Conclusion
p. 443-462
Texte intégral
A. LOGIQUES PAYSANNES ET DEVELOPPEMENT REGIONAL
1Etudier des comportements individuels dans deux environnements ruraux différents : voilà à quoi pouvait se résumer notre recherche. Avant de souligner la diversité de ces logiques individuelles, il fallait aborder le niveau régional ou villageois, avec toutes les contraintes mais aussi les potentialités qu'il offre aux paysans. De cette première étude, de cette comparaison de deux systèmes ruraux, l'un à agriculture irriguée par canal, l'autre à agriculture pluviale, sont ressorties de nombreuses similitudes et en fin de compte peu de différences, en ce qui concerne non pas les stratégies, mais du moins les logiques mises en œuvre par les villageois.
2Nous avons vu qu'à l'échelle régionale (p. 148) ces logiques, avec ou sans irrigation par canal, pouvaient presque toujours être définies comme innovatrices : soit que l'adoption de l'innovation se fasse passivement (l'introduction de la canne à sucre autour de Mandya dans les années 1940 et 1950), soit plutôt que les objectifs initiaux de l'Etat développeur soient « pervertis » (le développement des moulins à jagre aux dépens de la raffinerie publique ; la sériciculture en zone non irriguée), soit enfin que l'innovation ait une source endogène uniquement paysanne (le développement dans le système rural pluvial des cocoteraies et de l’émigration vers les grandes villes). Les paysans tiennent donc un rôle le plus souvent très actif dans ces changements, et ce dans les deux systèmes ruraux, pluvial comme irrigué.
3Aussi ceux-ci ont-ils été étudiés simultanément : je n'ai pas cru bon de présenter les deux recherches à la suite l'une de l'autre alors que cela avait été l'option choisie par T.S. Epstein pour son étude de deux villages voisins des miens. Il me semble en effet que plutôt qu'opposer les deux systèmes ruraux, il soit plus fécond de les comparer simultanément, en n'hésitant pas à souligner leurs similitudes. C'est pourtant souvent le choix inverse qui est fait, soit que, comme Epstein, on ait observé de radicales différences de logiques (mais j'ai déjà souligné combien le village sans irrigation étudié par Epstein ne me semblait pas représentatif des zones non irriguées du sud du Karnataka), soit que l’on oppose les deux régions en les désignant comme antagonistes et rivales. C'est ainsi que J. Bandhyopadhyay (1987) montre que souvent en Inde les zones irriguées ne peuvent le devenir qu'en privant d'eau d'autres zones, que ce soit par la construction d'un barrage ou par le forage de puits. Que l'on y introduise de surcroît des pesticides en quantité, et la région non irriguée héritera de parasites ou de maladies nouvelles qui diminueront encore un peu plus le niveau de son agriculture.
4On n'en est pas là dans notre domaine d’étude. La région de Nagamangala est trop éloignée de la région irriguée (50 km) pour que des effets néfastes puissent se faire sentir. Plutôt que deux évolutions antagonistes, nos systèmes ruraux représentent deux destins moins opposés qu'il n'y semble, faisant tous deux appel à des logiques paysannes innovatrices pour les mettre en œuvre.
5Autour de Mandya cependant, le succès de l'irrigation par canal, venue « d'en haut », décidée par l'Etat, dépendait sans doute moins des logiques individuelles que le développement du système rural pluvial : dans le premier cas en effet, il s'agissait de bouleverser complètement les systèmes de cultures par une transformation du milieu naturel dans son ensemble. Pour l'agriculture pluviale au contraire, il ne s'agit pas de supprimer le caractère non irrigué de celle-ci (à l'exception de constructions de puits), mais de modifier certains des intrants utilisés et d'en ajouter d'autres à la panoplie du paysan ; de transformer non pas tout le milieu, mais seulement certains de ses éléments. Procédé paradoxalement beaucoup plus difficile et risqué, puisqu'il fait davantage appel aux initiatives individuelles et à leurs capacités d’adoption d'innovations que dans le système rural irrigué où, pourrait-on dire, le paysan « n'avait pas le choix » : une fois construit le canal Vishveshvarayya, il n'était plus question de cultiver de l'éleusine pluviale dans des vallons devenus trop humides.
6Le problème est que si les logiques paysannes en région non irriguée se sont montrées suffisamment innovatrices pour adopter la plupart des intrants proposés par les services de vulgarisation agricole, et même aller au-delà de ces propositions pour trouver d'autres solutions, le fait même que le milieu qui sert de cadre à l'agriculture n'ait pas été modifié au même titre que dans le système irrigué représente les limites de ce type de développement. Des cocoteraies non irriguées rapportent beaucoup, mais non suffisamment, dans leur superficie actuelle, pour nourrir des densités rurales de 150 hts/km2 ; des variétés à haut rendement d'éleusine, avec engrais chimiques mais sans irrigation, parviennent à doubler les rendements traditionnels : mais le double de 5 q/ha ne fait jamais que 10, et cela non plus n'est pas suffisant. De fait, après quelques courtes années d'essor, l'agriculture pluviale du Karnataka semble bien avoir atteint un plafond, et la croissance des intrants ne fait qu'accentuer ses coûts de production, la rendant même souvent moins rentable en ce qui concerne les bénéfices nets que l'agriculture « traditionnelle » (V.M. Rao, 1991).
7La solution, outre le développement d'une agriculture « écologique » où le rôle des intrants manufacturés serait moindre, viendra sans doute d'une diversification économique dont c'est malheureusement faire montre de beaucoup d'optimisme que de dire qu'elle n'est encore qu'embryonnaire. Il semble bien que dans les deux systèmes ruraux existe un effet de seuil particulièrement difficile à franchir.
8Dans le système irrigué tout d'abord : d'un côté, les paysans les plus pauvres, qui ne peuvent vivre de leurs seules terres (quand ils en possèdent), manquent de moyens pour lancer des activités diversificatrices ; de l'autre, les paysans les plus riches trouvent l’agriculture encore suffisamment rentable pour ne pas trouver nécessaire d'investir dans d'autres secteurs (sinon dans l'éducation d'un ou deux de leurs fils, afin qu'ils aient un emploi non agricole mais presque toujours urbain). En cela, l'immigration d'une importante main-d’œuvre, à titre saisonnier et jusqu'à peu permanent, représente un facteur de conservatisme puisqu'elle permet la rentabilité d'une agriculture peu mécanisée. En outre, la proximité de Mandya est un facteur négatif (or, rares sont les villages du Karnataka méridional à être distants d'une ville) : Mandya se trouve tout à la fois suffisamment grande et proche pour stériliser d'éventuelles activités rurales entrant en concurrence avec des activités urbaines, mais non suffisamment dynamique pour induire une diversification de son hinterland. Mandya reste Sugar Town, la ville du sucre, et ne saurait générer que la culture de la canne à sucre.
9Au total, l’arrivée de l’irrigation par canal suffit à permettre la survie du système, tout en le transformant ; mais elle ne parvint pas à créer des disponibilités en capitaux et des besoins tels que se développe une véritable diversification. En cela, la situation est un peu semblable à celle du système rural pluvial : l'importance de l'émigration depuis les années 1940, et à un degré moindre l'intensification de l'agriculture (par les nouvelles semences, mais aussi par les cocoteraies, l'élevage laitier et de plus en plus la sériciculture et les légumes), ont là aussi permis le maintien de l'essentiel de la population sur un finage qui sinon aurait été encore davantage saturé. Le système rural pluvial a été transformé, mais il demeure toujours en place. Du coup, tant que les circuits migratoires vers Bangalore ou même Bombay sembleront plus assurés que le risque d'une activité non agricole dans un environnement régional fort peu propice, le système rural autour de Nagamangala demeurera un système fondamentalement agricole. L'émigration à Naragalu est un facteur aussi conservateur que l'immigration au village irrigué de Mottahalli.
10On peut se demander dans quelle mesure nos remarques concernant les comportements à l'échelle de l'individu peuvent éclairer la situation à l'échelle régionale. En inversant le mouvement de zoom qui dirigeait notre étude et en réduisant la « focale », on peut désormais appliquer notre théorie à l'observation du système rural en son entier, et partiellement au moins expliquer le tout par les parties, l'évolution régionale par les choix du paysan. En zone irriguée par exemple : en 1940, nombreuses étaient les finalités des exploitations susceptibles d'accepter la toute nouvelle culture de la canne à sucre, ce qui explique le développement finalement assez rapide de la région. Le besoin de sécurité ? La canne n'allait pas contre, étant donné les assurances données par la raffinerie quant aux débouchés et au financement de la culture. Le désir d'enrichissement : il était favorisé par la canne, culture commerciale permettant la maximisation du revenu par hectare. Le prestige : posséder un moulin à jagre en était une source possible. Bref, de toutes les finalités recensées, seul l'hédonisme n'était guère satisfait en raison des importants investissements en travail qu’exige la canne à sucre. Et parmi toutes les logiques, il n’y avait que la limitation du temps de travail qui s'opposait à cette culture - la logique d'autosuffisance, elle, pouvait tolérer une culture commerciale étant donné que l'irrigation augmentait et surtout stabilisait les rendements en grains. Aussi la canne à sucre connut-elle un rapide essor.
11La faiblesse de la diversification économique en zone irriguée peut être expliquée de la même manière. Une finalité de prestige pourrait être éventuellement satisfaite par une activité non agricole (bien que pour la plupart des Vokkaliga ce soit l'agriculture l'activité la plus noble), mais rarement une finalité d'enrichissement (la rentabilité est trop aléatoire dans un tel environnement), ni la sécurité. Quant aux logiques, l'autosuffisance, la limitation du temps de travail et la maximisation du revenu par hectare peuvent assurément dissuader de la diversification : seule la maximisation du revenu par temps de travail et celle du profit net sont suceptibles d'aller dans le sens de cette dernière. Ce n'est donc que si ces deux dernières logiques se développent au sein de la population, ou si l'économie régionale se modifie de manière à ce qu'enrichissement ou sécurité ne soient plus des finalités en contradiction avec la diversification, que l'on pourra espérer que se développent les activités non agricoles.
12On pourrait continuer ainsi à propos du système rural pluvial. Contentons-nous ici de souligner la possibilité de rendre compte de certaines évolutions régionales à partir de l'étude des comportements individuels.
B. LE RÔLE DU TEMPS
13A l'échelle du système rural, il y a somme toute adaptation à la croissance démographique (intensification, émigration...) : mais la faiblesse de la diversification a de graves conséquences à l’échelle de l'exploitation agricole, où les prospérités sont parfois éphémères et la prolétarisation menaçante. C'est ainsi qu’il faudrait revenir sur la nécessité d'une étude diachronique des exploitations, dont l'évolution, aléatoire et souvent irrégulière, est toujours marquée par le cycle des naissances, des mariages et des morts.
14Le décès d'un membre de la famille peut être économiquement dramatique lorsque l’individu était jeune, par le déficit de main-d’œuvre qu'il peut engendrer. Mais même lorsqu'il s'agit d'un vieillard (masculin), cette mort représente un événement profondément déstabilisant en raison du problème de l'héritage, de la division de l'exploitation en autant de parts qu'il y a de fils.
15La naissance, elle, est un bouleversement à plus long terme : qu'il s'agisse d'un garçon, et c'est alors l'occasion de réjouissance, quand bien même se posera plus tard la question du partage successoral. Si c'est une fille, l'émiettement de l'exploitation ne sera pas accentué à la prochaine génération, puisqu'elle n'héritera pas. Mais le danger, différent, est à plus brève échéance : c'est une dot qu’il faudra payer, fût-ce en vendant des moyens de production, peut-être même de la terre.
16Les quelques biographies présentées plus haut ont montré la fragilité des exploitations face aux incertitudes de la mortalité et de la natalité en milieu rural. Pas de fils, ou trop de fils, ou trop de filles : à chaque fois l’exploitation est mise en danger et risque de disparaître. En matière de fécondité familiale le paysan se montre, faute de moyens, un bien piètre planificateur, et suit une logique qui lui fait préférer le risque d'avoir trop d'enfants plutôt que celui de n'en avoir pas assez. Assurément jouent en sa défaveur un manque d'informations justes (et un excès d’informations fausses issues de croyances populaires) en ce qui concerne la contraception et les conditions de la fécondation, ainsi qu'une certaine rigidité des comportements, rigidité assez compréhensible étant donné le caractère du sujet tout à la fois intime (les infirmières n'en parlent guère aux hommes) et public (nécessité de prouver sa virilité, nécessité d'avoir un ou deux fils).
17L'aspect des exploitations dépend donc beaucoup de l'échelle temporelle adoptée. Sur le court terme, une exploitation peut très bien paraître florissante, alors que (et ses membres le savent parfaitement) elle est en fait « condamnée » - pour prendre un terme médical - par un trop grand nombre de fils ou de filles. Mais du même coup, le système de la dot, aussi néfaste, aussi cruel soit-il en fin de compte pour bien des exploitations, peut être vu (cyniquement et quelque peu technocratiquement) comme un facteur positif à double titre, si l'on change d'échelle dans le temps et dans l'espace : d'une part parce que, en considérant le court terme, la dot est un facteur de modernisation, poussant à investir des années auparavant pour qu'elle puisse être payée. (Il est peu de dépenses pouvant apparaître comme somptuaires qui n'aient pas pour origine un investissement). D'autre part parce qu'à l'échelle régionale, la dot est un facteur d’intensification, incitant donc à innover et à améliorer la productivité de la terre et du travail. Quand lui naît une fille, le paysan connaît l'échéance : il a entre 15 et 20 ans pour rassembler l'argent ou des capitaux réalisables nécessaires à la dot. Passé ce délai, ce sera l’endettement et la ruine.
18Finalement, la dot est aussi un facteur essentiel de redistribution : redistribution de capital fixe (terres) ou circulant, au profit de la famille du marié - ou plutôt d'une génération (le jeune couple) - et aux dépens des parents de la mariée. Le problème vient de ce que cette « redistribution » fonctionne parfois aux frais de ceux qui n'avaient déjà presque rien... Il reste que les structures socio-économiques au village en gardent dans une certaine mesure une certaine souplesse, et que les richesses familiales sont rarement assurées plus d'une génération.
19Aussi faut-il envisager les logiques paysannes dans cet aspect diachronique. On l'a vu, ce n'est pas seulement la stratégie mais aussi la finalité d'une exploitation qui varient avec le temps, au rythme des événements familiaux, des accidents et des bonheurs au sein comme au dehors de la maisonnée. Il existe donc une grande diversité dans le temps des logiques paysannes, qui peut ainsi pousser certains exploitants à adopter à une époque certaine innovation, puis à l'abandonner quelques années plus tard, parce qu'elle n'est plus de leur intérêt - ou plutôt, parce que leur intérêt a changé.
20A cette diversité dans le temps vient s'ajouter la diversité synchronique qui ressort des figures 31 et 32. D'où, si l'on veut comprendre les types de choix des paysans et les aider dans leur effort vers le développement, la nécessité d'user d'outils conceptuels et de paradigmes permettant d’appréhender la diversité des logiques et des stratégies.
C. LOGIQUES PAYSANNES, RATIONALITE ET LIBERTE
21Les villageois sortent de cette étude titulaires du brevet de rationalité. Voilà qui n'est certes pas une découverte bien nouvelle. En premier lieu, le paysan n'est assurément pas le rustre illogique tel que, comme on l'a présenté en introduction de cette recherche, un certain courant de pensée (appartenant certes largement au passé) avait pu le considérer. Selon la fameuse formule de R. Chambers, dans le Tiers-Monde « les paysans pauvres, ignorants et paresseux n'existent pas, car ils sont morts depuis longtemps »1. Même Made Gowda l'ivrogne doit travailler pour payer ses dépenses en alcool et se nourrir. Il a atteint le fond de ce qui est permis pour ne pas mettre en danger la survie biologique ; il a utilisé toute la marge de liberté qui lui était laissée par son « capital objectif » de départ ; il a choisi la logique la plus extrême dans la gamme à sa disposition. Mais il n'est pas mort, ou du moins pas encore.
22On a montré aussi que le paysan, que certains tenaient pour bridé par la religion et la passivité hindoues, ne laisse qu'assez peu de place aux croyances lorsqu’il lui faut prendre des décisions pour la bonne marche de son exploitation. Les valeurs religieuses n'ont de sens que considérées à l’intérieur d'un pays et d'une époque, et non comme un dogme flottant hors de l'espace et du temps. C'est pourquoi, en soi, l'hindouisme n'est pas plus contemplatif que le protestantisme n'est productiviste. Durant le XVIème siècle français, les huguenots étaient aussi fanatiques et mystiques que les catholiques (E. Le Roy Ladurie, 1969). Aujourd'hui les hindous ne sont victimes d'aucun handicap d’ordre directement religieux face à la « modernité » d'origine occidentale (M. Singer éd., 1973).
23Il peut certes exister certaines rigidités sociales qui ont indirectement pour fondement des valeurs religieuses : que les forgerons Achari ne possèdent pas de terre à Mottahalli s'explique au moins en partie par la tradition non-agricole de leur caste, considérée comme impure et inférieure aux Vokkaliga. Faut-il pour autant considérer ces structures sociales comme les barrières qui parfois empêchent les paysans de réaliser cette maximisation du profit vantée par T.W. Schultz ? Rien n'est moins sûr. D'une part parce que ces barrières ne sont pas étanches, on l'a vu. Et d’autre part parce que les différentes logiques et finalités ne sont pas réparties strictement en fonction des castes ou des classes. Les quatre « objectifs » que M. Dufumier avait distingués pour le Tiers-Monde (p. 27) ont bien été retrouvés dans notre classification des « logiques » ; mais avec quelle diversité ! Alors qu'on a plutôt coutume de considérer chaque logique comme typique d'un continent, d'une région, voire d'une classe sociale (l'autosuffisance considérée par exemple comme la logique des microfundiaires dans des régions souvent enclavées), il a été montré ici qu’on peut aussi les trouver toutes existantes au sein d’un seul village, et dans presque toutes les classes socio-économiques de la population considérée.
24La typologie présentée plus haut définissait un grand nombre de finalités, de logiques et de stratégies, et les quelques biographies qui suivaient montraient une palette fort large de comportements, allant du paysan maximisateur à l'ivrogne sans vergogne. Afin de prouver la nécessité de prendre en compte dans les projets de développement ce facteur difficilement quantifiable et discernable que j'ai proposé d'appeler « capital subjectif », j'ai dû insister sur la diversité de ces comportements, évoquer même certains cas exceptionnels, pour présenter un éventail presque complet de toutes les logiques possibles.
25Il faut admettre cependant deux restrictions : tout d'abord, ces pages sont assurément influencées par l'« individualisme méthodologique », moins par l'arrière-plan idéologique que peut refléter cette perspective, que simplement parce que c'est à l’individu qu'il fallait s'attacher, c'est l'individu qu'il fallait étudier. Mais cet angle d'approche a du coup peut-être dangereusement laissé dans une ombre relative certaines déterminations sociales, économiques ou idéologiques qui pourtant influent fortement sur le choix des individus. Aussi, de même que les nombreuses stratégies possibles évoquées par les figures 31 et 32 ne doivent pas faire oublier que certaines cases de ces tableaux restent désespérément vides pour les paysans les plus pauvres (voire les plus riches), de même les décisions paysannes, bien qu'empreintes d'une relative liberté, doivent être considérées dans le cadre, lâche dans une certaine mesure seulement, des structures qui entourent l'individu. Le paysan pauvre et endetté peut choisir de rembourser ses dettes en donnant de l'argent, ou en vendant à son créancier son travail, ou sa récolte, ou sa terre. N'empêche : il doit la rembourser. Ne donnons pas Raymond Boudon vainqueur contre Marx ou Lévi-Strauss. Les points de vue ne sont pas si contradictoires ; ils donnent seulement à voir, dans une certaine mesure au moins, une même réalité sous des jours différents.
26Seconde remarque : les deux extrémités de cet éventail de comportements ne sont que des cas extrêmes, et, par delà l'exceptionnel et le particulier, il existe certaines généralités qui correspondent au cas général du « paysan moyen » (un terme qui, on le devine, est ici employé faute de mieux). Rappelons ainsi que l'on retrouve dans les deux systèmes ruraux, irrigué ou non, les mêmes logiques et les mêmes finalités. Cela est particulièrement remarquable étant donné les contraintes et potentialités différentes de chaque système, et donc les différences de stratégies possibles : mais que les stratégies soient dissemblables n'impliquent pas qu'il en soit de même pour les logiques et les finalités. Aussi les figures 31 et 32 se ressemblent-elles finalement beaucoup : ces deux régions, irriguée ou non irriguée, dont on a si souvent présenté les contrastes dans les pages précédentes, doivent en fin de compte être réunies dans un même constat. Partout on a remarqué une semblable ouverture aux logiques commerciales en matière d'agriculture (si les cultures marchandes sont encore peu développées dans le système pluvial, c'est à cause du manque d'irrigation, non en raison de mentalités réticentes), et partout on a noté la même faiblesse de la diversification économique : les stratégies sont différentes, mais les logiques restent semblables.
27Ainsi, dans les trois villages, sont particulièrement courants les types 1 à 6 (finalité de sécurité, par l'autosuffisance ou la diversification), les types 7 à 9 (logique de maximisation du revenu brut, pour tenter de s’enrichir sans risques excessifs), et les types 12 et 13 (maximisation du profit net). On pourra certes nuancer, noter par exemple que le type 13' est un peu plus rare en zone non irriguée que ne l'est le type 13 en zone irriguée. Il reste que globalement, les deux typologies font appel aux mêmes logiques et aux mêmes finalités. Les autres types sont plus rarement rencontrés (types 19 et 20 par exemple) ; les négliger permettrait alors de proposer la règle générale suivante (souffrant donc des exceptions) : les paysans tendent à avoir pour logique la maximisation de leur revenu par hectare, soit brut soit net, au moins à long terme.
28La nécessité pour le paysan d’avoir une vision à long terme est liée au risque et au degré d'incertitude inhérents à son activité. Si l'on fait choisir au paysan entre l'assurance d'un revenu de 40 Rs et l'incertitude d'un revenu entre 0 et 100 Rs, il choisira en général (là encore, nous avons rencontré des exceptions) les 40 Rs assurées, même si les lois des probabilités affirment qu’il a plus de chances de gagner davantage avec la seconde option. Mais c'est justement que le paysan ne peut se permettre de tenter sa « chance », étant donné bien souvent la fragilité de son exploitation. C'est ainsi qu'il lui est rarement possible de se comporter ainsi que le décrivait T.W. Schultz : il agit moins comme un maximisateur que comme un « optimisateur », dont le but est moins le profit que l'« utilité » (M. Lipton, 1968).
29La préférence donnée à l'« utilité » peut expliquer une certaine importance laissée aux cultures autoconsommées dans les deux systèmes ruraux. Mais il ne faut cependant pas exagérer cette logique d'autosuffisance qui ne vient que très rarement entraver la maximisation du revenu. Certes, aujourd'hui, à Mayagonahalli et Naragalu, certains paysans rechignent à sacrifier leur éleusine pour des cocoteraies, et préfèrent garder une petite partie de leurs terres en grains vivriers, plutôt que de maximiser leur revenu en plantant tout en cocotiers. Cependant, si les cocotiers sont encore loin d'occuper toutes les terres qui peuvent les accepter, il est probable que, vu l'étendue des pépinières actuelles en attente d'être plantées, cette situation surviendra dans un avenir peu lointain. L'autoconsommation est donc en fort déclin.
30Nous avons vu de même que le maintien de l'éleusine dans les rotations irriguées de Mottahalli pouvait s'expliquer autant par des raisons agronomiques que par la crainte du marché ou par l'attachement d’ordre sentimental à ce millet. Il n'y a donc jamais une seule explication aux choix paysans, une seule causalité univoque. Et il n'est donc pas possible de décrire le réflexe d'autoconsommation comme particulièrement puissant dans le sud du Karnataka. En cela, vu la rapidité de changement des comportements (en 1970 encore, dans le système irrigué, aucun paysan ne cultivait que de la canne à sucre2), la maximisation du revenu apparaît bien comme un des buts prédominants des paysans, et ceux-ci sont de moins en moins prêts à la sacrifier à leur autosuffisance.
31S.R. Charsley (1982) distingue pour toute production - et en particulier pour l'agriculture indienne - deux représentations possibles de cette activité : l'agriculture comme « entreprise » (business), et l'agriculture comme « coutume » (practice). L'« entreprise » « implique calcul explicite et décision » (p. 94), tandis que la « coutume » ne fait que « suivre quasi-automatiquement des lignes établies ». Et Charsley de montrer que dans le sud du Karnataka la sériciculture non irriguée, dans les zones traditionnellement cultivatrices de mûrier, correspond à une « coutume » plutôt qu'à une « entreprise ». Mais la situation est différente dans le système rural pluvial qu'on a étudié, où le mûrier irrigué représente une innovation qui oblige à des prises de risques sans qu'aucune expérience du passé ne puisse guider les décisions. Mieux, c'est l'ensemble des activités agricoles des deux systèmes ruraux telles qu'elles ont été décrites lors de cette recherche, y compris les pratiques liées aux cultures vivrières, qui nous permet de conclure à l'inverse de Charsley que les paysans ne font pas que suivre une coutume, mais montrent au contraire un réel esprit d'« entreprise » - qui n'est certes pas sans laisser quelque place à certaines habitudes, mais cela est commun à tout être humain. L'agriculture du sud du Karnataka est bien un business.
32Comment ? pourrait-on s’étonner. Les paysans sont dits maximisateurs, au moins dans une certaine mesure, alors que de nombreuses exploitations sombrent à l'occasion de dépenses excessives lors des mariages ? Alors que les microfundiaires les plus pauvres de Naragalu refusent parfois de travailler à un chantier de travaux publics à seulement 5 km de chez eux sous prétexte que cela ne se fait pas d'y partir seul ? On répondra d'une part que dans ce dernier cas agit peut-être un souci de sécurité tout à fait rationnel : même les émigrés à Bombay ne sont pas seuls dans la grande métropole. Mais d'autre part il faut bien concéder que dans ces deux exemples, le souci de maximisation passe derrière celui de l'honneur, un honneur qui ne correspond pas seulement au respect que montrera autrui, mais au respect dont soi-même on pourra témoigner envers sa propre personne. Il est donc en cela au moins en partie désintéressé et sans retombées économiques - sinon de bien désagréables parfois si les coûts, réels ou d'opportunité, se révèlent excessifs pour la santé de l'exploitation.
33Mais cet honneur, n'existe-t-il pas sous toutes les latitudes ? Il convient de ne pas avoir pour les autres un regard différent de celui que l'on a pour soi, et de ne pas se montrer plus exigeant en matière de maximisation dans l'observation des paysans indiens que dans celle des comportements occidentaux.
D. LES TROUS DANS LA CREPE ET LES TROUS DANS LA POELE
34C. Lévi-Strauss3 avait jadis pu suggérer qu'une des raisons pour lesquelles nous considérons souvent que certaines sociétés sont « sans histoire », ou du moins « stationnaires », tient dans notre perspective trop ethnocentriste qui ne considère comme évolutives, « cumulatives », que les cultures qui se développent dans un sens analogue au nôtre, c'est-à-dire essentiellement « vers la mise à la disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants » (p. 46). De la même façon, on pourrait considérer que certains traits de la culture rurale indienne ne nous surprennent qu'en raison de notre mode d'observation qui est biaisé, alors qu'ils sont en fait comparables aux caractéristiques de notre propre culture : analogues mais différents.
35Ainsi de la théorie du « bien limité » de G.M. Forster (p. 15) : appliquer cette théorie à l'Inde et prétendre que les ruraux considèrent tous les biens de leur vie quotidienne comme en quantité limitée, se montrant du même coup peu entreprenants, pourrait un instant apparaître fondé si l'on se contente d'observer de faibles exigences de confort matériel chez les paysans du Karnataka. Le riche Dodda Sanne Gowda, professeur de collège, vit avec 13 autres personnes dans une (grande) pièce unique, mange et dort par terre : des besoins qui peuvent paraître inférieurs aux nôtres, mais qui ne le sont pas en réalité. Outre que Dodda Sanne possède une télévision couleur (produit remarquablement cher en Inde), ce que la famille ne dépense pas en meubles sera utilisé lors des noces des enfants ou des funérailles du grand-père. Les besoins de Dodda Sanne Gowda sont différents mais aussi importants que les nôtres. Dans une société rurale aussi peu statique que celle du Karnataka, les paysans n'ont aucune raison de ne pas se montrer entreprenants pour assurer leurs besoins.
36Il convient d'user du même relativisme pour la question de la maximisation du revenu. Il est certain que celle-ci, quoique étant la règle générale au Karnataka, montre d'étroites limites. Outre les dépenses des mariages et la fécondité du couple, on pourrait trouver, venant prouver ces failles et ces approximations dans la maximisation, de nombreux faits qui sont plus que des détails : fosses à compost qui ne sont jamais couvertes pour protéger du soleil et des intempéries ; refus des paysans de laisser tremper dans l'eau leurs semences une nuit avant les semailles ; refus même par les plus riches de souscrire à une assurance pour leurs cultures ; tout cela malgré les conseils des Agricultural Assistants : des améliorations qui ne coûteraient rien, ou peu de choses, et rapporteraient beaucoup, mais qui ne sont pas réalisées en raison, il faut bien l'admettre, d'une paresse en matière d'innovation à l'égard de certains changements.
37Faut-il crier pour autant haro sur le baudet ? Un proverbe kannada dit : « Chez tout le monde il y a des trous dans les dose (crêpes), mais chez nous c'est dans la poêle qu'il y a des trous4. » Vieille histoire de la paille dans l'œil du voisin, et de la poutre qui est dans le sien... De la même façon, il convient, lorsqu’on remarque - à juste titre - les limites des logiques de maximisation mises en œuvre par les paysans, de ne pas sous-estimer celles qui existent dans notre propre société urbaine et occidentale d'homo aequalis.
38Nous sommes tous attachés à une routine qu'on préfère souvent ne pas sacrifier quitte à perdre quelques avantages. L'intériorisation des habitudes comme des normes et des valeurs est sans doute un des points différenciant l'homo sociologicus de son inaccessible modèle homo economicus. Des recherches comme celles du prix Nobel Herbert Simon ont montré combien même l'homme d'affaires occidental se trouve dans l'impossibilité de maximiser son profit étant donné sa nécessaire méconnaissance de certains facteurs et d'un environnement trop complexe... outre qu'il désire tout comme le paysan indien la sécurité, un statut social et des loisirs5. On ne considère pas suffisamment que l'environnement du paysan semble à celui-ci aussi complexe que le paraît le marché de la confection textile au PDG d'une entreprise de prêt-à-porter. Il convient donc de mesure garder : d'un côté, il ne faut pas exagérer la rationalité paysanne dans le Tiers-Monde (« ce n'est pas parce que l'agriculteur n'est pas un nul complètement obtus [an unresponsive dud] qu'il maximise nécessairement le profit », remarque M. Lipton6), mais de l'autre il ne faut pas surestimer la place de la rationalité dans notre culture, et tenir compte des caractéristiques universelles de la nature humaine. Pensons à des phénomènes français aussi divers que la dictature de la mode, les transhumances estivales menant aux embouteillages routiers du 15 août, ou les luxueuses chaînes hi-fi que s’achètent les chômeurs des banlieues populaires : autant de faits de société qui outrepassent une « rationalité » comprise comme devant aller vers la seule maximisation du profit.
39Vertus d'un certain ethnocentrisme, pourrait-on dire donc, pour aborder « l'exotique ». Sans même aller jusqu'à considérer la Raison comme un simple dogme particulier à l'Occident depuis le XIVème siècle (C. Castoriadis, 1977), sans pousser le relativisme aussi loin que peut le faire un Serge Latouche - car il faudrait alors remettre en cause l'universalité de principes tels que les Droits de l'Homme -, on peut considérer que notre rationalité connaît des limites que lui imposent le cerveau humain aussi bien que la vie en société : c'est pourquoi même des éléments essentiels du monde économique et financier moderne, apparemment fort peu « sociétaux », sont en réalité loin d'être traités avec une rationalité pure ; la monnaie par exemple est un « fait social total » - elle aussi.
40Dans le domaine de l'agriculture indienne, c'est sans doute Kusum Nair qui, dans sa critique d'Asian Drama de G. Myrdal (1969b), s'est livrée avec le plus de talent à la critique de la raison pure, en citant des témoignages de paysans :
« "Ils ne veulent pas travailler", c'est le refrain. L'agriculteur est rempli d'indignation envers les bras qu'il avait engagés. Une excellente récolte risque d'être perdue, "parce que les hommes ne travailleront pas un jour de chaleur, et c'est le jour de la moisson... ils ne viendront pas ce jour-là. Non, ils ne travailleront pas quand il fait trop chaud", répète-t-il » (p. 453).
41Croit-on qu’il s'agisse d'un gros propriétaire indien pestant contre ses ouvriers agricoles ? Point du tout. L'agriculteur est de l'Illinois. Et K. Nair donne ainsi de nombreux exemples qui tous témoignent de la faible maximisation du profit réalisée dans bien des campagnes américaines. Que l'on ne s'étonne donc pas si les paysans indiens ne font pas mieux.
E. LE CHOIX ET LA CONTRAINTE
42Au total, en Inde comme ailleurs l'individu se révèle disposer d'une certaine marge de liberté face aux contraintes de son environnement. Assurément, cette marge varie selon la situation socio-économique de l'exploitant agricole : on a vu dans notre typologie que certaines stratégies et logiques étaient interdites aux exploitations disposant d'un « capital objectif » trop faible. Cependant, même compte tenu de cette importante restriction, l'individu apparaît comme relativement libre. Libre de prendre certains risques ou de les refuser, libre de travailler beaucoup ou de laisser une large place aux loisirs. Il n'y a pas que les paysans africains ou le Patel de Mayagonahalli qui préfèrent maximiser leur revenu par heure de travail : une récente polémique en France a montré que certains chômeurs suivaient la même logique en préférant refuser certaines offres d'emplois pour garder leur indemnité, pourtant d'un montant inférieur à ce qu’ils auraient pu gagner en travaillant - mais la productivité marginale du travail aurait alors été trop faible. Et il ne viendrait à l’idée de personne de penser que ces chômeurs se comportent irrationnellement.
43La question de la rationalité des paysans du Tiers-Monde souffre donc d'un vice de forme dès le départ, car elle est mal posée. Il n'y a pas d'ethnies, de sociétés, de groupes sociaux plus rationnels que d'autres : chaque société a sa rationalité (d'où un certain « déterminisme de civilisation »). Allons plus loin : chaque individu a sa rationalité, car chacun suit sa logique, en fonction de sa finalité, au moyen de sa stratégie. Made Gowda lui-même, en dilapidant ses terres dans la boisson, agit rationnellement puisque sa finalité elle même correspond à un véritable suicide économique. N'est irrationnel que celui qui met en œuvre une stratégie ne menant pas vers la finalité de son exploitation : il en existe assurément sur tous les continents. Mais d'une manière générale, les individus obéissent à ce que J. Elster (1986) nomme la « rationalité formelle », c'est-à-dire l'adaptation des moyens à la fin recherchée (une fin qui n'est pas évaluée : elle peut fort bien être irrationnelle. Au contraire, la « rationalité substantielle » est celle où les mobiles sont eux-mêmes jugés rationnels, où ce n'est plus seulement la relation moyens-fin qui est estimée, mais cette fin elle-même - avec tous les risques de l'ethnocentrisme)7.
44On peut penser que mon modèle, affirmant la multiplicité des logiques paysannes en fonction des contraintes de l'environnement physique et socio-économique, mais aussi du « capital subjectif » de chacun, peut être généralisé et appliqué à d'autres régions de l'Inde ou du Tiers-Monde. Partout l'on pourra bâtir une typologie croisée sur le modèle des figures 31 et 32. Les stratégies seront à coup sûr différentes de celles des paysans du sud du Karnataka ; mais les finalités et les logiques varieront elles beaucoup moins ; et gageons qu'on y retrouvera en tous les cas la même diversité, ainsi que la même place laissée au capital subjectif.
45Retournons au Bihar, dans ce village tribal, Sarwal, qui a été décrit en introduction, et où l'installation d'une pompe solaire rencontre tant de difficultés analysées par le programme ASVIN. Pour expliquer ce résultat, pour comprendre que le bétail ait pu en l'absence de surveillance efficace brouter les récoltes de légumes irrigués, il faut admettre que si beaucoup de paysans ne pouvaient pas garder leurs bêtes car ils y auraient perdu, d'autres ne voulaient pas - parce que cela n'entrait pas dans leur logique. Prenons en compte la diversité des logiques individuelles existant parmi les aborigènes Munda : dans le « capital subjectif » de chacun, il y avait les souvenirs d'une histoire qui se poursuit encore aujourd'hui (celle de l'exploitation des Munda par les populations environnantes), qui ne pouvait donc qu'engendrer méfiance et passivité ; mais il y avait aussi les mentalités individuelles de chacun. Allié au « capital objectif », l'ensemble définissait des logiques tournées pour la plupart vers une relative extensivité, personne n'osant trop investir sur ses terres étant donné le degré d'insécurité politico-économique prévalant au village.
46Certains paysans avaient certes intérêt à la réussite de la pompe ; mais d'autres voyaient leurs logiques gênées par son établissement ; d'autres enfin considéraient l'expérience avec indifférence, leurs logiques n'exigeant pas la prise en compte, favorablement ou négativement, de la pompe solaire. C’est ainsi que les paysans ayant une logique de profit nécessitant une certaine intensivité de l'agriculture virent d'un bon œil l'arrivée de cette irrigation (du moins ceux qui étaient prêts à prendre quelques risques : les autres reculèrent à l'idée de cultiver un lopin qui ne leur appartiendrait pas). Ceux, rares, qui manquaient de main-d’œuvre familiale et qui visaient le revenu par heure de travail se sont quant à eux rarement portés volontaires pour cultiver un lopin irrigué en saison sèche. Quant aux paysans dont la finalité était la recherche du prestige par des voies coutumières, tel le chef du village, ou ceux qui visaient le profit par l'exploitation éhontée d’une paysannerie sans capacité de résistance, ils s'opposèrent plus ou moins frontalement à l’expérience du programme ASVIN.
47L'un des problèmes des projets de développement apparaît alors comme provenant de ce que même les paysans qui seraient enclins par leurs logiques à adopter les innovations proposées ne peuvent pas toujours le faire. C'est là toute la question de l'opposition - pas toujours dialectique hélas - entre l’intérêt individuel et l'intérêt collectif. Il était en effet de l'intérêt de presque tous à Sarwal que le bétail soit surveillé en saison sèche pour qu'il ne broute pas les cultures irriguées ; mais il n'était de l'intérêt de personne en particulier de prendre l'initiative et de limiter la vaine pâture de son propre troupeau. On retrouve là le fameux problème des « paysans parcellaires » de Marx (R. Boudon, 1979, p. 154) : chacun refuse une action collective au sein d'une association les regroupant, car il estime que le bénéfice tiré de sa participation à une action collective serait inférieur à celui qu'il pourrait retirer en laissant aux autres le soin de le défendre. C'est là la structure même du « dilemme des prisonniers » de la théorie des jeux : le manque de confiance que chacun a dans l'autre fait choisir des stratégies qui nuisent finalement à l’intérêt général aussi bien qu'à l'intérêt particulier. Même quand l'individu pris isolément a tout à fait conscience de la meilleure solution, il ne la met pas en œuvre pour autant et se réfugie passivement derrière la collectivité : « la somme de consciences individuelles ne fait pas une conscience collective » (D. Blamont, 1989, p. 216).
48Cela explique que dans le système rural pluvial du Karnataka, bien des innovations culturales soient rendues impossibles compte tenu de l'importance de la faune sauvage à la périphérie des finages : si un paysan isolé tente de semer une nouvelle variété, s'il veut mettre en culture une friche située au milieu d'autres friches, il sera perdant à tous les coups, car la spécificité de son champ vouera celui-ci à la voracité des animaux ; aussi préfère-t-il ne rien faire s'il est seul.
49Cela explique d'autre part la facilité avec laquelle en Inde les équipements d'irrigation individuels prennent souvent le pas sur les équipements collectifs : au Karnataka, le réseau ancien des tanks (réservoirs d'irrigation villageois) est laissé dans un relatif abandon, tandis que fleurissent les puits individuels. Pourtant, il serait de l'intérêt de tous à long terme que les tanks soient mieux entretenus, étant donné leur pouvoir sur l'alimentation de la nappe phréatique (en retenant l'eau, ils accentuent l'infiltration et limitent le ruissellement). Les puits, eux, ont au contraire tendance à faire descendre la nappe dans des proportions de plus en plus inquiétantes au Karnataka (J. Bandyopadhyay, 1987) : il faudrait donc en restreindre leur creusement... mais cela, les intérêts individuels, trop à court terme, n'en veulent pas8.
50Et nulle part on n'a rencontré ces conseils de village traditionnels décrit par R. Wade (1988) pour des villages d'Andhra Pradesh, qui gèrent les communaux et l'irrigation par canal de manière autonome et presque démocratique. Est-ce parce que l'eau à Mottahalli, les terres de pâture à Naragalu, sont suffisamment abondantes pour ne pas nécessiter une structure collective ? Sans doute à mon sens est-ce plutôt que de telles structures sont hélas exceptionnelles. Contre Wade, on préfèrera donc suivre le pessimisme d'un Mancur Olson9 et de ses commentateurs comme S. Popkin (1988) : une certaine coercition semble nécessaire pour qu'il y ait organisation collective.
51A Sarwal, le comportement des paysans fut d’autant plus décevant que d'une part, les agriculteurs dont les logiques pouvaient pourtant bénéficier de la pompe solaire n'ont guère soutenu le projet, sans doute en raison précisément du « dilemme des prisonniers » ; et que d'autre part, ces mêmes agriculteurs ne disposaient peut-être pas de toute façon de la « majorité absolue » dans la population (si une véritable démocratie villageoise avait fonctionné), tant la diversité des logiques était importante.
52Reste que, là recherche au Karnataka l'a montré, les logiques paysannes n'ont rien de rigide. Autour de Mandya, à l'échelle de moins d'une génération, les paysans ont finalement tous adopté la culture de la canne à sucre, alors que les premières années ils s'étaient montrés plus que réticents. Or à Sarwal, la situation qui paraissait bloquée semble évoluer : certains villageois semblent décidés à prendre les choses en main ; 24 paysans se sont portés volontaires pour la campagne 1991-92 ; les cultures maraîchères débordent désormais du périmètre irrigué par la pompe solaire. Et la généralisation à d'autres villages de l'« irrigation solaire » ne peut que contribuer à résoudre le dilemme des prisonniers, en facilitant notamment la garde de tous les troupeaux des environs.
53Diversité des logiques, dans le temps aussi bien que dans l'espace : s'il est devenu presque un cliché de souligner la nécessité du pluriel pour parler des Tiers-Mondes, il convient de remarquer que cette « pluralité des mondes » existe à toutes les échelles, même à celle du système rural, même à celle du village, même à celle de l'individu.
Notes de bas de page
1 In R. Chambers, Rural Development. Putting the Last First, Londres, Longman, 1983. Cité par J.P. Raison (1989), p. 155.
2 T.S. Epstein, 1973, p. 107.
3 Race et histoire, UNESCO, 1952 (réédition Folio-Denoël, 1987, 128 p.).
4 « Ellara mane dose madore, namma nume kavalivalle tutu ». Cité par M.N. Srinivas, 1976, p. 279.
5 H.Simon, Models of Man, Social and Rational, New York. Wiley, 1956. Selon l'American Anthropological Association, en 1993 la moitié des nouveaux titulaires d'un doctorat en anthropologie aux Etats-Unis trouveront leur premier emploi en entreprise (Courrier International, 10.10.1991). Comme quoi les employés d'IBM sont des sujets d'étude aussi riches que les Nambikwara...
6 M.Lipton, « Game Against Nature : Theories of Peasant Decision-Making », in J. Harriss éd. (1982), p. 264.
7 Cf. J.Weber, « Logiques paysannes et rationalité technique : illustrations camerounaises », in ORSTOM (1979), pp. 311-315.
8 Cela comporte à mon sens des implications politiques importantes, puisqu'apparaît alors la nécessité d'un pouvoir (le plus souvent l'Etat en l'occurrence) pour faire valoir l'intérêt collectif à long terme. Sans lui c'est le règne de l'immédiat et du particulier : car la « main invisible » de l’optimiste Adam Smith est le plus souvent trop faible pour permettre à elle seule la prévalence de l'intérêt collectif et du souci du long terme. C'est un pouvoir de cette force qui manquait à Sarwal, dont le chef et le panchayat coutumiers étaient en décrépitude, où l'administration locale, trop corrompue et mal organisée, ne pouvait jouer le rôle de structure d'encadrement efficace.
9 « A moins qu'il y ait coercition ou quelque autre moyen spécifique pour obliger les individus à agir dans l'intérêt commun, des individus rationnels et tournés vers leur propre intérêt n'agiront pas en vue de l'intérêt commun ou de celui de leur groupe » (The Logic of Collective Action, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press. 1971, p. 2). Cité par R. Wade (1988), p. 15.
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