Avant-propos
p. IX-XIII
Texte intégral
1C’est dans un village du pays tamoul, en 1985, qu’a pris corps l’idée maîtresse de ce livre, ou du moins l’hypothèse sur laquelle il est fondé. Sur les terres granitiques du Coromandel, dans le district du South Arcot, Senganankollai, village banal, se tasse autour de ses temples, en bordure d’un étang irriguant un quart de son finage pour le reste dévolu aux cultures sèches. Le soir tombait, et j’interrogeais, dans une rue du céri – le quartier des Paraiyars, ces parias rebaptisés harijans par Gandhi –, une ouvrière agricole sur le budget familial : jours d’embauche, salaire en espèces ou en nature, dépenses incompressibles. Comme toujours en pareil cas, nul tête-à-tête n’était possible, et les commentaires d’un petit monde agglutiné là pour la circonstance faisaient écho aux réponses de l’interrogée. Rien à faire pourtant. Même en tenant compte des ressources non aisément quantifiables échappant au circuit monétaire, il était difficile de comprendre comment pouvait vivre ce prolétariat rural cumulant très bas statut social et pauvreté. La lumière se fit après plus d’une heure de discussions quand quelqu’un, dans l’assemblée, dit enfin ce qu’il en était. Lors de la morte-saison agricole, presque toutes les familles du céri envoyaient l’un des leurs à Bangalore, la capitale de l’État voisin du Karnataka. A Bangalore, et non à Madras, pourtant capitale de l’État du Tamilnad où nous étions, pourtant encore plus peuplée, pourtant un peu plus proche.
2Trois mois l’an, des hommes partaient ainsi se faire coolies, portefaix, charretiers. Le réseau menant du village à Bangalore avait pour point focal, à une quinzaine de kilomètres de là, la petite ville de Tirukkoyilur, établie sur la grand route menant au Karnataka. D’autres villages des environs utilisaient la même filière. A l’arrivée, une association d’entraide accueillait les migrants saisonniers et leur procurait du travail. Cet état de fait durait depuis une trentaine d’années, mais sur tous les hommes de la centaine de familles de Senganankollai ayant participé à ce va-et-vient entre le village et la grande cité, seuls sept avaient sauté le pas, pour s’établir en ville avec femme et enfants. Au village, en dépit des politiques de lutte contre l’intouchabilité et de l’évolution des mentalités, les harijans s’estimaient encore en butte à des mesures discriminatoires. La ville, par contraste, permettait des relations plus ouvertes. Elle offrait du travail mieux rétribué. On savait comment s’y insérer. Pourtant le céri ne se vidait pas, bien au contraire, pas plus que les autres quartiers du village. La mobilité, saisonnière et masculine, n’enclenchait nul exode rural qui eût amoindri Senganankollai. S’il existait bien des flux migratoires gonflant la population des grandes cités indiennes, il fallait donc aussi prendre en compte d’autres logiques, d’autres stratégies combinant mobilité et enracinement.
3Changeant d’échelle d’analyse, les données nationales indiennes mettaient d’ailleurs en lumière une double réalité. L’existence d’une population urbaine considérable et constamment accrue n’empêchait pas la population rurale de croître elle aussi, en chiffres absolus du moins. Là encore, en dépit de mouvements migratoires considérables, les campagnes indiennes ne se vidaient pas. Avec quelque 75 % de ruraux en 1981, l’Inde témoignait d’une capacité de rétention de ses villageois d’autant plus considérable que l’accès à la terre était des plus mesurés : le contraste avec bien des pays du Tiers Monde, en particulier latino-américains, était frappant. Nul ne pouvait, dans cette Inde des années 80, sous-estimer l’impact des mouvements migratoires : les problèmes liés à la croissance des grandes métropoles s’étalaient au grand jour, et de sérieuses crises politiques – en Assam en particulier – ne montraient que trop comment des mouvements migratoires pouvaient, par contrecoup, susciter des crispations régionalistes et de violentes réactions identitaires. Pourtant, derrière les manifestations les plus visibles des dynamiques de population, l’impressionnante machine sociale indienne connaissait aussi d’autres déterminants, qui méritaient attention. L’enjeu était et demeure considérable : un affaiblissement brutal des logiques d’enracinement, ou un passage trop rapide des mouvements saisonniers aux migrations définitives précipiteraient l’Inde dans des tensions nécessairement accrues.
4S’interroger sur les logiques d’enracinement villageois et sur les mouvements oscillant entre villes et campagnes demandait de conduire des enquêtes rurales. On a choisi pour le faire le Karnataka, État de l’Inde du Sud, en y définissant plusieurs terrains d’enquête, afin de prendre en considération divers systèmes ruraux contrastés, répartis le long d’un axe reliant la côte de la Mer d’Arabie aux plateaux secs ou irrigués du Deccan. On exposera plus en détail la problématique retenue, en un premier chapitre qui précisera aussi ce que sont les structures et les dynamiques de l’urbain et du rural au Sud Karnataka. Le chapitre 2 présentera les différents milieux géographiques observés, c’est-à-dire les quatre systèmes ruraux choisis pour mener des enquêtes fines de terrain. Le chapitre 3 fournira, lui, une perspective anthropologique des faits d’enracinement et de mobilité.
5La seconde partie de l’ouvrage présentera les résultats des enquêtes villageoises conduites dans les divers systèmes ruraux, et illustrera donc la diversité des logiques et des stratégies observées. Le chapitre 4 portera sur un district du plateau du Deccan, Mandya, et présentera tour à tour un gros village en milieu irrigué, où attraction et rétention l’emportent, et deux petits villages en milieu sec, marqués par les réseaux migratoires menant à Bombay et Bangalore. Le chapitre 5, dans un monde tout différent, analysera la diversité des situations observées dans les montagnes des Ghâts orientaux, longtemps pôle attractif, par ses plantations de café ou de cardamome et par ses terres relativement disponibles. Le chapitre 6 s’arrêtera pour sa part sur le district côtier du Dakshina Kannada : un milieu tout autre encore, que définit le vif contraste entre les contreforts des Ghâts, marqués par une structure sociale archaïque, et le ruban littoral de type kéralais, très ouvert sur les échanges et marqué par un enchevêtrement caractéristique du rural et de l’urbain. Retour aux plateaux du Deccan dans le chapitre 7, d’esprit différent : l’enquête portera ici, à travers les cas divers de multiples villages, sur l’impact des emplois ruraux non agricoles en matière de rétention de la population rurale : évaluation d’un des axes des programmes de développement gouvernementaux tentant – avec des succès très inégaux – de pallier l’incapacité de l’agriculture à assurer un plein emploi.
6Le dernier chapitre, qui constitue la troisième partie, proposera enfin une synthèse des logiques à l’œuvre et des stratégies observées dans les différents milieux étudiés. Il sortira donc des cadres géographiques locaux étudiés tour à tour dans les chapitres précédents, pour en analyser similitudes et dissemblances. Il mettra en lumière l’importance extrême des stratégies familiales, support indispensable des parcours individuels, et s’arrêtant à l’analyse de quelques vies significatives, montrera comment se juxtaposent selon divers modes acceptation de la ruralité et recherche d’un équilibre ville-campagne, loin de la simpliste fascination de la grande ville, un cliché qu’on ne saurait accepter tel quel. Ce dernier chapitre s’ouvrira enfin sur une perspective comparée, prenant en compte des travaux conduits par d’autres chercheurs en Amérique latine, en Afrique, en Chine, et en France même, afin de replacer les observations faites en Inde dans un plus large contexte, et de s’interroger sur l’éventuelle existence d’un paradigme asiatique, marqué par une capacité à maintenir de lourdes populations rurales, quel que puisse être l’incontestable essor urbain.
7Le but de ce livre, en définitive, est bien là : on n’a pas cherché à prendre paradoxalement ou systématiquement le contre-pied des idées dominantes, fondées sur l’image de mégalopoles toujours plus vastes, toujours plus attirantes. On ne nie évidemment pas la croissance urbaine, ni même la possibilité de voir l’Inde connaître dans un avenir encore indéterminé un taux d’urbanisation en rapide augmentation. Mais à l’inverse des travaux les plus nombreux, et donc à l’inverse des idées les plus courantes, on a voulu éclairer une réalité incontestable elle aussi, mais bien moins mise en lumière : les logiques d’enracinement, qui ne sont pas, soulignons-le bien, des logiques d’immobilité, mais qui génèrent tout au contraire une large gamme de comportements, résultant parfois d’un horizon bouché, certes, mais résultant plus souvent d’initiatives délibérées, usant de stratégies complexes où l’on tente d’user de la ville tout en restant à la campagne, ou tout en laissant une part essentielle de soi au village. Au total, on a donc tenté de renouveler – ou d’aider à renouveler – une problématique essentielle aux dynamiques socio-économiques actuelles, en donnant tout leur poids aux faits socio-culturels, et à la diversité des situations et des comportements observés là où tout se joue : le lieu de départ, qui le plus souvent demeure lieu d’attache.
8Reste à dire ici tout ce que l’on doit à ceux qui ont permis ce travail collectif. Les programmes de recherche franco-indiens conduits à terme sont encore rares dans le domaine des sciences sociales impliquant une pratique conjointe de terrain : raison de plus pour donner à ces remerciements le sens plein qui est le leur, celui d’une dette qu’on acquitte.
9C’est au Centre d’études de géographie tropicale du CNRS, à Talence, que ce projet a pris corps en 1987-88, alors qu’y séjournait P.D. Mahadev, directeur du département de géographie de l’université de Mysore. Très vite K. Nagaraj, économiste au Madras Institute of Development Studies,y fut associé, ainsi que P.J. Roca, combinant au CEGET une pratique de géographe à une formation d’agronome. Un peu plus tard, M.A. Kalam, de l’université de Madras, ajouta à l’équipe son approche d’anthropologue. Sous le titre « Migrer ou pas ? Changement rural, logiques de mobilité et logiques d’enracinement en Inde du Sud », le projet élaboré bénéficia d’une aide décisive du ministère de la Recherche (programme « recherche pour le développement ») tout en étant bientôt officiellement reconnu par le Conseil indien de la recherche en sciences sociales (ICSSR, New Delhi) et par la Fondation Maison des sciences de l’homme (Paris), dans le cadre du programme franco-indien de coopération en sciences sociales qui unit ces deux organismes. Le travail de terrain, particulièrement suivi, a été conduit à partir de l’Institut français de Pondichéry, dont l’appui, octroyé par ses directeurs successifs J.P. Pascal et J. Pouchepadass, a été lui aussi décisif. Au CNRS, la direction des sciences de l’homme et de la société a bien voulu m’affecter à Pondichéry, avec l’accord de la sous-direction des sciences humaines du ministère des Affaires étrangères, pour y conduire ce programme. Deux doctorants français de l’EHESS, Frédéric Landy et Hélène Guétat-Bernard, ainsi qu’un doctorant indien de l’université de Mysore, B.N. Shivalingappa, ont bénéficié d’allocations de recherche ou de bourses de thèse offertes par le CNRS ou par l’Institut, ce qui permit dans les trois cas de longs séjours au cœur même des régions étudiées. Ainsi fut constituée une équipe franco-indienne de huit membres, quatre Indiens et quatre Français. L’Institut de Pondichéry a enfin mis ses moyens techniques au service de ce programme : c’est dire ce que je dois aux compagnons de missions que furent si souvent A.T. Aroumougam et K. Adimoulam, aux cartographes G. Petrus, A. Ramanujam, R. Anandam et K. Kessavane, à Christine Selvanadin, à K. Ramanujam et à V. Sathianarayanin, qui mit en cartes informatisées tant de données.
10A Mysore, le département de géographie fut un partenaire essentiel. P.D. Mahadev y ouvrit aussi bien les portes du monde universitaire que celles de la haute administration. A l’Université, K.N. Udayakumar et P. Jayaramaiah, comme R.N. Achutya, Krishne Gowda et N. Narayana Sastri à l’Institute of Development Studies partagèrent leur intime connaissance du Karnataka. A Mandya, R.G. Nadadur, S.M. Anantha Ramu, et P. Bore Gowda, entre autres responsables gouvernementaux, furent toujours disponibles pour faciliter les contacts de terrain quand besoin était. Au Dakshina Kannada, Ramachandra Udupa et T. Vasudevan Bhatt offrirent leur savoir en sus de leur hospitalité. A Bangalore, les professeurs de l’Institute for Social and Economic Change firent le meilleur accueil à un programme de recherche qui commençait tout juste à se mettre en place : Abdul Aziz, P. Hanumantha Rayappa, M.V. Nadkarni, H. Ramachandran, V.M. Rao dessinèrent ainsi le cadre général des dynamiques rurales du Karnataka dans lesquelles s’insérait notre problématique.
11Impossible, pour le reste, de citer l’essentiel : tous ceux auprès de qui furent pendant trois ans conduites les enquêtes. La plupart du temps, ceux dont on a plus particulièrement retenu les propos n’apparaissent ici que sous des pseudonymes. Mais une telle recherche est bien sûr aussi – et heureusement – une aventure humaine. Dans les terres sèches de Nagamangala, dans les champs de canne irrigués des bords de la Kaveri, dans les plantations de café des Ghâts, comme sur les rives sablonneuses de l’océan Indien, on y a rencontré des centaines de personnes, des ex-intouchables toujours dans la servitude ou des Brahmanes propriétaires terriens, des petits paysans en survie, ou des notables de village jouant savamment entre innovation et tradition ; des tisserands et des entrepreneurs, des députés et des coolies, d’anciens chefs de village au prestige affaibli et de jeunes garçons en partance pour Bombay, de pauvres veuves et de fortes femmes. Dans les carnets de terrain, chacun est là, sous son vrai nom, et chacun de ces noms évoque un visage en même temps qu’un lieu : demeure obscure, place de village, colonne de temple, ondulations d’une rizière. C’est à eux, bien sûr, que ce livre doit d’être, et c’est à eux, qui ne le sauront sans doute jamais, qu’il est dédié : Dugga Nayak le petit marchand et Padiya le bûcheron, Lakshmibai, venue cueillir le café et Kanchaiah le coolie ; Sannamada le saisonnier et Abdul Hamid, réfugié du Koweït envahi ; Made Gowda, qui n’a jamais voulu quitter sa pauvre terre, et Chikke Gowda, mort sur la route de Naragalu après avoir passé trente ans à Bombay et à Bangalore, pour construire enfin une nouvelle maison au village. C’est donc là, sur la terre des ancêtres, qu’il a été incinéré, non loin de cette route qu’il emprunta voici bien longtemps, comme tant d’autres, balançant entre ici et ailleurs, entre campagne et ville, sans jamais oublier ses racines.
Auteur
Géographe, directeur de recherche au cnrs, membre du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, École des hautes études en sciences sociales, Paris
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