Conclusion
La création d’une iconographie śivaïte narrative
p. 337-340
Texte intégral
1Dès la fin du VIIe siècle, les Pallava, pionniers dans de nombreux domaines dont celui de l’art religieux, commencent à ériger les premiers temples entièrement constitués de pierre dans le pays tamoul. Sur les façades de ces monuments essentiellement dédiés à Śiva, une iconographie se crée, répondant à une nécessité qu’Hélène Brunner (1990 : 26) décrivait ainsi : « Au second modèle, celui du culte populaire, les Āgama ont sans doute pris l’idée de l’absolue nécessité d’une image concrète et des soins dont elle doit être l’objet : la vêture et la décoration, qui font du liṅga lui-même une silhouette se rapprochant assez de celle d’une quelconque statue ; le bain, le repas et tous ces services (upacāra), qui traitent le dieu comme un roi dans son palais. C’est certainement sous la même influence qu’ils ont admis la prolifération, dans le temple, de ces représentations particulières de Śiva qui, multipliant le Dieu, l’offrent à la dévotion des fidèles sous des formes moins abstraites que le liṅga, et plus familières que le hiératique Sadāśiva (d’ailleurs rarement représenté), puisqu’elles correspondent aux récits mythologiques que chacun connaît. »
2La majorité des représentations pallava est innovante en ce qui concerne le thème ou, lorsque celui-ci a déjà été mis en image, la forme. C’est en effet le cas de certains mythes déjà représentés avant le VIIIe siècle, tels que le Śiva dansant, le Śiva mendiant, Gajasaṃhāramūrti, Gaṅgādharamūrti et Rāvaṇa soulevant le mont Kailāsa. Pour le premier tout particulièrement, la part d’invention est considérable. Les images pallava inaugurent leur propre mode de représentation, se détachant des reliefs antérieurs. C’est ainsi que sont créées deux figures dansantes de la divinité : l’une, dans laquelle le dieu plie les jambes, sera unique dans l’art indien et disparaîtra avec la dynastie, tandis que l’autre, une jambe levée, sera retenue par la postérité. Représentées sur tous les temples, même les plus modestes comme le Piṟavāttāṉeśvara où le Śiva dansant apparaît cependant deux fois, ces figures sont dominantes dans l’iconographie pallava. En effet, à travers les symboles qu’elles véhiculent, elles mettent en scène les deux aspects de la divinité qui seront pris en charge par l’ensemble de l’iconographie : un dieu sauvage et bénéfique d’une part et un dieu royal et conquérant d’autre part.
3Parmi les représentations qui voient le jour au cours du règne de cette dynastie, on retiendra tout d’abord le Śiva enseignant qui se fixera de manière définitive sur les façades sud, pure création pallava qui demeure encore aujourd’hui une figure centrale de l’iconographie śivaïte méridionale. Prenant sa source, à mon sens, dans la tradition tamoule ancienne, s’inspirant de l’iconographie bouddhique et influencée par les mouvements religieux śivaïtes du Śaivasiddhānta et des Pāśupata, cette forme franchit rarement les frontières du pays tamoul et devient alors la forme du Sud par excellence.
4Des représentations telles que la Kālārimūrti, la Jalandharasaṃhāramūrti ou la Tripurāntakamūrti apparaissent encore comme une innovation pallava : ces légendes pan-indiennes n’avaient pas trouvé jusque-là d’expression iconographique. On peut s’en étonner, notamment en ce qui concerne Tripurāntakamūrti, dont la structure mythologique se retrouve dès la littérature védique. Leur soudaine apparition de concert sur les façades des temples de cette dynastie pourrait alors être perçue comme le résultat d’un processus d’acceptation de la représentation de la divinité qui s’incarne et agit. Le phénomène d’incarnation est illustré dans la Liṅgodbhavamūrti elle-même : elle symbolise le passage d’une forme aniconique à une forme figurée, devenant alors mise en abyme du principe à l’œuvre dans l’iconographie pallava.
5Outre ces formes principales, d’autres nouveautés iconographiques ponctuelles sont à noter : le combat entre Skanda et Indra sur le mur d’enceinte sud du Kailāsanātha de Kāñcipuram, par exemple, est une pièce unique dans l’art indien. Par ailleurs, quelques images mettent en scène des mythes tamouls, toujours dans le même temple. On pense surtout aux représentations de la protection des nāga contre Garuḍa, de Caṇḍeśa coupant la jambe de son père ou de Rāvaṇa jouant de la musique sur les tendons de son bras566, qui ne trouvent aucun écho, à ma connaissance, dans la littérature sanskrite. Certes, l’origine des Pallava reste obscure, mais on sait aujourd’hui qu’ils ne sont pas originaires du pays tamoul. Des régionalismes font néanmoins peu à peu irruption dans leurs pratiques : les inscriptions sur plaques deviennent bilingues (sanskrit/tamoul) à partir du VIIe siècle et l’iconographie introduit des éléments de tradition locale, montrant que les Pallava se fondent peu à peu dans la région qu’ils habitent.
6Si l’iconographie viṣṇuïte narrative est largement développée dès le début du Ve siècle, l’iconographie śivaïte reste curieusement réticente à la figuration du dieu agissant jusqu’au VIIe siècle environ. Śiva se manifeste le plus souvent sous forme symbolique, le liṅga, qui peut se trouver, dès le IVe siècle, doté de visages. Ce n’est qu’à partir de l’époque gupta que quelques images seulement illustrent des épisodes de la mythologie śivaïte. Dans les temples pallava du VIIIe siècle, on assiste cependant à une véritable diversification des représentations narratives de Śiva. Le mouvement de bhakti śivaïte tamoule qui se développe aux alentours du VIe siècle semble avoir donné une nouvelle impulsion à l’iconographie qui met en scène ce dieu. En effet, Śiva s’incarnant pour pouvoir être perçu de son dévot, mortel, prend tour à tour la forme du danseur, du mendiant, de l’enseignant, du vainqueur de différents démons ou de l’éléphant. La simple vision de l’une d’elles, textuelle ou lithique, apporte la félicité à celui qui la vénère.
7Śiva s’incarne par ailleurs en réponse à un besoin de l’iconographie śivaïte de représenter les fonctions du roi. En effet, jusqu’à la fin du VIIe siècle, l’iconographie viṣṇuïte essentiellement était emblème de royauté. La divinité prenait corps pour sauver un monde en péril, apparaissant ainsi comme le modèle du souverain. Les représentations des fonctions du roi étaient alors liées à une iconographie impliquant l’incarnation et la narration qui en découle. Mais, puisque dès la fin du VIIe siècle les Pallava deviennent fervents śivaïtes, c’est alors au tour de Śiva de prendre également en charge l’aspect royal de l’iconographie. Il s’incarne ainsi, à l’instar de Viṣṇu, en des formes que l’on pourrait qualifier d’« avatāra śivaïte ». Les figures de Tripurāntakamūrti et Jalandharasaṃhāramūrti sont le reflet de ce glissement : ici, Śiva assume les fonctions de Viṣṇu en sauvant le monde de démons oppresseurs.
8Un grand nombre d’images insistent sur le don. Śiva est celui qui accorde les souhaits de ses dévots, accompagnés de sa grâce, renvoyant aussi bien à la fonction du roi, donateur par excellence, qu’à la magnanimité divine louée par la bhakti. L’attribution d’une faveur est en effet le thème de la majorité des représentations orientées vers le sud sur le mur d’enceinte du Kailāsanātha : Śiva rend un corps à Kāma sur les instances de Rati, Śiva offre au monde Skanda, Śiva accorde la demande de Bhagīratha et reçoit le Gange dans sa chevelure. À l’inverse, le dévot se présente aussi comme celui qui donne : Rāvaṇa offre les tendons de son bras, Viṣṇu sacrifie son œil, Caṇḍeśa coupe la jambe de son père. Ce type d’images met alors en scène un thème cher à la bhakti tamoule qui prône l’offrande d’une partie de son corps en signe de dévotion suprême.
9Enfin, contribuant également à la nature créative de l’iconographie pallava du VIIIe siècle, plusieurs des représentations śivaïtes intègrent de nombreux éléments iconographiques et idéologiques appartenant, entre autres, à deux courants religieux puissants de l’époque, le bouddhisme et le jaïnisme. Les faisant siens, il englobe et transforme en quelque sorte la conception qui était la leur. Ainsi se forment les reliefs du Śiva assis sous le banian : Śiva, comme le Buddha qui délivre son premier sermon, devient enseignant à son tour, dans le même cadre, entouré de gazelles, de sages et assis sous l’arbre qui a abrité la divinité lors de son éveil. De même, la Liṅgodbhavamūrti semble prendre sa source dans la représentation du Buddha sous la forme d’un pilier de feu que l’on trouve à Amarāvatī. Śiva mendiant également s’assimile aux formes errantes des moines bouddhistes et jaïns, mendiant des aumônes dans un bol. On pense en outre ici à l’influence du mouvement pāśupata, dans lequel le dévot erre et habite les cimetières.
10Par ailleurs, des images de Viṣṇu et des exploits de Śiva sont juxtaposés dans le temple du Kailāsanātha de Kāñcipuram montrant, dans une certaine mesure, la tolérance religieuse des Pallava śivaïtes. Les avatāra de Viṣṇu, sur le mur d’enceinte sud, répondent aux mêmes aspirations que les reliefs śivaïtes qui les entourent, justifiant ainsi la disposition côte à côte de ces images. Mais parallèlement, plusieurs représentations cherchent à illustrer la supériorité de Śiva sur les autres divinités. Par exemple, Jalandharasaṃhāramūrti, en créant le disque qu’il remet ensuite à Viṣṇu devenu dévot, clame la suprématie de Śiva. De même, dans la Liṅgodbhavamūrti, Śiva s’élève au-dessus des plus grands dieux du panthéon, Viṣṇu et Brahmā. Si le śivaïsme pallava n’est pas réfractaire à l’emprunt, il cherche cependant, et de manière appuyée, à offrir des images dans lesquelles la supériorité de Śiva est révélée.
11L’iconographie śivaïte pallava met donc en scène les diverses incarnations du dieu et l’on assiste dès lors à une véritable explosion des représentations mythologiques de Śiva. Une fois incarné, le dieu peut alors agir, donnant naissance à une iconographie narrative variée. Les façades sud des sanctuaires sont occupées par des formes à l’aspect à la fois « sauvage » et bénéfique, où Śiva enseigne sous un arbre, déambule dans bois et villages, tandis que les façades nord exposent des images à caractère essentiellement royal et guerrier. L’aspect transitionnel est exprimé à travers différents types de danse qui prennent place le plus souvent sur la façade ouest. Les divers visages du dieu sont révélés aux dévots venus le révérer et Śiva apparaît alors comme une divinité aux multiples facettes.
Notes de bas de page
566 Voir V. Gillet (2007 b).
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012