7. Emplois ruraux non agricoles et enracinement villageois
Le cas des districts de Mysore et de Mandya
p. 253-309
Texte intégral
1L’impact des activités rurales non agricoles en tant que facteur d’enracinement des populations rurales est au centre du débat sur la question « migrer ou pas » ? Les limites d’absorption par le seul secteur agricole d’une main-d’œuvre rurale croissante et le désenchantement face à un secteur industriel urbain peu créateur d’emplois expliquent l’intérêt récemment accordé aux industries rurales et au secteur rural non agricole en général. La diversification des économies rurales et la création d’emplois en dehors du secteur agricole sont perçues comme des étapes importantes des stratégies de développement qui, entre autres effets, limitent aussi les mouvements de départ en favorisant l’enracinement des populations rurales.
2L’idée d’un soutien aux industries rurales et plus généralement aux emplois ruraux non agricoles est déjà ancienne en Inde, tout au moins au niveau des planificateurs et des théoriciens du développement. Parmi les pays du Tiers Monde, l’Inde est en effet l’un de ceux qui ont le plus tôt pris conscience de l’importance de ce secteur pour un développement équilibré. Elle est aussi l’un des pays du Tiers Monde qui ont établi l’une des plus complètes structures d’assistance et de promotion de la petite industrie.
3Le soutien au petit secteur industriel et artisanal se refère à deux idéologies du développement qui ont marqué l’histoire économique et politique de l’Inde indépendante. La première, que manifeste le mouvement Sarvodaya, héritier de la pensée gandhienne, favorise l’aide aux secteurs traditionnels. Gandhi, soucieux de rendre vie aux communautés villageoises en donnant du travail aux nombreux chômeurs appauvris pendant les longs mois des saisons sèches, souhaitait valoriser les potentialités locales existantes1.
4Si la politique d’industrialisation rurale fut originellement inspirée par la philosophie gandhienne, l’enseignement du Mahatma ne fut toutefois pas parfaitement entendu, comme en témoignèrent les premiers plans quinquennaux, inspirés par l’idéologie socialiste et le modèle de Nehru-Mahalanobis. Ces plans accordèrent la priorité aux industries lourdes. Néanmoins, une place importante fut concédée au petit secteur industriel, à ce titre assisté et encadré par une vaste structure administrative. Dans ce cadre, deux approches ont été privilégiées en ce qui concerne les industries rurales et l’artisanat villageois : d’une part le soutien et la protection des industries traditionnelles, d’autre part une politique de décentralisation des petites industries modernes vers les petites villes, les zones défavorisées et les villages. Protection, crédit, encadrement technique et commercial ont été autant de mesures (inégalement vigoureuses) visant à encourager l’initiative des entrepreneurs. Dans une perspective comparative, la présentation des politiques de soutien à ce secteur et leur impact réel au niveau des terrains d’étude est intéressante car les stratégies indiennes ont été souvent prises en compte par les économistes spécialisés sur les questions du développement, en particulier dans diverses organisations internationales. La recherche qu’on présente ici vise cependant moins à dresser un bilan de cette politique publique ayant déjà fait l’objet de maintes études, qu’à éclairer les dynamiques des acteurs privés et les possibles interventions de l’État pour soutenir de telles initiatives. Au Karnataka, la prise de conscience de l’importance de ce secteur est récente à l’échelon des districts et des taluks. La « Nouvelle Politique Industrielle » de 1983, qui rappelle l’importance de ce secteur pour la création d’emplois villageois, n’est appliquée localement que depuis la fin des années quatre-vingt.
5Malgré l’enjeu que représente le secteur rural non agricole, peu de données sont disponibles sur sa nature, sa structure, son poids quantitatif et les facteurs expliquant sa localisation. Dans ce contexte, l’étude qu’on a menée au sud du Karnataka dans les districts de Mysore et de Mandya, d’octobre 1989 à décembre 1990, s’est donné pour but de mieux définir la situation réelle de ce secteur dans les villages étudiés, d’évaluer son poids dans l’économie régionale, et d’évaluer aussi son impact éventuel sur l’enracinement des populations rurales de la région observée. Pour en rendre compte ici, on définira dans une première partie diverses typologies de ce secteur qui s’appuient sur des classifications variées selon le type des établissements, des emplois et des revenus, mais aussi selon la temporalité et la spatialisation de ces activités. Les dynamiques de diversification vers des activités rurales non agricoles et leur impact sur la structure d’emplois des villages étudiés seront ensuite analysés. On tentera enfin d’interpréter les situations rencontrées, en tentant en particulier d’expliquer les facteurs de localisation de ces activités. Un bilan chiffré de ce secteur dans les villages étudiés sera aussi confronté aux statistiques officielles régionales et nationales pour répondre aux questions centrales qui nous préoccupent : pour quelle part le secteur rural non agricole joue-t-il en faveur de l’enracinement des populations rurales et en quoi ces activités génèrent-elles un processus de développement ?
Le secteur rural non agricole : concepts et ampleur
Typologie des activités rurales non agricoles
6Tenter d’établir une typologie des activités rurales non agricoles n’est pas aisé. Le travail agricole représente l’activité majeure des populations rurales indiennes mais peu de ménages dépendent exclusivement de cette seule source de revenus. Hommes, femmes et enfants s’adonnent en zone rurale à une variété d’activités qui ne sont pas toujours directement liées aux travaux agricoles. Ces activités peuvent correspondre à un emploi à plein temps mais temporaire dans l’industrie ou la construction, ou à un emploi régulier mais à mi-temps dans le cas des activités à domicile d’artisanat, de commerce ou de service2. Il existe aussi des ruraux dont l’occupation principale n’est pas liée à la terre mais qui en tirent cependant une part de leur revenu en tant que propriétaires ou ouvriers agricoles. La structure d’organisation du travail non agricole est donc complexe car souvent l’emploi et les revenus des ménages dépendent d’activités se situant à la croisée des secteurs agricoles/non agricoles et ruraux/urbains. Aussi, comme le soulignent Rakesh Basant et B.L. Kumar, est-il bien difficile d’agréger dans une seule définition l’ensemble de ces activités, les statuts multiples des emplois et les modes d’organisation du travail. (1989 : 13-71.) C’est en raison de ces difficultés que toutes « les classifications supposent un degré d’arbitraire en imposant une ligne de division unique sur ce qui est en fait une gamme continue de situations ». (Banque mondiale 1978.) Nos classifications n’échapperont pas à ces limitations.
7Pour mieux préciser la question, trois notions doivent être explicitées. Celle de système rural a été exposée au chapitre 1. Rappelons simplement ici que le système rural tel qu’il a été défini plus haut, inclut les petites villes de l’espace considéré, pôles urbains qui animent plus ou moins intensément leur environnement rural, ou/et qui en tirent, pour une part, les forces qui dynamisent leur activité et leur croissance. Ce concept de continuum entre les espaces ruraux et urbains est plus utile pour comprendre la situation de ce secteur non agricole que celui de dichotomie. Il est d’autant plus pertinent que certaines zones semi-rurales sont progressivement incluses dans les limites d’agglomérations. Inversement, on le voit par exemple dans le district du Dakshina Kannada, certaines villes modestes peuvent être déclassées d’un recensement à l’autre. Ces statistiques officielles doivent donc être interprétées avec précaution dans ces cas limites. D’une façon plus générale, nous adopterons ici la position de R.P. Misra qui intègre dans son étude sur l’industrialisation rurale les petites villes qui peuvent servir d’agent catalyseur sur leur environnement. Voir dans certaines petites villes des « centres de croissance ruraux » potentiels, comme le fait le Bureau international du travail dans une étude menée en Asie sur les facteurs favorisant l’industrialisation des campagnes, permet de même de prendre en considération les mouvements de travail et l’emploi des villageois en ville, ainsi que l’ensemble des activités économiques où des acteurs ruraux sont engagés. (Misra 1985 : 3 ; ilo 1983.)
8Seconde notion, celle d’industrie rurale. La plupart des études sur l’industrialisation rurale excluent de leur analyse les industries de grande taille. Seules les industries à domicile et à petite échelle de production créées par des entrepreneurs locaux sont considérées. Notre recherche se veut exhaustive et s’intéresse à toutes les possibilités de création d’emplois pour les populations locales issues de dynamiques internes ou externes au système rural. On s’attachera donc aussi à estimer l’impact des grandes zones industrielles, comme celle de Mysore, sur la stabilisation des populations rurales environnantes.
9Troisième notion enfin, la composition sectorielle de la population active rurale. Les ménages ruraux sont rarement assez spécialisés pour que tous les membres d’une maisonnée puissent être tout au long de l’année intégrés dans un seul secteur économique. L’une des faiblesses des études statistiques est de sous-estimer l’ensemble des occupations et des types d’emplois des individus et des ménages pour ne privilégier, pour chacun, qu’un type majeur. A cet égard, les divers types de travail éventuellement pratiqués au cours d’un cycle annuel sont particulièrement difficiles à préciser, et il est encore plus délicat d’évaluer la contribution relative de ces activités non agricoles dans le revenu total du ménage au cours de l’année. Les estimations officielles sur la population active engagée selon les types d’activités économiques proposent une classification des travailleurs selon leur secteur principal d’emploi. Or ces données sous-estiment l’ampleur du travail non agricole, car il est souvent une source secondaire de revenus correspondant à un emploi à mi-temps ou saisonnier. Ces difficultés d’appréciation sont accrues dans le cas du travail féminin. De plus, l’analyse des recensements socio-professionnels est quelque peu faussée car les personnes interrogées peuvent répondre imprécisément, en se présentant, par exemple, comme « cultivateur » même si les revenus de la terre ne constituent ni la source majeure de leur budget, ni leur occupation principale en temps de travail. En dépit des difficultés qu’on éprouve à évaluer précisément la place des emplois ruraux non agricoles dans les économies étudiées, nous devons tenter d’en mieux définir les contours en proposant des typologies multiples qui mesurent l’impact de ces activités en termes d’établissements, d’emplois créés et de revenus générés. Ces typologies intègrent des facteurs économiques mais aussi sociaux, temporels et spatiaux.
Typologie des établissements ruraux
10Les établissement ruraux peuvent être classés selon une typologie plurielle en fonction des facteurs explicatifs de leur localisation ou de leur mode d’organisation. Le premier type de classification, fort commun, oppose les établissements du secteur secondaire (industries et artisanat) à ceux du secteur tertiaire (commerce et service).
11Un second type distingue les établissements selon leur taille et leurs modes d’organisation du travail. La politique indienne3 d’aide au petit secteur industriel (small sector) différencie les industries à domicile et villageoises (cottage and village industries)4 des petites industries (small scale industries) en fonction de deux critères : d’une part le type de relations économiques (salariat ou non) et sociales (emploi ou non de main-d’œuvre familiale) établies entre propriétaires dirigeants et ouvriers, d’autre part, la taille de l’unité industrielle5.
12Depuis l’indépendance, divers organismes gouvernementaux furent créés pour animer ces différents secteurs : en 1947, le Comité des industries à domicile (Cottage Industries Board) divisé en 1952 en trois comités : khadi & industries de village (ou Khadi & Village Industries Board, kvib), artisanat (Handicraft Board) et tissage à la main (Handloom Board) ; en 1954, le Comité pour les petites industries modernes (Small-Scale Industries Board) destiné à soutenir la croissance des petites unités industrielles qui n’étaient pas couvertes par les comités existants. Cette division entre unités industrielles traditionnelles et unités modernes a permis au gouvernement de distinguer l’aide au petit secteur capitaliste, dont il souhaitait le développement en milieu rural, de celle attribuée au secteur traditionnel. Elle s’explique aussi par la volonté gouvernementale d’obtenir un contrôle effectif sur la production du petit secteur moderne libre de l’influence des gandhiens. (Nasir Tyabji oct. 1980 : 1721-1732.)
13Dès le premier plan quinquennal, le gouvernement de Nehru a soutenu l’expansion du grand secteur industriel. Cependant, confronté d’une part à un chômage important et à une demande en biens de consommation élevée, et conscient d’autre part de la modestie du taux de croissance des industries lourdes, et de l’importance des capitaux nécessaires à la création d’un poste de travail, le gouvernement souhaitait parallèlement protéger le secteur de la petite industrie. Le rôle ainsi assigné aux petites industries était de répondre à une demande croissante en biens et en travail. Cet objectif supposait que les petites unités, en majorité en milieu rural, puissent améliorer leurs techniques de production. Or cette volonté s’opposait à celle des gandhiens, encore influents dans les années cinquante, qui désapprouvaient toute stratégie capitaliste de développement. La création du kvib permit de circonscrire uniquement leur action dans la sphère des industries traditionnelles, et de neutraliser pour le reste leurs initiatives.
14Le troisième type de classification s’appuie sur les différentes branches industrielles existantes en milieu rural. On distingue à cet égard : 1) les agro-industries qui transforment rapidement les produits agricoles périssables ou ceux dont la perte de poids est élevée au cours du processus de production ; 2) les activités basées sur la valorisation d’un bassin d’emploi ou d’un savoir-faire traditionnel (en particulier l’artisanat d’art) ; 3) les activités orientées vers le marché local de consommation : les artisans traditionnels, les activités de service et celles qui peuvent être qualifiées de « niches de production » lorsque les entrepreneurs bénéficient d’un marché protégé en raison de l’éloignement des centres urbains ; 4) les industries de transformation des produits locaux situées sur place, soit en raison du coût de transport élevé, soit du prix par unité de poids très faible (en particulier les matériaux de construction).
15Le quatrième facteur qui différencie les établissements ruraux repose sur le dynamisme des acteurs publics ou privés et sur des logiques de diversification internes ou externes au système rural qui permettent d’opposer l’entrepreneur local à celui d’origine urbaine. Ces dynamiques peuvent être complémentaires dans le cas d’entrepreneurs qui bénéficient de l’aide publique, ou contradictoires quand l’acteur privé agit à l’encontre des directives officielles (lorsque les lois sur le travail sont contournées, en particulier avec le travail des enfants).
Typologie des emplois générés
16Les activités rurales non agricoles peuvent être classées selon les types d’emplois générés en fonction de trois facteurs distinctifs : la spatialisation, la temporalité et la division selon l’âge et le sexe des ouvriers. Une typologie basée sur la localisation de l’unité économique permet de distinguer : 1) les emplois à domicile (soit indépendants dans le cas des artisans traditionnels ou d’activités de service de castes spécialisées comme les blanchisseurs, soit dans le cadre d’un emploi à façon) ; 2) les emplois en atelier ou en entreprise situés au village ; 3) les migrations de travail journalières (ou pendulaires), saisonnières ou provisoires vers le lieu d’emploi, l’ouvrier ou l’employé administratif maintenant une résidence villageoise soit par sa présence au foyer soit par celle de l’un des membres du ménage. Dans le cas des emplois saisonniers, le chef de famille peut quitter seul le foyer, ou sa famille peut le suivre durant la période d’embauche des agro-industries. Ces migrations saisonnières peuvent aussi être orientées vers des zones urbaines lorsque, en morte-saison agricole, les villageois partent à la recherche d’un emploi dans la construction ou dans l’hôtellerie, par exemple.
17Une classification temporelle différencie les emplois à plein temps de ceux à mi-temps, saisonniers ou occasionnels.
18Enfin une division sociale selon l’âge et le sexe des ouvriers correspond à la troisième typologie proposée. Il existe une forte discrimination par sexe et par âge des emplois non agricoles. Les travaux souvent les plus pénibles effectués dans la chaleur, le bruit et la poussière, sont souvent refusés par les hommes. D’autres sont dévalorisés et, à ce titre, réservés aux femmes et aux enfants que l’on rencontre nombreux dans les entreprises ou les emplois à façon. Ce fort taux de participation des femmes et des enfants s’explique également par le choix des entrepreneurs qui préfèrent employer cette main-d’œuvre peu chère et moins revendicatrice.
Typologie des revenus
19La typologie des revenus permet enfin de distinguer : 1) les revenus non agricoles en tant que revenus principaux ou secondaires du ménage, et 2) le revenu non agricole individuel d’un des membres de la famille, ou de celle-ci comme unité économique. Ces typologies qui différencient tour à tour les établissements, les emplois et les revenus non agricoles nous fourniront dans cette étude une part des grilles d’analyse requises.
Importance quantitative du secteur rural non agricole : le Karnataka dans une perspective nationale
Les emplois
20Avant d’analyser les données des recensements et des enquêtes statistiques nationales (National Sample Survey : nss) portant sur l’emploi rural non agricole pour la période 1961-1983, nous devons formuler quelques remarques concernant les estimations de la population active6. Les fortes fluctuations de la population active relevées au fil de diverses enquêtes témoignent sans doute d’une sous-estimation (d’un recensement à l’autre) des travailleurs familiaux non rémunérés et des personnes aux rôles multiples dont les travaux rétribués sont difficilement estimables (le travail servile en étant un exemple). Alors que les recensements montrent des différences importantes d’une décennie à l’autre, les National Sample Surveys (nss) présentent une certaine stabilité du taux de la population active. Il est généralement considéré que le recensement de 1961 donne une image juste de ce taux. Les recensements de 1971 et de 1981, en introduisant le concept d’activité principale (main activity) et en l’opposant à celui de « travailleurs marginaux » (marginal workers) ayant travaillé au maximum six mois dans l’année précédant le recensement, sous-estiment le niveau de la population active (surtout féminine), car les emplois secondaires sont mal répertoriés. Ces difficultés d’évaluation rendent délicates les comparaisons dans le temps des emplois ruraux non agricoles et de leur distribution selon les secteurs d’activité.
21Au début des années 1980, à peu près un cinquième de la population active rurale était engagée dans des activités non agricoles. Les recensements et les NSS indiquent une augmentation importante du nombre de travailleurs masculins non agricoles en milieu rural : selon les NSS, la part de ces travailleurs sur le total des emplois ruraux passe de 16,8 % en 1972-1973 à 22,5 % en 1983, alors que selon les recensements, ce taux, de 1961 à 1981, ne passe de 16,3 % qu’à 18,2 %. Pour les femmes, ce pourcentage passe de 10,3 % en 1972-1973 à 12,5 % en 1983 selon les NSS, mais il diminue de 10,3 % en 1961 à 9,7 % en 1981 selon les recensements.
22La baisse apparente du nombre de femmes employées dans le secteur rural non agricole (de 5,7 millions en 1961 à 5,6 millions en 1981 d’après les recensements) s’explique par une sous-estimation probable. En général, comparée aux emplois masculins, une plus grande proportion de femmes sont occupées dans des activités rurales non agricoles. L’analyse des données du NSS de 1977-1978 met en évidence une grande fluctuation entre les États. Pour la population active masculine, les emplois ruraux non agricoles varient de 10,7 % au Madhya Pradesh à 40,9 % au Kérala. Au Karnataka, le taux de 16.8 % situe cet État au-dessous de la moyenne nationale (19,4 %). Les activités rurales non agricoles représentent, au niveau national, 12 % des emplois féminins. Le taux n’atteint que 5 % au Rajasthan, au Madhya Pradesh et au Gujarat, mais il se hausse jusqu’à 28 % au Kérala et 31 % au Bengale occidental. L’État du Karnataka se situe dans la moyenne nationale avec 12,6 %. Les statistiques nationales montrent qu’entre 1972-73 et 1983 (sondages du NSS), la part du secteur rural non agricole augmente de 4,7 % par rapport au total des emplois : l’emploi masculin s’accroît de 5,7 % (en passant de 16,7 à 22,4 %), l’emploi féminin de 2,1 % (de 10,3 à 12,4 %). En comparaison, le taux de croissance annuel du secteur agricole est de 1,5 %.
23L’augmentation du nombre d’emplois agricoles a donc été inférieure à celle de la population active. Corrélativement, cette augmentation reflète un changement structurel des emplois ruraux du secteur agricole vers le secteur non agricole. En fait, la proportion d’emplois ruraux non agricoles aurait connu une hausse plus importante si certaines zones définies comme rurales jusque-là n’avaient pas été reclassées comme zones urbaines en 1981. De plus, l’augmentation de ce taux n’est pas uniquement due à la création en milieu rural de possibilités d’emplois non agricoles. Elle s’explique également par la hausse des mouvements de travail journaliers des villages vers les villes. Inversement, le coût élevé de la vie en ville encourage les urbains à résider dans les villages proches tout en continuant à travailler en ville.
Les établissements et la composition industrielle du secteur rural non agricole
24Différents recensements et études statistiques fournissent des données sur le nombre d’entreprises rurales non agricoles. Cependant, ces sources utilisent des concepts et des définitions variés et usent d’échantillons également différents. Les comparaisons sont ainsi délicates à établir. La baisse apparente du nombre d’établissements non agricoles (en milieu rural et urbain) semble difficile à expliquer si l’on oppose à ces chiffres l’augmentation du nombre des emplois non agricoles. L’explication réside sûrement dans l’augmentation du nombre moyen d’ouvriers par établissement, dont rendent compte les statistiques nationales.
25Le pourcentage des établissements ruraux non agricoles (par rapport au total des établissements non agricoles) est supérieur à celui des emplois ruraux non agricoles (comparé au total des emplois non agricoles) : 60 à 70 % des entreprises familiales (own account enterprise : l’entreprise est gérée avec l’aide de travailleurs familiaux uniquement) et 48 à 55 % des établissements sont localisés en zone rurale (en 1980). Le nombre moyen d’ouvriers des entreprises rurales est en effet inférieur à celui des établissements urbains.
26La part de la population active engagée dans le secteur non agricole est généralement considérée comme un indicateur du développement économique. A cet égard on peut noter, avec R. Basant et B.L. Kumar, que « l’Inde est certainement le seul pays en développement où la proportion de la force de travail dépendante de l’agriculture est demeurée presque constante en dépit d’une augmentation du revenu par tête ». (Basant et Kumar 1989 : 22.) Cependant si le nombre de ruraux engagés dans le secteur primaire demeure élevé (81 % de la population active rurale en 1981) les recensements et les NSS montrent une évolution en baisse de ce taux.
27Selon les recensements de 1961 et 1981 cette baisse (pour les emplois masculins) est compensée par l’augmentation de la part du secteur tertiaire. Celle du secteur secondaire demeure à peu près stable. Pour les emplois féminins, la proportion de chaque secteur demeure globalement identique durant la même période. Les NSS précisent au contraire que cette augmentation est due à une croissance égale du secteur secondaire et du secteur tertiaire. Pour les emplois masculins, les activités liées au secteur tertiaire engendrent un taux de croissance supérieur (respectivement 3,2 et 2,2 %) à celui observé pour les emplois féminins (0,4 et 1,5 %). Notons également que si les données des recensements révèlent, en termes relatifs, une augmentation plus importante de la part du secteur tertiaire (l’augmentation de la part du secteur manufacturier étant plus forte selon les données des NSS que selon celles des recensements), chacune de ces sources d’informations présente un taux de croissance du secteur des services plus important que celui du secteur secondaire. L’importance croissante du secteur tertiaire est donc confirmée.
28La distribution en pourcentage des ouvriers masculins selon les groupes industriels montre que le secteur manufacturier prédomine avec 33 % des emplois ruraux non agricoles (au Karnataka 38 %), suivi par les services avec 26 % (21 % au Karnataka), par les activités commerciales, restaurants et hôtels inclus, avec 21 % (de même au Karnataka) et par la construction avec 9 % (au Karnataka 10 %). La prédominance du secteur manufacturier s’affirme au niveau de l’emploi féminin avec 50 % des emplois (au Karnataka 61 %), les services 25 % (9 % au Karnataka, chiffre très faible), le commerce 17 % (21 % au Karnataka).
29Au sein du secteur secondaire, la part des emplois du secteur rural à domicile (Household manufacturing) a décliné. Ce secteur constitue traditionnellement une importante source d’emploi. Les différents documents statistiques révèlent pourtant, en ce domaine, une baisse de ce secteur en termes absolus comme en termes relatifs, baisse plus marquée pour les femmes que pour les hommes. En 1961, 70 % des hommes et 89 % des femmes du secteur rural manufacturier étaient engagés dans les industries à domicile (en 1981 : 43 et 65 %) ce qui représentait 27 et 56 % du total des emplois ruraux non agricoles (en 1981 :16 et 38 %) ou 4,5 et 6 % des emplois ruraux (en 1981 :3 et 4 %). La baisse des emplois dans ce secteur est donc forte, et même si la comparaison des données des recensements pour l’emploi féminin fournies pour 1961 pose problème, il est incontestable que le secteur des industries à domicile a enregistré une baisse importante d’activité.
30Les données statistiques nationales montrent qu’en 1983 le nombre d’actifs masculins ruraux du Karnataka engagés dans des activités non agricoles était inférieur à la moyenne du pays (18,4 % contre 22,4 %). Pour l’emploi féminin au contraire, le taux du Karnataka était très proche de la moyenne nationale (11,8 % contre 12,3 %).
31Parmi les districts du Karnataka, des situations différentes apparaissent. Sur les dix-neuf districts de l’État, le district de Mysore arrive à la septième place par rapport à la distribution des établissements industriels ruraux (avec 4,1 % du total), celui de Mandya à la dixième place (avec 2,9 %). Ils se situent donc dans la moyenne de l’État. Le Dakshina Kannada, en revanche, arrive en tête (avec 20,5 %)7.
32En dépit de facteurs favorables, la diversification non agricole des économies rurales de la région étudiée est donc faible, comparée à la situation nationale. Les raisons qui expliquent cette absence de dynamique ou ces médiocres résultats sont intéressantes à analyser.
Activités rurales non agricoles et dynamiques de diversification
33La région étudiée fut délimitée de façon à prendre en considération une large gamme de dynamiques des acteurs publics ou privés et des entrepreneurs ou ouvriers (fig. 1). On y trouve aussi bien des zones irriguées où l’on observe un développement agricole du type « révolution verte » que des terres sèches où l’agriculture dépend uniquement des pluies : deux systèmes ruraux fortement contrastés qui génèrent des modèles différents de diversification en fonction de leurs contraintes et de leurs dynamiques. Mais au-delà des spécificités et des caractéristiques propres à chaque environnement, des logiques similaires, qui jouent ou non en faveur d’une rétention des populations, peuvent être identifiées.
34L’espace délimité est également structuré par des centres urbains hiérarchisés, dont Mysore, ville de 652 000 habitants au développement industriel rapide depuis ces dix dernières années ; Mandya (121 000 habitants) dont les agro-industries dominent l’économie de la ville et dépendent de son arrière-pays ; enfin des villes plus petites comme Nagamangala (14 000 habitants), ville-marché sans industrie, ou Kollegal (45 000 habitants) plus dynamique grâce au commerce de la soie. La région étudiée est aussi influencée par Bangalore (4 100 000 habitants), métropole nationale à 140 kilomètres de Mysore, qui connaît un développement rapide basé entre autres sur l’existence de technologies de pointe8.
35S’agissant des situations qu’on pourrait définir comme « banales », c’est-à-dire de villages représentatifs de deux grands systèmes ruraux étudiés, on a retenu, à titre de référence, quatre villages-témoins, tous situés dans le district de Mandya : 1) Mottahalli (1 669 habitants en 1981) pour le village en zone irriguée ; 2) Naragalu et Mayagonahalli (respectivement 501 et 523 habitants en 1981) pour ceux en zone sèche9 ; 3) Kalenahalli (1253 habitants en 1981) autre village en milieu sec mais situé sur l’axe routier Mysore-Mandya-Bangalore. Ce choix d’un troisième village sec permet de préciser l’influence des facteurs liés à la localisation sur la diversification de l’économie villageoise vers des activités non agricoles, en référence, d’une part, à l’accès aux économies urbaines et, d’autre part, aux réseaux d’irrigation. Sous le pseudonyme de Dalena, Kalenahalli a été étudié deux fois par l’anthropologue T.S. Epstein (1962 et 1973), ce qui permet d’avoir une vision dynamique de l’économie du village au fil des quarante dernières années.
36Deux filières de transformation des productions locales sont plus particulièrement analysées, celles du sucre et de la soie. La canne à sucre est, avec le riz, la culture principale de la zone irriguée. La transformation de la canne en sucre s’opère selon trois échelles de production distinctes : le moulin à canne artisanal, l’unité khandsari10 à la technologie intermédiaire, et la grande sucrerie de Mandya qui domine l’économie de la ville. A ces trois niveaux techniques, à ces trois modes d’organisation correspondent trois types de migration de travail : les mouvements saisonniers et régionaux dans le cas des moulins à canne, les mouvements saisonniers et nationaux vers les entreprises khandsari, enfin les mouvements pendulaires vers la sucrerie. On peut aussi souligner qu’à ces trois types d’organisation de la production correspondent trois dynamismes distincts : celui des moulins à canne aux mains des paysans riches est en quelque sorte interne au système rural ; celui des unités khandsari détenues souvent par de riches industriels étrangers à la région repose sur des investissements externes à l’économie locale ; celui de la grande sucrerie urbaine est contrôlée par l’État.
37La deuxième filière étudiée est celle de la production de soie qui représente une des spécialités du sud du Karnataka. On l’a observée autour de Kollegal, dans le district de Mysore. Deux logiques s’affrontent dans le cas de cette filière (comme dans celle du sucre), celle de l’État qui soutient ce secteur en raison des perspectives d’exportation de la soie, pourvoyeuse de devises, et celle des marchands dont les activités ont été récemment réglementées par les marchés publics. Cette filière de la soie offre un bon exemple d’aide publique au petit secteur industriel rural, l’État protégeant ici le secteur du tissage à la main. On étudiera les effets de cette protection sur l’emploi des tisserands villageois tout en analysant également l’impact d’une petite ville comme Kollegal sur son environnement rural. Trois villages-témoins ont été choisis pour l’étude de cette filière : Mamballi, à dix kilomètres de Kollegal pour les activités liées à la sériciculture, Hannur et Kanchenahalli, à vingt kilomètres de Kollegal pour la question des tisserands11.
38La figure 1 localise, dans leur contexte régional, les différentes enquêtes qu’on a menées, et donne la typologie des activités étudiées. L’analyse des recensements de 1961 et 1981 permet pour sa part de présenter l’évolution des pourcentages d’emplois ruraux non agricoles dans les villages de la zone sélectionnée pour notre étude (fig. 2 et 3). Nous avons noté précédemment que le recensement de 1961 répertorie plus justement que les suivants le niveau des emplois féminins et en général des emplois non agricoles. Ces deux cartes illustrent l’opposition faiblement marquée entre le niveau de diversification des économies des villages situés en zone irriguée et ceux dont l’agriculture dépend des seules pluies. Nous verrons que l’existence d’emplois non agricoles en village irrigué dépend principalement des agro-industries du sucre et du riz. Mais à l’exception de ces types d’emplois que l’on pourrait qualifier de traditionnels, l’agriculture intensive ne stimule aucune diversification sur place. En ce sens, et d’autant que les emplois des moulins à canne sont occupés par des migrants saisonniers, la structure de l’emploi dans les villages de la zone d’agriculture sous pluie et dans les villages irrigués est relativement similaire. La comparaison de ces deux cartes permet toutefois d’apporter une nuance dans le temps. En 1961, l’opposition entre ces deux systèmes ruraux apparaît plus prononcée : les classes de « 10-20 % et celle de 20-30 % des emplois non agricoles » sont nettement mieux représentées en zone irriguée (cet espace est approximativement situé au sud d’une diagonale nord-est-sud-ouest) qu’en zone sèche. La baisse apparente des emplois ruraux non agricoles en 1981 telle que l’illustre la figure 3 appelle pour sa part un commentaire. Nos deux cartes ne permettent pas en effet une comparaison d’une totale fiabilité, puisque celle de 1961 inclut des travailleurs qui en 1981, ont été classés comme « marginaux » par le recensement12. On n’a pas pu, en revanche, inclure les travailleurs ruraux non agricoles « marginaux » dans notre carte de 1981, puisqu’à cette date le recensement indique globalement le nombre de travailleurs « marginaux », sans distinguer leur type d’emploi.
39Toutefois, bien entendu, cette sous-évaluation des emplois non agricoles secondaires ou marginaux vaut aussi bien en régions sèches qu’en régions irriguées. Or on constate qu’en régions sèches les villages ayant un taux d’emplois non agricoles de 10-20 ou 20-30 % sont plus nombreux en 1981 qu’en 1961. Cette évolution témoignerait d’une diversification croissante des économies villageoises en système rural caractérisé par une agriculture sous pluie. Ce phénomène apparaît toutefois modéré, la plupart des villages étant dotés de pourcentages inférieurs à 10, à l’exemple des villages sélectionnés pour notre étude.
40L’exemple du travail de la soie autour de Kollegal (au sud-est de la figure 3), illustre à son tour clairement le sous-enregistrement des emplois ruraux non agricoles en 1981. En 1961, cette spécialisation régionale apparaît parfaitement sur la carte où de nombreux villages ont un taux d’emplois non agricoles supérieur à 30,50 et même 70 % du total des emplois. En revanche, la carte de 1981 semble présenter une décroissance du nombre d’emplois liés à cette filière : les régions de Kollegal et T. Narsipur ne se distinguent plus avec vigueur. Or les emplois liés au travail de la soie n’ont pas décru durant cette période. Il s’agit ici, sans conteste, d’un exemple illustrant une mauvaise estimation par les recenseurs du nombre d’emplois ruraux non agricoles en tant qu’occupation marginale ou secondaire, particulièrement clair dans ce cas en raison de l’importance des emplois féminins de la filière de la soie.
41Autre point à noter, qu’illustrent ces deux cartes : les villages appartenant à la ceinture urbaine de Mysore et ceux proches de la route Mysore-Nanjangud bénéficient de l’implantation d’industries à capitaux d’origine urbaine. Déjà, ce phénomène de « rurbanisation » des villages proches de Mysore était notable en 1961. En 1981, l’influence de Mysore sur la diversification des emplois des villages environnants s’est accentuée, surtout dans le cas des villages proches des grandes zones industrielles sur la route d’Hunsur. D’une façon générale, cette augmentation des emplois non agricoles reflète souvent un phénomène nouveau qui s’amplifie depuis ces dix et surtout cinq dernières années, celui de la hausse des emplois de personnes résidant au village et travaillant en ville ou en zone industrielle. A voir la figure 3 on pourrait se méprendre sur le sens de cette augmentation du nombre d’emplois ruraux non agricoles : elle exprime en fait la présence de « navetteurs »13 plutôt qu’une réelle dynamique de diversification des économies locales, comme nous le verrons plus bas. Autour de Mandya, la situation est plus nette : cette ville-marché où est localisée une industrie étatique de grande taille (la sucrerie), n’encourage pas non plus une industrialisation des campagnes environnantes. De même, l’axe routier Mysore-Mandya-Bangalore n’engendre que modérément une industrialisation linéaire profitant d’un rapide accès aux principaux centres de consommation. Il convient maintenant d’analyser plus précisément les dynamiques de diversification et leurs limites.
Systèmes ruraux contrastés et diversification
42L’étude de Mottahalli en zone irriguée et de Naragalu/Mayagonahalli et Kalenahalli en système rural sec, permet de mesurer quantitativement quelle peut être la part des emplois non agricoles sur la composition de la population active. Le tableau 2 présente pour chaque village le détail des types d’emplois non agricoles et le pourcentage des villageois concernés par des emplois principaux, secondaires ou saisonniers.
43Pour ces quatre villages, la proportion d’emplois non agricoles atteint 5 à 7 % des emplois principaux de la population active masculine (en considérant uniquement les travailleurs principaux), et 5 à 9 % en incluant les emplois secondaires. Les emplois saisonniers sont importants en zone non irriguée, surtout à Naragalu et Mayagonahalli où près de 8 % des hommes actifs ont un emploi non agricole temporaire durant la saison sèche.
B) Estimation de la part des emplois non agricoles par type d’emploi
Type d’emploi par village | Emploi principal | Emploi secondaire | Emploi saisonnier | Total des emplois masculins |
Mottahalli | 5,2 | 0,4 | 1,4 | 6,2 |
Kalenahalli | 18,9 | 2 | 3,5 | 23,3 |
Mayagonahalli/Naragalu | 6,7 | 1,5 | 7,9 | 16,3 |
44Quatre types d’emplois non agricoles existent dans les villages étudiés : ceux des artisans et des membres des castes de service ayant conservé leur activité traditionnelle14, les emplois tertiaires de commerce et de service public, les emplois industriels et les emplois urbains occupés par des villageois. Les artisans et les castes de service représentent entre 2,5 et 3,5 % de la population active masculine en comptabilisant les emplois principaux et secondaires.
45Les castes d’artisans et de service subissent durement l’évolution des goûts des consommateurs ruraux qui orientent leur choix vers des produits de type urbain. De nombreux métiers traditionnels disparaissent des villages ou s’y raréfient. En particulier, parmi les potiers, les vanniers, les bijoutiers et les blanchisseurs15, nombreux sont ceux qui, contraints ou non, abandonnent définitivement ou partiellement leur métier traditionnel. Certains deviennent ouvriers agricoles tout en cultivant parfois une petite parcelle de terre. D’autres tâchent d’utiliser leur savoir-faire en ville à l’image d’un des blanchisseurs de Kalenahalli ou du bijoutier de Mottahalli qui travaillent à Mandya. Seuls les charpentiers, plus rarement les forgerons, peuvent toujours vivre de leur métier. Le système adade de relations d’échanges traditionnels ne subsiste que pour les blanchisseurs et les prêtres. Le paiement est monétaire pour les artisans de la caste des Vishvakarmas16.
46Les emplois du secteur tertiaire représentent entre 2 % (à Mottahalli) et 5 % (à Naragalu et Mayagonahalli) du total des emplois masculins. Les emplois commerciaux connaissent un taux de croissance rapide : 60 % des commerçants interrogés sur les quatre villages ont ouvert leur boutique il y a moins de cinq ans et 27 % voici moins d’un an. Cependant, la durée d’activité de ces commerces est très incertaine. Le revenu moyen journalier du propriétaire atteint dix à vingt roupies selon la taille de l’échoppe.
47Nos deux terrains d’étude sont caractérisés par deux logiques migratoires opposées : premièrement, une logique poussant au départ de la main-d’œuvre rurale vers des bassins d’emplois urbains lorsque le système rural ne favorise pas une diversification suffisante ; deuxièmement, une logique de rétention des populations locales et d’appel de main-d’œuvre extérieure pour répondre aux besoins en travail des agro-industries.
48Dans la zone sèche étudiée, la diversification est faible. Le niveau des pluies fut insuffisant dans les années 1980 et plus encore après 1985 pour assurer des emplois à tous, même durant la saison des travaux agricoles. Cette région autour de Nagamangala, typique des zones sèches éloignées des centres urbains dynamiques, cumule en outre tous les obstacles souvent opposés à l’industrialisation rurale : faiblesse des capitaux disponibles, produits agricoles à valoriser limités, isolement par rapport aux infrastructures de soutien, faible urbanisation et manque d’esprit d’initiative. Les emplois non agricoles permanents sont limités aux artisans traditionnels et aux castes de service dont nous avons souligné la situation difficile, ou à des commerçants et des emplois publics.
49La solution aux problèmes d’emploi ou à l’accès à des revenus complémentaires à ceux d’origine agricole est recherchée dans la migration. Elle est vécue comme une fatalité ou une réalité incontournable et non comme une volonté de rupture avec les racines villageoises. D’ailleurs les villageois la souhaitent transitoire, excepté pour les plus instruits qui peuvent obtenir un emploi permanent bien rémunéré à Bangalore ou à Bombay. Le plus souvent, au moins pour les migrants de la première génération, le départ s’opère dans le cadre d’une migration de longue durée, mais non définitive, qui dure quelques années ou jusqu’à la retraite, comme l’a montré ici F. Landy, au chapitre 4. Le migrant appartient toujours sentimentalement au village et le retour n’est jamais perçu comme un échec. « Ils tentent leur chance en ville » en connaissant au départ les difficultés. Ils ne sont pas attirés par « les lumières de la ville » qu’ils conçoivent comme un autre monde, un endroit où il est plus difficile de vivre sans un revenu régulier, où « tout se paye, même l’eau ». Si les pluies sont suffisantes, tous, quels que soient leur âge, leur caste ou leur niveau social, soulignent que la vie au village est plus facile, plus appropriée à leurs connaissances et à leur façon de vivre. Que ce soit dans la zone sèche, au réseau urbain faible, ou dans les villages environnant Mysore, le sentiment vis-à-vis de la ville est identique. Ce n’est pas un lieu où l’on souhaite vivre mais une source de travail et de revenus. La ville est perçue comme un « ailleurs » non désirable mais dont il faut savoir capter les avantages tout en maintenant ses racines au village.
50La localisation par rapport au réseau de transport et la proximité des centres urbains jouent peu en faveur d’une plus ou moins forte diversification des économies villageoises étudiées. Dans les villages secs autour de Mysore, de Mandya ou de Nagamangala, cette diversification est faible et les logiques des villageois demeurent les mêmes : la diversification est recherchée dans la migration et le recours à l’économie urbaine. Aucune dynamique de création de petites entreprises n’est décelable. La recherche d’emplois urbains tient lieu de diversification.
51On peut ainsi distinguer, en certains villages, deux types de situation. Dans les cas les plus banals, le pourcentage des emplois non agricoles masculins au village est modeste : autour de 7 %. On retrouve ces taux, voisins de ceux de Naragalu-Mayagonahalli ou de Mottahalli dans des villages tels que Kalenahalli (8 %) ou Maidanahalli (6 %). Mais la similitude est factice, car ces derniers villages offrent, en raison de la proximité de la ville, d’autres perspectives. A Kalenahalli les navetteurs – migrants pendulaires vers Mandya pour l’essentiel – représentent 13 % de la population active masculine : le village n’est pas impunément situé sur un grand axe routier. Tandis qu’à Maidanahalli, proche de Mysore, on compte 56 % de la population active liée à un emploi urbain, dès lors qu’on agrège l’ensemble des revenus principaux ou secondaires tirés de la ville proche ou de sa vaste zone industrielle, étendue dans ce qui était encore campagne voici vingt ans.
52Dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Mysore, en zone sèche, de nombreux villageois, ouvriers agricoles sans terre ou petits paysans sans travail additionnel au village, tentent en effet d’obtenir en ville un emploi journalier dans la construction. Pour l’ensemble des villages visités dans cette zone, en moyenne 40 à 50 % de la population active dépend de cet apport complémentaire de revenus. Durant la saison des travaux agricoles, ces migrations journalières diminuent, mais pour les villageois sans terre il s’agit d’un emploi principal, qu’on souhaiterait aussi régulier que possible. Les salaires s’élèvent de vingt à trente roupies par jour selon la qualification ; en comparaison ceux des ouvriers agricoles sont de l’ordre de dix à quinze roupies par jour. Il existe une grande fluctuation des offres de travail, mais femmes et hommes peuvent espérer être employés en moyenne quinze jours par mois ou parfois le mois complet, s’ils travaillent sur un chantier important. Les mouvements journaliers se sont accentués ces cinq dernières années depuis que les pluies sont insuffisantes. A Maidanahalli, 130 hommes et 20 femmes travaillent tous les jours du mois sur les chantiers de construction de la zone industrielle. Le travail agricole devient dans ces conditions un emploi secondaire durant deux à trois mois par an. Autre exemple, celui de Dhanagahalli, à 16 kilomètres au sud-ouest de Mysore en zone non irriguée où 300 hommes et femmes travaillent en moyenne tous les jours, durant la saison sèche, sur les chantiers de construction à Mysore. Au moment des travaux agricoles, ce chiffre n’excède pas une centaine de personnes.
53Les capitaux urbains investis dans la terre accentuent également la dépendance de ces zones rurales à l’égard de Mysore. Les petits propriétaires fonciers qui sont souvent endettés pour des raisons familiales ou économiques vendent leur terre à des habitants de Mysore, de Bangalore ou du Coorg17. Ceux-ci rachètent à bas prix des terres sèches (de trente à quarante mille roupies l’acre) pour y introduire, après mise en irrigation, des cultures spéculatives18. Sur tous les axes principaux autour de Mysore, on dénombre ainsi des dizaines de fermes ou de plantations. Les anciens propriétaires y sont parfois employés, mais ces changements de statut témoignent d’un processus de prolétarisation. Dans l’ensemble, cependant, les villageois y trouvent rarement du travail.
54La situation de la zone irriguée autour de Mandya et de Kollegal est différente car les surplus retirés du secteur agricole sont en partie investis dans des activités agro-industrielles traditionnelles fortement créatrices d’emplois. La diversification des économies villageoises en faveur d’activités non agricoles est donc plus importante, tout en demeurant exclusivement limitée à des activités traditionnelles fortement liées au secteur agricole.
55Cette diversification restrictive s’explique par l’organisation du système rural et les dynamiques du développement régional en général. Les cultures commerciales comme le riz, la canne à sucre ou le mûrier semblent suffisamment rémunératrices aux paysans aisés : n’étant pas obligés, pour des raisons de rentabilité des investissements agricoles et d’accès aux facteurs de production, d’orienter leurs activités vers de nouvelles sources de profit, ils maintiennent des schémas traditionnels d’investissement qui n’excluent pas la prise de risque, sous réserve qu’il s’agisse de risques connus et relativement maîtrisés.
56Ce système rural ne connaît donc pas une situation de rupture, où des facteurs contraignants comme l’accès à une main-d’œuvre ou à l’eau nécessiteraient la réorientation des surplus disponibles vers de nouvelles sources de profit. Pourtant, de nombreux propriétaires de moulins à canne considèrent que la main-d’œuvre devient insuffisante. Ce nouveau facteur pourrait dans l’avenir motiver des paysans aisés à diversifier leurs activités. Dans l’ensemble des villages visités autour de Mandya, nous n’avons rencontré cependant qu’un seul paysan riche, à Kottatti, à trois kilomètres de Mottahalli, déjà propriétaire d’un moulin à canne, qui souhaitait prochainement débuter au village une petite entreprise de production de sacs plastiques. Mis à part ce cas, tous les autres schémas d’investissement suivent des modèles traditionnels.
Les filières de production de sucre et de soie : deux spécialités régionales
La filière du sucre
57L’économie de la zone irriguée autour de Mandya est dominée par la culture de la canne et par sa transformation en sucre. On l’a dit, trois niveaux technologiques cohabitent en ce secteur : la grande sucrerie de Mandya, les unités khandsari et les moulins à canne, seule activité contrôlée par la paysannerie.
58La sucrerie du secteur public est ouverte trois à quatre mois par an et les trois unités khandsari situées dans la zone d’approvisionnement de la sucrerie n’obtiennent leur licence que 90 jours après son ouverture. Lorsque les khandsari sont en activité, la sucrerie et la plupart des moulins à canne ne le sont plus. Ces unités khandsari raffinent à peu près 10 % de la canne autour de Mandya. Les parts revenant aux moulins et à l’usine sont fluctuantes et dépendent chaque année du rapport entre le prix du jagre (sucre non raffiné produit artisanalement par les moulins) et celui du sucre19.
59A ces trois échelles de production sont associés trois types de migration de travail (fig. 4). La main-d’œuvre en activité dans les moulins provient majoritairement des régions sèches du sud du district de Mysore où la production de jagre est une activité plus ancienne et où une main-d’œuvre qualifiée est disponible. Le contremaître de chaque équipe connaît seul les secrets de fabrication et il est responsable du recrutement des sept autres ouvriers non qualifiés nécessaires à la marche du moulin. Ce système de relation est réglé par des avances accordées d’une année sur l’autre aux ouvriers. Le schéma classique de migration entre des zones rurales sèches, excédentaires en force de travail, et les zones irriguées déficitaires en main-d’œuvre20 est aujourd’hui en évolution, car les villages du taluk de Chamrajnagar, originairement pourvoyeurs de main-d’œuvre, bénéficient à leur tour d’un programme d’irrigation. Lorsque les courants migratoires traditionnels sont ainsi perturbés, de nouveaux contacts s’établissent, mais il faut quelque temps pour que de nouveaux réseaux se mettent en place.
60Les unités khandsari font également appel à une main-d’œuvre saisonnière, mais sur un mode tout différent. Il s’agit ici largement de mouvements migratoires d’État à État, et pour une part de migrations du nord au sud de l’Inde. Dans l’unité étudiée, à cinq kilomètres de Mandya, peu d’ouvriers locaux sont employés. Seule 8 % de la main-d’œuvre habite au village et elle est employée uniquement pour des travaux qualifiés de mécanique et d’entretien. Ce mode de recrutement lointain s’explique par un marché du travail concurrentiel, mais plus encore par la plus grande soumission de cette main-d’œuvre venue d’autres États ou du nord du Karnataka, main-d’œuvre n’ayant pas de repères au village et vivant dans l’enceinte de l’entreprise. De plus, loin de chez eux et des quelques acres qu’ils peuvent posséder, ces ouvriers sont moins tentés de demander des journées de congé. Ils travaillent dur, dix à douze heures par jour, et demeurent à la merci des contraintes qui leur sont imposées.
61Selon l’origine géographique du propriétaire de l’entreprise des courants migratoires s’établissent. Qu’ils soient du Rajasthan ou du Tamilnad comme dans le cas de deux unités khandsari visitées, l’une à Boothana Hosur à 6 kilomètres au sud de Mandya, l’autre à Bannur, les liens créés avec ces régions facilitent les migrations de travail. Cette reproduction de schémas connus de migration est observée aussi bien dans le cas des mouvements de travail vers les moulins à canne de Mottahalli que dans celui des villageois de Naragalu et Mayagonahalli migrant vers Bangalore et Bombay.
62Dans l’une des unités khandsari étudiée à Boothana Hosur, les liens établis avec certaines régions favorisent les migrations en groupe : du district de Gulbarga, au nord du Karnataka, quarante ouvriers proviennent du même village. De même, la présence d’ouvriers du Tamilnad est liée à l’ouverture il y a cinq ans d’une khandsari à Srirangapatna par un propriétaire de la région de Salem. Des liens ont ainsi été établis, non sans une certaine flexibilité du reste, les ouvriers changeant souvent d’employeurs d’une année à l’autre.
63L’absence de migration individuelle s’explique par le mode de recrutement des ouvriers. L’entreprise s’adresse à des intermédiaires qui réunissent chacun en moyenne trente ouvriers dont ils sont responsables. Ces intermédiaires – qui dirigent leur équipe en tant que contremaîtres – touchent un salaire variant de vingt-deux à trente-deux roupies par jour. Si un ouvrier quitte soudainement l’entreprise, c’est à eux de rembourser les avances prises.
64La seule constante est au niveau des ouvriers spécialisés dans la production du sucre qui viennent d’Uttar Pradesh, quelles que soient les unités et ce dans toute l’Inde. Ils ne veulent pas transmettre leur savoir-faire à des personnes étrangères car « qui alors les appellerait s’il existait localement des ouvriers aussi compétents qu’eux ? » Là aussi le système d’avance régit les relations d’embauche. Sur les 300 ouvriers de l’unité khandsari étudiée à Boothana Hosur, les 20 % originaires d’Uttar Pradesh reçoivent un salaire de neuf cents à deux mille roupies par mois selon leur qualification, sur douze mois, alors que l’entreprise n’est en activité que neuf à dix mois par an. De plus, tous les frais leur sont payés lorsqu’ils travaillent. Contrairement aux autres ouvriers, leur famille demeure au village.
65Dans le cas des autres communautés recrutées21 la migration est familiale. Les femmes et souvent les enfants sont employés22. Lorsque l’entreprise est fermée, la plupart des migrants retournent chez eux et travaillent sur leur terre ou en tant qu’ouvriers agricoles ; d’autres ont des contacts en ville et sont engagés dans les chantiers de construction ou dans des restaurants. Certaines familles, originaires des terres sèches de Salem ou du district de Gulbarga par exemple, ont quitté leur village pour venir travailler dans la région et n’y retournent plus car les contacts établis leur permettent d’obtenir du travail à Mandya ou à Mysore. L’embauche dans ces unités khandsari favorise ainsi le premier départ définitif.
66Le troisième type de mobilité, associé à la sucrerie de Mandya, est celui des mouvements pendulaires issus des villages environnants, dans un rayon d’une dizaine de kilomètres. Quatre cent vingt-cinq ouvriers, soit 26 % du total des employés de l’usine, sont des navetteurs qui reçoivent un salaire s’échelonnant de 600 à 1 500 roupies selon leur qualification, plus tous les avantages attachés au secteur public. Sur les 1 700 ouvriers de la raffinerie, 11 % (soit 180) sont des ouvriers saisonniers recrutés par des intermédiaires qui travaillent uniquement huit mois par an. La plupart sont des villageois. A Kalenahalli par exemple, sur les 52 hommes qui travaillent à Mandya, 9 sont employés à la sucrerie, soit 17 % du total des navetteurs. En revanche, aucun villageois de Motahalli n’y est employé.
La filière de la soie
67On a étudié à Kollegal et dans les villages proches la sériciculture et le travail de la soie qui offrent l’exemple d’une seconde filière agro-industrielle. La figure 5 illustre l’organisation de la filière à partir de l’exemple de Mamballi, et présente l’ensemble des stades interdépendants de la production23. L’économie urbaine organise le dynamisme de cette filière par l’intermédiaire de ses marchands et des structures de contrôle public. Le gouvernement central et celui du Karnataka soutiennent le développement des activités liées à la soie car elles génèrent de nombreux emplois ruraux, surtout féminins24. La Banque mondiale finance également un projet qui prévoit l’augmentation des superficies cultivées en mûriers et l’amélioration de la qualité des cocons produits et de la soie filée et en conséquence la création d’un nombre considérable d’emplois au Karnataka. Ce programme débuta en 1980 pour une période de 5 ans et fut prolongé d’une nouvelle durée de 5 ans. Les évaluations menées à la fois par la Banque mondiale et le Département de la Sériciculture sont encourageants : les surfaces cultivés en mûriers progressent et atteignent les objectifs fixés pour l’ensemble de l’État. En revanche, dans les régions traditionnelles d’élevage des vers à soie, la qualité des cocons et de la soie filée ne correspond pas à celle exigée sur les marchés internationaux. Depuis les années quatre-vingt, le gouvernement indien soutient une politique d’aide aux exportations, dont bénéficie cependant la filière de la soie.
68L’État a toujours joué un rôle important dans le dynamisme de la filière. La sériciculture au Karnataka débuta avec Tipu Sultan qui introduisit cette activité en 1780. Grâce à ce patronage royal et à celui des maharajas successifs, elle prospéra dans l’État de Mysore. La production de soie dépassa bientôt celle des régions traditionnellement spécialisées dans ce domaine comme le Cachemire ou le Bengale. Les Britanniques protégèrent également ces activités, mais leurs efforts pour améliorer la qualité de la soie filée rencontrèrent la réticence des producteurs. Le soutien de l’État à ce secteur se poursuivit avec la création en 1914 du Département de la sériciculture par le gouvernement de Mysore. En 1959, une loi régularisa la production et la distribution des œufs et des cocons (The Mysore Silkworm, Seed and Cocoon (Regulation of Production, Supply and Distribution) Act). Son application ne devint toutefois effective qu’en 1979. Cette année-là, les marchés gouvernementaux de cocons et de soie de Kollegal furent créés.
69Le Département de la sériciculture diversifia après l’indépendance ses interventions et devint un organisme bureaucratique complexe. Les usines de dévidage, de toronnage et de tissage des fils de soie se multiplièrent dans le secteur public afin d’améliorer la qualité de la soie filée et d’assurer un approvisionnement aux prix fixés par le gouvernement. Aujourd’hui, le Karnataka produit 60 % de la soie indienne, 80 % de cette production provenant du sud de l’État. Les usines qui datent d’après-guerre sont certes déficitaires, et la qualité de leur production demeure en deçà des espérances initiales, mais elles sont maintenues en activité et subventionnées en raison d’une part des emplois créés et d’autre part de la présence majoritaire de castes défavorisées (scheduled castes). De plus, lorsque les cocons se vendent difficilement sur le marché, le secteur public, par ses achats, assure le maintien des prix. Ces cocons sont alors transformés par les filatures publiques. A ce titre et à leur échelle, ces entreprises illustrent assez bien la situation difficile de l’ensemble du secteur industriel public indien. A cinq kilomètres de Kollegal, les trois usines situées dans trois villages différents (dont une à Mamballi) emploient au total 580 ouvriers dont 84 % sont des femmes parmi lesquelles 54 % de villageoises, les autres venant de Kollegal. Elles travaillent pour la plupart dans les usines de dévidage. Cependant, aucun nouveau poste de travail n’est créé et au fur et à mesure des départs à la retraite, le nombre d’employés diminue.
70Comme on vient de le dire, l’État intervient en réglementant les marchés des cocons et des fils de soie. Le gouvernement souhaite ainsi limiter les fluctuations de prix et protéger les producteurs de cocons et de soie filée, traditionnellement exploités par les marchands25. Son action est considérable puisque sur le marché de Kollegal 60 % de la soie échangée est transformée par les artisans travaillant pour le secteur public. Sur les cinq tonnes de soie achetées par mois sur ce marché par l’office public (Karnataka Silk Marketing Board)26 une tonne est travaillée dans la région de Kollegal par les tisserands qui travaillent pour l’agence d’État (Karnataka Handloom Development Corporation), les quatre autres tonnes étant envoyées à l’office central de Bangalore. Le contrôle de l’État est également fort efficace sur les ventes de cocons puisque 90 % d’entre eux, autour de Kollegal, passent par le marché public, tandis que 70 % de la production de soie sont vendus sur ce même marché. Cependant, en avril 1990, l’imposition d’une nouvelle taxe de 2 % sur le commerce de la soie, a accentué les transactions illégales qui atteignent désormais 50 % des échanges. Le secteur privé, aux techniques de production traditionnelles, concurrence cependant le secteur public dont les coûts de production supérieurs s’expliquent d’une part par les salaires plus élevés consentis à la main-d’œuvre et, d’autre part, par une inadaptation de la médiocre qualité des cocons aux techniques modernes utilisées.
71Depuis des siècles, la soie est obtenue en Inde selon un procédé rudimentaire utilisant un simple rouet de bois appelée charka27, tourné manuellement. Ce procédé nécessite un investissement minimun, et seule une main-d’œuvre familiale est employée. Soixante-quinze pour cent de la soie de la région de Kollegal est filée selon cette technique. L’économie de Mamballi dépend ainsi à 90 %, directement ou indirectement, de la transformation de la soie. A peu près cent cinquante personnes travaillent dans les quarante unités charka du village ; chaque famille possède en moyenne deux charka. Leurs propriétaires n’ont généralement pas de terre.
72La grande fluctuation des prix des cocons et de la soie rend cette activité incertaine. En conséquence, de nombreux artisans possédant des charka travaillent aussi à la tâche pour des familles plus aisées, capables d’investir et surtout de spéculer sur les prix de vente de la soie. L’obligation d’achat des cocons sur les marchés contrôlés rend plus difficile, pour les petits exploitants, l’accès à un crédit à court terme. Les fileurs, privés de relations directes avec les producteurs de cocons (et obligés de payer immédiatement en espèces l’achat des cocons) sont dépendants des prêts des institutions financières qui n’offrent pas la flexibilité requise par les petits artisans.
73Les cottage basins correspondent à une technique améliorée de dévidage28. Ils produisent une soie de meilleure qualité en raison de conditions de traitement des cocons plus soignées et de l’utilisation d’une énergie motrice. Les cinq ateliers de Mamballi emploient chacun de 20 à 25 ouvriers (dont deux tiers de femmes, pour la plupart de basses castes, et un tiers d’enfants ; seuls deux ou trois hommes surveillent les opérations). Les salaires féminins sont de douze roupies pour dix heures de travail journalier. Dans la structure d’organisation de la filière de la soie, le dévidage des cocons correspond au stade de production le moins rémunéré et aux conditions de travail les plus dures29.
Secteur | % du prix final |
1. Sériciculture | 54,6 |
2. Atelier de dévidage des cocons | 6,6 |
3. Atelier de toronnage des fils | 8,7 |
4. Tisserand | 12,3 |
5. Marchand | 17,8 |
74Durant la saison des pluies, la mauvaise qualité des cocons contraint des ateliers à la fermeture un à trois mois par an. L’activité des charka est plus aléatoire car elle dépend non seulement de la qualité des cocons et de la différence entre leurs prix de vente et ceux de la soie, mais également des moyens financiers de chaque propriétaire. Ainsi, la plupart des femmes engagées dans ces activités sont également ouvrières agricoles. Toutefois, tant que l’atelier fonctionne, elles y travaillent et ce, même en période agricole, alors que le travail de la terre est mieux rémunéré (dix à quinze roupies par jour), car les avances obtenues les lient à leur employeur. Ce système d’avance généralisé dans l’ensemble des secteurs étudiés peut s’interpréter favorablement ou non : d’un côté, l’employeur en s’assurant une main-d’œuvre en temps opportun contraint l’ouvrier à travailler pour lui, mais d’un autre côté, la somme obtenue assure à l’employé, à sa demande, une avance sur salaire sans intérêt. Le montant de ces avances est variable et il dépend beaucoup de la qualité des relations entre employeur et employé.
75Tout au long de la filière, les déchets de chaque stade de production sont nombreux. Ceux des ateliers de dévidage correspondent à 65 % du total. Ces déchets sont transformés industriellement en huile et autres produits. Quatre personnes à Mamballi vivent de ce commerce, achetant les déchets et les revendant à un grossiste de Kollegal. Elles emploient chacune irrégulièrement cinq à vingt femmes pour douze roupies par jour. Durant la saison des pluies, les cocons étant de moindre qualité, les pertes sont plus importantes. Ce travail de récupération et de transformation des rebuts connaît alors son activité maximale. Cependant, les réseaux de récupération de ces déchets devraient être améliorés pour utiliser de manière optimale les ressources de la filière. A l’heure actuelle, les prix offerts aux producteurs ne sont pas suffisamment rémunérateurs pour les inciter à conserver proprement ces déchets.
76Toronnage et tissage des fils, qui correspondent aux deux dernières étapes de la production, existent également à Mamballi. Les dix ateliers de toronnage des fils de soie emploient en moyenne chacun quinze ouvriers, dont plus de la moitié sont des femmes. Quatre familles ont une double activité de filage et de toronnage. Tous les ateliers sont spécialisés dans la qualité dupian30 car les capitaux investis sont moindres. Les propriétaires de ces ateliers, s’ils ont des capitaux suffisants, achètent directement les fils de soie sur le marché de Kollegal et revendent les fils toronnés aux maîtres-tisserands ou aux marchands de cette ville. Les autres sont contraints de travailler à la tâche pour ces mêmes maîtres-tisserands et marchands.
77Mamballi est un peu une exception dans la région car, hormis les ateliers de teinture, tous les stades de la filière sont présents. Les activités liées à la sériciculture sont autour de Kollegal exclusivement rurales alors que le travail de la soie est plutôt localisé en ville. Seuls trois villages autour de Kollegal (dans un rayon de trente-cinq kilomètres) possèdent une communauté de tisserands : Mamballi, Hannur (à vingt-deux kilomètres) et Kanchenahalli (à trente kilomètres au sud).
78L’histoire de ces tisserands est mouvementée. Indépendants jusqu’au début de ce siècle selon leurs dires31, ils tissaient souvent sur commande les saris de coton ou de soie qu’ils vendaient sur les marchés locaux. Ils travaillaient seulement six mois par an mais ils recevaient parfois, des familles de paysans, des avances en grains qu’ils remboursaient en nature. En dehors de la saison des fêtes religieuses ou des mois favorables au mariage, il était difficile pour certains de survivre. Il leur arrivait souvent de devoir vendre à bas prix les saris aux tisserands plus aisés, capables de les stocker et de les revendre à la bonne saison lorsque les prix augmentaient. Peu à peu, certains tisserands aisés furent ainsi capables d’employer à façon d’autres tisserands vivant dans des conditions économiques fragiles. En perdant leur indépendance, ceux-ci ont obtenu toutefois un travail régulier et annuel.
79Au cours de la décennie 1950, la situation économique des tisserands devint difficile. Les saris de soie tissés à Kollegal et Mamballi furent concurrencés par la qualité dite de « soie d’art » (art silk : mélange de fils de soie et de fibres synthétiques). La demande pour les saris de coton baissa pareillement. La communauté des tisserands, les Devangas, est connue pour sa mobilité. Ne trouvant plus de travail au village, de nombreux tisserands sont alors partis à Bangalore ou au Tamilnad (dans le district de Salem en particulier). Certains sont demeurés toutefois au village et ont ouvert des commerces, ont investi dans la terre ou dans des ateliers de dévidage ou de toronnage des fils de soie. D’autres sont devenus ouvriers agricoles.
80Le tissage prospéra de nouveau lorsque vers les années 1965 la qualité dupian, négligée sur le marché intérieur, fut recherchée sur les marchés européens et américains. Les maîtres-tisserands nouèrent alors des liens avec les agences d’exportation de Madras et de Bangalore.
81A Mamballi cependant, il existait avant les années cinquante une centaine de tisserands en activité. Aujourd’hui sur les quarante familles de Devangas, toutes ont abandonné le métier traditionnel de leur caste. Les trois maîtres-tisserands du village, qui employaient avant la crise 65 % des tisserands, ont changé d’activité. Grands propriétaires terriens, ils ont su se reconvertir dans le commerce ou d’autres activités industrielles à Kollegal, Mysore ou Bangalore.
82A Hannur, la situation est différente. La croissance de la demande internationale pour les tissus de soie dupian a permis aux tisserands de revenir au village. Sur les 61 métiers en activité, 51 tisserands travaillent chez eux pour les 3 maîtres-tisserands du village, 5 pour ceux de Kollegal et 5 pour l’agence publique (Karnataka Handloom Development Corporation). Payés au nombre de mètres tissés, ils reçoivent un salaire net de 700 à 800 Rs par mois. Les 12 tisserands du village ne possédant par leur propre métier à tisser, le louent aux maîtres-tisserands. Leur rémunération s’élève alors de 500 à 600 Rs par mois32. La main-d’œuvre familiale, en particulier les femmes qui préparent les navettes, n’est pas rémunérée33.
83L’agence publique paie les tisserands 9,25 roupies par mètre. Seuls ceux qui possèdent leur propre métier à tisser peuvent travailler pour elle. Cependant, l’approvisionnement en fil étant plus incertain, les tisserands préfèrent un travail moins bien payé au mètre mais plus régulier.
84Autre cas de figure encore à Kanchenahalli, où les Devangas représentent un quart de la population villageoise (soit cinquante familles). L’activité du tissage à la main est récente au village : dix ans auparavant, il n’existait aucun métier. Les Devangas, possesseurs de terres, avaient depuis des générations abandonné le métier traditionnel, à l’exception de quelques-uns d’entre eux qui travaillaient comme tisserands à Bangalore ou au Tamilnad. Lorsque les maîtres-tisserands d’Hannur ou de Kollegal, à la recherche de nouveaux artisans, leur ont proposé du travail au village, de nombreux jeunes ont appris à tisser, et d’autres qui travaillaient ailleurs comme tisserands sont revenus. Alors que la génération des hommes de quarante ans ne sait pas tisser, leurs fils, après une période d’apprentissage à Hannur, Kollegal ou Bangalore, demeurent désormais au village pour vivre de leur savoir-faire. On a là un bel exemple de retour au village, sans changement de métier pour les tisserands partis à Bangalore ou au Tamilnad, et pour ceux qui, cultivant des terres, ont souhaité retrouver un métier ancestral, un bel exemple de diversification confortant un enracinement villageois : effets peut-être inattendus d’une demande internationale. En parallèle, en raison du manque de tisserands à Kollegal et dans les villages environnants, les maîtres-tisserands de la région emploient depuis dix ans de plus en plus de tisserands du Tamilnad. (Les artisans de Salem ou de Satyamangalam et des environs, sans quitter leur ville ou leur village, abandonnent ainsi le tissage du coton pour celui de la soie, plus rémunérateur.) Il semble donc qu’il y ait autour de Kollegal de réelles perspectives de croissance de l’emploi textile, si une main-d’œuvre compétente est formée.
85A cet égard, les liens matrimoniaux créés avec des familles Devangas du Tamilnad ont également favorisé l’installation au village de vingt-cinq jeunes hommes mariés aux filles de Kanchenahalli. Au total, sur les soixante-dix tisserands du village, vingt-cinq travaillent pour les maîtres-tisserands de Kollegal, vingt pour ceux d’Hannur, et vingt-cinq pour l’agence publique. Tous possèdent leur propre métier, que ces nouveaux tisserands ont pu acheter en raison de leurs revenus agricoles.
86La situation des tisserands à la main est ainsi contrastée. Dans certains cas, comme à Hannur ou Kanchenahalli, la demande des marchés d’exportation a redonné vie à une activité en déclin, et a permis de créer de nouveaux emplois ruraux. Dans d’autres, les tisserands, se sentant exploités par le système de dépendance envers les maîtres-tisserands, ne souhaitent pas former leurs fils à ce métier. On a observé cette situation à Kodiyala, près de Mandya, et l’on a déjà noté que la plupart des tisserands de Mamballi qui ont abandonné leur travail traditionnel ne l’ont pas repris. A terme, une telle évolution devrait encourager l’émigration, dans la mesure où le tisserand exploité n’est pas à même d’investir dans la terre, à moins qu’une prolétarisation sur place ne maintienne les fils de tisserands au village, comme ouvriers agricoles.
Les programmes publics d’aide à la création d’emplois ruraux non agricoles
87Parmi l’ensemble des programmes d’aide au développement rural nous retiendrons ici quatre exemples de stratégies publiques dont l’un des buts ou dont le but majeur est la création d’emplois ruraux non agricoles.
881) Le Programme de développement rural intégré (Rural Integrated Development Programme, irdp) appliqué dans tous les blocs de développement depuis la fin 1980, fut mis en place pour améliorer l’efficacité de l’ensemble des programmes d’aide au développement rural. L’approche spatiale fut privilégiée et les pôles de développement, les phénomènes de localisation et les réseaux économiques furent pris en considération. Officiellement, 30 % des prêts accordés dans le cadre de l’irdp, doivent l’être en faveur d’investissements dans des activités industrielles ou de service.
89Dans ce cadre, le mandai panchayad34 doit par rotation, tous les quatre ans, établir la liste des soixante familles dont les revenus sont inférieurs au « seuil de pauvreté », et qui, à ce titre, peuvent bénéficier d’un prêt35. Or parmi l’ensemble des personnes interrogées ayant un revenu lié à un emploi commercial, artisanal ou de service (soit quatre-vingt-dix personnes pour nos quatre villages-témoins) seules 5 % d’entre elles ont obtenu un tel prêt. Sur les trente-quatre commerçants, seuls deux en ont également bénéficié36.
90A Mottahalli (mandal panchayat de Kottati) onze personnes ont demandé un prêt pour la création d’emplois non agricoles (dix commerçants et un charpentier), prêt qui devait leur être accordé en janvier 1991. La liste des personnes qui recevront réellement le prêt dépend d’une décision finale prise par la banque, après avis des responsables et notables villageois. Les critiques à l’encontre de ce programme sont nombreuses. D’un côté, l’administration et les banquiers se plaignent du comportement des débiteurs : les prêts ne sont pas remboursés et, qui plus est, sont souvent utilisés à d’autres fins. Pour leur part, les villageois n’ont pas confiance dans l’administration et dans le système bancaire, qu’ils considèrent comme trop corrompus. Ils critiquent aussi les délais et les nombreuses démarches à effectuer avant d’obtenir un prêt. La méfiance des financiers explique que les prêts IRDP soient accordés en deux versements. Le second est attribué lorsque la banque s’est assurée de l’honnêteté de l’emprunteur et de la régularité de ses remboursements. Or ce système à un côté pernicieux car le premier versement est souvent insuffisant pour débuter l’activité souhaitée. L’emprunteur a alors trois solutions : soit il débute avec un capital moindre, soit il s’adresse à un prêteur local, soit il abandonne son projet. Dans tous les cas les prêts sont difficilement remboursés.
91Le Programme pour la formation de la jeunesse rurale à l’emploi indépendant, (National Scheme of Training of Rural Youth for Self Employment, trysem) appliqué en 1980-81 et intégré au Programme de développement rural intégré, a pour objectif de donner une formation technique aux jeunes ruraux de 18 à 35 ans, et les encourage à créer leur propre emploi. Pendant six mois, les stagiaires reçoivent de 100 à 250 roupies par mois selon la proximité du lieu de résidence. En fin de stage leur nom est recommandé à la banque pour faciliter l’obtention d’un prêt au taux d’intérêt de 10 %, dont un tiers est subventionné par le gouvernement. Tous les ans, 60 jeunes sont théoriquement sélectionnés dans chaque taluk. Les types de formation proposés sont divers : réparation de puits, d’outils agricoles, d’appareils électriques, imprimerie et plus spécialement pour les femmes, qui doivent représenter 40 % des bénéficiaires, couture ou broderie. Sur les quatre villages sélectionnés comme exemples d’une situation banale, seuls six jeunes ont bénéficié de ce programme, entre 1980 et 1991, mais aucun n’a utilisé ses compétences acquises au cours de la formation pour débuter un atelier.
92Au total, l’impact de l’irdp est donc très modeste dans nos villages-témoins, ce que confirment de multiples évaluations de cet ambitieux programme faites à d’autres niveaux. De nombreuses études ont en effet montré que l’impact de l’irdp en terme de diversification des économies rurales est limité37. Le pourcentage des prêts octroyés en faveur d’activités non agricoles est faible et de tels prêts sont souvent accordés à des ménages occupant traditionnellement des emplois de ce type. En outre, ils ont rarement permis aux artisans de dépasser le seuil de pauvreté. En fait, l’augmentation des revenus des ménages pauvres passe surtout par la mise en place d’infrastructures de soutien aptes à aider les bénéficiaires à profiter au maximum des programmes d’assistance. L’administration décentralisée en charge de l’application de ce programme et le département de la planification de l’État qui l’évalue, sont conscients de ces effets limités. Cependant il est impensable pour les élus de mettre en cause ce programme de développement rural intégré, considéré comme « sacro-saint » – je cite un informateur – en tant que manifestation d’une volonté éminemment politique.
932) Le Programme d’aide aux artisans ruraux (Rural Artisans Programme, rap), créé pour améliorer leur formation, n’a pas donné non plus de résultats très positifs38. L’exemple du centre de Nagamangala est significatif à cet égard. On y constate en effet que la majorité des participants ne sont pas d’origine rurale en raison, d’une part, d’une mauvaise diffusion de l’information en milieu villageois et, d’autre part, de difficultés matérielles (aucune facilité de logement ni de transport n’est prévue). Selon les enseignants du centre, seules 5 % des personnes ayant suivi les six mois de formation ont débuté une activité artisanale au village. Les autres poursuivent leurs études ou une autre activité, à moins que la qualification acquise ne leur permette d’obtenir un emploi urbain en usine à Mandya ou Bangalore. Ces enseignants savent pertinemment que la plupart des personnes présentes ne viennent au centre que pour percevoir les 250 roupies attribuées chaque mois aux stagiaires. En fin de stage des outils d’une valeur de 1 200 roupies leur sont également attribués, mais ils sont souvent revendus !
94Ce centre créé en 1956 pour aider les artisans ruraux permet en fait aux personnes sélectionnées de mieux réussir leur migration vers la ville grâce à une meilleure formation. Il n’a joué en rien en faveur d’une rétention des populations rurales. Témoignage de l’échec présent : ce centre a été transformé en 1992 en collège de formation technique (District Industrial Training College) où seront proposés à des personnes devant désormais posséder un niveau d’éducation minimum, des cours d’électronique, de mécanique ou de maçonnerie. La priorité n’est plus ici l’aide à l’artisan rural. D’une manière générale du reste, ces centres d’aide aux artisans ruraux n’ont pas atteint les objectifs prévus, mais peut-être est-ce aussi en raison des montants alloués qui n’ont pas été en rapport avec leurs besoins. De plus, de nombreux fonds ont été réorientés en faveur des artisans urbains.
95Au total les efforts publics d’aide aux artisans ruraux n’ont eu aucun impact sur les villages étudiés. Sans une protection étatique efficace, la disparition de certains métiers traditionnels est inévitable. Les choix de consommation s’orientent vers des produits de type urbain et l’augmentation des emplois commerciaux témoigne de la demande réelle des villageois pour des produits de consommation autres que ceux fabriqués localement.
963) Au Programme de garantie de l’emploi pour les ruraux sans terre (Rural Landless Employment Guarantee Programme, RLEGP) qui débuta en 1983-84, furent assignés deux buts principaux. Premièrement, créer des opportunités d’emplois pour les ruraux sans terre en garantissant cent jours de travail par an au moins à un membre de chaque ménage. Deuxièmement, améliorer les infrastructures pour favoriser une croissance rapide des économies rurales. Par le biais de ce programme, des emplois non agricoles saisonniers ou temporaires sont offerts sur les chantiers de construction de routes et de canaux d’irrigation. A Naragalu et Mayagonahalli, durant la saison sèche, quinze jours ou au maximum un mois par an, vingt à vingt-cinq hommes et femmes trouvent un emploi journalier, payé quinze roupies par jour pour les hommes, et douze pour les femmes. Seuls ceux dont les revenus sont les plus bas se rendent sur le chantier de construction du canal, situé à onze kilomètres. Tous les villages, établis à moins d’une dizaine de kilomètres des chantiers de construction ont une part de leur population active engagée irrégulièrement dans ce type de travail39. Plus les villages sont proches des chantiers, plus le nombre de personnes employées saisonnièrement est élevé. Pourtant, la proximité des chantiers ne détermine pas toujours la volonté d’y travailler. En la matière comme en bien d’autres, comptent aussi les liens établis, les habitudes et bien sûr les nécessités individuelles ou familiales.
97Si l’impact de telles activités est modeste en termes d’emplois immédiats, l’État, par les travaux qu’il finance, contribue toutefois à la rétention des populations rurales en octroyant à certaines familles à revenus limités un revenu saisonnier ou occasionnel, mais précieux.
984) Autre manifestation de l’intervention étatique, les domaines industriels (Industrial Estates), réservés aux petites industries et les zones industrielles (Industrial Areas), viabilisées et équipées, apparurent dans les années cinquante40. Les pouvoirs publics, en offrant une variété de services et de facilités aux petits entrepreneurs établis dans ces zones ou dans ces domaines industriels, espéraient voir leurs performances économiques s’améliorer. De nombreuses études41 infirment pourtant cette hypothèse et montrent que les unités établies hors de ces espaces industriels enregistrent de meilleurs résultats. La politique publique de soutien à une décentralisation des investissements industriels vers les zones rurales favorise certes la création d’emplois villageois. En revanche, le pourcentage d’occupation de ces espaces industriels ruraux est faible, de l’ordre de 10 % au Karnataka. C’est un semi-échec pour le moins, car le très faible pourcentage d’occupation ne justifie pas les frais d’aménagement engagés. Deux exemples sont significatifs : celui du domaine industriel de Thandavapura, créé en 1972 près de Nanjangud, qui accueille uniquement deux entreprises sur les 14 lots disponibles. Celui également de Tumbikere dont la zone industrielle créée en 1986 est située sur l’axe routier Mysore-Bangalore, à 15 km de Mandya : sur les 74 lots disponibles, 45 ont été alloués, mais seules quatre entreprises sont en activité et huit autres devraient débuter prochainement. Les acquéreurs de ces terrains industriels n’ont souvent nullement l’intention de créer une entreprise. Pour moitié, ces lots sont l’objet d’une importante spéculation.
99Au total, si nous dressons un bilan général de l’aide publique à la diversification non agricole des économies rurales, plusieurs points doivent être soulignés. Le caractère trop volontariste, sans réelle prise en compte de l’environnement socio-économique qui détermine le succès d’une industrialisation rurale, explique en partie les résultats limités de la politique d’aide aux entrepreneurs ruraux. D’une part, l’application de cette politique est incertaine car à tous les échelons de la hiérarchie, les éventuels industriels ruraux rencontrent l’indifférence et le scepticisme des fonctionnaires et se heurtent à leur inertie. D’autre part les villageois, percevant mal quels sont leurs droits et leurs responsabilités, font preuve de peu d’initiative et se risquent rarement à réaliser leurs projets. Pour beaucoup, la dynamique de diversification doit être impulsée par le gouvernement qui est perçu comme un agent créateur d’emploi, et pas seulement comme un catalyseur de croissance. Enfin la politique de promotion des industries rurales est difficilement appliquée à l’échelle du village. Les futurs entrepreneurs manquent de facilités pour réunir les informations diffusées par les divers organismes qui font peu d’efforts de publicité. Or la situation sociale et professionnelle de l’entrepreneur potentiel est déterminante dans la création d’une petite entreprise. Plus encore qu’une bonne compétence technique, son insertion dans des réseaux stratégiques conditionne son succès. La réussite d’une dynamique de diversification des économies rurales et la création d’emplois non agricoles dépendent en fait essentiellement de l’initiative propre des acteurs privés. L’action publique ne peut que stimuler ou relayer des facteurs favorisants internes, elle ne peut les supplanter ou s’y substituer.
Des stratégies urbaines d’implantation rurale
100Dans l’espace des districts de Mysore et Mandya, à l’exception de celles qui se livrent à des activités traditionnelles, les entreprises localisées en milieu rural sont toutes le fruit d’investissements d’origine urbaine. Deux intérêts économiques répondent à ces choix de localisation. Premièrement, l’implantation industrielle en milieu rural permet de bénéficier de l’aide du gouvernement qui accorde des facilités financières aux entrepreneurs investissant dans des régions classées comme étant « industriellement peu développées »42. L’avantage financier obtenu lors de l’installation en zone rurale ne peut cependant pas, à lui seul, inciter les entrepreneurs à opter pour une telle implantation. La présence d’une zone ou d’un domaine industriel ne joue pas non plus à elle seule, on l’a vu, en faveur de ce choix. Le deuxième facteur encourageant ce type d’implantation relève de la volonté des entrepreneurs urbains de valoriser les ressources locales disponibles. Les principales agro-industries rencontrées dans les districts de Mandya et Mysore sont les moulins à canne ou à riz, les khandsari, ou les unités de production de riz soufflé et d’aliments pour bétail. Les autres entreprises à capitaux urbains souvent présentes dans la région étudiée sont celles de production de papier. A Tandavapura, près de Nanjangud, la proximité des ressources en eau de la Kaveri a suscité l’implantation de quatre usines de production de papier. Une seule d’entre elles s’est fixée, depuis 1987, sur la zone industrielle créée en 1972. A l’exception du personnel d’encadrement, tous les ouvriers sont originaires des villages alentour. A Tandavapura, la moitié de la population active masculine est engagée dans des emplois industriels à Nanjangud ou dans les entreprises du village. Tandavapura bénéficie de sa situation sur l’axe routier Mysore-Nanjangud qui encourage la construction de nombreuses industries. La zone industrielle de Nanjangud attire aussi quelques investisseurs. A Kalenahalli également, l’installation au village d’entreprises à capitaux urbains a créé des emplois journaliers et occasionnels pour trois adultes et vingt-quatre enfants. Les enfants et les femmes représentent souvent la majorité des personnes employées43. L’implantation en zone rurale d’entreprises à capitaux urbains n’est certes pas très fréquente au total, mais quand elle existe, elle favorise notablement la création d’emplois villageois locaux.
Deux logiques d’ancrage rural
101La plupart des villageois rencontrés valorisent la vie au village. C’est le lieu où ont vécu les ancêtres et c’est surtout l’espace social par excellence, là où sont leurs repères et leurs références. Lorsqu’il est économiquement possible d’y vivre, tous soulignent leur volonté d’y maintenir leurs attaches. L’existence d’un revenu complémentaire à un travail agricole favorise cet enracinement. La volonté d’accès à l’économie urbaine en maintenant les racines villageoises témoigne de la même logique d’ancrage dans l’environnement rural.
Complémentarité des revenus d’origine agricole et des revenus non agricoles : femmes et enfants au travail
102Une même personne peut au cours de la journée partager son temps de travail entre une activité agricole et une occupation non agricole. C’est le cas des emplois à façon dont deux exemples illustrent ce type d’organisation industrielle : la production de beedi (cigarettes indiennes très populaires) et celle des agarbathi (ou bâtonnets d’encens) (fig. 6).
103Ces entreprises à faible technologie reposent essentiellement sur une main-d’œuvre non qualifiée relativement abondante. Elles transfèrent pour cette raison une grande part de leurs activités en employant une main-d’œuvre féminine rurale alors que l’unité centrale, en tant que point de collecte et d’organisation de la production, est maintenue en milieu urbain. Il s’agit là d’une survivance d’une stratégie de production pré-industrielle selon laquelle les entrepreneurs décentralisent leurs activités productives en passant par des intermédiaires qui sont seuls en contact direct avec les ouvrières.
104Autrefois, ce type d’organisation, dans le cas des deux produits étudiés, existait uniquement en ville, ces activités étant contrôlées par des capitaux urbains issus majoritairement de la communauté musulmane. Pour répondre à une augmentation de la demande manifeste depuis les trente dernières années, les entreprises opèrent un transfert vers les bassins d’emplois ruraux et s’adjoignent ainsi une main-d’œuvre peu chère et peu revendicatrice tout en contournant les lois sur le travail44.
105Cette volonté de répondre à une augmentation de la demande a eu également des répercussions sur la spécialisation sexuelle des emplois. Au départ, plus particulièrement dans le cas des beedi, seuls des hommes (musulmans) étaient employés. Progressivement les femmes musulmanes puis celles appartenant à d’autres communautés les ont remplacés. Ce type d’emploi est aujourd’hui occupé exclusivement par les femmes et à ce titre jugé dévalorisant par les hommes.
106Ces activités permettent aux ouvrières d’obtenir un revenu d’appoint, complémentaire d’un travail au champ. Durant la saison des travaux agricoles, le niveau de la production chute car le travail agricole est plus rémunérateur que celui des agarbathi : pour une journée de huit heures une ouvrière agricole est payée dix roupies avec souvent en sus un paiement en nature, alors qu’elles n’obtiennent difficilement que sept à huit roupies en fabriquant des agarbathi45.
107Ces emplois sont peu appréciés des femmes et même si elles ne l’expriment pas clairement, peut-être ressentent-elles l’ambiguïté d’un tel travail où il n’existe pas de distinction entre le temps consacré à l’activité rémunérée et celui consacré à la vie familiale. Les femmes interrogées ne savent pas quelle part de leur temps est rétribuée : elles comptent uniquement en nombre de bâtonnets roulés. L’entreprise joue de cet enchevêtrement des temps qui lui permet de payer les ouvrières à la tâche et non sur une base horaire. L’entreprise se décharge également des coûts d’apprentissage sur les ouvrières qui doivent s’enseigner mutuellement leur savoir-faire. Non seulement l’usine ne supporte pas ces frais mais elle pénalise les femmes durant le temps d’adaptation nécessaire à cette nouvelle activité : si la qualité et la productivité ne correspondent pas aux objectifs exigés, les salaires sont alors abaissés46.
108Dans le cas des beedi il existe une autre forme d’exploitation de la main-d’œuvre. L’entreprise exige, en fonction du poids de feuilles distribuées, la production d’un certain nombre de cigarettes sans tenir compte de la qualité de la matière première. Parfois, certaines feuilles étant de mauvaise qualité, l’ouvrière ne parvient pas à rouler le nombre de beedi escompté. Elle est alors pénalisée. L’entreprise, elle, est doublement bénéficiaire : en amont elle achète les lots de feuilles abîmées à moindre prix, en aval, seule l’ouvrière supporte les frais dus à la baisse de la productivité.
109Généralement le travail des femmes est peu apprécié par la société indienne pour deux raisons. On considère d’une part que le rôle de la femme est de s’occuper de son foyer et que ses activités doivent être circonscrites dans l’enceinte de sa maison. On n’apprécie guère, en conséquence, un travail à l’extérieur car l’épouse est alors en contact avec des hommes qu’elle ne connaît pas. D’autre part, le mari doit être en principe capable de faire vivre sa famille sans l’apport d’un revenu autre que le sien. Cette discrimination envers le travail féminin, qui joue d’autant plus que la caste est haute, s’applique aussi aux travaux agricoles. Mais les difficultés de la vie quotidienne obligent souvent les femmes à travailler.
110Ces considérations devraient favoriser l’emploi rémuréré à la maison. En fait, la production de beedi ou d'agarbathi est surtout une activité effectuée par les jeunes filles avant le mariage, activité qu’elles abandonnent lorsqu’elles quittent le foyer parental. Leur travail, jusque-là, procure un revenu à leur famille sans heurter les préjugés sociaux. La main-d’œuvre enfantine est aussi fortement représentée. A Thadagavadi, 40 % de la main-d’œuvre employée pour fabriquer les agarbathi est constituée d’enfants entre sept et treize ans. Ce chiffre s’élève jusqu’à 70 % en comptabilisant les adolescentes. Soixante-six pour cent de ces enfants ne vont pas à l’école. Si les salaires obtenus sont faibles par rapport aux revenus du ménage, ils sont utiles à l’entretien de la famille et au paiement des dépenses quotidiennes. Le travail non agricole des femmes et des enfants est ainsi un important facteur de rétention des populations rurales.
111L’importante fluctuation quotidienne du nombre d’employés occasionnels dans les entreprises visitées témoigne également d’une complémentarité fréquente entre revenus d’origine agricole et revenus d’origine industrielle. Les travailleurs du secteur non enregistré ne bénéficient d’aucune protection légale. Cette situation incertaine qui pénalise les ouvriers a toutefois une contrepartie dans la mesure où elle laisse une certaine liberté à l’employé : selon les différentes possibilités qui peuvent se présenter, l’ouvrier journalier change d’employeur. Parfois les avances sur salaire – pratique très générale pour s’attacher la main-d’œuvre dans tous les types d’entreprises agricoles ou industrielles privées – ne sont jamais remboursées. Parfois encore, l’ouvrier choisit de s’occuper de ses terres ou plus rarement de travailler comme ouvrier agricole. Ceci explique pourquoi de nombreux entrepreneurs urbains hésitent à employer des villageois propriétaires de terres cultivées, soupçonnés d’être particulièrement absentéistes en saison agricole.
112De nombreuses entreprises appuient délibérément leur politique d’embauche sur l’existence d’une main-d’œuvre corvéable à mi-chemin entre emploi industriel et emploi agricole. Les emplois non qualifiés (de gardiennage, d’entretien ou de portage) sont occupés soit par des ouvriers journaliers ou à la tâche, payés directement par l’entreprise, soit par des ouvriers embauchés par des intermédiaires. En ville, l’impact des fluctuations économiques est ainsi transféré sur les ouvriers ruraux qui supportent les premiers les effets de la flexibilité de l’emploi, comme l’a montré V. Dupont dans son étude de la main-d’œuvre de Jetpur. (Dupont 1990 : 1847).
Résidence villageoise et liens avec l’économie urbaine
113La volonté de maintenir une résidence villageoise tout en recherchant un accès à l’économie urbaine correspond à un autre type de dynamique qui joue en faveur d’une rétention des populations rurales. Trois logiques peuvent être ici retenues : celle des ouvriers navetteurs et des migrants temporaires ou saisonniers ; celle des investissements croisés entre des capitaux d’origines multiples, agricole, industrielle ou commerciale ; celle, enfin, de la recherche de liens avec la ville, par l’intermédiaire des enfants suffisamment instruits pour y trouver un emploi ou par le mariage des filles.
114Les enquêtes qu’on a menées dans les zones industrielles de Mysore et de Mandya révèlent qu’en moyenne 25 % des emplois industriels sont occupés par des navetteurs qui habitent dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de l’usine considérée. Mais ce pourcentage cache la présence d’urbains qui, par commodité financière, se sont installés dans les nouveaux quartiers de ces villages, dont certains seront bientôt aux franges de la ceinture péri-urbaine. Le pourcentage d’emplois industriels occupés par des ruraux dépend du niveau technologique de l’entreprise. Le développement industriel de Mysore, fondé sur l’implantation d’industries modernes, limite le nombre d’emplois non qualifiés proposés. Selon les types d’entreprises, leur pourcentage varie de moins de 5 % à 30 ou 50 %. A Maidanahalli, près de la principale zone industrielle de Mysore, 14 hommes (11 permanents et 3 journaliers) travaillent dans l’usine de papier de Belagula, soit 6 % de la population active masculine. A l’échelle du village, le nombre d’ouvriers industriels est faible car leur bas niveau d’éducation permet rarement aux villageois d’être engagés, mis à part quelques journaliers affectés à des tâches non qualifiées48.
115La volonté des villageois d’obtenir un emploi urbain peut s’interpréter comme le souhait de s’approprier en quelque sorte une part des avantages de la croissance urbaine tout en continuant à bénéficier des atouts liés à une résidence villageoise. L’insertion dans un milieu social connu peut se révéler utile face à des situations difficiles. Ainsi, rester au village permet d’emprunter de l’argent auprès de la famille ou du prêteur traditionnel. Quitter la maison familiale n’est pas non plus une décision facile à prendre. Le coût élevé de la vie en ville, en particulier l’accès au logement, explique aussi ce choix. De plus, face à l’incertitude des emplois industriels en cas de licenciement ou de fermeture de l’usine un ou plusieurs mois par an, le maintien d’une résidence villageoise assure une certaine stabilité. Lorsqu’il possède des terres, l’ouvrier-paysan peut également surveiller son exploitation. Ceux qui n’ont pas de terre peuvent s’employer comme coolies ou comme ouvriers agricoles quand le calendrier le permet. Inversement, les revenus de la terre étant irréguliers, surtout en zone sèche, ce revenu urbain extérieur est le bienvenu en cas de difficulté ou à l’occasion de dépenses sociales importantes (en particulier les mariages).
116L’investissement de capitaux d’origine agricole dans des entreprises industrielles ou commerciales urbaines, peut s’analyser aussi comme un moyen de créer des liens avec l’économie urbaine, tout en maintenant fortement les attaches rurales, dans la mesure où il s’agit le plus souvent, pour les paysans investisseurs, de s’assurer une suffisante diversification de leurs revenus afin d’obtenir une stabilité économique accrue. A Mandya, où nous avons étudié ces flux de capitaux en 1990, de 10 à 20 % des investissements industriels ou commerciaux seraient d’origine agricole.
117Deux types de stratégie sont à distinguer : l’une fondée sur une volonté individuelle, l’autre sur une répartition planifiée des sources de revenus au sein de la famille élargie.
118Si la plupart des industriels ou commerçants interrogés possèdent des propriétés considérées dans le contexte local comme étant de moyenne ou de grande taille49 qui leur assurent des revenus sur lesquels ils appuient leur stratégie de diversification, il ne faut pas sous-estimer les effets d’une volonté individuelle, ni la possibilité pour un petit propriétaire de tenter ces choix d’investissements.
119Les stratégies d’investissement suivies favorisent un constant va-et-vient entre les surplus agricoles investis dans les activités urbaines, et les profits d’origine industrielle ou commerciale engagés dans le secteur agricole ou agro-industriel (en particulier les moulins à canne ou à riz). L’étude des stratégies familiales est particulièrement révélatrice de ces logiques croisées de diversification entre des sources de revenu agricoles et non agricoles d’une part, et des sources de revenu rurales et urbaines d’autre part. Il est clair qu’à chaque frère d’une même famille est assigné un rôle. Idéalement, tel demeurera sur la terre, tel autre deviendra fonctionnaire, ouvrier industriel ou plus rarement entrepreneur. Les aptitudes, les désirs de chacun et les hasards de la vie ne permettent évidemment pas de mettre toujours en œuvre cette stratégie idéale. La mise en commun des revenus de chacun favorise une redistribution des capitaux selon les choix d’investissements familiaux. Cependant, ce type de stratégie de la famille élargie n’est pas maintenu au moment du mariage des frères. Souvent, ils décident de diviser la propriété tout en pouvant continuer de vivre ensemble.
120Cette division des rôles au sein de la famille élargie suppose une planification de la place assignée à chacun pour servir la stratégie socio-économique familiale. A ce titre, l’investissement dans l’éducation des fils ou la dot des filles apparaît comme des possibilités supplémentaires de nouer des relations avec le monde urbain. Le fils qui reste sur la propriété ne sera généralement pas instruit. Par contre, si la famille en a les moyens, un ou plusieurs fils recevront une éducation suffisante pour leur permettre d’obtenir en principe un poste de fonctionnaire (le type d’emploi le plus envié) ou d’ouvrier industriel, ou de créer leur propre entreprise50. Le paiement fréquent (pour ne pas dire obligatoire) d’une forte somme d’argent pour obtenir un poste dans le secteur public ou privé peut aussi être présenté comme un investissement permettant de s’assurer un ancrage urbain. Selon la même logique, le paiement d’une dot élevée (pouvant atteindre 100 000 roupies) et la recherche d’un mari ayant un emploi en ville permettent de multiplier les liens avec l’économie urbaine.
121Les attaches avec le monde urbain peuvent toujours se révéler utiles : elles permettent de forger des relations avec l’administration et le monde politique local, et de bénéficier ainsi en retour de diverses aides publiques. Les choix d’investissements des paysans aisés s’orientent aussi vers des dépenses soit de prestige (les mariages, la construction de maison de style urbain, l’achat d’un terrain constructible à Mandya, l’éducation des enfants), soit de sécurité (dans la mesure où la création d’un moulin à canne suppose des risques faibles). L’investissement industriel, en revanche, n’est en aucun cas valorisé.
Les logiques de localisation des emplois ruraux non agricoles : contrastes et complexité
122La diversification des économies rurales vers des emplois ruraux non agricoles s’explique par de nombreux facteurs interdépendants. Trois échelles sont à prendre en compte : celle du système rural, celle de l’économie régionale et nationale, enfin l’influence de la sphère internationale. Au niveau du système rural, sur lequel nous souhaitons insister, l’importance des revenus et des capitaux à investir disponibles est fonction des structures foncières et du régime agraire, mais aussi des types de cultures et des surplus d’origine agricole engendrés.
123En présence d’une structure agraire inégalitaire, les riches paysans produisant des cultures de rente sur des terres irriguées ont des capitaux disponibles, et parmi les choix possibles d’investissements (si d’autres conditions sont réunies) ils peuvent décider de diversifier leurs sources de revenus et de mobiliser une partie de leurs fonds sur des activités non agricoles, agro-industrielles ou autres. Au contraire, si la distribution des terres est plus égalitaire, les petits propriétaires, surtout en zone sèche, ne peuvent mobiliser suffisamment de capitaux, la faiblesse des garanties offertes aux banques ne leur permettant pas de surcroît de tenter une quelconque diversification.
124Toutefois, même si cet élément est discriminant, il est toujours possible pour un petit propriétaire de se lancer dans l’aventure. On le voit au Tamilnad, dans la région de Coimbatore où l’industrialisation rurale est une réalité.
125La situation de cette région est intéressante car il s’agit d’un rare exemple de réussite d’industrialisation rurale fondée sur une dynamique interne. Il montre que face à une situation de blocage (ici d’origine écologique : baisse de rentabilité des investissements agricoles en raison d’un amoindrissement des ressources en eau), la diversification des économies rurales par l’investissement dans des activités industrielles peut être une réussite, et une réussite dépassant la seule sphère des propriétaires dominants. Même si, vers les années 1970, l’intensification de la dynamique de diversification s’explique par la volonté des riches propriétaires fonciers (habitués à capitaliser dans le secteur agricole) de trouver des solutions face à la détérioration de l’écosystème, il apparaît en effet que, désormais, cet esprit entreprenant n’est plus l’apanage de la caste économiquement dominante, les Naidus. Aujourd’hui, toutes les castes tentent non seulement de valoriser une bonne éducation, mais elles reprennent à leur compte l’esprit d’innovation des premiers entrepreneurs51. Il n’est pas rare de rencontrer des petits propriétaires, des ouvriers agricoles ou d’anciens ouvriers industriels, même de caste moyenne ou médiocre, qui investissent également dans des industries à domicile ou des petits ateliers de sous-traitance52. Si nous comparons la situation observée par Philippe Schar autour de Coimbatore à celle que nous avons étudiée dans la région de Mysore et de Mandya, nous comprenons mieux pourquoi dans un cas l’industrialisation rurale est un processus en marche, tandis que dans l’autre elle est au mieux un rêve lointain, au pire une utopie.
126L’esprit d’entreprise doit être soutenu par une situation générale favorable. Le système de valeurs des villageois favorise plus ou moins la prise de risque, mais l’esprit d’innovation ne peut s’épanouir qu’en présence d’une société rurale ouverte au changement. Cette attitude est-elle fonction de facteurs de localisation liés à la dichotomie entre régions sèches et irriguées ? T.S. Epstein a avancé qu’en milieu sec, face à la nécessité de trouver des revenus en dehors du secteur agricole, les villageois faisaient preuve d’un plus grand esprit d’entreprise et, en particulier, savaient mieux capter les avantages des économies urbaines proches que les villageois des terres irriguées, plus figés sous le poids de leurs traditions et de leurs habitudes. (Epstein 1973 : 170.) Faut-il porter crédit à ce qui serait une espèce de contre-déterminisme ? Il semble bien, en fait, que le dynamisme supérieur de Kalenahalli (appelé Dalena par Epstein), soit moins dû au fait qu’il soit sec qu’au fait qu’il se trouve situé sur le grand axe routier Mysore-Mandya-Bangalore.
127Par contre, le pourcentage d’emplois non agricoles est généralement fonction de la proximité des centres urbains. Une étude statistique menée au Tamilnad montre que la majorité des taluks qui ont un degré de diversification élevé sont non seulement ceux où le niveau d’urbanisation est fort, mais aussi ceux où le type d’urbanisation et la structure économique favorisent des liens avec les économies rurales proches (Yeyaraj 1989 : 9). On observe de telles relations autour de Coimbatore, où le développement industriel rural s’organise autour de réseaux de sous-traitance liés aux entreprises mécaniques urbaines (textile et petite mécanique, surtout liée à la production de pompes d’irrigation vendues sur le marché national). Autre facteur stimulant : la même caste économiquement dominante, les Naidus, organise le dynamisme régional à Coimbatore, dans les petites villes proches et dans les villages alentour. Les Vokkaligas, dans notre région d’enquête, pourraient théoriquement jouer ce même rôle. Or la croissance de Mandya ou celle de Mysore n’ont pas favorisé une telle évolution.
128A Mandya, l’économie urbaine demeure dominée par des agro-indus tries de grande taille aux effets d’entraînement faibles en aval de chaque filière. Pour le reste, Mandya joue essentiellement le rôle de ville-marché et de chef-lieu administratif. Les unités sous-traitantes y sont rares. A Mysore, le développement industriel débute avec l’établissement de l’usine de santal en 1917, puis se renforce en 1932 avec la création des industries de la soie. La réorganisation de l’État en 1956, qui confirme le rôle de Bangalore comme capitale, détourne de Mysore nombre d’entreprises publiques. A l’exclusion des industries traditionnelles anciennes, Mysore a vécu jusqu’aux années 1970 sur son passé prestigieux de vieille ville royale. Depuis vingt ans, la ville bénéficie cependant d’une politique de décentralisation des investissements industriels, et accueille de nombreuses entreprises électroniques et électriques qui ne s’installent plus nécessairement à Bangalore. Elle est devenue ces dernières années un centre industriel dynamique. Ce type de développement pourrait favoriser une industrialisation des campagnes fondée sur des liens de sous-traitance, mais les facteurs limitatifs analysés précédemment semblent s’y opposer, au moins pour le moment. La création de zones industrielles autour de Mysore fournit certes des emplois aux villages proches établis sur les terres sèches, mais elle ne dynamise pas réellement les économies rurales environnantes, dans la mesure où aucun entrepreneur n’a un passé villageois. En ce sens, on peut dire que la ville n’encourage pas, dans son proche hinterland, un esprit d’entreprise rural. Sa proximité attire des navetteurs : elle transforme donc la structure de l’emploi dans les villages proches, mais sans faire apparaître sur place de nouveaux entrepreneurs issus du cru.
129Si nous comparons maintenant la situation des districts de Mysore et de Mandya à celle du Dakshina Kannada, de nouveaux éléments éclairent notre analyse. Le Dakshina Kannada présente une image différente de celle offerte par les autres districts de l’État. Il réunit à lui seul 20 % des établissements industriels ruraux du Karnataka, alors que les districts étudiés, Mysore et Mandya, n’en regroupent à eux deux que 7 %53. Plusieurs éléments expliquent une telle dynamique de diversification. Le développement des infrastructures, d’abord. Le Dakshina Kannada (entre Mangalore et Coondapur) prolonge en quelque sorte le Kérala côtier et offre, comme lui, un réseau routier dense qui relie rapidement nombre de villages aux métropoles régionales. Tout le long de la côte les villages se succèdent, créant un espace linéaire semi-urbain favorable à l’implantation d’industries et aux activités de service et de commerce. L’existence d’un réseau de transport rapide n’est cependant pas un élément dynamisant suffisant : l’axe routier Mysore-Mandya-Bangalore, qui pourrait permettre l’acheminement rapide des produits vers les marchés urbains régionaux et nationaux, ne soutient pas une telle industrialisation linéaire. Autre point fort du Dakshina Kannada : son système bancaire efficace qui favorise l’esprit d’entreprise.
130Quatre des principales banques nationales sont originaires du district. Troisième atout : le niveau d’alphabétisation élevé, qui témoigne de l’importance accordée à l’éducation. Le Dakshina Kannada occupe la première place des dix-neuf districts de l’État avec un taux d’alphabétisation de 53,47 % en 1981, bien supérieur à celui du Karnataka (38,76 %) et à ceux de Mandya (30,40 % soit la seizième place des districts de l’État) et de Mysore, (31,34 % soit la quatorzième place)54. Quatrième élément important : les migrations de travail à longue distance vers Bombay ou, suivant le modèle kéralais, vers les pays du Golfe. Ces migrations ont des effets positifs sur la région car les capitaux qu’elles permettent d’accumuler sont souvent investis dans des activités rurales non agricoles industrielles ou de services (dans des commerces ou l’hôtellerie). Certains migrants ayant obtenu une expérience professionnelle, de retour au village, créent parfois une entreprise55.
131La présentation de la situation du Dakshina Kannada et de la région de Coimbatore, mise en perspective avec celle des deux districts de Mandya et de Mysore, permet d’éclairer plusieurs éléments favorables à une diversification des économies rurales. L’existence de facteurs dynamisants internes au système rural est essentielle, les plus déterminants étant sans doute l’ouverture de la société villageoise au changement, la disponibilité de surplus agricoles et un bouleversement de l’équilibre économique ancien qui appelle la recherche de nouvelles sources de profit. Ces éléments propices au changement doivent être soutenus par un environnement extérieur lui aussi dynamisant : à l’échelle régionale et nationale, voire internationale, des facteurs favorables doivent relayer ces initiatives locales. Par les liens de sous-traitance créés avec les industries urbaines et par les marchés qu’elles représentent, la structure et la proximité des économies urbaines renforcent les initiatives des acteurs ruraux et modèlent le type de développement ainsi que la tendance à la diversification des économies villageoises. Si le développement agricole améliore les performances des entreprises rurales et encourage un plus grand nombre de personnes à créer des emplois non agricoles, ce facteur favorable n’explique pas, seul, le succès d’une diversification rurale non agricole.
132Ces grands traits généraux expliquent-ils qu’en matière d’emplois non agricoles occupés par des résidents permanents, la distinction entre zones irriguées et zones sèches soit moins marquée qu’on ne l’imagine à priori ? Sauf exception, la proportion de tels emplois est en effet relativement homogène quels que soient les milieux, si nous prenons uniquement en considération la structure d’occupation de la population active villageoise et non les migrants saisonniers. La carte des emplois ruraux non agricoles en 1981 (fig. 3), comparée à celle des surfaces irriguées, ne présente pas, à cet égard, une franche opposition entre terres sèches et terres irriguées. Nos études de terrains confirment cette absence de nette distinction : dans les villages sélectionnés (Mottahalli, Naragalu et Mayagonahalli), témoins d’une situation banale en région sèche et en région irriguée, les emplois non agricoles, essentiellement ceux des artisans traditionnels, des castes de service et des boutiquiers, représentent, dans l’un et l’autre cas, de 5 à 7 % des emplois totaux56.
133En terre irriguée autour de Mandya, la culture de la canne et l’intensification de l’agriculture en général expliquent en partie les fortes densités régionales. La transformation de la canne en sucre, elle, stabilise les ouvriers villageois travaillant à la sucrerie de Mandya et, pour le reste, attire majoritairement, dans les moulins à canne et les khandsari, des ouvriers saisonniers migrants qui ne sont évidemment pas recensés dans les statistiques des villages d’accueil. On remarque toutefois que la classe « 10 à 20 % d’emplois non agricoles » est mieux représentée en zone irriguée qu’en terre sèche. Dans certains villages, en effet, les emplois dans les moulins à canne sont occupés soit par d’anciens travailleurs migrants désormais installés au village, soit par des ouvriers locaux. Mais à l’exception de ces emplois et des métiers traditionnels qu’on a évoqués, aucun autre type d’activités non agricoles n’existe. Rares sont également les ateliers de réparation de machines agricoles. Les choix d’investissement des paysans aisés suivent des modèles traditionnels (les plus favorisés étant les investissements dans la terre, l’éducation et le mariage des enfants ou la création d’un moulin à canne) au détriment des investissements industriels jugés risqués. En terre sèche, le secteur agricole génère peu de surplus disponibles qui pourraient être investis dans des activités non agricoles. L’organisation du système rural contraint à la mobilité la part de la population active non suffisamment employée dans l’agriculture. Les migrations de travail saisonnières ou de longue durée permettent l’équilibre du système et se substituent à une impossible diversification interne. Elles deviennent alors la principale stratégie de diversification. Là réside, en matière de structure réelle de l’emploi, la grande différence entre système sec et système irrigué.
134Dans le cas d’activités traditionnelles localisées et spécialisées dans la transformation d’un produit agricole comme la soie, la proportion d’actifs engagés dans des emplois non agricoles peut atteindre 50 à 60 % des emplois, mais c’est l’exception bien plus que la règle. La figure 2 a présenté clairement cette spécialisation régionale autour de Kollegal. Elle montre également que la distinction entre village sec et village irrigué ne détermine pas la localisation des emplois liés à la sériciculture ou au travail de la soie. Ici, l’histoire régionale explique pour l’essentiel une telle spécialisation.
135La figure 3 illustre clairement un autre point à souligner : l’importance de la proximité de Mysore sur la structure de l’emploi des villages proches. La proportion d’ouvriers villageois atteint 20 à 25 % des emplois dans la zone industrielle de Mysore. A l’échelle villageoise, à Maidanahalli, 6 % des hommes actifs ont un emploi industriel permanent. A ce chiffre s’ajoutent les emplois gouvernementaux mais surtout ceux des villageois qui travaillent irrégulièrement sur les chantiers de construction. Dans l’ensemble des villages établis sur les terres sèches autour de Mysore jusqu’à vingt kilomètres de l’agglomération, 40 à 60 % des actifs recherchent en ville un emploi occasionnel. Évidemment, la frange semi-rurale accueille aussi des urbains qui préfèrent habiter au village car le coût de la vie y est moins élevé. Mandya, entourée de terres irriguées et riches, n’attire pas si fortement les travailleurs des villages alentour. Toutefois les villages des terres sèches envoient une part de leurs actifs travailler en ville : à Kalenahalli, 13 % des hommes travaillent à Mandya dans les entreprises publiques et les emplois de bureau.
136En définitive, les emplois non agricoles jouent un rôle contrasté dans la rétention des populations rurales de la région étudiée. Si le pourcentage d’actifs ruraux engagés dans des activités non agricoles est de 16 % pour l’ensemble du Karnataka, des différences importantes apparaissent à l’échelle villageoise, on vient de le voir. Elles permettent de nuancer notre analyse. Cependant, dans l’ensemble, les rares dynamiques de diversification internes, faiblement soutenues par des dynamiques externes publiques ou privées, expliquent le taux peu élevé d’emplois ruraux non agricoles de la région étudiée. De plus, l’augmentation plus rapide des emplois tertiaires par rapport aux emplois industriels suggère que l’expansion du secteur rural non agricole s’appuie sur des dynamiques limitées. L’augmentation des emplois de ce secteur s’accompagne d’une hausse des emplois occasionnels. Le taux élevé d’enfants au travail témoigne également d’un modèle de croissance sans développement suffisant. A l’exception de cas spécifiques, le secteur non agricole joue relativement peu en faveur d’une rétention des populations rurales, encore qu’un emploi, fût-il marginal, fût-il saisonnier, peut maintenir au village toute une famille. A cet égard, l’impact réel du secteur non agricole en terme de rétention de population rurale est certainement supérieur aux modestes pourcentages (6, 7, 10 %) relevés dans les villages types. Ceci étant, la politique publique d’aide à ce secteur non agricole apparaît comme un semi-échec pour le moins, ou comme un échec indéniable si l’on compare ses effets aux ambitions affichées initialement. Mais il est vrai que localement son application est encore récente. Aussi est-il difficile de prévoir ce qu’en sera, à plus long terme, la réelle portée.
Bibliographie
Références bibliographiques
Publications gouvernementales
Census of India, 1971, series 14, part III, vol. I, Reports on Establishments, Mysore.
Census of India, 1981, General Economic Tables, part IV, New Delhi.
Census of India, 1981, series 9, part XIII A & B, Village and Town Directory, Karnataka, 1981.
Government of Karnataka, Bureau of Economies and Statistics, Statistical Outline of Karnataka, 1979-80, Bangalore.
Department of Industries & Commerce, Government of Karnataka, Package of Incentives and Concessions for New Industrial Investments in Karnataka, 1990-1995.
Autres publications
Basant, R. et Kumar, B.L., 1985, «Rural Non-Agricultural Activities in India: A Review of Available Evidence», Social Sdentisi, vol, 17, no1-2: 13-71.
Benchamin, K.V. et Jolly, M.S., 1987, «Employment & Income Generation in Rural Areas Through Sericulture», Indian Silk, juin.
Dupont, V, 1990, Impact of In-migration on Industrial Development in a Middle-sized Town of Gujarat, Ahmedabad, Gujarat Institute of Area Planning.
Epstein, T.S., 1973, South India, yesterday, today and tomorrow, Londres, Macmillan.
– 1962, Economic Development and Social change in South India, Manchester, Manchester University Press.
International Labour Organisation (ilo), 1983, Promotion of Employment and Incomes for the Rural Poor, Including Rural Women, Through Non-Farm Activities, Geneva.
Jeemol, U., 1991, «Regional Variations in Rural Non-Agricultural Employment, an Exploratory Analysis», Economie and Political Weekly, Bombay, 19 janv.: 109-122.
Misra, R.P., 1985, Rural Industrialization in Third World Countries, New Delhi.
Ramana, D.V., 1987, Economies of Sericulture and Silk Industry in India, New Delhi.
Rao, V.M. et Erappa, S., 1987, «irdp and Rural Development, a Study in Karnataka», Economie and Political Weekly, Bombay, 26 déc.: A157-A160.
Rosen, G., 1988, Industrial Change in India : 1970-2000, New Delhi.
Sandesara, J.C., 1988, «Small-Scale Industrialization: the Indian Experience», Economie and Political Weekly, Bombay, 26 mars: 640-654.
Schar, P., 1989, Well Irrigation and Socio-Economic Changes, a Case Study in Pollachi Taluk, Coimbatore District, Tamil Nadu, Pondy Papers in Social Sciences, no4, Pondchéry, Institut français.
Tyabji, N., 1980, «Capitalism in India and the Small Industries Policy», Economie and Political Weekly, Bombay, numéro spécial, oct.: 1721-1732.
World Bank, 1987, Rural Enterprise and Non-Farm Employment, A World Bank Paper, Washington.
Yeyaraj, D., 1989, Determinants of Rural Non-Agricultural Employment, Madras, Madras Institute of Development Studies.
Notes de bas de page
1 La notion de sarvodaya ou « bien-être pour tous » est à la base de la philosophie gandhienne. Le mouvement Sarvodaya, multiplia ses actions après l’indépendance : Vinoba Bhave, disciple de Gandhi, organisa des actions d’aide aux villageois sans terre dont, parmi les plus connues, le bhoodan (ou don de terre) en 1951. Ce mouvement souhaita également favoriser l’aide à l’artisanat traditionnel et aux industries de village. Aujourd’hui, seules des associations non gouvernementales tentent d’appliquer avec plus ou moins de succès les principes du sarvodaya.
2 Le Bureau international du travail a mené une étude à ce propos : International Labour Organisation (ILO), Promotion of Employment and Income for Rural Poor Including Rural Women, Through Non-Farm Activities, Genève, 1983.
3 L’aide publique au secteur industriel rural ne correspond pas à une politique spécifique. Le soutien à ce secteur emprunte à la fois à la politique menée en faveur des industries à domicile et à celle concernant les unités plus modernes (small scale industries). Les organismes de soutien à ce secteur sont multiples mais les résultats concrets sont difficilement estimables, car jamais les données sur les industries rurales, telles que les définit ce texte, n’apparaissent dans les statistiques officielles.
4 Appellation générique regroupant les activités artisanales rurales, les industries familiales urbaines et les industries saisonnières.
5 Le secteur industriel est divisé en trois groupes distincts : premièrement les industries de « très petite taille » ou tiny scale industries (qui incluent les industries à domicile et villageoises) dont l’investissement est inférieur à 500 000 Rs ; deuxièmement, les industries à petite échelle de production ou small scale industries dont l’immobilisation en capital n’excède pas 6 millions de roupies ou 7,5 millions pour les entreprises sous-traitantes ou celles qui exportent 30 % de leur production annuelle la troisième année d’activité ; troisièmement, les industries à grande échelle de production ou medium and large scale industries qui incluent toutes les unités non classées comme de très petite ou petite taille (Department of Industries and Commerce, Government of Karnataka : Package of Incentives and Concessions for New Industries Investments in Karnataka, 1990-1995). Il est difficile de comparer dans le temps l’évolution de ces différents groupes, car le plafond du niveau des investissements varie à la hausse sous la pression des industriels qui souhaitent bénéficier des mesures prises en faveur de ces petites unités. Si nous nous référons à la définition utilisée lors du recensement de 1981 qui établit une distinction entre les activités à domicile d’une part, et d’autre part un secteur défini par exclusion comme « secteur non-à-non-à-domicile » (household sector et non-household sector), les caractéristiques majeures du secteur à domicile sont : 1) un membre au moins du ménage doit participer à cette activité, l’emploi d’une main-d’œuvre salariée doit être minimun ; 2) l’activité doit être de Tordre de la production, de la transformation, de la réparation ou de la vente ; 3) les biens produits ne doivent pas être consommés par les membres du ménage mais doivent être entièrement ou partiellement vendus ;4) en zone rurale, l’industrie peut être située n’importe où dans les limites du village ; 5) elle ne doit pas être officiellement enregistrée ; 6) les professions telles que celles pratiquées par les médecins, les barbiers, les musiciens, les blanchisseurs, etc, ne sont pas considérées comme des industries à domicile. (Census 1981, General Economic Tables, part IV : 25.)
6 On s’est appuyé pour cette analyse sur les tableaux 1 à 7 fournis par R. Basant et B.L. Kumar 1989.
7 Census of India 1971, series 14, part III, vol I, Reports on Establishments, Mysore. Les établissements n’ont pas été recensés en 1981.
8 Pour les villes de plus de 100 000 habitants, données de 1991 (Census of India 1991, Karnataka, Provisional Population Totals, Paper 1 of 1991). Pour Nagamangala et Kollegal, estimations en 1990.
9 Ces trois villages ont été plus précisément étudiés, dans une perspective différente de la nôtre, par F. Landy, dans le chapitre 4. En zone sèche, deux villages voisins (Naragallu et Mayagonahalli) ont été retenus pour atteindre un poids démographique (1 024 habitants en 1981) jugé plus significatif.
10 Khandsari : mot hindi d’origine persane. Le khandsari est la personne qui fabrique le khandsar (ou khandsal) ou sucre raffiné. Nous suivons l’usage de bien des auteurs en parlant d’« unités khandsari » pour signifier évidemment « entreprises de fabrication de khandsar ».
11 On a porté sur cette carte (fig. 1) quatre autres villages étudiés plus bas, villages présentant d’autres types d’activités non agricoles.
12 Pour référence, notons que le recensement de 1981 évalue le taux de travailleurs ruraux « marginaux » à 8 % de la population active rurale des districts de Mysore et Mandya. Si la part de la population active rurale masculine employée moins de six mois par an est négligeable, de l’ordre de 1 %, en revanche, la part des travailleuses rurales féminines «marginales» atteint 28,8 % de la population active rurale pour le district de Mysore et 33,1 % pour celui de Mandya. Celui-ci correspond aussi à 40,4 % des emplois ruraux féminins « principaux » pour le district de Mysore et 49,2 % pour celui de Mandya. Ces taux revèlent l’importance du travail rural « marginal » féminin et confortent l’idée d’un sous-enregistrement du nombre de femmes rurales au travail.
Tableau 1. Part des travailleurs ruraux principaux, « marginaux » et de la population active rurale en pourcentage de la population rurale totale des districts de Mysore et Mandya en 1981
District Census Handbook 1981 : Mysore pp. 30-31, Mandya pp. 32-33.
13 L’usage de ce néologisme se répandant, on a retenu ce mot, dans le sens qu’on lui donne aujourd’hui dans les études migratoires : celui de migrant pendulaire.
14 On appelle caste de service, en référence au système traditionnel gouvernant les relations socio-économiques en village indien, les castes dont la spécialisation héréditaire fournit à la collectivité villageoise, ou à une part de celle-ci, des productions requérant un savoir-faire particulier ou des services, eux aussi spécialisés. D’un certain point de vue, les prêtres brahmanes entrent dans cette catégorie, mais on tend à les considérer à part, en raison de leur haut statut rituel. Les castes de services habituelles comptent dans leurs rangs artisans (dits Vishvakarmas : forgeron, charpentier, bijoutier, dinandier, tailleur de pierre), barbiers et blanchisseurs. Les potiers forment aussi une caste de service, distincte des Vishvakarmas. Parmi ceux-ci, il importe de ne pas confondre les tailleurs de pierre – auxquels on fait appel pour la construction de temple, et dont les maîtres détiennent un savoir particulier – avec les terrassiers ou puisatiers, de basse caste Oddar, qu’on peut voir occasionnellement tailler (ou casser) des pierres pour les constructions de maisons ou pour les travaux publics.
15 Sur les sept ménages appartenant à la caste des Vishvakarmas de Mottahalli, seuls quatre vivent encore de leur métier traditionnel, dont deux charpentiers ; à Kalenahalli sur les dix ménages de la même caste, seuls trois travaillent encore le bois.
16 Le système adade correspond localement au système jajmani, mot d’usage pan-indien en sociologie. 11 consiste en un système de relations souvent héréditaires établies entre prêtres et pourvoyeurs de service d’une part, et familles utilisant ces services, entre autres familles possédantes de terre. La rétribution des services se faisait traditionnellement, selon des règles coutumières, sous la forme non monétaire d’une part des récoltes obtenus lors de la moisson. A Mayagonahalli, le seul blanchisseur qui subsiste travaille pour cinq familles du village et dix autres familles d’un village proche, pour une rémunération annuelle de dix kilogrammes d’éleusine ou de paddy par ménage. Les autres familles ne donnent plus leur linge à laver depuis dix ans. A Kalenahalli, huit ménages de blanchisseurs sont encore en activité mais ils ne lavent généralement que le linge menstruel des femmes pour un paiement de trente kilos de grain par an.
17 De nombreux industriels souhaitent investir dans la terre pour « blanchir » de l’argent non déclaré dégagé par leurs activités industrielles. Les mouvements de capitaux s’accentuent ces dix dernières années.
18 Les plantations de cocotiers et d’arbres fruitiers se multiplient ainsi que les cultures de légumes ou de fleurs : dans un rayon de vingt kilomètres autour de Mysore, on a pu dénombrer quelque cent cinquante plantations sur les axes principaux traversant les terres sèches. En moyenne les propriétés sont d’une vingtaine d’acres mais certaines peuvent atteindre cent acres (une acre = 0,4 hectare).
19 Le terme « jagre » relève du vocabulaire du français pondichérien (en anglais jaggery).
20 La période d’ouverture des moulins correspond à celle de la coupe de la canne qui requiert de nombreux ouvriers. Pour s’assurer une main-d’œuvre de coupeurs de canne au moment opportun, les propriétaires fonciers accordent des avances qui lient les ouvriers agricoles à leur exploitation. Les ouvriers locaux ne sont donc plus disponibles pour travailler dans les moulins. Voir sur ce point l’étude de F. Landy, chapitre 4.
21 Trente-sept pour cent des ouvriers sont originaires du district de Gulbarga dans le nord du Karnataka, 15 % d’Andhra Pradesh et 27 % du district de Salem au Tamilnad.
22 Les femmes pour un salaire de quinze roupies par jour et les hommes pour un salaire de vingt, pour douze heures de travail.
23 Par sériciculture, on entend la culture du mûrier, l’élevage des œufs, celui des vers, et le dévidage des cocons. Le travail de la soie, qui est parfois artisanal, parfois industriel, commence avec le toronnage des fils, qui sont ensuite teintés, puis tissés.
24 Le tableau 3 présente le nombre d’emplois générés par acre de mûriers cultivé. La culture du mûrier et l’élevage du ver à soie créent du travail pour une personne et demie par acre de mûriers cultivé, ce qui correspond à 300 jours de travail agricole par an. Ainsi, la sériciculture (aux trois premiers stades de la production : culture du mûrier, élevage des œufs et des vers à soie) diminue-t-elle fortement le sous-emploi saisonnier. Aujourd’hui, la plupart des paysans éleveurs de vers possèdent des terres en mûriers. Cinquante pour cent d’entre eux ont de petites exploitations, d’une moyenne de 1.04 acre (d’après D.V. Ramana, Economics of Sericulture and Silk Industry in India, New Delhi, 1987, p. 34).
Tableau 3. Emplois générés par une acre de mûriers
K.V. Benchamin et Manjeet S. Jolly, « Employaient and Income Generation in the Rural Areas through Sericulture », Indian Silk, (juin) 1987.
25 D’une façon générale, le gouvernement indien a toujours manifesté une vive méfiance envers le monde marchand.
26 En 1977-1978 sur le total de la production de soie brute du Karnataka, la part des cocons dévidés par les filatures du secteur public était de 9,4 %, celle des cottage basins de 45,7 % et des charka de 41,6 %. Government of Karnataka, Bureau of Economics & Statistics, Statistical Outline of Karnataka, 1979-80,1982 : 41. En 1990, d’après une approximation du Département de la sériciculture, ces proportions atteignent 10 % pour les filatures, 30 % pour les cottage basins et 60 % pour les charka.
27 La roue est placée perpendiculairement au sol, derrière un four de terre sur lequel est posé un pot de métal rempli d’eau qui permet d’ébouillanter les cocons. Une femme est assise face au four et tire les fils de soie alors qu’une autre ouvrière tourne la roue régulièrement pour dévider les cocons. Le charka est produit localement pour un coût approximatif de 500 roupies. Il existe aussi un marché d’occasion. Généralement, seuls les cocons de moindre qualité sont utilisés (les cocons doubles ou dupian et la qualité « Pure Mysore») car leur prix d’achat est peu élevé.
28 Les cottage basins sont caractérisés par l’existence de bassins séparés : l’un pour la cuisson des cocons, l’autre pour leur dévidage. Le processus de dévidage s’effectue de plus en deux temps, ce qui assure une meilleure tension et une plus grande propreté du fil. En moyenne chaque unité réunit 10 cuvettes.
29 Les femmes ayant constamment les mains dans l’eau chaude sont obligées de prendre tous les mois une semaine de repos non rémunérée pour cicatriser leurs blessures. De plus, elles sont atteintes de troubles respiratoires ainsi que d’autres maux dus à leur position de travail. Balasubramian, pour sa part, a montré combien les travailleurs chargés du dévidage et du toronnage sont ceux qui, de toute la chaîne de production de la soie, touchent la plus faible part du revenu total procuré par un acre de mûriers.
Tableau 4. Modèle des flux de revenus générés par une acre de mûriers
V. Balasubramanian, Indian Silk, octobre 1986, cité par K.V. Benchamin et Manjeet S. Jolly, « Employment and Income Generation in Rural Areas Through Sericulture », Indian Silk, juin 1987.
30 Soie obtenue avec des cocons abîmés ou doubles, principalement filés dans les ateliers de charka. Peu appréciée sur le marché intérieur, cette qualité est en revanche très demandée à l’exportation : pour y répondre, des cocons de bonne qualité sont désormais utilisés pour obtenir la soie dupian, appelée aussi « soie sauvage » ou « grège ».
31 Dans les trois villages de Mamballi, Hannur et Kanchenahalli les tisserands ont souligné cette ancienne indépendance. S’ils n’enjolivent pas le passé, la situation décrite contraste notablement avec l’image habituellement donnée par les historiens, qui témoigne au contraire de la fréquente dépendance dans laquelle les maîtres-marchands confinaient les tisserands, et avec celle observée encore aujourd’hui à Kollegal.
32 Par comparaison, à Kollegal, la rémunération de ceux qui ont appris l’art de tisser les fameux saris de Mysore atteint huit cents à mille roupies par mois pour neuf ou dix saris. Sept ans d’apprentissage sont nécessaires pour savoir tisser un tel sari.
33 A Kollegal sur les quatre cents tisserands, trois cents travaillent pour des maîtres-tisserands. Parmi eux, les trois quarts ne possèdent pas leur métier. Ils travaillent alors en atelier. Sur les neuf roupies par mètre qu'ils obtiennent, trois roupies sont déduits pour les frais engagés : location du métier à tisser, frais d’électricité, salaires de l’ouvrière qui prépare les navettes et de l’artisan qui monte la trame. Au village, la rémunération est de 8,50 roupies par mètre, tous les frais étant inclus. Un artisan tisse en moyenne cinquante mètres par mois.
34 Au Karnataka, depuis la réforme de 1985 mise en place en 1987, le mandai panchayat est l’assemblée élue qui, à la base, s’occupe des problèmes de développement. Il regroupe les représentants de plusieurs villages (entre cinq et dix généralement).
35 Une famille ayant un revenu annuel inférieur ou égal à 6400 Rs est considérée être en dessous du « seuil de pauvreté ». Toutefois, en deçà de ce seuil, deux autres groupes de revenus sont distingués afin que l’application du programme bénéficie aux plus pauvres. Les ménages ayant un revenu annuel inférieur ou égal à 3500 Rs sont assistés en priorité, ceux disposant d’un revenu compris entre 3501 et 4800 Rs. venant au second rang.
36 Nos quatre villages-témoins sont Mottahalli, Naragalu, Mayagonahalli et Kalenahalli. Un commerçant à Mayagonahalli et un autre à Kalenahalli ont bénéficié de ces prêts. Ce dernier a en fait obtenu un prêt de 6500 roupies pour l’achat de deux vaches mais il a préféré utiliser cet argent pour ouvrir une boutique. Parmi les nouveaux commerçants, six se sont adressés au prêteur du village, dix ont emprunté auprès de leur famille et de leurs amis, trois ont recouru à une banque commerciale, et onze ont investi leur propre épargne.
37 En particulier celle de V.M. Rao et S. Erappa : IRDP and Rural Development, a study in Karnataka, E.P.W., 26.12.1987, pp. A157-A160.
38 Le Rural Artisans Programme fut associé en 1970 au Rural Industries Programme, mis en place en 1962. Ces deux programmes constituent la première tentative majeure de coordination des efforts en faveur des industries et de l’artisanat ruraux.
39 La situation est identique sur les terres sèches autour de Kollegal. Des équipes de vingt-cinq hommes d’un même village sont employées comme manœuvres dans des chantiers de construction de canaux. Dans leur cas, ce travail principal et annuel n’est plus intégré dans le rlegp.
40 Les domaines industriels regroupent en moyenne une vingtaine d’ateliers ou de petites entreprises. L’équipement de ces domaines est confié à la Karnataka Small Industrial Development Corporation qui a créé trois domaines industriels autour de Mysore, chacune des villes de Kollegal, Nanjangud. Hunsur et Seegur pour le district de Mysore, deux à Mandya et un à Srirangapatna pour le district de Mandya. Le premier domaine industriel date des années 1960 à Mysore. Ils se sont multipliés ensuite dans les années 1975-1980, années durant lesquelles ceux de Mandya furent créés. D’autres sont actuellement en construction, en particulier à Pandavapura et Nagamangala pour le district de Mandya ou en projet à Yélandur, Gundlupet et Chamrajnagar pour le district de Mysore. Les zones industrielles de grande taille, gérées par le Karnataka Industrial Areas and Development Board sont localisées autour de Mysore, de Nanjangud ou de Bannur. Une telle zone a été récemment créée à Tumbikere sur la route Mysore-Mandya.
41 J.C. Sandesara cite en particulier un certain nombre d’études dont celles de N. Samasekhara au Karnataka, M.A. Oommen au Kérala, K. Bandopadhyaya au Bengale occidental, P.N. Dhar et H.F. Lydall dans le nord de l’Inde. J.C. Sandesara, « Small Scale Industrialization : The Indian Experience », in E.P.W., mars 26, 1988, p. 647. G. Rosen souligne toutefois que la création de ces zones industrielles a joué un rôle majeur pour le développement industriel urbain ou semi-urbain de l’Andhra Pradesh (près de Hyderabad et de Vizagaptnam) et du Karnataka (autour de Bangalore). G. Rosen, Industrial Change in India 1970-2000, 1988.
42 La nouvelle politique industrielle du Karnataka pour les années 1990-1995, répartit les taluks de l’État selon le niveau de leur développement industriel. Selon la catégorie à laquelle ils appartiennent, les entrepreneurs qui souhaitent investir dans ces taluks bénéficient de diverses subventions : en zone I, auquelle appartient la municipalité de Mysore, aucune subvention n’est accordée ; en zone II (pour le district de Mandya, il s’agit des taluks de Mandya et Srirangapatna : pour celui de Mysore, des taluks de Mysore, Krishnarajanagar, Kollegal, Hunsur, Nanjangud) la subvention atteint 15 % de la valeur des capitaux fixes pour un investissement maximun de 1,5 million de roupies ; en zone III (correspondant pour le district de Mandya, aux taluks de Maddur, Malavalli, Khrisnarajapet, Nagamangala, Pandavapura et pour le district de Mysore, aux taluks de T. Narsipur, Yelandur, Gundlupet, Periyapatna, Heggadavevanakote, Chamarajnagar) le montant de la subvention accordée correspond à 20 % de la valeur des capitaux fixes pour un investissement maximun de 2 millions de roupies ; en zone IV, cette subvention atteint 25 % des investissements à concurrence de 2,5 millions de roupies (aucun taluk des deux districts étudiés n’appartient à cette catégorie). Department of Industries & Commerce, Government of Karnataka, Package of Incentives and Concessions for New Industrial Investments in Karnataka, 1990-95.
43 Les enfants au travail sont nombreux dans les entreprises non enregistrées du secteur, en particulier les emplois à domicile, mais également dans le cas d’entreprises enregistrées qui bénéficient de l’aide publique.
44 L’emploi de ces ouvrières n’est pas enregistré. Appartenant au « secteur informel », il n’est pas réglementé. Par ce type d’organisation l’entreprise se décharge de la gestion de cette main-d’œuvre sur les seuls intermédiaires.
45 Enquête menée à Thadagavadi, village sec du taluk de Srirangapatna à 13 kilomètres au sud de Mandya, en juin 1990.
46 Le paiement en vigueur pour mille bâtonnets roulés est de 2,50 roupies. Si pour un kilo de matière première l’ouvrière obtient moins de mille bâtonnets et si cette faible productivité est fréquente, la somme payée n’est plus que de deux roupies.
47 Dans son étude conduite au Gujarat, V. Dupont a montré que cette main-d’œuvre ouvrière rurale joue « le rôle de tampon » en cas de baisse d’activité, car elle est la première affectée par l’amenuisement des effectifs (dans la mesure où il s’agit souvent d’une main-d’œuvre non permanente). L’impact négatif du chômage est ainsi transféré principalement vers le milieu rural.
48 Les petits paysans contraints par l’administration à vendre leur terre avec l’espoir d’obtenir un emploi dans les nouvelles usines construites sur leur ancienne propriété deviennent souvent, en fait, ouvriers agricoles.
49 Ces investisseurs disposent en moyenne de cinq acres irriguées, certains de propriétés de dix ou vingt acres irriguées, superficies correspondant à de notables ou grandes exploitations.
50 Selon un instructeur chargé de diriger des stages de formation pour de futurs entrepreneurs dans le cadre des services de consultation techniques – Technical Consultancy Services – (ces bureaux gouvernementaux d’études industrielles ont été mis en place au début des années 1970 pour mener des évaluations techniques de projets soumis aux institutions financières), seuls 15 % des participants créent leur propre entreprise. Selon cet informateur, 90 % des jeunes de la région de Mandya, d’un niveau universitaire, demeurent plusieurs années au chômage car ils ne souhaitent ni travailler la terre, ni se lancer dans la création d’une entreprise.
51 Les Naidus ont commencé à diversifier leurs activités et à investir dans l’industrie textile dès les années 1920-1930, bien avant la crise écologique qui a accéléré le processus de diversification économique déjà engagé. Dès le début du siècle les Naidus contrôlaient le commerce de gros du coton.
52 Cette dynamique est en particulier étudiée par P. Schar qui s’intéresse à la géographie des capitaux et au réinvestissement des revenus agricoles vers d’autres sources de profit. P. Schar montre que le processus de capitalisation agraire ne conduit pas seulement à la diversification des investissements : il s’accompagne aussi d’une prolétarisation d’une partie des petits paysans marginaux. (Schar 1989 : 16.)
53 Census of India, 1981, General Economic Tables, series B.
54 Census of India, Part XIII A&B, Village and Town Directory, series. 9, Karnataka, 1981, p. 27.
55 Nous avons pu le constater à Kota, village situé entre Udupi et Coondapur, où l’usine de conservation de poissons (et celle qui lui est associée de production d’huile et de farine de poisson), un atelier de couture (employant vingt-cinq tailleurs) et de nombreux commerces ont été créés par d’anciens migrants. Dans ce village, la diversification de l’économie locale est forte : emplois de commerce et de service, emplois « industriels » (pêcherie, atelier de fibre de coco, moulin à riz), emplois à façon (de production de beedi et de papad ou galettes de pâté de lentilles) et navetteurs vers Udupi, Mangalore ou Coondapur.
56 Toutes les données publiées ici sur la population active se réfèrent aux personnes ayant travaillé plus de 183 jours par an, ce qui correspond à la catégorie des actifs définis comme main workers depuis les recensements de 1971.
Auteur
Docteur en socio-économie du développement de l'École des hautes études en sciences sociales, Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le vagabond et son ombre
G. Nagarajan
G. Nagarajan François Gros et Kannan M. (éd.) François Gros et Élisabeth Sethupathy (trad.)
2013
Vâdivâçal
Des taureaux et des hommes en pays tamoul
Cinnamanur Subramaniam Chellappa François Gros (éd.) François Gros (trad.)
2014
The legacy of French rule in India (1674-1954)
An investigation of a process of Creolization
Animesh Rai
2008
Deep rivers
Selected Writings on Tamil literature
François Gros Kannan M. et Jennifer Clare (dir.) Mary Premila Boseman (trad.)
2009
Les attaches de l’homme
Enracinement paysan et logiques migratoires en Inde du Sud
Jean-Luc Racine (dir.)
1994
Calcutta 1981
The city, its crisis, and the debate on urban planning and development
Jean Racine (dir.)
1990
Des Intouchables aux Dalit
Les errements d’un mouvement de libération dans l’Inde contemporaine
Djallal G. Heuzé
2006
Origins of the Urban Development of Pondicherry according to Seventeenth Century Dutch Plans
Jean Deloche
2004
Forest landscapes of the southern western Ghats, India
Biodiversity, Human Ecology and Management Strategies
B.R. Ramesh et Rajan Gurukkal (dir.)
2007