3. Ancrages et mobilité dans un contexte indien : une perspective anthropologique
p. 61-76
Texte intégral
Première réponse :
« Je ne bougerai pas du village.
J’aime ma terre. Je suis né pour cela. »
Seconde réponse :
« Je ne peux pas, tout seul, emmener ma femme et mes enfants en ville et y demeurer. Les autres, mes frères et mes sœurs, ma parenté doivent venir aussi. Ils ne sont pas prêts à le faire. Et si quelqu’un mourait ? On a besoin des frères, on a besoin de la famille auprès de soi. Si l’on part, il faut partir ensemble. »
1La première réponse est celle d’un homme de quarante ans, Mari Gowda, qui possède une acre de terre sèche, et deux tiers d’acre de terre inculte. Hormis les travaux des champs qui l’occupent à peu près six mois par an, il travaille trois à quatre semaines sur des chantiers routiers. Tout cela assure sa subsistance quelque 200 jours par an. Mari Gowda vit à Mayagonahalli avec sa femme et deux enfants. Son fils aîné, âgé de onze ans, vit à Bombay, chez son oncle maternel. Sa belle-famille aimerait que Mari Gowda vienne lui aussi s’installer à Bombay, et sa femme le souhaite vivement. Mais Mari Gowda – comme le précisera plus loin le chapitre rédigé par F. Landy – s’est littéralement accroché à sa terre. Il a plus de raisons qu’il n’en faut pour migrer s’il le souhaitait. Mais il a décidé du contraire !
2La seconde réponse émane de Kenchaiah, un harijan Holeya de 45 ans, journalier comme sa femme. Kenchaiah vit à Haragarahalli, un village des Ghâts dans le district d’Hassan. Ses deux aînés, un fils de 19 ans et une fille de 13 ans, sont illettrés. Mais les benjamins, deux fils de huit et six ans, vont à l’école. Le fils aîné est un jita (travailleur asservi) pour un an dans une plantation voisine. Kenchaiah lui-même a été jita pendant six ans, après avoir obtenu un prêt pour se marier. La dette remboursée, il est redevenu libre. Il travaille aujourd’hui dans les plantations de café et, lors des moissons, dans les rizières de fond de vallées. Père et mère s’efforcent de nourrir leurs enfants trois fois par jour, eux-mêmes ne prenant parfois qu’un seul repas. Kenchaiah dispose d’une hutte à toit de chaume construite sur un terrain gouvernemental. Voilà tout. Il ne possède nul autre bien, si ce n’est d’être auprès des siens, en qui il a tant confiance et dont il parle avec éloquence. Kenchaiah sait bien que s’il partait pour la ville, lui et ses enfants se libéreraient à jamais des chaînes qui les enserrent. Mais pour lui, il est d’autres choses capitales, dont la perte serait plus lourde de sens...
3Des groupes humains ont vécu dans des milieux que d’autres groupes – et parfois eux-mêmes – ont jugé inhospitaliers, voire quelquefois hostiles d’un point de vue social aussi bien qu’économique. Sans même évoquer sécheresses, famines ou inondations, la survie quotidienne la plus banale peut y être difficile. Mais ces gens ne se sont pas pour autant établis ailleurs. L’homme continue de vivre dans les régions polaires, dans les déserts, dans les hautes montagnes. Au fil d’une longue évolution, l’homme, fortement adaptable, a su s’ajuster et survivre aux plus extrêmes des climats. Mais nous savons aussi que l’homme, s’il le désire, peut migrer et s’adapter à de nouvelles niches écologiques, autant qu’il sait changer au sein de sa propre niche.
4On tentera dans ce chapitre d’examiner dans une perspective anthropologique et sur un plan principalement conceptuel les raisons pour lesquelles bien des hommes restent attachés à leurs enracinements, à leurs ancrages traditionnels.
L’identité : un nom un lieu de naissance, une famille
5La naissance relie, d’évidence, un individu à sa famille, et ce fait détermine en termes presque exclusifs la manière dont l’individu, en Inde, étend ou construit son réseau d’apparentés. De même, la naissance relie l’individu à une localité et à une communauté. Il est banal de donner tout au long d’une vie priorité à l’endroit comme à la famille où l’on est né. Il est parfois difficile de comprendre tout ce que peut représenter le lieu de naissance pour la machine bureaucratique officielle, mais on ne peut guère oublier qu’il est devenu obligatoire de mentionner son lieu de naissance – outre son nom personnel ou son nom de famille, sur tout formulaire officiel.
6Quand on est éloigné de son lieu d’origine, la spécificité de celui-ci et l’identité qui s’y rattache se manifestent de façons variées. Généralement, les migrants provenant d’une même région tendent à partager certains caractères linguistiques, certaines appartenances (castes, communautés religieuses...). Ces affinités donnent jour à des regroupements linguistiques ou communautaires, souvent dans le cadre d’associations. Même lorsque les appartenances linguistiques ou communautaires sont multiples, des associations régionalistes transcendant ces différences voient le jour. En pareil cas, us, coutumes et habitudes alimentaires semblent suffire à faire qu’un sentiment d’identité soit partagé. Les migrants se réunissent alors sur cette plate-forme commune de façon à exprimer leur solidarité, voire à se protéger, loin du grand réseau de la parenté (souvent limité à leur région natale).
7La caste, bien sûr, est une forte composante de l’identité, et dessine le cadre de la société indienne. Elle conduit aussi en conséquence, à distinguer les migrants des résidents locaux, quand les premiers viennent de loin. Le sentiment du « nous » distinct du « eux », qui existe chez les résidents locaux à l’encontre des migrants, se manifeste parfois de façon conflictuelle. Myron Weiner a étudié de tels conflits liés à ce que l’on appelle les «mouvements nativistes », en décrivant comment, en Assam, dans le Chota Nagpur, en Andhra Pradesh, à Bombay ou à Bangalore les mécontentements et les frustrations des résidents se sont retournés contre les migrants. (Weiner 1978.) Forme particulière de l’enracinement, ce « nativisme » se nourrit d’une hostilité à l’encontre de l’« étranger ». Où se réfugie donc celui-ci, quand il se sent contraint de quitter le lieu où il a migré ? Dans « sa » région d’origine, là où lui, résident du cru, exerce un droit incontestable sur une inébranlable terra firma !
8Un « nativisme » des plus virulents s’était exprimé à Bombay quand le Shiv Sena1 manifesta sa colère contre les communautés ne parlant pas le marathi, particulièrement les migrants tamouls. Dans d’autres Etats, au Méghalaya, au Kérala, au Bengale occidental, voire au Tamilnad, un «nativisme» «nativisme» s’est fait jour parfois mais, comme le note Weiner, sous des formes moins organisées et généralement moins aiguës. (Weiner 1978 :267.)
9En général, les distinctions de caste ne joueront pas un rôle de premier plan dans les migrations à courte portée. A pareille échelle, les castes sont généralement similaires, et les liens préservés avec la famille et la parenté facilitent de telles migrations. Des problèmes peuvent toutefois se poser quand les migrants appartiennent à une caste plus basse que celle de la majorité des résidents de la région d’accueil.
10Les migrations à grande distance peuvent pour leur part se présenter de façon tout à fait différente : faute d’une identité reconnue, le migrant se sent étranger, aliéné par rapport au monde où il arrive. Pour faire face au mieux à cette difficulté, les migrants s’efforcent de s’établir dans un environnement aussi « familier » que possible – parmi des gens qui viennent de la même région qu’eux, parlent la même langue et partagent avec eux nombre de traits culturels communs. Dans la mesure où les migrants vont vers un espace autre pour des raisons largement économiques, on peut penser qu’ils choisiraient très vraisemblablement de demeurer dans leur région d’origine s’ils y trouvaient ce qu’ils cherchent ailleurs.
11De multiples travaux conduits dans différentes régions montrent combien la caste et les liens de parenté apportent une immense sécurité, et combien la langue et les coutumes instillent un sentiment d’appartenance et d’identité. S’y combine un lien émotionnel à la maison et à la terre. Une puissante force relie l’individu à sa terre, productrice de nourriture, et pivot de l’économie rurale. Soulignons aussi la vénération portée aux animaux de la ferme, bêtes laitières ou de trait. Il n’est jamais facile, au total, de quitter pareil milieu. D’où l’importance du groupe et de l’affirmation collective, dans un contexte autre que celui de la région d’origine. Srinivas l’a souligné : « la loyauté envers sa langue, sa famille et son village est instillée en chacun dès son plus jeune âge, et il serait erroné de dénoncer en cela une pratique mauvaise, et anti-nationale (même si), de surcroît, la solidarité avec son propre groupe suppose un certain degré de rivalité avec des groupes similaires. » (Srinivas 1970 :110.)
12On rencontre souvent, dans les enquêtes de terrain, des personnes exprimant le désir de mourir sur leur lieu de naissance et d’y être enterré. Grande est la crainte de mourir loin de chez soi. La question n’est pas tant la mort elle-même que ce qui pourrait advenir après un décès en terre autre : car parents et proches doivent prendre soin du corps, et certains rites sont indispensables avant comme après la crémation ou l’enterrement. C’est dire qu’on souhaite être avec les siens dans la mort aussi bien que dans la vie. Dans l’esprit de chacun, le traitement qui sera réservé au défunt – à soi-même en l’occurrence – est de la plus haute importance. Bien souvent, on souhaite explicitement qu’il se trouve quelqu’un pour pleurer le mort. Bien que peu de personnes définissent avec précision leurs sentiments à l’égard de leur mort et de leurs funérailles, les réponses obtenues traduisent toutes clairement la même espérance : chacun ou presque souhaite bénéficier, chez lui, de rites funèbres convenables, chacun recherche sa vie durant identité et sécurité. Cette aspiration ne s’arrête pas avec la mort : il est souvent dit, et avec force, qu’on souhaite une tombe sise auprès de celles des parents décédés.
13Généraliser et affirmer que chacun dans un groupe humain – communauté, caste ou même famille – penserait, agirait et se comporterait de la même manière serait évidemment une grossière exagération. Mais il est du moins un modèle, un courant majeur, sous-jacents au comportement humain. Comme Bruner l’a noté dans une étude sur l’approche psychologique en anthropologie, « le conflit inhérent entre les désirs personnels et les demandes culturelles est résolu de façon légèrement différente par chaque individu et par chaque société, quoiqu’il existe des régularités humaines universelles dans le processus et dans les techniques de cette résolution ». (Bruner 1964 : 74.) Le façonnement des caractères d’une société ou d’un individu ne mène pas toujours à une synonymie de robots. Il trace simplement une voie que doivent suivre les individus. Et ceci vaut pour la question « migrer ou pas ? » comme pour beaucoup d’autres. Ce chemin n’est pas si étroit qu’il interdirait déviations ou demi-tours. Il est assez large pour que divers individus le suivent à diverses allures, et il offre créneaux et espaces de manœuvre. On attend de chacun qu’il atteigne le but commun par le chemin que tous empruntent, sans pour autant que la façon d’avancer soit la même pour tous.
14La société autorise variations et déviations du mode de comportement proposé, pour autant que variations et déviations n’affectent pas les intérêts et les attentes de cette même société. La marge de déviation autorisée permet l’expression des individualismes et des initiatives propres à chacun, la société combinant toutes ces actions pour en faire une résultante collective, organisée : quand les déviations n’ébranlent pas les fondements de la société, celle-ci les entraîne dans sa course.
15On peut ici distinguer déviation et variation. Si un individu entreprend une action à laquelle n’adhère pas la majorité, son acte peut être défini comme une déviation : ce sera le cas d’un individu choisissant de migrer quand la majorité ne migre pas, ou n’est pas faite à cette idée. A l’inverse, si la pratique migratoire devient un fait courant, socialement établi, migrer n’est plus qu’une autre façon d’agir, une variation au regard de rester sur place. Voici quarante ans, quand personne ou presque ne quittait les villages secs de Naragalu ou de Mayagonahalli, quiconque partait était un « déviant». Ce n’est plus le cas aujourd’hui, quand l’option du départ est reconnue comme partie prenante de l’éventail des choix possibles – rester étant un autre de ces choix.
16La distinction qu’on vient d’opérer n’existe que dans la mesure où les permanences d’un espace donné et la poursuite des fins économiques dans un milieu écologique donné ont élaboré une norme culturelle, un moule dans lequel se coule la vie de tous. Faire autrement que quiconque, c’est dévier d’une norme culturelle élaborée par une succession de générations2. Mais cette norme évolue. En toute société il y a place pour le changement, ou du moins, la survie même d’une société dépend de sa capacité à évoluer en toutes choses. Pour les villages secs de Naragalu et de Mayagonahalli, la migration à longue distance fut précisément le processus novateur qui permit à la société villageoise de survivre, et même de s’accroître. L’expansion et la transformation d’une société – au sens d’évolution comme au sens de croissance démographique – résultent des changements survenus, et de leur assimilation par la société villageoise elle-même.
Mobilité et changement culturel
17Tandis que Singer avance « l’idée que la culture se construit en réponse aux circonstances nouvelles » (Singer 1990 : 548), on peut aussi considérer que « la culture est moins une force conductrice déterminante qu’elle n’est le produit d’une interaction sociale en mouvement. C’est une ressource – une parmi d’autres – dans laquelle les acteurs sociaux puisent, en un constant processus de redistribution, de réinterprétation, de réinvention et de révision, de telle sorte que cette culture se conforme aux besoins de la pratique sociale alors en genèse... L’activité pratique (...) est l’acte générateur de la construction sociale ». (Partridge 1985 :147.)
18Depuis la révolution néolithique, l’Inde du Sud est pour l’essentiel une terre de communautés sédentaires, et ces communautés n’ont jamais décidé de migrer à la légère. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que nulle migration ne se soit produite. Depuis au moins deux millénaires, de multiples échanges culturels et commerciaux ont relié l’Inde du Nord à l’Inde du sud, sans compter les effets des guerres et des invasions. Un pôle de pèlerinage pan-indien porte témoignage de pareils mouvements : la statue monolithique de Gomatesvara à Sravanabelgola, à une vingtaine de kilomètres de Naragalu. Dans les Ghâts comme sur la côte du Dakshina Kannada, l’histoire locale ne pourrait de même être comprise sans prendre en compte les migrations. Dans une première phase, les gens s’efforcent de survivre sur place, même si l’économie locale, pour une raison ou pour une autre, devient défavorable. Mais quand un environnement donné ne peut plus supporter la totalité d’un groupe, il se peut qu’une section de ce groupe doive impérativement s’éloigner, soit temporairement (saisonnièrement, par exemple), soit à long terme (on peut dans ce cas distinguer les migrations de longue durée coupées par des visites périodiques au lieu d’origine, et des mouvements qui coupent les ponts avec ce lien). Qui migre (individus ou groupes), mais aussi la nature de la migration, sa durée et sa destination, résultent d’une combinaison de facteurs. Il est crucial à cet égard, quand on analyse le phénomène migratoire, d’évaluer jusqu’à quel point les gens peuvent maîtriser certains des facteurs qui déterminent leur vie quotidienne, et jusqu’à quel point ils peuvent les modifier.
19Voyons qui part, sous quelles circonstances, en raison de quels déterminants ; qui maintient le contact avec ces non-migrants ; qui revient, et pourquoi. On portera l’attention, en premier lieu, sur ces hommes mobiles par excellence que sont les groupes nomades ou semi-nomades du Karnataka.
20Dans un contexte géographique donné, on voit se dessiner une manière de corrélation entre le degré de mobilité d’un groupe nomade et son statut vis-à-vis des autres communautés. Au Karnataka, les Hakkipikkis, les Voddas ou Vaddars, les Iranís, les Lamanis (pour ne mentionner que les plus connus des nomades et semi-nomades) sont tous mobiles, à divers degrés et selon divers modes. Parmi ces groupes, les Lamanis se sont le plus sédentarisés, et ont opté pour l’agriculture, alors qu’une majorité d’entre eux était encore nomade voici une cinquantaine d’années. Les Voddas, puisatiers et tailleurs de pierre, se déplacent avec leurs huttes de matériaux légers, qui peut être dressée ou démontée en quelques minutes. Les Iranís, avec leurs tentes légères, sont parmi les plus mobiles. Ils dressent ces tentes sur les quais de gare, ou à proximité, et les enroulent pour prendre le train et changer de lieu presque chaque semaine. Les Hakkipikkis vivent généralement en lisière des villes. Très mobiles eux aussi, ils n’ont souvent ni tente ni hutte, et se déplacent aussi bien au sein des villes que de ville en ville. Tous ces groupes sont de bas statut, quand on les compare aux sédentaires. Et au sein de chaque groupe, comme c’est le cas chez les Lamanis, les plus mobiles sont objet d’un dédain, manifeste dans le cadre des relations sociales, religieuses ou de commensalité nouées au sein de leur communauté. Inutile de préciser que les plus mobiles sont aussi au bas de l’échelle des statuts économiques.
21Mais de tels groupes nomades n’ont toujours constitué que de petites communautés. C’est encore plus vrai aujourd’hui, quand nombre d’entre eux se sont sédentarisés à divers degrés, tels les Voddas de Mottahalli ou de Naragalu, établis dans ces villages depuis des années. Au total, en termes statistiques, le problème de la mobilité concerne bien davantage ceux qui appartiennent à des groupes traditionnellement sédentaires que les nomades proprement dit. On a souvent cerné les logiques fondamentales de la migration. L’une des plus récentes analyses à cet égard est celle d’Anthony (1990 : 895-896) : « Dans une perspective constructiviste, qui replace les actes individuels dans leur contexte historique spécifique, la migration apparaît comme un comportement auquel recourent particulièrement certains sous-groupes (souvent constitués en fonction de liens de parenté), dans des buts précis, visant à des destinations connues, suivant des itinéraires généralement familiers. Les liens de parenté et l’accès à l’information limitent beaucoup de ces comportements. Vue dans une perspective diachronique – contraintes et limitations étant perçues en référence au mode de comportement –, la migration peut être considérée comme un processus qui, une fois engagé, tend à se développer, selon un cours largement prévisible. L’organisation sociale, les relations d’échanges et les techniques de transports affectent quelques-uns de ces processus. »
22Il n’est pas simple de pratiquer simultanément différents types d’économies. Un groupe, généralement et idéalement, tend à se comporter selon le type d’économie qui lui est familier. En situation difficile, il tendra ainsi à ajouter à sa principale source de subsistance, en recourant à la chasse s’il se peut, et à divers produits de la forêt. Mais l’amenuisement du couvert forestier (et la baisse de la pluviométrie qui s’ensuit) ont altéré le cadre économique et le genre de vie d’une large part de la population en différentes parties du pays, particulièrement en Inde du Sud. Le sud du Karnataka, où cette recherche a été conduite, n’a pas été épargné à cet égard. Outre la tendance à la déforestation, l’actuelle politique forestière rend de plus en plus difficile l’accès aux produits de la forêt, même dans un but d’autoconsommation.
23Quand les précipitations sont régulières et qu’il existe une irrigation par canal, la possibilité d’obtenir deux récoltes par an permet à la population de pourvoir à ses besoins économiques3. A l’inverse, s’assurer une seule récolte l’an est difficile, si les pluies sont irrégulières et l’irrigation inexistante4. En pareil cas il faut ajouter au maigre rapport de la récolte unique le revenu fourni par d’autres activités, parfois accessibles localement : travailler sur les terres de qui a pu acheter une motopompe ; travailler sur les chantiers de construction de routes ou de logements ; ou s’embaucher à la saison dans les plantations des Ghâts.
24Qu’un changement transforme un milieu villageois – un village –, ses habitants devront ou abandonner une pratique traditionnelle pour en adopter une nouvelle, ou la modifier. Outre les innovations liées à des facteurs d’ordre local, les influences extérieures jouent aussi leur rôle dans la dynamique du changement. La scolarisation et divers programmes éducatifs, les contacts établis avec les gens de l’extérieur visitant le village, les déplacements ou les voyages modifient la façon de penser des villageois, et font évoluer leur vision du monde, construite tout à la fois par les héritages d’une culture et les expériences de la vie. En somme, le changement qui nous intéresse ici résulte d’une combinaison de processus : innovations, diffusion, acculturation.
25S’il faut, dans une situation difficile, migrer en quête de moyens de subsistance, une connaissance préalable des possibilités offertes est requise. Pour disposer de ce savoir, il est essentiel d’être en contact avec des gens extérieurs au village à même de fournir de telles informations, ou avec des gens du village qui connaissent des lieux offrant les opportunités recherchées. A moins qu’une forme quelconque de réseau n’existe, les chances de migrer individuellement sont faibles, et même quand un réseau existe, les mouvements en groupe sont les plus fréquents. Ce qui confirme combien le fait d’être constamment en relation avec des gens de chez soi est un réconfort psychologique auquel l’homme aspire.
26Dans ce contexte, les facteurs de mobilité observés au sud du Karnataka illustrent au mieux les connexions, soulignées par Anthony, entre liens de parenté, réseaux d’information et lieux de destination : « L’accès à l’information sur les destinations potentielles restreint fortement la mobilité des migrants. Les facteurs d’attraction ne jouent pas au hasard, mais s’appliquent plutôt vers des destinations spécifiques pour lesquelles l’information est disponible. Les facteurs de répulsion ne sont parfois en jeu que dans la mesure où sont perçues, en un autre lieu, de meilleures opportunités, car de telles perceptions peuvent grandement abaisser le seuil de tolérance du stress subi au village, et pousser ainsi au départ. Dans les sociétés traditionnelles ne disposant guère de mass media et même dans de nombreuses sociétés modernes » (et l’Inde, sur ce plan, offre tout à la fois des configurations modernes et traditionnelles) « les migrants potentiels tendent à rechercher une nouvelle demeure dans l’une des quelques localités où ils comptent parents ou amis, ou qu’ils ont eux-mêmes habitées précédemment. L’information sur ces destinations potentielles tend à se diffuser au long de voies de transmission définies. » (Anthony 1990 :899-900.)
27Ajoutons une remarque : l’importance décisive des liens de parenté (ou à tout le moins des relations nouées entre villageois) ancre fortement le migrant à ses attaches rurales, particulièrement dans le cas des migrations non définitives, qui concernent en général seulement un ou deux membres d’une même famille. Mieux, le fait que la majorité des émigrés revienne au village quand il est temps de choisir une épouse témoigne clairement de la vigueur de ces attaches, a fortiori quand il s’agit d’une cérémonie aussi importante que le mariage, rite par excellence, qui définit un individu socialement et culturellement. Voyez l’exemple de Suresh, un garçon de Naragalu âgé de 17 ans, qui travaille à Bombay depuis six ans avec son père (banalement, dans un restaurant), et qui pense : « Bombay, c’est bien pour gagner de l’argent ; mais pour mon mariage, je devrai revenir ici. Je ne me marierai pas à Bombay, car les filles là-bas ont juste de l’allure. Elles ne travaillent pas dur. Les filles de Bombay, c’est bien pour les gens de Bombay. Nos filles sont bien pour nous5 ». Ceux qui ne retournent pas au village pour trouver une épouse tendent vers un substitut, en cherchant une femme qui provient de la même région qu’eux, et qui parle la même langue. C’est vrai pour tous, des classes privilégiées aux plus pauvres, des gens les plus instruits aux analphabètes, des hautes castes à celles de moindre statut. En matière de mariage, les disparités de situations économiques, de niveau d’éducation et de rang rituel ne semblent pas amenuiser l’inclination des migrants envers leurs affiliations régionales, linguistiques et communautaires. Pour autant, la maîtrise foncière, l’accès à l’éducation, la structure de la famille et la caste ne sont pas sans importance sur la propension à migrer.
La terre, les fils, l’éducation et la caste : l’impact des ressources sur la mobilité
28Aller à l’école jusque 14 ou 15 ans (huitième standard de la scolarité indienne) détourne du travail aux champs et des tâches manuelles. Tenir le stylo et tenir la charrue ne font pas bon ménage. On dira plus bas comment, pour préserver l’existence d’un cultivateur ou d’un laboureur potentiel dans chaque famille, le fils aîné est ordinairement privé du bénéfice de l’école, et se consacre à l’agriculture auprès de son père ou de tout autre homme mûr de la famille. A l’inverse, le second fils peut voir s’ouvrir les portes de l’école (quitte à être, même contre son gré, rappelé à l’agriculture ensuite).
29Les enquêtes menées dans diverses parties de l’Inde confirment le vif désir des familles paysannes d’avoir un second fils, ce souhait faisant du reste obstacle aux politiques de planning familial et aux programmes de bien-être social en Inde. La ressource-clé est incontestablement la terre, mais les fils, eux aussi, comptent au rang des atouts hautement recherchés ! Au Karnataka comme dans tout le pays, même les plus petits paysans veulent avoir deux fils. Une fois cette « garantie » assurée, les fils qui peuvent suivre ont de bonnes chances de pouvoir quitter le village. Il n’est évidemment pas en ce domaine de règle stricte excepté pour l’aîné, et l’on peut voir des familles où le cadet, instruit, cherche un emploi hors de l’agriculture, alors que le benjamin travaillera aux champs. Cette « discrimination » entre fils se manifeste aussi bien chez les familles pauvres que chez celles qui sont mieux pourvues, mais pour des raisons pas nécessairement identiques. Chez les pauvres, le manque de terre ou le chômage des ouvriers agricoles peuvent pousser au départ. Le degré d’instruction est si faible dans leur cas qu’il n’influence en rien la décision de migrer. Chez les familles mieux pourvues, le deuxième fils – ou un autre plus jeune – peut être scolarisé, car il est possible d’engager des ouvriers agricoles. Ceux qui ont fini leur cursus scolaire local et qui sont partis dans les villes voisines pour poursuivre leurs études, espèrent fortement rester citadins en trouvant un travail, de fonctionnaire si possible6. On rencontre dans les villages de ces jeunes gens que n’intéresse pas l’agriculture, et qui passent le temps dans l’attente de celui qui viendra leur fournir « la sécurité d’un emploi de fonctionnaire ». L’idée d’aller en ville tente une part des moins instruits ou des illettrés, mais tous disent que pour survivre en ville, et y « faire quelque chose », il faut ou disposer d’un capital, ou être instruit7. Sans assez d’éducation, l’émigré rural, aux yeux des villageois, risque fort d’être trompé ou exploité par des « urbains habiles ». Pour qui n’a ni éducation (vidya), ni capital (hana), mieux vaut rester au village, car il est difficile de survivre dans un lieu inconnu sans un revenu assuré, d’autant qu’on ne pourra y espérer recevoir, comme c’est le cas au village, le soutien de la collectivité. Certes, les enfants de ces migrants ruraux, nés et élevés en ville, rendent visite avec leurs parents à la famille restée au village, tout en souhaitant rester urbains. Leurs parents font face à une situation particulière : nés au village, où ils ont grandi, ils conservent des liens étroits avec ceux qui n’ont pas migré, mais doivent aussi tenir compte des inclinations ou des choix de leurs enfants. Une façon de résoudre le dilemme consiste à attendre que les enfants trouvent un emploi et s’installent en ville ou/et se marient, avant de revenir eux-mêmes au village. L’exemple de Bore Gowda, commenté plus loin par Landy et par Racine, est significatif : travaillant en ville pendant 43 ans, il a pu économiser assez pour acheter 54 guntha de terre, avant de prendre sa retraite au village.
30L’école, jusqu’à un certain point, détourne du travail des champs. Appartenir aux hautes castes eut historiquement le même effet – les plus hautes castes ne se souillent pas les mains. Propriétaires, elles recourent à de plus basses castes pour effectuer les tâches agricoles. Quand les Brahmanes perdirent leur contrôle sur la terre, ils réagirent en migrant vers les villes, plutôt qu’en tentant de redéfinir leur position économique dans le village : le choix fut facilité par leur haut degré d’instruction, qui leur ouvrait l’accès à nombre d’emplois urbains, publics ou privés. Srinivas de commenter : « l’urbanisation en Inde du Sud comporte une dimension liée à la caste – la caste des Brahmanes ayant avant les autres quitté leur village ancestral pour la ville... Au début, la plupart des Brahmanes conservèrent leurs terres familiales, voire même les agrandirent. Peu à peu, cependant, le coût des études prolongées, des mariages et des funérailles, les dots à payer les contraignirent à perdre leur pied-à-terre... » (Srinivas 1970 : 86.)
31Dans une société de caste, toute transition rapide engendre des conflits en matière de représentation sociale, en particulier par la sanction rituelle attachée aux hiérarchies de castes et de varna. Les biens (maison et terre) détenus auparavant par les Brahmanes sont passés aux mains d’autres castes, les Brahmanes pouvant d’autant mieux partir et chercher des voies nouvelles qu’ils jouissaient presque, par tradition, du monopole de l’instruction. Alors que la non-possession de terre pouvait pousser les Brahmanes à migrer, elle n’encourageait pas nécessairement le départ des non-Brahmanes sans terre, mais aussi sans instruction. Le même paramètre – la terre – joue donc un rôle différent selon les castes, en fonction de leur degré d’éducation8.
32On l’a dit, disposer d’assez de terre ou d’assez de travail décourage la migration, tout comme le fait le manque d’instruction. Un revenu régulier peut pour sa part pousser un individu à rester au village, tout en encourageant le départ d’un autre, un des fils cherchant en ville un revenu supplémentaire, grossissant le revenu régulier disponible au village.
33La composition de la famille influence donc le comportement migratoire. Un second ou un troisième fils, éduqué ou pas, tendra plus à migrer qu’un aîné, comme on l’a vu. De même un membre d’une famille élargie sera plus facilement mobile que celui d’une famille nucléaire – et ce, d’autant plus que son père est vivant et que lui-même, candidat à la migration, est célibataire. Invariablement, la mort du père ramène au village un tel migrant. Dans la plupart des cas, la propriété jusque-là conjointe est alors partagée ou, à tout le moins, objet d’une division de fait. Pareille situation fait que l’individu ressent ses liens avec sa propriété, ou sa part. En bien des cas, on constate alors que qui migrait autrefois ne cherche plus dès lors à partir.
34A l’inverse, il arrive aussi que la part reçue soit assez importante pour permettre à un migrant d’investir en ville dans quelque affaire, s’il possède de la terre par ailleurs. S’il n’en possède pas, sa première démarche sera d’en acheter dans son village ou à proximité : pratique communément rencontrée dans le Maidan, et conforme à l’observation d’Anthony : « les migrants qui reviennent au pays n’investissent pas souvent dans la « modernisation » de leur milieu social : ils utilisent leur argent pour acquérir de la terre ou des biens de prestige, même si leur retour s’opère dans un cadre moderne. » (Anthony 1990 :904.)
35Au Dakshina Kannada, cependant, les migrants qui rentrent au pays – en particulier ceux du Golfe – choisissent bien souvent d’autres modes d’investissement : dans les affaires ou le commerce, et jusqu’à un certain point dans l’immobilier. Bien sûr, l’ampleur des économies réalisées à l’étranger facilite de telles stratégies. Mais peut-être les configurations de caste sont-elles également en jeu : l’essentiel des migrants du Maidan appartient aux castes paysannes (Vokkaligas par exemple) tandis que la plupart des migrants du district côtier sont des musulmans. Quel capital suffit pour démarrer une affaire dépend certes des cas de figure rencontrés et des initiatives individuelles. Mais l’idée d’investir en ville en tente plus d’un, même au Maidan.
36Autre cas de figure : ceux qui, rentrés au village, choisissent de revenir sur leur lieu de migration après la mort du père, quand au village il n’y a guère à partager, pas de terre à cultiver, et de maigres possibilités de s’employer comme ouvrier agricole. Sont alors en jeu les raisons qui risquent fort d’avoir poussé au départ lors de la première migration.
37Quand les femmes sont parties prenantes du processus migratoire, elles peuvent ou restreindre la migration, ou contribuer à en fixer la destination. Jouent aussi le type de famille auquel appartient le migrant, sa vie de couple et le nombre de ses enfants. Un homme partant seul dispose d’une marge de manœuvre notable quand il décide du lieu à rejoindre, des voies pour y parvenir, des activités qui seront les siennes, etc. Si sa femme l’accompagne, les logiques à considérer sont largement modifiées. Pour un homme, son lieu de travail – en fait son insertion économique – définit un champ d’interactions sociales. Pour une femme, la situation est tout à fait différente, à moins qu’elle ne travaille avec son mari, son père, son frère ou son fils, ou qu’elle n’ait trouvé un emploi sur le lieu de sa migration. La plupart des femmes n’accompagnent pas leur mari, faute de trouver sur place des conditions d’existence acceptables. Aussi l’extrême déséquilibre de la sex ratio est-il de règle chez les migrants urbains.
38La cohésion de la famille élargie est fort importante dans ce contexte, car elle assure la sécurité de la femme et des enfants laissés à la maison. Par le fait, à l’échelle de la famille, ce processus favorise la rétention de population rurale, même chez les familles de migrants, puisque ceux qui partent sont bien moins nombreux que ceux qui, structure familiale aidant, peuvent rester.
39Il ne faudrait pas en conclure que les femmes pèsent toujours lourdement sur le phénomène migratoire. Le plus souvent, elles comptent à peine, et la femme de Bore Gowda le dit éloquemment : « Quand les maris partent pour des raisons d’argent, les femmes n’ont guère à choisir. C’est le karma des femmes de souffrir, et de supporter leur souffrance. »
40Ceux qui n’ont pas de ressources dans leur village partent-ils aisément ? On ne peut dire si la survie de ces démunis est plus assurée en ville ou à la campagne, sans porter attention au milieu social, à la caste et à la profession du migrant potentiel. Par exemple, pour un ouvrier sans terre harijan soumis à une dure exploitation physique, économique et sociale, le réconfort qu’offre l’anonymat de la ville peut être une stratégie de survie, même s’il faut mendier. Mais pour un travailleur asservi, les quelques « privilèges » que lui accorde son maître peuvent permettre d’assurer sa survie au village même. Pour ceux qui ne disposent d’aucune ressource au village, mendier en ville, dans l’anonymat, peut sembler un choix acceptable, alors qu’ils ne sauraient envisager l’humiliation qu’entraînerait la pratique de la mendicité au village. Mieux vaut d’ailleurs, s’il faut s’engager dans quelqu’activité « immorale », le faire en ville, où l’on n’est pas en contact étroit avec ses différents interlocuteurs : la forte densité de population réduit la distance physique entre individus, mais accroît la distance sociale.
41Doit-on penser pour autant qu’une famille émigre parce qu’elle n’a pas de bonnes raisons économiques de rester ? La réponse, le plus souvent, est négative. L’économie seule n’attache pas à un lieu : les ancrages relèvent aussi de multiples ordres, social, culturel, psychique, religieux.
42Etre membre d’une société confère une identité qui s’oblitère, ou au moins s’atténue, quand on migre : il faut alors avoir la capacité de surmonter le stress qui en résulte. Faute de quoi, on ne choisira pas la mobilité. Culturellement, un individu assimile – processus de socialisation – nombre de traits qui forgent sa personnalité individuelle dans un contexte sociétal donné : il est ainsi formé à des rôles spécifiques, dans des situations spécifiques. Jouer un rôle différent (voire le même rôle) dans un autre contexte n’est pas très plaisant, et ceci retarde aussi la mobilité. Sur le plan psychologique, une opposition individuelle envers l’émigration peut résulter de facteurs sociaux et culturels, ainsi que de paramètres relevant de la famille et des liens de parenté. Le propos de Kenchaiah cité en exergue de ce chapitre illustre la déperdition psychologique que pourrait engendrer la séparation d’avec les siens. Un dilemme psychique surgit aussi si, sur le lieu de destination, les impératifs religieux ne peuvent être respectés comme il le faudrait. Dans la société hindoue où le rang hiérarchique détermine presque tout de la vie individuelle, et où les choses sont strictement ordonnancées en terme de pureté et de pollution, toutes les activités – sociales, culturelles, lignagères – doivent être conduites en tenant compte de la caste de l’autre. Dans ces conditions, il convient d’accepter la nourriture ou même l’eau provenant d’un inconnu avec une extrême circonspection, afin d’éviter d’être pollué. Partir requiert d’être prêt à moins d’orthodoxie, d’accepter des compromis. Rester, à l’inverse, c’est éviter ces embûches.
43Il est aussi, dans l’ordre religieux, des divinités, des dieux et des déesses de différents rangs, et des ancêtres, qui doivent être propitiés et vénérés en des occasions définies, par qui veut recevoir leur bénédiction. Stopper ces pratiques, c’est risquer leur colère, et toutes les conséquences néfastes qui s’en suivraient. Il est des dieux de famille (mane devaru), des dieux de lignée (kutumba devaru), des dieux de village (ur devaru), des dieux de région (nadu devaru). Les liens noués à de multiples niveaux entre un individu et ces dieux ne peuvent préserver leur vivacité quand on « part du vilvillage» (ur bittu hodre). Ici encore, partir suppose qu’on soit prêt à s’affranchir quelque peu du cadre mental qui garantissait traditionnellement une certaine sécurité psychologique.
44L’existence de certaines ressources communautaires et l’introduction par l’État de programmes sociaux dans les campagnes favorisent également la rétention de la population villageoise. Certes, pour diverses raisons, nombre de ces ressources communautaires se sont amenuisées, comme l’a noté Monica Das Gupta, et les programmes gouvernementaux ont leur faiblesse. Mais ils ont à coup sûr contribué à combattre l’exode rural. C’est à juste titre que Das Gupta pense que « la combinaison de trois facteurs (accès libre aux ressources communautaires, revenus des propriétés des familles élargies et autres sources de revenus disponibles au village) font pencher la balance en un sens défavorable à un départ définitif pour la ville ». (Das Gupta 1985 : 261.)
Conclusion
45La « rationalité » économique et la « raison » religieuse ne sont pas les seuls facteurs qui promeuvent ou qui restreignent la migration. Il faudrait aussi éclairer des aspects culturels qui relèvent presque de la sentimentalité. Plus complexes encore sont les facteurs liés à l’honneur et à la fierté. Un groupe de migrants saisonniers Lamanis (tribu venue du Gujarat et du Rajasthan voici plus d’un siècle) vient régulièrement des marges de Davangere aux plantations de Sakleshpur pour la cueillette du café – un trajet d’environ 200 km. Longuement interrogés sur leur mobilité, les migrants finirent par avouer qu’il était plutôt mal vu chez les Lamanis (désormais agriculteurs sédentaires) de se livrer en morte saison à cette migration annuelle. Comme ils habitent une zone très sèche, où les faibles précipitations n’autorisent qu’une récolte d’éleusine ou de mil par an, les petits paysans doivent nécessairement migrer pour survivre. Parmi les Lamanis, ceux qui sont relativement à l’aise et qui n’ont donc pas à partir dénigrent ceux qui y sont contraints, en précisant : « tumar jo handi tapli bandhan jabe ni » (nous n’allons pas ici ou là en transportant nos ustensiles et nos vêtements). Landy confirme le fait quand il déclare que « la fierté et la crainte se conjuguent pour bloquer la migration » – crainte des migrants d’être méprisé pour ne savoir conduire leurs affaires en restant sur leur terre, pour ne savoir gérer les ressources dont ils peuvent disposer au village.
46Dans ce contexte, certaines des familles dont des membres sont partis – fût-ce saisonnièrement – peuvent avoir à surmonter un sentiment de culpabilité. Il leur faut trouver un équilibre en maintenant les liens avec les familles qui ne partent pas. Dans le même temps, certaines des familles ne dépendant en rien de la migration peuvent penser que, fermement enracinées à leur terre, elles font preuve d’une plus grande « loyauté » envers leur village, ce qui leur donne un prestige accru et développe un sentiment de supériorité. Le sentiment de culpabilité, cependant, n’apparaît que dans les sociétés pour lesquelles la mobilité est une déviation. Dans une société traditionnellement nomade mais aujourd’hui largement sédentarisée, tels les Lamanis, la mobilité, qui était jadis la norme, est désormais considérée comme une déviation, ceux pouvant s’établir comme cultivateurs fixes jouissant d’un plus haut statut. On observe un processus inverse dans la société paysanne de la région de Nagamangala où la mobilité, perçue autrefois comme une déviation, est aujourd’hui pleinement acceptée comme une variante parmi d’autres au sein d’une panoplie de stratégies possibles. Le sentiment de culpabilité qui affecte les migrants Lamanis n’apparaît donc pas dans ce monde paysan. Sans doute y existait-il jadis. Il a été relégué à l’arrière-plan aujourd’hui, peut-être parce qu’en ce cas de figure, la migration vers les grandes villes est plus rémunératrice, et jouit d’un prestige plus grand que la mobilité traditionnelle des Lamanis pauvres.
47Les facteurs économiques, les pratiques culturelles et le souci du prestige doivent donc être considérés comme des paramètres fortement imbriqués, quand se pose la question « migrer ou pas ? » Naître ne met pas au monde un simple individu (ou, par extension, un groupe ou un sous-groupe). Naître place l’individu au sein d’êtres et d’objets qui l’entourent, et qui forgent sa culture. D’un côté, l’individu agit dans le cercle de famille et dans les réseaux plus larges de la parenté – tout en les activant. De l’autre, il multiplie les liens avec la terre, le monde animal, l’habitat, et toute la niche écologique où il se trouve. Si quelqu’un doit quitter un tel nœud de relations multiformes, il faut qu’il ait de très fortes, de très contraignantes raisons, des raisons qui vont à l’encontre des inclinations « naturelles/culturelles » de l’individu et de sa famille – et qui les transcendent.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Le Shiv Sena, mouvement politique lancé en 1966 à Bombay, demande que les emplois et divers avantages soient offerts uniquement aux personnes dont la langue maternelle est le marathi, par opposition aux divers migrants établis à Bombay et au Maharashtra. Deux ans après sa création, le Shiv Sena conquit plusieurs sièges au conseil municipal de Bombay, puis devint un puissant parti d’opposition au Congrès. De 1984 à 1992 il a disposé de la majorité des sièges au conseil municipal, et le maire de Bombay était membre du parti. En parallèle, le Shiv Sena a étendu son activité au reste de l’État du Maharashtra, et au-delà. Il demeure une force politique majeure au Maharashtra.
2 Comme en témoigne par exemple – on le dira plus loin – la raillerie visant les Lamanis contraints à la migration saisonnière.
3 Dans l’ensemble du Karnataka, la surface irriguée nette représentait, en 1983-84, 15 % de la surface ensemencée nette. Les pourcentages relatifs aux districts de Mandya, Mysore et Hassan étaient respectivement 41 %, 17 %, 13 %.
4 Nanjundappa, de Naragalu, se faisait l’écho des cultivateurs, ses frères, en disant : « male bandare jivana saniosa » (une bonne pluie est signe de vie heureuse).
5 Suresh, qualifiant les filles de Bombay, use du mot « stylish », en anglais. Pour plus d’informations sur Suresh, voir les chapitres 4 et 8.
6 Bien qu’il soit possible aussi, depuis un certain temps, d’obtenir des emplois de fonctionnaire dans les campagnes, emplois très recherchés eux aussi.
7 Krishna Gowda, de Mayagonahalli, qui n’a été scolarisé que jusqu’au quatrième standard, remarque : « vidya irabeku illare hana irabeku eradu illare dodda uru hogi enu madalikke agtade ? » (il faut ou de l’instruction, ou de l’argent. Sans aucun des deux, que peut-on faire dans une grande ville ?)
8 Aujourd’hui, au Karnataka, les Brahmanes n’ont plus à jouer qu’un rôle socio-culturel, en tant que prêtres, dans les districts méridionaux. Ni dans le sud, ni dans le nord de l’État ils ne représentent une force économique dominante. Au nord, même leur fonction religieuse est modeste car les Lingayats dominent culturellement, socialement, économiquement, politiquement. Au sud et au sud-est du Karnataka, où les Vokkaligas l’emportent sur les plans économique et politique, les Brahmanes officient lors des cérémonies religieuses, alors qu’au nord et au nord-est de l’État les Lingayats ne recourent pas à leurs services (Manor, 1981, p. 341). L’aire où cette étude a été conduite est marquée par la domination des Vokkaligas, caste d’agriculteurs par excellence.
Auteur
Anthropologue, maître de conférences à l’université de Madras
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