niveau, structurent la forme d’une ville, il est possible de poursuivre l’exploration de la rue.
12Cette exploration nécessite un choix. Il est utile, à partir du plan, de délimiter un périmètre et dans ce périmètre de sélectionner une rue. (Certes, ce choix peut être aussi simplement guidé par l’attrait que l’on puise à se promener dans une rue qui nous est familière.)
13Les critères de choix peuvent être de plusieurs ordres.
14On peut privilégier dans un quartier une rue à vocation résidentielle, commerçante ou artisanale et compléter ces critères par celui de l’appartenance confessionnelle. Exemple : rue résidentielle de confession musulmane.
15On peut aussi affiner les critères en ajoutant celui de l'intérêt architectural d’une rue.
16Selon le nombre et la nature des critères choisis, les perceptions et les résultats de l’analyse revêtiront des aspects différents. Mais quels que soient les critères choisis, il est nécessaire d’avoir à l’esprit, et ce pendant tout le temps de l’exploration, un certain nombre d’autres repères pouvant guider et affiner notre analyse.
17La période de l’année (été, période de la première mousson, de la seconde mousson, etc.) est importante à signaler La tonalité climatique peut modifier les perceptions, exercer une influence sur la nature des occupations et des pratiques des habitants.
18L’heure, la température fournissent des éléments d’information intéressants à consigner. Par exemple, selon l’heure de la journée, l’intensité des flux de circulation, la nature des déplacements et des activités sera différente. La nature des jeux, des pratiques ludiques, peuvent évoluer au cours de la journée.
19La nature et le rôle des odeurs viennent aussi affiner la perception que l'on a d’un lieu, d’une rue parfum de jasmin, effluve de brise marine, arôme des épices lors de la préparation d'un repas, odeur de la bouse de vache diluée qui sert à nettoyer un sol avant l'exécution d’un kolam par exemple, senteur forte qui monte de la terre après la première pluie de la mousson, senteurs d’encens lors de la célébration d’un culte... Les odeurs, d’une certaine façon, structurent l’espace urbain en "traçant" dans l'air une sorte d’architecture invisible et mouvante.
20La présence du végétal et son implantation à l’intérieur de la parcelle ou bien le long des rues, son volume, la variété des essences, le nuancier de couleurs des fleurs — du frangipanier au flamboyant — modifient, enrichissent les perceptions visuelles que l’on a de la rue. Au-delà du grand canal par exemple, l’ancienne "ville blanche" est à peine visible tant elle est occultée par la présence de gros bouquets d’arbres.
21Les passages d’animaux et leur fréquence fournissent aussi des informations intéressantes sur l’animation de la rue. L’expressivité de la rue est rendue également par l'étendue de son paysage sonore, constitué selon le moment de la journée d’une infinie variété de bruits, de clameurs, de cris, ainsi que d’une certaine qualité de silences. 11 faudrait être attentif aux vendeurs, aux marchands ambulants, à tous ces crieurs de rue qui "récitent" en un redoublement sonore la spécificité de leur activité. Ils témoignent de l’extrême vitalité de l’espace social 11 faudrait être vigilant également à tous les autres appels rythmés et répétés qui emplissent l’espace de la rue à des instants précis de la journée : l’appel à la prière du muezzin du quartier musulman, le son des cloches de N.D. des Anges, de la cathédrale de l’immaculée Conception invitant à la messe, la musique des temples (récitations matinales avec haut-parleur pendant le mois de mārkali), la sonnerie du clairon du poste de police...
22Le trottoir de la ville constitue un espace remarquable utilisé par une partie de la population sans abri ou sans ressources suffisantes pour se loger ailleurs. Analyser les différents modes d’occupation nous renseigne sur les activités de la rue : familles installées sur le trottoir, face à l’hôpital dans l’attente de la sortie d’un parent, d’un ami, ou dans l’attente d’y être elles-mêmes admises, familles établies à même le trottoir et recréant de façon précaire une vie familiale. Généralement leurs membres louent leurs services pendant une partie de la nuit ou de la journée et travaillent comme porteurs au marché, tresseurs de guirlandes, voire comme rickshaw-wallahs.
23A proximité des temples, le trottoir est le lieu privilégié des personnes solitaires, des mendiants, des infirmes qui attendent les offrandes des dévots.
24Les trottoirs de la grande artère principale commerciale, la rue Nehru, se transforment chaque dimanche en une immense friperie et en une braderie d’objets utilitaires, etc.
Exemples d’exploration
Une rue de l'ancienne "ville blanche"
Réalité physique et factuelle
25— L’approche architecturale
26La connaissance que nous avons déjà du plan en forme de grille nous renseigne sur le tracé des rues. Rappelons que celles-ci se coupent régulièrement à angle droit. L’attention peut se porter sur la largeur des parcelles, sur la continuité du bâti...
27L’une des caractéristiques des rues dans l’ancienne "ville blanche", c’est qu’elles possèdent encore un assez grand nombre de maisons coloniales. Ces maisons se caractérisent à la fois par une architecture particulière et par la fermeture qu’elles opposent au dehors. Généralement une des façades du corps de bâtiment donne sur la rue. Le plus souvent, la façade principale est perpendiculaire à celle-ci et se prolonge par un mur de clôture qui borne un jardin intérieur. Le mur de clôture et le portail encadré de deux piliers ornés d’un amortissement constituent une limite franche entre l’espace domestique et l’espace public.
28Sur la façade, on peut identifier des pilastres qui rythment chaque travée. Généralement, une balustrade vient couronner le toit en terrasse. Parfois, ces maisons comportent un étage. Il est important de noter la présence de bouquets d’arbres que l’on aperçoit de la rue, et d'identifier la nature des essences : acacia, flamboyant, cocotier, margousier, frangipanier, bananier..
29Les différentes sortes d’enduit, la diversité des couleurs utilisées transforment aussi la perception que l’on a d’une rue. Les enduits viennent protéger les murs construits en brique des fortes précipitations. Le nuancier est variable et peut s’étendre du blanc à l’ocre jaune.
30Il est important de noter si l'ensemble de ces maisons coloniales arrivent à donner une harmonie à la rue, si le paysage de la rue est ou non affecté par des constructions récentes qui viennent "entamer", altérer une vision assez homogène de la rue. Il convient de vérifier aussi si les maisons modernes sont situées dans le même alignement de la rue, ou si certaines sont au contraire en retrait de celle-ci.
31Il est intéressant d’identifier sur les façades les lignes de force, les verticales formées par les pilastres, les baies, les horizontales dessinées par les balustrades et les bandeaux. Ces lignes viennent rythmer, scander les façades.
32— L’approche historique
33Les maisons dans une rue ont leur histoire. Elles nous racontent aussi une histoire. Ici, dans le quartier est, dans l’ancienne "ville blanche", ces demeures témoignent de la présence française. Après sa destruction en 1783, Pondichéry a été reconstruite sur les mêmes plans que ceux du XVIIème siècle. Mais la majorité des maisons date du XIXème siècle, voire du XXème siècle. Il est intéressant de constater que l’ensemble de ces maisons constitue une adaptation sous le climat des tropiques d’un modèle de l’hôtel particulier du XVIIème siècle tel qu'on peut le voir à Paris en France dans le quartier du Marais. Cet emprunt explique par exemple que ces demeures soient fermées sur le dehors. Le dehors, le dedans, où commence et où s’arrête l’espace privé, constituent toujours une information sur la notion qu’a une culture de son intimité. Cet emprunt éclaire également sur l’utilisation de motifs architecturaux classiques : pilastres, piliers, chapiteaux, agrafes, denticules, balustres, pots-à-feux, balustrades, autant d'ornements que l’on peut clairement identifier de la rue. (Cette influence est aussi perceptible dans l’aménagement intérieur.) En face de cela, la présence de grandes terrasses constitue bien une adaptation au milieu.
Réalité sensible
34— L’approche socio-culturelle
35Une rue n’est pas seulement constituée par une série d’immeubles, de façades, de jardins. Elle est habitée, sans cesse traversée, animée par les passants, les marchands, les animaux, les riverains. Selon le moment de la journée, selon la nature du quartier, des événements, des échanges ont lieu. Les rues de l’ancienne "ville blanche" sont en majorité à vocation résidentielle. Mais c’est aussi dans cette partie de la ville que se trouve un nombre important de bâtiments administratifs. Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de relations marchandes. Bien au contraire, il est possible d’identifier dans les rues différentes sortes de marchands ambulants qui proposent balais, têtes de loup, glaces, mangues, pain indien... Certains riverains, toujours dans l’ancienne "ville blanche", continuent de perpétuer en plein centre ville des pratiques villageoises. L’une d’entre elles consiste à faire venir à domicile un vacher afin de recueillir chaque matin pour son usage personnel du lait frais — et non du lait qui serait mélangé à de l’eau.
36Les passages d’animaux : vaches, buffles, chèvres, porcs, chiens sont manifestement les plus courants. Leur fréquence, leur importance signifient qu’une limite franche n’existe pas encore entre la cité et le monde rural. Un éléphant et son cornak, généralement attachés au service d’un temple, peuvent parfois déambuler dans la rue. Cette pratique peut être liée à une célébration religieuse, à une fête, à un mariage, ou bien il s’agit pour le cornak de montrer simplement l’éléphant aux riverains afin de récolter ainsi des aumônes pour sa subsistance. Mais le plus souvent ce sont les animaux domestiques qui prennent possession de la rue, de la chaussée, du trottoir, côtoyant les hommes et se mêlant à leurs occupations.
37La vivacité des habitudes culturelles est remarquable. Ainsi, toujours dans l’ancienne " ville blanche ", les habitants tamouls des anciennes maisons coloniales ouvrent le grand portail, installent des chaises sur le trottoir et discutent, renouant ainsi avec une pratique culturelle usuelle. Le trottoir se transforme à la tombée de la nuit en une sorte de "tiṇṇai".
Une rue de l’ancienne "ville noire
Réalité physique et factuelle
38— L’approche architecturale
39Le plan en grille s’étend sur l’ensemble de la ville. Comme dans la " ville blanche ", le tracé des rues garde sa régularité et celles-ci se coupent également à angle droit. Mais la vision que l’on a de la rue est très différente de celle que l’on peut avoir dans l’ancienne "ville blanche". L’une des caractéristiques du quartier ouest est la présence de maisons tamoules traditionnelles. Rappelons pour mémoire que dans le passé chaque quartier de l’ancienne "ville noire" correspondait à une caste précise. Cette ségrégation par quartier et par caste tend aujourd’hui à disparaître.
40A l’inverse des maisons coloniales dont on a parlé plus haut, la maison tamoule s’ouvre bien davantage sur la rue. Dans une maison tamoule ordinaire, la façade en rez-de-chaussée se compose d’une porte d’entrée principale, flanquée de part et d’autre d'une façade étroite comportant une fenêtre souvent grillagée. La façade s’ouvre sur un espace couvert : le tiṇṇai. C’est le heu par excellence du repos, des retrouvailles et des discussions. C’est aussi un poste d'observation privilégié qui permet d’être informé de ce qui se passe dans la rue. Le tiṇṇai fait architecturalement partie intégrante de la maison. Il est supporté par des colonnes en bois ; parfois celles-ci sont jumelées. Souvent, le tiṇṇai est lui-même prolongé vers la rue par une véranda au toit en pente : le tālvāram. Cette extension supplémentaire constitue aussi un lieu de détente qui vient à son tour rafraîchir le mur de la façade en prolongeant les zones d'ombre. La véranda est aussi supportée par des colonnes en bois. Le tiṇṇai et la véranda ne constituent pas une limite, une frontière nette entre l’espace domestique et l’espace public. Le passant, étranger à la rue, peut aisément faire une pause et venir se reposer à l’ombre du tiṇṇai.
41La succession de maisons tamoules, sises côte à côte, les projections formées par les toits des vérandas, les décrochements qui en découlent selon la pente de la rue, la hauteur des rez-de-chaussée animent et structurent le paysage de la rue.
42Devant chaque maison tamoule, le regard peut être alerté et séduit par la beauté et la variété de dessins géométriques les kolam. Dessinés sur le sol dès l’aube par les femmes, cette forme d’art populaire structure et orne la rue en offrant au passant une infinité de variations à partir d’un simple motif géométrique. Les kolam semblent bien correspondre à la dernière extension de la maison ; ils constituent une limite extrême et fragile au-delà de laquelle l’espace public commence. Dans la journée, ces dessins seront progressivement effacés par les pas des riverains, des passants et des animaux. Cet art traditionnel s’inscrit à la fois dans l'éphémère — il n’est visible que pendant quelques heures — et dans la durée — il est renouvelé, réinventé chaque matin.
43— L’approche historique
44On a évoqué la morphologie des façades des maisons tamoules, rappelé que l’architecture peut traduire une certaine qualité de l’espace liée aux besoins, aux modes de représentation et aux exigences d’une époque. Mais il est frappant de constater que l’ensemble des maisons tamoules traditionnelles construites de la fin du XIXème siècle jusque dans les années 50 a été, au niveau des façades, plus ou moins influencé par des motifs architecturaux occidentaux. Sans vouloir dresser ici une typologie rigoureuse, un peu d’attention suffit pour repérer sur chacun des battants de porte des moulurations qu'on dirait inspirées ou recréées librement à partir de cahiers de modèles de dessins français de la fin du XVIIIème et du XIXème siècles. Des décors floraux apparaissent sur les linteaux et encadrements des portes : feuilles d’acanthe, tiges à enroulement... mêlés aux éléments hindous qui font appel à la symbolique traditionnelle.
45Mais d’autres éléments d’architecture sont identifiables ; ainsi des pilastres qui se prolongent à l’étage viennent parfois rythmer et scander les travées des façades. On peut également noter au niveau des couronnements, des balustres et des pots-à-feux qui viennent orner les terrasses.
46Selon l’importance de ces décors, on peut avoir parfois l'impression d’une mise en scène qui reflète de la part des propriétaires une attirance pour une certaine "idée d'architecture" occidentale. Cela peut signifier tout simplement que les différentes communautés qui se sont côtoyées pendant la période française ne vivaient pas strictement en vase clos. Cela peut vouloir dire aussi qu’au-delà de l’emprunt d’une forme, a existé de la part des constructeurs tamouls un mimétisme plus ou moins conscient du discours architectural européen (lui-même déjà relativement essoufflé et stéréotypé). Ces décors qui animent les façades constituent souvent une sorte d’exercice de style particulièrement étonnant. Dans le même temps, il est capital de souligner que ces motifs décoratifs occidentaux n’ont presque jamais perturbé au point de la modifier la structure intérieure de ces maisons tamoules. La répartition des espaces de la maison tamoule demeure en conformité avec les usages traditionnels.
Réalité sensible
47— L’approche socio-culturelle
48Comme dans l’ancienne "ville blanche", à l'ouest du canal, la rue est aussi traversée par les riverains, animée par les jeux des enfants et les passages d’animaux. Parmi les métiers rencontrés, des marchands ambulants proposent des yoghourts, des beedi, des canards, des balais et des chasse-mouches, des glaces à l’eau, des ballons, des girouettes, des perroquets... Différents services sont proposés : collecte de boîtes en métal, de chiffons, de cartons, de bouteilles en plastique, etc. Toutes ces activités, flux des passants, diversité des marchands ambulants, nombre de petits commerces, troc, échanges nous renseignent sur l’animation réelle de la rue et la vitalité de l'espace social et aussi sur les besoins, les nécessités de la population de la rue.
49Les jeux des enfants nous renseignent à leur tour sur les modes de relation qui s’instaurent entre garçons, entre garçons et filles ou entre filles seulement. Les jeux inscrivent dans la rue un espace spécifique. Il s’agit d’un espace défini par des règles précises, mais cet espace peut varier, s’étendre à un fragment de rue selon le temps, l’heure et bien sûr l’humeur, l’intention des joueurs. Dans le jeu de la marelle, jeu essentiellement féminin, les jeunes filles compartimentent et tracent des limites dans la rue, conférant alors à ce territoire un sens ludique (comme en Europe le jeu consiste à déplacer le palet jusqu’à la dernière case en sautant à cloche-pied). Au bout de quelques instants, cet espace éphémère, éprouvé par les glissades et les piétinements, s’estompe, il est ensuite recréé, reproduit quelques mètres plus loin. Il est alors possible de voir dans une rue les traces à la craie de nombreuses figures géométriques qui parfois viennent jouxter d’autres traces éphémères : celles des kolam.
50L’ancienne "ville noire" comprend des maisons tamoules de familles musulmanes, chrétiennes et hindoues. Il est possible d’identifier l’appartenance confessionnelle des habitants en regardant attentivement les linteaux. Dans les maisons tamoules des niches viennent orner le tiṇṇai. Au sein de ces niches peut veiller une lampe. La lampe éclairée désigne la venue de la nuit ; elle place aussi la demeure sous de bons auspices...
51Devant les maisons tamoules les kolam animent et structurent chaque jour l'espace urbain. Mais au-delà de cette fonction liée à l’organisation d'un espace, le kolam peut revêtir des aspects se rattachant à des pratiques culturelles. La dextérité avec laquelle une femme exécute le dessin sur le sol lui permet de se distinguer, d’être reconnue auprès de ses proches. Le kolam peut aussi servir de support à une requête, à une demande précise. Ainsi un rituel spécifique est utilisé par les jeunes filles en âge de se marier. Dans le mois de mārkali (décembre-janvier), les jeunes filles adressent parfois une prière allusive en dessinant le kolam. Au sein de celui-ci, elles déposent une fleur qu’elles placent au sommet d’un petit tas de bouse modelé en forme de Ganesha. Car c’est au dieu à tête d’éléphant, populairement perçu comme célibataire, considéré comme le leveur d’obstacles, qu’elles adressent en secret leur requête. Les significations et la portée de cet art populaire vivant sont inépuisables. Il faudrait mentionner également les liens existant entre la création du kolam et les célébrations liées à un événement familial. Lors d’un mariage, par exemple, les kolam revêtent une exceptionnelle importance. Le dessin peut utiliser tout l’espace situé devant la maison. En revanche, au moment d’un décès, dans le pays tamoul, aucun kolam ne vient orner le trottoir attenant à la maison du défunt.
52Ce ne sont ici que quelques pistes de recherches que l’on propose, l’exploration est inépuisable. La variété des usages et des pratiques côtoyée au quotidien fonde le paysage et la vie de ses habitants. Ce sont ces pratiques de la vie sociale qui donnent à la fois chair, enveloppe et pittoresque au spectacle de la rue. Les identifier, les reconnaître, les perpétuer permet de s’approprier toujours davantage ce qui fait la spécificité de sa culture.
***
53Qu’appelle-t-on les infrastructures et les superstructures d’une ville ?
54Quelles sont les grandes caractéristiques des maisons situées dans l’ancienne "ville blanche" ? Et de celles situées au-delà du Grand Canal ?
55Quelle impression dans une rue peuvent donner des maisons construites dans un même style architectural ?
56Les marchands ambulants exercent-ils une influence dans le paysage de la rue ? Est-il possible d’établir une répartition des différents métiers exercés dans la rue ?
57La présence d’animaux, le passage des vélos, des voitures, des rickshaws s’intègrent-ils ou non au paysage urbain ?
58La variété des perceptions que l’on reçoit (impressions visuelles, odeurs, cris, bruits) nous renseigne-t-elle sur la spécificité du paysage urbain ?
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