Chapitre VII. La Tripurāntakamūrti
p. 225-245
Texte intégral
1Dans un mythe dont les prémices apparaissent déjà dans la littérature védique, Śiva, vainqueur de trois démons, sauve le monde en péril. Il semblerait que, malgré l’ancienneté de cette légende, sa mise en scène n’ait pas été prise en charge avant la fin du VIIe siècle, avec l’avènement des temples pallava construits. Dans ces images, Śiva est représenté de face, un pied posé sur le bord de son char dans lequel il se tient debout (fig. 142). L’attelage est composé de deux chevaux visibles, figurés de face ou de profil. Le dieu, pourvu le plus souvent de huit bras, est généralement armé d’un arc (fig. 143–145). Deux mudrā sont récurrentes : vismaya, soulignant l’aspect merveilleux de son acte, et, symbole de menace, tarjanī-hasta. Brahmā, qui est parfois figuré sur la gauche de Śiva, conduit le char (fig. 146). Contrairement aux Āgama qui placent souvent la déesse à ses côtés, les images pallava n’introduisent jamais Devī dans la représentation. Seul un bas-relief sur la façade nord du Kailāsanātha (fig. 160 [p. 241]) juxtapose deux représentations féminines. Je reviendrai sur leur statut particulier. Après avoir retracé l’apparition de ce mythe dans les textes, je me tournerai vers les différentes traditions iconographiques afin de définir la spécificité de ces images pallava. Puis, ayant reconnu cette forme comme emblème de puissance guerrière et de victoire sur l’ennemi, attributs de la royauté, je tenterai de déterminer la relation que la figure de Tripurāntakamūrti entretient notamment avec l’image de la déesse accompagnée de son lion mais aussi avec celle de la danse de Śiva.
Une tradition ancestrale
2Sur la base d’un jeu sur le sens du mot upasad, nom d’un rituel qui a également le sens de « siège », le Śatapathabrāhmaṇa expose le mythe de la destruction des trois cités398. Les asura construisent trois châteaux : de fer dans ce monde, d’argent dans le ciel, et d’or dans le monde céleste. Les dieux les assiègent et les conquièrent à l’aide du vajra : Agni constitue la pointe du foudre (anīka), Soma le manche (śalya) et Viṣṇu la pièce qui joint la pointe à son manche (kulmala). Toujours basée sur le même jeu de mot, la version de ce mythe que l’on peut lire dans l’Aitareyabrāhmaṇa399 précise que la flèche des dieux qui détruit les trois cités n’est autre que l’upasad, dont Agni est le corps, Soma la pointe de métal, Viṣṇu la pointe et Varuṇa les plumes.
Fig. 142 : Tripurāntakamūrti, façade ouest du templion F, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 143 : Tripurāntakamūrti, niche no 8 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 144 : Tripurāntakamūrti, niche no 8 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 145 : Tripurāntakamūrti, niche no 8 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 146 : Tripurāntakamūrti, façade nord, Airāvateśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
3La structure narrative de cette légende se retrouve dans le Mahābhārata VIII.24, mais, cette fois-ci, c’est Śiva, « le porteur de l’arc » (dhanvin, v. 45 a), qui en devient l’acteur principal. Il est sollicité par les dieux qui ne peuvent venir à bout des trois démons qui les oppressent, Tārākṣa, Kamalākṣa et Vidyunmālin. Forts d’une faveur accordée par Brahmā, leurs trois villes — d’or dans le ciel (divi), d’argent dans l’espace intermédiaire (antarikṣe), de fer noir sur la terre (bhūmau) — ne pourront être détruites par une flèche unique que lorsqu’elles se fondront en une seule. Les dieux donnent la moitié de leur propre énergie à Śiva pour qu’il puisse vaincre les ennemis. « Alors Mahādeva dit : “Porteur de l’arc et de la flèche, je tuerai les ennemis dans la bataille sur [mon] char, Ô habitants du ciel !” »400. Les dieux construisent un char qui est la Terre401. L’Année (saṃvatsara) constitue l’arc, et Kālarātri la corde. La flèche est composée de Viṣṇu, du feu (jvalana) et de Soma402. Śiva est entouré de démons (pramāthibhir), de gaṇa aux formes terrifiantes, puissants et terribles (ghorarūpair bhīmograir gaṇair). Il est porteur de l’épée (khaḍgin), de la flèche (bāṇin) et de l’arc (śarāsanin). Les Veda sont les quatre chevaux du char que conduit Brahmā. L’épisode se conclut sur la réunion des trois villes à l’approche de Śiva qui décoche la flèche et brûle les cités403.
4Ce mythe est longuement développé dans les Purāṇa404. La version du LP I.71–72 est proche de celle du Mahābhārata. Cependant, les démons sont ici invincibles grâce à leur dévotion envers Śiva. Afin de les en détourner, Viṣṇu crée un personnage issu de lui-même qu’il envoie aux asura pour enseigner une doctrine contraire au dharma (décrite comme une doctrine proche du bouddhisme). Un épisode surprenant surgit ici, interrompant le récit : Śiva regarde son fils, Kārttikeya, et empli de joie, se met à danser, suivi par tout son entourage, oubliant la présence des dieux venus demander de l’aide. Puis la narration reprend et Viśvakarman construit le char tiré par les chevaux-veda que Brahmā conduira. L’arc et la flèche ne sont pas constitués des mêmes éléments que dans le Mahābhārata : « [Son] arc est le roi des montagnes, la corde de l’arc est le roi des serpents lui-même, mais [est] aussi [composée de] Kālarātri et de l’arc-en-ciel. La déesse Sarasvatī [était] la cloche, devenue le son de l’arc. La flèche à la grande splendeur est Viṣṇu et Soma est la pointe de la flèche. Kālāgni en personne est la pointe effilée et cruelle de sa flèche, la pointe extrême devenue poison, [et] les vents, les plumes de [cette] flèche »405. Dans ce texte, Viṣṇu prend la forme d’un taureau pour soutenir le char qui ne peut supporter Śiva. Lorsque les trois cités se fondent en une seule, le dieu les brûle d’un seul regard, sans utiliser son arme. Dans le ŚP406, dont la version est très proche de la précédente, l’épisode se conclut cependant sur l’envoi de la flèche qui détruira les villes ennemies.
5Ce mythe apparaît très tôt dans la littérature tamoule. En effet, dès les premiers siècles de notre ère, il est mentionné dans le Puṟanāṉūṟu : « Ô Māṟaṉ à la guirlande de fleur, prééminent parmi les rois, semblable à celui [qui possède] la montagne éminente [comme] grand arc et le serpent [comme] corde de l’arc, qui a tourmenté les trois forteresses prenant une flèche, le dieu à la gorge noire qui a assuré le triomphe aux dieux à la grande victoire, celui qui a un œil brillant sur le front avec la lune croissante au sommet. »407. La montagne devenue arc et le serpent transformé en corde est un trait que l’on retrouve, probablement au VIIe siècle, dans le Paripāṭal, qui, par ailleurs, reprend la trame des textes sanskrits :
« Le Premier Antaṇaṉ en sa sagesse menant l’allure,
Monté sur le char-Terre attelé des chevaux-Veda,
Avec la montagne pour arc et le nāga pour corde,
Pour brûler d’une seule flèche de feu ces inexpugnables remparts de trois sortes
Et enflammer les horizons, il tira,
Puis il mangea sa part du sacrifice des immortels, le Voyant aux yeux Verts. »408.
6Śiva, le « vieil Incendiaire de la triple ville »409 des poèmes de Kāraikkālammaiyār, arc en main, lance une seule flèche sur les trois cités410 pour punir les démons de leur absence de dévotion ou de leur irrévérence411. Le Tēvāram offre peu de variantes de ce mythe. Śiva décoche un trait enflammé avec un arc fait d’une montagne dont la corde est un serpent412. La flèche est parfois composée de Viṣṇu seul (3–86–5 abc) ou de Viṣṇu, du vent et du feu, le serpent-corde de l’arc étant alors Vāsuki (1–11–6 cd). Ces trois cités, qui errent dans le ciel, peuvent être pourvues d’ailes et sont gouvernées par des démons, violents (4–110–7 bcd), qui oppriment les mondes et les dieux (4–14–5). Śiva agit pour le bien des mondes (7–75–5 ab), comme le fait Viṣṇu lorsqu’il s’incarne en l’un de ses avatāra413.
7Ce mythe est l’un des premiers récits mythologiques śivaïtes à figurer dans la strate ancienne de la littérature du caṅkam, tout comme il l’était dans la littérature sanskrite. La structure narrative de cet épisode ne varie que peu au cours des siècles et se présente comme plus ou moins semblable d’une tradition à l’autre. Si Brahmā comme conducteur du char et les Veda transformés en chevaux apparaissent dans le Mahābhārata, la corde-serpent et l’arc-montagne sont en revanche absents de ce texte. Ils sont évoqués ultérieurement dans le Liṅgapurāṇa et le Śivapurāṇa. Or, ces deux éléments sont introduits dès les premiers siècles de notre ère dans l’un des poèmes du Puṟanāṉūṟu et continuent de se retrouver dans la littérature tamoule. Si l’on accepte l’ancienneté des références à cette légende, il est possible alors de supposer que l’arc-montagne et la corde-serpent sont une particularité de la tradition tamoule qui aurait influencé les versions sanskrites414.
Tripurāntakamūrti et avatāra de Viṣṇu
8Alors que dans les textes d’époque védique, Śiva était absent de l’épisode des trois cités, Viṣṇu en revanche était déjà mentionné comme l’un des constituants de la flèche, avec Agni et Soma. À partir du Mahābhārata en contexte sanskrit et du Puṟanāṉūṟu en contexte tamoul, Śiva décoche cette flèche qui brûlera les trois villes ennemies et délivrera les dieux. Viṣṇu demeure l’une des composantes de la flèche.
9Cependant, le Harivaṃśa insère Tripurāntaka dans l’énumération des manifestations et des exploits de Viṣṇu415 : le nain, l’homme-lion, Bhava qui détruit Tripura416, Kaca qui anéantit les asura, le sanglier, la forme féminine qui ravit l’ambroisie aux asura, la tortue et Rāma. Dans ce texte où les formes encore hésitantes des avatāra de Viṣṇu sont façonnées sur la base d’un dieu qui s’incarne pour sauver l’univers mis en péril par des démons, Tripurāntaka est intégré à cette liste. Ce phénomène n’est pas surprenant si l’on considère que Śiva destructeur des cités libère les mondes de la menace des trois asura et qu’ainsi il apparaît comme parfaitement en adéquation avec une manifestation de Viṣṇu. L’assimilation de cette forme de Śiva avec un avatāra de Viṣṇu surgit au moment seulement où ceux-ci sont élaborés puisque cette fusion ne se retrouvera plus dans les textes ultérieurs417.
Apparition et évolution des images de Tripurāntakamūrti
10Pourtant reflet du mythe śivaïte peut-être le plus ancien dont la structure narrative est née dans la littérature védique, cette forme n’a pas trouvé d’expression iconographique en Inde septentrionale avant le VIIIe siècle. Elle apparaît pour la première fois, semble-t-il, au Tamil Nad avec la dynastie des Pallava, dès la fin du VIIe siècle. La première représentation en dehors du pays tamoul, à peu près contemporaine des reliefs pallava, occupe la façade est du temple cāḷukya du Svarga Brahma à Ālampur (fig. 148). Śiva, dans le char tiré par deux chevaux et conduit par Brahmā, en position d’archer, la jambe droite fléchie, la gauche tendue, s’apprête probablement à bander son arc. L’une de ses huit mains tire une flèche du carquois attaché dans son dos. Tripurāntakamūrti est ici représentée en pleine action et diffère en cela des images pallava de cet épisode qui ne sont jamais combattantes. Ce relief d’Ālampur appartient de ce fait à la famille de représentations cāḷukya et rāṣṭrakūṭa, qui figureront généralement Śiva engagé dans le combat418.
Fig. 147 : Tripurāntakamūrti, façade sud, Vīraṭṭāṉeśvara, Tiruvatikai (cliché V. Gillet, 2008).
11À la suite de ces remarques, il est possible de diviser les Tripurāntakamūrti cāḷukya, rāṣṭrakūṭa et pallava en deux catégories : la première regrouperait les images de Śiva en action, lançant sa flèche sur les trois villes, tandis que la deuxième met en scène une forme non engagée dans le combat, victorieuse, dont seuls le char et les attributs renvoient à l’épisode de la destruction des trois démons. Il faut cependant remarquer que, si le mode de représentation diffère, les mêmes éléments composent l’image : arc, char sur lequel le dieu se tient, Brahmā conducteur, chevaux419.
12Dans les reliefs cōḻa, l’aspect narratif de la Tripurāntakamūrti tend peu à peu à s’effacer lorsque le panneau est situé dans l’une des niches de la façade du temple. Le dieu se tient debout, un arc en main, le pied parfois posé sur un gaṇa ; le char tiré par les chevaux ainsi que Brahmā disparaissent420.
Fig. 148 : Tripurāntakamūrti, façade est, Svarga Brahma, Ālampur (cliché V. Gillet, 2004).
Un symbole de royauté
13J. Mevissen, après avoir analysé l’ensemble des représentations de Tripurāntakamūrti, propose l’hypothèse suivante : l’image de Śiva détruisant les trois cités est orientée dans la direction de laquelle provient le principal ennemi de la dynastie421. Selon lui, la présence de Tripurāntakamūrti relève d’un choix politique, reflétant des évènements contemporains. Śiva Tripurāntaka, modèle de puissance et de victoire, serait symbole du triomphe d’un souverain sur ses ennemis (comme dans le cas des représentations cāḷukya et rāṣṭrakūṭa qui mettent en scène le combat) ou bien de la pacification d’une direction de laquelle est venu ou pourrait venir le danger (comme dans le cas des reliefs pallava qui montrent un Śiva apaisé). Il ajoute que les dynasties rāṣṭrakūṭa et cōḻa qui représentent Tripurāntakamūrti orientée dans toutes les directions prétendent au statut de cakravartin, souverain universel.
14Bien que l’hypothèse de J. Mevissen ne me convainque pas entièrement dans le sens où l’on peut toujours trouver un ennemi dans la direction vers laquelle se tourne le dieu — il est en effet aisé à cette époque où guerres et conquêtes dominent la vie politique de faire coïncider la direction de Tripurāntakamūrti avec la présence d’un ennemi — certains des éléments qu’il avance me paraissent intéressants. Aucun traité n’attribue d’orientation particulière à ces formes. De plus, comme le précise le Mayamata422, cette figure doit être honorée pour causer la mort d’un ennemi. Les Tripurāntakamūrti pallava sont entièrement de face lorsqu’elles regardent vers l’ouest (dans la cella no 6 : fig. 149–153 et sur le templion F du Kailāsanātha : fig. 142 [p. 226]) et semblent se déplacer vers l’ouest lorsque la représentation occupe la façade nord (sanctuaire principal : fig. 160 [p. 241] et mur d’enceinte du Kailāsanātha : fig. 143–145 [p. 226], Airāvateśvara : fig. 146 [p. 227], Temple du Rivage où le corps de Śiva est déhanché vers l’ouest, direction dans laquelle se dirigent les petits personnages qui se tiennent sous le char : fig. 154). Le relief de la niche no 21 du mur d’enceinte du Kailāsanātha (fig. 155–157) représente, à mon sens, une Tripurāntakamūrti si l’on considère l’arc dans les mains du dieu et les trois personnages sur la droite de l’image qui pourraient renvoyer aux trois démons vaincus423. Śiva ne se tient pas ici sur son char, mais debout au milieu des vaincus à ses pieds, la jambe gauche repliée sur un piédestal, mouvement qui fait tendre son corps vers l’ouest. Ainsi, prenant en compte le fait que toutes les Tripurāntakamūrti se trouvent soit face à l’ouest soit se dirigent dans cette direction, on pourrait envisager un rapport entre ces figures et la conquête des Cāḷukya de l’Ouest. Cependant aucune campagne contre cette dynastie n’a été entreprise à notre connaissance sous le règne de Rājasiṃha (supra p. 37). Les représentations pallava de Tripurāntakamūrti, suivant l’hypothèse de J. Mevissen, apparaissent alors répondre au principe de pacification d’une direction et se présentent comme symbole de victoires passées. Le roi et ses ancêtres, dont le devoir politique et moral consiste à protéger leurs sujets des attaques ennemies et à conquérir de nouveaux territoires, ayant peut-être eux-mêmes mené les campagnes contre les Cāḷukya et ayant éliminé la menace qu’ils représentent, sont donc, grâce à cette image, assimilés au dieu vainqueur.
Fig. 149 : Tripurāntakamūrti, cella no 6, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 150 : Brahmā et autres personnages divins, rang supérieur, à la droite de Tripurāntakamūrti, cella no 6, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 151 : Viṣṇu et autres personnages divins, rang supérieur, à la gauche de Tripurāntakamūrti, cella no 6, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 152 : Démons ( ?), rang inférieur, à la droite de Tripurāntakamūrti, cella no 6, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 153 : Démons ( ?), rang inférieur, à la gauche de Tripurāntakamūrti, cella no 6, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 154 : Tripurāntakamūrti, façade nord du grand sanctuaire, Temple du Rivage, Mahābalipuram (cliché V. Gillet, 2004).
Fig. 155 : Tripurāntakamūrti, niche no 21 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 156 : Tripurāntakamūrti, niche no 21 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 157 : Tripurāntakamūrti, niche no 21 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
15De fait, la figure de Tripurāntakamūrti et celle du souverain sont présentées, dans les Lois de Manu, comme ayant une origine commune424. Comme Śiva dans cet épisode, le roi est constitué de l’énergie de tous les dieux :
16« 3– For, when these creatures, being without a king, through fear dispersed in all directions, the Lord created a king for the protection of this whole (creation).
174– Taking (for that purpose) eternal particles of Indra, of the Wind, of Yama, of the Sun, of Fire, of Varuṇa, of the Moon, and of the Lord of wealth (Kubera).
185– Because a king has been formed of particles of those lords of the gods, he therefore surpasses all created beings in luster;
19[…]
208– Even an infant king must not be despised, (from an idea) that he is a (mere) mortal; for he is a great deity in human form.
21[…]
2210– Having fully considered the purpose, (his) power, and the place and the time, he assumes by turns many (different) shapes for the complete attainment of justice.
2311– He, in whose favour resides Padmā, the goddess of fortune, in whose valour dwells victory, in whose anger abides death, is formed of the luster of all (gods). »425
24Mais l’analogie entre la forme divine et le roi ne s’arrête pas ici. Les inscriptions également sont le reflet de l’assimilation du souverain au dieu qu’il vénère. L’un de ses surnoms : « Celui dont un taureau fait l’orgueil, celui dont l’emblème est un taureau »426, introduit une ambiguïté significative. Le taureau est en effet l’emblème des souverains pallava, gravé sur les sceaux des anneaux des tablettes, mais également et surtout l’emblème de Śiva lui-même. Ainsi, le rapprochement entre le roi et la figure de Tripurāntaka s’établit sans difficulté : « Né dans leur lignée, celui qui écrasa la cité de Raṇarasika, le seigneur suprême Ugradaṇḍa donna naissance à un prince très pieux — comme le Seigneur Suprême qui écrasa le belliqueux Pura et qui inflige de sévères châtiments donna naissance à Guha, Subrahmaṇya, Kumāra »427. Une inscription de l’épouse de Rājasiṃha, Raṅgapatākā, est également révélatrice. La reine s’identifie à la déesse comme elle identifie le souverain au dieu :
25« D’un époux dont l’arc révèle sa force en détruisant des cités et dont l’emblème est un taureau, du seigneur suprême dont la gloire sans tâche s’est répandue avec le nom de Kālakāla, elle fut la bien-aimée profondément chérie,
26Comme la fille du Roi des Monts le fut de Parameśvara, dont l’arc révéla sa force dans le meurtre de Pura, dont l’emblème est un taureau, et dont la gloire sans tache s’est répandue avec le nom de Kālakāla.
27Pour avoir, du seigneur Narasiṃhaviṣṇu, qui s’est consacré à la protection du cercle de la terre et qui a brisé la poitrine de ses ennemis, su gagner la profonde affection, elle resplendit comme si elle avait rabattu l’orgueil de la déesse au lotus »428.
28Cette assimilation du roi au dieu, essentiellement au dieu ennemi de Tripura, me pousse également à envisager les descriptions du souverain arc en main comme un renvoi au destructeur des trois cités429.
29La figure de Śiva destructeur des trois cités, vainqueur des démons, apparaît comme l’emblème par excellence de la maîtrise des ennemis, de la victoire et de la gloire. Se construisant sur les mêmes principes qu’un avatāra de Viṣṇu, elle permet ainsi au roi, qui s’identifiait essentiellement à ce dernier jusque-là, de puiser dans l’iconographie śivaïte les éléments nécessaires à la symbolisation et à la divinisation de sa royauté.
Tripurāntakamūrti et la déesse, Tripurāntakamūrti et la danse
30La déesse accompagnée de son lion dans les temples construits pallava et la figure de Tripurāntakamūrti sont semblables à plusieurs égards. La déesse tient la partie supérieure de l’arc posé au sol et le maintient également dans le creux de son coude, comme dans les reliefs du destructeur des trois cités. Elle est déhanchée, une jambe tendue et l’autre repliée, le pied sur le dos de son lion, une main reposant souvent sur sa hanche. Cette posture rappelle en tous points celle de Śiva Tripurāntakamūrti, debout sur son char (fig. 158 et 159). Au-delà de l’apparence visuelle, ces deux figures partagent une caractéristique essentielle : l’une comme l’autre reçoit les énergies des autres dieux afin de vaincre l’ennemi430. Réceptacles de l’ensemble des énergies divines, incarnant un triomphe assuré, toutes deux deviennent alors symbole du roi et de sa fonction. Elles se trouvent ainsi souvent côte à côte, sur les façades nord : l’une sur le porche, l’autre sur le sanctuaire, formant ainsi une sorte de doublet431.
31Ce rapprochement est exprimé très clairement dans le groupe de représentations sur la façade nord du sanctuaire du Kailāsanātha, dont Tripurāntakamūrti occupe le centre (fig. 160). La déesse au lion est figurée à sa gauche (fig. 161), adoptant une attitude que l’on ne rencontre jamais dans les temples pallava construits. Si, au cours du VIIe siècle, elle combat le buffle dans la grotte de Mahiṣāsuramardinī à Mahābalipuram, montée sur son lion, elle se fige dans les temples construits, le pied sur sa monture, un arc à la main, non engagée dans le combat. Sur la stèle disposée devant la grotte d’Atiraṇacaṇḍa à Cāḷuvaṅkkuppam (fig. 162), excavée sous Rājasiṃha, c’est sa forme figée qui est intégrée au combat faisant rage autour d’elle. Or, aux côtés de Tripurāntakamūrti, cette déesse chevauche son lion, sa main naturelle droite levée pour extraire une flèche de son carquois tandis que sa main naturelle gauche tient fermement l’arc, comme si elle s’apprêtait à entrer dans la bataille. C’est probablement la même intention qui anime les trois petits personnages brandissant leurs armes sous le dieu. Il s’agit sans doute des compagnons de guerre de Śiva, leur tête animale rappelant les gaṇa dont une large variété est représentée sur la base du sanctuaire (fig. 163). La jeune femme et les gaṇa s’acheminent ainsi vers l’ouest. La déesse semble donc participer à la scène du combat contre les trois cités, répondant ainsi à son caractère d’avatāra qui la fait descendre sur terre lorsque le monde est en danger432.
Fig. 158 : Déesse accompagnée de son lion, façade nord du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 159 : Tripurāntakamūrti, façade nord du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 160 : Tripurāntakamūrti, façade nord du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 161 : Déesse montée sur son lion à la gauche de Tripurāntakamūrti, façade nord du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 162 : Mahiṣāsuramardinī, Atiraṇacaṇḍa, Cāḷuvaṅkkuppam (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 163 : Gaṇa sur la base du sanctuaire, façade nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2007).
Fig. 164 : Déesse assise à la droite de Tripurāntakamūrti, façade nord du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 165 : Déesse dansante à la gauche de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
32Mais quelle est cette déesse à l’aspect terrible assise à la droite de Tripurāntaka (fig. 164) ? Une longue chevelure tombant sur ses épaules, un petit chignon conique au sommet du crâne, les yeux globuleux et la bouche pourvue de crocs, elle possède quatre bras. Tandis que ses deux mains inférieures tiennent trident et hache, sa main droite supérieure suspend un serpent par la queue et sa main gauche pointe son index, vers l’ouest encore une fois, en signe de menace. Un bol à aumônes est suspendu dans les airs. Cette figure partage maintes caractéristiques avec la déesse qui danse aux côtés de Śiva sur la façade ouest : chevelure, visage, hache, trident, bol à aumônes flottant (fig. 165). Bien que leur nombre de bras diffère, puisque celle qui danse en compte huit, ne pourrait-il s’agir de la même déesse qui, apaisée après sa danse, accompagne le dieu dans ses exploits ? Dans le Cilappatikāram deux danses semblent être liées à l’exploit de la destruction des trois villes : « La danse kuṭukoṭṭi est dansée par celui qui ne cligne pas des yeux, sur le terrain de danse où Pārati danse, [celui qui ne cligne pas des yeux qui] est devenu éminent en tant que celui de qui Umā est une partie, pendant que la grande flèche à la bouche de feu obéit quand les dieux ont voulu que les trois cités soient brûlées ; l’excellente danse pāṇṭaraṅkam est dansée par Pārati, pendant que celui aux quatre visages [la] voit, debout sur le devant du char »433. Śiva pratique la danse koṭukoṭṭi pendant la destruction des trois cités et Brahmā, sur son char, est le témoin de la danse pāṇṭaraṅkam que Pārati exécute. Quelle est cependant cette déesse Pārati que le Tamil Lexicon identifie comme Bhairavī, déesse terrible ? Serait-elle celle qui danse dans les champs de crémation, auprès du Śiva dansant de la façade ouest du Kailāsanātha (supra p. 159–162 ; fig. 94 [p. 162] et 165), que l’on retrouve assise aux côtés de Śiva Tripurāntaka ?
33Le lien entre cette forme de Śiva et la danse est encore renforcé par les vers que l’on trouve dans le Mayamata : la vénération de Tripurāntakamūrti qui cause la mort d’un ennemi434 est suivie de la description du Śiva dansant dont le culte « a pour récompense immédiate la mort de l’ennemi »435. C’est ainsi que, dans le temple du Kailāsanātha, des formes dansantes de Śiva et des Tripurāntakamūrti se succèdent dans le sens de la pradakṣiṇā : le Śiva dansant à la jambe levée, symbole de victoire et de royauté (supra p. 164–169), est suivi par une Tripurāntakamūrti dans la cella no 6 (fig. 149–153 [p. 234–236]) à laquelle succède une Kālārimūrti (fig. 126 [p. 202]), qui, au cours de sa danse, piétine le corps de son ennemi vaincu ; cette dernière précède une nouvelle Tripurāntakamūrti encadrée de déesses (fig. 160 [p. 241]). Ces images, toutes symboles de puissance et de royauté, s’associent donc naturellement, emblèmes de triomphe sur les ennemis436.
Notes de bas de page
398 Śatapathabrāhmaṇa III.4.4.1–27.
399 Aitareyabrāhmaṇa I.23–25. La Taittirīyasaṃhitā VI.2.3 rapporte également ce mythe.
400 tato’bravīt mahādevo dhanurbāṇadharas tv aham |
haniṣyāmi rathenājau tān ripūn vai divaukasaḥ | | VIII.24.64.
401 Ce char est composé entre autres du mont Mandara, de la grande rivière, de Sūrya et Candra, du Jour et de la Nuit, du ciel, des nuages.
402 Kālarātrī peut avoir le sens de « nuit sombre » ou de « nuit de la destruction, la nuit de la destruction à la fin du monde (souvent identifiée avec Durgā ou avec l’une de ses formes) », selon le dictionnaire de Monier-Williams. Cet arc est désignée un peu plus loin sous le nom d’« arme pāśupata » (pāśupatāstra, v. 115).
403 Cette histoire est reprise très brièvement dans le Droṇaparvan, Mahābhārata VII.173.52–58.
404 Pour l’ensemble des textes dans lesquels ce mythe est rapporté, voir K. B. S. Mukhopadhyaya (1951).
405 śailendraḥ kārmukam caiva jyā bhūjaṃgādhipaḥ svayam | kālārātryā tathaiveha tathendradhanuṣā punaḥ |
ghaṇṭā sarasvatī devī dhanuṣaḥ śrutirūpiṇī | iṣur viṣṇur mahātejāḥ śalyaṃ somaḥ śarasya ca | |
kālāgnis taccharasyaiva sākṣāt tīkṣṇaḥ sudāruṇaḥ | anīkaṃ viṣasambhūtaṃ vāyavo vājakāḥ smṛtāḥ | |
LP I.71.23–25.
406 Rudrasaṃhitā, section V, Yuddhakhaṇḍa, 1–11. Dans le chapitre 8 de cette même section, v. 25, c’est la montagne qui devient arc et le serpent qui devient corde. Dans le MP 129–140, le char et la flèche sont composés des mêmes divinités (ch. 133) et l’épisode se conclut sur l’envoi du trait.
407 ōṅku malai peru vil pāmpu ñāṇ koḷīi
oru kaṇai koṇṭu mū eyil uṭaṟṟi
peru viṟal amararkku veṉṟi tanta
kaṟai miṭaṟṟu aṇṇal kāmar ceṉṉi
piṟai nutal viḷaṅkum oru kaṇ pōla
vēntu mēmpaṭṭa pūn tār māṟa
Puṟanāṉūṟu 55.1–6. On pourrait cependant penser que ce passage est un ajout plus tardif. Rares en effet sont les mythes śivaïtes développés dans ce recueil de poèmes. Mais comme les racines de cette légende se trouvent dans la littérature védique, témoignant de son ancienneté, la possibilité qu’elle ait pénétré très tôt le pays tamoul n’est pas à écarter.
408 āṭi antaṇaṉ aṟintu pari koḷuva
vēta mā pūṇ vaiya tēr ūrntu
nākam nāṇā malai vil āka
mū vakai ār eyil ōr aḻal ampiṉ muḷiya
mātiram aḻala eytu amarar vēḷvi
pākam uṇṭa paiṅkaṇ pārppāṉ
Paripāṭal V.22–27, traduction F. Gros (1968 : 24–25).
Plus loin, dans un éloge consacré à Viṣṇu, le texte stipule que ce dieu est devenu corde de l’arc-montagne :
[…] paṇipuvil cīr
cel viṭai pākaṉ tiripuram ceṟṟa uḻi
kal uyar ceṉṉi imaya vil nāṇ āki
tol pukaḻ tantārun tām
Paripāṭal, Fragment I.75–78.
« Quand Celui qui chevauche le taureau qui va, célèbre, et qui ne respecte rien, a détruit et anéanti Tripuram / Devenu la corde de l’arc Himalaya à la cime la plus haute entre les montagnes / Celui qui lui a fait obtenir une gloire antique, c’est Lui. », traduction F. Gros (1968 : 148–149).
Śiva destructeur des trois cités apparaît brièvement dans le Tirumurukāṟṟuppaṭai 3.154. Voir J. Filliozat (1973 : 32–33).
409 muppuraṅkaḷ aṉṟu erittāṉ, « Le Poème de l’Admirable », strophe 32 c, traduction de Karavelane (1982 : 30).
410 « Le Poème de l’Admirable », strophe 27 ; « Le Double Collier de Gemmes », strophe 5 ; « Le Double Collier de Gemmes », strophe 15.
411 « Le Poème de l’Admirable », strophe 34 et 37.
412 Voir par exemple 1–82–1 ab ; 3–60–3 cd ; 3–123–3 bcd.
413 L’idée de dévotion et de rédemption est cependant à l’œuvre dans ces hymnes. Au moment de leur destruction, les trois chefs prennent refuge en Śiva (7–66–5 abc).
414 On se souvient ici du mythe du Liṅgodbhava dans le LP et le ŚP qui introduit la figure de Viṣṇu ayant pris la forme d’un sanglier pour creuser la terre. Ce sont les seuls Purāṇa sanskrits qui présentent ainsi la divinité alors que tous les textes tamouls qui mettent en scène cette légende évoquent cet animal. Voir supra p. 179.
415 Harivaṃśa 65. Je remercie Ch. Schmid de m’avoir signalé ce passage. Je lui suis également redevable des informations qu’elle n’a pas hésité à me communiquer sur le degré d’évolution des avatāra viṣṇuïtes à l’époque du Harivaṃśa. Au chapitre 61, consacré à Kṛṣṇa soulevant le mont Govardhana, alors que le dieu vient d’arracher la montagne et la tient au-dessus de sa tête « comme un parasol », celle-ci est comparée à la ville de Tripura :
abhivṛṣṭasya tair meghais tasya rūpaṃ babhūva ha |
stambhitasyeva rudreṇa tripurasya vihāyasi | |
Harivaṃśa 61.44,
« Violemment battue par la pluie des nuages, cette montagne ressemblait extérieurement à la [ville] céleste de Tripura tenue en échec par [la puissance de] Rudra », traduction A. Couture (1991 : 247).
416 acintyaṃ rūpam āsthāya śvetaśailasya mūrdhani |
bhavena cyāvitā daityāḥ purā tat tripuraṃ ghnatā | |
Harivaṃśa 65.38,
« Les Daitya furent jadis renversés par Bhava (i.e. Śiva) qui frappa Tripura en prenant au sommet du mont Śveta une forme qui défie l’imagination. », traduction A. Couture (1991 : 268).
417 La victoire est disputée à Śiva dans deux Purāṇa viṣṇuïtes (VdP I.225 et Bhāgavatapurāṇa [BhP] VII.10). Il s’agit cependant, à mon sens, d’une simple réappropriation d’un mythe śivaïte célèbre par le courant adverse et non d’une trace de cette première hésitation que le Harivaṃśa formule.
Par ailleurs, sur la face sud du temple de Tiruvatikai, Śiva porte l’arc, la flèche, le trident, l’épée et le bouclier, mais on trouve également dans ses mains la conque et le disque, attributs caractéristiques de Viṣṇu. Ce relief a été restauré récemment, recouvert de stuc et repeint (fig. 147), et l’on pourrait penser qu’il s’agit d’une erreur. Cependant, des photos de la Photothèque de l’Institut Français de Pondichéry/École française d’Extrême-Orient précédant la dernière rénovation (Photos no 9500–3 et 9504–1) montrent ce Śiva porteur des mêmes attributs. Ne pourrions-nous pas alors considérer, dans ce temple que la tradition tamoule considère comme le lieu où Śiva Tripurāntaka a accompli son exploit, ces deux attributs dans les mains de Śiva comme une sorte de rappel du caractère d’avatāra de cette forme śivaïte ?
418 Une représentation sur stèle provenant du temple de Virūpākṣa à Paṭṭadakkal (S. Kramrisch [1981 : 47, relief 40]) figure le dieu sur son char, bandant son arc, visant les trois cités représentées en miniature dans le ciel. Il brandit une épée, un bouclier et une massue. Dans une de ses mains gauches, un serpent dont le haut du corps est humain, fait probablement référence à la corde de l’arc. Pārvatī est assise souriante et nonchalante à l’arrière du char. Deux représentations à Ellorā, dans la grotte 15 (K. V. Soundara Rajan [1981 : plate 92] et T. A. G. Rao [1914, réimpression 1968 : vol. 2, part 1, plate XXXVII]) et au Kailāsanātha (T. A. G. Rao [1914, réimpression 1968 : vol. 2, part 1, plate XXXVIII]) mettent en scène Śiva se préparant à décocher sa flèche.
419 Un relief composé sur le mode inauguré par les Pallava se trouve dans le temple de Rūpāla Saṅgameśvara, en Andhra Pradesh. Voir B. Dagens (1984 : vol. I, 558 et vol. II, ph. 818).
420 Voir, par exemple, la figure qui occupe la niche de la façade sud du temple de Sundareśvara à Tirukkaṭṭaḷai, taluk d’Ālaṅkuṭi et district de Putukkōṭṭai (S. R. Balasubrahmanyam [1966 : 89–92, plate 36 b]), où seul l’arc, finalement, permet d’identifier ces divinités comme des Tripurāntakamūrti. Un grand nombre de ces représentations se trouve sous le règne du Cōḻa Rājarāja I à la fin du Xe siècle. Notons les trente-deux reliefs de Śiva Tripurāntaka au deuxième étage du Bṛhadīśvara à Tanjavur (P. Pichard et alii [1994 : 136, fig. 76 à 81]) qui ne prennent pas en charge la narration du mythe. En passant des représentations pallava aux représentations cōḻa, on est passé d’une représentation narrative à une image plus cultuelle, toutes deux cependant symboles de royauté.
Un relief cōḻa au temple de Nāgeśvara à Kumbakonam se trouvait sur la façade arrière du sanctuaire dédié à Sūrya. Śiva Tripurāntaka, monté sur un char, combat ses ennemis, sur le mode inauguré par les Cāḷukya. Ce relief, signalé par J. Mevissen (1994), n’est aujourd’hui plus visible dans le temple.
421 J. Mevissen (1994). Je remercie E. Francis de m’avoir communiqué cet article.
422 susthitaṃ dakṣiṇaṃ pādaṃ vāmapādaṃ tu kuñcitam |
dhanurbāṇasamāyuktaṃ kṛṣṇāparaśusaṃyutam | |
vṛṣabhasyandanasthānaṃ sarvadevagaṇānvitam |
umayā sahitaṃ devam kuryād vai tripurāntakam | |
vairināśārthakaṃ pūjyaṃ kuryāt tripurasundaram | […]
Mayamata 36.65–67 a.
« Le dieu a la jambe droite bien campée et la gauche fléchie ; équipé de l’arc, de la flèche, de l’antilope noire et de la hache, il est installé sur un char attelé d’un taureau ; la troupe des dieux l’entoure et Umā l’accompagne. C’est ainsi qu’il faut figurer (Śiva) destructeur-de-Tripura ; il faut rendre hommage à Tripurasundara pour causer la mort d’un ennemi. », traduction B. Dagens, volume II, p. 390–391.
423 C’est également ainsi que l’interprètent R. Nagaswamy (1969 : 22) et É. Parlier-Renault (2006 : 207).
424 Ce passage est évoqué dans Ch. Schmid (2006 : 493), lorsque l’auteur analyse l’aspect royal de la figure de la déesse.
425 arājake hi loke’smin sarvato vidruto bhayāt |
rakṣārtham asya sarvasya rājānam asṛjat prabhuḥ | |
indrānilayamārkāṇām agneś ca varuṇasya ca |
candravitteśayoś caiva mātrā nirhṛtya śāśvatīḥ | |
yasmād eṣāṃ surendrāṇāṃ mātrābhyo nirmito nṛpaḥ |
tasmād abhibhavaty eṣa sarvabhūtāni tejasā | |
[…]
bālo’pi nāvamāntavyo manuṣya iti bhūmipaḥ |
mahatī devatā hy eṣā nararūpeṇa tiṣṭhati | |
[…]
kāryaṃ so’vekṣya śaktiṃ ca deśakālau ca tattvataḥ |
kurute dharmasiddhyarthaṃ viśvarūpam punaḥ punaḥ | |
yasya prasāde padmā śrīr vijayaś ca parākrame |
mṛtyuś ca vasati krodhe sarvatejomayo hi saḥ | |
Chapitre VII.3–11, traduction G. Bühler (1886, réimpression 2002 : 216–217).
426 śrīṛṣabhadar(p)paḥ śrīṛṣabhalāñchanaḥ
Inscription sur la niche no 6 du mur d’enceinte, Kailāsanātha, traduction S. Brocquet (1997 : 563).
427 teṣāṃ vaṃśe prasūtād raṇarasikapuronmar(d)danād ugradaṇḍāt
subrahmaṇyaḥ kumāro guha iva paramād īśvarād āttajanmā | | 5 a
Inscription de fondation sur le sanctuaire du Kailāsanātha, traduction S. Brocquet (1997 : 553).
428 bhartuḥ puronmathana-dṛṣṭa-dhanur-balasya śailādhirāja-tanayeva vṛṣa-dhvajasya |
yā kālakāla iti viśruta-puṇya-kīrteḥ kāntā nitānta-dayitā parameśvarasya | | 1
deve jagad-valaya-rakṣaṇa-baddha-dīkṣe nirbhinna-śatru-hṛdaye narasiṃhaviṣṇau |
vāllabhyam ūr(j)jitam avāpya virājate yā nir(j)jitya gar(v)vam iva puṣkara-devatāyāḥ | | 2
Inscription sur la base du templion E, Kailāsanātha, traduction S. Brocquet (1997 : 578).
429 śrī cāpadvitīyaḥ, « celui qui a un arc pour compagnon », traduction S. Brocquet (1997 : 564), au Kailāsanātha ; śrī citrakārmumaḥ, « celui qui possède un arc resplendissant », traduction S. Brocquet (1997 : 564, 584 et 592–593), au Kailāsanātha, au Temple du Rivage et au temple de Tāḷapurīśvara à Paṉaimalai ; śrī bhīṣaṇacāpaḥ, « celui dont l’arc est redoutable », traduction S. Brocquet (1997 : 565), au Kailāsanātha ; śrī cakravartī śrī [cāpa]dvitīyaḥ | śrī amoghabāṇaḥ śrī asahyamārgaṇaḥ | śrī ugrasāyakaḥ śrī uddhataviśikhaḥ | śrī bhīmakārmukaḥ śrī bhīṣaṇacāpaḥ, « Le souverain universel, celui qui a un arc pour compagnon | celui dont les traits ne manquent pas leur but, celui dont on ne peut supporter les flèches | celui dont les projectiles sont terribles, celui dont les flèches sont dressées | celui dont l’arc est terrible, celui dont l’arc est redoutable », traduction S. Brocquet (1997 : 574), au Kailāsanātha. La présence de l’arc peut cependant renvoyer également à Arjuna, archer exceptionnel, comme le suggèrent les tablettes d’Utayēntiram de Nandivarman II, qui comparent le roi et Arjuna par le biais de l’arc : arjuna iva kārmuke, « avec un arc [il ressemble] à Arjuna », traduction S. Brocquet (1997 : 626).
430 Mahābhārata, Karṇaparvan 24 et Devīmāhātmya 2.10–13 cité par Ch. Schmid (2006 : 481).
431 Cette association fonctionne au Kailāsanātha, à l’Airāvateśvara et au Temple du Rivage. L’Iṟavāttāṉeśvara et le Piṟavāttāṉeśvara ne comportent pas de Tripurāntakamūrti.
432 Sur la déesse, son aspect royal et son lien avec la notion d’avatāra, voir Ch. Schmid (2006 : 492–511).
433 pārati āṭiya pārati araṅkattu
tiripuram eriya tēvar vēṇṭa
eri muka pēr ampu ēval kēṭpa
umai avaḷ oru tiṟaṉ āka ōṅkiya
imaiy pārati āṭiya pārati araṅkattu
tiripuram eriya tēvar vēṇṭa
eri muka pēr ampu ēval kēṭpa
umai avaḷ oru tiṟaṉ āka ōṅkiya
imaiyavaṉ āṭiya koṭu koṭṭi āṭalum
tērmum niṉṟa ticaimukaṉ kāṇa
pārati āṭiya viyaṉ pāṇṭaraṅkamum
Cilappatikāram 6.39–45. La danse pāṇṭaraṅkam est généralement attribuée à Śiva. Ici, c’est la déesse qui l’accomplit, comme le signale l’utilisation du peyareccam āṭiya. Cependant, le texte ne précise pas si la danse de cette déesse se déroule avant, pendant ou après la destruction des trois cités.avaṉ āṭiya koṭu koṭṭi āṭalum
tērmum niṉṟa ticaimukaṉ kāṇa
pārati āṭiya viyaṉ pāṇṭaraṅkamum
Cilappatikāram 6.39–45. La danse pāṇṭaraṅkam est généralement attribuée à Śiva. Ici, c’est la déesse qui l’accomplit, comme le signale l’utilisation du peyareccam āṭiya. Cependant, le texte ne précise pas si la danse de cette déesse se déroule avant, pendant ou après la destruction des trois cités.
434 J. Mevissen (1994 : 483 et 489). Pour le texte du Mayamata, supra p. 234.
435 Mayamata 36.80 a, traduction B. Dagens, volume II, p. 392–393.
436 Un temple excavé à Viḻiñam, au Kerala, sous la dynastie des Āy-vēḷ (J. Mevissen [1994 : 488–489] et C. Sivaramamurti [1974 : fig. 63, 215]), daterait environ du VIIIe siècle. Une Tripurāntakamūrti et un Śiva dansant sont disposés de chaque côté de la porte d’entrée, reprenant ainsi la même idée.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012