Chapitre III. Le Śiva dansant
p. 145-171
Texte intégral
1Śiva, le danseur cosmique et éternel, est particulièrement célèbre dans l’art cōḻa où le dieu accomplit sa danse, levant une jambe en travers de son corps. Or, si les images des Śiva dansant de l’époque pallava sont relativement méconnues, elles n’en sont pas moins prépondérantes dans l’iconographie des temples construits dès la fin du VIIe siècle. Avant de commencer leur étude, je dois définir le système de classification des formes que j’emploie ici. Les appellations sanskrites des postures dansantes varient considérablement selon les ouvrages consultés : le Nāṭyaśāstra et les Āgama proposent des terminologies différentes. Les manuels iconographiques ne tiennent pas compte de ces différences dans les sources, puisant la terminologie sanskrite tour à tour dans les uns et dans les autres, entraînant ainsi une certaine confusion. Je choisis donc de désigner les différentes postures par une courte phrase descriptive, système qui permettra au lecteur de visualiser le type de danse dont il s’agit. Ainsi, je propose la liste suivante :
2 Type-des-deux-jambes-repliées : le danseur est comme agenouillé : il pose l’un des deux genoux à terre, le pied relevé vers l’arrière, tandis que l’autre pied est à plat sur le sol. Cette posture a parfois été appelée, dans la littérature secondaire, ālīḍhāsana-tāṇḍava. La position de ses bras inférieurs ne varie quasiment jamais : son bras droit est en gaja-hasta tandis que son bras gauche est levé à la verticale. Le Type-des-deux-jambes-repliées est la figure dominante parmi les Śiva dansant pallava.
3 Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale : le danseur a une jambe au sol, l’autre levée à la verticale, le pied au niveau de la coiffe. Urdhva-tāṇḍava est le terme fréquemment utilisé pour désigner cette forme. Avec le premier, ce Type est une figure dansante du dieu que l’on retrouve de manière régulière dans l’iconographie pallava.
4 Type-de-l’archer : le danseur a les deux jambes au sol, écartées, l’une fléchie, l’autre tendue. Souvent désignée sous le nom d’ālīḍha-tāṇḍava, cette posture correspond à celle de l’archer. Elle est rarement attribuée aux simples figures dansantes dans l’iconographie pallava.
5 Type-des-deux-pieds-au-sol : le danseur a les deux pieds au sol, les jambes fléchies.
6 Type-du-pied-au-genou : le danseur a une jambe au sol, l’autre levée, le pied au niveau du genou ou de la cuisse.
7 Type-de-la-jambe-transversale : le danseur a une jambe au sol, l’autre levée et étendue en travers du corps : cette jambe reste au-dessous du niveau de la taille. Cette posture, souvent désignée par le nom de bhujaṅgatrāsanṛtta, n’est jamais adoptée par la divinité principale dans l’iconographie pallava.
8Sur un total de trente formes dansantes de Śiva, on dénombre treize Type-des-deux-jambes-repliées, onze Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, deux Type-de-l’archer, trois Type-des-deux-pieds-au-sol et un Type-du-pied-au-genou273. Les deux premières apparaissent donc comme les formes majeures de l’art pallava tandis que les trois autres ne sont représentées que de manière ponctuelle.
9Ayant défini la terminologie que je vais employer au cours de mon analyse, je me tournerai tout d’abord vers les premières représentations dansantes de Śiva afin de déterminer la spécificité des images pallava. Je tenterai ensuite de dégager la valeur des deux images dominantes, en montrant que chacune semble renvoyer à un contexte bien précis. Enfin, les replaçant au sein du programme iconographique des temples pallava, je tâcherai de définir leur rôle.
Type-des-deux-jambes-repliées et Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale : une création pallava
10Les premières représentations de Śiva dansant apparaissent dans l’iconographie gupta : la pièce la plus ancienne serait un buste retrouvé à Nāchnā, dans le Bundelkhand (Madhya Pradesh)274. Dans la même région, dans le temple de Bhumara, un Śiva dansant du Type-de-la-jambe-transversale occupe le centre d’un médaillon à la base du toit275. D’innombrables gaṇa dansent également, illustrant un large panel de postures276. Ces figures reflètent donc la présence d’une tradition d’un dieu dansant en Inde septentrionale dès les Ve–VIe siècles. Si le concept du Śiva dansant se développe donc dans le nord, il se répand néanmoins rapidement à travers le sous-continent pour devenir particulièrement célèbre dans le sud. On retrouve, peut-être une centaine d’années après les premiers reliefs gupta, des Śiva dansant à Elephanta, puis, dans la première moitié du VIIe siècle, en Orissa (dans le temple śailōdbhava de Paraśurāmeśvara à Bhubaneśvar), à Bādāmi, à Aihoḷe, et ensuite à Paṭṭadakkal, à Ellorā, à Ālampur, et en pays tamoul277.
11À Elephanta, le Śiva dansant est du Type-des-deux-pieds-au-sol278. Les reliefs śailōdbhava, cāḷukya, rāṣṭrakūṭa et pāṇḍya adoptent le même modèle. Les quelques représentations pallava de ce Type, qui apparaissent au cours de la deuxième moitié du VIIIe siècle seulement, s’inspirent probablement de cette tradition. Il en est de même pour le serpent maintenu en l’air que l’on retrouve dans la niche no 46 du Kailāsanātha (fig. 75). Śiva, du Type-du-pied-au-genou279, danse, accompagné de son épouse. Il élève un long nāga au-dessus de sa tête. Si, au premier abord, on est tenté d’y voir une forme dansante de la descente du Gange, on remarque néanmoins que la tête de la petite figure serpentine est entourée de capuchons de serpents. Étant donné que la rivière divine n’est généralement pas représentée ainsi, je serais portée à croire qu’il s’agit d’un nāga et non de la Gaṅgā280. Unique chez les Pallava, ce type de représentation est cependant répandu en pays cāḷukya puis en pays gaṅga281, laissant alors supposer que cette image de la niche no 46 s’en inspire.
12Il faut mentionner ici le temple du Virūpākṣa à Paṭṭadakkal : on y trouve trois Śiva dansant, l’un du Type-du-pied-au-genou, deux du Type-des-deux-jambes-repliées282. C’est la seule occurrence de la forme dansante du Type-des-deux-jambes-repliées recensée en dehors des temples pallava. On considère souvent ce monument, daté du milieu du VIIIe siècle, comme ayant été inspiré par le Kailāsanātha de Kāñcipuram. Il devient alors clair que la présence de ce relief sur les façades de ce sanctuaire est le résultat d’un emprunt aux Pallava, auxquels cette figure semble appartenir283.
Fig. 75 : Śiva dansant du Type-du-pied-au-genou, niche no 46 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 76 : Śiva dansant, Avanibhājana, Cīyamaṅkalam (cliché V. Gillet, 2007).
13Dans les temples cōḻa construits sous la reine Cempiyaṉ Mahādevī, dans la deuxième moitié du Xe siècle, le Śiva dansant du Type-de-la-jambe-transversale devient la forme de référence284. Le Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, apparu chez les Pallava, se retrouve cependant encore dans les temples cōḻa, bien que moins courant.
14Avant de clore le recensement rapide des postures de Śiva dansant, le relief du temple rupestre d’Avanibhājana à Cīyamaṅkalam (taluk de Vantavāci et district de Tiruvaṇṇāmalai) mérite une mention particulière (fig. 76). Ce sanctuaire est daté du règne de Mahendravarman I grâce à une inscription de fondation sur le pilier sud du maṇḍapa (IP no 29). Sur le pilier nord, une inscription tamoule réfère à la construction d’un mukha-maṇḍapa par un chef local avec le consentement du Gaṅga Nērkuṭṭi Perumāṉ. Cette épigraphe est datée de la troisième année d’un roi dont le nom est lu par T. V. Mahalingam (IP no 117) comme Nandivikkiramaparumaṉ (Nandivarman III) alors que K. R. Srinivasan (1964 : 92) propose Dantivikramavarman. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre roi pallava, cet ajout date donc environ du IXe siècle, montrant bien que l’ensemble du temple actuel est le résultat d’ajouts successifs. La partie supérieure des deux pilastres de la grotte est ornée d’une représentation : Vṛṣabhamūrti et, à l’opposé, Śiva dansant du Type-de-la-jambe-transversale, face au nord. Cette dernière, attribuée à Mahendravarman I, est donc considérée comme la première forme pallava de Śiva dansant285.
15Śiva a quatre bras. Le bras inférieur gauche est étendu, en dola-hasta, les doigts effleurant la tête du gaṇa percussionniste à ses pieds. Sa main gauche supérieure enserre le manche d’une hache. Sa main droite inférieure est en abhaya tandis que dans la paume de la main supérieure est posée une coupelle contenant le feu. Derrière son jaṭā-makuṭa orné du croissant de lune flottent des mèches. Le front du dieu est pourvu d’un troisième œil. Il est paré de nombreux ornements dont des anneaux de cheville composés de gros grelots rythmant sa danse. Un gaṇa en añjali vénère le dieu. Le serpent, sous le pied levé de Śiva, illustre la signification première du terme employé dans les Āgama pour qualifier cette posture : bhujaṅgatrāsanṛtta, « la danse de la peur du serpent »286.
16Comme le souligne A.-M. Gaston (1982 : 49), le Śiva dansant de Bhumara et celui de Cīyamaṅkalam sont des exemples isolés d’une pose qui n’est pas répandue avant le Xe siècle dans le sud où elle deviendra la forme canonique. Il est curieux de constater que, si le relief de Cīyamaṅkalam est la première représentation pallava de Śiva dansant, cette posture a été abandonnée durant tout le règne de la dynastie, pour ne réapparaître que sous ses successeurs. Les mèches ne flottent autour de la tête du dieu dans aucun relief pallava alors qu’elles sont une caractéristique des Śiva dansant cōḻa287. La présence du troisième œil sur le front divin est également un trait absent de l’iconographie pallava. D’autre part, les Śiva dansant pallava sont pourvus de six à douze bras, alors que cette figure n’en possède que quatre, à l’instar des représentations postérieures. La coupelle de feu est posée au creux de la paume du dieu dansant dans les deux reliefs du Mātaṅgeśvara uniquement (fig. 77 et 104 [p. 169]), datant au minimum de la deuxième moitié du VIIIe siècle, alors que les précédents tenaient un bouquet de brindilles enflammées ou des flammes. Si les Śiva dansant postérieurs porteront tous le feu comme attribut, la coupelle disparaîtra cependant au profit de la simple flamme à même la paume. Le type de hache que porte le dieu, une lame aux extrémités recourbées attachée au manche à l’aide d’un lien croisé, est semblable à celui que l’on trouve chez les Pallava mais aussi dans certaines représentations cōḻa288.
Fig. 77 : Śiva dansant du Type-des-deux-pieds-au-sol, façade nord du porche d’entrée, Mātaṅgeśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
17Cette image de Cīyamaṅkalam présente donc beaucoup trop de caractéristiques qui apparaissent essentiellement chez les Cōḻa pour que l’on puisse, selon moi, la considérer comme appartenant à la première phase de l’iconographie pallava. Il me paraît, en effet, peu probable qu’un tel relief soit apparu dès le début de l’iconographie pallava sans transmettre ses traits à l’art de toute cette dynastie, alors que ces mêmes caractéristiques ressurgiront quelques siècles plus tard pour devenir le canon des représentations dansantes cōḻa. Il serait plus logique, à mon sens, de supposer un ajout dans la grotte excavée par Mahendravarman I, soit sous les Pallava tardifs soit sous les Cōḻa. Un autre argument en faveur de cette hypothèse est la situation de ces bas-reliefs : les temples pallava ne comportent pas de piliers ornés de représentations divines, alors que les temples cōḻa en seront pourvus.
18Le survol des différentes postures dans l’iconographie antérieure montre que les formes de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées et du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale apparaissent pour la première fois chez les Pallava, contrairement aux autres. Créations de cette dynastie, ces deux Types dominent très nettement dans l’iconographie de ses temples construits. Les autres postures n’apparaissent que de manière ponctuelle, marquant ainsi une rupture avec les représentations dansantes antérieures. Majoritaire dans les temples de Rājasiṃha, le Type-des-deux-jambes-repliées disparaîtra et tombera dans l’oubli, n’ayant été repris par l’iconographie d’aucune autre dynastie. Le Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, en revanche, sera retenu par la postérité. La continuation de l’un et la disparition de l’autre s’annoncent dès les dernières représentations pallava : les temples du Mukteśvara, du Mātaṅgeśvara et du Kailāsanātha de Tiruppattūr contiennent des représentations du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale (fig. 78 et 104 [p. 169]) et du Type-des-deux-pieds-au-sol (fig. 77 et 79), mais plus de Type-des-deux-jambes-repliées. Ayant défini les deux formes dominantes parmi les Śiva dansant pallava, il faut maintenant tenter d’en comprendre le sens et la portée symbolique.
Fig. 78 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, façade nord du porche d’entrée, Mukteśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 79 : Śiva dansant du Type-des-deux-pieds-au-sol, intérieur du porche d’entrée, Mukteśvara, Kāñcipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2008).
Le Śiva dansant du champ crématoire
19La danse de Śiva dans la littérature sanskrite n’est généralement pas l’objet d’un mythe à proprement parler. Dans le Kumārasambhava, c’est au cours d’une description de Śiva que Kālidāsa évoque la danse divine dans le monde céleste bien que la cendre du bûcher recouvre ses membres289. Mais il en est de même dans les Purāṇa. Par exemple, dans le KP II.5, le dieu se présente aux sages comme la divinité suprême, puis se met à danser devant eux, leur apportant la félicité. Ne trouvant que peu d’éléments révélateurs pour la compréhension de nos images dans les Purāṇa sanskrits, c’est vers la littérature tamoule que je me tourne, celle-ci offrant à profusion des images du danseur divin.
20Les écrits de la sainte Kāraikkālammaiyār font du Śiva dansant une figure centrale. Il est celui qui danse dans le feu ou le feu à la main, dans les champs de crémation, entouré de fantômes. Ces poèmes ne mentionnent jamais la danse comme agent de destruction du monde, mais elle peut faire trembler l’univers290. Dans « Le Dizain de Tiru Ālaṅgāḍu », Śiva a l’apparence d’un fou : « Prenant le costume d’un fou, sa danse, le Magnanime la danse »291. Enfin, Pārvatī est témoin de la danse de son époux, sans pour autant y participer : « Là, l’Enchanteur danse et la Fille du Montagnard, troublée, le regarde »292.
21Śiva dansant est encore une forme récurrente dans les hymnes du Tēvāram, très proche de celle décrite dans les poèmes de la sainte. Le lieu privilégié dans lequel le dieu accomplit sa danse est, comme précédemment, le champ crématoire293. Bien qu’il puisse danser à tout moment de la journée, il se plaît à danser le soir, après avoir erré un crâne à la main294. Dans la majorité des évocations, cette danse ne s’insère pas dans un épisode particulier : il s’agit simplement du dieu dansant dans les champs crématoires, parfois qualifié de fou : « Le fou danse sa danse pendant que les fantômes chantent »295.
22Śiva peut exécuter différentes danses. La plus courante est la danse paṇṭaraṅkam296, mais celle-ci n’est pas décrite et nous ne savons pas en quoi elle consiste précisément. Evoquée dans le Cilappatikāram 6.39–45 (infra p. 244–245) pour la première fois, elle est cependant dansée par la déesse au cours de l’épisode de Tripurāntaka. Le dieu pratique aussi la danse cokkam297, l’une des cent-huit postures dansantes selon le Tamil Lexicon. Ces deux formes ne sont pas mentionnées dans les traités de danse.
23Si le champ crématoire est le lieu par excellence de la danse de Śiva dans le Tēvāram, nous le trouvons cependant dansant aussi dans le hall de Tillai (Cidambaram). Plusieurs hymnes y sont dédiés et chaque strophe évoque Śiva dansant dans le hall298. Cet espace deviendra le lieu privilégié de la danse de Śiva : le champ crématoire devenant un site inapproprié, il dansera désormais dans le temple299.
24Dans la représentation du Śiva dansant à Elephanta, probablement antérieure aux sculptures des temples pallava construits, l’une des mains gauches du dieu tient une pièce de tissu. G. Michell (2002 : 40) suggère qu’il s’agit d’une partie de son vêtement tandis que C. Sivaramamurti (1974, réimpression 1994 : 26) interprète cet attribut comme le voile de l’illusion que le dieu soulève, lié aux cinq activités de la danse de Śiva qu’A. K. Coomaraswamy énumère300. Dans les reliefs pallava, l’un des attributs que Śiva tient généralement dans la main gauche supérieure ressemble à des flammes ou à une étoffe (fig. 80–82). Cependant, il ne peut s’agir ici ni d’une partie du vêtement de Śiva, ni du voile de l’illusion, concept probablement encore étranger à la danse à cette époque. Ne pouvant justifier la présence de l’étoffe, je préfère alors rejeter cette hypothèse, pour adopter celle du feu, dont la mention dans les textes est récurrente301 et dont l’interprétation paraît être confirmée si l’on considère cet élément dans la main du Śiva des représentations cōḻa, qui perpétuent souvent la tradition inaugurée par leurs prédécesseurs.
Fig. 80 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, musée de Delhi (cliché Institut Français de Pondichéry/École française d’Extrême-Orient 264bis-11).
Fig. 81 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade sud du sanctuaire, au-dessus du Śiva mendiant, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
25Les poèmes tamouls insistent sur le lien entre le feu et le danseur. Dans les écrits de Kāraikkālammaiyār et dans les hymnes du Tēvāram, le dieu tient le feu dans la main lors de sa danse302, qu’il exécute dans ou sur les flammes303. Ces dernières sont à associer à celles du bûcher de crémation, lieu privilégié du danseur. Parfois, alors qu’il danse, le dieu tient un objet appelé koḷḷi. L’intérêt de ce terme réside dans le fait que, s’il peut signifier « feu », son sens premier renvoie à une « torche » ou à des « tisons enflammés »304. Il pourrait ainsi correspondre à l’attribut que Śiva du Type-des-deux-jambes-repliées enserre de sa main droite supérieure dans le bas-relief de la façade arrière du Kailāsanātha (fig. 86). Cet objet est en effet semblable à un bouquet de brindilles ou d’herbes enflammées, à portée de main dans les champs de crémation. Il me paraît alors plausible d’associer cette forme de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées au danseur des cimetières chanté par les hymnes305. La torche dans la main renvoie à l’hypothèse développée plus haut (supra p. 100–103) d’un lien éventuel avec les mouvements du Śaivasiddhānta ou des Pāśupata. Dans le cas du danseur, le rapprochement avec le courant pāśupata semble primer : habitant les champs de crémation, une torche à la main, le dévot erre, mendie et danse tour à tour. En outre, au Kailāsanātha tout spécialement, le Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées et le Śiva mendiant apparaissent comme étroitement liés. En effet, superposées à l’extrêmité de la façade sud du sanctuaire (fig. 73 [p. 141]), ces deux images se succèdent à l’angle sud-ouest306. On pourrait encore ajouter que le cordon de graines, porté par la figure du Type-des-deux-jambes-repliées dans la niche no 38 du mur d’enceinte (fig. 87), suggère l’aspect ascétique, renforçant ainsi le rapprochement symbolique entre ces deux formes.
Fig. 82 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, niche no 25 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 83 : Śiva dansant du Type-de-l’archer, au-dessus du couple Śiva et Pārvatī, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 84 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, intérieur du porche d’entrée, Airāvateśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 85 : Peinture de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, dernière niche extérieure de la façade nord, Tāḷapurīśvara, Paṉaimalai (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 86 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 87 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, niche no 38 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
26Dans le cas des autres reliefs, lorsque ceux-ci ne sont ni très endommagés ni recouverts de stuc, il est difficile de distinguer s’il s’agit de brindilles enflammées ou tout simplement d’un bouquet de flammes dont la masse ondule (fig. 88–89), principe qui se retrouvera dans les représentations cōḻa lorsque le dieu portera le feu à même la paume.
27Les autres attributs du dieu dansant ne posent pas de problème d’identification : il porte souvent le ḍamaru, parfois la hache ou le trident, le croissant de lune et presque invariablement le chasse-mouche. Que fait ce dernier dans les mains du danseur ? Il n’est pas un attribut caractéristique de Śiva comme lune, hache ou trident, pas un instrument permettant de rythmer sa danse comme la percussion. Or, ce chasse-mouche est à la fois l’un des attributs essentiels du mendiant et symbole de royauté307. On peut donc envisager d’ores et déjà deux cas de figure : dans le premier, la forme dansante est reliée au mendiant, laissant supposer un Śiva dansant dans les champs crématoires comme nous venons de le voir, tandis que dans le deuxième l’accent est mis sur un Śiva dansant à dimension royale, comme nous le verrons plus loin (infra p. 164–169).
Fig. 88 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 2, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 89 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
La déesse, témoin et actrice
28Dans les reliefs pallava, la déesse, sous sa forme apaisée à deux bras, accompagne souvent le dieu, à sa gauche, debout, dans une attitude très nonchalante (fig. 90–93). Elle ne semble jamais effrayée par la danse de son époux. Dans les hymnes du Tēvāram, Pārvatī comme témoin308 est parfois remplacée par Kāḷi309. La déesse accompagne de temps en temps la danse de son chant310. Plusieurs occurrences cependant évoquent cette jeune femme divine dansant aux côtés de Śiva : « [Le dieu] devenu celui qui a la nature de danser avec la jeune femme au regard semblable à [celui de] la gazelle » ou « Avec la jeune femme aux pieds [ornés] d’anneaux de cheville (pāṭikam), ayant rejoint le grand champ crématoire, debout, il accomplit sa danse »311. Si la déesse portant des anneaux de cheville ne peut être identifiée, en revanche, celle au regard de gazelle fait référence à l’une de ses formes pacifiées. Mais, parfois, le dieu danse en compagnie de la forme terrible de la déesse : « Il chante le Cāmavētam et danse [accompagné] de Cāmuṇṭi »312. Il en est de même dans le LP I.106 où la danse intervient en conclusion de l’épisode de Kālī tuant le démon Dāruka. Pour apaiser la déesse emplie de rage, Śiva s’étant transformé en un enfant criant dans les champs crématoires boit son lait ainsi que sa colère. Une fois celle-ci calmée, il se met à danser parmi les bûchers, entouré de fantômes et de gaṇa. La déesse se joint à la danse313.
Fig. 90 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade ouest du templion G, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 91 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade ouest du templion E, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 92 : Devī à la gauche de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 8, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 93 : Devī à la gauche de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées (détail), cella no 8, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 94 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
29Ces références à la déesse dansante, aussi bien pacifiée que terrible, accompagnant le dieu dansant du champ crématoire, peuvent encore être reliées, selon moi, à la représentation du Type-des-deux-jambes-repliées de la façade ouest du Kailāsanātha, que j’ai définie plus haut comme illustrant plus particulièrement le danseur des cimetières. En effet, autour de ce relief, deux déesses assistent à la danse de Śiva, l’une forme pacifiée, debout, à sa gauche immédiate (fig. 94), l’autre terrible, dansante, sur la paroi à la gauche du groupe central (fig. 165 [p. 244]). On peut ajouter à cet ensemble le Gaṇeśa qui fait face à la figure féminine dansante, assis à la droite de Śiva. Il est possible de le considérer non pas en tant que divinité individuelle à proprement parler, mais comme chef des gaṇa (comme son nom le suggère) qui accompagnent en général le dieu et qui s’agitent ici sous son piédestal.
La compétition de danse
30La danse de Śiva peut s’insérer parfois dans un épisode narratif proprement dit. J’ai déjà évoqué le dieu mendiant qui se met à danser au cours de son errance, mais il peut également exécuter sa danse pour apaiser la colère de Pārvatī jalouse314 ou celle de Kāḷi au cours d’une compétition de laquelle elle ressort vaincue mais calmée. Ce dernier mythe, avec ses diverses variantes, est fort connu de la tradition tamoule, mais il n’est cependant pas certain qu’il apparaisse avant les VIIe–IXe siècles. En effet, les quelques lignes du Cilappatikāram qui pourraient se présenter comme une allusion à cette légende restent très vagues. Alors que Kaṇṇaki paraît à la porte du roi afin de demander justice pour la mort de son époux, elle est si terrible que le portier se demande :
« [Elle n’est pas] Aṇaṅku qui a obtenu la grâce après avoir vu danser Iṟaivaṉ,
Elle n’est pas Kāḷi satisfaite dans la forêt emplie de souffrances,
La femme qui a déchiré la large poitrine de Tārukaṉ »315.
31La déesse assiste ici à la danse de Śiva puis réside apaisée dans la forêt : on pourrait alors imaginer que cette trame est celle que l’on rencontrera dans l’histoire de la compétition. Cependant, le tournoi entre le dieu et la déesse n’est pas explicitement évoqué et l’on peut donc douter qu’il s’agisse bien ici de cet épisode. La même incertitude se retrouve dans l’unique strophe des poèmes de Kāraikkālammaiyār qui pourrait renvoyer à la compétition de danse remportée par le dieu levant sa jambe de manière inégalable :
« Là, se tenant debout dans le cercle, accomplissant uḷāḷam, disputant, s’agitant, étirant son pied
Levé pour toucher le ciel, danse notre Père dont la demeure est Tiruvālaṅkāṭu »316.
32L’absolutif du verbe vātittal, signifiant « gêner, obstruer, disputer, arguer », est le seul élément qui permettrait éventuellement de relier cette strophe à cet épisode. De plus, la déesse est absente, rendant la relation entre le mythe de la compétition et ces vers extrêmement ténue. Quant au Tēvāram, il renvoie, bien que rarement, à une danse de Śiva qui rendrait la déesse honteuse ou abattrait la colère de Kāḷi317.
33Cette légende, dont la présence dans la littérature tamoule la plus ancienne reste contestable, trouve cependant une expression bien développée dans le sthalapurāṇa du temple de Tiruvālaṅkāṭu. Kāḷi, qui terrorise les habitants et visiteurs dans la forêt de banian, est vaincue par Śiva au cours d’une compétition de danse : il accomplit paṇṭaraṅkam, qui consiste à lever l’un de ses pieds jusqu’au ciel318. Cette danse paṇṭaraṅkam, qui n’était ni définie ni associée à la compétition dans le Tēvāram, devient celle dans laquelle Śiva lève sa jambe. Un sthalapurāṇa mineur de Cidambaram évoque également la défaite de la déesse causée par la jambe que le dieu élève319.
Une danse de victoire en contexte divin
34La forme de Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale est donc associée, selon la tradition, avec cette compétition de danse. Or, ces images ne semblent pas être reliées à cet épisode lors de leur apparition dans l’iconographie pallava du temps de Rājasiṃha.
35La posture du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale me paraît se forger sur le principe d’illustration d’un symbole dont l’iconographie pallava se charge, plus que d’un mythe en particulier. Elle est en effet équivalente à celle de Trivikrama enjambant les trois mondes320. Empruntant les caractéristiques de l’avatāra de Viṣṇu (fig. 181 [p. 270]) qu’il fait siennes, Śiva est capable de lever son pied pour atteindre le ciel. À travers cette association, il devient à son tour symbole de royauté et de victoire sur l’ennemi. Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, auprès duquel aucune déesse dansante n’apparaît, ne semble pas être l’illustration du mythe de la compétition : devenu emblème de victoire, il danse en contexte divin, comme en témoigne le relief de la façade ouest du Kailāsanātha (fig. 95). En effet, dans cette représentation, le dieu est accompagné de Brahmā et de Viṣṇu lui rendant hommage, du taureau au corps humain et d’un gaṇa, tous deux dansant à ses côtés, de Sūrya et de Candra, de musiciens (fig. 96)321. À sa gauche est assis l’androgyne, Ardhanārīśvara, jouant du luth (fig. 97). L’entourage du danseur apparaît ici comme un indice du contexte divin dans lequel Śiva évolue, se différenciant alors du Śiva dansant dans les champs de crémation. La danse du dieu entouré de fantômes devient danse divine.
Fig. 95 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 96 : Musiciens à la droite de Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 97 : Ardhanārīśvaramūrti à la gauche de Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
36Cependant, quelques nuances sont à apporter à cette distinction entre deux types de danse, très claire me semble-t-il sur la façade arrière du Kailāsanātha. Sur les murs intérieurs du porche de l’un des premiers temples construits pallava, le Piṟavāttāṉeśvara, le Śiva du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale est placé face au Śiva mendiant, une boule dans la main symbolisant peut-être l’aumône qu’il vient de percevoir sous sa forme errante (supra p. 139 et fig. 55 [p. 130] et 71 [p. 140]). L’association de ces deux figures montre que le Śiva dansant est à envisager ici comme relié aux champs de crémation (supra p. 139), laissant alors supposer que la frontière entre ces deux types de danse n’était peut-être pas si étanche que l’observation du Kailāsanātha pourrait nous le laisser croire. Serait-il alors possible de concevoir une image endossant un double aspect : l’idée de victoire symbolisée par le pied levé et renforcée par son orientation au nord (infra p. 169–170) ainsi que la danse « sauvage » du champ crématoire ? Dans les temples pallava postérieurs, le Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale qui occupera l’intérieur des ardha-maṇḍapa sera opposé à une image dont le symbolisme royal est marqué : la victoire de Śiva sur le démon Rāvaṇa (Iṟavāttāṉeśvara : fig. 98 ; Amareśvara), suggérant alors que ce n’est plus dans les champs de crémation que le dieu exécute sa danse.
Fig. 98 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe- levée-à-la-verticale, intérieur du porche d’entrée, orienté au nord, Iṟavāttāṉeśvara, Kāñcipuram (cliché Institut Français de Pondichéry/École française d’Extrême-Orient 8690–9).
37Les cellas de façade no 2 et no 8 du Kailāsanātha abritent des représentations identiques du Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, entouré de personnages divins tels que Brahmā et Viṣṇu, de petits personnages célestes, du taureau, de la déesse (cella no 2 : fig. 88 [p. 159], 99–101 ; cella no 8 : fig. 92–93 [p. 161], 102), ne paraissant donc pas renvoyer au contexte du cimetière. Le statut de ces images semble cependant particulier si l’on considère leur situation et leur orientation à l’est, direction à laquelle fait face l’image de culte elle-même. Elles suivent un relief du Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale dans la cella no 1 (fig. 103) également encadrée de Viṣṇu et Brahmā, illustrant alors les deux postures principales que le danseur divin adopte322.
38Si, comme je viens de le suggérer, les images pallava du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale ne semblent pas renvoyer au mythe de la compétition de danse, un seul relief cependant, au Mātaṅgeśvara (fig. 104), donc datant au minimum de la deuxième moitié du VIIIe siècle, introduit la déesse terrible dansant au côté de Śiva adoptant cette posture. Il se pourrait que le mythe de cette compétition se soit associé peu à peu au cours de la dynastie pallava à la forme dansante de ce Type et soit ainsi représenté dans ce temple pour la première fois.
39Par ailleurs, deux autres mythes illustrés dans l’iconographie pallava mettent en scène Śiva dansant : Gajasaṃhāramūrti et Kālārimūrti. Le dieu, une fois son exploit accompli, danse couvert de la dépouille de sa victime ou sur le corps du vaincu. La danse devient donc ici une danse de victoire, idée qu’exprime clairement le Mayamata : « Le culte des formes dansantes (de Śiva) a pour récompense immédiate la mort de l’ennemi »323 mais aussi le Tēvāram : « Le seigneur qui exécute la grande danse de la rare victoire »324. Le Śiva dansant apparaît donc comme une forme victorieuse325.
Fig. 99 : Brahmā à la droite de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 2, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 100 : Viṣṇu à la gauche de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 2, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 101 : Êtres célestes à la gauche de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 2, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 102 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, cella no 8, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 103 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, cella no 1, façade est du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2006).
Fig. 104 : Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, intérieur du porche d’entrée, orienté au nord, Mātaṅgeśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Une image de transition
Fig. 105 : Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, façade arrière (est), Ōlakkāṉeśvara, Mahābalipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2007).
40L’une des thématiques à l’œuvre dans le programme iconographique des temples pallava pourrait se définir ainsi : une façade sud qui abrite des incarnations de Śiva évoluant dans le monde des humains ou dans l’espace indompté (Śiva enseignant, Śiva mendiant, Liṅgodbhavamūrti), opposée à une façade nord consacrée aux formes puissantes, conquérantes, royales (Kālārimūrti, Tripurāntakamūrti, Jalandharasaṃhāramūrti, Gaṅgādharamūrti) (infra p. 280–283). Les faces arrière des sanc- tuaires sont le plus souvent occupées par des formes dansantes de Śiva (fig. 105). Or, nous venons de voir que la danse divine à l’époque pallava peut endosser deux aspects : danse des champs de crémation, terrible et effrayante, souvent liée à la figure du Śiva mendiant qui évolue dans le monde des hommes, et danse royale et victorieuse, appartenant au monde des dieux. Les reliefs dansants ne pourraient-ils donc pas être envisagés comme une sorte de transition entre la façade sud et la façade nord, justifiant alors leur présence sur les façades arrière des temples ? La façade ouest du sanctuaire du Kailāsanātha en est une illustration détaillée. La façade sud se termine, dans le sens de la pradakṣiṇā, sur la forme de Śiva mendiant. Puis la façade ouest s’ouvre sur le Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées, auprès duquel danse la terrible Kāḷi (fig. 94 [p. 162] et 165 [p. 244]). Dans l’une de ses mains, un bouquet de brindilles enflammées suggère la proximité du bûcher : il s’agit de la danse dans les champs de crémation, danse du fou, danse de l’errant, danse du mendiant. Le relief suivant est à nouveau un Śiva dansant, mais le dieu lève ici la jambe, imitant la posture de Trivikrama, et apparaissant ainsi comme une forme liée à la royauté et à la victoire. Cette fois-ci Śiva ne semble plus tenir de brindilles enflammées cueillies sur les bûchers, mais des flammes. Il est entouré de personnages divins, le taureau, Brahmā, Viṣṇu, Sūrya et Candra, Ardhanārīśvara. Puis au début de la façade nord se trouve un relief de Kālārimūrti, qui se présente clairement comme une danse de victoire. Le passage d’une danse obscure et terrible dans les cimetières à une danse de victoire en contexte divin permet donc, à mon sens, la transition entre le monde de la façade sud et celui de la façade nord.
41Les Śiva dansant seront remplacés sur les façades arrière des santuaires par les Liṅgodbhavamūrti dès la deuxième moitié du VIIIe siècle : c’est le cas au Mukteśvara, au Mātaṅgeśvara et au Kailāsanātha de Tiruppattūr, et cette tradition sera retenue dans la majeure partie des temples cōḻa.
42Les formes de Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées et du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, dominantes dans l’iconographie pallava, ont été inaugurées toutes deux par cette dynastie, se détachant de la tradition septentrionale mais aussi de celle du Deccan. L’étude des textes ainsi que des images m’a permis de dégager une forme du Type-des-deux-jambes-repliées liée à l’idée du dieu du champ crématoire et une forme du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, emblème de victoire et de royauté. On pourrait ainsi les qualifier de « danse du sol » et « danse du ciel ». La première disparaîtra définitivement avec la chute des Pallava tandis que la deuxième continuera d’exister dans les dynasties postérieures, insérée dans l’épisode narratif de la compétition contre la déesse. La disparition progressive de la danse terrible de Śiva dans les temples, considérée de plus en plus comme inappropriée, justifie alors la disparition de la forme du Type-des-deux-jambes-repliées alors que le Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale, la « danse du ciel », symbole de royauté, perdure326.
Notes de bas de page
273 Deux formes aujourd’hui disparues étaient probablement des Śiva dansant. La première se trouve dans le temple de l’Amareśvara à Kāñcipuram. Les façades du sanctuaire sont entièrement rénovées et les reliefs diffèrent aujourd’hui des originaux. Des photographies précédant la dernière rénovation montrent un Viṣṇu à l’arrière du temple, caractéristique de certains temples cōḻa. Cependant, le dessin CXI de A. Rea (1909) y place un Śiva dansant du Type-du-pied-au-genou. Ce document est précieux, bien qu’il ne soit pas totalement fiable : j’ai en effet pu constater certaines erreurs dans le cas d’autres dessins de l’auteur. La présence du Śiva dansant sur cette façade arrière serait en accord avec l’organisation des représentations des autres temples de la même époque. La posture, en revanche, est peu commune chez les Pallava : sachant que le bas du relief était, au moment où le dessin a été accompli, abîmé et recouvert de briques (apparentes sur le document), on peut donc douter de l’identification de la posture de Śiva proposée par A. Rea. En outre, les deux bras inférieurs du dieu, à droite en gaja-hasta et à gauche levé à la verticale, rappellent le schéma des représentations dansantes du Type-des-deux-jambes-repliées, caractéristiques des façades arrière de bon nombre de sanctuaires pallava. La deuxième forme disparue occupait sans doute la face ouest du plus grand sanctuaire au Temple du Rivage à Mahābalipuram. En effet, sous le panneau détérioré, des gaṇa dansent et jouent de la musique. Au Kailāsanātha, sous les représentations de Śiva dansant sur la face arrière, des gaṇa sont ainsi représentés. Par comparaison, on peut alors supposer la présence d’un Śiva dansant sur cette façade, à l’instar des autres temples pallava.
274 C. Sivaramamurti (1974, réimpression 1994 : 158, fig. 5). Pour un étude de ce site, voir J. G. Williams (1983 : 105–114).
275 R. D. Banerji (1924 : plate XIIIb). Voir également J. G. Williams (1983 : 117–122).
276 A.-M. Gaston (1982 : 178–179) souligne l’enrichissement qu’apportent les gaṇa à la danse en constatant que, parmi les sculptures de figures dansantes, à partir de la période gupta en particulier, ce sont eux qui illustrent l’éventail le plus complet des postures.
277 A. Lippe (1975 : 176).
278 C. Berkson (1983, réimpression 1999 : pl. 64 à 67).
279 Un Śiva dansant du Type-du-pied-au-genou apparaît probablement pour la première fois dans la grotte II de Mogalrājapuram, près de Bezwada en Andhra Pradesh, peut-être datée du VIIe siècle. Voir M. Hirsh (1986 : 87, fig. 121), J. C. Harle (1986 : 187) et A.-M. Gaston (1982 : table 4). Cette posture sera très utilisée dans les reliefs du nord, mais aussi dans le Deccan et chez les Hoysaḷa. Il n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus des Śiva dansant pallava.
280 Contra É. Parlier-Renault (2006 : 212) qui identifie ce personnage comme la Gaṅgā.
281 Plusieurs représentations de Śiva dansant à Aihoḷe, Bādāmi et Paṭṭadakkal maintiennent un serpent au-dessus de la tête. On retrouve cette caractéristique dans un relief à Mukhaliṅgam, ancienne capitale des Gaṅga, dans le temple de Madhukeśvara et dans le temple du Mukteśvara à Bhubaneśvar. Le premier est daté par J. C. Harle (1986 : 160) de la deuxième moitié du VIIIe siècle. Le deuxième lui serait postérieur.
282 A.-M. Gaston (1982 : plates 25 et 27).
283 J. C. Harle (1986 : 178) et G. Michell (2002 : 36) soulignent l’influence du monument de Kāñcipuram sur celui de Paṭṭadakkal. Une inscription au Virūpākṣa (IA X, p. 164–165) mentionne la fondatrice du temple, Lokamahādevī, épouse de Vikramāditya II (733–746 environ), qui aurait conquis Kāñcipuram trois fois. Il est donc fort probable que le Kailāsanātha ait influencé cet édifice. É. Parlier-Renault (2006 : 285–286) suppose également un emprunt de cette forme dansante aux Pallava.
284 Voir P. Kaimal (1999). L’auteur précise que quelques représentations de cette forme apparaissent dans les temples de Parāntaka I, mais qu’elle se généralise seulement à partir des temples de cette reine, pour devenir l’emblème cōḻa sous Rājarāja I.
285 K. R. Srinivasan (1964 : 92), C. Sivaramamurti (1974 : 192), A.-M. Gaston (1982 : 49) et M. Hirsh (1986 : 99).
286 P. Kaimal (1999 : 402) suppose que ce relief, dont elle ne remet pas en cause la date du VIIe siècle, préfigure les représentations futures de ce même Type dans lesquels le serpent n’apparaîtra plus.
287 Antérieur aux Cōḻa, seul le Śiva dansant gupta de Nāchnā déploie ses mèches ainsi. Voir C. Sivaramamurti (1974 : 170, fig. 5) et A.-M. Gaston (1982 : 58 et plate 12).
288 Chez les Pallava, voir par exemple le relief de la déesse dansant près de Śiva sur la façade ouest au temple du Kailāsanātha (fi 165 [p. 244]) et chez les Cōḻa, voir par exemple le Śiva assis à l’arrière du temple de Erumpūr (taluk de Cidambaram, district de Kaṭalūr [Cuddalore]).
289 tadaṅgasaṃsargam avāpya kalpate dhruvaṃ citābhasmarajo viśuddhaye |
tathā hi nṛtyābhinayakriyācyutam vilipyate maulibhir ambaraukasām | | V.79
« La poussière, cendre des bûchers funéraires, quand elle a touché ses membres, devient un moyen certain de purification, aussi lorsqu’elle se répand, tandis qu’il se livre aux mouvements de la danse, les diadèmes des habitants des cieux la recueillent. », traduction B. Tubini, p. 117. Je remercie D. Goodall de m’avoir signalé ces vers.
290 aṭi pēriṟ pātāḷam pērum aṭikaḷ
muṭi pēriṉ mā mukaṭu pēruṅ — kaṭakam
maṟintu āṭu kaipēril vāṉ ticaikaḷ pērum
aṟintu āṭum āṟṟātu araṅku.
« Le Poème de l’Admirable », strophe 77.
« Quand il meut le pied, il ébranle l’enfer. Quand il meut la tête,
il ébranle la grande voûte. Quand il meut le bras où-roule-
l’anneau-de-bravoure, il ébranle les points cardinaux. Il le sait.
Il danse à faire crouler le tréteau », traduction Karavelane (1982 : 40). Le mot araṅku que Karavelane traduit par tréteau est en fait le lieu dans lequel la danse se déroule. Le début de la strophe suivante ajoute que ce lieu est le champ des fantômes (araṅkamāp pēykkāṭṭi), donc le champ crématoire.
291 pitta vēṭaṅ koṇṭu naṭṭam
perumāṉ āṭumē
strophe 4 d, traduction Karavelane (1982 : 68).
292 māyaṉ āṭa malaiyāṉ makaḷum
maruṇṭu nōkkumē
« Le Dizain de Tiru Ālaṅgāḍu », strophe 8 d, traduction Karavelane (1982 : 70).
293 uram maṉ uyar kōṭṭu ulaṟu kūkai alaṟu mayāṉattil
iravil pūtam pāṭa āṭi eḻil ār alarmēlai
piramaṉ talaiyil naṟavam ēṟṟa pemmāṉ […] (1–67–4 abc)
« Dans le champ crématoire dans lequel vocifèrent les hiboux hurlants, sur la plateforme dure et stable, le seigneur à qui l’on offre du toddy dans le crâne de Piramaṉ qui se tient sur une fleur épanouie danse pendant que les bhūta chantent, la nuit. »
294 payilum maṟaiyāḷaṉ talaiyil pali koṇṭu
tuyilum poḻutu āṭum cōti uṟai kōyil (1–82–3 ab)
« Ayant pris des aumônes dans le crâne de celui qui pratique les textes secrets, il danse au moment où [tout] s’endort, dans la résidence de lumière. » ;
pal il ōṭu kai ēnti pali tirintu
elli vantu iṭu kāṭṭu eri āṭuvāṉ (3–45–4 ab)
« Après avoir erré pour des aumônes, tenant dans la main un crâne sans dents, il danse dans le feu du champ crématoire, la nuit venue. »
295 […] pēy pāṭa naṭam āṭum pittaṉ taṉṉai (6–74–6 a).
296 pali tirintu uḻal paṇṭaṅkaṉ mēya aiyāṟṟiṉai
kali kaṭinta kaiyāṉ […] (2–6–12 ab)
« Celui qui [danse] paṇṭaṅkam en errant déambule [pour obtenir] des aumônes, uni [au site d’]Aiyāṟu ; [Il] a des mains ayant détruit l’arrogance » ;
[…] pali ēṟṟu uḻal paṇṭaraṅkā ! (3–1–6 b)
« Ô toi errant [à la danse] paṇṭaraṅkam, recevant des aumônes ! » ;
[…] talaiyil kaṭai tōṟum pali
paṇ iyal meṉ moḻiyār iṭa koṇṭu uḻal paṇṭaraṅkaṉ (7–98–1 ab)
« Celui qui [danse la danse] paṇṭaraṅkam, errant, prenant des aumônes dans un crâne devant chaque entrée, [données par] celles aux doux mots dont la nature est semblable à la musique. »
Voir également 2–13–9, 3–1–5, 4–86–11, 6–83–8.
297 cokkam atu āṭiyum pāṭiyum pāriṭam cūḻ tarum
nakkar […] (3–9–9 cd)
« Le Nu, entouré de démons, chantant, dansant ceci [appelé] cokkam » ;
cuḻippaṭṭa kaṅkaiyum tiṅkaḷum cūṭi cokkam payiṉṟīr (4–95–8 a)
« Tu as pratiqué cokkam portant sur la tête la kaṅkai tourbillonnante et la lune. »
298 4–22 ; 4–80 ; 5–2.
299 D. Smith (1996 : 148) et P. Kaimal (1999).
300 sṛṣti (le regard qui embrasse, création, évolution) ; sthiti (conservation, soutien) ; saṃhāra (destruction, involution) ; tirobhāva (le voile, incarnation, illusion et aussi action de donner le repos) ; anugraha (libération, salut, grâce). Prises séparément, ce sont les activités des dieux Brahmā, Viṣṇu, Rudra, Maheśvara, Sadāśiva. Cette activité cosmique est le motif central de la danse, nous dit A. K. Coomaraswamy (1948 : 87). On ne trouvera de fait cette conceptualisation de la danse énoncée pour la première fois dans la littérature tamoule que dans le Tirumantiram de Tirumūlar :
araṉ tuṭi tōṟṟam amaittal titiyām
araṉ aṅki taṉṉil aṟaiyiṉ caṅkāram
araṉ uṟṟu aṇaippil amarun tirōtāyi
araṉ aṭi eṉṟum aṉukkirakam eṉṉē.
Hara’s drum is creation,
Hara’s hand gesturing protection is preservation;
Hara’s fire is dissolution;
Hara’s foot planted down is Obfuscation,
Hara’s foot, raised in dance, is grace abiding.
Tantra 9, strophe 2799, traduction de B. Natarajan (1991 : 430).
K. Zvelebil, dans son Lexicon of Tamil Literature, date le Tirumantiram de la fin du VIe ou du début du VIIe. Cependant, beaucoup d’autres chercheurs, comme D. Smith (1996 : 242) par exemple, repoussent cette date de plusieurs siècles. Cet ouvrage est aujourd’hui communément considéré comme appartenant au XIe siècle. Notons également que dans les vers que nous venons de citer, l’illusion n’est pas symbolisée par le voile mais par le pied qui demeure au sol.
Cette conceptualisation de la danse est sans aucun doute postérieure aux reliefs évoqués dans cette étude. P. Kaimal (1999) s’attache également à le montrer en ce qui concerne les reliefs cōḻa. L’interprétation de l’étoffe dans la main de Śiva à Elephanta comme le voile de l’illusion ne fonctionne donc pas à mon sens.
301 Dans le cas de certaines images (fig. 83 et 84), les restaurateurs semblent avoir opté pour une étoffe. Cependant, une peinture, sur le mur du fond dans l’une des cellas extérieures attenantes à la façade nord du temple de Paṉaimalai représente un Śiva dansant du Type-des-deux-jambes-repliées qui pourrait dater de l’époque pallava (fig. 85). Voir J. Dumarçay et F. L’Hernault (1975 : 85–86). Parmi les quelques fragments que l’on distingue clairement, on remarque que la main supérieure gauche tient le même objet que celui qui se trouve dans les autres représentations en pierre de ce type et la couleur choisie est le rouge brun, symbolisant le feu.
302 kāṭum kaṭalum malaiyum maṇṇum
viṇṇuñ cuḻala aṉal kai ēnti
āṭum arava puyaṅkaṉ eṅkaḷ
appaṉ iṭan tiru ālaṅkāṭē
« Le Vieux Dizain de Tiru Ālaṅgāḍu », strophe 8 cd,
« Et la forêt et la mer et la montagne et la terre et le ciel tournent en rond alors que, le feu
à la main, les serpents sifflant, danse notre
Père dont la demeure est Tiruvālaṅgāḍu », traduction Karavelane (1982 : 64).
aṇaṅku kāṭṭil aṉalkai ēnti
aḻakaṉ āṭumē
« Le Dizain de Tiru Ālaṅgāḍu », strophe 2 d,
« Au bois épouvantable, le feu à la main,
Celui-qui-est-beau danse », traduction Karavelane (1982 : 66).
Dans le Tēvāram, on lit : aṉal ēnti (1–46–4 a) : « tenant le feu » ; veñcutarttī aṅkai ēnti (1–49–7 a) : « tenant dans la main le feu blanc éclatant » ; kai cēr aṉal ēnti āṭī (6–56–5 d) : « dansant, tenant le feu joint à sa main ».
303 […] cuṭar uruvil
eṉpu aṟā kōlattu eri āṭum emmāṉārkku
aṉpu aṟātu eṉ neñcavarkku
« Le Poème de l’Admirable », strophe 2 bcd,
« Pour notre Père, corps de lumière, embelli d’os, dansant sur le feu, mon cœur cependant ne manquera pas d’amour », traduction Karavelane (1982 : 22).
Dans le Tēvāram, on trouve : aṉal āṭi (1–29–6 b) : « dansant [dans/sur] le feu » ; kaṉal āṭaliṉāy (2–20–3 a) : « toi qui as dansé [dans/sur] le feu ».
304 pēy uyar koḷḷi kaiviḷaku āka perumāṉār
tī ukantu āṭal […] (1–98–7 cd)
« Pendant que l’éminente torche des fantômes dans sa main devient lumière, Celui qui est noble, après s’être réjoui dans le feu, [accomplit] sa danse. » ;
puḷḷi tōl āṭai ; pūṇpatu nākam ; pūcu cāntam poṭ inīṟu ;
koḷḷi tī viḷakku ; kūḷikaḷ kūṭṭam ; kāḷiyai kuṇam cey kūttu uṭaiyōṉ (3–119–1 ab)
« Son vêtement est une peau tachetée ; les serpents sont ses ornements ; la cendre sacrée est le santal qui l’enduit ; la lumière est le feu de sa torche ; ses compagnons sont les gaṇa ; il est celui qui possède la danse qui donne du mérite à Kāḷi » ;
koḷḷi ventaḻal vīci niṉṟu āṭuvar (5–49–2 a)
« Il danse se tenant debout, agitant le feu blanc de la torche. »
305 Dans les bas-reliefs, le piédestal sur lequel Śiva danse est alors difficile à justifier. Peut-être est-il introduit dans ce type d’image afin de rappeler la nature divine de cette figure. Envisageant cette forme du Type-des-deux-jambes-repliées comme le danseur des champs de crémation, je m’oppose à É. Parlier-Renault (2006 : 252–260) qui la consiède avant tout comme une danse céleste, dans laquelle le dieu vole, synthèse de tous les aspects que la danse peut illustrer.
306 Elles sont encore placées face à face à l’intérieur du porche du sanctuaire de Mahendravarman III dans ce même temple et côte-à-côte sur la façade arrière de l’Iṟavāttāṉeśvara. En revanche, c’est une forme dansante de Śiva à la jambe levée qui regarde le Śiva mendiant sur les murs intérieurs de l’ardha-maṇḍapa du Piṟavāttāṉeśvara (infra p. 166).
307 Les figures royales sont en effet souvent encadrées de porteurs de chasse-mouche. Voir les représentations de couples royaux entre les niches du mur d’enceinte du Kailāsanātha de Kāñcipuram.
308 malai makaḷ kāṇa niṉṟu āṭi (1–39–1 b)
« Il danse pendant que la fille de la montagne le regarde ».
309 nati ataṉ ayalē naku talai mālai nāḷ mati caṭaimicai aṇintu
kati atu āka kāḷi muṉ kāṇa kāṉ iṭai naṭam ceyta karuttar (1–41–5 ab)
« Ayant orné ses mèches d’une guirlande de crânes souriants, à côté de la rivière, et de la belle lune croissante, le dieu, se mettant en mouvement, accomplit sa danse au milieu de la forêt devant Kāḷi qui le regarde. »
310 […] ukantu perum kāṭṭu iṭai
tiruntu iḷa meṉ mulai tēvi pāṭa naṭam āṭi pōy (3–11–7 ab)
« Se réjouissant, il alla dans le grand champ de crémation, dansant sa danse pendant que Devī, à la parfaite poitrine jeune et douce, chantait. »
311 iṇai piṇai nōkki nallāḷoṭu āṭum iyalpiṉar āki […] (3–101–6 b) et
pāṭaka mel aṭi pāvaiyōṭum paṭu piṇa kāṭu iṭam paṟṟi niṉṟu
nāṭakam āṭum […] (1–7–1 ab).
312 […] cāmuṇṭi cāmavētam
kūttoṭum pāṭa vaittār […] (4–32–4 bc).
313 kṛtam asyāḥ prasādārthaṃ devadevena tāṇḍavaṃ |
saṃdhyāyāṃ sarvabhūtendraiḥ pretaiḥ prītena śūlinā | | 25
pītvā nṛttāmṛtaṃ śaṃbhor ākaṃṭhaṃ parameśvarī |
nanarta sā ca yoginyaḥ pretasthāne yathāsukham | | 26
« La danse, ayant pour but de la réjouir [la déesse], fut accomplie le soir par le dieu des dieux, joyeux porteur du trident, avec tous les bhūta et les fantômes. Ayant bu le nectar de la danse de Śaṃbhu jusqu’à la gorge, Parameśvarī dansa, et les yogini [aussi] sur le lieu des morts de sorte qu’elle fut satisfaite. »
314 cūṭiṉar kaṅkayāḷai ; cūṭiya tuḻaṉi kēṭṭu aṅku
ūṭiṉāḷ naṅkaiyāḷum ; ūṭalai oḻikka vēṇṭi
pāṭiṉār cāmavētam ; pāṭiya pāṇiyālē
āṭiṇār […] (4–27–2)
« Il porta sur sa tête la kaṅkai ; et la jeune femme bouda, là, en entendant le son pendant qu’il [la] portait ; voulant en terminer avec cette querelle d’amour, il chanta le cāmavētam ; il dansa au son de cette musique pendant qu’il chantait ».
315 […] iṟaivaṉai
āṭal kaṇṭu aruḷiya aṇaṅkum cūruṭai
kāṉakam ukanta kāḷi tārukaṉ
pēr uram kiḻitta peṇṇum allaḷ ;
Cilappatikāram 20.37–40.
316 maṇṭalam niṉṟu aṅku uḷāḷam iṭṭu vātittu vīci eṭutta pātam
aṇṭam uṟa nimirntu āṭum eṅkaḷ appaṉ iṭan tiru ālaṅkāṭē
« Le Vieux Dizain de Tiru Ālaṅgāḍu », strophe 4 cd.
Je n’ai pas choisi ici de suivre la traduction de Karavelane car il opte pour une expression claire de la compétition de danse entre le dieu et la déesse, alors que les mots de « compétition », de « victoire » ou de « défaite » n’apparaissent pas. En outre, il traduit uḷāḷam par « ployant latéralement les jambes ». Or ce terme pose un problème. Selon le Tamil Lexicon, il s’agit d’un mode de chant dans lequel les membres sont immobiles en imitation des gandharva (qui rappellerait alors notre Type-des-deux-jambes-repliées) ou tout simplement d’une posture dansante qui n’est pas décrite. La seconde définition me semble plus appropriée au contexte. Ne pouvant définir cette danse, j’ai préféré garder le terme tamoul, même si cela obscurcit la lecture.
317 pēykaḷ pāṭa pal pūtaṅkaḷ tuti ceya piṇam iṭu cuṭu kāṭṭil
vēy koḷ tōḷ itāṉ veḷkiṭa mā naṭam āṭum vittakaṉār ; […] (2–102–7 ab)
« Pendant que les fantômes chantent, que les bhūta prient dans le champ crématoire où se trouvent les corps, celui qui est habile accomplit sa danse afin de rendre honteuse celle aux épaules semblables au bambou. » ;
Voir les hymnes 4–100–2 ab, 5–22–2 et 7–70–4 qui mettent en scène Kāḷi. V. M. Subramania Aiyar (voir Digital Tēvāram) souligne que dans l’hymne 1–126–5 Śiva remporte la victoire sur la déesse en dansant la danse cokkam. Ce passage est cependant très obscur.
318 Voir D. Shulman (1980 : 213–216).
319 D. Shulman (1980 : 218–220) et D. Smith (1996 : 136, 143–144). D. Smith ajoute que la Nṛttasabhā de Cidambaram contient un sanctuaire de Śiva dansant du Type-de-la-jambe-levée-à-la-verticale et qu’il est dit aujourd’hui que le dieu a vaincu Kāḷi en compétition de danse, en levant sa jambe au niveau de la tête. Pourtant, la danse de Kāḷi n’est pas mentionnée dans le principal sthalapurāṇa, le Cidambaramāhātmya, ni dans la version tamoule, le Kōyilpurāṇam.
320 Je remercie Ch. Schmid de cette suggestion.
321 Śiva est, dans la plupart des représentations dansantes pallava, entouré de musiciens : un percussionniste et des gaṇa jouant de la flûte ou marquant le rythme de cymbales. A.-M. Gaston (1982 : 130–131) remarque que le Bharatanāṭya associe toujours Nandī au percussionniste et que, lors de la danse divine, c’est généralement l’orchestre céleste — Viṣṇu jouant des percussions, Brahmā des cymbales et Sarasvatī de la vīṇā — qui est décrit. Dans les images pallava, rien ne permet d’identifier le percussionniste comme Nandī et il est évident que ce ne sont pas les dieux qui composent l’orchestre, mais des gaṇa, compagnons de Śiva.
322 La cella no 9 aujourd’hui fermée devait probablement contenir un relief identique (infra p. 279).
323 nṛttapūjāphalaṃ sadyaś śatrunāśakaraṃ bhavet
36.80 a, traduction B. Dagens, p. 392.
324 arum tiṟal mā naṭam āṭum ammāṉ taṉṉai (6–84–1 c).
325 Dans le mythe de Cidambaram, la danse du dieu est une danse de victoire, une fois les ennemis maîtrisés et vaincus. C’est un reflet des devoirs du roi, comme le montre P. Kaimal (1999 : 406).
326 C’est également dans ce sens que va l’étude de P. Kaimal (1999) sur les Śiva dansant cōḻa. Elle soutient l’hypothèse d’un Śiva dansant cōḻa dans lequel des restes d’une divinité locale terrible du champ crématoire subsistent. Cette figure se sanskritise peu à peu pour donner naissance à ce Śiva dansant lumineux, emblème royal de la dynastie.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012