Chapitre 4. Construire et aggraver une culture de la haine : Brahmanes, vaidik et hindous nazis
p. 35-46
Texte intégral
1La revue se construit sur la définition et la dénonciation d’un ennemi, appuyé par des « traîtres », des « valets » ou des « faire-valoir » (stooges), entités ambiguës ou troubles en même temps que simplifiées et globalisées.
2Les lecteurs sont assimilés à l’ensemble des Dalit. Ils sont une force qui a le courage et les méthodes pour frapper. Elle est immense, irrésistible, majoritaire, populaire. Au regard d’une actualité dont la publication ne retient que massacres, humiliations et trahisons, elle paraît pourtant écrasée, « émasculée », traquée, violée, victime passive, voire consentante. L’importance de l’événement, au sens journalistique du terme, ramène à la culture quotidienne de l’élite subalterne, lire le journal au bureau étant une activité importante, et, c’est sans doute aussi important, au passé de journaliste de Rajshekhar. Dramatisée, l’actualité suscite la réaction. La Dalit Voice effectue son tri, répercutant des scènes de violence et de désastres. Les Dalit, présentés comme le futur de l’Inde et l’essence profonde de son être, sont dépourvus de moyens d’expression et de droits. Ce tableau, qui rappelle la description du prolétariat par certains courants marxisants, est lié à l’omniprésence des Brahmanes et du brahmanisme.
3Les deux éléments sont parfois distingués64. La majorité des instances confondent un système et des « oppresseurs », « arriérés », « propres à l’Inde » dont l’action est dirigée contre les basses castes et les « minorités ». « Brahmane » est employé jusqu’à provoquer la nausée du lecteur, dans le style des publications marxistes-léninistes qui s’acharnent sur « l’ennemi de classe » dans la Chine des années 1960. La répétition ne rebute pas, c’est un fondement. Upper Castes (Castes élevées) est aussi utilisé, l’amalgame du médiocre au pire étant une pratique permanente. Plusieurs autres termes désignent l’ennemi. Ils sont tirés de la littérature antibrahmane diffusée depuis le temps de Jotiba Phule (1860-1890), relayé par E. R. Ramaswamy Naicker, dit Periyar, puis Ambedkar. Ces sobriquets réfèrent à une caractéristique supposée centrale. Vaidik fait des Brahmanes des partisans ou « sectateurs des védas »65, ce qu’ils sont fort loin d’être tous. La connaissance des védas est ardue et nombre ne s’y intéressent pas. Moins de 1 % des Brahmanes sait le sanskrit. Manuvadi les désignent comme ceux qui se reconnaissent dans la hiérarchie des varna décrite par le Code de Manu (Manusmriti66), ce qu’ils sont peu nombreux à être en connaissance de cause. Nous traiterons plus loin d’« Aryens » (voir aussi supra), « envahisseurs aryens », « hindous aryens » et « étrangers ». Selon un procès d’extension de la catégorie de caste à l’ensemble socio-religieux, les Brahmanes sont les seuls « hindous ». L’hindouisme n’intéresse que les hautes castes. En conclusion les hindous sont minoritaires en Inde. Les non-Brahmanes hindous se sont fourvoyés dans une identité qui n’est pas la leur. Tous les numéros reprennent ce thème. À ces catégories usitées ailleurs, la Dalit Voice a ajouté l’expression « hindous nazis » et la catégorie « Brahmanical social order »67 (BSO). Le premier thème globalise le fait d’être brahmane, dans le cadre d’une reductio ad hitlerum dont la matrice semble bien l’idéologie stalinienne du « marxisme-léninisme » prochinois. La vulgate stalinienne68 et les dérives de commentateurs de la Shoah se prenant pour des juges paraissent avoir fusionné dans ce bricolage dépréciateur. Les Brahmanes ne sont donc pas les ennemis des seuls Dalit. Ce sont ceux du genre humain. L’expression BSO69 a préexisté à la Dalit Voice mais un usage aussi répétitif, qui rappelle l’univers de la bureaucratie, n’en avait pas été fait. Elle ramène aussi à l’univers du journalisme indien, truffé de jargon et de sigles abscons.
4Les « Brahmanes » ne sont pas des adversaires ordinaires. Leur but est d’exploiter70 en pratiquant la domination idéologique71, barrant l’accès des autres au savoir, détruisant toute vie intellectuelle. Ces ennemis « instrumentalisent » le sacré pour nuire aux Dalit. Que des Brahmanes aient pu avoir d’autres vues ou désirs n’est pas une hypothèse soulevée72. La « caste » brahmane en question est toujours le varna, l’ordre socio-religieux, non la jati plurielle. Les divisions de l’ensemble brahmane, qui frappent par leur caractère proliférant et leur subtilité, ne sont jamais mises en scène malgré leur intérêt tactique évident. C’est, entre autres, parce que l’ensemble dalit est pareillement éclaté. « Pour leur visée de destruction et de régression, ils usent de la caste », affirme donc la revue en de très multiples occurrences. « Ils ont systématisé la caste afin de s’imposer », lit-on encore en 1996, un professeur étranger étant sollicité pour appuyer ces propos73. La Dalit Voice est très intéressée par les vues de professeurs étrangers qui abondent dans son sens. L’absence de distance vis-à-vis de l’univers académique ramène aux préjugés du milieu de référence.
5Les tenants du BSO sont habiles : « Les Brahmanes nous ont défaits grâce à leur stratégie et à leurs tactiques supérieures [1996]. » Cette stratégie de qualité ne nourrit pourtant que la « réaction ». « L’Inde est le seul pays qui résiste à tout changement », souligne la revue, l’arriération n’étant qu’une incarnation du BSO. L’Union indienne est décrite comme le « pays du char à bœuf » à l’ère des satellites artificiels74. Cette image dépréciative, volontairement anti-gandhienne75, est aussi employée par le journalisme contemporain, dans sa version néolibérale où des Brahmanes, instruits, férus d’informatique et peu respectueux des bœufs, dominent les salles de rédaction. Pour les militants de la Voix des Dalit, le Marché n’est pas la référence. C’est le rapport de forces. Se parant de non-violence, la pratiquant envers des larves d’insectes, les Brahmanes sont violents. « Tuer tout Dalit qui s’oppose à son autorité est la religion (dharma) d’un hindou », peut-on lire dans le numéro du 15 février 1982. Ce sera souvent répété, les images de brutalité étant modernisées : « Plus de 85 % de la population indienne est écrasée par ce bulldozer hindou nazi »76, scande-t-on à partir des années 1990. Le BSO peut donc se mécaniser.
6« Les Brahmanes » sont adeptes du complot. Les tirades pléthoriques de la revue concernant ce trait paraissent plagier, à nouveau, la littérature antimaçonnique européenne du XIXe et du XXe siècle. Les influences de la seconde vers la première sont probables, notamment par le biais des bibliothèques d’écoles chrétiennes en Inde qui contiennent nombre de ces publications. « “Ils” ont mis au point un plan gigantesque » revient constamment, ce « plan » pouvant concerner des éléments très divers, comme la planification des naissances (un génocide contre les Dalit77), la promotion du hindi78 (un « génocide culturel », un « complot titanesque » ou encore une « conspiration contre l’anglais », une conjuration « contre les langues indiennes non brahmanes »79), le développement des zones tribales, (un « complot » destiné à « hindouiser » les aborigènes – Scheduled Tribes, adivasi). Toute action gouvernementale s’inscrit dans la continuation de deux millénaires et demi de complot. « Ils complotent et ils tuent, ils ont tué Sant Tukaram durant le règne de Shivaji », peut-on lire en 199480. Le drame séculaire est vécu aujourd’hui sans le moindre recul car le Brahmane et le ressentiment dalit ignorent la complexité de l’histoire. C’est un affrontement millénaire. Les vaidik ont des stratégies pour assujettir la grande presse, contrôler le reste des médias81, investir l’appareil éducatif et mettre la main sur les institutions. Les grandes entreprises ne sont toujours pas mentionnées. Ne pratiquant pas les quotas, sauf dans le secteur public, elles n’intéressent pas les cadres de l’État qui lisent la revue. Le mouvement féministe est un « complot brahmane »82 contre les Dalit. Il faut s’en méfier. Il en va de même pour les organisations non gouvernementales et les mouvements post-gandhiens83 qui s’occupent d’environnement ou de bidonvilles84. Un groupement marxisant comme la Public Union for Civil Liberties se fera qualifier de « sous-marin du BSO » et l’« organisation aryenne de haute caste » (upper caste aryan outfit85). Rajshekhar, qui signait encore Shetty, avait pourtant vanté son « bon travail » – de dénonciation de l’inaction du gouvernement – en 1982. Au fil des ans, de nouveaux éléments sont introduits dans « le complot », ce qui tient aux relations détestables que Rajshekhar entretient avec ceux qui n’acceptent ni son leadership, ni ses thèses, ni ses parcours vers l’extrémisme. Gandhiens, socialistes et Dalit « dévoyés » deviennent les éléments d’une « vaste conspiration brahmane » visant à détourner les Dalit et leurs alliés de la prise du pouvoir et la destruction du BSO. Les Brahmanes sont prêts à « perdre le Cachemire pour maintenir leur emprise »86. La démocratie est soupçonnée de participer à la perte des « masses dalit » (dalitbahujan) manipulées par les vaidik87. Cette hostilité envers la démocratie parlementaire, qui accompagne l’exigence stridente de droits démocratiques, s’est atténuée quand des Dalit ont atteint le pouvoir (« le saint des saints du temple du pouvoir », dit la revue). La mise en cause de la démocratie est revenue quand les nationalistes hindous (infra) ont pris le contrôle partiel de l’État en usant de moyens légaux.
7Les quotas d’emplois, de places dans les institutions d’enseignement et de sièges parlementaires pour les membres de basses castes sont un élément originel et particulier de la démocratie indienne. À leur création sur le plan fédéral (1951), ils ont été critiqués par les militants comme une demi-mesure octroyée afin d’éviter les électorats séparés demandés par Ambedkar en 1932. Ils craignaient, avec quelque motif, la manipulation des notables du Parti du Congrès. Avant 1982, la Dalit Sahitya Academy diffuse ce point de vue. Les reservations (arakshan) visent à « maintenir les Dalit dans la sujétion ». Ils ont été une « malédiction » pour le Parti républicain de l’Inde fondé par Ambedkar. Rajshekhar, qui n’a pas eu besoin de quotas pour ses études, a des mots très durs pour l’action affirmative qu’il juge « avilissante ». Le point de vue inverse, faisant du système un droit sacré, apparaît pourtant dès les premiers numéros de la revue. C’est qu’il a permis l’émergence des groupes sociaux... qui lisent la Dalit Voice. Perçus de manière rémanente comme une « manipulation brahmane », les quotas88 sont défendus avec fureur contre les avocats du mérite individuel89 : ce sont des Brahmanes engagés dans des manœuvres. Au final, « Le » Brahmane est cause de tous les maux. Lorsque l’extension des quotas dans l’administration centrale aux « Autres classes arriérées » (ensemble de castes moyennes et basses) provoquera un mouvement violent d’étudiants durant l’été 199090, la revue y verra l’expression d’un complot manuvadi contre « l’ensemble des opprimés et des minorités », les bahujan.
8Le « complot brahmane » vise aussi les bouddhistes. Le Dalaï-Lama est par exemple instrumentalisé par les « hindous nazis ». Il est l’outil d’une conjuration visant à inclure les bouddhistes dans l’ensemble hindou91. La revue lui demandera de « faire ses valises et de rentrer chez lui »92 après l’avoir traité de « féodal » et insisté sur le fait qu’il « lèche les bottes » des Brahmanes après avoir été « invité » en Inde par les dirigeants de haute caste (1994). La position chinoise (Shetty étant responsable des Amitiés Inde-Chine) a influencé le contenu des interventions contre le dignitaire bouddhiste. Sa participation épisodique à la Vishva Hindu Parishad (nationaliste hindoue) est un autre grief d’importance.
9Le complot brahmane s’acharne sur les Dalit, victimes immémoriales, révoltés perpétuels. « Si les hindous nazis ont peur de quelque chose aujourd’hui, il s’agit des Dalit », affirme la revue après 1984, au début de la campagne d’Ayodhya qui vise l'unification hindoue. « L’hindouisme est le pire des enfers pour le non-Brahmane93. » C’est pourquoi il est nécessaire d’élaborer « des stratégies top secret pour empêcher les Dalit de mettre en danger les hindous nazis »94. Ces convictions n’empêchent pas d’affirmer que « les opprimés ne savent pas qu’ils le sont », qu’ils sont « victimes impuissantes des politiques d’apartheid » ou, plus désolant encore, « qu’ils méritent ce qui leur arrive » et « sont les complices de leurs oppresseurs »95. « Qui peut libérer des gens qui ne désirent pas l’être96 ? » La revue en est certaine : seuls les Brahmanes peuvent obtenir une telle perversion. Á peuple maudit, réponse extrême. Elle exige la rupture de toute relation entre les Brahmanes, leurs valets et alliés de hautes castes et les autres habitants de l’Inde.
10Au cœur des éditoriaux, au détour du courrier, propos et références laissent pourtant apparaître connivences et complémentarités entre la culture brahmane et celle de l’élite des Dalit ou du moins entre leurs versions absolues et simplifiées appréciées à la Voix des Dalit.
11Une part d’héritage fonde cette situation. Ambedkar, avant lui Phule, polémiqua longuement avec les rédacteurs de shastra97, morts ou vivants. Il tenait ces conservateurs lettrés, presque toujours des Brahmanes d’un genre particulier, pour les producteurs du discours religieux hindou. Sans reprendre leur philosophie, il usa de leurs catégories. Le reste était superstition. Il leur accorda d’une certaine manière beaucoup plus de crédit que ne le font l’ensemble des hindous. Il se situa donc, est-il possible de penser, en accord sur ce qu’est la religion hindoue avec des adversaires sélectionnés pour leur caractère buté et arrogant. La Dalit Voice n’exprime pas des choses très différentes, sauf sur la jati depuis 1994, mais le contexte est bouleversé. Une littérature scientifique considérable, absente en 1930, a démontré l’importance, énorme, de la bhakti98, du shaktisme, du tantrisme et souligné la distance entre les textes et les pratiques. La Dalit Voice, où l’érudition s’efface si souvent devant la théorie du complot quand elle n’est pas diluée dans un bouillon médiatique, apparaît souvent comme une pauvre reprise du moins bon d’Ambedkar.
12La revendication de dignité se mélange intimement aux provocations. La revue écrit que les shankaracharya hindous (dignitaires d’un courant conservateur brahmane) devraient être nommés dans les rangs dalit99 ou contraints à partager le repas des Dalit100. Il n’est pas dit lesquels. Un jatav, membre d’une jati de Chamar qui se juge supérieure, ne mange pas avec un Chamar ordinaire. Des articles commentent les écritures sacrées de l’hindouisme pour les interpréter à l’avantage d’ancêtres supposés des Dalit et dénoncer les « crimes » que des héros mythiques de haute caste ont commis contre des membres de basses castes101. Ram – souverain divin du Ramayana – est qualifié de « coureur » et de « dépravé », insultes sensées éclabousser tous les « hindous nazis »102. Un lecteur, médecin, écrit : « Malgré la vulgarité sexuelle et l’immoralité qui imbibent l’ensemble, les “hindous nazis” appellent cela une religion et des écritures sacrées. » Le shankaracharya de Ranchi est accusé de mœurs dépravées103. Ravana, incarnation hindoue du démon, dont la revue oublie de préciser que les versions écrites de l’Épopée le désignent comme brahmane, idéalisé par le BSP et une minorité de Chamar du Nord après l’avoir été par Periyar104, se retrouve valorisé par l’élite subalterne dalit. Ram, héros nazi aryen, est en revanche désigné comme un « salopard », un « débauché » et un « traître ». Cela ne fait pas sortir le lecteur du contexte du Ramayana dont la revue ne connaît d’ailleurs que les versions brahmaniques traduites en anglais et la série télévisée (1987-1989) adaptant l’œuvre de Tulsidas (XVIe siècle). Le commentaire hétérodoxe souscrit à sa manière à l’épopée et il participe à une certaine actualité du mythe, la fixation du texte puis sa traduction agressant de leur côté la nature vivante de la matière épique105. De tels commentaires valorisent une version « brahmane bornée » de la culture. Faire de figures négatives de la culture brahmanique des héros religieux et communautaires sous le prétexte que ce seraient les représentants de populations installées depuis plus longtemps que les vaidik106 ne fait que mettre en valeur la nature englobante des mythes hindous. Le monde présent reste hanté de figures mythiques. Certains collaborateurs de la revue ont lu des shastra. Comme Ambedkar l’a été, ils ont fini par se trouver imbibés par l’ambiance des textes conservateurs qui ont polarisé leur attention. Le Dalit est fasciné par le serpent qu’il veut détruire107.
13D’une manière plus consciente, la revue incite à faire comme les Brahmanes pour rivaliser avec leur pouvoir108. Une phrase de Periyar, reprise d’un aphorisme condamnant l’impérialisme britannique, « les Brahmanes n’ont ni parti ni pensée, ils n’ont que des intérêts », revient périodiquement. La rédaction ajoute : « Imitons-les. »Ce thème cautionne le cynisme politique. « Dans la politique électorale, il n’y a ni principes ni idéologie109. » Dans un article de Rajshekhar favorable à la promotion de l’identité de jati, le rédacteur souligne : « Les Brahmanes sont devenus des dirigeants en renforçant leur identité de jati110. » Le « suivons leur exemple » est implicite mais clair. En 1998 : « La caste hindoue ne peut être combattue par les Dalit qu’en renforçant leur propre identité de caste et en imitant les Brahmanes111. »
14L’intimité peut être plus profonde que des processus d’imitation. Elle se manifeste d’abord au travers de parcours éducatifs. Jusqu’aux années 1990, sans doute encore aujourd’hui, il était impossible de faire des études en Inde sans être au contact de Brahmanes, sauf en suivant le cursus entier chez certains religieux chrétiens (très onéreux) ou dans les madrasa musulmanes. C’est en tant que laïques instruits que ces derniers occupent des places éminentes112. Nombre de Brahmanes se sont investis dans des mouvements émancipateurs, à commencer par celui des Lumières, le syndicalisme, le communisme. Les relations entre élèves et maîtres sont intenses en Inde. Des personnalités comme Jotiba Phule et Ambedkar ont été de bons élèves de pandit113, leurs professeurs, avant de devenir les ennemis du brahmanisme. Dans les partis, les syndicats et les ONG, les jeunes Dalit instruits ont souvent fréquenté des Brahmanes. Les relations entre l’élite dalit portée vers les postures émancipatrices de choc et les Brahmanes sont parfois très intimes. B. R. Ambedkar donna l’exemple en épousant en secondes noces une Brahmane, qui lui resta intellectuellement et affectivement fidèle alors que le bruit courait, dans les colonnes de la Voix des Dalit, qu’elle avait empoisonné son mari par haine de caste. Beaucoup tentent de l’imiter. L’ennemi intégral est dans les foyers.
15C’est aux Brahmanes, surtout aux groupes de Brahmanes orthodoxes réformés (genre chitpavan du Maharashtra114), que la revue a emprunté une part de son puritanisme. Ce phénomène pan-indien contemporain associe des élites de toutes castes dans des combinaisons de refoulement et de transgression. Il protège aussi les faibles en canalisant leur expression. Fondé centralement sur des propos et des attitudes visant la sexualité, il use de préceptes moraux et de prescriptions de comportement à côté d’éthiques du travail et de l’abstinence. A l’instar du puritanisme nord-américain, le puritanisme indien de haute caste semble s’accompagner d’une certaine affirmation des femmes115. Parmi les Dalit de l’élite, il n’apparaît pas qu’il en aille de même. La condition féminine connaît, notamment en matière de dot et de liberté de mouvement, une régression. Avec les conversions au « bouddhisme », les femmes sont exclues des fonctions symboliques, principalement de leur rôle – il a été très important – dans la religion. Un hybride encore mal fixé paraît s’imposer parmi les basses castes éduquées. Prompt aux postures machistes116, survalorisant l’homme à la chemise blanche et à la bibliothèque imposante, le modèle se conjugue mal au féminin.
16Les Brahmanes n’ont pas théorisé ni imposé le modèle actuel de mœurs petites-bourgeoises. Ils se sont seulement trouvés plus souvent influencés par les missionnaires chrétiens, la littérature victorienne, les renonçants, les mouvements de réforme, le poids de la famille et des stratégies matrimoniales, le gandhisme, le communisme et le productivisme avant de lire plus souvent que d’autres Indiens le Washington Post. Leur posture en la matière est variable et relative. Comme nous l’avons déjà remarqué, les responsables de la Voix des Dalit ne reconnaissent jamais qu’il existe des différences considérables entre les jati de Brahmanes, les ruraux et les urbains, les Brahmanes du Bihar, volontiers grivois, ceux du Bengale généralement shaktistes (culte de la déesse) et parfois tantriques (pour lesquels le corps est chemin d’accomplissement spirituel), et ceux du Sud ou de l’Ouest, eux-mêmes divisés en centaines de communautés distinctes, les petits-bourgeois, les ouvriers et les pauvres, nombreux chez les Brahmanes de l’Est et du Centre, ou encore que des mondes séparent les enseignements des maîtres spirituels. Bhaghvan Sri Rajnesh, dit Osho, de Pune, avait par exemple placé une certaine pratique de la libération sexuelle et des formes de tantrisme et d’humanisme au centre de son enseignement dans les années 1980. À côté d’un certain nombre d’Européens, il avait de nombreux Brahmanes parmi ses disciples. Les Brahmanes participent à presque tous les mouvements religieux, y compris ceux qui se réclament de saints de la Bhakti qui ont condamné le système des castes et critiqué les Brahmanes comme Kabir. Le refus de reconnaître des différences parmi les Brahmanes et la mise en avant de types de Brahmanes jugés particulièrement conservateurs, manipulateurs et agressifs, donc représentatifs, font partie de la construction de l’ennemi dont nous avons déjà parlé.
17À côté d’un niveau d’instruction plus élevé (mais il en existe bon nombre d’incultes), un des seuls traits associant de multiples milieux de Brahmanes reste tout de même la tendance à apprécier les postures d’austérité morale. Vu de l’extérieur, il est difficile de comprendre comment « le Brahmane » peut être décrit comme particulièrement obscène. Un idéologue comme Biswas globalise et essentialise avec une sorte de frénésie la pourriture, l’amoralité et la corruption brahmaniques. Après le parallèle, si frappant, avec la littérature antimaçonnique, c’est l’obsession antisémite qui vient à l’esprit. Nous y reviendrons.
Notes de bas de page
64 « Nous n’avons rien contre les Brahmanes, nous sommes seulement dressés contre le brahmanisme », a écrit VTR, s’attirant d’ailleurs des critiques de collaborateurs et de lecteurs pour sa tiédeur envers les Brahmanes, attitude qui aurait pu être explicable par ses origines et son mariage, mais bientôt infirmée par des tirades extrêmement violentes visant les ou des Brahmanes, et non pas seulement le système.
65 Sur l’Inde védique, voir Louis Renou, L’Inde fondamentale, Hermann, Paris, 1978, 231 p. ; Bernard Sergent, Genèse de l’Inde, Payot, Paris, 1997,584 p. ; Jan Gonda, Les Religions de l’Inde, tome 1 : Védisme et hindouisme ancien, Payot, Paris, 1979, 435 p.
66 Narhar Kurundkar, Mamusmriti : Contemporary Thoughts, Popular Prakashan, Bombay, 1993, xv-157 p. Il semble que la révérence aux « Lois de Manu » (qui ne sont pas des lois au sens européen actuel, ni d’ailleurs au sens hindou) et à l’auteur mythique Manu soit importante en Inde, y compris dans des jati dalit, mais que la connaissance de ces textes est faible ou inexistante, y compris dans les jati de Brahmanes. Ce texte est une compilation d’éléments orthopraxiques (visant à réguler le comportement) d’époques différentes. Il n’a pas d’auteur, mais l’ensemble émane d’une école brahmane conservatrice (bhrigu). Manu est un homme mythique primordial.
67 L’expression « Brahmanical social arder » semble provenir de B. R. Ambedkar et Periyar mais n’était pas restée dans le vocabulaire politique.
68 Voir ce qu’en dit Pierre-André Taguieff dans La Force du préjugé, La Découverte, Paris, 1987 ; 644 p.
69 Ambedkar usait de l’expression Chaturvarna.
70 « Brahminism is the other word for exploitation » (« Le brahmanisme est l’autre mot pour exploitation »), V.T. Rajshekhar, How to Destroy Caste System, DSA, Bangalore, 1981.
71 « Hinduism is not a religion but ideology » (« L’hindouisme n’est pas une religion mais une idéologie »), V.T. Rajshekhar, Hinduism, Fascism and Gandhism, a Guide to Every Intelligent Indian, DSA, Bangalore, 1984. C’est de cette façon que le bouddhisme est aussi considéré.
72 Sur les Brahmanes et le brahmanisme, sur la caste en général ainsi que sur la notion de souillure rituelle, il existe une littérature dont la revue ne fait aucun usage. Voir André Béteille, Equality and Inequality, Oxford University Press, Delhi, 1983, 302 p. ; Madeleine Biardeau, L’Hindouisme, anthropologie d’une civilisation, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1981, 206 p. ; Mary Douglas, De la souillure, François Maspero, Paris, 1981, 193 p. ; Dipankar Gupta, Interrogating Caste, Penguin Books India, New Delhi, 2000, ix-300 p. ; Peter van der Veer, Gods on Earth, Oxford University Press, Delhi, 1988, xv-310 p. (traite des Brahmanes de la région d’Ayodhya) ; Louis Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard, Paris, 1967, 448 p. Voir aussi l’ensemble de la collection Purusartha (École des Hautes Études en sciences sociales, Paris), ainsi que Guy Deleury, L’Inde, continent rebelle, (Seuil, Paris, 2000, 358 p.), qui soutient un point de vue irénique et idéalisant à propos du « modèle hindou », tout le contraire de la Dalit Voice.
73 « Prof. John Sprott says in his hook that Brahmans have systematised caste for their own agrandisement », Dalit Voice, vol. 15, no 4, 1996.
74 Pourtant expédiés dans le ciel par l’Union indienne depuis plus d’une décennie.
75 Les paysans indiens sont presque toujours désignés dans la revue et dans les brochures de la Dalit Sahitya Academy par des termes comme « bêtes de somme » (1978), « arriérés » (1977, 1979), ou encore « pauvres hères » (1991). Lorsqu’ils se battent comme au Pendjab ou montrent de l’agressivité comme au Bihar, ce ne sont plus des paysans mais des héros des minorités ou des antihéros (exploiteurs) brahmanes ou des agents et séides à d’autres titres du complot vaidik.
Gandhi est avant tout considéré comme un défenseur du système de caste (Dalit Voice, vol. 15, no 6), ce qui met en cause sa pensée, ou comme un Banya-Brahmane, ce qui met en scène sa « nature ».
76 « Over 85 % of India population is bring crushed by this hindu nazi bulldozer », Dalit Voice, vol. 15, no 4, 1996.
77 Dalit Voice, vol. 17, no 11, 1998.
78 Lire Alok Rai, Hindi Nationalism, Orient Longman, Hyderabad, 2000, XIV-138 p.
79 Dalit Voice, vol. 17, no 11, 1998 : « Conspiracy against English ».
80 Dalit Voice, vol. 13, no 4, 1994.Tukaram est un écrivain et penseur de la bhakti maharashtrienne, né dans une basse caste de varna shudra et mort en 1649 ou 1650. Il eut à subir des mauvais traitements de la part de Brahmanes, d’autres Brahmanes étant d’ailleurs ses disciples, mais rien ne corrobore la thèse de son assassinat. Shivaji, un maratha (varna shudra aussi mais de rang différent), fonda l’Empire marathe en 1674. Il vécut de 1620 à 1680 et visita Tukaram à Pandharpur en 1649.
81 Par exemple : « End Apartheid front Indian Medias », Dalit Voice, vol. 18, no 2,1999.
82 Dalit Voice, vol. 14, no 5, 1993. Lorsque le gouvernement de coalition BJP-partis régionalistes tentera de faire passer une loi instituant des quotas de sièges de députés pour les femmes, la revue mènera une violente campagne contre le projet et applaudira à son échec. Cf. « Women Bill is Dead ! » (« Le projet de loi pour les femmes est enterré ! »), Dalit Voice, vol. 17, no 22, 1998. Il existe des quotas de ce type au niveau municipal.
83 Les organisations chrétiennes sont épargnées, voire encensées, ainsi que les ONG musulmanes. Voir infra.
84 Le traitement de Maneka Gandhi par un « groupe de lecteurs de l’université Nehru » à New Delhi est évocateur : cette ex-ministre de l’environnement, veuve de S. Gandhi, est une « sale anti-Dalit », « elle aime les bêtes et n’apprécie pas les statues d’Ambedkar, ni les braconniers tribaux ni les musulmans » ; elle cherche à intervenir dans la gestion des biens communautaires musulmans ; « Elle vole, elle favorise Sulabh International (ONG indienne d’idéologie gandhienne qui construit des latrines et des bains publics) et ne favorise pas les Ambedkar Memorial Centres. » « Un tigre ne peut être un bon berger », commente VTR. Cf. Dalit Voice, vol. 18, no 2,1998.
85 Dalit Voice, vol, 13, no 4, 1994 (pages éditoriales).
86 Dalit Voice, vol. 13, no 6, 1994 (pages éditoriales).
87 Par exemple Dalit Voice, vol. 4, no 13, 1986 : « Under our existing parliamentary system, democracy is not democracy, power is no power. The real power [...] is the exclusive domain of Aryans. »
88 Par souci de l’unité nationale, les nationalistes hindous n’aiment pas les quotas, ni surtout le principe de leur extension et pérennisation. Dans la nébuleuse liée au RSS (cf. infra), les éléments les moins favorables aux quotas se trouvent au sein de la Vishva Hindu Parishad, moins nettement politique. Sur l’échiquier politique, seule la Shiv Sena a sérieusement parlé de les remplacer par des aides basées sur le critère de pauvreté. Mal en prit aux auteurs de cette proposition, aussi soutenue par les Brahmanes néolibéraux : l’organisation éclata en 1992.
89 Voir la brochure de Rajshekar, Merit my foot [« Le mérite, mon c... ! »]. A reply to antireservation racists, DSA, Bangalore, 1997.
90 Gérard Heuzé, « Les anthropologues dans la tourmente : la controverse sur les quotas d’embauche en Inde », Journal des anthropologues, no 43-44, mai 1991.
91 Dalit Voice, vol. 1, no 12,1992.
92 C’est-à-dire sur le territoire de la Chine populaire pour y être, au moins, emprisonné. Les Dalit néo-bouddhistes de l’Inde se rattachent au bouddhisme tairavada (Sri Lanka, Thaïlande, Cambodge...).
93 Dalit Voice, vol. 18, no 4,1999.
94 Raju Thomas, de Chennai (ex-Madras), porte un nom partiellement chrétien, est professeur d’université et use de tous les termes préférés de Shetty, par exemple in Dalit Voice, vol. 17, no 22,1998.
95 « Les masses dalit sont des esclaves qui aiment être soumis », peut-on lire dans la Dalit Voice, vol. 4, no 5, 1993.
96 « Who cm liberate a people unwilling to be liberated? », Dalit Voice, vol. 15, no 16, 1996, p. 17.
97 Traités de droit, philosophie, religion, bonnes mœurs, astrologie, gouvernement, etc.
98 L’opinion de tous les lettrés de cette époque dévalorisait la bhakti et les pratiques populaires. Il est possible que nous ne nuancions pas assez la pensée d’Ambedkar, profondément influencé par Kabir. Il nous semble que ses épigones ont durci et rigidifié son héritage en la matière jusqu’à l’irruption du BSP.
99 Dalit Voice, volume 4, no 6, 1993.
100 Cela n’est pas sans évoquer les doyens d’université contraints de balayer les rues durant la Révolution culturelle chinoise (Grande Révolution culturelle prolétarienne, GRCP). Il est certain que cette dernière a influencé Rajshekhar mais la GRCP n’était plus d’actualité à l’époque de la parution d’une revue très mobilisée par les événements.
101 Il s’agit de Sambuk, Eklavaya et Mahish. Soit les mauvais traitements infligés à des membres de basses castes n’occupent pas beaucoup de place dans les épopées hindoues, soit la culture de la Dalit Voice est limitée.
102 Dalit Voice, vol. 1, no 9, 1982.
103 Dalit Voice, vol. 13, no 4,1994.
104 Dans Sacchi Ramayana, « Le vrai Ramayana » (traduction anglaise : E.V. Ramaswami Periyar, The Ramayana. A True Reading. Periyar Self-Respect Propaganda Institution Publications, Trihcy, 1972, vii-68 p.). La tendance des rationalistes antibrahmanes à gloser sur les textes hindous est ancienne et fait penser au Renan de La Vie de Jésus, sinon que le question de la foi n’y est pas posée de la même manière, quand elle l’est.
105 Il en va de même dans les Ravana Mela (Fêtes de Ravana) prisées actuellement dans la région centrale de la plaine du Gange, durant lesquelles l’assistance dalit honore Ambedkar et Ravana en usant des rituels habituellement employés pour les divinités hindoues. A ces cérémonies sont associées un discours politique. Voir les travaux de N. Jaoul.
106 Ces affaires se comptent en milliers d’années...
107 La citation de Periyar : « Si tu vois un serpent et un Brahmane, tue le Brahmane d’abord », sans doute empruntée au fonds surabondant de l’antibrahmanisme populaire, est souvent reprise dans la revue.
108 Cf. Christophe Jaffrelot, Les Nationalistes hindous (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1993, 527 p.), où l’idée de « syncrétisme stratégique » est bien expliquée, appliquée à d’autres groupes en une autre époque.
109 Dalit Voice, vol. 17, no 10,1998.
110 Dalit Voice, vol. 17, no 11,1998.
111 Dalit Voice, vol. 17, no 12,1998.
112 À l’indépendance, 5 % de la population savait lire mais 30 % des Brahmanes étaient dans ce cas (45 % du sexe masculin).
113 C’est un titre de Brahmane lettré, parfois de lettré non brahmane.
114 Le groupe des chitpavan (c’est un titre) du Maharashtra, faits de Brahmanes combattants, portés sur la grivoiserie et les boissons fortes, et qui a formé durant deux siècles le cœur de l’administration et de l’armée de l’empire maratha, a connu une réforme sévère au XIXe siècle, après la défaite de Kirki (1818). Il en est sorti Tilak, les fondateurs du nationalisme hindou et de nombreux idéalistes aux positions multiples.
115 C’est par exemple démontré par les formes et le style d’expansion de la Rashtra Sevika, l’aile féminine du RSS. Voir infra.
116 Ces postures ont des sources locales importantes. Lire par exemple ce qu’écrit Catherine Servan-Schreiber (Chanteurs itinérants en Inde du Nord, L’Harmattan, Paris, 1999, 415 p.) à propos de la culture bhojpuri, l'une des plus masculinisées avec celle du Rajasthan, du Penjab et du Maharashtra. Une partie importante du virage « machiste » provient aussi de l’héritage colonial. Voir Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity, Kali for Women, New Delhi, 1995, xi-191 p.
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