Chapitre 2. Une politique de l’identité
p. 23-25
Texte intégral
1La revue, les brochures et les livres publiés par Rajshekhar et des personnalités proches comme S.K Biswas32, fondateur en 1992 de la Dalit Sahitya Academy au Bengale occidental, sont d’un abord déroutant. La Dalit Voice tente de tenir le point de vue le plus dalit et le plus extrême, mais elle représente des milieux fragmentés et une élite où chacun s’en tire comme il peut. La tension entre statut rituel et aisance matérielle est un fil organisateur des tensions qui s’expriment. Des personnes qualifiées de haut rang administratif se jugent soumises à l’ostracisme pour des motifs de caste. L’avancement leur est refusé. Ils restent pourtant des privilégiés parmi les Dalit mais aussi, plus largement, parmi les Indiens. C’est à leur dépit que la revue s’adresse. C’est de leurs contradictions qu’elle part. Elle se structure sur une opposition centrale dont le thème est : « Nous, les Dalit (alliés à...) » et les Autres, oppresseurs de hautes castes. Entre les deux le conflit. La construction difficile du soi rencontre la perspective du pouvoir. Le projet est identitaire et politique.
2Il est identitaire. Les Dalit ont raison parce qu’ils sont eux-mêmes. Ils sont de « bonne race » (infra). Toute initiative dalit est bonne. Les Dalit sont beaux, virils, pleins de vitalité, invincibles. Leurs mœurs sont supérieures, leurs vues pleines de bon sens, leur culture vénérable et légitime. Leur cause est juste, quels que soient les circonstances et les moyens employés pour la promouvoir. Les Dalit sont des « mecs », au sens fort, machiste33 du terme. Dans la revue on ne parle des femmes dalit que lors de viols, mis à part le cas de Kumari Mayavati34. Ces types superbes et costauds ont le droit d’être partout. Ils forment un ensemble cohérent, reconnaissable par la culture, la religion, le destin, la marche de l’histoire. S’ils ne constituent pas cet ensemble, il faut le susciter de toutes les manières possibles, en insistant sur la communauté comme sujet, en uniformisant les mœurs, en favorisant la vie ensemble, en provoquant un adversaire, en se battant, en se coalisant derrière un chef, en implantant des symboles sur le territoire35. Ce sont les bases du communautarisme en Inde, dans une version largement empruntée à l’antagonisme hindous-musulmans. Le thème de la dignité est à la charnière de l’identitaire et du politique : la charité et le paternalisme sont odieux. Il vaut mieux ne vivre qu’un jour dans l’honneur que durer dans l’abaissement des vers et des cafards36.
3Le projet est politique. Il faut acquérir de l’influence en usant de tous les moyens, y compris la guerre civile. Il faut développer un point de vue dalit sur tous les sujets et l’imposer partout. Il faut défendre des intérêts avant de soutenir une morale ou diffuser des valeurs. Si les Dalit sont réprimés, abaissés, pauvres, mis à l’écart et exploités, la responsabilité en revient à leurs ennemis mais la situation ne saurait se comprendre sans mettre en scène leur incapacité à prendre en main l’État et le gouvernement. Ils doivent se coaliser afin de s’imposer. Il faut chercher des alliés parmi ceux qui ont été opprimés par « les hindous ». Le projet met en avant les « minorités persécutées », musulmans et tribaux notamment, mais toute forme d’alliance deviendra peu à peu envisageable. Le problème des Dalit ne sera résolu que par le bouleversement des rapports de pouvoir. La religion (bouddhiste, hindoue, musulmane) est politique. La laïcité l’est aussi37. En tant que philosophie humaniste, l’option laïque n’intéresse pas la Dalit Voice, sauf pour dénoncer l’hindouisme militant et agressif (hindutva38). La laïcité est perçue en termes d’avantages comparés. L’option laïque indienne, dont il faut souligner les ambiguïtés39, est accusée de faire partie d’une conjuration visant à « émasculer »40 les Dalit et à les intégrer à l’ensemble hindou, quand elle n’est pas décrite comme un mensonge promu par les hautes castes pour dissimuler leur oppression. Déversant une logorrhée de propos violents et choquants, relevant de la construction et de la défense d’un collectif, la revue déploie parallèlement une série de positions pragmatiques, facilement cyniques.
4La revue se signale par des omissions, qui relèvent soit de l’absence du savoir, soit du refus délibéré de s’informer. Les sciences sociales sont ignorées. Sur le plan religieux, la religion étant très souvent au centre des débats, la partie considérable de l’hindouisme qui s’est distanciée du système des castes ou l’a critiqué fait partie des impasses les plus visibles. Il s’agit notamment de l’univers énorme et central de la bhakti (religion de dévotion, de bhakta : « dévot »). De grands personnages de basse caste (Chokhamela, Swami Acchutanand, Kabir ou Ravidas), des masses de membres des castes intouchables et d’autres basses castes, ont participé à cet ensemble proliférant de rituels, de pratiques, de croyances et d’organisation sociale. Côté musulman, les soufis sont de même oubliés. Le préjugé rationaliste de Rajshekhar a joué un rôle, mais c’est l’ensemble du mouvement dalit de l’élite qui suspecte, depuis Ambedkar, cette tendance populaire et bouleversante d’un religieux dense, pluriel, où les femmes jouent un rôle. La revue pratique la répétition, l’injonction, la dénonciation, le dévoilement et la remise en place. Il faut pourfendre un mensonge omniprésent et des superstitions envahissantes. Les disgressions spirituelles ou philosophiques n’ont pas leur place.
Notes de bas de page
32 Swapan Kumar Biswas est notamment l’auteur de Gods, False Gods and the Untouchables (Orion Books, Delhi, 1998, 372 p.) et de Pathos of Indian Marxista in India (Orion Books, Delhi, 1996, 75 p.). Le premier livre est une réponse aux arguments de A. Shourie contre Ambedkar. L’un des plus proches collaborateurs de V.T. Rajshekhar, Biswas, qui est membre de la haute administration et a étudié dans un collège méthodiste, consacre son énergie à des polémiques d’ordre historique. Il est très puritain, volontiers racialisant et adepte de la théorie des « Fils du sol » (voir infra).
33 Voir infra. Le terme n’est pas adéquat. L’idéologie de la prédominance masculine, qui peut être extrêmement forte, passe en Inde par une valorisation de l’énergie féminine qui n’existe pas dans le machisme sud-américain.
34 Voir infra.
35 Cette perception des choses, pour rapide qu’elle soit, rapproche de façon intéressante l’univers de la Shiv Sena de Mumbai et les pratiques urbaines des Maratha et autres BC (Backward Classes) et OBC (Other Backward Classes) pauvres de celui des Dalit. Sur la Shiv Sena, lire Mary Fainsod Katzenstein, Ethnicity and Equality, Ithaca, Cornell University Press, 1979, 237 p. ; Vaibhav Purandare, The Sena Story, Business Publications Incorporated, Mumbai, 1999, 462 p.
36 Dalit Voice, vol. 1, no 8,1982.
37 Sur la question de la laïcité en Inde, les textes abondent, la problématique des communautés, des ensembles socio-religieux à contenu et limites très variables (voir infra) étant souvent indissociable de la perspective laïque ou séculariste ou du Sarva Dharma Sambhav (traitement égal de toutes les religions) cher à M.K. Gandhi. Voir Bipan Chandra, Communalism in Modern India, Vani Educationnal Books, New Delhi, 1984, xii-379 p. ; Sarto Esteves, Nationalism, Secularism and Communalism, South Asia Publications, Delhi, 1996, 292 p. ; Rustom Bharucha, In the Naine of the Secular, Oxford University Press, Oxford, 1998, XI-197 p. ; Mushirul Hasan, Nationalism and Communal Politics in India, 1885-1930, Manohar, New Delhi, 1994, x-338 p. ; Arun Shourie, A Secular Agenda, ASA Publications New Delhi, 1993, xi-376 p. (l’auteur était alors « compagnon de route » du RSS) ; Madan Mohan Sankhdher, Secularism in India, Deep and Deep Publications, New Delhi, 1992, xii-339 p. ; Sita Ram Goel, India’s Secularism, New Naine for National Subversion, Voice of India, New Delhi, 1985, xi-107 p. ; Arun Shourie, Religion in Politics, Roli Books International, New Delhi, 1987, 334 p. Les trois derniers textes sont favorables aux thèses nationalistes hindoues. Certains de ces arguments nationalistes hindous prennent le parti de la laïcité, qu’ils caractérisent comme un élément de l’hindouisme et de sa « tolérance ». D’autres la mettent en cause comme importation étrangère, chrétienne et communiste.
38 L’Hindutva (hindouité) est une perspective ouverte dans les années 1920 par cet athée brahmane qu’était V. D. Savarkar (1923). Il s’agit d’une nationalisation profonde de la religion, qui fait du lien à la mère-père patrie le sujet central de la pratique religieuse, à laquelle des symboles hindous anciens étaient tout de même attribués, les minorités étant appelé à y faire allégeance, sans que leur croyance soit mise en cause. Lire l’intéressant ouvrage de Jackie Assayag, L’Inde, désir de nation (Odile Jacob, Paris, 2001, 347 p.), qui met en scène l’arrière-plan des conceptions de la nation en Inde dont le nationalisme hindou n’est pas le seul produit. Les défenseurs contemporains de l’Hindutva sont beaucoup plus religieux et bien moins instruits que Savarkar. « Hindutva » est aujourd’hui passé dans le langage journalistique, où le terme devient vague et dépréciatif. Voici quelques ouvrages récents sur la question : Madan Gopal Chitkara, Hindntva, APH Publishing Corporation, New Delhi, 1997, X-303 p. (texte favorable aux nationalistes hindous) ; Mark Juergensmeyer, The New Cold War ? Religions Nationalism Confronts the Secular State, Oxford University Press, Delhi, 1994, 292 p. ; Peter van der Veer, Religions Nationalism. Hindus and Muslims in India, Oxford University Press, Delhi, 1996, XVI-247 p. ; Sudipta Kaviraj, The Unhappy Consciousness, Oxford University Press, Delhi, 1995, 194 p. (sur Bankim Chandra Chattopadhyay et les racines du sentiment d’hindouité militante) ; Pralay Kanungo, RSS’s Tryst with Politics, Manohar, New Delhi, 2004, 314 p.
39 Lire Heuzé, 1993.
40 Les termes touchant à la sexualité et les métaphores de l’impuissance sont courantes dans la revue. On les retrouve dans un mouvement populiste urbain (nationaliste hindou) comme la Shiv Sena, ainsi que dans certaines franges du Parti populaire de l’Inde (BJP) (discours de Uma Bharati).
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