II. Trajectoires paysannes
p. 387-409
Texte intégral
A. FINALITES, LOGIQUES, STRATEGIES
1. Définitions
1Il importe, avant d'aller plus loin, de préciser des termes que le langage courant a tendance à confondre, et dont une définition stricte permettra de plus facilement préciser les types de choix effectués par les paysans.
2Par « finalité » j'entends le but, l'objectif profond vers lequel tend le fonctionnement de toute l'exploitation. On l'a déjà remarqué, les paysans n'ont pas tous la même finalité : passé le désir commun à tous d'assurer la survie matérielle de leur famille, les finalités, les « projets » varient grandement. Ainsi, s'enrichir est une finalité possible (parfois un rêve) ; acquérir du prestige en est une autre, qui n'est pas nécessairement compatible avec la précédente ; une troisième est représentée par ce qu'on pourrait appeler l’hédonisme, une volonté de plaisir et de bonheur qui peut faire passer au second plan travail ardu et investissements, quitte à se priver des biens non absolument nécessaires. On pourrait continuer la liste ; contentons-nous pour l'instant de remarquer que certaines finalités sont réservées à une classe sociale : c'est ainsi que les trois que l'on vient de citer sont inaccessibles aux paysans les plus pauvres, qui ne peuvent s'offrir le luxe de l'hédonisme, de la recherche de prestige ou de celle de richesse, mais qui pour la plupart n'ont pour toute finalité que la simple survie.
3Ces finalités sont mises en œuvre par ce que je propose d'appeler les « logiques » : il existe ainsi des logiques d'autosuffisance, de maximisation du profit, de maximisation du produit brut, etc. Il importe de distinguer « finalité » et « logique », bien qu'elles expriment toutes deux une idée de but, car elles ne se situent pas au même niveau. C'est ainsi que je parlerai de la sécurité comme d’une « finalité » plutôt que d'une « logique ». Pour obtenir la sécurité matérielle en effet, une exploitation dispose de plusieurs logiques possibles : logique d'autosuffisance par exemple, ou logique de diversification.
4Enfin, c'est en fonction de la finalité et de la logique de son exploitation que le paysan applique une « stratégie » : ainsi, une finalité d'enrichissement pourra être atteinte par l'achat de terres, ou de bétail, ou l'investissement dans un moulin à jagre, voire à long terme l’éducation d'un fils. Au total, la stratégie est le moyen, la logique est le mode, la finalité est le but.
5Quelques exemples : dans le village irrigué de Mottahalli, certains paysans ont pour stratégie de ne cultiver que de la canne à sucre sur l'ensemble de leurs terres. Il peut s'agir d'agriculteurs tentant de maximiser leur revenu net ; mais aussi, plus rarement il est vrai, de microfundiaires ayant « le couteau sous la gorge » en matière d'endettement, et qui, devant rembourser intérêt et capital, tentent de se procurer de l'argent au risque de ne plus s'assurer un minimum de récoltes céréalières vivrières. Les stratégies mises en œuvre sont les mêmes dans les deux cas : on mise sur la canne avant tout. Mais les logiques sont différentes, ainsi que les finalités (enrichissement dans un cas, survie dans l’autre).
6On peut aussi trouver le cas inverse : une même logique, mais des stratégies et des finalités différentes. Ainsi, pour une même logique de maximisation du revenu, deux exploitations de même taille à Mottahalli peuvent avoir l'une une stratégie de développement par la canne à sucre, l'autre une stratégie de diversification par l'élevage laitier... tout en ayant en outre des finalités différentes : pour l'une, l'enrichissement (par capitalisation des revenus et réinvestissement immédiat) ; pour l'autre, prestige (les revenus pourront être ultérieurement dépensés pour un mariage somptueux, l'achat d'un scooter...).
2. Le malheur d'être heureux ?
7L'utilité de telles distinctions n'est pas que formelle : elle permet de ne pas se tromper de cible lorsque l'on veut, selon l'expression consacrée, « faire du développement », qu'il s’agisse d'une ONG ou de l’administration indienne. En effet, il est certes souhaitable d'agir au niveau des stratégies, et de mettre un éventail de choix plus large à la disposition des paysans. Mais il ne sert à rien de proposer des stratégies nouvelles, comme de planter des cocotiers dans le système rural non irrigué, s'il n'existe pas chez les paysans des finalités et des logiques pour adopter de telles, stratégies. Passons sur le fait que si les logiques dominantes sont d'autosuffisance, impliquant la suprématie des cultures vivrières, les cocoteraies auront du mal à s'implanter. Mais c'est surtout au niveau supérieur des finalités que le problème est délicat. Changer de système de culture et de stratégie, apprendre à planter et repiquer les jeunes cocotiers, s'adapter aux marchés de la noix verte comme à ceux du copra : tout cela suppose une dose d'efforts et de prise de risques qui ne pourra être produite que si les paysans ont la volonté d'obtenir un mieux-être, c'est-à-dire en fait s'ils sont insatisfaits de leur niveau de vie actuel - voire s'ils sont ambitieux.
8D'où la question, naïve mais essentielle : sont-ils si malheureux ? Malgré la misère de certains, malgré des symptômes évidents comme la forte consommation d'alcool, on peut penser que la majorité de la population ne l'est pas - ou du moins n’a pas conscience de l'être. C'est là ce qui fournit une bonne part de l'argumentation parfois excessive certes, mais toujours intéressante, de Kusum Nair dans Blossoms in the Dust (1961) : selon elle, l'administration a tort de considérer que l'aspiration à un meilleur niveau de vie est universelle à toutes les populations que l'on veut aider. D'une part, celle-ci varie selon les différentes castes, communautés et classes sociales. Mais surtout, « dans une situation où les désirs sont limités et statiques, si un homme sent que ses besoins sont de seulement deux sacs de paddy par an, il travaillera pour deux sacs et pas plus. S'il regarde les étoiles, c'est seulement pour les vénérer, et non parce qu'il souhaiterait les cueillir » (p. 193). Et de donner l'exemple d'un paysan du Karnataka, Balappa, qui, alors qu'il était engagé comme journalier pour un gros propriétaire, s'est arrêté dès midi de travailler, alors qu'il est sans terre et que les emplois journaliers sont rares : « Je suis fatigué », avait-il dit, lui, jeune et robuste Vokkaliga. On pourrait objecter que la tournée pan-indienne de K. Nair aboutit sans doute à des enquêtes locales trop rapides : Balappa était peut-être malade ; peut-être avait-il promis de rendre une visite, d'aller à un mariage. Ou bien certes, peut-être est-il simplement paresseux : l'important est cependant de distinguer alors si son cas est un cas individuel (des paresseux, il y en a sur tous les continents) ou s'il correspond à un cas général : l'existence de besoins limités pour toute la société dans laquelle vit Balappa (et dans ce cas on rejoint l'audacieuse théorie du « bien limité » de G.M. Foster (1965) cf. p. 15).
9Le fait d'avoir admis que les exploitations agricoles peuvent suivre des objectifs différents les unes des autres permet de sortir de l'ornière de généralisations abusives. En supposant que Ballappa soit réellement un paresseux, on pourrait classer son exploitation parmi celles qui ont pour finalité ce que j’ai appelé l'hédonisme. Mais ce n'est pas pour cela que toutes les exploitations du même village auront cette même finalité. Pour les développeurs éventuels, un tel état d'esprit chez Balappa sera certes malheureux : c'est un malheur pour le « développement » qu'il soit heureux d'agir selon la finalité de son exploitation. Mais rien n’empêchera de tenter une expérience de développement avec d'autres exploitations qui poursuivent des finalités plus facilement intégrables dans des logiques de « rationalisation » économique au sens où on l'entend en Occident.
10D'où l'intérêt de focaliser l'étude d'une exploitation agricole sur la finalité réellement poursuivie au moins autant que sur les facteurs de production à sa disposition. Dans certains modèles de fonctionnement du système de production proposés par des chercheurs, la finalité peut apparaître comme l'élément essentiel du système. Mais souvent, assurément parce qu'elle est difficilement définissable, la position centrale de la finalité ne l'empêche pas d'être caractérisée trop rapidement à partir des seules contraintes auxquelles doit faire face l'exploitation, en laissant trop peu de place à la marge de liberté dont dispose le paysan : ainsi du modèle de fonctionnement proposé par Ph. Jouve (1986), où « les objectifs du chef d'exploitation » (notons que seul le chef d'exploitation est considéré comme un décideur) sont considérés comme « dépendants à la fois : des contraintes et possibilités de l'environnement socio-économique (...) ; des conditions de sol et de climat (...) ; de la nature et de l'importance des moyens de production dont peut disposer l'exploitation ; enfin, des besoins et des perspectives de l'exploitant et de sa famille ».
11Le modèle est finement dessiné ; mais ce qui selon moi peut expliquer parfois en dernier ressort les stratégies paysannes, à savoir les « finalités » des exploitations, ne peut être localisé à l'intérieur de cette liste que dans la rubrique particulièrement floue des « perspectives de l'exploitant et de sa famille » : voilà qui est passer trop rapidement sur un point à mon sens essentiel, puisque c'est justement sur les finalités des exploitations qu'on peut bâtir une typologie à peu près solide.
B. A LA RECHERCHE D'UNE TYPOLOGIE
12Ces finalités, ces logiques, ces stratégies, il convient de les classer, afin de mettre en valeur les choix faits par les paysans et de les replacer dans le contexte des diverses contraintes sous lesquelles les décisions sont prises.
1. Les lacunes des typologies bâties selon la taille des exploitations
13La plupart des typologies des « logiques » paysannes sont fondées d'habitude sur la superficie des exploitations agricoles : pour telle taille, telle logique. Parfois, cela n'est qu'implicite : l’auteur se propose de bâtir une typologie des « choix tactiques » (à court terme) et des « choix stratégiques » (à long terme) et de tenir compte des « objectifs » des exploitants (Ph. Jouve, ibid.). Mais comme on a une vue trop étroite de l'éventail des finalités à la disposition des paysans, vue trop « économiste » et pas assez « humaniste », on arrive rapidement à établir de fait la typologie sur la superficie cultivable à la disposition du paysan.
14Il n'est bien sûr pas question de contester ici le bien-fondé d'un tel critère. La taille de l'exploitation représente assurément un facteur de production essentiel, une contrainte particulièrement forte qui limite les choix possibles pour le paysan, tant en matière de finalités que de logiques ou de stratégies (C.D. Deere et A. de Janvry, 1979). On voudrait seulement montrer ici que bâtir un déterminisme absolu à partir de la superficie cultivée est un leurre ; que deux exploitations de même taille peuvent non seulement mener des stratégies différentes, mais aussi avoir des finalités ou des logiques opposées.
15Le problème pourrait être abordé par une question qui occupe une partie non négligeable de la littérature sur l'économie agricole : savoir si les petites exploitations ont une productivité supérieure à celle des grandes1. Le sujet est délicat, car il dépend pour une bonne partie de l'époque et du lieu où est faite l'étude : ainsi, d'une manière générale pour l'Inde, les Farm Management Surveys des années 1950 ont révélé une corrélation négative entre la taille de l'exploitation et la productivité (K. Bharadwaj, 1974), grâce à la plus forte intensivité en travail de l'agriculture chez les petits paysans, qui pratiquent plus souvent deux cultures par an que les grands propriétaires. En règle générale, on maximise ce qu'on possède le moins : les petits paysans maximisent donc le revenu par hectare, tandis que les gros, qui manquent de main-d’œuvre familiale, maximisent le revenu par temps de travail.
16Ce résultat a pu certes être contesté (J. Harriss, 1982). Surtout, il a dû être nuancé : d'une part, ce n'est pas parce que la productivité est plus forte chez les petits exploitants que la rentabilité de leurs systèmes de production est elle aussi plus forte ; elle est même souvent plus faible, en raison d'une productivité marginale du travail très limitée (G.R. Saini, 1971). D'autre part et surtout, il convient de situer les résultats dans le temps : les années 1950 ont précédé la Révolution Verte, et correspondaient à une agriculture « traditionnelle » où la place des intrants était moindre qu'aujourd'hui, où donc le petit paysan, grâce à une main-d’œuvre familiale souvent nombreuse et une estimation des intrants autoproduits qui se fondait peu sur les cours du marché, pouvait pratiquer une agriculture intensive en travail et atteindre une forte productivité (G.R. Saini, 1979). Avec l’introduction des engrais chimiques, d’une irrigation moderne, de techniques souvent inaccessibles aux petites exploitations, cette supériorité a eu tendance à s’éroder : alors que les rendements par culture étaient déjà souvent inférieurs à ceux des gros paysans, les rendements par hectare, même en cas de deux cultures annuelles, deviennent eux aussi inférieurs (A.K. Ghose, 1979). Les petits exploitants, qui paraissaient si efficaces à T.W. Schultz, sont parfois incapables d’utiliser « rationnellement » leurs ressources (L.N. Dahiya, 1976).
17La question a une importance politique : lorsqu'on admettait que les grandes exploitations étaient en moyenne peu productives, l'idée d'une réforme agraire s’imposait dans un pays où la disette régnait à grande échelle. Or depuis la Révolution Verte, non seulement la production céréalière est excédentaire certaines années (ce qui ne signifie pas que tous aient assez), mais les grandes exploitations sont devenues d'une manière générale plus productives et plus intensives en capital que les petites. Les tenants de la réforme agraire doivent donc quelque peu marquer le pas, sauf si comme B. Dasgupta (1977, p. 374) on invoque à côté du « coût privé » (private cost), qui représente le déficit éventuel d'une exploitation, le « coût social » qui peut être engendré par la disparition de milliers de microfundiaires dont les exploitations étaient certes peu productives, mais intensives en travail : une réforme agraire peut n'être pas positive sur le plan de la productivité agricole, mais se révéler rentable à long terme pour la société.
18Pour aborder dans nos deux systèmes ruraux cette question des différentiations selon la taille, il convient ensuite de distinguer les différences de rendement par hectare (pour une même culture) des différences de rentabilité d'une terre (qui peuvent être dues à des choix de cultures, ou à des débouchés différents).
a. Peu de différences de rendement
19Il semble que, notamment parce que tous les paysans utilisent des engrais chimiques, et que personne à quelques exceptions près ne pratique les itinéraires techniques avec une forte mécanisation, les rendements ne varient guère selon la taille des exploitations, et ce dans aucun de nos systèmes ruraux. Deux exceptions toutefois : les extrémités de l'échelle sociale.
20Ainsi, les microfundiaires, à court d'argent pour acheter des engrais chimiques et manquant de bétail pour obtenir des engrais organiques, ont parfois des rendements inférieurs à la moyenne. Il en va de même avec certains grands propriétaires, comme Sivarame Gowda, ce Vokkaliga de Mayagonahalli dont on a déjà conté l'astuce pour obtenir de l'administration 16 ha de terres darkhast. Etant le seul homme adulte sur son exploitation, il doit laisser la moitié de sa propriété en friches permanentes en raison de son manque de main-d’œuvre. Exemple caricatural d'extensivité (renforcée par la mauvaise qualité de ses terres) ; mais exemple qu'on retrouve aussi dans le système irrigué. Car même les terres irriguées peuvent souffrir d'une certaine extensivité quand les gros propriétaires doivent bâcler des façons agricoles, lorsque la main-d’œuvre manque et qu'engager des journaliers se révèle non seulement coûteux mais aussi aléatoire : « On n'est jamais sûr qu'ils viennent, se plaint-on. Et ils travaillent parfois si mal ! » Tandis qu'à l'inverse, certains microfundiaires qui ont la chance de posséder leur propre attelage et qui ne peuvent trouver des « journées » à faire chez d'autres paysans, pratiquent 5 voire 6 labours sur leur unique petit lopin, et répandent des quantités d'engrais chimiques supérieures à la moyenne, parfois même en quantité excessive.
21Au total, on n'en est certes pas à la situation de ces contrastes du Bihar décrits par K. Nair (1979), où, tandis que les petits paysans ont faim de terres, de grands propriétaires cultivent extensivement jusqu'à leurs meilleurs champs, en utilisant tous les procédés modernes (il leur arrive de posséder 6 tracteurs) mais « avec licence poétique et inefficacité » (p. 22). On peut quand même suivre K. Nair en proposant que, alors que la taxe foncière n'a pas été véritablement réévaluée depuis des décennies, alors que l'Inde ignore l’impôt sur le revenu agricole, on se décide à infliger des amendes à ceux qui cultivent trop extensivement, et qu'on pense à instaurer un impôt non pas sur le revenu, mais sur la capacité productive du sol.
b. Les différences de rentabilité
22Il reste que les plus grandes inégalités ne résident pas dans ces rendements différents, mais en ce qui concerne la rentabilité de la terre. C'est ainsi que, notamment dans le système rural pluvial, la propriété de puits et de pompe nécessite une surface minimale en deçà de laquelle l'irrigation n'est pas rentable (et les prêts bancaires ne sont pas accordés), ce qui du coup interdit certaines activités rémunératrices aux microfundiaires : légumes, sériciculture...
23Cependant, gros et petits paysans ont tous des cocotiers dans le système rural pluvial : les inégalités ne tiennent pas aux types de culture à la disposition des agriculteurs. De même, en zone irriguée les gros propriétaires continuent à cultiver éleusine et légumineuses pour leur propre consommation sur des terres qui pourraient accueillir de la canne à sucre. Or, comme en sens inverse l'ensemble de la population a été converti à cette culture commerciale qu'est la canne, même les microfundiaires en cultivent, quitte à quelque peu manquer de céréales et à devoir en acheter sur le marché : chez la plupart des paysans donc, quelque soit la taille de l'exploitation, il y a « panachage » des cultures. On trouve de l'éleusine chez le grand propriétaire tout comme de la canne chez le petit exploitant.
24Les inégalités les plus remarquables résident plutôt dans l'accès, plus ou moins aisé, à certains débouchés ou à certaines activités. Cela pour deux raisons : d'abord parce que la technologie agricole n'est pas indifférente à l'échelle de l'exploitation (scale neutral) : ainsi des pompes à irrigation, ou d'un moulin à jagre. Mais aussi parce que le risque représenté par certaines activités est plus facilement supportable par un gros paysan que par un petit, qui ne peut accepter qu'un faible degré d'incertitude. Du coup, ce n'est pas tant le rendement de la production par hectare qui est différent, que le taux de valeur ajoutée et le revenu net global de la terre.
25Des exemples ont déjà été évoqués : la filière du jagre, par exemple, n'est accessible aux petits producteurs que très indirectement, en vendant leur récolte à des propriétaires de moulins : mais ils ne peuvent que rarement courir le risque de prendre en location un moulin, et jamais d'en construire un. Nous avons vu dans le même ordre d'idées (p. 134) que la sériciculture dans le système pluvial est une activité largement réservée aux plus gros paysans, étant donné la quasi-nécessité de disposer de matériel d'irrigation, puits et pompe.
26La taille de l'exploitation est aussi un facteur d'inégalité dans le système pluvial en ce qui concerne le copra. Les plus pauvres doivent vendre leurs noix de coco vertes, ou à peine plus mûres, étant donné qu'ils ne pouvaient se permettre d'attendre 8 ou 10 mois que les noix desséchées puissent être vendues comme copra (cf. p. 125). Or c'est sous cette forme que les noix sont vraiment rentables... ou l'étaient, jusqu'à cette baisse des cours du copra qui en 1991 durait depuis 1988, et qui a divisé les bénéfices par 2 ou 3. Mais même dans cette conjoncture une catégorie de villageois parvient à tirer son épingle du jeu : ceux qui ont suffisamment de capitaux pour acheter à des producteurs leurs noix de coco, mûres ou non, et les revendre ensuite, après stockage, au marché réglementé du copra.
27Alors que, de l'avis même des paysans, des cours à 2000 Rs le quintal rendent le copra non rentable, ces intermédiaires continuent de vendre quand les cours sont descendus à 1600 Rs, car ils y trouvent encore bénéfice. Simplement parce qu'ils répercutent cette baisse des cours sur le prix Qu'ils offrent à l'achat des noix des producteurs. Tous les jours en effet, les cours du marché de Tiptur sont donnés dans les deux exemplaires du journal kannada qui arrivent à Mayagonahalli : les variations frappent directement ceux qui sont en bas de la filière, c'est-àdire les producteurs qui vendent leurs noix à ces courtiers ou qui les apportent eux-mêmes sous forme de copra à Tiptur ; tandis que les intermédiaires, ceux qui ont les moyens de spéculer, gardent un revenu stable et peuvent ainsi s'enrichir. On a donc là un facteur de différentiation sociale important, les riches pouvant s'enrichir quelle que soit la conjoncture tandis que les pauvres doivent subir les variations des cours du marché.
28Reste que ce capital de départ, bien des paysans le possèdent - ou pourraient le posséder grâce à l'emprunt. Et pourtant ils ne se lancent pas dans de telles spéculations sur le copra, se contentant de vendre leur seule production au marché, sans acheter celle des autres paysans. Différences de caste, différences dans le système de production ? Tout cela peut jouer. Mais il n'est pas sûr que cela suffise à expliquer les différences de stratégies.
2. De la nécessité de croiser avec d'autres facteurs
29Retournons par exemple à Mottahalli : voici une cocoteraie irriguée par un petit chenal cimenté, où Javare Gowda, 45 ans, s'active à mettre de l'engrais chimique au pied de ses jeunes tomates. On est au mois de mars, et la parcelle n'est pas suffisamment bien alimentée en eau pour permettre une autre culture que ces légumes. La partie en tomates n'est visiblement que la moitié d’un champ originel, qui a été divisé lors d'un héritage : de fait, le reste appartient à Sidde Gowda, le frère de Kempe, qui l'a laissé en jachère cette saison sèche. Le choix de Sidde s'explique : à l’ombre des cocotiers, les tomates ne rendent jamais beaucoup. Alors, pourquoi une intensivité de l'agriculture plus grande chez Javare que chez son frère ? Javare aurait-il moins de terres ? Que non pas : ils ont hérité chacun de 0,8 ha, et c'est Javare qui aujourd'hui se trouve posséder plus de terres, car vers 1980 il a acheté (en empruntant les 50 000 Rs du prix de la terre) une acre irriguée2.
30Mais ce n'est pas non plus le manque d'argent qui peut détourner Sidde d'une culture de légumes, étant donné qu'il est somme toute assez aisé, avec ses deux acres irriguées, ses deux bœufs et sa bufflesse. Le coût d'une culture de tomates n'est pas tel que cela puisse l'en dissuader. Il faut donc plutôt envisager la démographie familiale pour expliquer les différences de stratégies : Sidde n’a que 3 enfants, dont l’aîné est âgé de 12 ans seulement. Au contraire, Kempe a 2 filles de 12 et 15 ans, et 5 fils tous célibataires dont le plus jeune a déjà 19 ans : il faut bien faire vivre tout ce monde, aussi Kempe ne peut-il se permettre de laisser une terre en jachère, même si une culture intercalaire sous cocoteraie est rarement très rentable. Tandis que Sidde, lui, est suffisamment occupé en mars avec le sarclage de sa canne à sucre, et ne trouverait que difficilement le temps de récolter ensuite des tomates qu'il faudrait aller vendre à Mandya.
31Cela est évident : l'établissement d'une typologie selon le seul critère de la taille de l'exploitation ne peut donc bien souvent rendre compte de stratégies différentes. Il faudrait dans ce cas au moins croiser avec le facteur que représente la taille de la maisonnée. Que la plus ou moins grande disponibilité de main-d’œuvre familiale engendre une intensivité variable des systèmes de cultures n'est guère surprenant en soi ; mais ce qu'il convient de souligner, c'est que ce ne sont pas seulement les stratégies mises en œuvre qui varient, mais aussi, plus profondément, les logiques et les finalités de l'exploitation : Sidde est intéressé par le revenu net, voire par le profit par heure de travail (et non par hectare). Tandis que son frère doit maximiser le revenu brut, presque à n'importe quel prix, pour pouvoir nourrir et occuper sa nombreuse main-d’œuvre. Ne réagiraient-ils donc pas différemment à un projet de développement ?
32D'autres facteurs doivent ensuite être évoqués dans le cadre d'une typologie relativement fine :
- Toujours dans le cadre de la démographie familiale, il convient de distinguer le nombre des fils de celui des filles. Avoir de nombreuses filles suppose devoir à moyen terme débourser une énorme somme d'argent pour les doter convenablement. La maisonnée doit donc choisir ses stratégies en fonction de cette échéance, avec pour finalité d'engranger le plus de liquidités et de capitaux réalisables possibles.
- Le type de structure familiale joue aussi, selon que la famille est indivise ou nucléaire. Une famille indivise a souvent davantage de moyens et de capitaux pour intensifier ses systèmes de culture, mais aussi pour diversifier ses activités. Cependant, la multiplicité des décideurs potentiels, surtout s'il s'agit d'une « fratrie » non dominée par un patriarche, implique que l'accord ne se fait en général que sur une voie moyenne, donc plutôt conservatrice. Tandis que le chef d'exploitation au sein d'une famille nucléaire aura en général toute latitude pour tenter de réaliser ses choix, même les plus audacieux.
- La caste ou la religion doivent être prises en compte pour expliquer l'attitude de la maisonnée face à l'agriculture, et sa propension éventuelle à diversifier ses activités. Nous avons vu par exemple combien à Mottahalli les Musulmans avaient une tendance à la diversification supérieure à celle des Hindous (p. 283). Le cas spécifique des Harijan face à l'éducation, en raison des facilités en ce domaine accordées par l'Etat, a également été abordé. Cependant, je n'ai jamais remarqué de différences dans les systèmes de culture ou les itinéraires techniques qui puissent s’expliquer par l'appartenance à telle ou telle caste : il n'existe pas dans nos villages cette opposition entre « bons » et « mauvais agriculteurs » telle qu’elle peut exister dans le Nord de l'Inde entre les Jat et les Rajput (K. Nair, 1961).
- L'âge : il est certain qu'en moyenne les vieux sont plus conservateurs que les jeunes, et sont en général moins enclins à accorder une grande place aux cultures commerciales aux dépens des vivrières, autant par prudence que parce qu’ils n'ont pas les mêmes besoins que les jeunes, notamment en matière de services et de biens de consommation urbains, qui tous nécessitent de disposer d'argent.
- Le niveau d’éducation : on a vu combien son rôle était important pour la diversification économique, comment aussi elle se révélait utile dans les rapports entre les paysans et le monde de l'administration, du crédit et du marché.
- Le rang social : il peut s'agir aussi bien du statut socio-religieux de caste que de la place de l'exploitation dans la hiérarchie socio-économique du village. Dans les deux cas, et aussi bien pour ceux qui veulent « tenir leur rang » que pour les maisonnées classées en bas de l'échelle, impératifs et marges de liberté coexistent : des maisonnées se trouvent tout à la fois plus libres pour le choix de certaines activités, mais exclues de certaines autres. Prenons pour exemple une maisonnée riche et puissante : d'un certain point de vue, ses atouts lui permettent à Mottahalli de faire construire un moulin à jagre, d'obtenir aisément du crédit (et bon marché), de pratiquer une agriculture intensive, avec une main-d’œuvre salariée qui peut être exploitée par le système des avances : on pourrait donc penser que globalement elle suit une logique de maximisation du revenu net. Mais la contrepartie existe : les avances sur salaires doivent être payées, et elles correspondent souvent à l'entretien coûteux d'une clientèle ; tenir son rang oblige à des dépenses de prestige, et il n'est pas sûr que la construction du moulin elle-même n'en fasse pas partie ; quant aux interdits sociaux, ils sont nombreux : la femme ne doit pas travailler, pas même dans ses propres champs, ce qui oblige du même coup à dépenser davantage en main-d’œuvre salariée et à limiter la possession de bétail laitier qui aurait pu être nourri par l'épouse. Au total, tous les gros propriétaires sont loin de représenter un groupe d'agriculteurs « capitalistes » et modernes tels qu'ils pourraient apparaître au premier abord.
33Autant d'éléments - âge, caste, rang social... - qui doivent entrer en ligne de compte dans notre typologie. Autant d'éléments cependant qui sont tous de nature « objective », qui pourraient donc faire croire à la possibilité d'une modélisation ou de la construction de quelque système expert, pour rendre compte des logiques paysannes à l'échelle de la maisonnée. En tant que moyens de production, ou que facteurs influençant directement le fonctionnement du système de production, je propose de les regrouper sous le terme générique de « capital objectif ». Envisageons ainsi deux maisonnées, disposant de la même superficie cultivée, de la même quantité de bétail et de main-d’œuvre, dont les chefs d'exploitation sont de la même caste, du même âge et du même niveau d'éducation. Leur « capital objectif » est exactement semblable. Il y aura pourtant fort à parier que ni les stratégies, ni même peut-être les logiques et les finalités des deux exploitations ne seront identiques.
34Etudier et comparer les comportements de chefs d'exploitation qui sont frères les uns des autres permet dans cette optique d'étudier les mécanismes de différentiation opérant à partir de situations apparemment semblables, étant donné qu'en Inde des frères ont tous à l'origine la même part de patrimoine, et disposent donc d'un « capital objectif » comparable. A Mottahalli, Kempe Gowda a 7 fils, dont 5 sont mariés (les 2 autres sont encore adolescents). Les 4 aînés ont fondé leur propre exploitation et ne vivent plus chez leur père : il a donné 0,4 ha à chacun, sous la forme de parcelles jointives, non irriguées à l'origine, mais qui sont alimentées par un puits et une pompe électrique construits par le père. Voici donc 4 jeunes gens ayant reçu le même capital foncier de départ, issus du même milieu social puisque de la même famille (seul diffère parfois leur niveau d'éducation). Une typologie des logiques paysannes en fonction de la taille de l'exploitation devrait les classer dans la même catégorie. Or quelles sont leurs stratégies ?
35Nous avons déjà rencontré l'aîné, Linge, 34 ans ; il prend en location des moulins à jagre et y broie de la canne à sucre qu'il achète à différents paysans : une activité qui peut rapporter 20 000 Rs une année, et faire perdre 10 000 Rs l'année suivante. Bien qu'il ne soit allé que 3 ans à l'école, c'est un entrepreneur qui ne craint pas les risques. Il a acheté une terre publique de 0,8 ha (6000 Rs vers 1980) jointive du puits de son père, qu'il peut donc cultiver en éleusine ou même en canne à sucre, mais aussi pour moitié en cocotiers et en bananiers seulement pour sa consommation (il est l'un des deux ou trois paysans de Mottahalli à avoir une bananeraie). Il possède une vache de race améliorée, dont il vend le lait ; sa femme ne pratique que les désherbages, et sur ses propres champs ; il a un scooter : autant de signes d'aisance. Sa finalité : s'enrichir. Sa logique : maximisation du revenu net.
36Le second fils, Nage, 30 ans, n'a reçu que 20 ares lors du partage du patrimoine, car ceux-ci sont irrigués par le tank, ce qui permet de faire deux cultures de paddy par an si on le souhaite. Il a été davantage scolarisé que son frère (7 ans), mais est un peu moins audacieux : il ne loue aucun moulin, ne possède pas de vache laitière, ne fait que prendre 10 ares voisins de sa terre en fermage. Il est plus qu'autosuffisant en céréales, produit de la canne en général deux ans sur trois : il est tout à fait représentatif du niveau inférieur de la classe moyenne Vokkaliga, étant moins aisé que son frère et ne possédant qu'une bicyclette à la place d'un scooter. Mais sa femme ne travaille aucunement dans les champs, même pour le désherbage. C’est que Nage est aussi courtier pour des rizeries de la région, et que les commissions lui apportent un revenu complémentaire non négligeable et relativement stable. Il voit sans doute moins grand que son frère : sa logique est davantage tournée vers l'autosuffisance que celle de Linge. Du moins sa finalité, la sécurité, est-elle assurée.
37Passons sur le troisième fils, qui vit toujours avec son père bien qu'il soit marié : ses diplômes particulièrement élevés (B.A., équivalent d'un DEUG littéraire) représentent un capital qui le distingue de ses frères - encore que cela ne lui assure pas pour autant un emploi : il a même dû en désespoir de cause travailler comme contrôleur pour une compagnie d'autocars.
38Le quatrième ; Puttaswamy, 23 ans, 2 années d'école, est sans doute le plus audacieux de tous : comme son frère aîné, il achète de la canne à sucre sur pied et loue des moulins à jagre. En 1989, sur les 115 t de canne qu'il a ainsi broyées, il en avait produit seulement 35. Mais il prend encore plus de risques que Linge, étant donné que sa part de terre est enüèrement consacrée à la canne à sucre. Jamais ses 40 ares irrigués ne porteront paddy ou éleusine : « Que voulez-vous, je n'ai qu'une acre ». Une réponse qu'on aurait plutôt attendue d'un paysan refusant de se consacrer à autre chose que des cultures vivrières ! La logique commerciale domine sans partage l'exploitation de Puttaswamy, et ce n'est pas parce qu'il peut compter sur l'aide de ses frères ou père : d'ailleurs, sans doute parce que ne règne pas une très bonne entente entre lui et son père, il achète toujours son grain à d'autres paysans de Mottahalli, vers le mois d'août, quand rentre l'argent de la vente du jagre. A 2,25 Rs le kilo d’éleusine, à 2,70 Rs le kilo de paddy (variété améliorée), les cours ne sont alors pas encore trop chers.
39Son père, qui pourtant fut l'un des premiers à construire un moulin à moteur électrique au village, ne trouve pas cette stratégie raisonnable. Alors même que Puttaswamy possède un attelage, une vache de race locale et une bufflesse, il considère que son fils se trouve dans une mauvaise situation économique, et que sa jeunesse agitée et son goût pour la boisson vont continuer à lui jouer des tours. Visiblement, pour le père, ne jamais cultiver de vivrier est folie. Se saoûler à l'arrack ou ne cultiver que de la canne à sucre relève de la même anormalité.
40C'est pourtant le dernier des 5 fils mariés, Sidde, que ses frères dénigrent le plus. Il est allé trois ans à l'école, mais il demeure analphabète. « Il n'a pas de tête », dit-on. Ses 40 ares, il les cultive banalement selon la rotation traditionnelle, canne/paddy/éleusine. Il n'est pas courtier en paddy. Il ne prend pas de moulin en location. Il se contente de vendre sa canne à sucre, tantôt à la raffinerie, tantôt à un moulin. Prudence et même passivité le caractérisent.
41Tous ces frères ont disposé du même capital foncier de départ. Ils diffèrent certes légèrement par l'âge et le niveau d'éducation, mais pourtant le « capital objectif » de chacun n'est pas suffisamment dissemblable de celui des autres pour expliquer que soient si variées aussi bien leurs logiques et leurs finalités que leurs stratégies.
3. Le « capital subjectif »
42Quel ultime critère de différentiation évoquer alors ? On doit désormais quitter le domaine des facteurs « objectifs », celui du capital foncier, de la main-d’œuvre familiale ou du degré de scolarisation, pour pénétrer celui plus abscons de la personnalité individuelle, des goûts, du caractère de chacun, ses pulsions, ses passions, ses peurs, domaine façonné par l'expérience passée de l'enfance comme de la vie d'adulte : ce que j’appellerai le « capital subjectif ». Un élément qui n'est guère quantifiable, et qui surtout se trouve hors de portée d'une étude effectuée par un géographe doublé d’un étranger ne pratiquant pas la langue des villageois. Aussi cette recherche gardera-t-elle un goût d'inachevé, alors que ce domaine selon moi se trouve pourtant au cœur des logiques paysannes, et que c'est ce « capital subjectif » qui explique en dernier ressort les logiques paysannes.
43Entendons-nous : « en dernier ressort » ne signifie pas « en premier lieu ». Je ne prétends pas que le capital subjectif soit le facteur essentiel qui détermine les finalités des exploitations ; en règle générale, le « capital objectif » est sans doute plus important. Je désire seulement souligner le danger de trop négliger ce facteur, même dans le cadre d'études générales sur l'économie rurale qui croient pouvoir s'en passer en raison de l'échelle envisagée. Or le comportement général d'une population à l'échelle régionale est composé d'une somme de comportements individuels. Même si un projet de développement s'inscrit au-delà du cadre d'un simple village, il convient absolument de prendre en compte le poids du capital subjectif dans la manière dont les paysans réagiront à la nouveauté qu'on veut introduire.
44D'autant plus que ce capital subjectif, s'il dépend du caractère de chacun, est aussi déterminé par l'environnement social : nul besoin d'aller forcément fouiller en deçà du sur-moi freudien pour découvrir une partie des aspirations et du degré de motivation d'une population villageoise. Il suffit de quelques tests psychologiques simples, effectués sous la direction d'un personnel vivant depuis longtemps au village, pour pouvoir caractériser l'esprit d'entreprise et les aspirations d'une population. De cette façon, D. Sinha (1969) a pu montrer qu’il est pour le moins gênant que toute la politique de développement rural des années 1950-60 (Panchayati Raj) ait été théoriquement fondée sur des entreprises lancées collectivement, à partir d'un esprit communautaire supposé, alors que celui-ci n'existait pas dans la réalité : une maisonnée vivant dans des conditions misérables a tendance à se replier sur elle-même et à ne penser qu'à la satisfaction de ses besoins vitaux : « Pour les millions de gens qui doivent vivre sans même deux repas par jour, la seule forme acceptable dans laquelle Dieu puisse apparaître est la nourriture » (Gandhi, cité par D. Sinha, p. 214).
45Une partie du capital subjectif est donc certes déterminée par la classe sociale, ou par l'environnement villageois et régional : que le village soit irrigué et développé, ou qu'il n'ait au contraire qu'une économie misérable, et les motivations des individus seront fort différentes. Il n'empêche que pour le reste, le capital subjectif correspond à des caractéristiques individuelles, que l'on pourrait considérer au moins en partie comme du domaine de l'« inné » si, dans la grande querelle de l'inné et de l’acquis, il ne fallait bien souvent admettre le rôle de l’acquis dans des caractères qui pourtant semblaient innés...
46Mais que la prudence excessive de tel paysan dans ses logiques de production puisse s'expliquer par une petite enfance malheureuse (ou par des drames plus récents tels que le « puits meurtrier » de Gangappa, cf. p. 385) ne nous intéresse ici que peu... On ne prendra en compte que le fait (cette prudence), sans en chercher la cause, et on le considèrera comme un élément de ce capital subjectif, en étudiant comment ce capital à son tour détermine une bonne part des logiques et des stratégies.
4. Les processus de choix
a. Les niveaux de décision
47Avant d'aller plus avant dans notre typologie, il convient, puisque l'on étudie la manière dont le paysan décide des choix à prendre pour la bonne marche de son exploitation, de s'interroger sur le processus de la décision, et d'abord de savoir qui prend les décisions : le chef d'exploitation, le couple, la maisonnée, le village... ? Il est là encore assurément question d'échelle. En effet, on vient de le voir, l'environnement régional exerce une influence sur les choix qui sont faits : c'est ainsi qu'à diplôme égal, les jeunes du système rural pluvial émigrent plus facilement vers la ville que ceux de Mottahalli, lesquels ont été quelque peu transformés en « fils à papa » par l’enrichissement de leur village consécutif à l'irrigation.
48Si l'on descend vers une échelle plus locale, au niveau du village, puis au niveau de la caste ou de la lignée, on atteint des échelles qui déterminent elles aussi une part des décisions prises par les paysans. En cela, on a ici un peu l'équivalent de la situation de l'Afrique sahélienne, où comptent beaucoup dans les prises de décision le niveau du segment lignager, et plus bas celui du « quartier ». Mais la situation africaine est sans doute plus complexe qu'en Inde, étant donné là-bas l'intrication des niveaux de décision : le « quartier », la maisonnée, mais aussi les différents individus composant le ménage, qui tous ont un comportement propre à leur statut. Comme l'a montré G. Ancey (1975), au sein d'une même exploitation africaine, un frère cadet a des objectifs centrés davantage sur les revenus monétaires que l'aîné, qui est chef d'exploitation et a la responsabilité des « champs collectifs », donc davantage tourné vers l'autosubsistance et la réserve, le stockage. L'épouse a comme le cadet des objectifs monétaires, visant à lui assurer une certaine autonomie, mais par ses responsabilités alimentaires elle est obligée de consacrer une partie de ses champs à des productions d'autosubsistance. Au sein d'un même groupe que représente l'exploitation, il existe donc plusieurs finalités et logiques individuelles, qui toutes doivent être conciliables avec la logique générale de l’exploitation sous peine d'éclatement de celle-ci.
49Le Karnataka offre une situation moins complexe, par l'équivalence totale (à l'exception des émigrés) entre les unités de production agricole, de consommation, d’exploitation ou de résidence, ce qui n'est pas le cas en Afrique. Une famille, nucléaire ou indivise, qui forme une maisonnée, est composée de membres qui tous cultivent les mêmes champs et puisent (au moins théoriquement) dans un même revenu pour leurs dépenses. Les différents membres ne jouissent pas d’une part de propriété ou de budget qui leur soit propre. Les frères d'une même maisonnée labourent ensemble la même terre, et l'argent des noix de coco ou de la canne à sucre que l'un d'eux a vendues est considéré comme le revenu de toute la maisonnée- même si le chef de l'exploitation a souvent tendance à en considérer une partie comme devant lui être réservée.
50Surtout, la femme n’a guère d'autonomie. Elle ne dispose pas de ces jardins potagers voisins de la maison qui, en Afrique comme dans l'ancienne France (M. Segalen, 1980), représentent son domaine réservé, qu'elle cultive comme elle l'entend et dont elle garde le revenu. Cause et peut-être conséquence du peu de pouvoir économique de la femme au sein de l'exploitation, il n'existe quasiment pas de potagers au cœur des villages ; et les rares champs de légumes, situés dans la zone cultivée du finage, voient leur revenu toujours récupéré par les hommes. Ce n’est pas que la femme, si c'est elle qui va vendre les produits de l'exploitation sur un marché hebdomadaire, ne parvienne jamais à subtiliser trois sous de la vente, qu'elle amassera et utilisera plus tard pour s'acheter quelque vêtement, des bracelets de plastique, ou pour donner à sa fille mariée lorsque celle-ci viendra lui rendre visite. Mais ces économies n’atteignent jamais semble-t-il l'ampleur de celles réalisées par les femmes d’Uttar Pradesh (V.P. et S. Vatuk, 1979) ; et c'est assez rarement qu'elles parviennent à garder une partie de leur salaire d'ouvrière agricole (cf. p. 438). D’ailleurs l'économie rurale a connu depuis trois ou quatre décennies deux évolutions qui ont limité encore un peu plus la marge d'autonomie laissée aux femmes.
51En premier lieu, la naissance des « marchés réglementés » pour le jagre ou le copra, et des marchés urbains municipaux, à clientèle plus locale, pour les légumes ou la noix de coco fraîche, a restreint le rôle de la femme puisque, pour ces ventes aux enchères où il faut se frotter à des courtiers peu courtois, on pense que les hommes sont plus à leur affaire : qu'un producteur de légumes de Mottahalli augmente ses surfaces grâce à une pompe diesel, et il ira vendre lui-même ses concombres au marché de Mandya, ne se contentant plus d’envoyer seulement sa femme au petit marché hebdomadaire de Kottatti.
52Deuxième évolution défavorable, celle qui concerne les produits laitiers. En 1948, au temps où M.N. Srinivas (1976) fit son enquête dans un village non loin de Mottahalli, la femme gardait pour elle le revenu de la vente du lait, du beurre, du ghee, du petit lait, mais aussi des œufs et des volailles. Ce temps est révolu désormais, et nul doute que n'y sont pas étrangères l’augmentation de la production laitière consécutive à la généralisation des bufflesses puis des vaches croisées, ainsi que la généralisation de la commercialisation facilitée par l'amélioration des transports et la naissance de coopératives laitières au village même : les revenus potentiels sont devenus trop importants pour que les hommes les laissent aux mains des femmes. Preuve de l'importance croissante que l'on donne à cette forme de diversification, l'élevage laitier est passé du statut d'activité annexe et souvent négligeable à celui d'un revenu complémentaire pouvant même parfois égaler le revenu principal.
53Que la femme n'ait pas d’autonomie théorique ne signifie pas qu'elle n'ait aucun pouvoir dans la réalité. Il est évident que selon les personnalités respectives du mari et de la femme, il peut arriver que ce soit l'épouse qui « porte le pagne », et qu'elle gère une partie des dépenses. Mais en ce qui concerne l'agriculture proprement dite, elle n'est le plus souvent qu'une exécutante qui désherbe ou qui moissonne quand il est temps, mais qui ne décide pas des rotations à suivre. Souvent la femme ne sait même pas de quelle superficie sa maisonnée est propriétaire.
54De plus, leur statut demeure inférieur à celui des hommes. On pourrait discuter pour savoir si le fait que les épouses mangent toujours après leur mari, donc souvent froid, et parfois seulement ce qui reste, est une preuve d'infériorité. Ainsi a pu être argué pour l'ancienne France, où l'on trouvait exactement la même coutume, que « là où le folkloriste voit un signe de hiérarchie, il n'y a qu'une impossibilité matérielle à ce que les femmes consomment avec les hommes le repas qu'elles doivent cuisiner et servir » (M. Segalen, 1980, p. 173). Et il est vrai qu’en Inde, tandis que le fait de manger froid ne gênerait pas trop les paysans, devoir se servir soi-même, alors qu'on utilise ses doigts pour manger en ignorant toute cuillère, salirait les ustensiles. Mais ce détail pratique ne semble pas suffisant pour cacher la réalité du statut des femmes. De la puberté au mariage, elles doivent se montrer pudiques et timides ; une fois mariées, elles doivent montrer respect envers leur mari. Sans homme, c'est-à-dire célibataires (ce qui est rare après 25 ans), ou surtout veuves, elles ne sont rien. Les veuves ne peuvent assister au premier rang à des mariages, car elles porteraient malheur au jeune couple ; si elles se retrouvent à vivre seules, humiliées elles doivent avoir des activités humiliantes : mendiantes, ou usurières, ou concubines plus ou moins notoires (ce qui en Inde est presque aussi dégradant que la prostitution).
55Ainsi donc, si la femme jouit souvent de plus de pouvoir dans la réalité que ne le veut l'idéal familial indien, elle ne représente que rarement un niveau de décision pouvant rivaliser d'importance avec celui de son époux. En particulier, la notion de couple, avec cette idée d'égalité ou du moins de complémentarité que le concept véhicule, n'existe guère au village, dans une société où chaque sexe a ses activités propres, ses travaux comme ses loisirs, et ne se retrouve ensemble que la nuit pour procréer le plus rapidement possible dans une intimité fort imparfaite. D'autant plus que l'on est à l'intérieur d'une économie rurale où les activités se pratiquent parfois autant à l'échelon de la lignée, voire du village, que de la maisonnée3.
56Aussi le mari est-il bien toujours le chef d'exploitation, qui doit certes accepter la discussion pour obtenir l'accord de tous, notamment dans une famille indivise, mais qui a presque toujours le dernier mot. Il est davantage qu'un primus inter pares, et s'il faut mettre en lumière un individu dans le processus de prise de décision, ce sera bien lui.
b. Les modes de décision
57Notre décideur identifié, examiner la manière dont il va faire ses choix est extrêmement utile non seulement pour le développeur qui lui proposera une innovation, mais aussi pour le chercheur en proie à un problème de méthode d'enquête. Dans ce dernier cas en effet, des questions du type : « Pourquoi faites-vous ceci et non pas cela ? » aboutissent souvent à des réponses de la part du paysan qui soit n'en sont pas (« Parce que cela a toujours été comme ça »), soit se révèlent insuffisantes pour expliquer les choix (même si le chercheur ne s'en rend souvent compte qu'après quelque temps passé sur le terrain) : il faut alors revenir auprès du paysan, lui reposer la question sous une autre forme, obtenir une autre réponse qui souvent ne se révèlera pas plus satisfaisante que la précédente... Et les causes réelles du choix demeureront toujours indistinctes. (Le fait qu'il faille passer par un interprète, comme ce fut le cas ici, n'arrange rien).
58Aussi une autre méthode de recherche est-elle souvent plus efficace : c'est une « approche statistique »4, accordant une certaine place aux entretiens avec des paysans mais comportant surtout la collecte de faits, le recensement de décisions et de comportements, que le chercheur lui-même va tenter d'ordonner et de relier par des relations de causalité. J'ai marié les deux méthodes, car elles sont complémentaires. Mais utiliser la seconde oblige à accepter le présupposé que les paysans sont parfois incapables, même lorsqu'ils le souhaitent, de donner les vrais raisons de leurs choix. Non pas seulement parce que l'expression d'abstractions peut leur être difficile étant donné leur souvent faible niveau d'éducation ; mais aussi parce que les véritables causes d'un choix sont toujours en partie inconscientes. On l'a remarqué pour les stratégies en matière de démographie familiale : des logiques, pour être « logiques », n'en peuvent pas moins être peu ou pas conscientes. Cela ne rabaisse en rien le degré de rationalité des paysans : c'est simplement admettre que - instinct ? habitude « fonctionnaliste » ? - certains comportements humains sont plus de l'odre de l'intuition ou du réflexe que de celui du choix réfléchi. Comme le remarquait Proust : « Nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable ». La démarche du chercheur ressemble alors un peu à celle du critique littéraire, à qui il arrive d'interpréter les textes au-delà de ce qu'en pensaient leurs auteurs : il ne suffit pas de « lire » les stratégies paysannes, il faut les comprendre, les interpréter - avec tous les risques de la subjectivité.
59Lors d'un choix à faire, l'individu se trouve face à une telle complexité de facteurs et de paramètres qu'il ne pourrait jamais prendre une décision si la situation ne lui apparaissait pas comme simplifiée5. La rationalité humaine est bornée par les limites du cerveau, tandis que l'environnement est composé de relations de causalité en nombre quasiment infini qu'il conviendrait théoriquement d'appréhender toutes pour faire un choix « en toute connaissance de cause ». C'est ainsi par exemple que lorsqu'un paysan du sud du Karnataka choisit une rotation pour une terre non irriguée, il envisage certaines alternatives (éleusine, sorgho, grain de cheval...) qui représentent un modèle simplifié de la situation réelle. L'agronome - ou le géographe - débarquant au village pour proposer une variété à haut rendement aura quant à lui une autre représentation de la situation, incluant dans le meilleur des cas les alternatives qui étaient venues à l'esprit du paysan, mais aussi toutes les autres possibilités qui lui ont été enseignées au cours de sa formation ou qu'il a appris à connaître lors de ses recherches. D'où l'impossibilité d’une compréhension, puisque l'agronome et le paysan n'auront pas la même perception du monde. C’est là un des problèmes du développement : les modèles qu'ont de la réalité les uns et les autres coïncident rarement.
60En outre, si l'agronome ou le géographe peuvent après une étude approfondie des exploitations obtenir une évaluation juste du « capital objectif » de chacune de ces exploitations, c'est-à-dire des moyens de production ainsi que du statut social de la maisonnée, ils ne pourront guère estimer le « capital subjectif » qui pourtant préside aux choix des paysans, à moins de passer plusieurs jours ou semaines à l'intérieur de chaque exploitation. Aussi la typologie qui va suivre n'est-elle qu'une esquisse : tant par modestie scientifique (l'aurais-je voulu complète et précise qu'elle aurait été fausse) que par impossibilité matérielle à l’achever, à « combler les trous » qui manifestaient la présence du facteur humain. On pourrait penser que tout chercheur en sciences sociales devrait faire sienne la formule de Térence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». L'ennui, c'est que presque tout l'est en réalité.
Notes de bas de page
1 Pour une bibliographie en langue anglaise sur cette question, A. Rudra et A. Sen (1980).
2 Sans doute dispose-t-il certes de plus de facilités financières que Sidde, étant donné que son beau-frère n'est autre que le riche propriétaire de la rizerie de Mottahalli, et que son fils travaille comme courtier pour celui-ci.
3 C'est pourquoi, pour la France du XIXe siècle où se retrouvaient des traits semblables. M. Segalen préfère substituer au « couple » la notion de « ménage », davantage valide en raison de sa connotation économique (p. 45). Mais c'est aussi la notion d'« amour » qu'il faudrait discuter, tant il est sûr que l’amour dans les campagnes indiennes est différent de celui de l'Occident contemporain : remarquons d'ailleurs que ce que les sanscritistes traduisent par « amour » n'est en fait que le mot « compassion » en sanscrit (entretien avec F. Grimal. 14.6.1990) : le mari ne peut éprouver que compassion pour l'épousée qui a dû quitter sa famille pour venir vivre avec lui ; de l'amour, c'est là une autre question. Et telle est la vraie difficulté : comment parvenir à comprendre les comportements et les logiques des paysans indiens, quand tout se fait différemment de nos manières et de nos codes occidentaux, dans l'analyse de ce qui devrait être mais aussi de ce qui est. dans l'appréhension de la réalité même ?
4 M. Chibnik, « The Statistical Behavior Approach : The Choice between Wage Labor and Cash Cropping in Rural Belize », in P.F. Barlett (éd.). 1980. pp. 87-114.
5 H. Gladwin et M. Murtaugh, « The Auentive-Prealtentive Distinction in Agricultural Decision Making », in P.F. Barlett. 1980. pp. 115-136.
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