Chapitre II. Un dieu devenu homme : le Śiva mendiant
p. 117-142
Texte intégral
1Le Śiva mendiant occupe une place prépondérante dans l’iconographie pallava, s’installant sur les façades des sanctuaires ou à l’intérieur des ardha-maṇḍapa dès les premiers temples construits. Malgré l’uniformité des représentations, cette forme apparaît comme complexe à définir et à situer précisément à l’intérieur d’un mythe : s’agit-il du Śiva de la forêt de pin qui séduit les femmes des sages furieux ou du Śiva errant à la suite de la décapitation de Brahmā ? Dans ces images, Śiva marche, chaussé de sandales. Le bas de son corps est représenté de profil, une jambe plantée bien droite sur le sol, l’autre levée et fléchie en travers du corps, cachant ainsi pudiquement sa nudité (fig. 46)234. Son buste est tourné vers le spectateur, le visage bien de face (fig. 47). Pourvu de deux bras seulement, il tient un long chasse-mouche sur son épaule et un bol à aumônes dans une main tandis que l’index de l’autre main se dresse, en signe d’avertissement ou de menace. Il est paré généralement de boucles d’oreille larges et rondes, de bracelets, de colliers, d’un cordon sacré. Ses longs cheveux bouclés retombent jusqu’au milieu du dos et il porte parfois un petit chignon pointu sur le haut du crâne, comme dans les représentations du dieu au banian. À ses pieds, des femmes sont agenouillées ou debout, souvent les mains jointes sur la poitrine, la tête baissée. Les représentations comprennent souvent au moins un sage, la main levée vers le dieu (fig. 48–50).
2Il s’agira, dans ce chapitre, de retracer l’apparition de la forme du Śiva errant, que l’on retrouve parmi les premières représentations śivaïtes narratives, et de dresser les contours de cette figure à l’époque des temples pallava construits. Je m’efforcerai ensuite de dégager les influences qui ont pu motiver leur composition. Je conclurai sur l’analyse des relations que le Śiva mendiant entretient avec d’autres formes śivaïtes.
Bhikṣāṭanamūrti et Kaṅkālamūrti
3Je vais commencer ici par traiter le problème de la différenciation entre deux formes qui mettent au centre le Śiva mendiant, Bhikṣāṭanamūrti et Kaṅkālamūrti, afin de déterminer à quel type de mythe les reliefs pallava se rapportent235. Bhikṣā, l’acte de mendier, et bhikṣāṭana, la mendicité, sont les composants du nom de la première, associée généralement à l’épisode du dieu errant dans la forêt de pin qui séduit les femmes des sages. Kaṅkāla est le squelette. Ce nom met en rapport cette deuxième figure avec le mythe au cours duquel Śiva erre, récoltant des aumônes et portant le corps de Viṣṇu ou de son gardien, après avoir décapité Brahmā. Qu’il s’agisse de Bhikṣāṭanamūrti ou de Kaṇkalamūrti, l’errance et la mendicité apparaissent comme les caractéristiques principales. La frontière entre ces deux formes est difficile à tracer, puisque toutes deux marchent, un bol à aumônes à la main. Seul le squelette sur l’épaule du dieu semble être l’attribut qui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de Kaṅkālamūrti. Mais, comme le remarque M.-E. Adicéam (1965 b), beaucoup de reliefs de l’époque cōḻa ainsi identifiés ne portent pas de squelette. Les Āgama236, reflétant une délimitation incertaine entre les représentations elles-mêmes, offrent des descriptions de ces deux formes faisant appel à beaucoup d’éléments communs, et M.-E. Adicéam (1965 b : 101), soulignant la frontière imprécise qui les sépare, propose l’idée qu’elles ne sont en réalité qu’une.
Fig. 46 : Śiva mendiant, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 47 : Śiva mendiant, façade ouest du templion B, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 48 : Śiva mendiant, niche no 53 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kañcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 49 : Śiva mendiant, niche no 53 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kañcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 50 : Śiva mendiant, niche no 53 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
4La même confusion se retrouve dans le corpus des Purāṇa sanskrits. En effet, la figure du Śiva mendiant et errant se rattache, selon les textes, à différentes légendes. M.-E. Adicéam (1965 b) détermine deux groupes. Le premier intègre la figure du Śiva mendiant à la légende de la tête coupée de Brahmā : la mendicité du dieu, le crâne en guise de bol à aumônes dans la main, est en fait une action à caractère expiatoire237. Dans le deuxième groupe, l’errance de Śiva est motivée soit par le jeu, soit par la mise à l’épreuve des sages de la forêt238. Cependant, cette séparation semble moins évidente lorsque l’on regarde les textes d’un peu plus près. Beaucoup d’éléments sont communs aux deux mythes et la figure d’un Śiva, nu, privant les femmes de leur réflexion et de leur retenue, traverse l’un comme l’autre239 bien que la colère de leur époux ne soit pas évoquée lorsque Śiva expie son péché de brahmanicide. La mendicité est également un thème central et commun. Dans les KP 37, VaP 6, SKP I. 1.6, Śiva demande des aumônes sans que la nature du bol ne soit précisée. Seuls les textes dans lesquels le dieu a coupé la tête de Brahmā signalent qu’il s’agit d’un crâne et ajoutent parfois l’aumône de sang demandée à Viṣṇu. Enfin, le dernier trait caractéristique de cette figure divine qui appartient aussi bien au premier groupe qu’au deuxième est qu’elle s’adonne souvent à la danse : Śiva peut danser de joie (KP II. 31.98), ou bien danser sous l’emprise de la folie (KP II. 37.101 ; VaP 6.34).
5La malédiction des sages, époux des femmes séduites, peut avoir plusieurs conséquences : la disparition de la divinité (LP I. 29.36) ou la chute de son sexe. Cette dernière entraîne à son tour la disparition de Śiva mendiant (KP II. 37.41, VaP 43.67–68, BrP I. 2.27) ou celle de tous les liṅga (SP), tandis que d’autres versions font grandir démesurément cet organe déchu et Viṣṇu et Brahmā partent à la recherche de ses extrémités (VaP 6.67, SKP I. 1.6). C’est le mythe du Liṅgodbhava. Cependant, le KP II. 31 place ce dernier à l’origine de l’errance de Śiva : au milieu d’une dispute qui a éclaté entre Viṣṇu et Brahmā, une lumière éclatante, manifestation du dieu suprême, apparaît ; mais l’arrogance de Brahmā est telle que Śiva coupe l’une de ses têtes.
6Dans le VaP 6, Satī s’est jetée dans le feu, le sacrifice de Dakṣa a été détruit et Śiva erre, torturé par le souvenir de son épouse. Or, Kāma décide de le poursuivre de ses flèches. C’est en fuyant que Śiva pénètre dans la forêt. Le dieu n’imite pas la folie : il est véritablement devenu fou à la suite des flèches décochées par Kāma. Il rend les femmes des sages également folles d’amour, alors qu’il déambule en mendiant. Soulignons encore que la chute du liṅga introduit l’épisode du Liṅgodbhava et le chapitre se termine sur la réduction en cendre de Kāma.
7La répartition en deux groupes doit donc être nuancée : des éléments sont communs aux deux ensembles et ce ne sont pas deux figures distinctes qui se dessinent au sein des textes, mais une seule, celle du Śiva errant.
Le Śiva mendiant dans la littérature tamoule
8Puisque l’iconographie pallava se développe au Tamil Nad et que la présence du Śiva mendiant se systématise à partir de cette époque dans les monuments śivaïtes méridionaux, il me semble approprié d’examiner cette forme dans la littérature tamoule plus ou moins contemporaine des reliefs étudiés.
9Si, dans les textes sanskrits, la figure du Śiva mendiant est associée à deux épisodes majeurs, celui de la forêt de pin et celui de la décapitation de Brahmā, la littérature tamoule dévotionnelle la plus ancienne ne semble pas, au moins explicitement, intégrer sa divinité errante au sein du premier mythe. Dans les poèmes de Kāraikkālammaiyār nous lisons :
« Comment le dire d’ici, pourquoi notre Magnanime Seigneur
va mendiant n’importe où et au bois crématoire danse
dans la nuit épaisse ? Nous le lui demanderons le jour
où nous l’aurons rencontré »240.
« Si tu estimes que ce n’est pas un mal que la nourriture
dans une tête morte, blanchie et putride, dis-le, toi-à-la-couleur
de la blanche poussière d’incinération, car nous entendîmes médire
de toi, porteur de lune sur la tête.
Même si tu mendies dans le monde entier, vas-y
En te débarrassant de tes méchants serpents, Car, vois-tu
Les femmes chastes, effrayées, ne viendront pas te donner l’aumône,
Les serpents venimeux dansant sur toi »241.
10La figure du mendiant divin traverse les hymnes du Tēvāram de manière obsédante, revêtant les mêmes traits caractéristiques que celle décrite dans les poèmes de Kāraikkālamaiyār. Le dieu, habitant la forêt242 ou les champs de crémation, erre, couvert de cendre243 et orné d’os humains (7–46–1), dans les villages (4–16–4 bc), mendiant des aumônes auprès des femmes (1–13–3 ab) dans un crâne, parfois dansant (infra p. 152–153), parfois chantant244, ayant l’apparence d’un fou, à l’instar d’un Pāśupata245. Les sages ne sont pas mentionnés. L’amour incontrôlé des femmes est une conséquence des déambulations du dieu, mais il n’est jamais dit qu’il erre dans l’intention de le provoquer. Lorsque parfois le dieu porte le crâne de Brahmā (2–19–3 ab), cette figure est alors explicitement reliée à l’épisode de sa décapitation. En outre, quand il recueille les aumônes dans un crâne dont l’origine n’est pas précisée, cette forme conserve un lien avec ce mythe, dans la mesure où la mendicité dans un crâne est l’observance prescrite pour le péché de brahmanicide, renvoyant indirectement à la décapitation divine246. Signalons encore que, dans les hymnes du Tēvāram, Śiva mendie parfois un squelette ou un corps sur l’épaule, renvoyant ainsi clairement à la forme de Kaṅkālamūrti qui apparaît dans les temples cōḻa247.
La mise en image du Śiva mendiant : des premières représentations aux reliefs pallava
11Après avoir survolé les divers aspects du Śiva mendiant textuel et défini les mythes auxquels il se rattache, je me tourne maintenant vers les images du monde tangible. Un relief provenant du district d’Allahabad (Uttar Pradesh), aujourd’hui au musée de Lucknow, a été identifié comme une Bhikṣāṭanamūrti par N. P. Joshi (1972 : 107, fig. 34–35). Il se situe au bas d’un jambage de porte. L’auteur, qui date cette représentation du Ve siècle, évoque un troisième œil, que la qualité de l’image ne permet pas de distinguer, sur le front du personnage et considère ainsi cette figure comme un Śiva. La figure masculine, pourvue de deux bras, se tient debout, un petit crâne posé sur sa coiffe et un bol à aumônes dans la main gauche. Elle s’appuie sur un petit personnage dont la tête est surmontée d’un trident, permettant de l’identifier à la personnification de cette arme. S’il s’agit bien de Śiva, le bol à aumônes serait peut-être un indice suffisant pour associer ce personnage au Śiva errant et mendiant, dont c’est l’un des attributs essentiels, ici détaché de tout contexte mythologique.
12Parmi les terres cuites d’Ahichchatrā, un homme nu, à deux bras, marche, un bol à aumônes dans la main gauche. V. S. Agrawala et N. P. Joshi l’identifient au Śiva mendiant248. Cependant, rien dans le relief lui-même ne permet d’identifier ce personnage à Śiva. Seul le fait que cette terre cuite fasse partie d’un ensemble de représentations considérées comme un groupe d’images śivaïtes narratives pourrait aller dans le sens de cette interprétation.
13Dans le temple de Devarānī à Tālā249, un petit bas-relief occupe le linteau de la porte d’entrée. Gajalakṣmī est assise au-dessus d’un groupe de trois personnages debout : celui du milieu est plus grand que les deux autres, la jambe gauche fléchie. Je ne peux en dire davantage, n’ayant que la reproduction assez imprécise que fournit J. G. Williams. Cependant, on peut distinguer la tête et les pattes avant d’un éléphant sur la gauche de ce groupe et la queue et les pattes arrière du même animal sur leur droite. De chaque côté se tient un personnage debout. Cet ensemble a été identifié par J. G. Williams (1983 : 128, note 83) comme une représentation de Kaṅkālamūrti. Or, la présence de l’éléphant en arc de cercle autour du personnage central me pousserait plutôt à interpréter cette image comme une Gajasaṃhāramūrti. L’animal ainsi figuré rappelle, en effet, la dépouille que Śiva portera par la suite (infra Chapitre V). Si mon hypothèse est correcte, ce relief apparaîtrait alors comme la première représentation de la victoire du dieu sur l’éléphant.
14Deux statues cāḷukya, aujourd’hui entreposées au musée d’Aihoḷe, sont identifiées comme des Bhikṣāṭanamūrti dans la photothèque de l’American Institute of Indian Studies250 et datées du VIIe siècle. Toutes deux sont pourvues de deux bras. Śiva, debout, est nu, les cheveux tombant sur les épaules. Dans le cas de la première image, un objet long, mais cassé, reposant sur l’épaule gauche du dieu et peut-être un bol à aumônes érodé dans sa main droite ont probablement conduit les auteurs des notices à supposer qu’il s’agissait d’un Śiva mendiant, dont ce sont les deux attributs principaux. L’identification de la deuxième sculpture repose sans doute sur le fait que le dieu est nu, entouré de deux figures féminines fortement déhanchées. Si ces formes me paraissent en effet pouvoir être interprétées comme des Śiva mendiant, on ne peut cependant déterminer si le dieu erre afin d’expier son péché de brahmanicide ou dans le but de tester les sages de la forêt de pin.
15C’est dans la région du Dakṣiṇa Kosala, correspondant actuellement au sud de la province de Chhattisgarh, à Malhār, dans un temple nommé populairement Deur Mandir, qu’est mise en scène de manière détaillée, pour la première fois semble-t-il, la légende du Śiva mendiant dans la forêt251. La narration s’échelonne sur trois images, disposées les unes au-dessus des autres : dans un environnement forestier, Śiva à deux bras, nu, le sexe dressé, un bol à la main et un bâton sur l’épaule terminé par ce qui ressemble à une grosse fleur, s’approche de deux femmes languissantes ; il est attaqué par cinq sages dont l’aspect ascétique est mis en relief par leur coiffe et leurs côtes saillantes ; les sages se prosternent devant la divinité. Cet ensemble, très expressif, renvoie explicitement à l’épisode dit de « la forêt de pin » dans lequel Śiva errant nu, séduit les femmes qui perdent le contrôle d’elles-mêmes suscitant la colère de leurs époux. Mais reconnaissant la nature divine du mendiant, ceux-ci se prosternent devant lui252.
16Un peu plus au sud, en Orissa, au milieu du VIIe siècle, la même légende est mise en image. T. E. Donaldson relève, sur la façade sud du temple de Parasurāmeśvara, à Bhubaneśvar, une représentation de ce mythe dans un petit médaillon qui surplombe le toit253. Śiva, nu, le sexe dressé, est penché vers l’arrière, tenant un bâton dans sa main droite, posé sur l’épaule, au bout duquel est attaché un triangle identifié à des plumes de paon — comme plusieurs textes agamiques le prescriront. Le dieu tient un bol à aumônes dans sa main gauche. Un petit personnage touche son sexe à l’aide d’un bâton. T. E. Donaldson (2007 : vol. I, 206) l’identifie, de manière assez inattendue, comme une image de Skanda qui symboliserait un gaṇa ou un bhūta. Or, certains textes, mentionnés d’ailleurs par l’auteur lui-même (KP II. 37 et VaP 43), font état de ṛṣi attaquant le dieu ou faisant tomber son sexe à l’aide d’un bâton. Devant Śiva, une femme de même taille, la tête couverte d’un voile, dépose des aumônes dans son bol. Derrière elle, une autre figure féminine lève les bras pendant que ses vêtements glissent. De l’autre côté, derrière Śiva, un personnage masculin lève sa main droite vers le dieu. L’auteur l’identifie, à raison selon moi, comme un sage qui exprime sa colère.
17Ce mythe du Śiva errant dans la forêt de pin a donc trouvé une forme d’expression bien définie dans les temples de Malhār et de Bhubaneśvar, précédant les reliefs pallava peut-être d’un demi siècle. T. E. Donaldson (1986) a souligné le lien entre l’apparition des reliefs du Śiva mendiant sur les temples d’Orissa et la présence attestée dans cette région de groupes pāśupata et kāpālika. L’attitude du dieu dans ces images se rapproche en effet des dévots de ces sectes. Dans les Purāṇa sanskrits, le Śiva mendiant est parfois semblable à un Pāśupata : « Il avait les membres couverts de cendre blanche, il était nu, aux caractéristiques altérées, la main occupée par une torche, les yeux jaunes et rouges. Parfois il riait terriblement, parfois il chantait perplexe, parfois il dansait amoureux, parfois il criait encore et encore »254. Dans le Tēvāram, il tient soit un crâne humain soit le crâne de Brahmā, semblable à un mahāvratin (supra note 245). Il erre, ayant l’aspect d’un fou, mendiant, chantant, dansant, résidant dans le champ de crémation, couvert de cendre, à l’instar d’un Pāśupata (supra p. 121–122).
18Si ces deux sectes sont également actives en pays tamoul au VIIe siècle (supra p. 76), leur influence sur les images pallava du Śiva mendiant est en revanche plus difficile à établir. Ces représentations se constituent sur un mode bien plus mesuré et pudique que les deux images décrites ci-dessus, bien qu’elles s’organisent dans l’ensemble sur le même modèle. Śiva, à la longue chevelure, marche. Ses attributs récurrents sont le bol à aumônes, instrument nécessaire du mendiant, et le long panache à l’extrémité d’un bâton, difficile à déterminer au premier abord. De toute évidence, ce panache ne peut être identifié à un squelette ou un corps, éliminant ainsi la possibilité de considérer cette forme comme Kaṅkālamūrti. Certains Āgama signalent la présence d’un bâton au bout duquel sont attachées des plumes de paon (Kāmikāgama, Pūrvakāraṇāgama) ou un fanion (Aṃśumadbhedāgama)255. Cela ne me paraît pas être le cas dans les reliefs pallava où le panache à l’extrémité des bâtons du Śiva mendiant semble souple et parfois très long (fig. 51). Il s’agit plus probablement d’un immense chasse-mouche. Aucun texte ne nous renseigne sur ce point, mais deux représentations d’Ālampur, dans le temple du Svarga Brahma et dans celui du Viśva Brahma, peuvent aider à confirmer l’identification de cet objet. En effet, de grandes ressemblances apparaissent entre l’iconographie de ces monuments et celle des édifices construits pallava, surtout en ce qui concerne les thèmes mis en scène256.
Fig. 51 : Śiva mendiant, cella no 4, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kañcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 52 : Śiva mendiant, façade est, Svarga Brahma, Ālampur (cliché V. Gillet, 2004).
19Dans la représentation du Svarga Brahma orientée vers l’est, Śiva, pieds nus et de face, tient un chasse-mouche posé sur l’épaule dans l’une de ses deux mains gauches (fig. 52). Le dieu est dévêtu, la taille entourée d’un simple lien, orné de colliers et d’un cordon sacré. Il se déhanche, la jambe droite fléchie. Les cheveux, plaqués sur le dessus de la tête, se répandent en longues boucles tombant derrière les épaules. Il est entouré de trois personnages féminins et de deux sages dont l’un brandit sa gourde dans un geste de colère. Les coins supérieurs du panneau sont occupés, à gauche, par un taureau monté par une figure féminine, à droite, par un éléphant qui traverse la scène. La composition de l’image est un peu différente de celle des reliefs pallava qui présentent un aspect moins naturaliste dans l’agencement et l’attitude des personnages. Il semble bien s’agir ici, avec le sage en colère, les femmes dépourvues de pudeur, l’éléphant qui suggère l’aspect sauvage de la forêt, de l’épisode dit « de la forêt de pin ».
20Dans le relief du Viśva Brahma, le dieu est seul, à deux bras. Sa main droite tient un chasse-mouche au large panache, dont le manche repose sur son épaule, et sa main gauche porte un récipient rempli, probablement le bol à aumônes. Déhanché, la jambe droite fléchie, il est nu, la taille entourée de ceintures, paré d’un cordon sacré, d’un collier supportant un large pendentif rond, de boucles d’oreille, de gros bracelets de cheville faits de graines. Son visage est cassé, mais il semble qu’il ait été coiffé d’un large chignon attaché sur le dessus de la tête. Les deux bras et le large panache rappellent les images pallava, mais la posture et l’absence de contexte narratif s’imposent comme des différences essentielles, rappelant plutôt l’art cōḻa. Cependant, il faut souligner qu’il s’agit ici d’une petite figure sur la base du toit et qu’elle ne répond donc peut-être pas aux mêmes exigences qu’une image occupant un panneau central de l’une des façades.
21Puisque d’une part, dans ces deux représentations, Śiva est porteur d’un chasse-mouche et que, d’autre part, l’iconographie d’Ālampur et celle des temples construits pallava se ressemblent, je suppose dès lors qu’il s’agit du même objet dans les panneaux pallava.
22Le Śiva mendiant, dans toutes les représentations des temples construits pallava, pointe son index (fig. 53). Ce geste de menace est en désaccord avec l’expression de sérénité sur le visage de Śiva. Les descriptions des Āgama ne mentionnent pas ce geste. Ne pouvons nous pas, en considérant le contexte et l’entourage du dieu, envisager ce signe comme un avertissement pour les sages parfois représentés en colère, ou peut-être tout simplement comme rappel de sa puissance malgré l’apparence humaine et pacifique qu’il revêt257 ?
23Les images du Śiva mendiant pallava dès la fin du VIIe siècle intègrent des figures féminines et masculines. Parmi les femmes, toujours au premier plan, l’une est généralement agenouillée devant le dieu, offrant des aumônes ou joignant les mains au niveau de la poitrine, tandis que les autres se tiennent debout, déhanchées (fig. 54–55). Elles semblent maîtresses d’elles-mêmes, calmes et non pas pâmées (fig. 56) comme les décrivent souvent les textes et comme les représentent les reliefs d’Orissa ou d’Ālampur (fig. 52). En revanche, il est difficile de définir l’attitude des hommes à l’apparence ascétique258, souvent figurés une main levée vers le dieu. Leur geste traduit parfois la colère de manière assez évidente (niche no 53 du Kailāsanātha : fig. 48–50 et Iṟavāttāṉeśvara : fig. 70 [p. 137]). Dans d’autres représentations cependant, leur expression est apaisée et leur main levée marquerait plutôt un hommage (cella no 4 du sanctuaire du Kailāsanātha : fig. 58–59). S’agirait-il de la mise en scène du moment où les ascètes reconnaissent la divinité dans la personne du mendiant et l’honorent ?
Fig. 53 : Śiva mendiant, façade sud du porche d’entrée, Airāvateśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2007).
24Les images de ce mythe dans les temples construits intègrent généralement les personnages féminins et masculins. Cependant, dans les temples de l’Ōlakkāṉeśvara (fig. 60), du Mātaṅgeśvara, du Mukteśvara (fig. 61) et du Kailāsanātha de Tiru p-pattūr, le dieu est représenté seul, simplement errant. Excepté l’Ōlakkāṉeśvara, ces temples dateraient au plus tôt de la deuxième moitié du VIIIe siècle (supra p. 62–64). Au Mātaṅgeśvara et au Mukteśvara, cette image du Śiva errant prend une place particulière259. Elle occupe une niche consacrée à un gardien, généralement placé à chaque extrémité des façades des temples pallava, comme si la figure du Śiva mendiant était devenue gardienne du temple à son tour.
Fig. 54 : Śiva mendiant, intérieur du porche d’entrée, sanctuaire de Mahendravarman III, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2005).
Fig. 55 : Śiva mendiant, intérieur du porche d’entrée, Piṟavāttāṉeśvara, Kāñcipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2008).
Fig. 56 : Femmes à la droite de Śiva mendiant, cella no 4, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 57 : Śiva mendiant, musée de Mahābalipuram (cliché Institut Français de Pondichéry/École française d’Extrême-Orient 264–12).
Fig. 58 : Sages à la gauche de Śiva mendiant, cella no 4, façade ouest du sanctuaire, Kailasanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 59 : Sages à la gauche de Śiva mendiant, cella no 4, façade ouest du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 60 : Śiva mendiant, façade sud du porche d’entrée, Ōlakkāṉeśvara, Mahābalipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2007).
Fig. 61 : Śiva mendiant, façade nord du porche d’entrée, Mukteśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
25Un processus de simplification de la représentation semble donc se mettre en place au cours de la dynastie des Pallava : les femmes et les sages, éléments qui permettent d’interpréter ces reliefs comme une illustration du mythe de la forêt de pin, disparaissent, ne laissant que la figure du dieu, comme ce sera le cas dans les temples cōḻa.
26Trois images, qui peuvent également être identifiées comme un Śiva errant, diffèrent quelque peu des autres. La première, bien qu’elle précède les représentations des temples pallava construits, mérite d’être signalée ici, dans la mesure où elle semble pouvoir être interprétée comme le Śiva porteur du squelette, montrant que la distinction entre ces deux formes était peut-être effective en cette deuxième moitié du VIIe siècle. Elle apparaît dans une niche de la façade ouest du premier étage du Dharmarāja ratha (fig. 62). Śiva, possédant quatre bras, marche, les cheveux attachés en chignon. Sa main gauche supérieure se referme sur le manche d’un chasse-mouche. Ses deux mains inférieures tiennent un bol à aumônes et un bâton posé sur l’épaule, dont l’extrémité est pourvue d’un petit triangle, que K. R. Srinivasan (1975 : 26) identifie comme des plumes de paon. Or, derrière ce triangle, une forme allongée retombe, qui pourrait, à mon sens, évoquer le corps ou le squelette de Viṣṇu, faisant de ce Śiva mendiant une Kaṅkālamūrti260. Cette figure pourrait en outre être mise en relation avec la représentation d’une femme porteuse d’offrande dans une niche à l’extrémité de la façade.
27La deuxième image occupe la niche no 52 du mur d’enceinte au Kailāsanātha (fig. 63). Le dieu marche sur une forme ronde. Il a huit mains. On reconnaît, malgré le stuc qui les recouvre ou l’érosion lorsque la pierre est à nu, abhaya-mudrā et peut-être varada-mudrā à droite. De plus, il semble tenir, du même côté, une hache et un objet qu’il est difficile de définir précisément. À gauche, une main repose sur la hanche, une autre fait le geste que j’ai identifié par ailleurs comme celui de la connaissance (supra p. 81), tandis qu’une troisième enserre le manche du trident. La quatrième main, les doigts repliés, joint le pouce et l’index. Les cheveux détachés, le sommet du crâne surmonté d’un petit chignon conique, il porte la coiffe des formes terribles ou ascétiques. Deux cordons de graines descendent de chaque épaule et tombent le long de ses flancs. Il est entouré de deux personnages, probablement Brahmā à sa gauche, dont on distingue trois têtes malgré l’érosion, et donc, de l’autre côté, Viṣṇu. R. Nagaswamy (1969 : 24) et F. L’Hernault (1978 : 110, note 13) l’identifient comme un Bhairava. Cette dernière précise cependant que les représentations de cette forme sont flottantes à cette époque261. Or, on remarque que ce relief est suivi, dans la niche no 53 (fig. 48– 50 [p. 118– 119]), d’un Śiva mendiant, entouré de femmes lui offrant des aumônes, correspondant au mythe de la forêt de pin. Ne pourrions-nous pas alors considérer, à la suite de F. L’Hernault qui la nomme Bhairava, que cette image illustre le deuxième aspect du Śiva mendiant et met en scène le dieu errant afin d’expier le meurtre de Brahmā, représenté niche no 15 (fig. 64– 66), et évoluant en milieu divin ?
Fig. 62 : Kaṅkālamūrti (?), façade ouest, premier étage du Dharmarāja ratha, Mahabalipuram (cliché E. Francis, 2004).
Fig. 63 : Śiva errant, niche no 52 du mur d’enceinte, face au sud, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
28La troisième image, un relief entreposé au musée de Mahābalipuram (fig. 67), met en scène un Śiva qui marche, encadré de deux petits personnages bedonnants portant un chasse-mouche sur l’épaule. Il est pourvu de huit bras. La hache, le serpent et le trident sont les attributs tenus par trois de ses mains droites tandis que la quatrième pointe son index. Il ne semble pas que Śiva tienne ici le bol à aumônes, mais l’une de ses mains gauches se referme sur une gourde. Du même côté, son bras inférieur repose sur un bâton au bout duquel pend un long panache. Le dieu est coiffé d’un jaṭā-makuṭa. Comme pour l’image précédente, il serait possible, à mon sens, de rattacher cette forme au mythe de l’expiation du meurtre de Brahmā, puisque la divinité est ici entourée de petits personnages masculins et non pas de femmes le révérant. Semblant venir confirmer cette identification, le dieu est pourvu de nombreux bras, révélant son caractère divin.
Fig. 64 : Śiva coupe l’une des têtes de Brahmā, niche no 15 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 65 : Śiva coupe l’une des têtes de Brahmā, niche no 15 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 66 : Śiva coupe l’une des têtes de Brahmā, niche no 15 du mur d’enceinte, face au nord, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 67 : Śiva errant, musée de Mahābalipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2009).
Fig. 68 : Śiva mendiant, façade sud, Kailasanātha, Tiruppattūr (cliché V. Gillet, 2005).
29Les formes du Śiva mendiant apparemment relié au mythe dit « de la forêt de pin » des temples construits ont seulement deux bras. Cette simple paire confère une dimension humaine au dieu, qui met en valeur le principe d’incarnation sur terre, se mêlant aux femmes et aux sages. On remarque cependant que les deux représentations de Mahābalipuram et celle de la niche no 52 du Kailāsanātha de Kāñcipuram que j’interprète comme l’illustration du mythe de l’expiation du péché de brahmanicide ont plusieurs paires de bras, renouant avec la dimension divine de Śiva. Ceci pourrait s’expliquer par le déroulement du mythe lui-même. Śiva coupe la tête de Brahmā, porte le corps de Viṣṇu ou de son gardien, agissant donc dans un contexte divin qui justifie le dédoublement de sa paire de bras. Par la suite, les représentations du Śiva mendiant seront toujours représentées à quatre bras, abandonnant leur apparence humaine au profit du divin, comme en témoigne le relief du temple de Tiruppattūr (fig. 68).
Les images pallava du Śiva mendiant : héritage bouddhique et jaïn ?
30L’apparition des représentations du Śiva enseignant à l’ombre d’un arbre banian dans les temples pallava était en partie le résultat d’un emprunt au mouvement bouddhiste (supra p. 103–104). Un phénomène semblable paraît être à l’œuvre dans la représentation du Śiva mendiant pallava. J’évoquerai tout d’abord les images du Buddha marcheur262. La ressemblance est bien marquée entre les reliefs étudiés et deux représentations de la grotte 19 d’Ajaṇṭā, datées du Ve siècle, dans lesquelles le Buddha se tient presque de face, une jambe fléchie (fig. 69 : Buddha Dīpaṃkara et R. L. Brown [1990 : fig. 5] : Buddha rencontre son fils Rāhula). La composition de ces reliefs est très proche de celle qui occupe une niche de la façade ouest à l’Iṟavāttāṉeśvara (fig. 70), dans laquelle Śiva se tient aussi presque de face, une jambe légèrement fléchie. L’épisode de la rencontre entre le Buddha et Rāhula est représenté deux ou trois siècles plus tôt, à Amarāvatī, où le Buddha, les pieds sur un lotus, est adoré par une foule. Sa ressemblance avec les Bhikṣāṭanamūrti pallava est peu prononcée mais en revanche, à ses pieds, des femmes agenouillées en prière rappellent fortement celles qui se prosternent devant Śiva errant dans les images de cette dynastie263.
31On pourrait, à ce stade, envisager que les images pallava du Śiva mendiant se composent sur un mode plus mesuré que les représentations du mythe dit de « la forêt de pin » antérieures et contemporaines sous l’impulsion d’un emprunt à l’iconographie bouddhique. Imitant la figure du Buddha qui traverse le monde, un bol à aumônes à la main, l’iconographie pallava met en scène Śiva, le rattachant à un célèbre mythe śivaïte connu des dévots et déjà mis en image264.
32Il faut cependant remarquer que cet emprunt à la secte adverse ne s’effectue pas simplement au niveau iconographique, mais que plusieurs éléments doctrinaires sont repris dans les représentations du Śiva mendiant. Tout d’abord, un religieux errant, vivant d’aumônes, dont les seuls attributs sont un bol en terre et un bâton de pèlerin ou un chasse-mouche, sont des caractéristiques des moines bouddhistes (N. Ramesan [1961 : 190]). Le port des chaussures a également été accepté par le Buddha lui-même (N. Ramesan [1961 : 186]). Les sandales sont généralement considérées comme attributs de la figure ascétique, mais on remarque que, dans les représentations bouddhiques, ni le Buddha ni les moines ne sont chaussés. Il en est de même pour les Śiva mendiant du temple de Malhār, de Bhubaneśvar et d’Ālampur, qui errent pieds nus. Les sandales apparaissent donc dans les reliefs pallava pour devenir l’un des attributs essentiels du Mendiant dans les représentations postérieures265.
Fig. 69 : Buddha Dīpaṃkara, grotte 19, Ajaṇṭā (cliché W. Spink, 1983, American Institute of Indian Studies).
Fig. 70 : Śiva mendiant, façade ouest, Iṟavattāṉeśvara, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
33Mais le bouddhisme ne semble pas être la seule doctrine ayant influencé ces représentations du Śiva mendiant. Le jaïnisme également apparaît comme source d’emprunt. Bien que l’on ne connaisse pas d’images narratives jaïnes anciennes, excluant ainsi la possibilité de les comparer aux représentations pallava266, la doctrine de cette secte peut être rapprochée de celle du bouddhisme en ce qui concerne les pratiques ascétiques, et, par là même, du Śiva mendiant. Les moines renonçants jaïns ne doivent accepter leurs aumônes que durant le jour, déposées de préférence par une femme. Ils peuvent être chaussés et seul un certain type de vêtement est toléré, lorsqu’ils ne sont pas nus. Les moines sont pourvus d’un bol à aumônes, d’un balai pour chasser les insectes (constitué de laine de mouton ou de chameau, de chanvre ou d’herbe balbaja et d’un manche en bois), d’une serviette. Ce n’est que pendant la saison des pluies qu’ils ont le droit d’être sédentaires267.
34Les hymnes du Tēvāram fournissent des indications révélatrices sur l’emprunt des śivaïtes aux deux sectes mentionnées. Chaque décade de Campantar contient une critique des bouddhistes et des jaïns, essentiellement basée sur leur incapacité à prononcer proprement, sur leurs paroles trompeuses, sur leurs fausses pénitences, mais également sur leur saleté et leurs habitudes culinaires268. Cependant, la description de leurs dévots se rapproche parfois curieusement de celle du Śiva mendiant. Les bouddhistes errent un bol à aumônes à la main (1–16–10 ; 1–49–10). Ce bol peut être un crâne : « Ceux qui ont un corps sale, ceux qui mendient dans un crâne, pendant qu’ils errent, prononçant des mots ayant nature à ne pas être prononcés »269. Les jaïns déambulent également, nus, un bol à aumônes et une gourde d’ascète à la main (1–46–10 ab), parfois porteurs d’un bouquet de plumes de paon : « Ceux qui ont dans la main un petit support [fait de] nœuds [pour] le petit pot bien ouvragé et un éventail fait d’un bouquet de plumes de paon »270. Ils sont qualifiés de fous (pirāntar, 1–27–10 b) et suscitent le rire ou le mépris (1–20–10 ; 1–65–10). La ressemblance avec le Śiva mendiant tel qu’il est décrit dans ce corpus d’hymnes est frappante. Si, d’un côté, jaïns et bouddhistes sont critiqués par les poètes, par ailleurs, certaines de leurs caractéristiques sont attribuées à Śiva. On assiste ici, à mon sens, à une assimilation des éléments des religions adverses par le mouvement śivaïte. Le dieu devenu mendiant partage plusieurs spécificités du moine bouddhiste ou jaïn, renvoyant ainsi à l’image probablement familière à cette époque de ces errants.
Le Śiva mendiant se met à danser
35L’étude de la figure du Śiva mendiant dans les textes sanskrits et tamouls a permis de dégager l’image d’un dieu errant, se mettant à danser au cours de sa mendicité, parfois comme un homme fou, ou bien la nuit, dans le champ crématoire, après avoir erré la journée271. Si la danse et la mendicité sont associées dans les textes, elles le sont également dans les temples du Kailāsanātha, du Piṟavāttāṉeśvara, de l’Iṟavāttāṉeśvara, du Mukteśvara et du Mātaṅgeśvara. Cette association s’exprime essentiellement dans la disposition des reliefs. Face à face à l’intérieur des ardhamaṇḍapa (Piṟavāttāṉeśvara : fig. 55 [p. 130] et 71 ; sanctuaire de Mahendravarman au Kailāsanātha : fig. 54 [p. 130] et 72), les représentations sont mises en écho : on passe de l’une à l’autre sans ordre chronologique. Lorsque le dévot pénètre dans le sanctuaire, il est entouré par ces deux images et son regard peut voguer de l’une à l’autre, à l’inverse de la circumambulation qui définit une succession. Ce face à face semble évoquer deux activités alternées du dieu. Dans le temple du Piṟavāttāṉeśvara, l’une des mains droites de Śiva dansant tient une boule. Ne pourrions-nous pas l’identifier comme une offrande que le dieu aurait reçue en guise d’aumône, sous sa forme du mendiant ?
36Un phénomène semblable est à l’œuvre lorsque les reliefs sont superposés (façade sud du Kailāsanātha à Kāñcipuram : fig. 73). Le dieu danse et mendie alternativement, sur un axe vertical cette fois-ci. Ces images, disposées l’une à la suite de l’autre sur les façades du Kailāsanātha (sud et ouest), de l’Iṟavāttāṉeśvara (ouest), du Mukteśvara et du Mātaṅgeśvara (nord), suggèrent un déroulement des activités de Śiva : après avoir mendié, il danse dans le champ crématoire.
37Les représentations du dieu mendiant et du dieu dansant diffèrent en ce qui concerne leur coiffe, leurs ornements, leur nombre de bras. Il semble donc que ce soit au niveau de leur « action » qu’elles peuvent être mises en relation, chacune étant à considérer en soi, comme une image indépendante, répondant à ses propres exigences et contenant sa propre narrativité. Ainsi, il n’est pas nécessaire que toutes deux mettent en scène une figure identique de Śiva pour pouvoir se faire écho.
Fig. 71 : Śiva dansant, intérieur du porche d’entrée, Piṟavāttāṉeśvara, Kāñcipuram (cliché G. Ravindran, EFEO, 2008).
Fig. 72 : Śiva dansant, intérieur du porche d’entrée, sanctuaire de Mahendravarman III, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2005).
38Des associations, plus ponctuelles cependant, peuvent être établies avec d’autres images. Au Kailāsanātha, sur la façade sud du sanctuaire, la forme du Śiva mendiant succède à la représentation de la Liṅgodbhavamūrti (fig. 108–109 [p. 180–181]). Or, nous avons vu que dans les Purāṇa sanskrits, l’épisode du Liṅgodbhava était souvent associé à celui de l’errance de Śiva : l’apparition de la colonne de feu peut se trouver à l’origine de la décapitation de Brahmā, mais peut également se présenter comme la conséquence de la chute du liṅga à la suite de la malédiction des sages (supra p. 120). Leur proximité, sur la façade sud du Kailāsanātha, n’attesterait-elle pas de leur mise en relation ? Dans le sens de la pradakṣiṇā, l’épisode du Liṅgodbhava précède le Śiva mendiant, renvoyant alors à la décapitation de Brahmā suivie de l’expiation du péché par l’errance. Or, il semblerait que les images pallava soient plutôt liées à l’épisode dit « de la forêt de pin », dans lequel les sages jouent un rôle essentiel. On pourrait alors envisager cette juxtaposition non pas sur la base d’un déroulement narratif à proprement parler, mais motivée par le lieu dans lequel ces deux épisodes prennent place272. En effet, si la naissance du liṅga suit la chute du sexe de l’errant, on peut en conclure que l’espace auquel elle est attachée est la forêt, ou, plus largement, l’environnement sauvage. Cette dernière remarque permettrait de relier ainsi l’ensemble des images de la façade sud du sanctuaire qui appartiennent à l’espace indompté (Śiva enseignant, Śiva mendiant). En outre, l’association de trois figures, dont celle du Śiva mendiant, appartenant à un environnement que l’on peut qualifier de « sauvage », se retrouve sur la façade ouest de l’Iṟavāttāṉeśvara (fig. 74) : le Śiva dansant est encadré par la forme de Śiva qui se couvre de la peau de l’éléphant, encore reliée, à l’époque pallava, au dieu sauvage, terrible et sanglant (infra p. 194– 197), et par la forme du Śiva mendiant. Un Śiva « sauvage », qui, tour à tour, danse dans les champs crématoires, erre dans les villages et tue l’éléphant de la forêt.
Fig. 73 : Śiva mendiant et Śiva dansant, façade sud du sanctuaire, Kailāsanātha, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Fig. 74 : Façade ouest de l’Iṟavāttāṉeśvara, Kāñcipuram (cliché V. Gillet, 2008).
Notes de bas de page
234 De fait, on ne peut affirmer qu’il soit entièrement nu. Ses fesses sont visibles, mais des liens à la taille pourraient retenir un cache-sexe.
235 La distinction entre ces deux formes semble s’affirmer à l’époque cōḻa seulement. Je choisis cependant de m’y référer pour tenter de comprendre à quel courant la forme quasiment unique que l’on trouve chez les Pallava se rattache.
236 M.-E. Adicéam (1965 b) présente l’ensemble des descriptions agamiques de cette forme. On remarque qu’elle ne prend pas en compte les images pallava dans cet article.
237 KP II. 31 ; Vāmanapurāṇa (VaP) 2–3 ; Padmapurāṇa (PP), Sṛṣṭikhaṇḍa 14 ; MP 183 ; SKP I. 1.6. Après avoir coupé l’une des têtes de Brahmā, Śiva est entaché du péché de brahmanicide. Il commence alors une longue errance afin de se débarrasser du crâne collé à sa main. Cet épisode est souvent couplé avec l’aumône de sang demandée à Viṣṇu et le meurtre de son gardien, Viṣvaksena. Dans le SP 5, c’est le gaṇa Nīlalohita qui décapite Brahmā et non Śiva lui-même. Pour une discussion sur l’apparition de cette figure et ses implications, voir Ph. Granoff (2005 et 2006) et Ch. Schmid dans E. Francis, V. Gillet et Ch. Schmid (à paraître).
238 KP II. 37 ; LP I. 29– 33 ; VaP 43 ; Brahmāṇḍapurāṇa (BrP) I. 2.27. Dans le SP, ce mythe est également conté. Voir P. C. Bisschop (2006 : 67– 68 et 79– 81) qui cite en outre (p. 195) un vers du Mahābhārata XIII, App. I, no 4, 66–67, qui pourrait se rapprocher de cet épisode. Pour une discussion sur le mythe du Śiva mendiant à partir de l’ouvrage de P. C. Bisschop, voir Ch. Schmid dans E. Francis, V. Gillet et Ch. Schmid (à paraître).
239 Dans le SP, les femmes ne sont pas mentionnées. Il n’est question que de sages furieux. Voir P. C. Bisschop (2006 : 67–68 ; 79–81 et 196). Mais Ch. Schmid, dans E. Francis, V. Gillet et Ch. Schmid (à paraître), suppose, à juste titre selon moi, qu’elles étaient présentes à l’origine.
240 iṅku iruntu colluvateṉ emperumāṉ eṇṇātē
eṅkum pali tiriyum ettiṟamum — poṅku iravil
īmavaṉattu āṭuvatum eṉṉukku eṉ tārāyvōm
nām avaṉai kāṇal uṟṟa ñāṉṟu
« Le Poème de l’Admirable », strophe 25, traduction de Karavelane (1982 : 28).
241 vaṭu aṉṟu eṉa karuti nī matitti āyiṉ
cuṭu veṇ poṭi niṟattāy collāy — paṭu veṇ
pulāṟ talaiyiṉ uḷ ūṇ puṟam pēca kēṭṭōm
nilā talaiyiṉ cūṭuvāy nī
nī ulakam ellām irappiṉum niṉ uṭaiya
tīya aravu oḻiyac cel kaṇṭāy — tūya
maṭavaralār vantu pali iṭār añci
viṭa aravam mēl āṭa mikku
« Le Poème de l’Admirable », strophes 56 et 57, traduction de Karavelane (1982 : 36).
242 […] tamar āyiṉār aṇṭam āḷa tāṉ
vaṉaṉil vāḻkkai koṇṭu āṭip pāṭi iv vaiyam māp pali tērntatē (3 – 38– 1 cd)
« Pendant que ceux qui sont devenus dévots maintiennent l’univers, [Śiva] adopte la vie dans la forêt, chantant, dansant ; il cherche beaucoup d’aumônes sur cette terre. »
243 puḷ alaittu uṇṭa ōṭṭil uṇṭu pōy palācam kompiṉ
cuḷḷalaic cuṭalai veṇ nīṟu aṇintavar […] (4–27–6 ab)
« [Il est] orné de cendre blanche du champ crématoire, de la flexible branche d’arbre palas,
[il] mange sa nourriture dans un crâne, harassé par les oiseaux. »
244 maṟai atu pāṭip picaikku eṉṟu akam tirintu vāḻvār (4–43–1 a)
« Celui qui vit en errant [parmi] les maisons demandant des aumônes, chantant les textes secrets. »
245 pal ayar veṇ talaiyil pali koṇṭu uḻal pācupatā (7–20–5 b)
« Ô Pācupata qui erre prenant des aumônes dans un crâne blanc avec des dents ! »
La vie de ce mendiant est une vie de détresse (2–91–6), inspirant parfois le mépris ou le dégoût (1–98–8 ab ; 1–136–4 c ; 2–2–6 d). Voir J. Törzsök (2004) pour une analyse de la figure de Śiva le Fou dans le Tēvāram et l’influence pāśupata sur cette forme. Dans l’hymne 7–67–10, qui évoque le mythe de la décapitation de Brahmā et du remplissage du crâne par le sang de Viṣṇu, Śiva est appelé Mahāvrata. Le mahāvrata, pénitence accomplie par Śiva-Bhairava à la suite de la décapitation de Brahmā, devient le principe sur lequel la secte des Mahāvratin se forme. Sur les Mahāvratin dans les textes sanskrits et dans le Tēvāram, voir U. Veluppillai (2003 : note 28). Sur les liens entre mahāvrata et Kāpālika, voir D. N. Lorenzen (1972 : 74–81). Sur le mahāvrata pratiqué par une branche des Pāśupata, voir A. Sanderson (2006).
246 Sur les premières occurrences du terme de kapālin dans les textes, voir D. N. Lorenzen (1972 : 13–14). Sur l’expiation du péché de brahmanicide prescrite dans la plupart des livres de loi et sa relation avec le mythe śivaïte et les Kāpālika, voir D. N. Lorenzen (1972 : 74–81).
La Manusmṛti 11 donne ce vers : brahmahā dvādaśa samāḥ kuṭīṃ kṛtvā vane vaset | bhaikṣāśy ātmaviśuddhyarthaṃ kṛtvā śavaśiro dhvajam || 72 : « For his purification the slayer of a Brahmana shall make a hut in the forest and dwell (in it) during twelve years, subsisting on alms and making the skull of a dead man his flag. », traduction G. Bühler. Je remercie B. Dagens de m’avoir communiqué les références de ce vers. Je remercie par ailleurs Dominic Goodall d’avoir attiré mon attention sur cette expiation et de m’avoir fourni les lignes suivantes extraites du Bauddhāyanadharmasūtra 2.1.1.1–3, accompagnées de sa traduction :
athātaḥ prāyaścittāni bhrūṇahā dvādaśa samāḥ
kapālī khaṭvāṅgī gardhabhacarmavāsā araṇaniketanaḥ
śmaśāne dhvajaṃ śavaśiraḥ kṛtvā kuṭī kārayet. tām
āvaset saptāgārāṇi bhaikṣaṃ caran svakarmācakṣāṇas tena
prāṇān dhārayet. alabdhvā upavāsaḥ
« And now for the expiations. The Brahmin-killer [should perform an expiation] for twelve years. He should carry a skull, a skull-topped stick ; he should wear the skin of a donkey and live in the wilderness. In a cremation ground he should make a standard having a corpse’s head [as its head]. He should construct a hut and live in it. He should request alms at seven dwellings and, performing his duties, he should keep himself alive that way. If he receives nothing, then he must fast. »
Les modalités de cette pénitence seront reprises et glosées dans de nombreux textes de loi. Ainsi, le mendiant un crâne en main tel qu’il est décrit dans les poèmes peut être associé au mythe de la décapitation de Brahmā même si cet épisode n’est pas évoqué.
247 kōṉ nāraṇaṉ aṅkam tōḷmēl koṇṭu
koḻu malarāṉ taṉ cirattai kaiyil ēnti
kāṉ ār kaḷiṟṟu urivai pōrvai mūṭi
kaṅkāla vēṭarāy eṅkum celvīr (6–47–6 ab)
« Prenant sur ton épaule le corps de Nārāyaṇa, [toi] le maître, tenant dans la main la tête de celui au lotus florissant, te couvrant d’un vêtement fait de la peau d’un éléphant de la forêt, tu vas partout, toi qui as pour vêtement (ou déguisement) un squelette ».
248 Voir V. S. Agrawala (1948 : 169, pl. LXIV A) qui propose, pour ces reliefs, une période allant de 450 à 650 ap. J.-C. et N. P. Joshi (1984 : 59) qui situe cette représentation au Ve siècle.
249 Ce temple se trouve dans la région anciennement nommée Dakṣiṇa Kosala, partie de l’actuelle Chhattisgarh, et J. G. Williams (1983 : 128, plate 195) le date de la fin du Ve–début du VIe siècle.
250 http://0-dsal-uchicago-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/images/aiis, Accession No 53935, Negative No 398.75 et Accession No 53931, Negative No 398.79.
251 L’existence de ce temple et de ces reliefs m’a été signalée par Ch. Schmid. Je remercie Natasja Bosma, doctorante de l’Université de Groningue, de m’avoir procuré des photographies récentes de ces sculptures. Elle m’a également communiqué une étude peu détaillée de cet édifice par B. L. Nagarch (1994), dans laquelle ce temple, simplement nommé « Gupta temple », est très superficiellement décrit. Pour des images de ce site, voir la photothèque de l’American Institute of Indian Studies : http://0-dsal-uchicago-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/images/aiis, où ce monument est daté du VIIe siècle (Accession No 89448, Negative No C7.68/1 ; Accession No 89449, Negative No C7.68/2 ; Accession No 89447, Negative No C7.68/3).
252 Deux panneaux, mettant en scène les mêmes sages semble-t-il, surmontent ces trois représentations du mythe de la forêt de pin. Dans le premier, les sages combattent un groupe d’éléphants tandis que dans le deuxième, ils sont en prière devant un couple monté sur un taureau. La partie supérieure de cette dernière image est cassée.
253 T. E. Donaldson (1986 et 2007 : vol. II, fig. 141). L’auteur mentionne d’autres représentations, aux VIIIe–IXe siècles, dont la composition est proche de cette image plus ancienne.
254 bhasmapāṇḍuradigdhāṅgo nagno vikṛtalakṣaṇaḥ |
ulmukavyagrahastaś ca raktapiṅgalalocanaḥ | |
kvacic ca hasate raudram kvacid gāyati vismitaḥ |
kvacin nṛtyati śṛṅgārī kvacid rauti muhur muhuḥ | |
KP II. 37.100–101.
P. Bisschop (2006 : 259) relève plusieurs occurrences du mot vikṛta (transformé, altéré) dans le cadre de ce même mythe, et justifie, par l’emploi de ce terme, le fait que les sages ne le reconnaissent pas.
255 M.-E. Adicéam (1965 b : 91).
256 Une épigraphe de quatre lignes est inscrite sur la façade est du Svarga Brahma (ARE 1959– 1960, no 159, p. 60). Il est difficile de déterminer la langue employée, mais les caractères sont définis comme telugu-kannada : l’ARE souligne qu’il s’agit de kannada tandis que l’IAP la considère comme du sanskrit. Cette inscription a été publiée dans IAP I, p. 12, mais le texte paraît incompréhensible. Trois personnages sont mentionnés semble-t-il (l. 1 et 2) : Vinayāditya Pṛthivīvallabha, Mahādevī et Lokāditya eḷa arasaṉ (yuvarāja). Une certaine Mahādevī ou Devī, soit identique à la première soit épouse de Lokāditya, est évoquée lignes 2 et 3. Les éditeurs, N. S. Ramachandra Murthy et P. Jogi Naidu supposent que Lokāditya est le fils de Vinayāditya et qu’il aurait fait ériger le temple en mémoire de la reine de l’empereur, probablement sa mère. Cette hypothèse est aussi soutenue par K. V. Ramesh (1984 : 135). Le résumé que fournit l’ARE, en revanche, ne se prononce pas sur le lien qui unit Mahādevī et Lokāditya et considère que cette inscription appartient au règne de Vinayāditya. B. Rajendra Prasad (1983 : 25) lit cette épigraphe dans le même sens. De fait, à la lecture des quelques lignes publiées, il semblerait que le commenditaire du temple ne soit pas clairement présenté, mais que le –a ajouté à Mahādevī (l. 1 et 4) en fasse un adjectif, laissant alors supposer qu’il s’agit d’un sanctuaire relié à cette reine. Cette inscription est obscure, peut-être mal copiée, et les possibilités qui s’offrent alors sont multiples. Ainsi, ce temple aurait pu être construit sous le règne de Vinayāditya (681–696), mais on peut également envisager le fait qu’il ait été érigé après sa mort si sa reine lui a survécu. Ce cas de figure est en effet possible, puisque D. P. Dikshit (1980 : 142) mentionne une inscription dans le temple de Jambuliṅga, datée de la troisième année de règne de Vijayāditya en l’an Śaka 621 (699 de notre ère), à Bādāmi (IA X, no LXXXIII, p. 60–61 que J. F. Fleet ne lit pas entièrement, d’après R. S. Panchamukhi dans KI I, p. 2–4 qui en reprend la lecture), qui rapporte que la reine Vinayavatī, épouse de Vinayāditya, ayant survécu à son mari, a fait installer Brahmā, Viṣṇu et Maheśvara dans la capitale. Enin, en troisième hypothèse, on peut supposer que ce temple du Svarga Brahma à Ālampur a été érigé en l’honneur de Mahādevī après sa mort. K. V. Ramesh (1984 : 135–136) évoque en effet cette possibilité, soulignant en outre le fait que ce n’est pas parce que Vinayāditya est mentionné dans cette épigraphe qu’il était encore vivant. Il conclut sur l’hypothèse que le Svarga Brahma a été érigé lorsque Lokāditya contrôlait administrativement la province d’Ālampur, sous le règne de son frère Vijayāditya. Je remercie chalereusement G. Vijayavenugopal et S. L. P. Anjunaya Sharma (Centre de l’École française d’Extrême-Orient de Pondichéry) de s’être penchés tour à tour sur cette inscription difficile.
Etant donné que Narasiṃhavarman II Rājasiṃha est souvent considéré comme ayant commencé son règne en 700, É. Parlier-Renault (2006 : 131–132), ne remettant pas en cause la date du temple d’Ālampur généralement attribué au règne de Vinayāditya, donc avant 696, voit dans le Svarga Brahma l’inspiration de l’iconographie pallava. Cependant, si la date de construction de ce temple est remise en question par l’analyse de l’inscription de fondation, la date même de 700 comme celle de l’accès au trône du roi pallava est incertaine, et il se pourrait qu’il ait commencé à gouverner le royaume au cours des dix dernières années du VIIe siècle (supra p. 37). Remarquant une forte ressemblance entre l’iconographie du Kailāsanātha et celle des temples cāḷukya d’Ālampur, non seulement au niveau des thèmes mais également de la composition des reliefs, on peut penser que l’un s’inspire de l’autre. Le temple du Svarga Brahma apparaissant comme un exemple quasiment isolé dans cette région, il me semble difficile d’imaginer qu’il est à l’origine de toute une tradition que l’on retrouve bien établie chez les Pallava.
257 Ch. Schmid, dans E. Francis, V. Gillet et Ch. Schmid (à paraître), remarque la ressemblance frappante entre la posture du Śiva mendiant et celle des gardiens dans les temples pallava qui pointent également leur index, faisant de cette forme une figure gardienne.
258 Lorsque ces personnages masculins sont représentés sans barbe ni moustache, ils portent une gourde, les désignant alors comme renonçants, comme dans la cella no 4 du sanctuaire du Kailāsanātha. Seule une image, entreposée au musée de Mahābalipuram, est privée de ces ascètes (fig. 57).
259 Le relief du Mātaṅgeśvara est très abîmé. En revanche, celui du Mukteśvara est bien mieux préservé et certains détails qui me permettent d’identifier cette forme comme un Śiva mendiant se lisent aisément, tels que la coiffe, le bâton posé sur l’épaule, les sandales aux pieds. Mukteśvara et Mātaṅgeśvara sont deux temples qui semblent être la copie l’un de l’autre. Bien que le relief du Śiva mendiant soit illisible au Mātaṅgeśvara, son association avec le Mukteśvara me permet donc de supposer qu’il s’agit de la même figure.
260 K. R. Srinivasan (1975 : 26) l’identifie également ainsi bien qu’il n’évoque pas la forme allongée qui pend au bout du bâton.
261 É. Parlier-Renault (2006 : 213) reprend cette identification suivie d’un point d’interrogation.
262 C’est le titre d’un article de R. L. Brown (1990) dans lequel l’auteur traite des formes qui marchent dans l’iconographie bouddhique. Il suppose une réticence à représenter le Buddha marchant, la personne royale ou divine se déplaçant rarement à pied. Cependant, le clivage qu’il propose entre les formes immobiles et celles qui se déplacent ne me paraît pas toujours valide. Lorsque l’une des jambes est fléchie, comme dans quelques représentations des grottes d’Ajaṇṭā par exemple (fig. 69 ; N. Ramesan [1961 : plate LXX] ; R. L. Brown [1990 : fig 5]), je considère la figure en marche, même si elle s’arrête momentanément pour recevoir une aumône. En outre, l’hypothèse que l’auteur avance sur une personne divine ou royale ne pouvant, à proprement parler, marcher, me paraît intéressante mais elle ne fonctionne pas, au moins dans l’iconographie pallava où nous rencontrons plusieurs formes du dieu marcheur. Je remercie Ch. Schmid de m’avoir communiqué cet article.
263 Je remercie Ch. Schmid de m’avoir fait remarquer cette ressemblance. Elle a également porté à ma connaissance une image publiée dans l’article de R. L. Brown (1990 : fig 8), provenant de Nāgārjunakoṇḍā, qui représente l’arrivée du Buddha dans un ashram : un sage, suivi d’une femme, accueille la divinité, rappelant la rencontre entre le Śiva mendiant et les femmes des sages de la forêt.
264 C’est, dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, le même phénomène d’emprunt et de réutilisation des images d’une secte adverse que les viṣṇuïtes mettront à l’œuvre dans le temple du Vaikuṇṭha Perumāḷ à Kāñcipuram. Voir E. Francis, V. Gillet et Ch. Schmid (2007 : 599– 601).
265 Le terme de pādukā est souvent employé pour désigner les sandales, selon le dictionnaire de Monier-Williams. On trouve, par exemple, dans le Mahābhārata XIII. 98.14–15 :
maharṣe śirasas trāṇaṁ chatraṁ madraśmivāraṇam | pratigṛhṇīṣva padbhyāṃ ca trāṇārthaṃ carmapāduke ||
adyaprabhṛti caivaital loke saṃpracariṣyati | puṇyadāneṣu sarveṣu param akṣayam eva ca|| « Do thou, O great Rishi, take this umbrella herewith the head may be protected and my rays warded off. This pair of sandals is made of leather for the protection of the feet. From this day forth the gift of these articles in all religious rites shall be established as an inlexible usage ! », traduction K. M. Ganguli (1883– 1886 [2003] : vol. XI, ch. XCVII, 173).
Ces sandales sont données par Sūrya au sage Jamadagni : il s’agit de l’établissement de l’usage d’une ombrelle et de sandales pour les snātaka et ceux qui pratiquent les rites de la religion, ain de se protéger du soleil et de l’inconfort qu’il peut procurer. Ces chaussures sont désignées par les termes carmapādukā (sandales de cuir) et upānah. Ce dernier apparaît, selon le dictionnaire de Monier-Williams, dans la Taittirīyasaṃhitā et le Śatapathabrāhmaṇa. Dans ce deuxième texte, la première occurrence désigne des chaussures en peau de sanglier que Varuṇa porte avant de déposer un pot de ghee dans le feu sacrificiel (V.4.3.19). Une autre apparition de ce mot réfère à des chaussures que le roi, après qu’il ait été été oint de l’eau du sacre et qu’il lui soit interdit de se raser la tête pendant une période d’un an, doit porter dès qu’il se lève de son trône (V.5.3.7). Dans ce cas, les chaussures deviennent un attribut royal.
266 Il faut signaler ici une image que l’on peut considérer comme narrative, bien que l’idole se tienne debout au centre paraissant détachée de tout contexte mythologique : il s’agit de la représentation de l’attaque de Kamaṭha sur Pārśvanātha, dans la grotte 32 à Ellorā. Voir C. Sivaramamurti (1983 : fig. 136). L’auteur (1983 : fig. 44, fig. 80) mentionne également d’autres reliefs du même type.
267 W. Schubring (1962 : 256–290) détaille, en s’appuyant sur les textes, le mode de vie ainsi que les diverses exigences et interdictions de l’ordre.
268 I. Peterson (1998 : 171) présente l’ensemble des caractéristiques des moines de ces deux sectes que les poètes du Tēvāram critiquent.
269 mācu ār uṭampar, maṇṭai tērarum pēcā vaṇṇam pēci tiriyavē (1–25–10 ab).
270 […] iṉamayil iṟaku uṟu taḻaiyoṭu ceyal maruviya ciṟu kaṭam muṭi aṭai kaiyar […] (1–22–10 ab).
271 Voir également infra p. 152–153. L’association entre la forme du Śiva mendiant et celle du Śiva dansant est bien établie dans le mythe attaché à Cidambaram. Les sages en colère allument un feu sacrificiel duquel jaillissent le tigre, le serpent et Apasmāra. Śiva les maîtrise, les adopte l’un après l’autre comme attributs et se met à danser. Voir D. Smith (1996). La synthèse de ces deux aspects de Śiva trouvera une expression bien aboutie dans un relief cōḻa conservé aujourd’hui au musée de Tanjavur : le Śiva mendiant est entouré, d’un côté par les femmes des sages, de l’autre par les musiciens.
272 On peut encore imaginer que la succession du Śiva mendiant et du Śiva dansant a primé sur celle du Śiva mendiant et du Liṅgodbhava. Puisque le Śiva dansant doit se trouver sur la façade ouest, le Śiva mendiant doit alors se positionner en in de façade sud.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012