III. Les logiques paysannes entre contraintes et liberté : une typologie
p. 411-441
Texte intégral
A. DIVERSITE DES LOGIQUES PAYSANNES
1Les tableaux des figures 31 et 32 présentent une vue aussi synthétique que possible des diverses stratégies que peut suivre un exploitant. Celles-ci sont fonction d'abord de contraintes, représentées par l'importance plus ou moins grande de « capital objectif » disponible. On sait que le capital objectif inclut dans sa définition d'autres éléments que la seule taille de l'exploitation, ce qui rend impossible la définition de seuils précis de superficie. Pour donner un ordre de grandeur, disons cependant que, des trois « tailles » de capital objectif considérées ici, la première correspond approximativement pour le système rural irrigué aux exploitations sans terres, ou à des superficies cultivées ne dépassant guère 0,5 ha irrigué pour une famille nucléaire. Dans le système pluvial, le seuil avoisine 1 ha1. De même, la colonne « avec capital objectif important » correspond très grossièrement à une superficie supérieure à 2 ha irrigués à Mottahalli, et dans le système pluvial à plus de 2,5 ha (disposant souvent en plus d'un puits et d'une pompe).
2En ordonnée se trouvent les possibilités de choix à la disposition des paysans. Le terme de « choix » accorde peut-être une place trop large au libre-arbitre de l'individu, alors que chacun n'est pas forcément responsable de son propre « capital subjectif », lequel agit lui-même en partie comme une contrainte : gardons-le cependant, pour mieux mettre en valeur la marge de manœuvre dont dispose chaque exploitation par rapport à la contrainte du capital objectif, pour souligner le « jeu » qui existe dans la relation entre la stratégie finalement choisie et la contrainte de départ.
3Cette contrainte est assurément forte : il n'est que de remarquer le nombre de cas « inexistants » dans le tableau pour comprendre l'importance du facteur « capital objectif », et notamment celle de la taille de l'exploitation. Toute logique n'est pas permise aux paysans les plus pauvres. C.C. Deere et A. de Janvry (1979) l'ont souligné : évoquer les « logiques de subsistance » des exploitations pauvres n'est pas un facteur explicatif en soi des stratégies mises en œuvre. Loin d'être des causes premières, ces logiques sont en effet elles-mêmes conséquences des inégalités sociales et de « l'extraction de surplus » : elles sont donc dans une large mesure imposées. Il ressort cependant du tableau une grande diversité, d'autant plus que certaines logiques et stratégies rares n'ont pas été mentionnées, et que chaque case, c’est-à-dire chaque type de stratégie (numéroté de 1 à 20), doit être considérée comme ayant des cloisons peu étanches. En outre, certains éléments des stratégies présentées ici en théorie peuvent n'être pas suivis dans la réalité par l'exploitant : un paysan pourra par exemple fort bien obéir à une stratégie de type 7' sans pour autant forcément cultiver illégalement une terre publique. Du coup, les biographies présentées plus bas, représentant chacune un type, ne correspondent pas toujours exactement à la définition théorique du tableau.
4Enfin, certaines stratégies se confondent : c'est ainsi que pour les exploitations à faible capital objectif, on a dû identifier, dans le cas d'une finalité de sécurité, logique d'autosuffisance et logique de diversification, car pour des exploitations disposant de peu (ou pas) de terre, des activités autres que l'agriculture sont nécessaires à la survie de la maisonnée. De même, les différentiations des finalités suivies ne sont pas toujours aisées : il peut exister certaines combinaisons, comme par exemple l'alliance d'une finalité d'hédonisme avec celle de prestige - ce qui souvent rapidement a pour conséquence le déclin de l'exploitation. Ainsi aussi, viser le prestige politique (types 14 et 15) peut apporter par la suite certaines retombées économiques, qui font apparaître alors la stratégie suivie comme obéissant à une finalité d’enrichissement (types 10 à 13). Le long terme peut donc modifier les logiques paysannes individuelles, qui ne sont rigides que lorsque la faiblesse du capital objectif réduit trop fortement la marge de manœuvre de l'exploitant.
B. QUELQUES TRANCHES DE VIE
5On ne prétendra pas donner ici un exemple d'exploitation pour chaque type défini dans les figures 31 et 32. Je tenterai seulement de donner au moins un exemple de chaque logique, sans évoquer les spécificités propres aux différents types de capital objectif : cela suffira sans doute à prouver la diversité des logiques paysannes, même si certaines ont un caractère bien plus exceptionnel et rare que d'autres.
1. La sécurité pour finalité
a. Autosuffisance et diversification
Type 1 : Jayamma, ou manger plutôt qu'être libre
6Jayamma, une Vokkaliga sans terre de Mottahalli, vit avec son fils de 22 ans et sa bru dans le lotissement de la Pauvreté du village irrigué de Mottahalli. Elle est née en zone sèche, près de Gundlupet, comme son mari : en 1970, ils avaient décidé de quitter un pauvre lopin de terre qu'ils possédaient là-bas, pour venir travailler à Mottahalli où les beaux-parents de sa sœur possédaient 2,4 ha irrigués. Ils vécurent 3 années chez ces derniers, gagnant leur vie comme ouvriers agricoles (sans particulièrement travailler pour eux), jusqu'à ce qu'ils obtiennent un terrain gratuit dans le lotissement où ils purent bâtir une maison à toit de paille. Las ! Son mari a quitté Jayamma pour une autre femme, l'abandonnant avec 500 Rs de dettes (heureusement, le conseil de village l'a déclarée non responsable des dettes de son mari).
7Aujourd'hui, elle n'a d'autres ressources qu'une bufflesse - achetée en 1988 grâce à un « prêt Pujari » (du nom d'un ministre célèbre pour ses prodigalités en période électorale) de 1 700 Rs dont elle a déjà remboursé 250 Rs - quatre poules, et ses bras : son fils est ouvrier permanent chez un riche Vokkaliga, ce qui lui permet de gagner 6 Rs et 2 repas presque tous les jours de la semaine en toute saison. Avantage appréciable, même s'il doit toujours être à pied d'œuvre lorsque son patron le lui demande, pour des journées de travail atteignant souvent 14 heures : mais au moins cela lui assure-t-il presque 3 000 Rs par an.
8Mais a-t-il eu tellement le choix ? Sa mère a dû emprunter auprès du Vokkaliga qui l'emploie désormais 4 000 Rs pour son mariage, et la manière la plus sûre de le rembourser fut de s'engager de manière permanente dans son exploitation, pour avoir les versements déduits de ses gages. Alors que la bru de Jayamma, elle, est journalière libre d'engagement. Certes elle fait tous les travaux, même couper la canne à sucre (tâche la plus dégradante, et signe donc de pauvreté) ; elle n'a pas l'assurance d'être engagée (de février à avril 1989, elle n'a travaillé que 15 jours, « mais c'était les mois de fêtes ») : toujours est-il cependant qu'elle n'a pas d'avance à rembourser. Il suffit en effet qu'en plus des dettes du fils, Jayamma elle-même ait pris une avance de 500 Rs auprès d'un autre grand propriétaire pour qui elle doit travailler à couper de la canne et à faire fonctionner son moulin à jagre : cela lui assure du travail presque tous les jours de juin à novembre. Le reste du temps, elle est libre de travailler pour qui bon lui semble, mais les emplois sont plus rares : « alors elle va faire paître sa bufflesse ».
9Au total, la maisonnée a donc cumulé 6 200 Rs de dettes en trois ans : c'est beaucoup, mais d'une part les intérêts sont nuls (ou presque dans le cas du prêt Pujari, dont il faudra voir si le capital même sera complètement remboursé un jour), et d'autre part le remboursement n'est soumis à aucun terme rigoureux. Enfin, une partie de ces dettes a eu un but productif, l'acquisition de la bufflesse, dont ils vendront sans doute le lait (environ 6 ou 7 Rs par jour) quand celle-ci aura mis bas. Ce n'est donc pas un endettement menaçant pour la maisonnée, au contraire : pour l'instant (peut-être aussi grâce à l'aide des parents qui avaient accueilli Jayamma lors de sa migration), la maisonnée malgré sa grande pauvreté se sent relativement en sécurité, étant donné que toutes ces avances prises fonctionnent comme autant d'assurances qu'en cas de problèmes, une assistance sera portée au titre du clientélisme par les « patrons ». D'ailleurs, à la question « Que feriez-vous si vous gagniez 2 000 Rs à la Karnataka State Lottery ? », le fils de Jayamma répond qu'il achèterait une autre bufflesse, mais qu’il ne tenterait pas de rembourser les avances.
10Jayamma a obtenu un terrain dans le lotissement, et il est donc probable qu'elle ne migrera plus, se fixant définitivement au village : ces avances sur salaire, qui clouent désormais la maisonnée à Mottahalli, ne représentent donc pas une si grande gêne. Pourquoi refuser un crédit gratuit ? Ne pourrait entrer en jeu qu'une question de fierté, fierté blessée par une situation de dépendance où il faut accourir au moindre appel du patron. Mais la fierté, Jayamma n'y attache sans doute plus guère d'importance - immigrée et épouse abandonnée, son statut est déjà bien bas.
Type 1 : Sidde Gowda, ou le cercle vicieux de la pauvreté
11Vokkaliga pauvre du village non irrigué de Naragalu, Sidde Gowda, 35 ans environ, vit avec sa femme et ses deux jeunes enfants sur 0,8 ha seulement. Sa seule richesse est cette terre, trop petite pour le faire vivre, et très peu fertile étant donné sa situation (on ne peut y planter de cocotiers). Mais elle représente aussi une des causes de sa ruine.
12A la naissance de Sidde, les perspectives ne semblaient pourtant pas trop noires. Son père avait acquis à bas prix de l'administration 0,4 ha de terres publiques non irriguées, en plus d’une même surface qui représentait tout ce qui restait du patrimoine ancestral. Cela représentait certes bien peu de choses, d'autant plus que Sidde avait un frère. Mais celui-ci, qui a un certain niveau d'éducation (il a échoué au brevet, alors que Sidde n'a été que 2 ans à l'école primaire), a émigré et se trouve aujourd'hui employé au Karnataka Electricity Board de Shimoga, où il gagne 1000 Rs par mois : s'il ne donne rien de son salaire à Sidde, il n'en a pas moins abandonné tous ses droits sur la terre, et Sidde cultive la part de son frère sans lui donner de grains en contrepartie.
13Sidde pourrait ainsi vivoter, en complétant son revenu par du salariat (agricole ou non) et la possession d'une bufflesse, comme le font bien des villageois disposant du même « capital objectif ». Le problème est que cette terre publique que son père avait acquise s'est trouvée réclamée par un autre paysan. D'où plainte en justice, d'où procès, que Sidde a gagné, mais à quel prix ! Pour payer les frais de procédure, il dut vendre en 1986 ses vaches de labour, et donc donner en métayage ses deux acres, car il n'avait pas les moyens d'engager des salariés agricoles à 25 Rs par jour pour labourer à sa place. Il a dû de plus emprunter 4000 Rs à quatre amis villageois (sans intérêt), et se demande bien aujourd'hui comment rembourser.
14Sa situation correspond bien, à l'échelle de l'exploitation, à ce que R. Nurske décrivait comme « le cercle vicieux de la pauvreté » : des revenus faibles entraînent une faible productivité, et donc des revenus encore inférieurs. Sidde est désormais incapable de retrouver ces moyens de production que représentent des bêtes de trait : il ne peut emprunter à la banque ni bénéficier de l'IRDP, car ses terres, outre qu'elles sont illégalement données en faire-valoir indirect, demeurent encore enregistrées au nom de son père, et les mettre à son nom coûterait plus de 600 Rs. Et il ne peut pas non plus emprunter auprès d'autres paysans, étant donné qu'il n'est pas solvable et ne cultive plus sa terre... justement parce qu'il n'a plus de bétail !
15Les bonnes années, il reçoit de son métayer 2 q d'éleusine, et une dizaine de kilos d'uchellu. C'est loin d'être suffisant pour nourrir la maisonnée, aussi travaille-t-il avec sa femme comme journalier. Après tout, l'affaire pourrait n'être pas si mauvaise, étant donné que les cultures sèches ne sont pas si productives qu'elle puissent faire négliger des « journées » payées parfois 10 Rs, que l'on n'aurait pu effectuer s'il avait fallu cultiver ses propres champs. Malheureusement, les possibilités d'emploi agricole sont fort rares au village : aussi Sidde cherche-t-il toutes les autres opportunités, tel cet engagement de septembre à décembre 1989 sur un chantier de la ville voisine de Nagamangala, où il gagnait 15 Rs par jour 6 jours par semaine à transporter de la terre.
16Une telle possibilité ne se présente cependant pas si souvent. Aussi doit-il en plus partir près de Mandya chaque saison sèche, travailler dans une briqueterie ou à la riziculture, dans un village où il est logé chez des parents par alliance qui lui ont trouvé ce travail. Cela représente quelque chose d'exceptionnel à Naragalu : en effet, alors qu'on se trouve tout proche d'une zone qui se trouve parmi les mieux irriguées du sud de l'Inde, personne à l'exception de Sidde ne part y travailler saisonnièrement. On préfère l'émigration urbaine, parce que les contacts y sont plus anciens.
17La spécificité de Sidde est due au hasard d'alliances matrimoniales, et non à une audace particulière de sa part. Nul danger pour lui à partir travailler dans une région où il est logé chez des parents. On pourrait même au contraire interpréter cette stratégie comme une marque de prudence : Sidde craint sans nul doute le travail urbain à des dizaines de kilomètres de chez soi qui empêche de rentrer lors de la saison des cultures. « Comment donc abandonner ma famille [henti-makkalu, littéralement « femme-enfants »] ? ». Que d'autres au village l'aient bien fait, alors même qu'ils avaient en plus de la terre à cultiver eux-mêmes, ne va pas modifier ses choix : la sécurité d'abord. Cela sans doute parce que Sidde garde au fond de lui-même un sombre souvenir d'adolescence d'une émigration ratée. Vers 1970, lors d'une sécheresse qui tua le bétail de l'exploitation, son père avait émigré avec lui à Bhadravati, où son oncle travaillait. Son père put acquérir un lopin de terre irriguée là-bas, mais l'oncle, qui en outre exploitait largement le travail du jeune Sidde, fit enregistrer la terre à son nom. Querelle, brouille : Sidde revint fou de rage à Naragalu, laissant tout à l'oncle. Et ce n'est que petit à peut, avec l'aide de son père demeuré comme fermier à Bhadravati, qu'il put acquérir ces deux vaches dont il déplore tant la vente aujourd'hui.
18L'avenir est donc sombre : Sidde n'a d'autres ressources actuellement que ses bras ; la génisse, qu'il a reçue pour salaire des soins qu'il procurait aux trois bufflesses d'un parent du village, est bien trop jeune pour donner du lait qu'il pourrait vendre. Travailler comme saisonnier à Mandya, il le fera tant que cela sera possible, jusqu'à ce qu'il puisse peut-être racheter du bétail. Mais il lui faut avant tout rembourser les 4000 Rs du procès, sans parler de quelques petites dettes qui, assure-t-il cependant, ne sont que des broutilles (kai sal, litt, « dette de main »). La logique qui dirige son exploitation est simple : maintenir la subsistance de la maisonnée, essentiellement par le salariat. Son fils fréquente l’école, il est en 5ème ; mais Sidde ne sera-t-il pas tenté, lorsqu'il sera adolescent, de le garder avec lui pour bénéficier d'un troisième salaire de journalier ? Cela sera sans doute nécessaire, car déjà, il faudrait penser à épargner pour pourvoir aux dépenses du mariage du deuxième enfant : une fille...
b. Maximisation du revenu par heure de travail
Type 5' : Patel Kenge Gowda, ou la mort d'un fils
19Le « Patel », âgé d'environ 55 ans, chef coutumier du village non irrigué de Mayagonahalli, n'a malgré tous ses efforts jamais réussi qu'à engendrer trois filles après la naissance de son premier-né. Mais après tout, avoir un seul fils permettait de garder l'exploitation viable pour encore une génération : 1,4 ha est certes une superficie cultivable bien maigre, d'autant plus que cela inclut 0,6 ha de darkhast peu fertile. Mais le Patel possède un puits de 8 m de profondeur construit en 1979 avec son oncle, où l'eau est abondante, et que jusqu’à 1989 il pouvait utiliser pour irriguer 0,5 ha, dont 6 ares de mûrier. En ce temps-là aussi, son frère vivait avec lui en famille indivise, et l'union des deux maisonnées permettait une main-d’œuvre suffisante pour la sériciculture (certes embryonnaire), ainsi que des économies d'échelle, comme l'achat d'une pompe diesel. De plus, sur sa part des terres paternelles, 25 cocotiers produisaient bon an mal an 1000 noix, que l'exploitation avait suffisamment de ressources pour stocker plusieurs mois et vendre sous forme de copra, avec un bénéfice net de 5 à 6 000 Rs par an.
20Tout s'écroula en un an. Le Patel fit d’abord une mauvaise chute d'un cocotier, qui le conduisit à l'hôpital de Bangalore, et en garde aujourd'hui un handicap qui l'empêche de faire certains travaux agricoles. Surtout, son fils est mort des suites d'une maladie des reins, laissant une femme et deux enfants en bas-âge. Aujourd’hui, avec sa vieille mère « qui a cent ans », la veuve et les 2 jeunes enfants du mort, et la fille de sa fille qu’il a adoptée2, le Patel se trouve à la tête d'une maisonnée de 7 personnes dont il est le seul homme. Car pour couronner le tout, son frère, estimant peut-être trop lourde la charge de la famille du Patel, a exigé la division de la maisonnée. Vente de la motopompe, vente même du vieux système d'exhaure par bœufs qui était suffisant pour utiliser le puits, vente de deux zébus, abandon de la sériciculture, impossibilité de posséder du petit bétail qui exige trop de main-d’œuvre : la décadence fut rapide. Sans main-d’œuvre familiale, le Patel ne peut (ne veut ?) plus rien entreprendre. Sur la terre qui jouxte le puits, désormais inutilisé, il cultive éleusine ou riz pluvial, sans aucune irrigation, et avec seulement 3 labours par culture, effectués avec les 2 vaches qui lui restent.
21Le voilà donc non seulement avec des revenus brutalement diminués - même s'il demeure à peu près autosuffisant en éleusine - mais aussi criblé de dettes : en 1988 il avait emprunté 2000 Rs (à 12 %) auprès de villageois pour acheter ses 2 vaches de labour, et un an plus tôt la banque PCARD lui avait prêté 7 000 Rs pour acheter 2 bœufs, vendus depuis, et une charrette (aux roues de bois, et non à pneus). Enfin, en 1985, le Patel avait marié une de ses filles, ce qui lui avait coûté 20 000 Rs, y compris la dot et la fête, une somme dont il lui avait fallu emprunter les trois quarts. Soit 26 000 Rs de dettes en 5 ans, dont certes une fraction a déjà été remboursée, mais qui représente une énorme charge pour le Patel. D'autant plus que jamais sa femme ni sa bru - la femme et la bru d'un chef - ne s'engageront comme salariées agricoles.
22N'existe-t-il cependant pas de solutions ? Le recours à davantage de main-d’œuvre salariée pourrait permettre d'utiliser à nouveau le puits, pourvu que le Patel puisse réunir les fonds nécessaires à l'achat d'une nouvelle pompe. Or cela ne semble pas impossible, d'une part parce que la ressource des cocotiers demeure, et d'autre part parce que son crédit au village, même sérieusement entamé, existe encore, ne serait-ce que par son pouvoir coutumier de chef, qui lui permet de présider les séances du conseil ou les cérémonies d'exorcisme, un grand sabre au côté, échalas désossé qui témoigne tristement de la grandeur et de la décadence de sa famille. Cependant, outre qu'il existe sans doute certaines rancœurs à l'encontre du Patel, que je n'ai pu définir mais qui peuvent détourner la main-d’œuvre potentielle, l'intéressé lui-même se déclare réticent à l'emploi de journaliers autrement que pour l'aider quelques jours dans l'année : « ils travaillent trop mal », affirme-t-il. Cette explication est assurément polysémique : travaillent-ils mal parce qu'ils n’aiment guère le Patel ? Parce qu'il sont mal payés ? C'est sans doute plutôt que reprendre la sériciculture nécessiterait l'emploi de trop de journaliers à la fin du cycle du ver à soie ; sans doute aussi l'expression d'une certaine logique d'autosuffisance, autosuffisance non pas en grains, mais en main-d’œuvre : l'exploitation tente autant que c'est possible de se suffire à elle-même en ce qui concerne la force de travail. Et tant pis si cette maximisation du revenu en fonction du temps de travail familial va à l'encontre d’une forte productivité : au moins, les coûts d'embauche seront réduits au maximum.
23« Et puis, ajoute le Patel, les journaliers, il faut les encadrer si l'on veut qu’ils travaillent. Or, ma maisonnée est trop maigre pour le permettre. Je manque de main-d’œuvre pour encadrer la main-d’œuvre». Son gendre vient certes parfois le seconder lors des labours, mais d’une manière générale l'entraide des autres villageois est très faible (moins parce que le Patel ne serait pas aimé que parce que l'entraide suppose une réciprocité, alors que son statut de chef l'obligeait jadis à ne pas trop travailler sur les exploitations des autres). Il a certes d'autres petits-fils en âge de labourer qui vivent près de Mayagonahalli, mais il ne peut les adopter, car ils obtiendraient du même coup des droits sur la terre, et deviendraient rivaux du petit-fils qui vit déjà chez lui, âgé seulement de 2 ans : cela, la mère de celui-ci ne le permettrait pas, car elle connaît les malheurs du fils de Kausalya3.
24Le Patel, encore sous le choc de la mort de son fils unique, qui signifie sa ruine économique alors qu'il a déjà connu la ruine de son pouvoir politique coutumier, mise donc dans son désarroi sur l'extensif. Il a peur d'engager des journaliers, alors que ce serait le seul moyen de retrouver à long terme la prospérité perdue. Mais il est vrai qu'il manque aussi de numéraire malgré la vente du copra, étant donné que le lait de sa bufflesse est en général consommé par la maisonnée ou les nombreux hôtes de passage qu'il lui faut bien recevoir en raison de son rang. Certaines dépenses de prestige lui coûtent assurément cher : pour la fête de Marlami Poksha, il avait 25 invités à manger des gâteaux chez lui, et le lendemain 20 autres pour le mouton. Et les membres de sa maisonnée ne travailleront jamais comme salariés, en raison du rang qu'il leur faut tenir.
25S'il gagnait 20 000 Rs à la loterie ? Il rembourserait ses dettes tout de suite, et avec le reste il achèterait du grain. Nulle mention dans sa réponse d'un investissement productif : c'est désormais le court terme qui domine la stratégie du Patel. Se libérer de ses dettes, cultiver sans trop de soin, négliger cette eau du puits inutilisé qu'il ne vend même pas faute de pompe : il verra plus tard si les 16 autres cocotiers qu'il a plantés en 1987 rapportent suffisamment pour pouvoir quelque peu intensifier l'agriculture. En attendant, il convient d’engager le moins possible de journaliers - et l'importance croissante des cocotiers y aidera, puisqu'une cocoteraie nécessite moins de main-d’œuvre salariée qu'un champ de céréales.
2. Enrichissement mais sécurité
Maximisation du revenu brut par hectare
Type 7' : Alisandra, ou produire à tout prix
26Alisandra, un Vokkaliga analphabète âgé de 70 ans qui vit à Mayagonahalli, est l'envers exact du Patel, alors qu'il dispose d'un « capital objectif » à peu près semblable à celui du Patel aujourd'hui - notable exception cependant : Alisandra ne possède pas de puits. Il détient 86 ares de terre (avec seulement 6 cocotiers) qui ne peuvent être cultivés par lui-même étant donné son âge, ni même par les autres membres de la maisonnée, puisqu'il vit seul avec sa femme également très âgée. Lui aussi manque donc cruellement de main-d’œuvre, car son fils, scolarisé jusqu'au brevet (S.S.L.C.) qu'il a raté, travaille au Département des Travaux Publics à Bangalore (où il gagne 800 Rs par mois, avec logement gratuit) : sa bru vit quant à elle chez ses parents avec sa fillette, car ceux-ci ont besoin de main-d’œuvre (elle vivait auparavant auprès de son mari à Bangalore).
27Alisandra, au contraire du Patel, n'hésite pas : d'autres que lui au village auraient rappelé leur fils, pour la raison que les terres familiales ne pouvaient demeurer sans quelqu'un pour les exploiter - d’autant plus que son fils n'est pas fonctionnaire titulaire. Mais lui a choisi d'employer des journaliers pour cultiver une terre que pour rien au monde il ne vendrait, et qu'il ne veut pas louer étant donné que cela est interdit par la loi. Cela lui coûte pourtant bien cher, car Alisandra ne possède aucun bétail, et doit donc engager pour les labours des ouvriers qui viennent avec leurs propres bêtes, payés 25 Rs pour environ 5 heures de travail. Rien que les labours lui reviennent à près de 300 Rs par acre : aussi peut-on penser que le profit net qu'il tire de ses 86 ares ne dépasse pas 300 Rs, et se trouve même négatif en cas de mauvaise récolte.
28Sa logique cependant n'est pas de faire du profit, mais de vivre le mieux possible dans la sécurité : ce qui compte, c'est maximiser le revenu brut, la production en grain, et pour cela il n'est pas prêt à sacrifier la culture de ses terres. Il n'hésite même pas à faire effectuer 4 labours pour semer du grain de cheval après du sorgho, alors que bien des paysans du village se contentent de 3, voire 2 labours. L'intensivité en travail de cette agriculture n'est assurément pas rentable, mais se trouve rationnellement justifiée par la logique suivie par Alisandra.
29La pauvreté de l'exploitation est importante, ainsi qu'en témoigne la petitesse de la maison, à murs et toit de pierres, sans électricité, dans le quartier le plus misérable de Mayagonahalli : encore s’agit-il de la maison natale de la femme d'Alisandra, où ils ont dû emménager lorsque la sienne s’est écroulée il y a quelques années... Cependant le système de production fonctionne pour l'instant sans heurts. Le fils envoie tous les mois une centaine de roupies, qui s'ajoutent aux 20 ou 30 Rs par semaine que gagne Alisandra en se proposant comme intermédiaire lors des ventes de bestiaux au marché hebdomadaire de Kaddaballi. Cela suffit pour survivre, acheter 4 q d'éleusine tous les ans (dont on donne une partie à la bru), payer les journaliers, et acheter le son de riz dont est nourrie la bufflesse que possède Alisandra.
30Aucune dette, affirme-t-il fièrement. Il y a quelques années, il avait bien connu de gros problèmes à la suite du mariage de sa fille et de son fils, qui l'avaient obligé à emprunter à la banque 3 000 Rs sous prétexte d'acheter une bufflesse - qu'il avait revendue le lendemain même. Mais cet emprunt a finalement été remboursé à grand peine, et aujourd'hui, Alisandra ne veut pas d’investissement productif. S'il empruntait, « ils viendraient jusque devant chez lui pour recouvrer leur argent », et il en a trop peur. C'est cette crainte de l'emprunt qui explique qu'il ne veuille pas davantage de cocotiers, dont la plantation serait onéreuse. La situation présente lui semble suffisamment assurée pour qu'il ne souhaite pas en bouleverser l'équilibre. Et s'il gagnait 25 000 Rs à la loterie, il n'achèterait pas de bœufs, quand bien même il pourrait ainsi économiser sur le coût du labour (« car qui nourrirait les bêtes et les conduirait boire au tank ? ») : non, s'il gagnait, il se ferait construire une nouvelle maison, sur le terrain qu'il possède à la Porte de Mayagonahalli.
31Bientôt mourra Alisandra, et son fils restera à Bangalore, faisant cultiver sa terre par l'intermédiaire d'ouvriers agricoles. Puis quand celui-ci sera retraité (sans pension, à moins qu'il ait été titularisé entre temps), il reviendra s'établir au village, et suivra sans doute la même logique que celle qu'avait adoptée son père Alisandra.
3. S'enrichir
a. Maximisation du revenu brut par hectare
Type 10 : Deve Gowda, ou le malheur d'être père
32Le Patel n'avait pas assez de fils : Deve, lui, eut trop de filles. Né il y a 70 ans au village irrigué de Mottahalli, membre de la lignée Vokkaliga dominante, il avait pourtant hérité de 1,2 ha dont plus de la moitié était irriguée, ce qui aurait pu tout juste lui permettre de vivre de ses terres après quelques investissements. Mais après avoir obtenu un fils, qui aujourd'hui vit chez Deve avec sa femme et ses deux jeunes enfants, quatre filles lui naquirent. Alors commença la décadence de l'exploitation, symbolisée par le fait que Deve, né au coeur du village, habite aujourd'hui avec les immigrés et les sans-terres, dans le lotissement de la Pauvreté.
33Pour marier sa première fille en 1965 et la seconde trois ans plus tard, il avait déjà dû vendre 0,6 ha. Mais pour les 2 autres filles et le mariage du fils, et pour payer des dettes, il dut vendre 20 ares irrigués, ses deux bœufs, sa charrette, emprunter 8 000 Rs à 2 % par an, et finalement vendre même sa (petite) maison du village 23 000 Rs en 1982. Comme il le dit sans ironie, « le système de la dot a du bon, puisque sans cela mes filles seraient restées célibataires ». Il lui restait en tout et pour tout 0,4 ha non irrigué en 1987, et aucun bétail pour cultiver : il préféra échanger cette terre contre 0,12 ha irrigué auprès d'un autre paysan, qui se trouvait intéressé car elle se trouvait localisée près de son puits. En 25 ans, Deve avait donc vu sa superficie cultivée divisée par 10... (en surface, mais heureusement non en valeur, car ces 12 ares sont bien irrigués).
34Désormais, pour faire vivre la maisonnée, Deve, trop vieux tout comme sa femme pour travailler aux champs, envoie son fils et sa bru faire des « journées » : en mars, ceux-ci partent même avec une équipe de journaliers couper de la canne à quelques dizaines de kilomètres. Et pendant la saison du jagre, ils travaillent pour un propriétaire de moulin, qui leur a accordé une avance de 1000 Rs (le fils est contremaître, ce qui lui permet de gagner parfois 21 Rs par jour au moulin). Autre signe de misère, la famille consomme beaucoup de sorgho, céréale peu coûteuse, et achète 4 fois plus d'éleusine que de riz.
35Deve tente pourtant de tout faire pour sortir de la pauvreté : ce n'est pas parce qu'il n'est pas autosuffisant en grains qu’il ne cultive pas (par l'intermédiaire de journaliers et de leur attelage...) de la canne à sucre sur la moitié de son lopin au moins, estimant que c'est là la culture la plus rentable. Surtout, Deve fait flèche de tout bois pour faire fructifier son maigre patrimoine, dans la mesure de ses moyens, mais avec une frénésie qui frôlerait l'incohérence si la fragilité de ses ressources ne l'expliquait au moins en partie. Alors que bien d'autres microfundiaires se seraient contentés de survivre avec leurs salaires de journaliers, en attendant peut-être de pouvoir quelque peu économiser pour pouvoir acheter une génisse ou un mouton, Deve, lui, n'hésite pas à prendre des risques. En 1988, il achetait une bufflesse 2 000 Rs grâce à un prêt bancaire, mais la revendait 10 mois plus tard (et seulement 1 800 Rs) jugeant que finalement ce micro-élevage laitier n'était pas assez rentable et qu'il valait mieux faire porter l'accent sur la culture de sa terre. Aussi, à ma première visite en mars 1989, pouvait-il me montrer deux jeunes vaches de labour qu’il venait d'acheter 1 800 Rs avec sa seule épargne : elles étaient encore trop jeunes pour travailler, mais il espérait que bientôt elles pourraient lui permettre de se passer de l'engagement de journaliers pour labourer son petit lopin, et surtout qu'il pourrait lui même se faire engager comme ouvrier agricole, payé 25 Rs par jour s'il travaillait avec son propre attelage. A mon deuxième passage en août, déconvenue : il avait dû revendre ses bêtes sous la pression de créanciers, au même prix qu'il les avait achetées. Le voilà désormais sans porte de sortie : il n'a plus d'argent pour racheter un attelage, et ne peut plus refaire une demande de prêt pour obtenir une nouvelle bufflesse, puisqu'il n'a toujours pas remboursé le premier emprunt... et qu'il a vendu l'animal malgré les clauses du prêt l'interdisant. Sa logique - maximiser la production - reste au stade du désir, ne peut être réellement mise en œuvre, et sa finalité - s’enrichir - est loin d'être atteinte. Tant il est vrai qu'il importe de distinguer finalité désirée et résultat réellement atteint : toute stratégie ne réussit pas nécessairement.
36Ne pourrait-il pas cependant obtenir un passe-droit ? Il semble que Deve, peut-être parce qu'il appartient à la puissante lignée Tundageriamma, dispose de quelque entregent dans l'administration : malgré la possession d'une acre, il a ainsi obtenu un terrain gratuit dans le lotissement de la Pauvreté, alors que cela est théoriquement réservé aux sans-terres. En outre, on lui a accordé un prêt de 2 000 Rs avec ce terrain pour pouvoir se bâtir une maison, une somme double de ce qui est attribué habituellement. Cela pourrait du même coup expliquer partiellement la hardiesse de Deve en matière d'emprunts, étant donné le crédit dont il dispose en vertu de sa naissance. Remarquons toutefois que cette stratégie peut très bien aussi être interprétée comme une fuite en avant, un moyen de rembourser ses dettes en en contractant d'autres. Si Deve emprunte à tour de bras, c'est moins parce qu'il a « les yeux plus gros que le ventre » que parce qu'il tente désespérément de garder la tête hors de l'eau.
Type 10' : Tammaiah, ou la volonté de réussir
37Tout comme Deve Gowda, Tammaiah, Kuruba originaire du village non irrigué de Naragalu, a choisi de prendre tous les risques pour tenter de s'enrichir. Il avait hérité de 1,2 ha (dont 0,8 ha de darkhast acheté par son père), et, n'ayant pas confiance dans les possibilités de l'emploi salarié local pour obtenir des revenus d'appoint, il décida dès 1975, à 23 ans, d'émigrer à Bombay où des villageois lui avaient indiqué qu'il pourrait trouver un emploi dans un restaurant. C'était le début d'une vie fort peu sédentaire, puisque après plusieurs années passées à Bombay, où il put gagner jusqu'à 500 Rs par mois comme serveur, il devint gérant d'une boutique de radonnement à Bangalore où il investit 14 000 Rs. La boutique était au nom d'un beau-frère, titulaire du brevet d'études (S.S.L.C.) exigé par l’Etat pour la concession d'une telle boutique - Tammaiah, lui, n'avait été que 4 ans à l'école. Mais ce beau-frère se révéla un escroc, et Tammaiah se trouva forcé de tout lui abandonner, boutique et capital investi. Terrible déception pour lui, alors qu'il rêvait de pouvoir enfin vivre avec sa femme, qu'il avait épousée un an après être parti à Bombay. Il demeura alors 7 mois au village, puis, découragé par les faibles potentialités offertes par l'environnement économique, se décida à repartir pour Bombay : « Investir 14 000 Rs dans la boutique de Bangalore, ce n'était rien pour moi à l'époque, car c'est facile de gagner cela à Bombay [avec des journées de travail de 11 heures...]. Alors qu'à Naragalu, gagner 15 Rs est toute une histoire. » De nouveau à Bombay, il réussit après quelques déboires à monter un petit commerce ambulant de snacks, qui lui rapportait souvent 1000 Rs par mois. Mais le mal du pays aidant, voulant profiter des quelques économies faites, il est rentré au village en 1989.
38Economies ? Sa migration, si l’on n'en estime pas le « coût psychologique », se révèle assez rentable, du moins en comparant avec les possibilités de revenu locales. En 15 ans d'absence (entrecoupés de nombreux mois passés au village), Tammaiah a pu acheter de la terre : 0,7 ha darkhast qui lui sont revenus à 7 000 Rs (pour l'achat et leur aménagement) ; et 6 ares irrigués par le tank de Shivanahalli (achetés 7 000 Rs en 1985), qui permettent une culture de paddy par an. Il a également acheté 30 000 Rs une partie d'une nouvelle maison bâtie par son cousin à la Porte de Mayagonahalli, qu'il veut louer ou éventuellement utiliser pour y débuter un commerce, épicerie ou café. Enfin, il a pu planter 40 cocotiers, qui lui ont coûté plus de 3 000 Rs au total : lorsqu'ils seront productifs, affirme-t-il, il n'aura plus à émigrer.
39A tout cela s'ajoutent d'autres dépenses. En particulier, Tammaiah a un frère, qui vit séparé de lui, mais qui profite de certaines libéralités à la condition de s'occuper d’une partie des terres de Tammaiah quand il n'est pas là (le reste est laissé en jachère). Si l'on en croit Tammaiah, le frère est « nul », « hopeless » (en anglais dans le texte, témoignage de la culture linguistique acquise par Tammaiah lors de ses voyages) : il avait pourtant pris en gage 20 ares irrigués pour que son frère puisse les cultiver, mais celui-ci les a tellement négligés qu'une année ils furent même laissés en jachère (alors que l'année d'après, lors d'une période où les deux frères vécurent en famille indivise, « on obtint 15 q de paddy sur cette parcelle ! »). A chaque fois que Tammaiah revient de voyage (selon celui-ci), une mauvaise surprise l'attend : les tuiles achetées pour réparer la maison ont été vendues par le frère contre de l'alcool, la montre offerte par Tammaiah a été vendue elle aussi, 50 000 Rs de dettes ont été faites lors d'une sombre histoire que Tammaiah rechigne à raconter... Tout cela alors que ses migrations lui ont permis de gagner « 100 000 Rs » en 15 ans ! « Mais je ne veux pas le quitter, c'est mon frère, il me respecte, je suis son soutien ».
40L’esprit d'entreprise de Tammaiah n'est pas niable. Après avoir dû vendre ses 2 bœufs en 1984 car « il n'y avait pas d'argent » (dudd illa, expression souvent entendue dans la bouche des petits paysans), il a obtenu un prêt de 10 000 Rs en 1989 pour un attelage et une charrette, dans l’espoir de trouver à s’engager comme journalier... mais, un peu comme Deve Gowda, il a finalement revendu le tout très vite, pour financer une partie de l'achat des futures boutiques de la Porte. Ces boutiques lui ont coûté 30 000 Rs, alors qu’il les loue pour l'instant 100 Rs par mois : à ce rythme, l'investissement sera amorti après 8 ans et demi4.
41A Bombay, il a également dépensé 600 Rs afin de passer le permis de conduire pour autocar - et l'a obtenu. Mais il lui fallait d'abord trouver une place d'aide-conducteur pour espérer devenir conducteur lui-même, et il avait peu de contacts dans le domaine des transports (au contraire de la filière de la restauration), aussi a-t-il finalement abandonné l'idée.
42Enfin, Tammaiah cultive illégalement 0,8 ha de terres publiques qu'il a lui-même aménagées à grands frais (6 000 Rs) : construction de terrasses, creusement d'une tranchée pour arrêter le ruissellement en provenance de l'inselberg voisin, tout est fait pour obtenir de bons rendements. Il va y planter 50 cocotiers, et rêve même d'un puits à cet endroit... si l'administration lui concède cette terre, ce qui est probable. Au total, il ne vend pas encore de copra, mais y parviendra sans doute bientôt. Pour l'instant, ses terres lui rapportent 7 q d'éleusine, 1 q de paddy, et 2 q de divers autres grains : c'est assez pour être autosuffisant, et sa femme ne travaille plus comme ouvrière agricole depuis quelques années, d'autant que la bufflesse de la famille a mis bas et que son lait peut être vendu.
43Tout dans la stratégie de Tammaiah révèle l'importance du long terme. Jamais satisfait, toujours curieux de nouveautés, tenté par de nouveaux moyens de s'enrichir, il semble paradoxalement craindre l'avenir et sans cesse vouloir expérimenter de nouvelles ressources pour mieux s'en prémunir. Ambitieux ? Sans doute. A Bombay, à Bangalore, il a vu certains paysans devenus riches vivre comme des bourgeois. Il parle désormais l'hindi, le marathi, et l’espace du village lui semble par moments trop étroit pour tous ses rêves, même s'il ne fait aucun doute pour lui qu'il finira bien par s'établir définitivement à Naragalu. Mais il ne s'agit pas que d'ambition. La source principale de son insatisfaction permanente, c’est cette menace à long terme qui vit chez lui, et que pourtant il chérit tendrement : ce sont ses trois filles dont il faudra dans 5 ans, dans 10 ans payer les dots. De quoi ruiner 15 années d'émigration. Aussi pouvait-on comprendre l'angoisse de la maisonnée lorsqu'en 1990 accoucha une quatrième fois sa femme : serait-ce enfin un garçon ? Ce fut une fille. Cinq mois plus tard, Tammaiah repartait à Bombay.
b. Maximisation du profit net
Type 13 : S.Mudde Gowda, ou la diversification
44S.Mudde Gowda, 29 ans, riche propriétaire à Mottahalli de 2,4 ha irrigués et 1,1 ha « sec », n'a pas besoin de prendre autant de risques ni de subir autant de souffrances que Tammaiah pour parvenir à s'enrichir. Il faut dire qu'il dispose d'un « capital objectif » bien supérieur, et que sa logique de maximisation du profit est sans doute inaccessible aux microfundiaires comme Tammaiah ou Deve. Il représente en cela un exemple type de moyen propriétaire de Mottahalli, à ceci près que sa tendance à miser sur la diversification économique n'est guère représentative de la situation générale.
45L’exploitation de Mudde a pourtant des aspects caractéristiques des moyennes et grandes exploitations : une superficie importante en quantité (il a pris en outre en gage depuis 1984 0,4 ha irrigué) comme en qualité (0,8 ha sont si bien alimentés en eau qu’on peut y faire 2 récoltes de paddy par an), et une maisonnée assez nombreuse : en plus de la vieille mère de Mudde et de son épouse, vivent aussi ses deux frères cadets (23 et 21 ans), sa sœur (18 ans) et une nièce adoptée. Comme un des frères prépare le baccalauréat, et que les femmes ont un rang social qui leur interdit de travailler dans les champs, l'exploitation souffre d'un manque de main-d’œuvre, compensé par l'engagement d'un ouvrier permanent qui vit avec eux pour un salaire quotidien de 7 Rs, 2 repas « et 2 Rs de bidi [cigarettes] ! » selon son employeur.
46Pour bétail, 2 vaches de labour et 2 bufflesses, ainsi que 6 chèvres, dont l’entretien est permis par l’emploi du valet de ferme, ainsi que par la place dont la famille dispose. En effet, la maison-étable, à « atrium » central, dépasse les 200 m2 - et pousse le luxe jusqu'à disposer de 3 chambres à coucher closes, à l'occidentale : une innovation qui avec d’autres aménagements a coûté en 1985 65 000 Rs à Mudde Gowda...
47L'exploitation a quelques particularités : on peut d'abord remarquer l'absence de moulin à jagre. Non pas que Mudde cultive peu de canne à sucre : à l'exception d'une acre environ réservée au paddy ou à l'éleusine (dont la production n'est pas vendue), le reste de ses terres irriguées est consacré à la canne, dont la récolte est portée pour moitié à la raffinerie, pour moitié à des moulins du village. Pourquoi donc ne pas avoir investi dans un moulin ? Mudde disposait d’assez d'argent et de crédit pour pouvoir le faire, et la taille de son exploitation aurait rendu l'opération rentable. Mais Mudde et ses frères ont considéré le long terme : d'une part, la multiplication à Mottahalli des moulins rend leur construction de moins en moins rentable. Et surtout, ils sont trois : pour l'instant, seul Mudde est marié. Mais dans 4 ou 5 ans, 3 belles-sœurs auront à cohabiter, et viendront des enfants : la famille indivise pourra-t-elle alors tenir ? Si se produit l'éclatement, comme cela est probable, il faudra aussi diviser les terres (à moins que le frère bachelier ne trouve un emploi urbain et qu'il abandonne ses droits sur la terre) : et chaque frère ne se retrouvera plus propriétaire que de 3 acres, dont 2 irriguées. De quoi vivre à Mottahalli, mais non richement... sans même évoquer les divisions ultérieures entre les fils à naître.
48Aussi, plutôt que d'investir dans un moulin, la maisonnée a préféré diversifier dans des secteurs plus éloignés de l'agriculture. Mudde fut d'abord tailleur et vendeur de vêtements : jusqu'en 1986 il tenait boutique dans une aile de sa maison. Grâce à son capital de départ et son niveau d'éducation (il a obtenu le brevet), le commerce aurait pu être rentable, mais la demande était trop faible, et les ventes à crédit trop nombreuses. Aussi ferma-t-il finalement sa boutique. « Si j'avais eu 50 000 Rs, j'aurais ouvert un semblable commerce à Mandya. Ce n'est qu'en ville que cela peut rapporter ». Mais la famille avait déjà 35 000 Rs de dettes (à 2 % par an seulement) à la suite des aménagements de la maison, et un nouvel emprunt auprès de villageois ne semblait pas facile. De plus, les banques ne prêtent pas pour des investissements urbains aux mêmes conditions que pour la campagne : c'est même leur objectif de limiter l'exode rural en encourageant les investissements au village même. Cela incita Mudde à se tourner vers un autre secteur : comme ses 2 bufflesses (qui, fait notable, sont vaccinées) lui permettaient de vendre 4 1 de lait à la coopérative, il n'y avait pas de raison qu'un élevage laitier sur une plus grande échelle ne se révèle pas rentable. Aussi emprunta-t-il en 1990 60 000 Rs à la banque PCARD (à 7 %) pour bâtir un large bâtiment de briques près de sa maison, où il nourrira 10 vaches croisées « Holstein-Frisonnes » qu'il lui faudra acheter avec sa propre épargne. Le savoir-faire ? Il a bénéficié d'un stage de 10 jours dans une laiterie de Bangalore. En 1991, les vaches n'étaient pas encore achetées, mais nul doute que cet élevage sera lucratif si Mudde sait prendre soin de ces fragiles animaux : il ne compte pas tant sur la demande locale, que sur la vente à plus de 3,50 Rs le litre au réseau collecteur de la Karnataka Milk Federation.
49L'investissement est lourd, mais du coup il en est paradoxalement moins risqué étant donné les conditions d'hygiène et d'alimentation dont les vaches vont bénéficier dans la seule véritable étable du village. De toute façon, l'exploitation a les reins solides : habitué à gérer des fonds importants (tous les ans, Mudde emprunte 10 000 Rs à la PACS pour les coûts de production de la canne à sucre), Mudde a sans doute plus de créances que de dettes, même s'il est discret sur ce chapitre, et l'exploitation avait pu acheter une acre irriguée en 1982 alors qu'à la même époque deux soeurs avaient pourtant été mariées (le mariage de l'une avait coûté 32 000 Rs au total, financé exclusivement par la seule épargne).
50Mudde a donc certes les moyens de sa stratégie. Il n'en reste pas moins remarquable que bien des paysans de Mottahalli, avec le même capital objectif, ne se lancent pas dans une telle diversification, qu'ils jugent trop risquée... alors que, à moins de pouvoir acheter sans cesse de la terre irriguée, la génération de leurs enfants ne disposera plus que d'une exploitation fort réduite. Mudde est entreprenant, car il sait que l'avenir est forcément une impasse si l'on reste dans le domaine de l'agriculture.
4. Le prestige
Type 14' : Siddappa, ou la passion de la politique
51Avouons-le : je n'ai pas rencontré au cours de mes recherches dans le village irrigué de Mottahalli d'exploitations ayant pour seule finalité le prestige (ce qui ne signifie pas qu'il n'en existe pas). On a pu noter chez un grand propriétaire comme Dodda Sanne Gowda (p. 287) des achats peu rentables et forts coûteux comme celui d'un tracteur ou la construction d'une grosse maison « tout-béton » ; on a vu que chez d'autres bâtir un moulin à jagre, inviter 200 personnes au repas non-végétarien de Marikuyyo Abba, ou 2 000 personnes à un mariage, correspondent à des dépenses de prestige. Mais, outre que celles-ci peuvent se révéler parfois économiquement rentables à long terme, en aucun cas la maisonnée ne sacrifiait l'essentiel de ses ressources au prestige, et n'en faisait le but vers lequel tendaient toutes ses stratégies.
52La situation dans le système rural pluvial est tout à fait semblable. Cependant, si Siddappa, un Vokkaliga de Mayagonahalli, ne représente pas véritablement une exception, la productivité de son exploitation souffre visiblement de ses ambitions politiques, car Siddappa limite fortement le temps qu'il passe à cultiver ses terres. L'exemple de son père aujourd'hui décédé est là pour lui montrer l'intérêt d'être proche de l'administration : entrepreneur en travaux publics, celui-ci avait pu acheter 8 ha de terres publiques à bas prix, juste après l'Indépendance. Comme Siddappa a 3 frères, il a hérité de 2 ha à la mort de son père, à quoi il a lui-même ajouté 1,2 ha de darkhast en 1979.
53Il parvient ainsi à récolter, comme par exemple en 1990, 10 q d'éleusine, 6 q de paddy (une de ses terres de vallon a un sol peu épais, et la roche-mère toute proche et peu perméable retient l'humidité), un demi-quintal de ricin et autant de piments, 20 kg de pois (alasande) et 20 kg de haricots. Il possède en outre 20 cocotiers (et en a 100 en pépinière, qu'il compte tous planter sans en vendre), 2 vaches de trait, ainsi qu'une bufflesse et sa génisse dont il vend le lait. Mais en attendant que les cocotiers soient productifs, Siddappa trouve difficile de faire vivre sa femme et ses 3 fils, âgés de 12, 14 et 16 ans, et surtout prévoit que lorsqu'ils seront mariés le niveau de vie de leurs trois ménages sera limité avec un tel patrimoine. Aussi, très tôt, alors que lui même ne travaille pas comme ouvrier agricole, a-t-il envoyé ses fils en émigration puisqu’ils avaient souhaité arrêter l'école. Les deux plus jeunes sont balayeurs dans un café-restaurant de Bangalore, gagnent en plus de la nourriture seulement 200 Rs par mois chacun, et lorsqu’ils rentrent au village deux ou trois fois par an rapportent à Siddappa ce qui leur reste « après les dépenses de cinéma ». Le fils aîné, lui, après être parti à Bombay où le beau-frère de Siddappa, électricien là-bas, devait lui apprendre son métier (ce qui ne se fit pas), fut engagé dans le même café que ses frères.
54Mais il est rentré en 1988, rappelé par son père qui avait besoin de lui pour l'agriculture. D'une part parce que ce fils était désormais assez grand pour labourer et seconder efficacement son père, mais surtout parce que Siddappa avait de grands projets en tête. Ce qui l'intéresse en effet, ce n’est pas l'agriculture - même s'il ne la néglige pas - mais la politique. « Je veux aider les pauvres », répète-t-il à qui veut l’entendre. Déjà, il sert d'intermédiaire auprès de l'administration pour les veuves ou les handicapés qui veulent obtenir une pension (la nécessité d'une photo d'identité représente souvent un gros obstacle pour ces personnes), il rencontre le Village Accountant ou les fonctionnaires du taluk pour intercéder en faveur de villageois trop craintifs ou analphabètes - Siddappa a fréquenté l'école jusqu'en 3ème. Tout cela sans rétribution : on lui paie son billet d'autocar, un repas à Nagamangala, un point c’est tout.
55Son dévouement indéniable va cependant dans le sens de ses ambitions électorales : c'est ainsi qu'il compte se présenter aux prochaines élections du canton (mandal). Son programme sera simple : « distribuer des araires et des semences aux pauvres ». Mais il a besoin de temps et d'argent pour sa campagne, et son exploitation en pâtira sans nul doute : en deçà de 10 000 Rs il ne s'accorde aucune chance, tant coûtent cher l'impression de tracts, l'organisation de banquets, de fêtes au village, la distribution d'alcool à ses militants, toutes choses nécessaires à une campagne électorale.
56Celle-ci a déjà visiblement commencé : on voit Siddappa partout, au marché hebdomadaire de Bindiganavile, à la grande foire annuelle au bétail de Kotte Betta, aussi bien que dans les cafés de la Porte de Mayagonahalli où il n'hésite pas à payer la tournée générale en thés. Il lui faut se montrer, convaincre ses futurs électeurs. Apparemment, il joue aussi la carte religieuse : l'organisateur des fêtes consacrées aux dieux du village, désigné à vie par le panchayat, c'est lui. Lors de la fête de Mayamma début mars, c'est lui qui va d'un temple à l'autre en dansant au bruit des tambours et du shenai, à demi nu, portant le kanna karadi, ce triangle orné de fleurs de cocotiers qui symbolise la présence de la déesse.
57Sera-t-il élu ? Ses responsabilités publiques lui apporteraient alors, outre le prestige, des retombées économiques plus ou moins légales qui rendraient cette stratégie tout à fait rentable. Mais ce serait faire injure à Siddappa de voir derrière ses décisions une envie de pouvoir et de richesse. Ce qui l’anime assurément, c'est le désir de faire le bien. Dans son esprit, aucune finalité économique. Mieux, il est prêt à sacrifier du temps et de l'argent à la cause publique, alors qu'il est possible que s'il n'est pas élu il n'en soit jamais remboursé : il passe de moins en moins de temps sur ses champs, et laisse son fils labourer à sa place, ce fils qu'il a détourné d'un emploi urbain susceptible pourtant d’enrichir l'exploitation (les adolescents engagés dans la restauration commencent toujours comme balayeurs, mais peuvent ensuite devenir serveurs avec un salaire de 500 Rs mensuelles à Bangalore). Le coût d’opportunité du rappel au village de ce fils, et donc de l'engagement politique de Siddappa, est par conséquent important.
58Toutes les logiques paysannes ne sont donc pas strictement « économiques », en ce sens qu'elles ne tendent pas toujours à maximiser un revenu ou un travail. Ici, il s'agit de recherche de prestige à but électoral, et plus fondamentalement de dévouement. Ailleurs, il pourra s'agir seulement de paresse.
5. L'hédonisme
59Type 16' : Gangappa, ou l'oisiveté.
60A Mayagonahalli, Gangappa, 45 ans, est un des premiers paysans qui soit venu vers moi. Souriant, affable, toujours prêt à tirer les amis vers un café dont il est un pilier, Gangappa pourrait servir aux relations publiques du village si besoin était. Mais je crois ne jamais l’avoir vu travailler, même en pleine saison des labours. Théoriquement chef d'exploitation, son statut tend plutôt vers celui d'homme entretenu ; entretenu par le travail de sa femme, de ses 2 filles dont l'aînée a 18 ans, et de son fils, 21 ans, qui sont tous occasionnellement ouvriers agricoles de surcroît (ce que jamais ne fait Gangappa).
61L'exploitation n'est certes pas misérable : avec 1,6 ha non irrigué (dont 30 ares en cocotiers), elle correspond presque à la moyenne de Mayagonahalli : chaque année, il faut acheter seulement 1 q d'éleusine, ce qui n'est pas une charge trop lourde. Dans le coin-étable de la maison à toit de « belles » tuiles industrielles (mais sans électricité), vivent deux boeufs et une bufflesse. En outre, Gangappa possède 0,54 ha irrigué près de la grande ville de Bhadravati, à 180 km de là. Héritage d'une migration : son père, aujourd'hui décédé, était parti vers 1943 travailler comme ouvrier dans l'aciérie publique de Bhadravati : membre du parti du Congrès, emprisonné par les Britanniques, il fut récompensé à l'Indépendance par le don de 2 ha qui se trouvèrent bientôt irrigués par le grand barrage de Lakavalli. Ce père eut trois fils : l'un, resté là-bas, cultive sa part ; l'autre, rentré à Mayagonahalli, a laissé la sienne en métayage au mari de sa sœur, qui habite à Bhadravati ; le troisième est Gangappa, qui a dû mettre en gage sa part de terre pour rembourser les 9 000 Rs de dettes laissées par le mariage de sa première fille.
62Nul doute que Gangappa aurait eu encore plus de mal à payer ce mariage s'il n'avait pas eu un fils aussi travailleur. Tout le village raconte que lorsque celui-ci était en émigration, une partie des terres de Gangappa était laissée en jachère. Et c'est Gangappa lui-même qui avoue les petits méfaits de sa jeunesse : à 10 ans, il était parti rejoindre son père à Bhadravati, et les terres du village (4,8 ha) avaient été données en métayage au frère de sa mère. Lorsqu'il eut 24 ans, son père, jugeant qu'il était plus rentable (et plus convenable socialement) que les champs ancestraux soient cultivés par un agnat, renvoya Gangappa à Mayagonahalli avec sa mère, afin qu'il mette les terres en valeur en engageant éventuellement des ouvriers agricoles pour suppléer au manque de main-d'oeuvre. Mais Gangappa avait d'autres désirs en tête : il « vola » 500 Rs à sa mère et partit en virée à Jog Falls, à 300 km de là, où vivait une sœur. Le père dut venir le chercher lui-même à Jog Falls... « mais ne le battit pas ». De retour à Mayagonahalli, Gangappa ne redevint pas pour autant un agriculteur attentionné : il laissait la moitié des terres paternelles en jachère. Et c'est sans doute pour cette raison que son frère et un neveu rentrèrent à leur tour au village, pour cultiver convenablement des champs que Gangappa laissait trop à l'abandon. Ils formèrent quelque temps une famille indivise, mais très vite survint l'éclatement : nul doute que le peu d'ardeur au travail de Gangappa n'y fut pas étranger.
63Aujourd'hui, les dettes du mariage de la première fille ne sont pas encore remboursées, et le mariage de la seconde est imminent ; Gangappa rêve en outre de creuser un puits sur sa meilleure terre. Mais ce n'est pas pour cela qu'il commencera à travailler comme ouvrier agricole ; il préfère laisser cela aux autres. Non pas que son oisiveté augmente tellement le chapitre des dépenses du budget familial : Gangappa ne se saoûle que rarement (une fois par mois), et se contente d'un ou deux thés par jour. Mais c'est le chapitre des recettes qui en pâtit, puisque les deux bras de Gangappa sont inutiles. Sa paresse n'est certes pas inexplicable par des arguments « objectifs » : il est sûr qu'au fond de lui même gît le regret de la vie urbaine qu'il menait à Bhadravati et à laquelle son père l'a arraché. « Au moins, il y avait l’électricité dans la cité ouvrière de l'aciérie ; même pas ici dans ma maison ». Ayant fréquenté l'école à Bhadravati, Gangappa avait obtenu le brevet, et peut-être aurait-il pu ensuite trouver quelque emploi en ville. Au lieu de cela, il lui faut s'ennuyer à la Porte de Mayagonahalli, regarder avec quelque pincement de cœur les autocars chargés de voyageurs qui s'arrêtent un instant, puis continuent leur chemin vers des destinations pleines de promesses.
64Notons la similitude des rapports entre Gangappa et son fils, et Siddappa et le sien : dans les deux cas le fils supplée au travail déficient de son père. Sans lui, l'exploitation ne pourrait fonctionner ; sans lui, le déclin économique serait rapide. Et c'est justement ce qui arrive à l'exploitation de Made Gowda, qui n'a pas de fils pour le remplacer.
6. Le suicide économique
Type 18' : Made Gowda, ou la logique de l'assommoir
65Ce Vokkaliga de Mottahalli n'a que 22 ans, et pourtant la décadence de son exploitation est déjà plus que commencée. Il ne semblait pourtant pas né sous une mauvaise étoile : son père, de la riche lignée Borappa, possédait 2 ha irrigués, et 0,6 ha secs, ce qui se révélait trop juste pour permettre la survie des 4 fils qu'il engendra, mais qui aurait cependant pu offrir une base de départ satisfaisante. La propriété fut divisée en 1982 entre les fils, après la mort du père. Deux ans plus tard, les 4 fils devaient déjà vendre chacun leur part de terre non irriguée (27 000 Rs au total) en raison, affirme Made, de dettes de jeu et de boisson pour lui, et de dépenses inconsidérées lors de fêtes et de voyages pour ses frères. Et lui-même commençait à vendre par petits bouts sa terre irriguée de 45 ares : aujourd'hui, il se retrouve sans aucune terre cultivable, et les 120 000 Rs du produit des ventes des champs irrigués ont disparu.
66Made n'est pas malade ; il affirme qu'aucune mauvaise récolte ou accident sur l’exploitation n'a motivé la vente de sa terre ; il est marié depuis 1985, et sa femme qui a en 1990 18 ans vient d'accoucher d'un fils. Il ne semble donc pas possible de trouver une explication « objective » à cette rapide décadence, autre que le slogan gouvernemental que connaissent au Karnataka tous ceux qui écoutent la radio : « Henda, sarai, sahavasa / Hendati makkala upavasa » (« Toddy, arrack [alcools], copains : c'est le jeûne pour la femme et les gamins »). Chercher la cause de la dépendance de Made envers l’alcool entraînerait dans des spéculations psycho-sociales qui ne sont pas de notre ressort. Faiblesse psychologique du jeune homme ? Cabale menée par les frères ? (Ce sont eux qui ont racheté les terres irriguées de Made). Notons en tous les cas que l'environnement familial ne semble pas avoir été très stable - même s'il ne faut pas trop croire Made quand il raconte : « Le dieu Brahma a commis l'erreur de me faire naître dans une famille sobre. Mais si moi je suis fou d'alcool, un de mes frères est fou de femmes, et un autre est fou de pèlerinages. Seul le troisième frère est normal. »
67Quoiqu’il en soit, la motivation apparente de la vente du patrimoine foncier, c'est le whisky (« made in India »). Car Made, jusqu'à peu, ne se soûlait pas avec des alcools bon marché, mais avec des boissons réservées d'habitude aux classes moyennes urbaines. (La décadence de son exploitation se manifeste aussi par la qualité déclinante des alcools qu'il consomme). Ses soirées passées à boire lui coûtaient 120 Rs alors, tandis qu'actuellement elles ne dépassent pas 20 Rs à raison de parfois 3 flacons d'arracks consommés à la suite : une somme énorme cependant, à raison d'une beuverie tous les deux ou trois jours. Frénésie de boisson, frénésie de dépenses : quand il a de l'argent, il peut fumer 3 paquets de bidi par jour, jouer des heures au rami et y perdre des dizaines de roupies... Il affirme même que ses 3 repas par jour (ou seulement 2 en cas de problèmes financiers) sont constitués de riz uniquement, et qu'il ne consomme d'éleusine, pourtant deux fois moins chère, qu’une ou deux fois par semaine (ce qui paraît douteux).
68Il n'est sans doute pas nécessaire d'insister longuement sur la vie qu'il impose à sa femme : à 18 ans, la voilà affligée d'un mari ivrogne et d'un fils encore au sein. On peut penser qu'elle ne fut pas trop difficile à convaincre de se faire stériliser (pour 155 Rs). Elle obtient d'ailleurs de son mari de garder pour elle la moitié de ses salaires - c'est en général elle qui est chargée de l'achat des produits alimentaires - et ne donne que le reste à Made.
69C'est en effet le salariat agricole qui constitue désormais la seule source de revenu du couple. Et il est remarquable que Made, très dépensier, semble aussi gros travailleur : il fait tous les travaux, même couper de la canne à sucre, et est employé aussi par le propriétaire d'un moulin à jagre duquel il a obtenu en 1987 une avance de 700 Rs. Il ne peut se payer le luxe de refuser les cadences infernales du moulin (parfois deux jours et une nuit de travail continu sans autres arrêts que quelques pauses), pour un salaire de 12 Rs par tranche de 12 heures. Sa femme est liée aussi à un gros propriétaire pour lequel elle coupe de la canne, avec depuis 1989 une avance de 170 Rs, « pour acheter du grain ». Tous deux ne prévoient pas de rembourser bientôt ces avances, ils en ont trop besoin. Peut-être même devront-ils demander à leur « patron » de leur accorder davantage, étant donné que Made Gowda jouit naturellement de fort peu de crédit au village et qu'il lui est fort difficile d'emprunter. Ce viveur est paradoxalement sans autre dette que les avances déjà citées, car on refuse de lui faire crédit. Quant à aller à la banque et demander un prêt pour acheter par exemple une bufflesse, il n'y pense même pas. « Je ne suis jamais entré dans une banque. Et d'ailleurs, où mettrais-je l'animal ? » Car il a également vendu sa part de la maison paternelle à ses frères (11 500 Rs), ne gardant pour lui qu'une minuscule pièce.
70Deux remarques pour conclure : en premier lieu, il ressort de ces quelques biographies que non seulement les stratégies paysannes, mais aussi les logiques peuvent changer avec le temps : le Patel visait jadis le bénéfice net par hectare, mais depuis la mort de son fils son seul objectif est le meilleur revenu par temps de travail. Il faut donc toujours envisager l'aspect diachronique des exploitations.
71Deuxièmement, les finalités ne sont pas toujours atteintes (ainsi qu'en témoigne le cas de Deve, p. 424) : elles représentent un but qui ne peut être réalisé lorsque la stratégie mise en œuvre se traduit par un échec.
72Enfin, sauf sans doute celle de Made, la plupart des stratégies, voire des logiques, mises en œuvre par les paysans peuvent toujours se justifier apparemment par des causes objectives : compte tenu de la taille de l'exploitation, de la main-d’œuvre, des conditions du marché, etc, le paysan semble avoir toujours fait le bon choix. Et pourtant, il apparaît que certaines exploitations dans une situation comparable font des choix différents, choix qui peuvent pourtant tout aussi bien être justifiés « rationnellement ». Preuve qu'une économie rurale est particulièrement complexe, à l'échelle de l'exploitation comme à l’échelle régionale, le paysan attribue à chacun des éléments de son système de production et des facteurs qui influent sur celui-ci une pondération qui lui est propre : selon ce que j'ai appelé son « capital subjectif », il accorde une importance variable à chacun des facteurs, et c'est ce qui explique les choix différents des exploitants. Que le Patel n'engage pas de journaliers et se cantonne dans l’agriculture extensive en n'utilisant pas son puits s'explique par son manque de main-d’œuvre ; qu'Alisandra, pourtant sans doute plus pauvre, en engage au contraire beaucoup pour cultiver de pauvres terres non irriguées, s'explique par son souci de couvrir au moins une partie de ses besoins alimentaires. Ils sont tous les deux « rationnels ». Mais que chacun ait fait un choix si différent de l'autre s'explique plus difficilement : il faut alors invoquer la détresse psychologique du Patel, qui vient de perdre son fils, lui qui appartient de surcroît à une génération qui a vu disparaître l'essentiel de ses pouvoirs de chef coutumier et trouve sans doute difficile de se resituer dans la hiérarchie sociale villageoise. Tandis qu'Alisandra a une confiance aveugle en son fils et dans les possibilités d'emploi à Bangalore où celui-ci travaille, ce qui l'assure du même coup de pouvoir faire face au coût de l'engagement de journaliers. On le voit, de telles raisons sont subjectives - et je ne prétends pas en les proposant ne pas faire preuve moi-même de subjectivité -, ce qui donne à ces comportements humains un aspect non prévisible, non modélisable, et donc particulièrement gênant pour tous les développeurs.
73Assez typiques sans doute sont les réponses obtenues à un petit sondage pratiqué dans les trois villages. A la question : « La vie au village quand vous étiez enfant était-elle plus ou moins difficile qu'aujourd'hui ? », les réponses (38 au total) ont varié : 65 % des sondés de Mottahalli trouvent la vie d'aujourd'hui plus difficile, tandis qu'à Mayagonahalli et Naragalu le rapport est inverse, avec seulement 42 % des cas (ce qui témoigne du fait que la plupart des habitants de Mottahalli sont nés après la construction du canal, tandis que ceux des villages non irrigués ont été les témoins des progrès plus récents de leur région). Mais aucune corrélation n'a pu être trouvée entre le rang socio-économique de l'exploitation et la réponse donnée : les riches ne regrettent pas le passé davantage, ou moins, que les pauvres. Le facteur essentiel est donc moins le capital objectif que l'impression que le paysan peut retirer du temps qui passe, en fonction de son itinéraire socio-économique propre. Ce n'est donc pas tant la situation présente de l'exploitation qui importe, que l'évolution qu'elle a connue, une évolution qui peut sembler au paysan positive ou négative. Un exploitant sur le déclin - même encore riche - a tendance à regretter le passé, tandis qu'un paysan qui s'est quelque peu enrichi - même encore pauvre - fait le plus souvent montre d'optimisme et croit dans le futur. Si l’on considère que les réponses peuvent suggérer le degré de progressisme de l'exploitant (s'il s'est enrichi, il sera sans doute moins conservateur qu'un paysan qui regrette le temps passé), on peut en déduire alors qu'un facteur expliquant l'adoption d'innovations et le dynamisme de certaines exploitations est moins la taille de celles-ci que leur trajectoire socio-économique telle qu'elle est perçue par l’exploitant lui-même : là encore, la subjectivité d'une telle perception laisse la part belle à la personnalité de chacun, et réduit d'autant la place du « capital objectif ».
Notes de bas de page
1 Ce qui est loin de correspondre au même niveau de vie que dans le système rural irrigué : un capital objectif « faible » à Mottahalli demeure en général supérieur à un capital objectif faible à Naragalu.
2 L'adoption au Karnataka par un oncle ou un cousin qui manque de main-d’œuvre, ou qui veut décharger d'une bouche à nourrir une famille dans le besoin, est extrêmement courante.
3 Le héros Rama, fils de la reine Kausalya, est au début du Ramayana privé du trône dont il devait hériter, car une autre femme de son père parvient à favoriser son propre fils Bharata au détriment de Rama.
4 Pour les 30 000 Rs en effet, Tammaiah a obtenu aussi un terrain qu'il a l'intention de revendre 10 000 Rs. Notons que le vendeur, son cousin, se trouvait alors très endetté : Tammaiah a donc acheté aussi pour le soulager de son fardeau, presque autant que pour investir dans l'immobilier.
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