Chapitre 5. De l’admiration à la démolition : le marxisme
p. 47-50
Texte intégral
1Les relations avec le communisme aident à comprendre les passions et les itinéraires qui ont lancé la surenchère haineuse. L’engagement de R. Shetty au côté des communistes a été sincère et profond. Au milieu des années 1970, il se veut « un marxiste ». Il ne s’écarte pas de la variété locale de « matérialisme historique et dialectique »117, malgré sa méfiance à l’égard des représentants officiels. Il est peut-être moins légaliste et ne s’intéresse pas aux syndicats.
2À la fin de l’État d’urgence, à la recherche d’une « autre voie », il introduit les Dalit et la dimension de caste sur la scène. Il note : « Les castes unissent, les classes divisent »118, et remarque : « Les communistes ont loupé le coche de la révolution. » En 1978, il écrit : « Nous espérons la révolution, nous l’attendons, nous la vantons. Amis du monde, s’il-vous-plaît, aidez-nous à faire éclore cette révolution. » En 1980, dans Caste-Class Struggle Indigenous Marxism, il affirme : « La société du pays est donc divisée en classes », puis rectifie : « Celui qui est placé au sommet de la pyramide, il faut reconnaître le Brahmane, n’a aucunement besoin d’être riche. » Il a lu Periyar et quelque peu Ambedkar119. Il tente de les associer à sa foi persistante dans les idéaux de la « révolution de classe » en écrivant par exemple : « Periyar, Ambedkar, Lohia120, Phule, Narayan Guru, ont dédié leur vie à la destruction de la propriété privée. » Il vante la dictature du prolétariat, affirmant avec emphase : « Nous avons le plus grand respect pour le marxisme, le léninisme, le maoïsme121.» En 1988 : « Le monde compte deux grands révolutionnaires : Bhim Rao Ambedkar et Karl Marx122. » Il croit encore à la gauche, écrivant la même année : « Les Dalit et les tribaux ne demandent qu’à s’unir, la balle est dans le camp de la gauche123. » Il admoneste cette dernière, l’adjurant de se réveiller. Il ne s’adresse plus aux deux grands partis communistes, car « le CPI(M) », pour ne pas parler du CPI, « n’est plus intéressé par la révolution »124. Il place ses espérances dans des groupements qui pratiquent l’expérimentation sociale : le Satyashodak Communist Party de Sharad Patii125, ou le Sarva Shramik Sangh126, syndicat dirigé par des maratha127. Il donne la parole à des pionniers des « études Dalit », comme G. Omvedt128. Il cite de manière élogieuse des communistes isolés, comme Prabhakar Vaidya, à côté de la BAMCEF de K. Ram, décrite comme un « groupe de scientifiques de la défense devenus ambedkariens, dirigé par un Intouchable de la secte Ramdasi du Penjab »129.
3Sa foi dans la gauche se fait vacillante. Cette dernière « se fait éjecter de toutes ses positions ». Il pense que « le pays n’attend plus que le fascisme »130. Sa pensée glisse, doucement au début puis de plus en plus vite, de la dictature du prolétariat à la dictature du « dalitariat », expression qui sera inventée par d’autres, au BSP, avec dalitbahujan samaj (la multitude opprimée ou plus exactement la société de la masse) durant les années 1980.
4La rupture a plusieurs causes. L’influence de personnalités anticommunistes dalit, chrétiens, musulmans et communistes repentis, est notable. Les diatribes anticommunistes d’A. Shourie, au début des années 1980, ont joué leur rôle. Cet ex-communiste qui fut son collègue à l’Indian Express était apprécié de Rajshekhar. L’émergence du Bahujan Samaj Party a ouvert une alternative aux partis de gauche, ce que n’avait pas fait le RPI. En 1986, un certain Mukherji – patronyme brahmane bengali anglicisé – affirme dans le courrier des lecteurs avoir « vu Marx dans le Ramayana ». Étant donné le statut des épopées hindoues dans la revue, la publication de ce courrier annonce le tournant. L’anticommunisme « arabe » de M. Khadafi et des dictateurs modernistes du Proche-Orient a aussi influencé Rajshekhar. Poussé par son dégoût des pratiques syndicales « qui ne visent qu’à renforcer les privilèges de la minorité de travailleurs du secteur organisé », angoissé par le passage de militants du CPI(M) et du CPI vers le nationalisme hindou, il ne lui reste qu’à faire du communisme un complot brahmane. Dès 1977, il se plaint de l’importance des Brahmanes dans la direction de la gauche en Inde. Le tournant capitaliste de la Chine (1980) ne trouble pas les prochinois indiens, les guérillas rurales étant déjà importantes dans certaines régions, mais il ébranle Rajshekhar. L’effondrement de l’Union Soviétique a en revanche un impact catastrophique sur la gauche laïque modérée en Inde. Le nationalisme hindou, la réislamisation et d’autres communautarismes sont venus combler le vide créé par l’effondrement du « modèle » marxiste131. Les changements d’allégeances ont d’abord touché l’intelligentsia. Pour la Voix des Dalit, qui explorait le cynisme politique et l’instrumentalisation des blessures identitaires, il n’était pas question de s’associer à des perdants.
5Dans les colonnes de la Dalit Voice, la condamnation des marxistes a été plus déterminée que celle du marxisme. C’était initialement le contraire en matière de Brahmanes et de brahmanisme, puis les deux attaques se sont mêlées et confondues. La mise en cause des marxistes oublie peu à peu la théorie pour se se fonder sur leur appartenance aux castes supérieures. « Méfiez-vous des marxistes brahmaniques sabotant l’Ambedkarisme [1993]. » Ce genre de remarque devient routinier dans toute discussion un peu globale132. Les naxalites133, qui mènent la lutte armée dans certaines zones rurales, ne sont pas épargnés : « Ce sont des Brahmanes socialistes. » Les marxistes font partie du « complot manuvadi ». « Le masque du marxisme a été porté par les Indiens de haute caste pour tromper les bahujan (Dalit et alliés) », explique Rajshekhar, pour la énième fois, en 1996134. Régulièrement, sous la plume de S. K. Biswas, le journal insulte J. Basu135 qui dirige un gouvernement CPI(M) au Bengale occidental depuis 1977 : « Le cabinet de Jyoti Basu est un règne totalement “hindou nazi” imposé au nom du marxisme136. » La Chine reste épargnée : elle n’est plus considérée comme un pays marxiste.
Notes de bas de page
117 Particulièrement peu portée sur la dialectique. Les partis communistes indiens sont des organisations de cadres, trait peut-être lié à leur recrutement de haute caste. Leurs théoriciens sont économistes, globalement très anti-gramsciens. Lire Violette Graff, Les Partis communistes indiens, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1974, 333 p.
118 R. Shetty, How Marx Failed in Hindu India, Karnataka Rationalist Association, Bangalore, 1978.
119 Dont les œuvres complètes remplissent 15 volumes de plus de 500 pages.
120 Ram Manohar Lohia (Lohia Samata Vidyalaya Nyas), décédé dans les années 1950, était un socialiste originaire de l’Ouest de l’Inde et un théoricien original de l’émancipation de caste. Il reste très prisé par les militants de basse caste, particulièrement les OBC et le Sapa de M. Singh Yadav. Il a laissé une œuvre importante dont The Caste System, Navahind, Hyderabad, 1964, 147 p. Narayan Guru (1854-1928) est un Kéralais originaire d’une très haute caste qui a rompu avec son milieu d’origine pour lutter contre les discriminations de caste. Il a laissé une œuvre écrite importante et des œuvres (écoles, ashram, temples) qui ont beaucoup fait pour sa popularité.
121 R. Shetty, Untouchability. Can it be Removed ? Dalit Sahitya Academy, Bangalore, 1980.
122 V. T. Rajshekhar, How Marx Failed in Hindu India, version révisée, Dalit Sahitya Academy, Bangalore, 1988.
123 R. Shetty, Untouchability. Can it be Removed ?, 1980.
124 V. T. Rajshekhar, How Marx Failed in Hindu India, 1988.
125 Présent à cette époque au Maharashtra, il associe les idées du mouvement antibrahmane et le communisme révolutionnaire.
126 Sarva Shramik Sangh (SSS), « Syndicat de tous les travailleurs », créé en 1965 à Pune, lié au Lal Nishan Party (LNP, « Parti du drapeau rouge »), scission de gauche du Parti communiste de l’Inde qui restera cantonnée au Maharashtra après sa création en 1963. Le SSS et le LNP ont subi des scissions et une forte perte d’influence durant les années 1990.
127 Caste dominante au Maharashtra. Le concept de caste dominante, qui met en scène le nombre, la possession des patrimoines et l’influence notabiliaire, distingue des castes de moyen ou assez bas statut rituel qui ont rapidement progressé depuis l’indépendance par le jeu politique, l’instruction et la création des états linguistiques. La revue n’en fait aucun usage. Aucune théorie postérieure aux temps coloniaux n’intéresse la Dalit Voice.
128 Gail Omvedt, Cultural Revolt in a Colonial Society. The Non Brahman Movement in Western India, Scientific Socialist Education Trust, Bombay, 1976,389 p., qui traite plutôt du mouvement antibrahmane, et Dalit Visions, Orient Longman, New Delhi, 1995, xi-110 p.
129 R. Shetty, Untouchability. Can it be Removed?, 1980.
130 Ibid.
131 La quête de modèles stérilise la pensée indienne depuis des décennies mais ne saurait être considérée comme spécifique au champ indien.
132 Dalit Voice, vol. 12, no 5,1993.
133 Cette terminologie de 1967 nourrit toujours les clichés journalistiques. Sur le terrain le terme lalkhandi (de lalhkand : zone rouge) l’a depuis longtemps remplacée, notamment au Bihar où l’activité de guérilla est importante.
134 Dalit Voice, vol. 16, no 1, 1996.
135 Le chef de gouvernement provincial porte un patronyme kayashtha, groupe lettré non brahmane. Les Kayashtha, qui comprennent des dizaines de jati, se considèrent (ou sont considérés) comme shudra (plus bas vanta) ou comme les égaux des Brahmanes. La rivalité Brahmanes-Kayashtha, qui fut féroce, demeure notable. La direction de la Shiv Sena de Mumbai en fournit une illustration.
136 Dalit Voice, vol. 17, no 10, 1998.
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