I. L'organisation des exploitations
p. 307-386
Texte intégral
1L'exploitation agricole, dans une économie rurale telle que celle du Karnataka, est tout à la fois :
- une unité de production agricole : celle-ci fonctionne selon les facteurs de production à sa disposition, parmi lesquels la terre et la main-d’œuvre familiale jouent un rôle essentiel ;
- une unité de reproduction de la main-d’œuvre familiale (C. Deere et A.de Janvry, 1979) ;
- et une unité de consommation - l'importance de ce dernier point variant avec le degré d'autosubsistance de l'exploitation (J.C. Scott, 1976). A de rares exceptions près, toutes ces unités sont superposables, composées des mêmes individus : en cela, les exploitations agricoles indiennes sont plus proches de la structure des exploitations européennes que de celles de bien des pays d'Afrique subsaharienne.
A. LES FACTEURS DE PRODUCTION
1. La passion de la terre
2Plus encore que l'eau, c'est la terre qui est aux yeux des paysans l'élément essentiel de leur exploitation. Support nécessaire à la pratique de l'agriculture mais rare dans une région fortement peuplée, capital fixe dont la valeur est énorme (cf. p. 228), la terre a un « prix » en tant que facteur de production. Mais le prix de la terre, c'est aussi cet attachement passionné du paysan à ses champs - attachement si visible dans la plupart des sociétés rurales que c'en est presque devenu un cliché que de le souligner. Un attachement qui en retour accroît d'autant la valeur économique de la terre, puisqu’il en accentue la rareté.
3Les deux perspectives coexistent le plus souvent dans un même individu : on reste attaché à sa terre par amour autant que par intérêt. Mais, souvent mêlées, elles peuvent parfois engendrer des conflits au sein d'une même exploitation, quand deux personnes, d'âge, de niveau d'éducation, ou simplement de goûts différents, ne considèrent pas la terre du même point de vue. L’exemple de Tammaiah, un Kuruba de Naragalu, tend à le prouver : il avait dû partir travailler à Bombay en 1975, ne pouvant vivre sur seulement 1,8 ha non irrigué avec sa femme et son frère cadet, marié depuis lors. Il y travaille toujours aujourd’hui, le plus souvent comme serveur de restaurant, même s'il passe presque chaque année plusieurs mois dans son village. Jusqu'à récemment, il laissait son frère et sa femme cultiver en commun les terres familiales. Mais en mars 1988, alors qu'il était à Bombay, il vit descendre d'un autocar son frère, sans crier gare ! Deux villageois de Naragalu, qui travaillaient déjà à Bombay, avaient promis à celui-ci qu’il pourrait trouver un emploi de balayeur dans le restaurant même où son frère était serveur (ce qui se révéla exact). La colère de Tammaiah fut terrible. « Quoi ! Tu as laissé seuls nos femmes et nos enfants ? Mais ils ne peuvent labourer ; les pluies vont arriver, et tu ne seras pas là pour cultiver nos terres, dans notre propre village natal ! » Le frère avait vaguement confié la propriété (pour moitié composée de darkhasts très peu fertiles) à des parents, mais de son propre aveu, « si ceux-ci avaient laissé la terre en friche, ça n'aurait pas été bien grave. Pour ce qu'elle vaut... » Quinze jours après, il était de retour à Naragalu. Selon lui parce que le travail et la vie dans cette ville étrangère qu’est Bombay lui étaient insupportables, mais en fait surtout pour obéir à son frère aîné.
4Deux conceptions différentes de ce qu’est la terre avaient occasionné la querelle : pour le frère de Tammaiah, la terre est avant tout un patrimoine dont on a hérité, un bien permettant la survie et pouvant éventuellement servir de garantie aux prêteurs, institutionnels ou villageois. En tant que paysan, il doit la conserver, mais elle ne doit pas l'empêcher de partir dans une métropole tenter de gagner davantage d'argent. Le peu qu'elle est capable de donner sera produit en son absence par des métayers ou des ouvriers agricoles.
5Tammaiah, lui, n'a pas une analyse moins rationnelle, mais s'ajoute au raisonnement économique un sentiment lié à un profond enracinement au village : non, la terre n'est pas qu'un patrimoine qu'on peut laisser dormir. Il s'agit d'un capital productif qu'il convient de faire fructifier, où il faut investir tout l'argent qu'on peut gagner par ailleurs. Si on cultive avec soin, si on aménage des rideaux, si on plante des cocotiers, la terre peut devenir productive, même sans irrigation. C’est de toute façon un devoir d'en prendre soin, car nos pères nous l'ont léguée telle qu'ils l'ont façonnée par leur sueur. Et il est déjà suffisamment terrible que l’un de nous deux doive travailler à Bombay pour que l’autre n’abandonne pas lui aussi notre terre, et le village où nous sommes nés, où nous serons sans doute incinérés.
6A vrai dire, c'est sans doute le point de vue de Tammaiah qui est le plus répandu au village. Là, tout le monde connaît le vieux dicton kannada selon lequel hennu, honnu, mannu, « les femmes, l'or et la terre » sont les trois passions qui détruisent l'homme1. Si l’on en a les moyens, on est le plus souvent prêt à acheter toute terre qui se trouve mise en vente.
7Il faut donc posséder déjà comme Sidde Gowda à Mottahalli 4 ha irrigués, 0,4 ha secs, et cultiver en outre 0,8 ha irrigués en métayage, pour estimer que même s'il avait plus d'argent il n'achèterait pas de terre. Sa maisonnée de 12 personnes compte 5 hommes adultes, mais deux font des études, et on a déjà dû engager à demeure deux valets de ferme pour satisfaire les besoins en main-d'oeuvre. Surtout, Sidde a l'équivalent d’un BTS (Bachelor of Engineering) et il préfère investir son argent comme entrepreneur de travaux publics. « La terre coûte trop cher désormais pour être vraiment rentable. Alors que si on place 100 000 Rs à la banque, on obtient 12 000 Rs d'intérêts annuels sans aucun risque. » Par son patrimoine familial, par ses diplômes, Sidde est cependant trop exceptionnel pour qu'il puisse représenter ce que pense la moyenne des villageois.
8D'autant plus qu'on se trouve dans le village irrigué. Dans le système rural pluvial, tout comme les sans-terres du Lotissement de la Pauvreté à Mottahalli, tous les paysans sans exception souhaitent acquérir des terres. On fait la demande d'un darkhast, on cultive sans autorisation une terre publique en espérant qu’elle sera finalement dévolue par l'administration, on se met à cultiver une friche rocailleuse qui n'avait pas été labourée depuis 20 ans « parce que mon père a eu 6 fils, monsieur, et qu'on ne possède que trois-quarts d'hectare ». C'est là tout le problème de la pression démographique croissante. L'ennemi d'une importante propriété foncière, c’est un grand nombre de fils. D'ailleurs, les villageois interrogés ont conscience des inconvénients d'une forte natalité (même s'ils en savent aussi les avantages dans d'autres domaines), et c'est un thème récurrent en Inde que les drames occasionnés par ces partages de terres, cela avant même que l'Etat n'ait lancé ses grandes campagnes antinatalistes.
9En témoigne le vieux film kannada, succès populaire des années 1950 et au-delà, Chandavalli thota (La ferme de Chandavalli)2. Un riche Vokkaliga vit sur sa grande exploitation en famille indivise avec ses deux fils mariés. L'un est le gentil (joué par la star Raj Kumar), l'autre, Rama, est le méchant, qui passe son temps à jouer aux cartes, à boire et à fumer. Sur les conseils d'un perfide pandit, ce dernier exige soudain que la famille se divise, et réclame sa part de la propriété. Preuve que l'idéal, c'est 1. la famille indivise et une grande exploitation, 2. une vie sans alcool ni tabac, sa mère meurt de chagrin. Rama parvient même à obtenir lors de la division une terre que le père avait jadis offerte à un malheureux, mais qui était restée à son nom. Sa perfide femme Lakshmi, stérile et jalouse, empoisonne le jeune fils du gentil frère, qui, dans un accès de colère, se venge en tuant Rama. Lakshmi, en voulant lui échapper, tombe dans un tank et se noie. Le pandit est condamné à la prison à vie, mais le gentil frère aussi : en apprenant la sentence, sa femme meurt sous le choc. Du coup, le père devient fou. Moralité en voix off, avant le générique de fin : « En divisant les familles, on se ruine. Mais en ne divisant pas la terre, la famille devient forte. Et si les familles sont unies, c'est le village qui devient fort. Et si les villages sont unis, c'est le pays qui devient fort ».
10De si édifiants exemples incitent à la réflexion. Est-il sage d'avoir beaucoup de fils qui fourniront une main-d’œuvre abondante, mais qui risquent de faire éclater une famille, et qui de toute façon réduiront l'héritage à une somme de minuscules exploitations ? En réponse, bien des paysans peuvent chantonner (sans vraiment y croire) : « Quand on plante des cocotiers, / on obtient des noix de coco. / Mais quand on élève des enfants, / on n’obtient que pleurs et déceptions »3.
2. Main-d’œuvre et famille
a. Vie et mort des familles indivises
11Cependant, l'ensemble de la main-d’œuvre nécessaire à la marche de l'exploitation se trouve rarement fournie par les seuls membres de la famille, pas assez nombreux. Et surtout, la question du maintien de la famille indivise (joint family) ne se pose pas dans la plupart des cas, simplement parce qu’est rare cette structure familiale4.
12La taille moyenne des maisonnées n'est en effet « que » de 6,2 personnes, dans le village irrigué de Mottahalli comme dans le village sec de Mayagonahalli - elle est encore plus restreinte à Naragalu (5,1), un des facteurs d'explication tenant sans doute de ce que la taille foncière des exploitations y est plus petite. Il est vrai que ces moyennes cachent de fortes différences, entre des ménages réduits à une ou deux personnes (une veuve et son fils ; un ivrogne que sa femme a quitté...), et des familles indivises atteignant jusqu'à 18 personnes à Mottahalli.
13C’est dans le système rural irrigué que celles-ci sont les plus importantes, sans doute parce que la terre a une productivité supérieure qui permet de faire vivre ensemble un grand nombre de personnes. Mais dans nos trois villages on trouve les deux types de famille indivise tels qu'ils ont été définis par H. Le Bras et E. Todd (1981). Le premier type est celui de la « famille-souche » : deux générations vivent ensemble sous l'autorité d'une troisième, celle d'un pater familias (parfois bien décati). Mais souvent la maisonnée se compose seulement de plusieurs frères, de leurs femmes et de leurs enfants : c’est la « famille communautaire », étendue à l'horizontale plus qu'à la verticale, fratrie fragilisée par l'absence d'une autorité supérieure incontestable. Le pouvoir - car il en faut un - peut en ce cas revenir à l'aîné des frères, mais étant donné que celui-ci a souvent moins d'éducation que les autres (cf. p. 299), un cadet peut fort bien diriger la famille pour peu qu'il ait été scolarisé et qu'il ait une forte personnalité. En tous les cas, sauf si aucun autre homme adulte n'est vivant, le pouvoir n'appartiendra jamais aux éventuels cognats (gendre, beau-frère) ayant pu se joindre à la famille (ce qui est rare, étant donné la virilocalité des mariages).
14De telles structures familiales, parfois fort complexes, parviennent à fonctionner pour deux raisons. Premièrement, la morale indienne interdit de laisser seul un parent devenu âgé, et même des membres des classes moyennes ou supérieures urbaines et fortunées se refuseraient à laisser mourir des vieillards dans des maisons de retraite comme en Occident. De même, c'est faire preuve d’un égoïsme détestable et d'un manque de respect filial que de réclamer aussitôt après son mariage une séparation d'avec ses parents. En Inde aussi, les histoires contre les belles-mères foisonnent ; mais celles-ci, même haies, sont presque toujours respectées dans les villages. Cette culture qui ignore la majeure partie de ce que signifie pour nous l'intimité, qui fait qu'une maison à la porte fermée est une maison forcément vide, que des jeunes mariés n'ont souvent droit qu’à un maigre rideau pour abriter leurs premières nuits dans la grande salle commune, est sans doute moins typiquement indienne que simplement rurale, et se retrouve dans la plupart des sociétés paysannes, y compris les sociétés françaises de jadis5.
15La seconde raison, d'ordre économique, n'est pas non plus spécifique à l'Inde : la mise en commun des moyens de production en permet l'utilisation la plus rationnelle possible, rendant rentables des investissements qui n'auraient pu être faits si la famille avait été divisée : un attelage de bœufs à 10 000 Rs, voire un motoculteur, ou à Mottahalli un moulin à jagre dont la capacité aurait été excessive sur une superficie plus petite ; ou encore des bufflesses laitières, dont la garde est difficile si l'on ne possède pas une importante main-d'oeuvre familiale. Il n'est guère étonnant que dans nos trois villages, les deux tracteurs existants appartiennent à des familles indivises. Et tout cela vaut également pour les biens de consommation : radiocassette, parfois même télévision...
16Ces « économies d'échelle » permettent ainsi d’exposer des signes extérieurs de richesse hors de portée de la plupart des familles nucléaires. Cette maisonnée Vokkaliga de Mottahalli, composée de 18 personnes, possède 4,8 ha irrigués. Importante propriété en soi, mais qui n'équivaut qu'à la possession de 0,26 ha par tête, soit 1,3 ha pour une famille de 5 personnes : soit une superficie un peu inférieure à la moyenne du village. Ce qui fait la richesse d’une famille indivise, c'est donc moins la superficie cultivée par personne (pourtant le plus souvent supérieure à la moyenne, bien que cet exemple ne le montre pas) que les autres biens possédés : cette maisonnée possède ainsi un motoculteur, un moulin à jagre, 6 bufflesses (et un scooter). Autant de moyens de production qui lui permettent de jouir d'un important revenu agricole, global mais aussi par tête (quotient de 18 dans l’annexe 1 et fig. 26).
17Si ce n'est pas la propriété foncière en soi qui fait la richesse des familles indivises, il reste qu'en moyenne seules les maisonnées possédant une certaine quantité minimale de terre par tête peuvent demeurer « jointes ». Il n'existe pas de famille indivise sans terre, ni même formée de petits paysans6. Une telle structure est en fait un moyen pour les (relativement) riches d'accroître encore plus leur richesse ; mais il faut un certain patrimoine foncier au départ, qui crée donc un effet de seuil.
18On pourrait donc penser qu'avec la réduction des exploitations consécutive aux partages successoraux, le nombre des familles indivises se réduit de plus en plus. (A.R. Beals7 l'a constaté pour un village proche de Bangalore). Le fait est qu'il y a bien moins de familles indivises que de nucléaires dans les deux systèmes ruraux. Pourtant, il faut bien constater que la taille des maisonnées de nos villages reste supérieure à la moyenne indienne, qui était de 4,9 personnes en 1981. Mieux : T.S. Epstein avait trouvé en 1959 pour le village voisin de Mottahalli une moyenne de seulement 4,0 personnes par maisonnée. A supposer que les deux villages aient subi une évolution semblable (ce qui est probable), cela voudrait dire que la taille des familles a augmenté depuis 1959. Certes, on ne peut en déduire que le nombre des familles indivises a augmenté, ou même qu'il s'est seulement maintenu pendant cette période : cette croissance de la taille des familles est sans doute simplement due à la chute de la mortalité, qui a fait augmenter le nombre des enfants vivants dans des familles qui demeurent pourtant nucléaires. On peut cependant penser que les familles indivises se maintiennent bien mieux que ne pourrait le laisser penser la réduction des superficies cultivées.
19Il faut donc se garder de considérer la famille indivise comme un modèle qui aurait dominé tout le passé de l'Inde, et qui au fil d'une évolution inéluctable conduirait à un avenir réservé aux familles nucléaires8. Cela dit, les facteurs en faveur de celles-ci sont nombreux : outre les divisions successorales des terres, il faut citer des changements d'ordre économique, la diversification et l'emploi non-agricole que peut pratiquer un des membres de la maisonnée, ou l'essor des cultures commerciales, qui introduisent un ou plusieurs revenus monétaires au sein de la famille indivise : ce revenu, il doit rester commun, et pourtant chacun y a droit. D'où des querelles qui peuvent occasionner l'éclatement de la maisonnée9. Deux aspects de la situation sont en effet difficilement conciliables : « comme cultivateurs les membres d'une famille indivise travaillent en tant qu'équipe, mais ils participent à l'économie commerciale en tant qu'individus » (F.G. Bailey, 1958, p. 10).
20La famille déjà citée de Dodda Sanne Gowda offre un bon exemple de ces difficultés : c'est largement grâce au salaire de professeur de collège de Dodda Sanne (3000 Rs/mois) que la propriété cultivée atteint 6 ha irrigués : les trois-quarts de la superficie ont été achetés depuis que celui-ci a obtenu ce poste en 1968. C'est pourquoi, bien qu'il ne soit pas l'aîné, Dodda Sanne dirige la maisonnée composée de son ménage et de ceux de ses deux frères (14 personnes au total). Son pouvoir est partout visible : la charrette est à son nom ; le portail d'entrée de la luxueuse maison que la maisonnée vient de faire construire est ornée de ses initiales en fer forgé ; le « Master » (même ses frères l'appellent ainsi) a également son scooter, que personne n'utilisera sans sa permission. Et pourtant, scooter, charrette, maison, tout fut acheté avec l'argent commun. Commun, oui. Mais en provenance du salaire de Dodda Sanne pour une partie que celui-ci a visiblement tendance à majorer.
21Les tensions sont très fortes au sein de cette maisonnée, surtout depuis que le grand-père est mort en 1982 : la femme de Dodda Sanne et sa belle-sœur ne se parlent plus ; Dodda Sanne lui-même est accusé de favoriser ses propres enfants au détriment de ses neveux, qui pour certains le haïssent. Aussi peut-on se demander combien d'années vont s'écouler encore avant que n'éclate définitivement la famille. Déjà la construction d'une nouvelle maison annonce cette division. Mais pourtant celle-ci est toujours retardée : peur du Master ? Les deux frères recevraient pourtant chacun un tiers des terres, pas moins, et échapperaient à une tutelle qui leur est de plus en plus difficilement supportable. Mais c'est plutôt qu'il y a trop d'intérêts en commun dans le maintien d'une famille indivise : comment partager en trois le motoculteur, le nouveau tracteur, le moulin à jagre (sans parler de la télévision couleur) ? Tous ces moyens de production deviendraient non rentables une fois distribués à des frères, agriculteurs indépendants, possesseurs d'une superficie trop petite. Se prêter ces engins, s'entraider ? Sans doute ; mais après une division, les rapports entre les nouvelles maisonnées sont souvent trop tendus pour permettre une collaboration en toute confiance. Décidément, l'union fait la force ; la morale de Chandavalli thota disait la vérité.
22Reste que l'aîné des neveux, âgé de 20 ans en 1990, se mariera peut-être bientôt. Il est hors de question qu'il continue de vivre dans la famille indivise. Nul doute que ce sera alors l'occasion de l'éclatement... Peut-être cependant le neveu acceptera-t-il avec sa jeune épouse de vivre en commun avec ses parents : par une imparfaite scissiparité, une autre famille indivise aura donc été engendrée après la disparition de la première.
23Et tel est sans doute le principal facteur explicatif de la subsistance de familles indivises au village : à l'occasion des mariages et des naissances, la croissance démographique, conjuguée avec le principe de virilocalité des mariages, fait naître des familles indivises à partir d'autres familles indivises, ou à partir de familles jusque là seulement nucléaires.
24Rien n'est donc jamais fixé, d'autant plus que la séparation terminologique entre familles nucléaire et indivise se révèle trop tranchée pour bien correspondre à la réalité villageoise. Disons d'abord que ce n'est pas parce qu'une famille indivise a éclaté que tout lien économique est rompu : en particulier, les fils devenus indépendants doivent le plus souvent contribuer financièrement au coût du mariage de leur sœur demeurée chez leurs parents. Mais surtout, il existe bien des formes intermédiaires. La première forme correspond précisément à ce que refusait la famille de Dodda Sanne Gowda : une collaboration des familles nucléaires réunies par des liens de parenté très étroits. Cette collaboration est souvent facilitée par le regroupement des familles parentes au sein d'un même quartier du village. La proximité géographique permet alors une proximité économique des maisonnées/exploitations agricoles, à travers le prêt ou le don d'outils, de main-d’œuvre familiale agricole ou domestique, de bêtes de trait, ou de produits alimentaires.
25Une autre forme d'entraide permet de maintenir les liens entre des exploitations : c'est l’ajjipalu, la « part de la grand-mère ». Lorsqu'un vieillard meurt, ses fils qui désirent diviser l’exploitation doivent laisser l'usufruit d’une part du patrimoine foncier à leur mère : ils se chargent de cultiver cette terre gratuitement et lui en versent l'intégralité de la production. La veuve peut vivre seule, sous un autre toit que ses fils, et se faire sa nourriture elle-même ; mais le « ménage unique » qu'elle forme alors n'est pas économiquement distinct des maisonnées de ses fils : un moyen d'adoucir les problèmes engendrés par l'éclatement des familles. (A la mort de la mère, l’ajjipalu sera divisé entre les fils héritiers).
26Tous ces accords se font à l'intérieur du village, souvent même entre des maisons voisines, jointes, voire à l'intérieur d'une même maison abritant plusieurs maisonnées (plusieurs cuisines). Il existe cependant une forme intermédiaire entre la famille nucléaire et la famille jointe qui n'intervient que rarement au sein du village, mais existe plutôt entre deux espaces éloignés, tels que la ville et le village. Il s'agit de ce que T.S. Epstein a appelé la share family, qu'on pourrait traduire par « famille partagée ». Elle « diffère de la famille indivise dans la mesure où la famille ne vit plus conjointement sous le même toit ; elle diffère de la famille élémentaire parce qu'elle inclut un certain nombre de parents proches - agnatiques ou par alliance - qui vivent chacun séparément avec leurs propres familles, mais qui se sont mis d'accord pour partager la responsabilité de leurs revenus comme de leurs dépenses (...). Les agriculteurs membres de la famille entreprennent de cultiver la terre appartenant à ceux qui travaillent en ville et leur en abandonnent en général au moins une partie de la production ; en retour, le parent salarié doit assurer les besoins en numéraire de ses parents demeurés ruraux » (T.S. Epstein, 1973, p. 207). Il s'agit moins là d'une forme de transition entre familles jointe et nucléaire que d'intermédiaire : il n'est pas sûr en effet que la famille partagée se divise finalement en familles nucléaires, ni qu'elle provienne à l'origine d'une famille indivise.
27Il semble certain que la famille partagée, ainsi que le dit Epstein, ne peut que se généraliser au Karnataka en raison de la croissance de l'urbanisation et de la diversification économique. Cependant, celles-ci sont, on l'a vu, d'ampleur encore limitée. En outre, les familles partagées sont assez rares dans le système rural irrigué, notamment parce que la ville de Mandya est trop proche pour que la plupart de ceux qui y travaillent et sont originaires de Mottahalli ne puissent pas rentrer le soir au village. Mais on rencontre beaucoup plus de familles partagées dans le système pluvial en raison de l’importance de l'émigration.
28L'émigré en effet laisse ses terres à sa famille demeurée au village, et en contrepartie envoie plus ou moins régulièrement des mandats en provenance de Bangalore ou d’Ooty. Lorsqu'il sera venu rendre visite à sa famille, au moins une fois par an lors de la fête locale, il emportera pour le retour par autocar d'énormes sacs d'éleusine qui témoignent du maintien de ses droits sur les terres familiales, et lui laissent ainsi la possibilité d'un retour. Ce type de famille partagée est cependant bien particulier, car sa durée excède rarement une dizaine d'années. Soit que l'émigré ait réussi à obtenir un bon emploi, qui lui permette de faire venir femme et enfants en ville : alors les liens avec la famille demeurée au village sont rompus, et en général l’émigré abandonne ses droits sur la terre aux autres héritiers, étant donné que son salaire désormais fait paraître dérisoire le revenu agricole. Soit que l'émigré n'ait pas réussi à obtenir un emploi satisfaisant, et que lassé il rentre au village après quelques années, reprenant à son compte la culture de sa part de terre dans le cadre d'une famille nucléaire, ou réintégrant une famille indivise.
b. « We two, ours four »10
29Malgré la politique antinataliste de l'Etat, la descendance finale dans nos trois villages s'élève à un peu plus de quatre enfants (ce qui veut dire que le nombre des accouchements d'une femme s'élève à 5 ou 6)11. Bien que ce chiffre, déjà loin de la fécondité biologique, soit en baisse, et que les jeunes générations aient moins d'enfants que les vieilles, on est encore éloigné de l'objectif souhaité par l'Etat.
30Cela doit être mis en relation avec l'âge au mariage des femmes, encore très précoce12, ainsi qu'avec d'autres données démographiques, qui agissent comme autant de contraintes sur les stratégies paysannes en matière de natalité. Qu'en Inde le taux de mortalité infantile soit de 91 ‰en 1990, que le taux de mortalité des enfants entre 1 et 4 ans s'élève à 43 ‰, peut expliquer le fait que la natalité indienne atteigne encore 31 %o13. Cet Achari de Mottahalli, âgé de 25 ans, a eu 3 frères et sœurs... mais 7 autres sont morts précocement. Lui-même en est à son second mariage après la mort de sa première femme. Quant à cette sans terre de Mottahalli, après avoir perdu son mari, elle a vu mourir deux de ses fils de maladie, le troisième d'une morsure de serpent, et vivote seule aujourd'hui avec l'aide de sa belle-famille, de l'Etat (pension mensuelle de veuvage de 50 Rs), et de ses maigres salaires d'ouvrière agricole - elle a deux doigts paralysés. Ne regrette-t-elle pas maintenant de ne pas avoir eu plus d'enfants ?
31En outre, étant donné qu'à chaque naissance le bébé a théoriquement une chance sur deux d'être une fille, on comprend que les parents aient 4 enfants afin d'obtenir 2 fils. Deux fils : c'est bien là l'objectif, d'ailleurs atteint en moyenne dans la réalité. Un fils pourrait suffire pour reprendre l'exploitation à la mort du père, mais il vaut mieux en avoir deux, par crainte des accidents et des maladies qui arrivent trop souvent (ou arrivaient trop souvent : les comportements démographiques prennent souvent en compte la réalité du moment avec une génération de retard, et il est sûr qu'actuellement les villageois surestiment la mortalité infantile, en baisse presque continue au XXe siècle). Et tant pis si pour les obtenir il faut auparavant voir naître des filles, qui représenteront une lourde charge lorsqu'il faudra les doter lors de leur mariage.
32Cela explique pourquoi on peut rencontrer tant de couples avec 6 ou 7 enfants, dont seuls les derniers sont des garçons : ils ont continué d'enfanter jusqu'à obtenir des fils. Pour les mêmes raisons, certains paysans sont bigames (mais jamais jeunes il est vrai, ce qui signifie que la monogamie est toujours respectée aujourd'hui) : parce qu'ils ne parvenaient pas à obtenir de fils du premier lit, ils se sont remariés - avec l'accord de leur première femme, affirment-ils, qui souvent continue de vivre avec eux. Tel autre villageois, un Vodda de Mottahalli, après avoir donné une fille en mariage, donne la seconde au même gendre car la première ne lui donnait pas d'héritier mâle. Tel autre enfin se remarie précipitamment, malgré son grand âge, car son fils unique est mort. On verra plus loin (p. 419), avec l'exemple du chef de Mayagonahalli, les conséquences dramatiques d'un tel décès sur l'exploitation agricole, où le manque soudain de main-d’œuvre contraint à recourir à une brutale extensification du système de production.
33Pourquoi ce désir de fils ? Il peut paraître paradoxal, étant donné qu'un paysan qui aura œuvré toute sa vie à agrandir son exploitation et à améliorer ses moyens de production, devra parfois de son vivant se résoudre à partager le patrimoine entre chacun de ses fils, lesquels devront donc repartir d'une situation encore plus basse que celle de leur père à l'origine14. Ce désir s'explique cependant par des fins agricoles, pour qu'il y ait au moins un fils pour reprendre l’exploitation à la mort du père, mais aussi à plus court terme pour augmenter le stock de ce capital si précieux sur une ferme : la main-d’œuvre. Ce Vokkaliga de Mayagonahalli a 3,2 ha dont une cocoteraie de 80 arbres adultes, et sans doute de l'argent : il aurait les moyens d'installer un puits et une pompe sur ses meilleurs terres. Mais il n'a pas de fils : « Les ouvriers agricoles sont trop chers, et on ne peut jamais compter dessus pendant la pleine saison des travaux agricoles ». Alors il se refuse à investir dans l'irrigation. (Ce qui entre parenthèses est bien la preuve que la main-d’œuvre familiale n'est pas évaluée au même prix que la main-d’œuvre salariée).
34Et combien de terres ont dû être données en faire-valoir indirect lorsque le chef d'exploitation, seul homme adulte, est tombé gravement malade ? Il ne suffit pas de donner naissance à des fils : il faut en outre que les dieux ne leur infligent pas quelque accident avant qu'ils soient suffisamment âgés pour pouvoir labourer et prendre l’exploitation en main le cas échéant.
35Autre raison liée aux précédentes : la crainte de la vieillesse. Que devient un paysan devenu trop âgé pour travailler et qui n’a pas de fils, dans un pays qui ignore à quelques exceptions près les pensions de retraites ? Presque un mendiant - sauf s'il possède de nombreuses terres à mettre en fermage15.
36L'ultime raison expliquant le désir d'un fils est socio-religieuse. Quand le père meurt, le fils aîné, crâne fraîchement tondu par le barbier, est chargé de rites funèbres essentiels à la satisfaction de l'esprit du défunt. Or, en l'absence de fils, l'esprit peut se révolter contre les vivants et devenir un terrible devva. Et de toute façon, il est bon que la lignée ne s'éteigne pas, qu'il reste toujours un héritier mâle pour célébrer le culte des ancêtres et les rites nécessaires à la bienveillance de la divinité tutélaire.
37Soit, il faut deux fils. Mais les paysans ont-ils les moyens de contrôler la natalité ? Assurément, les moyens de limitation de la fécondité villageoise sont variés, mais d'une efficacité variable. On peut cependant supposer qu'ils sont suffisants pour limiter fortement les naissances16. Certains sont d'origine traditionnelle : des herbes conseillées par quelque matrone réputée pour sa science, des rites magiques... D’autres sont modernes » « et distribués par l'administration, comme le préservatif, très peu courant, ou le stérilet, un peu plus employé. Mais plus prosaïquement, le coït interrompu, et surtout labstinence,'représentent sans doute l'essentiel des moyens de limitation des naissances. A.R. Beals (1974) a souligné pour un village du Karnataka le contrôle exercé par les membres de la famille indivise sur les jeunes pères, à qui l’on interdit des rapports avec leur épouse moins de 3 ou 4 ans après la naissance de leur enfant. Il est souvent mal vu d'avoir des relations sexuelles alors que l'on allaite encore son nourrisson17.
38Je n'ai pu étudier quel est à ce sujet le pouvoir de décision de la femme à l'intérieur du couple. Il ne semble pas qu'il soit si faible, même s'il est sûr que c’est le plus souvent l'homme qui garde l'initiative : en effet, si hors de la maison la plupart des épouses adoptent l'attitude timide et réservée qui sied à une Indienne, à l'intérieur du cercle conjugal cependant certaines femmes parviennent à diriger leur ménage, et leur mari en particulier. Mais de toute façon, la plupart des femmes ont suffisamment fait leur la croyance en la nécessité d'avoir de nombreux enfants pour n'avoir guère de raisons de se révolter, adoptant avec résignation et sens du devoir la perspective et les risques de la grossesse.
39De la même manière, ce n'est sans doute qu’avec le plein accord de son mari qu'une femme décide de se faire stériliser. Dans le village irrigué de Mottahalli, une infirmière passe toutes les semaines pour donner des soins, mais aussi pour arracher des signatures de candidates à l'« opresson » (opération, comme disent les paysans) qui se pratique à l'hôpital de Mandya. Prime : 150 Rs en général. Les hommes, eux, sont très réticents face à la stérilisation, craignant notamment pour leur virilité : autant on dévoile peu qu’on a subi une vasectomie, autant l'on m'annonce avec fierté que sa femme a eu l'operation (cela afin de me prouver que le paysan écoute l'administration, et donc de me faire plaisir).
40Dans les villages non irrigués, grâce à la structure des anganavadi (écoles maternelles dont les institutrices sont chargées également de la nutrition des enfants et des soins primaires), il semble que de véritables discussions aient lieu entre les villageoises et l'institutrice18 : le quota obligatoire d'une stérilisation féminine par mois pour chaque village ne semble pas trop difficile à réaliser, moins en raison de l'attirance de la prime, qui reste peu élevée19, qu'en raison des compréhensibles réticences des femmes envers un nouvel accouchement, en raison de certaines convenances sociales (quand sa fille a engendré à son tour, il est mal considéré pour une jeune grand-mère de continuer à avoir des enfants), et aussi en raison des diverses stratégies mises en œuvre par les familles.
41Car tous n'ont pas le même intérêt à avoir de nombreux enfants. Comment sinon expliquer qu’une Harijan de Mottahalli se fasse stériliser après n’avoir eu que deux filles, tandis que cette Vokkaliga, déjà âgée de 40 ans, est opérée après avoir engendré 7 enfants, dont 4 fils ? S'il ne me semble pas possible de réaliser une typologie des comportements démographiques en fonction des types de structure familiale aussi précise que celle faite pour la France par H. Le Bras et E. Todd (1981), on peut cependant examiner rapidement les différents facteurs dont dépend le choix du nombre d'enfants - dans la mesure où ce nombre est choisi. Ainsi que l'ont noté M.N. Srinivas et E.A. Ramaswamy20, ce choix est déterminé par trois facteurs. D'abord par la « sphère politique » : étant donné que la caste dominante, celle dont les membres sont les plus nombreux au village, dispose le plus souvent des pouvoirs socioéconomiques les plus forts, une forte natalité peut avoir des retombées appréciables pour la caste. Dans la même sphère, le rôle antinataliste de l'administration est un facteur qui doit ici être également pris en compte.
42Le choix du nombre d'enfants est ensuite et surtout déterminé par la « sphère domestique », selon l'importance variable du contrôle de l'éventuelle famille indivise, de la lignée, des beaux-parents, en fonction aussi du statut religieux de la caste : c'est ainsi que comme les basses castes attachent en général moins d'importance aux rites funéraires que les hautes, avoir un fils leur est un peu moins nécessaire. Ce facteur peut cependant être contrebalancé par la dernière sphère, la « sphère économique », où sont comparés les dépenses et les revenus respectifs des familles avec ou sans beaucoup d'enfants. Les grandes familles pourraient ainsi a priori apparaître comme très rentables pour les maisonnées sans terre : celles-ci n'ont pas en effet la crainte d'un patrimoine foncier mangé lors d’une succession, ni celle des trocs et des arrangements qui font naître des contestations sans fin entre les héritiers21, mais au contraire la perspective de nombreux salaires d'ouvriers agricoles pouvant être gagnés par de nombreux fils ou filles.
43Telle est du moins la théorie de M. Mamdani22. Pour lui, la forte fertilité de l'Inde rurale est pleinement rationnelle à l’échelle de la maisonnée, et correspond à une décision et un raisonnement conscients de la part des paysans. Par les salaires que les enfants rapporteront (à 7 ans on peut déjà gagner 2 ou 3 Rs à enlever les mauvaises herbes d'une rizière), les familles nombreuses sont favorisées. Si l'on applique cette théorie, que les villageois de Mayagonahalli et Naragalu continuent à avoir 4 enfants en moyenne alors que leurs propriétés actuelles ne parviennent déjà pas à les nourrir est une conséquence, et non une cause de l'importance de l'émigration pour ces villages. Ce n'est pas parce que la pression démographique est trop forte qu'on émigre, c'est parce qu'on a coutume d'émigrer qu'on fait des enfants, qui pourront ensuite rapporter un important revenu à la famille, une fois partis en ville.
44L'hypothèse est séduisante, mais on voit mal en ce cas comment expliquer aussi que dans un village d'immigration comme Mottahalli, le nombre moyen d'enfants est identique. Il ne me semble de toute façon pas possible qu'à Mayagonahalli et Naragalu, depuis le début assez récent des mouvements migratoires à vaste échelle (à partir de 1940 environ), les stratégies familiales aient eu le temps d’assimiler et de prendre en compte ce nouveau facteur qu'est la migration, en ce qui concerne un domaine où l'importance de l'environnement et des traditions est particulièrement nette. Il est donc sans doute faux de voir dans l'émigration la cause de la fécondité. En revanche, elle en est sûrement une conséquence : avoir un grand nombre de fils non seulement nécessite, mais aussi permet la migration. Car seules sont concernées par l'émigration les familles suffisamment nombreuses pour pouvoir envoyer un adulte masculin en ville tout en gardant suffisamment d'hommes au village pour s'occuper de l'exploitation. Il est exclu, à quelques exceptions près, que pour émigrer un homme abandonne sa terre en la vendant à un étranger à sa famille : si petit que soit le lopin, si personne d'autre n'est là pour le cultiver, il s'y cramponnera.
45Surtout - et l'on ne peut que suivre les critiques de J. Harriss (1982) - Mamdani omet de prendre en compte le facteur temps. Entre l'époque de la naissance et celui du premier salaire consistant, que d'années écoulées à nourrir (certes parfois chichement), à élever (certes sans beaucoup de dépenses bien souvent) des enfants qui sont une charge plus qu'un atout23 ! En outre, avoir un nouvel enfant aussitôt après le précédent empêche d'allaiter celui-ci pendant les 2 ou 3 années qui sont la règle. Il est vrai que certains couples trop misérables mettent « en pension » leurs enfants en bas âge chez des parents un peu plus fortunés. Mais les salaires agricoles sont de toute façon trop faibles, et les possibilités d'emplois de journalier trop limitées, surtout dans le système rural pluvial, pour qu'une famille nombreuse se révèle véritablement « rentable » même à long terme.
46De fait, la théorie de Mamdani se trouve contredite ici. Selon lui en effet, les maisonnées sans terres produisent plus d'enfants que celles de gros propriétaires, car elles n'ont pas la perspective de la division ultérieure de l'exploitation en autant de parts qu’il y aura de fils, et parce que les enfants apporteront plus tard des salaires d'ouvriers agricoles. Plus on a d'enfants, plus le revenu par tête est important : c'est du moins ce que Mamdani avait trouvé dans son étude au Panjab, et la situation générale de l'Inde est bien celle d'un plus grand nombre d'enfants chez les plus pauvres. Mais le village du Tamil Nadu étudié par J. Harriss aussi bien que nos trois villages du Karnataka révèlent un rapport inverse : ce sont les classes sociales les plus défavorisées qui ont le moins d'enfants. C'est ainsi qu'à Mottahalli, les couples sans terre recensés ont 2,8 enfants vivants, contre 4 pour les couples possédant plus de 2 ha24.
47Faut-il pour autant en déduire que dans nos villages les pauvres, étant donné les conditions économiques prévalentes, voient dans moins d'enfants l'intérêt de leur maisonnée, et qu'ils planifient dans cette optique le nombre des naissances ? Sans doute pas. Ainsi que le souligne J. Harriss, la faible natalité des plus pauvres n'est pas nécessairement due à des décisions conscientes : les couches sociales défavorisées (ainsi que les basses castes, auxquelles elles ne correspondent pas tout à fait) sont précisément celles où le divorce, officiel ou non, se fait le plus facilement, où la femme est la plus libre, où la mobilité des individus est également la plus importante ; on n'hésite pas à quitter son conjoint et partir travailler loin du village, pour des périodes souvent longues, ce qui ne peut que limiter la natalité. C'est peut-être ce dernier point qui explique la faible fécondité des sans-terres de Mottahalli, pour la plupart immigrés, parfois d'abord partis à Mottahalli sans leur famille en migration « de reconnaissance », avant d'appeler leur femme quand une maison dans le lotissement de la Pauvreté et un emploi de journalier leur semblaient assurés. Ajoutons enfin que les classes sociales les plus basses sont probablement celles qui subissent la mortalité infantile la plus élevée : d'où des familles moins nombreuses.
48Bref, en ce domaine (comme dans d'autres), les « logiques paysannes » sont peut-être logiques, mais non nécessairement conscientes - et c’est là une des limites de cette recherche. Dans un effort pour tenter de mettre en lumière la rationalité dont font montre les paysans dans la plupart de leurs choix, il ne faudrait certes pas tomber dans une rationalisation outrancière qui attribuerait à ces hommes et à ces femmes des pouvoirs qui ne sont pas plus qu'à eux dévolus aux autres êtres humains de la planète, à savoir la faculté de contrôle total et planifié des décisions individuelles.
3. Le matériel et les intrants
49Les bâtiments de l'exploitation agricole ont en général une double utilisation : habitat et agriculture. Seuls les paysans qui ont la chance de posséder une remise (servant aussi parfois d’étable) ne stockent pas leur matériel dans la partie de la maison d'habitation qui lui est d’habitude réservée. Pourtant, le matériel tracté occupe une certaine place, car l’agriculture nécessite l'utilisation de nombreux outils.
50Dans le système rural pluvial, tous les paysans propriétaires de bêtes de trait disposent du traditionnel araire de bois, avec soc à « reille » (couteau) et mancheron rapporté (fig. 27). Un tiers d'entre eux possède en outre le nouvel araire de métal : seuls quelques rares gros propriétaires ne possèdent que ce dernier outil et l’utilisent même pour les labours de semailles, alors qu’en général ce sont surtout les labours de déchaumage, les plus pénibles, quand le sol a été durci par toute la saison sèche, qui profitent véritablement de l'introduction de cet araire de métal depuis la fin des années 1970.
51Dans le système irrigué, le rapport entre les deux types d'araire est inverse : à Mottahalli, la Village Index Card a recensé en 1983 292 araires de métal contre seulement 30 en bois. Je n'ai pas rencontré un seul microfundiaire qui n'ait pas d'araire de métal : il faut dire que l'introduction de cet outil est un peu plus ancienne qu'à Mayagonahalli et Naragalu, que la population a davantage les moyens de faire l'achat d'un araire de métal25, que les boeufs sont en moyenne plus robustes que dans le système pluvial, et que les sols y sont bien plus lourds dans la mesure où ils sont irrigués.
52Complémentaire de l'araire, la houe, outil à tout faire en Inde, servant à labourer, sarcler, mais aussi pelle et pioche, représentent un autre type d'outil que toute exploitation agricole doit posséder, de même que la faucille, tout à la fois nécessaire pour les moissons, la coupe du petit bois, la cueillette et l'ouverture des noix de coco. Les autres engins sont moins essentiels, car d'usage moins courant ils peuvent plus facilement s'emprunter. Certains peuvent sarcler ou labourer, tels le kupar (pour faire les billons de la canne à sucre), le kunte (fig. 27), le heggunte à 5 dents. L’aluve est un râteau de bois qu'on passe après les semailles ; le mane est une planche (en fait souvent en métal), servant à niveler le champ : particulièrement utile pour la riziculture, il est donc beaucoup plus répandu dans le système rural irrigué que dans le pluvial.
53A Mottahalli, les plus riches ont 3 ou 4 araires de métal, 5 ou 6 houes, et la panoplie complète des autres instruments aratoires. Mais les microfundiaires n'ont qu'un araire de métal, et les ouvriers agricoles ne possèdent que leur houe. On fabrique tout soi-même, à l'exception de certaines pièces de menuiserie difficiles à réaliser, et des pièces métalliques. Seul l'araire de métal est acheté tout fait avec ses poignées de fer, et il ne reste plus qu'à faire fixer le timon par un forgeron. L'essor des outils métalliques ne profite donc guère aux forges villageoises : on n’y fait qu'aiguiser les socs, faire les petites réparations. Les paysans y portent la partie métallique de leur nouvelle faucille, qu'ils ont achetée en ville, et le manche de bois, qu'ils ont eux-mêmes taillé et évidé : le forgeron doit se contenter de fixer l'une dans l'autre.
54Quant à la charrette, elle est en général achetée toute faite, le plus souvent grâce à un prêt bancaire en raison du prix du bois (avec des pneus de caoutchouc elle peut coûter plus de 7000 Rs). Sa possession est un atout important, car elle peut alors se louer fort cher : pendant la moisson, transporter avec sa charrette les gerbes de céréales rapporte dans le système pluvial 20 Rs par trajet (même d'1 km seulement). A Mottahalli, 47 % des propriétaires possèdent une charrette (5 ou 6 d'entre eux en ont 2), mais à Mayagonahalli le chiffre est de 44 %, et à Naragalu, comme toujours plus pauvre, seulement 16 %. En outre, dans le système rural pluvial, les charrettes sont rarement équipées de pneus, les roues à rayons de bois étant seulement cerclées de fer.
55Au total, la mécanisation demeure extrêmement limitée. Elle est embryonnaire dans le système rural irrigué : à Mottahalli, on compte 5 motoculteurs et un tracteur, appartenant à 5 riches familles Vokkaliga possédant entre 3 et 5 ha irrigués. Certains mois en effet, il est particulièrement difficile de trouver des journaliers pour labourer ou conduire une charrette : un motoculteur ou un tracteur permet donc de gagner beaucoup de temps, surtout pour les labours de déchaumage de la canne à sucre, dont l'enracinement puissant rend extrêmement ardu le travail à l'araire. On utilise aussi le motoculteur pour labourer les terres non irriguées, durcies par une longue saison sèche, ou les terres au contraire trop lourdes près du tank. Pour labourer un hectare, dit-on, il faut 5 jours avec un attelage, mais seulement 10 heures avec un motoculteur.
56Cet engin coûte plus de 40 000 Rs neuf (mais on en trouve d'occasion pour 20 000 Rs), et n’est véritablement rentable que si on le donne à louer (environ 60 Rs par jour). Cependant, estime-t-on, de gros engins ne sont guère nécessaires pour « gratter » le sol (kereuvudu), terme un peu désabusé que dans la région non irriguée les paysans emploient souvent pour « labourer » (huluvudu) leurs pauvres terres.
57Le tracteur, lui, obéit à une fonction différente : c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il en existe un dans le village non irrigué de Mayagonahalli, village pourtant dépourvu de tout motoculteur alors qu'un tracteur est bien plus onéreux (185 000 Rs). En effet, le tracteur sert très peu aux façons agricoles proprement dites, et beaucoup plus au transport de produits variés, des sacs d'engrais chimiques à la canne à sucre, en passant par la boue du tank devant fertiliser les champs, ou des invités se rendant à une noce. Une activité particulièrement importante dans le système rural pluvial est celle liée aux carrières de pierres, nombreuses dans la région : c'est ce qui explique que Gangappa, le plus riche paysan de Mayagonahalli, ait acheté un tracteur. Bien qu'il doive embaucher un conducteur, payé 450 Rs/mois, l'engin se révèle rentable étant donné qu’il se trouve loué très souvent (300 Rs/jour, le diesel étant à la charge de Gangappa, mais le loueur devant donner en plus 20 Rs/jour au conducteur).
58Au total, la mécanisation ne risque pas avant longtemps de se substituer aux bêtes de trait. Celles-ci font perdre en puissance, mais gagner en maniabilité : car comment utiliser un tracteur pour labourer une cocoteraie encadrée de champs de sorgho ? Deux vaches, elles, peuvent passer sur les bordures de la surface cultivée, devant le paysan qui porte l'araire sur l'épaule. Et ces vaches ne coûteront rien en diesel, qui est de plus en plus cher en Inde et de plus en plus difficile à trouver ; mais elles produiront engrais et lait.
59En revanche, les pouvoirs publics ont bien des motifs de satisfaction au regard de l'utilisation des capitaux circulants tels que les semences améliorées et les engrais chimiques. Aussi bien à Mottahalli pour les cultures irriguées que dans le système rural pluvial pour l'éleusine, nous avons vu que les variétés « à haut rendement » étaient couramment employées. A Mayagonahalli et Naragalu, les paysans affirment que les tonnages en paille n'en sont pas réduits, car la plus courte taille des tiges d'éleusine est compensée par de meilleurs rendements (on compte de toute façon beaucoup sur le fourrage fourni par le sorgho et les autres cultures).
60En outre, le problème de l'achat de ces semences améliorées est assez limité, puisque la plupart des paysans conservent une petite partie de leur récolte pour qu'elle leur serve aux semailles de la campagne suivante26. Ce n'est que s'il s'agit d'une variété tout nouvellement introduite par l’administration que les agriculteurs doivent systématiquement acheter à l'extérieur. Sinon, même si le paysan n'a pas pu ou voulu conserver de semences, il lui est en général possible de s'en procurer au village même, auprès d'autres paysans.
61Enfin, autre facteur favorable aux variétés à haut rendement, le tonnage de la paille récoltée bénéficie de ce que même sans irrigation, on utilise en complément du compost des engrais chimiques dans le système pluvial, et ce depuis le début des années 1980. Même les plus pauvres en épandent un peu, alors que ces engrais sont quasiment inconnus sur les terres sèches de Mottahalli, nouveau signe que ces terres sont laissées pour compte. Ceci prouve que le paysan de Mayagonahalli et Naragalu, même peu fortuné, est prêt à investir sur ses terres et à écouter les conseils des vulgarisateurs agricoles : s'il est bien forcé d'accepter certaines calamités naturelles, ses comportements ne sont pas sous l'empire du fatalisme ou de l'inertie, et il n'a assurément pas besoin de publicité telle que celle représentée figure 28 : « UN SORT FIXE PAR LE DESTIN. Le petit paysan des zones non irriguées est victime du destin, forcé par les circonstances de s'accomoder de précipitations incertaines. RCF lui montre comment multiplier ses rendements. RCF a aidé maint petit paysan à prospérer. En lui faisant prendre conscience que des engrais chimiques peuvent être utilisés avec efficacité même sans eau abondante. En détruisant le mythe que les engrais chimiques, utilisés sans les apports d'eau adéquats, peuvent brûler sa récolte... »
62Que ces conseils soient avisés ou dangereux est un autre problème : on sait maintenant que les engrais chimiques utilisés sans discernement acidifient le sol : l'urée dont on chante (au sens propre) les louanges à la radio indienne est excessivement épandue par rapport aux doses très faibles d’engrais phosphatés et potassiques. L'Inde est encore loin de penser aux solutions que peut apporter l'« agriculture écologique ». Disons seulement ici que ce choix est d'autant plus frappant que tout cela a un prix : les engrais chimiques, bien que fortement subventionnés, coûtent toujours plus de 100 Rs les 50 kg - soit 10 jours de labour comme journalier - quant aux semences, elles paraissent d'autant plus chères qu'elles sont souvent de mauvaise qualité, que ce soit dans les circuits commerciaux publics ou privés27.
63En revanche, les pesticides ne sont pas utilisés dans le système pluvial, et guère plus dans le système irrigué où rares sont les paysans à utiliser des insecticides pour le paddy, et plus rares encore pour la canne à sucre. Les herbicides ne sont pas plus employés, sinon rarement sur le paddy et très exceptionnellement sur la canne, ce qui pourtant permettrait une économie de main-d’œuvre lors des sarclages. Les journaliers agricoles sont encore loin d'être menacés de perdre leur emploi en raison de cette utilisation limitée à certains des plus gros paysans. Nul doute que la principale raison en est l'effort de vulgarisation trop récent et limité de la part de l'administration, plus encore que le prix des produits : en particulier, si les coopératives PACS vendent des semences à haut rendement, elles ne proposent pas de pesticides ni de semences traditionnelles : les agriculteurs qui en désirent doivent donc s'adresser aux boutiques urbaines et privées, plus loin et plus cher. Assurément, dans les facteurs explicatifs des itinéraires techniques et des choix culturaux, l'impact de ces coopératives doit être pris en compte, surtout pour le système rural irrigué (dans le système pluvial, les PACS ont une importance moindre).
64Changements limités, ou changements généralisés : tous ces mouvements doivent être replacés dans une perspective systémique. En effet, l'introduction d'une technique va rarement sans en transformer une autre : c'est ainsi qu'à Mayagonahalli et Naragalu, vers 1970 encore, l'éleusine était presque toujours semée à la volée : mais depuis, l'épandage d'engrais chimiques, l'adoption des nouvelles variétés, ainsi que la généralisation de l'usage du kunte pour sarcler ce millet, ont obligé les paysans à abandonner ce système et à adopter des semailles en ligne, au shedde28. Amélioration des rendements, modification des types de cultures associées avec l'adoption de cultures « intercalaires » ou « en bandes » plutôt que des cultures « entremêlées » (G.R.E.T., 1982) : les changements ont alors été multiples.
65Il reste à considérer comment ces évolutions, décrites ici dans leur généralité, se traduisent sur le champ du paysan, comment les rotations types qu'on peut définir à l'échelle du village laissent place, une fois considéré le niveau de l'exploitation ou celui de la parcelle, à de multiples nuances et combinaisons, expliquables au moins en partie par les caractéristiques des différents éléments qui fondent le système de production.
B. L'EXTREME VARIETE DES ROTATIONS
1. Dans le système de culture irrigué29
66Le cas général à Mottahalli est la rotation triennale suivante : une culture de canne à sucre suivie d'une repousse, puis une culture de paddy, puis de l'éleusine ; mais il existe trop de variantes pour ne pas les évoquer. Sur les parcelles très ou trop humides en effet, on peut remplacer l'éleusine par du paddy, ou même supprimer toute rotation pour ne cultiver que du paddy (deux cultures par an) pendant 15 ou 20 années (avec une jachère de quelques mois au bout de quelques années, pour laisser respirer le sol). Sur les parcelles mal irriguées au contraire, il n'y a jamais de riziculture, et la rotation pourra être alors : canne-canne-éleusine, puis légumineuses ou arachides ou légumes supportant le manque d'eau (voire jachère), avant de retrouver la canne à sucre. Même rotation si jamais un accident dans l'exploitation, ou un retard de l'autorisation de coupe délivrée par la raffinerie, ont obligé à une récolte de la canne trop tardive pour que du paddy puisse être semé avec succès. N'oublions pas en outre que quelques paysans font à partir d'une plantation de canne jusqu'à trois cultures de repousse - ce qui en soi est fort peu comparé à la dizaine de repousses qui peut se pratiquer couramment dans d'autres pays tropicaux : comme la culture de repousse permet une économie de main-d’œuvre (labours) et d'aussi bon rendements que l'année initiale pourvu que l'on applique suffisamment d'engrais, voire d'herbicides contre les adventices, on peut a contrario en déduire que c'est le coût bas de la main-d’œuvre et le prix relativement élevé des intrants qui fait préférer à Mottahalli une rotation rapide des plantations de canne.
67On peut s'interroger sur le fait que lorsqu'il en a la possibilité agronomiquement parlant, le paysan préfère généralement cultiver deux cultures successives de paddy plutôt qu'une culture de canne à sucre. Pourtant, si l’on estime la valeur marchande de la production, le revenu net tiré de deux cultures de paddy est légèrement moindre que celui de la canne à sucre. Preuve que dans certains cas les agriculteurs tiennent pour secondaire le profit net, cette stratégie s'explique par plusieurs raisons : le paysan possède d'abord bien souvent d'autres terres, qui sont moins bien irriguées, et sur lesquelles deux (voire une seule) cultures de paddy ne sont pas possibles. Or ces parcelles permettent la canne à sucre, laquelle de plus préfère les sols légers aux sols trop lourds qui abaissent sa teneur en saccharose. Il est donc sage de jouer sur les différentes potentialités de chaque champ. Ensuite, les prix de vente du paddy ne peuvent être inférieurs au prix public du procurement, ce qui garantit une certaine stabilité contrastant avec les oscillations des cours du jagre produit à partir de la canne à sucre. Par sécurité, le paysan peut donc préférer la riziculture à la canne à sucre. Autre facteur, les logiques d'autosuffisance ne se sont pas éteintes avec l'arrivée de l'irrigation. On tient à produire tout ou partie de son paddy : aussi bien pour se prémunir des hausses de prix, que parce que l'on peut ainsi choisir la variété de riz à son goût (une variété locale souvent) et produire aussi la semence de l'année suivante. Dans ce cas, on n'évalue pas sa production aux cours du marché. La sphère de l'autoconsommation ne se distingue donc pas seulement de la sphère du commercial par des débouchés différents, mais aussi par des logiques radicalement opposées. Dans son refus d'estimer le profit net tiré des cultures autoconsommées, le paysan soustrait du même coup celles-ci à la concurrence des produits commercialisés disponibles sur le marché.
68D'autre part, le choix de la culture de la canne à sucre engage le champ pour au moins deux ans, en raison de la repousse, ce qui peut poser des problèmes dans les réserves céréalières de la maisonnée. Enfin et surtout, la canne à sucre est une culture nécessitant 13 mois de maturation : si on la plantait à la suite d'un paddy de mousson, elle serait récoltable vers le mois de mars, époque où ni la sucrerie de Mandya ni un seul moulin à jagre ne fonctionnent, ce qui supposerait d'aller chercher fort loin un débouché.
69Ce faisceau de facteurs assez complexe qu'il faut faire intervenir nous incite à suivre G.H. Mulla (1986) lorsqu'il définit les quatre objectifs à long terme que toute rotation doit concilier : maximiser le revenu net ; maintenir la productivité du sol (ce qui oblige à ne pas chercher le meilleur rendement à l'hectare mais le meilleur revenu global à long terme pour l'exploitation) ; concilier les exigences des cultures avec les potentiels de l'exploitation, et ses capacités à utiliser main-d’œuvre et intrants ; enfin, limiter les risques. (Ajoutons-en un cinquième lié au précédent : assurer au moins en partie son autosuffisance). L'agriculture se résumerait alors à la pondération de chacun de ces objectifs, le paysan en choisissant les coefficients en fonction de sa situation sociale, économique, ou même comme on le verra psychologique.
70Les rotations peuvent donc varier en fonction de besoins tout à fait particuliers à la maisonnée. C'est ainsi que Chaude, un Vokkaliga qui ne possède qu'une parcelle de 30 ares irrigués (et 0,6 ha sec) pour nourrir ses 3 enfants, ne cultive d'éleusine qu'une fois tous les 4 ou 5 ans. En effet, en raison de dettes30, il est crucial qu'il fasse avant tout des cultures commerciales en vue de rembourser ses créanciers : aussi cultive-t-il en priorité de la canne à sucre. Le paddy, dont il n'arrive pas à produire de surplus (Chaude doit travailler comme journalier agricole), est sa seule culture vivrière. Il en vend souvent une partie pour acheter à la place de l'éleusine, moins coûteuse. Ce millet en effet n'est pas cultivé : la terre est suffisamment bien alimentée en eau pour permettre riz et canne en toute saison, et surtout il convient de gagner le maximum de numéraire en mettant l'accent sur la canne à sucre. D'où la rotation suivante, qui permet d'avoir toujours en terre du paddy et de la canne, tout en réalisant un découpage en soles de la parcelle afin de faire respirer la terre - trop de paddy en continu serait dommageable :
71Il existe d’autant plus de combinaisons que, sans que la plante cultivée change, la variété semée peut n'être pas la même d'une année sur l'autre. Chikka Hyde Gowda, dynamique vieillard arborant une longue natte, possède parmi ses 0,8 ha irrigués 7 ares irrigués par le canal via le tank qui permettent deux cultures de paddy par an. Il y cultive très peu de canne à sucre, préférant faire se succéder en saison des pluies hainu une variété améliorée de paddy (en général gauri cross), repiquée fin août, et en saison karu une variété traditionnelle plus adaptée au manque d'eau (beubella, littéralement « margosier-jagre »31), repiquée en février. Les rendements en grains de beubella sont moindres, mais ses tonnages de paille sont supérieurs à ceux de gauri cross : voilà de quoi nourrir sa (troisième) femme et ses deux enfants, tout autant que ses deux vaches de trait et ses deux bufflesses.
72Même si c’est généralement l'habitude pour les paysans de Mottahalli de cultiver en saison des pluies une variété à haut rendement et en saison sèche une variété traditionnelle, les choix culturaux de Chikka Hyde représentent l'aboutissement de nombreux essais réalisés depuis plusieurs années par sa maisonnée : il n'y a que la succession de 3 cultures de riz par an qui n'ait pas été tentée. Cela serait pourtant théoriquement possible en semant du mangala, variété améliorée de maturation réduite à 3 mois (alors que la plupart des nouvelles variétés de paddy sont extrêmement lentes : souvent plus de 5 mois, comme les variétés traditionnelles). Mais le mangala a tous les défauts des variétés à haut rendement et à Mottahalli l'on se refuse le plus souvent à en cultiver, arguant aussi du fait que « de même qu'un kuli, la terre a besoin de repos ».
73De fait, je n'ai rencontré à Mottahalli qu'un seul paysan faisant trois cultures par an : un Harijan dont la petite propriété (24 ares pour son couple et ses 2 jeunes enfants) lui rendait l'intensivité tout à la fois possible et nécessaire. En mars 1989, il avait 9 ares en canne à sucre, 1 are en éleusine, 10 ares irrigués par puits à balancier en légumes, et il s'activait sur les 4 ares restant pour repiquer du paddy mangala qui venait après de l'éleusine récoltée seulement... la veille. En une demi-journée, il était parvenu avec l'aide d'un parent à labourer 3 fois la parcelle pour enterrer les chaumes d'éleusine, et en une autre demijournée, avec sa femme et une cousine, il devait repiquer le paddy. Puisque avant cette culture d'éleusine, il avait déjà semé du mangala, il parvenait ainsi à faire 3 cultures par an (dont une d'éleusine) sur son champ. Mais au prix d'une véritable course contre la montre. Notons aussi que si du mangala a été choisi, c'est sans doute parce que cet Harijan ne peut se payer le luxe d'être trop difficile sur le goût de son riz : il est trop pauvre pour ne pas donner la priorité à la quantité sur la qualité de sa nourriture.
2. Dans les systèmes de culture pluviaux
74A Mottahalli, le système de culture pluvial obéit à la même diversité que l'irrigué. Les combinaisons à la disposition des paysans y sont même encore plus nombreuses, puisque la prédominance des cultures associées permet sur un même champ de multiples juxtapositions. On a déjà signalé que l'agriculture n'y est pas aussi intensive que pour la canne à sucre et le paddy en contrebas. Toutefois, la culture de ces terres est loin d'être complètement négligée, d'autant plus que le calendrier des précipitations est plus favorable que pour d'autres terres sèches de l'Inde32.
75Il s'agit ici de la seule culture de l'année : la double culture est inconnue sur les hautes terres de Mottahalli, car elle entraînerait un manque de temps et de main-d’œuvre sur les terres irriguées. Dans le système rural pluvial, les itinéraires techniques du sorgho correspondent à une intensivité un peu plus grande : la double culture existe, et nous avons vu que d'une manière générale les nouvelles variétés à haut rendement et les engrais chimiques étaient d'un usage bien plus habituel.
76La culture associée la plus courante est sans doute l'alternance de 4, 5, 6, voire 7 rangs d'un seul tenant d’éleusine, semée au shedde, avec un seul rang où sont semés dans le plus grand désordre uchellu, sorgho et dolique. Etant donné qu'il n'y a dans ce cas qu'une seule culture dans l'année, on estime que la terre n'est pas suffisamment fatiguée pour nécessiter des rotations. C'est ainsi qu'on peut cultiver plusieurs années de suite la même parcelle en éleusine associée à d'autres plantes, offrant seulement à la fin quelque repos à la terre en semant du grain de cheval dont les racines peuvent fixer l'azote atmosphérique. Si la parcelle est assez basse, on peut même tenter de faire de l'éleusine pure, repiquée bien que non irriguée, ou du paddy pluvial.
77Cependant, le paysan découpe souvent son exploitation en soles33, en faisant chaque année tourner une micro-parcelle vouée à une double culture : la succession sorgho-grain de cheval. Celle-ci est évidemment aléatoire : on sème du sorgho début mai, on le récolte en juillet, mais si les pluies sont alors très mauvaises, on s'en tiendra là pour le reste de l’année et l'on mangera les semences de grain de cheval inutilisables. Ou bien, si les pluies dès avril-mai se présentent très mal, on ne sème même pas la première culture de sorgho, se contentant d'une seule récolte d'éleusine un peu plus tard.
78Enfin, on peut tenter des variantes : au lieu de grain de cheval succédant au sorgho, on sème de l'éleusine. Ou bien l'on sème sésame puis éleusine, ou uchellu puis éleusine. On peut faire aussi sur l’année deux cultures associées, du type jola (+ sesame) suivi d'éleusine (+ grain de cheval) pour peu que les pluies soient excellentes. Ainsi donc, si tout n'est pas possible, le paysan dispose cependant d'une vaste palette de choix, en fonction des quantités de pluies, de la main-d’œuvre disponible, de la qualité de sa parcelle, de la distance de celle-ci par rapport au village. On comprend les difficultés de l'administration à faire accepter une standardisation des cultures et une homogénéisation des rotations qui mettraient à bas toutes ces variantes mises au point au cours parfois de multiples générations.
79Ce n'est pas que le paysan ne se trompe jamais. Combien de récoltes se traduisent par l'absence totale de grains, et la production seulement de fourrage ! Erreur ou malchance, peu importe : les paysans sont conscients des risques, et en général sont capables de les assumer. Mais on les sent un peu sans repères face aux nouvelles variétés introduites depuis peu, et en même temps impatients d'essayer toutes les nouvelles combinaisons pour en tirer le meilleur parti possible. D'où des essais parfois (trop) audacieux.
3. Dans les systèmes de culture des cocoteraies
80Les cocoteraies sont un autre exemple de cette diversité culturale : certains agriculteurs ne sèment rien sous les arbres. D'autres, s'ils ont une pompe et que les arbres sont jeunes (et laissent donc passer un peu de soleil), plantent du mûrier. Les plus nombreux, même s'ils n'ont aucun moyen d'irrigation, estiment qu'ils mettent suffisamment d'engrais pour ne pas nuire aux cocotiers, et sèment, d'autant plus volontiers que les arbres sont jeunes, qui du riz pluvial, qui de l'éleusine, qui des légumes. Mais la culture la plus courante sous cocoteraie est la succession de sorgho puis de grain de cheval qui en tant que légumineuse permet d'enrichir le sol en azote, et dont les longues racines permettent de particulièrement bien supporter l'absence d'irrigation.
81Alors que de l'éleusine, du sorgho et du grain de cheval, c'est ce dernier qui rend le mieux sous cocotier, les besoins en fourrage font que le paysan, s'il ne peut pratiquer qu'une seule culture en cocoteraie, sème plutôt du sorgho34. Variété hybride blanche, ou variété traditionnelle rouge surnommée vogaru (« qui a le goût des fruits verts ») ; sorgho-grain poussant sous les jeunes cocotiers mais n'aimant guère être interculture, ou variété fourragère (danege, « pour le bétail ») tolérant même les cocotiers adultes : les choix sont nombreux. Cela dit, les hommes n'aiment guère le sorgho : on en mange parfois une galette, brune et dure, au petit déjeuner, avec si c'est fête un peu de yaourt, ou un reste de légumes de la veille. Mais les vrais repas sont toujours composés d'éleusine, et l’on ne mangera de sorgho que ce que l'on a produit ; très rares sont les villageois qui en achètent. Cela explique que le sorgho n'occupe jamais plus d’1/6e de l'exploitation : on en sème sur un lopin, le plus près possible de la maison par crainte des oiseaux et surtout pour que, s'il s'agit de la variété fourragère, on puisse facilement couper chaque jour quelques gerbes afin d'en nourrir le bétail. Mais le reste des terres est consacré à la culture de l'éleusine : les besoins des hommes priment sur ceux des bêtes, d'autant plus que les bufflesses ont toujours la ressource des terres de pâture si elles manquent de fourrage, et que l'éleusine fournira de toute façon de la paille en plus de ses grains.
4. Les limites du désir d'autosuffisance
82Dans le village irrigué de Mottahalli, tous les paysans cultivent de la canne à sucre, quelle que soit l'étendue de leurs terres. Soit des logiques assez différentes selon la taille des exploitations : les microfundiaires, même s'ils sont très rares à ne cultiver que de la canne à sucre, sacrifient à la canne une production de grains pour leur alimentation ; mais leur autosuffisance n'aurait de toute façon pas pu être atteinte en consacrant toutes leurs terres aux céréales, tant est limitée leur propriété. Au contraire, les paysans moyens prennent, eux, le risque de sacrifier leur complète autosuffisance pour la canne à sucre : mais ils prennent tout de même soin d'assurer leurs besoins en grains à 75 % environ. Quant aux grands propriétaires, ils ne sèment de céréales que ce dont ils ont besoin pour ne pas dépendre du marché, ne produisent de surplus qu'en cas de bonne récolte, et consacrent sinon leurs terres à la canne.
83Au total, c'est la canne qui a la priorité. L'autosuffisance en grains n'est qu'un but secondaire. De fait, dans le village irrigué, la logique d'autoconsommation peut expliquer la place de certaines cultures, mais ne représente jamais qu'un facteur important parmi d'autres qui convergent dans le même sens : on peut toujours trouver d'autres raisons complémentaires, ainsi qu'on l'a vu (p. 334) dans l'explication de la double culture de paddy qui était préférée à la culture de canne à sucre lorsque cela était agronomiquement possible. Dans le même ordre d'idées, on peut certes expliquer la préférence occasionnelle d'une succession de paddy et d'éleusine à une culture de canne à sucre par un souci d'autoconsommation : le désir de cultiver son propre grain et la variété que l'on aime, ainsi que la nécessité de fourrage35, s'allient à la crainte d'un marché inflationniste et trop segmenté. Mais il faut également faire intervenir le souci d'une rotation pour faire respirer le sol ; le souci également de rattraper les décalages induits par la période de maturation de la canne à sucre (13 mois), qui, si on cultivait sans cesse de la canne, finiraient au fil des ans par amener des récoltes au mois de mars ou d'avril, à une époque de l'année où ni les moulins à jagre, ni la raffinerie de Mandya ne fonctionnent.
84Dans la zone non irriguée, la logique d'autosuffisance ne paraît guère plus importante. Certes, à l'exception des cocoteraies il n'y a pas là de culture marchande venant concurrencer l'agriculture vivrière dominante, l'éleusine. Mais il est probable que celle-ci deviendrait une culture commerciale si les surfaces cultivables et les rendements étaient suffisants : que les surplus commercialisables soient très réduits représente davantage la force des choses que la faiblesse des stratégies marchandes. Une preuve en est que ceux qui cultivent du mûrier, plante qui occupe les meilleures terres au détriment de l'éleusine, ne sont pas forcément les plus gros propriétaires, mais simplement les possesseurs d'un puits : pour se lancer dans la sériciculture, il n'est pas nécessaire de se trouver autosuffisant en éleusine grâce à de nombreuses terres, mais simplement de disposer d'eau. La culture commerciale ne vient pas en second lieu une fois qu'on a assuré la consommation de la maisonnée pour l'année ; elle peut au contraire empêcher l'autosuffisance familiale : c'est ainsi que certains paysans de Mayagonahalli et Naragalu cultivent du mûrier alors qu'ils doivent acheter du grain chaque année. Tout comme certains habitants du village irrigué cultivent de la canne à sucre alors qu'ils ne sont pas autosuffisants en céréales.
85On ne peut donc pas affirmer que les paysans du système rural pluvial font davantage porter l'accent sur l'autosuffisance que leurs confrères de la zone irriguée. Plutôt que de miser sur une seule production, fût-ce de l'éleusine, on préfère pratiquer plusieurs cultures différentes même si l'on sait bien qu'on ne pourra pas être autosuffisant. Ainsi, Putte Gowda, un ouvrier agricole qui ne possède que 20 ares en deux parcelles pour nourrir sa femme et ses deux jeunes enfants - et ses deux vaches de trait-, cultive ses terres de la façon suivante : sur ses 5 meilleurs ares, il a planté 5 cocotiers, non productifs encore, qui abritent une culture par an de sorgho fourrager. Un autre are est occupé par une double culture, du grain de cheval précédé soit de sésame (« Pour les fêtes, il nous faut de l'huile » - pour la cuisine aussi bien que pour se peigner les cheveux), soit plutôt de sorgho. Les 14 ares restant sont consacrés à l'éleusine, semée parfois en culture associée avec quelques rangs de légumineuses. Du coup, il n'est autosuffisant en éleusine que pour 3 mois ; chaque année, il doit acheter plus de 4 q de ce millet. Mais plutôt que de consacrer toutes ses terres à l'éleusine, il lui semble plus sage de tirer parti de toutes les diverses potentialités de ses parcelles : étant donné qu'il ne pourrait pas de toute façon se suffire à lui-même en éleusine, il préfère diversifier ses cultures, et assurer l'avenir en plantant quelques cocotiers : assurance d'une maximisation à long terme aussi bien agronomique qu'économique.
86Maximisation ? Le terme est équivoque, lorsqu'on se trouve dans une situation où l'autoconsommation n'est pas négligeable. Ainsi que l'a noté J. Connell et al. (1977), comme les goûts alimentaires varient selon les familles et les individus, deux exploitations aux mêmes caractéristiques économiques, « avec des préférences semblables entre revenu et loisir » (p. 55), peuvent tout à fait rationnellement choisir sur des parcelles agronomiquement identiques des rotations, des variétés ou des types de culture différents : alors que la production d'une des maisonnées peut donc être de valeur nettement supérieure à l'autre si on estime les récoltes au cours du marché, on peut cependant affirmer que les deux exploitations maximisent la valeur de leurs productions, compte tenu de la contrainte que représentent les goûts et les désirs des membres de la maisonnée - et étant donné qu'une bonne partie de cette production est autoconsommée.
87Il convient en outre d’ajouter que le terme de « surplus » peut lui aussi être trompeur : comme l'ajustement écrit J. Pouchepadass (1981), « il existe une différence fondamentale entre l'agriculteur qui vend ce qu'il peut soustraire de sa récolte, au prix qu'il peut obtenir tant bien que mal, au moment où le besoin absolu de numéraire l'oblige à commercialiser une partie de son produit, et le producteur spécialisé ou le gros exploitant, pour lequel la vente du produit, souvent intégrale, est une étape normale d'un processus spéculatif qui met en jeu investissement, calcul des coûts, profit, autofinancement » (p. 94). Le choix, apparent, de la vente d'un surplus, peut masquer la contrainte, réelle, d'une dette à rembourser. Il s'agit alors de « commerce forcé » (A. Bhaduri, 1986), où l'aspect purement commercial a bien peu d’importance par rapport à la pression sociale ou au clientélisme qu'implique une telle transaction. Pourtant, il n'existe dans nos deux régions qu'un seul type de surplus, le second. Certes, on peut noter certaines exceptions, comme ces petits paysans du système irrigué qui vendent une partie de leur récolte de paddy quand surviennent des difficultés, pour acheter à la place de l'éleusine, céréale deux fois moins chère que le riz36. Sinon, même les plus pauvres de Mayagonahalli et Naragalu se refusent à vendre de leurs grains quand ils ont besoin d'argent : ils emprunteront, ils travailleront comme journalier parfois très loin, ils vendront un mouton, mais jamais ils ne se sépareront des quelques dizaines de kilos d'éleusine qu'ils sont parvenus à produire sur leur petite propriété. Pourquoi ? Sans doute parce que le crédit (cf. p. 364) jouit d'une très relative facilité dans nos villages. Mais aussi parce que l'émigration dans la zone non irriguée, et l'abondant salariat agricole dans l'autre, offrent des solutions point trop inaccessibles à ceux qui ont besoin d'argent : en ce sens, on peut dire que le sud du Karnataka est relativement favorisé par rapport à d'autres régions plus misérables de l'Inde.
88Quant à d'autres paysans du système pluvial, ceux qui ont leur production tout juste égale à leur consommation, en cas de bonne année ils ne vendent pas pour autant leurs surplus de production : non pas tant parce qu'ils attendent une hausse des cours, que parce qu'ils veulent savoir quels seront les rendements de leur prochaine récolte. Ils conserveront donc leurs surplus plus d'un an et demi, avant de ne les vendre à quelque marchand de Nagamangala que lorsqu'ils seront sûrs de leur capacité à l'autosuffisance pendant deux ans.
C. UN JEU DIFFICILE AVEC L’ENVIRONNEMENT ADMINISTRATIF ET COMMERCIAL
1. Le marché
89Le désir - limité - d’autosuffisance déjà souligné ne saurait s'expliquer sans la méfiance envers le marché : méfiance due au fait que le paysan se trouve souvent en état d'infériorité, face à un marchand plus puissant économiquement et plus au fait des astuces des transactions (mais ce facteur est de moins en moins important, étant donné que la culture paysanne est de plus en plus ouverte sur le marché et limite les occasions de se trouver berné) ; méfiance due surtout aux rapports incertains entre revenus agricoles et coûts à l'achat des biens de consommation.
a. L'impact de la hausse des prix
90L’inflation, croissante en Inde depuis quelques années, ne peut que renforcer cette tendance. En effet, les salaires agricoles, aussi bien que les cours à la vente des produits agricoles, ont tendance à ne pas suivre la hausse des prix à la consommation des biens manufacturés ou agricoles.
91On a déjà évoqué pour le système rural irrigué la stagnation, voire le déclin sur le long terme, des salaires des journaliers agricoles payés en argent. C'est toujours avec plusieurs années de retard que les agriculteurs employeurs répercutent sur les salaires de leurs ouvriers la hausse générale des prix à la consommation. Certes, l'inflation n'a jamais été « galopante » depuis l'Indépendance, et pour la période 1973-83 elle s'est limitée pour toute l'Inde à 7,7 % par an. Mais elle est depuis en forte croissance : entre 1988 et 1990, le prix du sucre a augmenté de 50 %, celui du dal (pois d'Angole) de 44,5 %, celui du thé de 61,5 %37, alors que le taux général officiel d'inflation pour 1990 n'atteignait pas les 11 %. Les produits de base pour la population rurale sont donc sévèrement touchés, et notamment des produits qui ne sont pas ou peu en vente dans les boutiques de rationnement du PDS : oléagineux, et éleusine38. En outre, les statistiques sont souvent d'un optimisme trompeur : selon le très officiel Directorate of Economies and Statistics de Bangalore, entre 1980 et 1988 le prix de vente au détail d'un kilo d'éleusine aurait augmenté de 10 % par an en moyenne pour le Karnataka, et pour le riz de 15 %, tandis que les salaires moyens des journaliers agricoles employés pour les labours et les semailles auraient bénéficié d'une croissance de 18 % par an en zone irriguée, et de 20 % en zone sèche. Satisfaisant ? Mais ces chiffres doivent être considérés avec réserve, étant donné qu'ils évoquent comme résultat de cette hausse un salaire journalier moyen de 12,72 Rs en zone sèche en 1988, et 12,90 Rs en zone irriguée : des gages étonnamment plus hauts que la réalité du Maidan, et sans doute même que la réalité de tout le Karnataka (mais qui peuvent laisser croire que sont respectés les salaires minima théoriques légaux...).
92La situation est donc difficile, presque autant pour le vendeur de petits surplus céréaliers que pour le salarié agricole39. Qu'un petit verre de thé subisse au café du village une hausse de 0,40 à 0,50 Re peut ne sembler être qu’une augmentation de 10 paise. Mais il s'agit en fait d'une hausse de 25 % d'un coup, extrêmement brutale pour un journalier qui peut ne gagner que 6 ou 7 Rs pour une journée de moisson. Pour le petit producteur, les actuels changements de politique économique du gouvernement indien, qui lui ont fait subir en 1991 une hausse de 30 % sur le prix des engrais chimiques, ne peuvent qu'accentuer une « crise des ciseaux » dont il est déjà victime. On comprend que, si audacieux qu'ils soient parfois, les paysans demeurent attachés à produire eux-mêmes au moins une partie de leur alimentation40.
93En outre, l'élasticité de leurs ventes et de leurs choix culturaux en fonction de l'évolution des cours des produits agricoles demeure relativement limitée. Comme l'a souligné G.H. Mulla (1968), la réponse des agriculteurs aux variations de prix ne se fait qu'au terme d'une longue évolution des cours dans le même sens : il ne suffit pas qu'une ou deux années de suite une culture marchande bénéficie de prix élevés pour que le paysan la couronne aussitôt tête de rotation. Ce n'est que si la hausse des prix persiste pendant un ou deux lustres que les stratégies culturales seront modifiées.
b. Le rôle du Public Distribution System (PDS)
94Rappelons que celui-ci est un système organisé par l'Etat qui permet une certaine redistribution des produits alimentaires (céréales, huiles...) en provenance des régions excédentaires de l'Inde au profit des régions déficitaires, mais aussi au profit des groupes sociaux considérés comme les plus défavorisés. L'impact du PDS sur les entrées et les sorties du système de production est évident, puisque d'une part il pèse sur les sorties concernant le paddy en imposant la vente obligatoire d'un certain quota (procurement) à l'Etat via les rizeries, et puisque d'autre part il délivre dans des boutiques de rationnement des produits alimentaires très bon marché, quoiqu'en en faible quantité.
95En ce qui concerne les entrées tout d'abord, on peut rappeler que toutes les maisonnées, à quelques exceptions, abus ou oublis près, possèdent une carte de rationnement, de couleur rouge ou verte selon leur degré de pauvreté. La carte verte bénéficie de prix plus avantageux à la boutique de rationnement, de quantités plus grandes et d'un choix plus vaste de produits disponibles. Si elle soulage sans conteste d'un certain fardeau le budget des maisonnées les plus pauvres, elle est toutefois loin de pouvoir assurer la survie de celles-ci, et son importance ne saurait être surestimée. Qu'on en juge : mal alimentée comme le sont toutes les autres, la boutique de rationnement de la Porte de Mayagonahalli n'a pu délivrer en 1989 qu'une moyenne mensuelle de 3,6 kg de riz, 2,6 kg de blé, 1,8 kg de sucre, et 1,7 litre de kérosène à chaque titulaire d'une carte de rationnement. Certes, ce chiffre inclut aussi bien les cartes rouges que les vertes, qui ont priorité ; certes, certains bénéficient de passe-droits puisqu'avec 115 cartes vertes et 64 rouges à Mayagonahalli, 95 vertes et 48 rouges à Naragalu, il y a bien plus de cartes qu’il ne devrait légalement en exister, étant donné que l'on ne distribue qu'une carte par maisonnée41 ; certes, le prix des produits, subventionnés pour moitié, est intéressant pour les cartes vertes (2,50 Rs un kilo de riz, de qualité il est vrai très moyenne, contre 4,10 Rs pour les cartes rouges). Mais il reste au total que les quantités disponibles sont faibles, que la céréale de base, l'éleusine, n'est quasiment jamais en vente, et que les légumineuses sont quant à elles complètement exclues du système (on parlait en 1991 de les y faire participer) alors que leur prix sur le marché libre est particulièrement élevé.
96Quant aux sorties du système de production, le PDS ne concerne que le système irrigué, producteur de riz. Il n'y joue plus qu'un rôle indirect, mais toujours important, depuis que le procurement - qui ne touche que le paddy au Karnataka42 - n'est plus prélevé par l'Etat chez les producteurs eux-mêmes, mais auprès des rizeries qui ont acheté du paddy aux paysans et qui, une fois celui-ci décortiqué, doivent revendre un tiers de leur riz à prix fixe à l'Etat. Etant donné que ce prix est inférieur au prix du marché (en 1989, l'Etat offrait 250 Rs pour un riz de variété supérieure, tandis que les cours du marché libre oscillaient entre 300 et 470 Rs selon la saison), la rizerie est obligée de répercuter ce manque à gagner dans les prix qu'elle offre au producteur de paddy. Or les paysans ne vendent leurs surplus, directement ou indirectement, qu'à des rizeries, et en sont donc dépendants. Ils peuvent théoriquement choisir entre trois ou quatre établissements dans un rayon de 3 km, mais en fait ils se trouvent souvent liés à un moulin en particulier quand ils ont dû prendre une avance sur la vente auprès du propriétaire de la rizerie ou d'un intermédiaire, avance qui les oblige à vendre leur paddy à nul autre qu'à leur créancier. On comprend là encore que le paysan ne soit guère tenté de transformer sa riziculture en activité pleinement commerciale. Il préférera miser sur la canne à sucre. Mais là aussi un choix devra être effectué face à une alternative.
c. Jagre ou raffinerie ?
97Dans le système irrigué, un producteur de canne à sucre a théoriquement quatre débouchés possibles :
- vendre sa canne sur pied à un moulin à jagre ;
- vendre son jagre lui-même s'il possède un moulin ;
- louer un moulin, acheter éventuellement de la canne s'il n'en a pas récolté suffisamment, et produire alors du jagre ;
- ou vendre directement sa canne à sucre à la raffinerie de Mandya.
98On le voit, l'alternative moulin/raffinerie est assez complexe. Deux principaux paramètres : le cours du jagre, particulièrement incertain ; et le prix de la tonne de canne offert par la raffinerie, souvent moins rémunérateur mais gage de davantage de sécurité. C'est en fonction de ses capacités à assumer de tels risques que le paysan va opter pour l'une ou l'autre des filières, raffinerie ou jagre.
99Des quatre débouchés, ce sont les premier et dernier qui sont les plus courants à Mottahalli. La vente à la raffinerie de Mandya, tout d'abord : avant la plantation du champ, un contrat est signé entre le paysan et l'usine précisant le tonnage que devra vendre le premier à la seconde, et rappelant que le transport (10 km) et la coupe sont à la charge du paysan. Le contrat est sévère pour le producteur, mais pourtant celui-ci peut préférer la filière de la raffinerie à celle du jagre en raison de plusieurs facteurs : avant tout la stabilité du revenu, essentielle pour les petits producteurs qui n'ont guère les reins solides. En effet, si le contrat est toujours signé avant que le prix offert au producteur par la sucrerie soit rendu public, il est de tradition cependant que ce prix soit toujours supérieur ou égal à celui de l’année précédente (330 Rs la tonne de canne en 1989). Ce qui fait que le profit net d'une telle culture est toujours important, même s'il est inférieur à celui procuré par la fabrication de jagre pour peu que les cours de celui-ci soient élevés. Cela est remarquable, car il est le plus souvent admis au contraire, pour l'essentiel de la littérature sur l'Inde ou ailleurs, qu'en règle générale les cultures commerciales, tout en permettant une augmentation des profits, augmentent en même temps la variation de ces profits, et créent une situation d'incertitude qui, notamment pour le petit paysan, peut limiter ses investissements et le degré d'intensivité de son système de production (M.G.G. Schlüter, 1974).
100Autre attrait de la sucrerie, surtout pour les petits producteurs : les prêts proposés. Tous les clients ont droit à un emprunt de 4000 Rs/acre, avec un intérêt de 14 ou 15 %, et ceux qui ont des difficultés particulières et qui sont clients réguliers peuvent même profiter d'un prêt supplémentaire à un taux de 7 ou 9 %, ainsi que de boutures gratuites. Du coup, il arrive même que des propriétaires de moulin à jagre, à court de liquidité, passent contrat avec la sucrerie pour une petite partie de leur production de canne, moins parce que ses prix sont stables que parce qu'elle propose de tels prêts.
101Enfin, la raffinerie est anonyme : elle ignore les querelles de personnes, les rivalités de caste ou les histoires de famille. C'est ainsi que beaucoup de Harijan vendent leur canne à la raffinerie, étant donné qu'aucun membre de leur caste ne possède de moulin : s'ils veulent produire du jagre au village, ils passent souvent après tous les autres paysans lorsqu'il y a presse en juillet-août et que certains moulins sont saturés.
102Cela dit, presse il y a, et au même moment, à cette raffinerie. Il est courant que des paysans attendent à l'intérieur d'une queue de 600 charrettes pendant plus de 12 heures, passant la nuit dehors avec leurs boeufs dételés, pour lesquels ils auront pris la précaution d'emporter avec eux quelques gerbes de fourrage. La teneur en saccharose de la canne diminue alors rapidement, mais peu importe au paysan puisque celle-ci n'est pas mesurée par l'usine. Cependant, pour ceux que le temps presse, (ou qui ne possèdent pas de charrette et que rebute le prix de la location d'un camion), le recours à un moulin à jagre peut être préféré.
103Car au village des arrangements sont parfois possibles : un propriétaire de moulin peut accorder la priorité à des petits paysans pour le broyage de leur canne, sous réserve que pendant l'année ils lui rendent la priorité lorsqu'ils travaillent comme journaliers, et qu'ils ne s'engagent pas chez un autre employeur quand lui a besoin de main-d’œuvre. Ces ouvriers agricoles se lient ainsi à un gros propriétaire, sans avance sur salaire, mais avec pour avantage (en plus de petits prêts d'une cinquantaine de roupies) l'assurance d'un débouché en temps voulu pour leur canne - tandis que le propriétaire a quant à lui l'assurance d'une main-d’œuvre... parfois employée pour couper la propre canne à sucre du petit paysan.
104En effet, la vente de la canne sur pied à un moulin implique que ce soit le propriétaire du moulin qui se charge du transport et en général de la récolte, alors qu'en cas de contrat avec la raffinerie c'est au planteur de couper et porter la canne à Mandya. La canne est achetée sur pied par le propriétaire du moulin, après qu'il a visité le champ et évalué la valeur de la récolte (qualité des tiges, degré de maturation...). Pour un petit paysan dont les ressources l'empêchent de payer la main-d’œuvre nécessaire à la coupe, cela est un atout important.
105En outre, le contrat avec la raffinerie apparaît souvent comme trop rigoureux par rapport à la souplesse du moulin. Notons tout d'abord la dureté des clauses de ce contrat pour le producteur. Qu'un accident arrive à sa récolte, et il devra indemniser l'usine ; mais que l'accident arrive à celle-ci, qu'elle subisse une grève du personnel (c'est courant), un engorgement de son approvisionnement (c'est habituel), que le permis de coupe qu'elle doit délivrer arrive si tard que la canne a commencé à se dessécher, et aucune indemnisation n’est prévue au profit du paysan. D'autres clauses représentent une gêne pour l'agriculteur : l'obligation de conserver plus de 13 mois en terre la canne à sucre (afin que la teneur en saccharose soit satisfaisante) lui fait parfois prendre des retards dans ses rotations, et l'empêche de spéculer sur les cours (comme lorsqu’il fabrique du jagre avec une canne de 11 ou 12 mois seulement, pour profiter de prix élevés). En outre, couper la canne à la date voulue, ni trop tôt, ni trop tard, n'est pas aisé car la main-d’œuvre nécessaire coûte cher ; tandis que si on vend sa canne à un moulin, c'est comme on l'a vu en général le propriétaire de celui-ci qui se charge de la récolte. Enfin, l'interdiction (qui souffre certaines exceptions) de planter de la canne en dehors de la période juin-novembre est une contrainte de plus.
106Enfin, le contrat exclut tout accord portant sur une terre en situation illégale : soit qu'elle ait été prise en fermage, soit qu'elle soit encore enregistrée au nom du grand-père, lorsque le propriétaire réel a reculé devant le coût de l'actualisation de l'enregistrement (600 ou 700 Rs). Le contrat refuse également les terres hypothéquées ou mises en gage, et le formulaire à remplir se montre d'une méfiance inquisitrice dans ses questions au sujet des personnes ayant des droits sur la terre : en cas de litige, une famille indivise ne simplifierait pas les actions en justice. Sur tout cela, le propriétaire d'un moulin à jagre ferme les yeux. Non pas qu'il soit moins méfiant, mais il existe suffisamment de moyens de pression au sein du village pour qu'on n'ait pas besoin de prendre tant de précautions entre deux parties qui entretiennent des rapports personnels.
107C'est en fonction de tous ces inconvénients et de tous ces avantages que le paysan choisit une des filières selon ses intérêts propres ; mais en soi, aucun de ces deux débouchés n'est parfait. Cela explique que souvent le choix final respecte le sage dicton français conseillant de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, et que la production de canne soit divisée en deux : une partie sera vendue sur pied à un moulin, l'autre sera coupée par les soins du producteur et acheminée vers la raffinerie. Notons cependant que celle-ci est relativement stricte sur la quantité à livrer, car le contrat ne tolère que 10 % de moins sur le tonnage prévu : opter pour la stratégie des deux débouchés suppose donc d'avoir fait ce choix dès le moment de la plantation, puisque les contrats sont signés un an avant la coupe. Nécessitant un esprit prospectif, la culture de la canne à sucre est une culture commerciale qui implique une spéculation, pour reprendre des termes boursiers, sur le marché « à terme », et non simplement « au jour le jour ».
108Jouer sur les deux tableaux peut se faire également par la prise en location d'un moulin et de la main-d’œuvre qui lui est attachée (en général pour le prix de 120 Rs - si la coupe de la canne est à la charge du moulin - ou sinon de 100 Rs/q de jagre produit). La spéculation peut se pratiquer alors à plus court terme. Ce Vokkaliga avait passé pour l'année 1989 un contrat portant sur 80 t de canne à livrer à la raffinerie. Mais quand vint le moment de la récolte, les cours du jagre étaient particulièrement élevés, tandis que ses rendements en canne étant bons il se trouvait à la tête d’une récolte qu'il estimait à 95 t. Aussi décida-t-il de louer un moulin : il produisit ainsi 35 q de jagre. Mais il ne lui restait plus que 60 t de canne à livrer à la raffinerie, ce qui voulait dire que manquaient 25 % de la quantité prévue par le contrat. Heureusement, on était en juillet, à une époque où l'usine ne manque pas d'approvisionnement. Celle-ci ferma donc les yeux, et accepta les 60 t sans réclamer d'indemnisation. Le paysan, quant à lui, avait eu raison de volontairement sous-estimer sa production dans le contrat signé l'année précédente : cela lui a permis de profiter des cours du jagre, tout en lui assurant la sécurité au cas où ceux-ci auraient été bas, puisqu'en ce cas la raffinerie aurait sans doute accepté le total de sa production de 95 t.
109Et puis, assurent certains paysans, la cohue est telle à la sucrerie lorsqu'on vient y livrer sa récolte qu'il arrive que les accrocs au contrat passent inaperçus. Et si jamais la raffinerie proteste, il semble que des poursuites ne soient ordonnées que lors de grosses fraudes - où il arrive alors qu'on saisisse les moulins qui concurrencent illégalement la raffinerie.
110La location d'un moulin permet en outre à de petits paysans qui ont quelque capital de profiter des cours élevés du jagre en broyant, outre leur propre production, de la canne d'autres producteurs qu'ils achètent sur pied. Certains audacieux achètent ainsi jusqu'à trois fois l'équivalent de leur propre récolte, tel Puttaswammy qui, des 115 t de canne qu'il traita dans un moulin en 1990, n’en possédait que 35 t. Le jeu en vaut souvent la chandelle, mais il est aussi très risqué : un autre Vokkaliga réussit par ce système à gagner 20 000 Rs de profit net en 1988... mais l'année d'après, il eut 10 000 Rs de pertes : en 15 jours en effet, les cours du jagre étaient tombés de 500 à 275 Rs le quintal (moins que le prix d'une tonne de canne à la raffinerie43 !). En outre, les chutes des cours ne représentent pas l'unique ennemi : il faut compter aussi avec les erreurs dans l'estimation de la valeur du champ et de la teneur en saccharose de la canne ; compter aussi avec les problèmes de main-d’œuvre, si le loueur de moulin a dû engager ses propres ouvriers (ce qui est rare il est vrai) : immigrés saisonniers, ceux-ci empochent parfois l'avance qui leur est versée, puis s'enfuient vers leur village. D'où des pertes en argent et en temps qui viennent se surajouter aux problèmes souvent créés par une certaine inexpérience du loueur, qui peut être novice quant à la gestion d’un moulin. Tout cela a découragé Kempaiah : il avait pris en location des moulins pendant 6 saisons depuis 1980, mais la dernière année, ses pertes ont été telles qu'il a dû vendre ses deux bœufs alors que l'emprunt bancaire qu'il avait souscrit pour leur achat et celui d'une charrette n'était même pas encore remboursé. Quatre années plus tard, il n'a toujours pas été capable de racheter un attelage, et il doit faire labourer ses 2 acres irrigués par des journaliers, à 25 Rs par jour. Plus question de tenter à nouveau sa chance dans le jagre : « le goût du jagre est sucré, mais son coût est parfois amer ».
111Dernier cas de figure, les propriétaires d'un moulin. Eux aussi peuvent opter pour une solution mixte, c'est-à-dire vendre une partie de leur canne à la raffinerie : soit pour profiter d'un prêt, on l'a vu, soit pour disposer d'un « matelas » économique si jamais les cours du jagre venaient à chuter. Certaines années, la loi les oblige de toute façon à vendre 50 ou 100 t de canne à la raffinerie (selon leur superficie) pour obtenir le renouvellement de la licence leur permettant de faire fonctionner légalement leur moulin pendant 3 mois (en fait souvent 4 ou 5) : un quota institué pour permettre un minimum d'approvisionnement à la sucrerie les années où flambent les cours du jagre.
112Etant donné le nombre croissant des moulins dans le système rural irrigué, leurs propriétaires, qui eux-mêmes ont en général une récolte trop limitée pour les faire fonctionner trois mois, doivent acheter de la canne à sucre à d'autres paysans, parfois à plus de 10 km du village. Là encore, il convient de choisir une stratégie parmi trois choix potentiels : soit faire marcher le plus longtemps possible son moulin, au-delà des trois mois légaux (ce qui n'est pas un problème car les pouvoirs publics ferment les yeux au grand dam de la raffinerie), avec des problèmes d'approvisionnement en canne croissants au fur et à mesure que l'on avance dans la saison, et la difficulté de conserver de la main-d’œuvre saisonnière aussi longtemps ; soit faire fonctionner le moulin tout aussi longtemps, mais en le louant : alors le propriétaire se trouve déchargé du souci de l'achat de canne à sucre, ainsi que de la vente du jagre qui est à la charge du propriétaire de la canne broyée ; soit enfin, pour les plus gros propriétaires, ne broyer que sa propre récolte si elle est très importante, quitte à fermer un peu plus tôt que prévu son moulin : de toute façon les cours du jagre ont tendance à baisser après la mi-septembre, en raison de l'entrée sur le marché de la production du nord de l'Inde. (Au total cependant, les moulins de Mottahalli produisent chacun environ 500 q de jagre par saison : en-deçà, il est bien rare qu'ils soient très rentables).
113Un de leurs problèmes consiste dans leur trop grand nombre, d'où résulte une concurrence acharnée. Pourtant, la propriété d'un moulin est réservée, sauf exception, aux plus gros propriétaires, étant donné l'énorme investissement que cette installation représente (125 000 Rs sans le prix du terrain, en 1987), et la nécessité de posséder une grande superficie irriguée pour que l'alimentation en canne du moulin soit au moins partiellement assurée. On ne comptait cependant pas moins de 26 moulins en 1989 à Mottahalli, et 2 ou 3 de plus en 1991 : signe que les cours élevés du jagre rendent la construction d'un moulin rentable. Tenter une intégration verticale, même limitée, de la filière de la canne à sucre, permet d'apporter un surcroît de valeur ajoutée au produit, et donc, en moyenne, de gagner davantage44.
114Le profit n'est cependant pas le seul mobile qui pousse à la construction d'un moulin. Il en est trois autres : tout d'abord, la sécurité - toute relative étant donné les variations des cours ! En effet, posséder son propre moulin est l'assurance d'avoir un débouché pour sa canne, sans avoir besoin d'attendre l'autorisation de coupe de la raffinerie ou de faire la queue devant la sucrerie en cas de contrat avec celle-ci, ni d'attendre la venue des ouvriers du moulin si on a vendu la canne à un producteur de jagre. Plus que jamais en effet, le temps est de l'argent : d'une part parce que la teneur en saccharose diminue très rapidement après la coupe, et d'autre part parce que tout retard dans la récolte de canne sera répercuté sur la culture suivante de la parcelle, mettant en danger le succès de la rotation prévue.
115Le prestige est un autre mobile, parce que la grosse bâtisse de briques à toit de tuiles qu'est le moulin symbolise aux yeux des villageois le statut social et la réussite d'un gros propriétaire. Avoir un moulin, avec tout ce que cela sous-entend comme surface cultivée en canne et comme main-d’œuvre sous ses ordres, c'est se poser comme membre de la couche sociale supérieure de la population villageoise, c'est jouir d'un prestige certain - et l'on sait que le prestige est en outre rarement avare de retombées économiques favorables.
116Un peu plus anecdotiquement, la peur des expropriations publiques représente un quatrième mobile : à Mottahalli en effet, bien des propriétaires de terres non irriguées vivent dans la peur que celles-ci soient récupérées par l'Etat afin de créer un chemin empierré, ou un nouveau lotissement comme extension de ceux destinés aux Harijan et aux immigrés sans terres qui ont pu être construits de cette façon. Or, comme un terrain bâti se trouve « aliéné » (alienated), c'est-à-dire ôté de la surface cultivable du finage et non passible d'expropriation, ces paysans demandent suffisamment à l’avance un permis de construire et bâtissent un moulin à jagre sur le lopin qu'ils estiment menacé, interdisant à l'avenir toute expropriation. Dépenser plus de 100 000 Rs pour conserver une terre si peu fertile qu'elle n'était parfois même pas cultivée ? C'est là une preuve de l'attachement qu’on porte à la terre, plus que de l'ampleur des profits attendus d’un moulin qui fonctionnera peut-être avec une surface en canne trop réduite.
117On peut craindre du coup que les moulins à jagre soient en tel surnombre que bientôt leur construction ne se révèle plus rentable. Leur engorgement n'a lieu que quelques semaines dans l'année... Certes, la récente ouverture, en août 1989, du « marché réglementé » de Mandya pour abriter les ventes aux enchères du jagre, pourrait être un facteur favorable à la multiplication des moulins, puisque les transactions se font désormais sous le contrôle de l'administration, qui veille à ce que les producteurs villageois ne soient pas lésés par les courtiers acheteurs. Pourtant, ce marché ne devrait pas apporter tant d'améliorations pour les producteurs de jagre : en effet, au temps où les courtiers venaient au village traiter directement devant les moulins, les ventes ne se faisaient déjà pas sous forme d'un échange inégal, du moins à Mottahalli et dans les villages voisins, villages où les propriétaires de moulins sont il est vrai particulièrement puissants. De fait, il n'y avait que fort peu d'avances ou d'endettement liant vendeurs et acheteurs, et les transactions se faisaient librement, la concurrence entre les nombreux courtiers compensant l'inconvénient pour les villageois d'offrir trop de jagre tous au même moment. D'ailleurs, la plupart des producteurs vendaient leur jagre à plusieurs courtiers différents au cours d'une saison, signe de leur grande liberté. Depuis l'ouverture du marché réglementé, les choses n'ont donc guère changé : le producteur retrouve les mêmes courtiers que jadis au village, mais ils tiennent boutique dans l'enceinte du marché. Et c'est à lui désormais d'acheminer son jagre à Mandya, par un camion qui exige une roupie par seau de 20 kg de jagre. Le montant de la vente ne lui est pas payé plus tôt qu'auparavant, il lui faut toujours patienter 15 jours. Et le manque d'autonomie du paysan par rapport aux cours demeure : étant donné que le jagre ne peut être conservé au village plus d'une semaine, il n'est pas possible de le stocker dans l'attente de cours plus favorables.
2. Les formes multiples du crédit
118Comme le marché, il représente une forme d'encadrement dont doit tenir compte l'agriculteur. Nous l'avons déjà présenté à l'échelle régionale ou villageoise, tel qu'il pouvait apparaître à travers les statistiques de l'administration. Il reste maintenant à l'aborder tel qu'il est aux yeux des paysans, tantôt manne généreuse, tantôt inflexible machine à dettes ; tantôt très proche de la sphère de l'agriculture, tantôt inaccessible.
119Le recours au crédit, jadis plutôt réservé aux villageois les plus démunis pour des dépenses liées à la consommation, s'est généralisé avec la naissance d'une agriculture exigeant de plus en plus d'intrants : le développement de sources de crédit institutionnelles (banques rurales, « coopératives »...) concerna cette fois davantage la partie supérieure de la société rurale, étant donné que celle-ci avait les plus gros besoins en intrants - et que les plus pauvres se trouvaient exclus du crédit par les conditions d'accès à celui-ci. D'où aujourd'hui la coexistence de formes multiples, concernant des couches sociales diverses et des objectifs variés.
a. Peu cher mais peu accessible : le crédit institutionnel à la production
120Les banques de développement rural PCARD (p. 74) excluent explicitement de leur clientèle les paysans « marginaux » : pour obtenir un prêt, la possession depuis plus de 3 ans d'un minimum de 0,6 ha est requise comme préalable, et doit être prouvée par un certificat du Village Accountant à qui il faut donc s'adresser - voire graisser la patte. Cette terre servira de gage à l’emprunt : ce Kuruba de Naragalu, pour obtenir un prêt permettant l’achat de deux boeufs de trait, a dû hypothéquer 1,13 ha. Mais on doit également apporter une copie du cadastre (patte), un landholding certificate montrant la superficie totale de l'exploitation, un certificat de non-gage (non-encumbrance), une attestation prouvant que l'on n'est débiteur d'aucune banque ni coopérative, une licence du conseil de mandal, sans oublier un arbre généalogique. Et éventuellement un certificat d'achat, un certificat de division, un certificat de transfert, un « rapport technique » (« seulement dans le cas d'un prêt pour l'horticulture »), une notice expliquant les caractéristiques du site, un sondage géologique et un certificat du Karnataka Electricity Board attestant que la taxe d'électricité a bien été payée (seulement dans le cas de prêts pour pompes électriques).
121Cela fait beaucoup pour des petits paysans qui tout à la fois peuvent être analphabètes, cultiver une terre demeurée au nom d'un aïeul depuis décédé, ou bénéficier d'un programme de crédit comme l'IRDP, auquel cas ils ne pourront obtenir le certificat de non-endettement. Mais en outre, il leur faudra, en plus de l'achat d'une part sociale de 100 Rs, déposer 5 % du montant de l'emprunt demandé. Payer pour obtenir de l'argent : cette situation paradoxale, les pauvres ne peuvent l'assumer. Aussi personne parmi eux ne s'adresse-t-il à la banque PCARD.
122Autant les paysans ont souvent tendance à se faire plus pauvres qu'ils ne le sont parce qu'ils espèrent profiter de programmes de développement, autant dans le bureau d'un employé de la PCARD, ils jouent le jeu inverse, sachant qu'ils ont affaire à une banque qui exige des garanties de solvabilité. Certains montrent à cette occasion qu’ils ne sont pas sans moyens face à une administration qui apparaît pourtant souvent puissante et inflexible45. D'autres au contraire craignent les échéances des remboursements. « J'ai peur », avoue un Vokkaliga, incapable de rembourser l'emprunt souscrit pour planter une cocoteraie en raison de la mort de son frère qui vivait avec lui. « Ils vont venir, avec leur jeep... ». C'est que théoriquement, la terre peut être saisie, et mise aux enchères (un moyen extrême auquel on recourt rarement, car il y a alors bien peu d'acheteurs potentiels). « Moi, dit un autre villageois, j’avais fait la demande d'un prêt, pour le forage d'un puits. Des gens de l’administration sont venus, ils ont étudié mon terrain. Mais ensuite j'ai arrêté la procédure, j'avais peur qu'on me demande un bakchich, alors j'ai abandonné. Et si ensuite je n'avais pas pu rembourser tout l'argent ? J'aurais perdu ma terre ! »
123La « coopérative » de crédit PACS, elle, a davantage pour vocation d'aider l'ensemble de la population villageoise. Symboliquement, elle se situe toujours en milieu rural, plus près des villages que la PCARD, qui se trouve dans le chef-lieu du taluk. Souvent, la boutique de rationnement du PDS est située dans le même bâtiment, afin que les titulaires de carte verte, pendant qu'ils achètent grains ou vêtements subventionnés, puissent profiter des prêts agricoles à court terme (semences, engrais, argent) que propose la coopérative.
124Presque chaque maisonnée de Mottahalli a de fait une part au moins dans la coopérative de Kottatti, à 3 km du village irrigué. Cette fois, la possession de 10 ares au minimum est seulement requise (il est vrai que bien rares sont les cultivateurs de moins de 10 ares qui ont besoin d'un prêt pour leurs cultures...)46. Mais il faut acheter en parts sociales 15 % de l'emprunt demandé (qui peut atteindre 4 000 Rs/acre au maximum). Et le prêt est remboursable une fois la récolte achevée : on ne peut donc guère compter sur cette source de crédit pour faire face à des dépenses de consommation... même si certains en font usage cependant, attirés par le taux de 7 %, quitte à grossir les rangs des 35 % de prêteurs qui ne rembourseront pas en temps voulu, voire jamais47.
125Finalement, la PACS en milieu irrigué laisse de côté deux catégories sociales : les plus pauvres, qui ne peuvent emprunter, ou ne le veulent pas de peur de l'endettement et des menaces de rétorsion en cas de non-remboursement ; et les plus riches, qui ont suffisamment de fonds de roulement pour ne pas devoir emprunter à la coopérative. Pour les catégories intermédiaires cependant, celle-ci est particulièrement utile, et permet de limiter les problèmes du financement de ces cultures coûteuses en capitaux et en main-d’œuvre que sont la canne à sucre et la riziculture : en 1989, 80 personnes ont à Mottahalli souscrit un emprunt à court terme pour la culture de canne à sucre, pour un peu plus de 4 000 Rs en moyenne.
126La situation dans les villages non irrigués est différente. A 5 km de Mayagonahalli, la « coopérative » de Kelagere a 40 de ses membres habitant à Mayagonahalli, et 26 membres originaires de Naragalu. Mais, parmi ces derniers, 14 sont des Harijan, auxquels l'Etat offre gratuitement leur part sociale de 25 Rs. Et en 1990, seules deux personnes (de Mayagonahalli) ont souscrit un prêt... que l'une n'a pas remboursé. Cela parce que les cultures pluviales ont un coût de production particulièrement faible, que donc la plupart des paysans peuvent supporter sans recourir au crédit de la PACS. Du coup, celle-ci n'a même pas de semences ou d'engrais chimiques en stock, dont il est pourtant prévu qu'ils fassent l'objet d'emprunts en nature.
127Pour dire les choses crûment, dans le système rural pluvial la PACS ne sert à rien. On ne peut pas en dire autant d'un crédit à plus long terme, et qui vise officiellement les plus défavorisés : celui qui transite par le Programme de Développement Rural Intégré (IRDP). On a vu (p. 286) que le nombre de personnes concernées par village n'était pas négligeable, bien que fort irrégulier étant donné que l'administration pratiquait une rotation des villages bénéficiaires. Ce qui veut dire qu'un paysan ayant besoin d'acheter rapidement un attelage ne pourra pas compter sur un prêt IRDP, à moins que par extraordinaire son village ait été justement sélectionné cette année-là... et qu'en outre lui-même soit au nombre des bénéficiaires.
128Or le choix de ces bénéficiaires est effectué à partir de la définition d'un seuil de pauvreté, qui correspond à un revenu annuel qu'une famille de 5 personnes ne doit pas dépasser pour pouvoir être sélectionnée au titre de l'IRDP. Le seuil est fixé théoriquement à 3600 Rs pour 1990, mais selon le nombre de bénéficiaires potentiels et les crédits disponibles, le chiffre peut être haussé ou abaissé selon les cas. Il est facile d'imaginer combien les fraudes peuvent aisément s'effectuer, soit sous forme de passe-droits accordés par l'administration contre bakchich48, soit à l'inverse par tricherie des villageois, qui tentent de masquer un revenu non agricole, de présenter leur maisonnée plus nombreuse qu'elle ne l'est, ou de cacher la possession d'une terre non enregistrée. Comme l'a montré K. Bharadwaj (1985), en voulant développer l'économie rurale, voire améliorer le sort des pauvres, tout en se refusant à changer les structures sociales, l’Etat indien ne peut que voir ses programmes de développement détournés au moins en partie par les couches sociales supérieures, qui peuvent canaliser à leur profit un peu de la manne financière : d'où un frein puissant au développement social et même économique.
129Mais les erreurs et les injustices sont loin d'être toutes volontaires, ne serait-ce que par le mode de calcul suivi pour estimer le revenu familial (tâche loin d'être facile il est vrai). C'est ainsi que si à Mottahalli le revenu d'une acre non irriguée est estimé à 800 Rs annuelles, une acre irriguée n'est censée rapporter que 2500 Rs, soit seulement 3 fois plus ! Quant au revenu d'un ouvrier agricole sans terre, il est estimé sans sourciller à 260 jours de travail payés 12 Rs, soit 3120 Rs : chiffres totalement fantaisistes, tant pour les salaires quotidiens que pour le nombre de jours de travail dans l'année, mais lourds de conséquence, puisqu'ils déterminent l'attribution d'une carte verte de rationnement aussi bien que l'accès aux prêts de l’IRDP.
130Une telle estimation, qui ferait croire qu’il vaudrait mieux être sans-terre que posséder une acre de canne à sucre, souffre de ce qu'elle est fondée sur des moyennes calculées pour toute l'Inde, qui se révèlent totalement inadéquates pour appréhender la situation du Karnataka irrigué. C'est là un des gros problèmes de ce pays : accorder beaucoup de valeur aux chiffres, travailler essentiellement sur le quantitatif fondé sur les statistiques, alors que celles-ci sont parfois fausses. Un autre inconvénient, qui lui est lié, consiste dans l'importance donnée à tout ce qui s'appelle form, certificate, copy, que l’on pourrait traduire par « paperasse », et ce même en milieu rural. Le fonctionnement de l'IRDP ne représente pas un contre-exemple : le paysan de Naragalu, qu'il faut imaginer analphabète bien souvent, parfois novice dans ses contacts avec l'administration, éventuellement habitué à jouer les humbles par sa situation sociale au village, doit aller chercher lui-même à la banque PCARD de Nagamangala, à la State Bank of Mysore de Tuppadamadu, et à la PACS de Kelagere, des certificats de non-endettement ; il doit présenter également une attestation du Village Accountant portant sur sa propriété foncière, ainsi que, s’il est de caste Harijan, donner son « certificat de caste »... muni d'une photo d'identité.
131Il faut dire que, même si toutes ces précautions semblent ici excessives, l'administration a des raisons de se montrer méfiante. Car une fois que le prêt a été accordé, l'utilisation qu'en fait le paysan peut se révéler fort éloignée du but officiellement annoncé. Le crédit à la production tel qu'il est officiellement se transforme parfois dans la réalité en crédit à la consommation. Combien de villageois ont acquis de cette façon une bufflesse, pour la revendre le lendemain afin d'acheter des vêtements de fête ou payer des dettes ? Un inspecteur peut passer : on exhibera alors pour sienne la bufflesse du voisin, obligeamment prêtée.
132Les fraudes ne sont cependant pas toujours aussi faciles à cacher, étant donné que l'administration a pris d'autres précautions. L'engagement signé par le bénéficiaire du prêt souligne par exemple que, en cas d'achat de bétail, celui-ci devra être gardé dans « une étable appropriée » en bonne santé pendant trois ans, en faisant appel si besoin est à un vétérinaire, et ne pourra être vendu ou échangé, sans quoi serait exigé le remboursement des subventions accordées, alourdies d'un intérêt de 18 %.
133Outre que ces clauses ne font évidemment pas l'affaire du paysan qui, pressé par des problèmes économiques inattendus, souhaite revendre les animaux qu'il avait pourtant acquis sans arrière-pensée, elles peuvent aussi empêcher l'obtention d'un prêt en raison de simples maladresses. Gurushanth, un Harijan de la Porte de Kenchegonahalli, qui possède 1,2 ha en commun avec ses deux frères émigrés, avait dû en 1988 vendre 1500 Rs ses deux vaches de trait pour payer des dettes. L'année d'après, il obtint un prêt IRDP pour racheter des bœufs. Mais le vendeur à qui il les acheta, chargé de les montrer ensuite à un vétérinaire pour que celui-ci rédige un certificat de bonne santé nécessaire à l'obtention du prêt, ne se présenta pas chez le praticien en temps voulu. Et les délais accordés écoulés, Gurushanth perdit tous ses droits sur l'emprunt. Il a depuis décidé de s'adresser à des villageois : le taux d'intérêt sera plus élevé, mais au moins il aura l'argent, puis les bœufs.
134Gurushanth a la chance de posséder 1,3 ha, donc d'être solvable. Mais les sans-terres, eux, sont beaucoup plus dépourvus. Quand bien même ils obtiendraient le prêt, et les animaux, il leur manquerait un petit capital pour commencer leur activité, pour construire une étable, pour acheter un vélo afin de porter le lait de leur bufflesse à la coopérative. Toutes choses auxquelles l'IRDP n'a pas pu penser (D. Bandyopadhyay (1988), très critique, écrirait « n'a pas voulu » penser). Or, ainsi que le remarque ce dernier, obtenir une bufflesse, un attelage, une charrette, correspond à une transformation d'ordre non seulement économique, mais aussi social, avec la perspective de peut-être pouvoir se libérer de ses dettes, et d'un « patron » parfois bien exigeant mais sur la protection duquel on pouvait compter. « La sécurité illusoire des relations de dépendance est remplacée par l'insécurité inhérente aux forces du marché, impersonnelles et impitoyables » (ibid., p. A-84). Contre cela, le paysan sans terre ou le microfundiaire se trouve dépourvu. Que la moitié des remboursements des prêts IRDP ne se fasse pas aux dates prévues n'est donc pas dû qu'à la mauvaise volonté49. Et qu'un même paysan puisse obtenir plusieurs prêts (étant à caractère individuel, ils peuvent être souscrits au nom de l'épouse, de la jeune sœur, du garçonnet...) peut s'expliquer moins par un désir de profiter au maximum de toutes les possibilités d’investissement agricole à bas prix, que par une fuite en avant formée d'emprunts successifs, le paysan cherchant désespérément à rembourser intérêts et capital en s'endettant encore davantage.
135Il ne faudrait certes pas noircir à outrance la situation. On a vu combien les progrès de l'élevage laitier étaient spectaculaires dans les trois villages, aidés en cela par la naissance de coopératives laitières privées. Grâce à l'IRDP, des dizaines de maisonnées ont un revenu complémentaire important par la vente de lait. Grâce à lui, des dizaines d'autres ont acquis un attelage. En cela, nos deux systèmes ruraux sont représentatifs de tout le Karnataka (V.M. Rao, S. Erappa, 1987) : malgré de gros défauts, l'ensemble ne fonctionne somme toute pas trop mal, et les moins dépourvus des bénéficiaires de l’IRDP parviennent à franchir le fameux « seuil de pauvreté ».
136Pour les autres, ceux qui n'ont pas eu la chance d'être sélectionnés, ou qui n’ont pu tirer parti du prêt pour effectuer leur « décollage économique », il reste le recours aux autres formes de crédit rural, qui elles n'ont pas spécifiquement pour objet un but productif. Car c'est là aussi un des problèmes des programmes de crédit gouvernementaux comme l'IRDP : ils ne concernent que le crédit à la production. Or ce qui intéresse souvent les plus pauvres, c'est le court terme, c’est le crédit à la consommation. Consommation de vivres, la plus urgente, celle qui presse au moment de la soudure, laquelle peut commencer très tôt dans l'année ; mais aussi disons-le, consommation moins essentielle, davantage somptuaire, afin d'assurer un beau mariage à sa fille qu'il faut bien doter, en présence de nombreux invités. « Salavannu madiyadaru tuppavannu tinnu » : « même en s'endettant, il faut toujours qu'on mange du ghee [coûteux beurre clarifié] », reprochait déjà le sage Puramdaradasa, dont bien des paysans connaissent les maximes50.
137Certaines formes de crédit à but non spécifié sont institutionnelles : elles concernent les prêts bancaires ordinaires, auxquels ont peu recours les villageois pauvres, à l’exception peut-être des prêts gagés sur les bijoux, et l'or en particulier (qui a en Inde une valeur supérieure aux cours mondiaux). C'est ainsi qu’en 1989 à la banque de Kottatti, 150 000 Rs ont été prêtées de cette manière aux habitants de Mottahalli : l'emprunt est sur un an, mais la moitié des souscripteurs ne remboursent pas en temps voulu.
138Encore faut-il posséder des bijoux. Mottahalli, dira-t-on, est un village irrigué, avec une partie de la population qui est « riche ». Mais Mayagonahalli et Naragalu, et leur agriculture pluviale ? Qu'on se détrompe : à part les paysans les plus misérables, pas une famille qui ne recèle dans quelque cachette de la maison boucles d'oreilles, boucles de narines, colliers et bracelets, en quantité parfois réduite, mais souvent surprenante. Toutes formes de bijoux qui représentent une forme de thésaurisation non négligeable - dont l'origine est souvent la dot apportée en mariage par la fiancée. Cette thésaurisation n'est pas stérile : d'une part l'or représente un excellent investissement en Inde ; d'autre part ces bijoux représentent un capital que l'on peut vendre en cas de coup dur, ce qui évite de se séparer de sa terre. Enfin, on peut les gager à la banque, mont-de-piété institutionnel dont est garantie l'honnêteté - mais aussi l'inflexibilité.
b. Le séduisant péril des formes traditionnelles de crédit
139C'est justement en raison de cette inflexibilité que l'on préfère parfois le crédit traditionnel, souvent plus coûteux, mais aussi plus malléable, « à échelle humaine » pourrait-on dire. Un usurier n'exige pas un terme fixé, lui, il a même avantage à ce que les remboursements soient différés afin que les intérêts s'accumulent. En outre, peu lui chaut que l'emprunt soit à but productif ou non51 : le débiteur est donc tout à fait libre de l'utilisation de son argent.
140Cela dit, le type d'emprunt le plus courant au village est sans doute celui pratiqué par un prêteur occasionnel et non professionnel, entre deux amis, deux parents, deux voisins : dans le système rural pluvial, le taux d'intérêt n'est presque jamais nul, rarement égal à 2 % par an, souvent égal à 2 (voire 3 %) par mois, et peut même atteindre 5 voire 7 % par mois, alors que dans le système irrigué le crédit est en moyenne deux fois moins cher. Les taux varient en fonction du degré d’amitié, de confiance et de richesse des deux parties. Le prestige joue aussi : ce Lingayat de Mottahalli a obtenu un prêt villageois à 1,5 % par an pour se construire une maison, non seulement parce qu’il est riche, mais aussi et surtout parce qu'il appartient à une caste sacerdotale et respectée. Emprunts pour construire un moulin à jagre, pour un mariage, pour réparer un toit de maison, pour acheter de l'éleusine : les buts sont très divers. Mais d'une manière générale, ce type d'emprunt concerne peu les couches sociales inférieures du village : trop peu solvables, inspirant peu confiance sur la qualité des remboursements, elles obtiennent difficilement du crédit de cette façon. Ou alors il leur faut accepter certaines conditions : c'est ainsi que ce Harijan de Mottahalli a obtenu 5 000 Rs à 12 % par an (à peine plus que le taux d'inflation) contre la promesse de travailler en priorité dans l'année sur l'exploitation de son créancier.
141Cela relève déjà d'une deuxième forme de crédit : celle qui exige du débiteur un gage à la place ou en plus du taux d'intérêt. Le gage peut être un bijou ; mais le plus souvent il s'agit de terre. Nous avons déjà évoqué ce type d'emprunt à propos du faire-valoir indirect : le débiteur laisse une terre en gage que le créancier pourra cultiver jusqu'à ce que le remboursement ait été effectué. Ce système concerne des prêteurs occasionnels, mais il est aussi pratiqué par des prêteurs professionnels.
142Une autre forme de prêt existe auprès des propriétaires de rizerie ou de leurs courtiers : avant la récolte de paddy, une avance est accordée au petit producteur dont les intérêts pourront éventuellement être remboursés en grains. Etant donné que la plupart des gros paysans de Mottahalli sont en cheville avec un propriétaire de rizerie des environs auquel ils revendent du grain, et que de l'autre côté ils emploient des courders chargés d'acheter du paddy contre avances éventuelles, il se crée ainsi un système de liens verticaux, associant les petits paysans aux industriels à travers de nombreux intermédiaires, qui forment autant de segments divisant la population villageoise au gré des relations de clientèle, chaque petit paysan ayant son patron/créancier attitré52. Une telle segmentation verticale est également visible dans le système pluvial, mais elle demeure davantage circonscrite au cadre du village, puisque les paysans ne vendent pas de paddy : le seul équivalent au courtier en paddy est l'acheteur de copra, qui ensuite revend ses noix de coco aux grands marchés régionaux. Mais les liens d'endettement semblent beaucoup moins intégrés et étendus que dans le système irrigué.
143Ces relations de clientèle coïncident avec celles se rapportant à une dernière forme de crédit, sans intérêt cette fois, et n'existant pratiquement que dans le système rural irrigué : l'avance sur salaire accordée aux journaliers, ou aux saisonniers des moulins à jagre. On l'a suffisamment évoquée pour ne pas y revenir, mais notons seulement son importance pour la population la plus pauvre : elle représente parfois la seule forme de crédit permise à cette frange villageoise, laquelle est exclue des programmes de crédit gouvernementaux qui sont à but productif uniquement, et d'accès souvent trop difficile ; et qui est exclue aussi du crédit informel, qu'il soit accordé par des prêteurs occasionnels ou par des professionnels, parce qu'elle n'est pas solvable et qu'elle n'a rien à mettre en gage. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les plus pauvres sont peu endettés... car personne ne veut leur prêter.
144Au total, à l'exception de cette population misérable, le crédit rural semble relativement bon marché en zone irriguée. Un intérêt de 24 % par an, le plus courant au village irrigué, ne peut guère être qualifié d'usuraire53 (à Mayagonahalli et Naragalu, la situation est plus difficile car 60 % est un taux qui n'est pas si rare). Au moins à Mottahalli, les exploitations ont donc assez couramment la possibilité d'utiliser une des nombreuses formes de crédit à leur disposition, soit à des fins de production dans le cadre d'une agriculture de plus en plus coûteuse, soit seulement pour « joindre les deux bouts » et permettre à une maisonnée de survivre en attendant la prochaine récolte. Car le crédit, c'est aussi cette boulette d'éleusine qu'un voisin plus fortuné offrira à un villageois dans le besoin, sans autre condition qu'une réciprocité future mais souvent peu probable. La charité, le prêt, le don, sont des valeurs qu'on pratique couramment au village : par devoir, mais aussi par bon cœur.
145Certes il existe, même en zone irriguée, des drames de l'endettement : on croit souvent, remarque A. Bhaduri (1986), que les pauvres dépendent des usuriers parce qu’ils sont pauvres ; alors qu'au moins en partie, ils sont pauvres parce qu’ils dépendent des usuriers. Notons cependant que cette très relative modération des taux d'intérêt dans le système irrigué n'est pas exceptionnelle dans le sud de l'Inde (B. Harriss, 1981) : on peut l'expliquer en premier lieu par le grand nombre des sources potentielles de crédit, qui se font concurrence et qui donc ont tendance à faire baisser les taux. En cela, l’essor du crédit institutionnel est largement positif, même s'il n’a pas réussi à éliminer certaines formes d’usure : meilleur marché que le crédit informel, mais moins accessible et plus rigide, il n'est pas l'ennemi, mais peut agir comme le complément de celui-ci. La coexistence des deux types est peut-être un bienfait pour une partie des paysans. Ainsi que l'écrit W.C. Neale54, l'usurier n'est pas qu'un agent économique : il sert d'intermédiaire entre deux mondes, faisant le lien entre une économie urbaine, celle des banques, celle des formulaires à lire et à remplir, et l'économie rurale dont elle fut trop longtemps disjointe. Il fait le lien entre les deux milieux, emprunte dans l'un pour prêter à l'autre. Pour reprendre le mot - intraduisible - d'Eric Wolf, le prêteur sur gage (pawn-broker) est un intermédiaire entre deux cultures (« culture-broker »)55.
146Enfin, la relative modération des taux à Mottahalli s'explique par les caractéristiques de l'agriculture irriguée. Reflétant souvent le degré de développement de l'agriculture locale, et notamment l'importance du risque qui lui est attaché, les taux d'intérêt sont peu élevés si les rendements agricoles se trouvent suffisamment assurés. En cela, les taux sont la conséquence, et non la cause d'un faible développement (J. Harriss, 1982). Or l’agriculture irriguée de Mottahalli jouit d'une telle stabilité relative. Et l'on peut a contrario remarquer que si le système rural pluvial connaît des taux d'intérêt plus élevés, c'est sans doute parce que l'agriculture souffre de ne guère disposer d'irrigation. D’où un cercle vicieux, puisque le crédit moins facile freine certains investissements qui pourraient améliorer la productivité et la stabilité de l'agriculture.
D. DEPENSIERS, FATALISTES ET BIGOTS ?
147L'endettement rural est souvent considéré par les citadins indiens comme une preuve de la paresse ou du caractère « lavish » (dépensier), voire irrationnel, des paysans. On a vu qu'il n'en était rien. Reste cependant à ne pas tomber dans le travers inverse : bien des dépenses peuvent être jugées excessives sans pour cela faire preuve d'ethnocentrisme ; et c'est notamment le cas des dots.
1. L'inflation du coût des mariages
148En Inde, le thème du fardeau des dots est célèbre ; les journaux regorgent de faits divers racontant de pseudo-« accidents » arrivés à de jeunes mariées, coïncidant avec les problèmes de leur père à payer le scooter que celui-ci avait promis à son gendre. Et les statistiques montrent une nette augmentation de ces drames au cours des dernières années, notamment dans la petite bourgeoisie urbaine.
149Au village, on n'en est pas encore là. Et pourtant, aussi bien à Mayagonahalli et Naragalu qu'à Mottahalli, la situation semble s'être considérablement aggravée depuis les années 1960, ce dont tout le monde se plaint, tout en ne faisant rien pour y mettre fin tant la pression sociale est forte en ce domaine.
150Pour commencer, les noces proprement dites grèvent le budget de l'exploitation, puisque les dépenses encourues à cette occasion sont parfois égales en valeur absolue à celles qui ont cours d'habitude dans les classes moyennes françaises, et qu'elles sont elles aussi en nette croissance depuis un siècle56. Vers 1930, la plupart des mariages se célébraient sur un jour. Depuis, les noces s'étalent sur plusieurs journées, avec le mariage proprement dit, qui se célèbre dans la famille de la mariée, suivi souvent, cinq jours plus tard, d’une nouvelle fête chez le marié cette fois. La nuit de noces (qui n’a lieu qu'un mois après le mariage, du moins chez les familles les plus « sanscritisées ») donnera lieu elle aussi à des réjouissances57.
151Le jour du mariage, les plus riches peuvent inviter plus de 2000 personnes ; les plus pauvres rarement moins de 500 : on a sans doute là « l'expression la plus claire de la différentiation économique » (T.S. Epstein, 1962, p. 102). C'est une bonne partie du village, de tout rang social et de toute caste (y compris les Musulmans) qui assiste à la cérémonie, avant de s'asseoir en tailleur face à une assiette en feuilles tressées que l'on remplira de mudde d'éleusine, puis de riz, le tout largement arrosé de saru aux légumes et agrémenté de petits hors-d’œuvre comme des pois ou du yaourt aux oignons, ainsi que de quelque petit gâteau sucré ou de payasam au jagre. Souvent, le premier service se fait à 9 h 30 du matin, tandis que le dernier n’est pas achevé à 16 heures. Et pourtant, les paysans indiens s'attardent rarement à manger leur repas... Au total, un paysan moyen dépense souvent pour ce repas 3 500 Rs, la valeur d'un beau bœuf de trait. Et lorsque l’on recommencera un tel repas 5 jours plus tard, il contiendra cette fois de la viande. Même s'il y a sans doute deux fois moins de personnes, le mouton et les épices coûteront facilement 2500 Rs... Mais cette fois, ce seront les parents du marié qui paieront. Il faudra cependant ajouter le coût des vêtements pour toute la famille, celui de l'orchestre qu’il faut payer, du pandal en étoffes bariolées qu’il faut louer, des haut-parleurs... : au total, les noces d'une fille coûtent plus de 15 000 Rs58.
152Cependant, tout cela représente parfois beaucoup moins que les dépenses occasionnées par la dot apportée par la mariée. Interrogé à ce sujet, le père de celle-ci dira souvent, peut-être au courant que toute dot est légalement interdite : « Une dot ? Non, non, je n'ai pas donné de dot à ma fille. Seulement 60 g d’or, un tali (pendentif en or) pour elle, une montre et un vélo pour mon gendre, des saris de fêtes pour sa mère et ses sœurs, des chemises pour son père... » Quand on sait qu'l g d'or vaut 300 Rs, et qu'en surplus bien souvent de l'argent est donné (c'est souvent seulement ce que le paysan entend par vara dakshine, litt, « cadeau pour le marié », « dot »), on a une idée du coût de cette coutume. Pour les plus pauvres, on ne donne jamais moins de 2 000 Rs, en argent ou en nature - et les habitants du système rural pluvial ne donnent pas moins que ceux du système irrigué. Pour les plus riches, on atteint souvent 50 000 Rs, pour peu que le marié ait un diplôme.
153On pourrait être tenté, avec quelque ethnocentrisme, d'interpréter cette coutume de la dot comme une survivance de temps plus anciens, survivance condamnée à disparaître dans un avenir plus ou moins proche avec l'intrusion de la « modernité ». On aurait tort. En 1960 encore, les cadeaux faits lors des mariages étaient bien moins coûteux. De plus, lorsque T.S. Epstein fit son premier séjour en 1955 près de Mottahalli, l'échange d'argent se faisait de la famille du marié vers celle de la mariée : il ne s'agissait pas de dot, mais de « prix de la fiancée ». Et les noces mêmes se passaient chez le marié, dont la famille devait donc en général assumer seule les dépenses de la fête. Seules les hautes castes utilisaient le système de la dot. Mais en 1970, quand Epstein revint dans son village, tout avait basculé : c'était dorénavant la famille de la fiancée qui devait apporter une dot et organiser les noces. C'est le cas aujourd'hui pour presque toutes les castes de la région, même si certains arrangements entré les familles peuvent permettre des exceptions à cette règle.
154Epstein (1973, p. 199) propose à ce changement quatre explications : premièrement, étant donné que les épouses des riches paysans travaillent de moins en moins dans les champs, mais qu'elles sont au contraire susceptibles d'entraîner des dépenses en vêtements ou bijoux, les femmes « sont devenues des passifs économiques alors qu'elles représentaient auparavant des actifs ». Il faut donc exiger quelque compensation de leurs parents, alors que jadis c’était eux qu'il fallait indemniser de la perte de ces bras, hier porteurs de fagots et de gerbes plutôt que de bagues et bracelets. Deuxièmement et à l'inverse, beaucoup de jeunes Vokkaliga se trouvent désormais avec quelque diplôme, ce qui leur donne une valeur marchande dont il faut tenir compte lors des tractations entre les deux familles. Troisièmement - et c'est à mon avis le facteur essentiel - on tente par là d’imiter les hautes castes, et notamment les Brahmanes, qui depuis longtemps pratiquent le système de la dot : par cette « sanscritisation » des comportements, les Vokkaliga et les autres castes, qui ne sont que des Shudra, espèrent ainsi, travailleurs agricoles ou riches propriétaires, se hausser dans l'échelle rituelle des castes. Imiter les hautes castes, adopter comme innovation ce qui pour celles-ci n'est que tradition, telle est l'évolution en ce domaine, qui semble aller à contrecourant de la « sécularisation » de l'Inde, sécularisation tant annoncée, mais jamais généralisée. Du coup, on comprend que seules les très basses castes demeurent fidèles au « prix de la fiancée » : ainsi des Vodda (tailleurs de pierre) qui, à Mottahalli, font des dons d'environ 1000 Rs à la famille de la mariée, en plus du tali, de saris, etc. Quant aux Harijan, ils sont dans une situation intermédiaire : placés au-dessus des Vodda dans la hiérarchie locale, ils pratiquent le plus souvent le système de la dot. Mais souvent, les noces ont lieu dans la famille du marié. La sanscritisation n'est donc pas parfaite ; mais nul doute que dans quelques années elle sera complètement achevée pour eux aussi.
155Quant à expliquer l'inflation en matière de dépenses, T.S. Epstein en rend responsable l'enrichissement des paysans depuis quelques décennies, notamment dans le système irrigué grâce au canal Vishveshvarayya. C'est ainsi que ce propriétaire de plus de 2 ha irrigués est parvenu à payer les 50 000 Rs que lui a coûté le mariage de sa sœur (il est fils unique) sans emprunter un sou, uniquement grâce à son épargne. Cette explication doit même être retenue pour le système rural pluvial où l'on constate un semblable gonflement des dots, car là-bas aussi la hausse du niveau de vie est visible... pour certains. Il convient de montrer qu'on est riche, et ce serait se faire traiter d'avare que de vouloir économiser sur le coût d'un mariage. « Est-ce qu'il croit qu'en mourant il emportera sa richesse sur sa tête ? » risque-t-on sinon d'entendre59. Mais, outre que même les riches doivent souvent emprunter (au moins ceux de la zone non irriguée), ce facteur ne parvient guère à expliquer pourquoi même les maisonnées pauvres, même les plus misérables, apportent de telles dots lors des mariages. Là aussi, l'explication économique montre ses limites. Pression sociale et désir de ne pas perdre la face semblent bien plus importants pour expliquer ce « potlatch » en madère de dot.
156Quitte à occasionner la ruine de la famille : un Harijan de Mottahalli, que la maladie empêche de travailler, dont le fils n'a que 12 ans, raconte les larmes aux yeux que pour marier ses trois filles, il a dû mettre en gage son unique terre irriguée de 10 ares pour 10 000 Rs sur 10 ans, emprunter 4 000 Rs (à 12 % par an), vendre 30 ares secs, et ses deux bufflesses, et ses deux bœufs... Il lui reste deux filles à marier.
157De tels exemples viennent ébranler les explications souvent portées à propos des dépenses des mariages - et qui ont leur valeur cependant, bien que marquées d'un rationalisme excessif. Tous ces comportements et ces transactions, explique-t-on, fonctionnent sous le sceau de la réciprocité : inviter tout le village aux noces implique qu'on sera invité à toutes les noces du village. La dot que l'on verse au mariage de sa fille pourra être compensée lors du mariage de son fils. Il pourra même y avoir réciprocité des dons en argent entre deux mêmes familles, et ce d'autant plus facilement que les mariages entre oncle et nièce sont courants en Inde du sud, ce qui fait revenir la dot d'où elle est partie. Au total, le coût du mariage est diminué. Ainsi est tissé un réseau de liens sociaux qui pourra fonctionner en cas de coup dur, et dont la solidarité garantie par le caractère public de tous ces engagements pourra servir le cas échéant de « sécurité sociale » dans des campagnes où celle-ci est inconnue sous toute autre forme. Prestige, liens sociaux, extension de la parenté : en cela dira-t-on, le mariage représente bien un « capital symbolique »60. Et l'on pourrait alors, si l'on s’en tient à cette perspective, critiquer avec R. Firth le classement des dépenses somptuaires d’un mariage dans la catégorie « consommation »61 : cela serait justifié dans une économie occidentale, mais dans une économie paysanne comme celle du Karnataka, ces dépenses correspondraient plutôt à un investissement (excellent de plus contre l’inflation, puisqu'il prévoit une réciprocité équivalente dans l'avenir).
158Dans le même ordre d'idées, on pourrait ajouter que la dot est, au moins théoriquement, versée au jeune marié, et non à ses parents. L’épouse pourra donc éventuellement en profiter, et ce capital, bien utilisé, peut représenter une base de départ pour le jeune couple. Bien des jeunes paysans ont pu ainsi acquérir une paire de bœufs ou une charrette à l'aide du capital réuni par leur beau-père lors du mariage. L'argent peut aussi être placé sur un compte-épargne aux noms des deux jeunes époux. Un contrôle peut d'ailleurs être effectué par la famille de la mariée, car souvent lors des tractations préalables la destination d'au moins une partie de la dot est spécifiée. C'est ainsi que la famille de ce Vokkaliga de Mayagonahalli, paysan moyen, a dû payer, en plus de 5 000 Rs de dot, 9 000 Rs pour que le gendre s'achète un vélomoteur. Une semaine plus tard, drame : la mariée est en larmes, car son jeune époux ne s'est acheté qu'un vélo (à 1600 Rs quand même). Où est le prestige et le confort promis par la perspective de rouler derrière son mari sur un vélomoteur ? Les deux familles furent au bord de la brouille.
159S’arrêter là serait cependant sous-estimer drames et dérives : les dépenses liées au mariage, et la dot en particulier, demeurent excessives pour bien des maisonnées - et c'est l'essentiel. La promesse de « sécurité sociale » semble bien dérisoire, quand il faut se résoudre jusqu'à vendre terre et bétail, ce capital même qui assurait un minimum de revenus à la famille. Aussi n'est-ce pas un souci de sécurité économique qui peut expliquer ces comportements, mais plutôt le désir de maintenir son honneur. Il s'agit moins du statut social évoqué plus haut, qui peut avoir des conséquences économiques favorables sur la bonne marche de l'exploitation (prestige, clientélisme), que d'une autre forme de statut, plus gratuite, qui se traduit davantage en termes psychologiques (fierté d'avoir fait comme les autres ou mieux que les autres). Pour le père de l'épouse - et pour toute la famille, puisque les tractations matrimoniales se font presque à l'échelle de la lignée - craindre d’apparaître comme plus pauvre que son voisin, comme incapable de marier sa fille à quelqu'un d'autre qu'un bon-à-rien misérable, fait accepter de payer des sommes énormes. De même, pour le père du marié, être fier de son fils et donc réclamer une dot importante l'emporte souvent sur le souci de « ne pas mendier ». La principale raison à l'inflation des dépenses n'est donc ni directement ni indirectement économique ; elle ne peut être simplement justifiée par la volonté de réduire l'incertitude dominant la vie de l'exploitation.
160En outre, le mariage n'est pas qu'une transaction économique, ni même l'union de deux êtres qui s'aiment - ou plutôt, selon la coutume indienne, qui s'aimeront. C'est aussi un sacrement placé sous le signe de la pureté, une pureté d'autant plus fragile qu'elle doit couvrir la réalité de faits aussi impurs que ceux liés à la sexualité. Aussi doit-on tout mettre en œuvre pour maintenir cette pureté du mariage, et cela ne peut être obtenu qu'avec les meilleurs prêtres, mais aussi avec le plus bel orchestre, le meilleur festin, les invités les plus nombreux. Il ne convient donc pas de tout ramener par « économisme » au souci de la sécurité matérielle. Certes, la religion peut avoir une fonction économique, et les offrandes aux dieux être un moyen d'obtenir de bonnes récoltes ou la guérison d'un malade : c’est l'« efficacité symbolique » évoquée par C. Lévi-Strauss. Mais elle peut être aussi tout à fait « désintéressée », correspondre à la recherche d'une pureté en soi qui recèle en elle-même sa propre valeur62.
161Un homme, paysan du Karnataka ou autre, a toujours besoin d'absolu, sous une forme ou sous une autre, et ses actions peuvent n'être guidées par rien d'autre que la gratuité du sacré. Or c'est la même gratuité, mais fort profane cette fois, et source de plaisir, qui caractérise une autre « faiblesse » dénoncée par les contempteurs du monde rural.
2. L'alcool
162Si une moitié des poncifs que peut prononcer un citadin de classe moyenne à l'encontre des ruraux analphabètes concerne leurs dépenses en matière de noces ou d'enterrements, l'autre moitié de ces critiques dénoncera sans doute leurs « bad habits » (mauvaises habitudes) en matière de consommation d'alcool.
163« Bad habits »... Il y aurait matière à longs développements sur cette expression standardisée qui vient à la bouche de bien des Indiens, appartenant en particulier à la petite bourgeoisie urbaine voire rurale, lorsqu'on leur demande la raison de la pauvreté de leurs concitoyens. Révélant un regard chargé de puritanisme et parfois de mépris, cette expression en dit long sur le fossé d'incompréhension qui s'est creusé entre deux mondes.
164Non pas que l'alcool appartienne spécifiquement aux traditions du monde rural, ni que les citadins ne boivent pas. Les bars tout comme les restaurants non-végétariens (qui en général proposent de l'alcool) sont très nombreux dans certaines villes. Mais les dépenses de bien des citadins demeurent dans de justes proportions par rapport à leurs ressources, tandis que certains paysans parviennent à boire l'essentiel de leurs maigres revenus. L’Inde alcoolique correspond moins à un « assommoir » urbain fréquenté par des ruraux déracinés qu’à la situation de la Bretagne rurale qui encore aujourd'hui détient les records d'alcoolisme de France.
165Cependant, pas plus que l'on ne buvait outre mesure dans le Morbihan du XVIIe siècle, la civilisation rurale du Karnataka n'accordait pas traditionnellement une place importante à l'alcool. L'existence de toddy était cependant reconnue, mais sa fabrication comme sa consommation étaient canalisées (et le sont toujours, au moins théoriquement) par certaines règles. Rappelons en effet que dans la hiérarchie de la pureté hindoue, l'alcool représente un produit classé tout en bas de l'échelle. L'enivrante soma, dont les libations présidaient aux cérémonies des temps védiques, est bien oubliée aujourd'hui, et un Brahmane orthodoxe se doit de ne pas boire d'alcool autant que d'être végétarien.
166Au Karnataka, une seule caste a pour activité traditionnelle la fabrication de l'alcool, et elle a un statut presque aussi bas que celui des Harijan : les Idiga (malafoutiers), classés d'ailleurs par l'administration dans les Scheduled Castes/Scheduled Tribes. Ils extraient le suc de la partie sommitale des palmiers roniers, voire des cocotiers, et en produisent un distillat63.
167La consommation du toddy connaît certaines limites sociales : si dans le Malnad (Karnataka montagneux) quasiment toutes les castes en boivent, dans le Maidan et notamment dans le district de Mandya jamais les Vokkaliga ne consomment une telle boisson, trop impure. Dans le cas contraire, la peine prévue par le conseil de village de Naragalu est une amende de 101 Rs, et le don de ses cheveux au temple d'Adi Chunchangiri (qu'on ait prévu une peine prouve certes que l'interdiction est parfois transgressée). Il est très rare également que les femmes boivent du toddy, et c'est ainsi par exemple qu'à Naragalu, même les femmes Harijan se refusent à en consommer... au contraire des femmes Vodda (tailleurs de pierres), dont le statut est souvent considéré comme encore inférieur64.
168C'est une constante sans beaucoup d'exceptions en Inde que les activités ou les biens considérés comme « traditionnels » soient soumis à plus d'interdits que ceux apparus depuis peu. L'alcool en offre un bon exemple, avec le rival du toddy, l'arrack, un alcool industriel d'origine récente fabriqué dans le district à partir de la mélasse de la canne (notamment dans la sucrerie de Mandya, qui est aussi une distillerie) : autant fabrication et consommation du toddy sont strictement limitées, autant celles de l'arrack échappent à la plupart de ces règles. En tant que produit industriel, il n’est considéré comme très impur que par les hautes castes, et au village, même certains Lingayat avouent en consommer. Du coup, tous les Vokkaliga, qui parlent d’un air méprisant de ces Harijan qui boivent du toddy, sont le plus souvent de forts bons clients des boutiques d'arrack... lesquelles par ailleurs ne sont pas dédaignées des Harijan.
169Le puritanisme ambiant en Inde, beaucoup plus prononcé dans les classes moyennes urbaines et les couches supérieures de la population agricole que chez les petits paysans, a tenté plusieurs fois depuis l'Indépendance d'interdire toute consommation d'alcool, considérant ce « vice » comme une faute envers la morale, mais aussi comme un obstacle au développement économique des classes laborieuses, et un danger pour la vie en raison de la quantité impressionnante d'alcools frelatés qui circule en Inde, et notamment en Inde rurale. Encore aujourd'hui dans l'Etat voisin du Tamil Nadu, il faut (officiellement) avoir une licence pour produire ou vendre, mais aussi boire de l'alcool. Au Karnataka, la longue prohibition des années 1960 peut à tout moment renaître, et à la mi-1990 le nouveau gouvernement du Congrès (dirigé par un Lingayat, de haute caste) décidait l'interdiction du toddy sur le territoire - puis battait en retraite devant la levée de boucliers des lobbies en tous genre, et notamment des Idiga.
170Il faut dire aussi que l'Etat n'a pas intérêt à restreindre le commerce de l'alcool, tant les licences qui sont nécessaires pour pratiquer la vente ou la fabrication permettent de remplir les caisses du budget - voire les poches de certains individus souvent haut placés. La fraude est cependant importante : au Karnataka, on estime à 40 % de la consommation totale l'alcool fabriqué sans licence65 - d'où des dizaines de morts chaque année après l'absorption d'alcool frelaté. A Mottahalli, sur les deux boutiques d'arrack (qui toutes deux appartiennent à un moyen propriétaire Vokkaliga), une seule dispose d'une licence. A la Porte de Mayagonahalli, la boutique d'arrack d'un Vokkaliga est licenciée, mais non la hutte d'un Harijan vendeur de toddy, (aussi cette hutte est-elle, plutôt symboliquement, située dans un champ à l'écart de la route, vaguement masquée par une haie), ni les cafés qui, outre thés, savons ou sucreries, ont souvent aussi en stock quelques bouteilles d’arrack voire de « brandy » indien66. La police rurale veille, mais avant tout à ne pas perdre de backchich : en 1990, un cafetier qui refusait de donner plus de 50 Rs s’est ainsi fait conduire au poste, et plutôt violemment.
171Certes, tout le monde ne boit pas. Même parmi les basses castes, certains paysans s'interdisent tout alcool, et tout tabac. Mais ils sont très minoritaires, d'autant plus que beaucoup n'osent avouer à un étranger leurs faiblesses. « Ah, ici c'est terrible, tout le monde boit... Le soir les hommes sont ivres et battent leurs femmes, tout le monde boit... Sauf moi. » Les cas opposés sont ceux de villageois qui, en une sorte de forfanterie désespérée, se vantent de leurs beuveries, alors même qu’elles les ont ruinés : on lira plus loin le sombre destin de Made Gowda, qui dilapida toute sa petite exploitation dans l'alcool. Mais le cas général, un peu moins tragique, est sans doute proche de celui de ce Harijan de Mottahalli, propriétaire de seulement 10 ares non irrigués, qui est journalier comme sa femme, et qui a trois enfants (dont l'aîné, 12 ans et non scolarisé, peut déjà gagner 2 ou 3 Rs à la coupe de la canne à sucre). Il boit deux fois par mois environ 3 bouteilles de toddy à 4,50 Rs dans la soirée (un Vokkaliga, lui, se contenterait d'un quart d'arrack, qui est un alcool plus fort, mais la dépense resterait comparable).
172Si l'on ajoute que chaque jour notre Harijan fume un paquet de bidis (courtes cigarettes en feuilles de kendu - Diopyros melanoxylon) à 1,50 Re, et boit 2 ou 3 thés à 0,40 Re au café du village, on arrive à un total de plus de 100 Rs par mois dépensées au titre de consommation « non vitale ». Il est bien évident que tout être a besoin de superflu pour vivre : mais plus contestable est que ce superflu coûte l'équivalent de plus de 10 journées de travail chaque mois, et à l'épouse bien des coups lors des soirs de saoûlerie. En outre au village, la femme, qui sauf exception ne fume ni ne boit (pas même du thé en dehors de chez elle), n'a que peu de contrôle sur les dépenses de son mari, car, ainsi qu’on le verra, l’argent du peu qu'elle vend elle-même ou qu'elle gagne est en général récupéré par l'homme : elle ne peut donc, comme dans la France rurale d'avant 1950 ou dans certaines régions d'Afrique, serrer les cordons de la bourse et interdire à son époux d'aller gaspiller l'argent qu'elle a gagné.
173« Le travail est la plaie des classes qui boivent », disait Bernard Shaw. Il est vrai que ce sont les groupes sociaux les plus défavorisés qui dépensent le plus en alcool, au moins proportionnellement à leur revenu. Mais au Karnataka, s'ajoute à l'aspect social presque universel de l'alcoolisme (en tant qu'indicateur de malaise socio-économique) un aspect religieux : les couches sociales les plus aisées tendent, si elles appartiennent à de relativement basses castes (comme les Vokkaliga), à imiter le comportement des hautes castes. Cette « sanscritisation » prendra souvent la forme d'un refus de l'alcool. A contrario, boire est donc un signe de bas statut de caste autant que de basse condition socioéconomique.
174Finalement, un certain déterminisme social parvient à expliquer les fortes consommations d'alcool. Certes, il est certains cas où de tels facteurs explicatifs semblent insuffisants, lorsque l'ivrognerie est due à des causes individuelles et psychologiques. Mais jamais on ne pourra qualifier cette attitude, qui peut pourtant confiner au suicide physique ou social, d'irrationnelle. Ces dépenses que l'on peut considérer comme « excessives » ne témoignent que d'une tentative d'évasion d'une réalité trop sordide, et le fait qu'elles représentent plus une fuite en avant qu'une véritable solution concerne moins le géographe ou l’ethnologue que le moraliste ou le psychanaliste.
175Il en est peut-être de même avec une autre forme de dépenses liées à la recherche d'une évasion du réel, celles qui ont trait à la religion et au sacré.
3. La religion : un « poids » modéré
176En reprenant les idées développées par Maurice Godelier (p. 36), il est permis de dire que la religion ne structure la société indienne traditionnelle que parce qu'elle fonctionne comme vecteur des rapports de production ; l'« idéel » traverse le « matériel », la religion supporte l’économique ; à la caste est attaché un statut de pureté, mais aussi une fonction économique. Or, sans même poser la question de l'actualité de cette thèse (tout cela peut-il encore être dit quand le système jajmani est moribond, quand l'« occidentalisation » gagne une partie des couches sociales urbaines ?), on doit se demander, même si la question peut paraître naive et terriblement occidentale, dans quelle mesure la religion n'est pas, pour nos villageois, un obstacle autant qu'un support de la vie économique ; dans quelle mesure les croyances et les rites jouent un rôle pouvant grever le budget familial, dans le système de production des exploitations, dans le choix des investissements. M. Godelier répondrait que ce rôle ne peut être fortement dommageable au bon fonctionnement de l'économie villageoise, pour la bonne raison que dans le cas contraire la religion irait contre l’économique et ne le dominerait plus, ne fonctionnerait donc plus comme rapports de production. Sans céder au fonctionnalisme, on peut en effet supposer qu'une société écrasée par un coût économique excessif de la religion ne tarderait pas à disparaître.
177Mais dans le détail ? N’existe-t-il pas des cas où les dépenses religieuses pèsent sur le budget de l'exploitation, où les croyances dictent certaines décisions concernant le système de production ? Observons la situation à l'échelle du village tout d'abord : les temples y sont certes nombreux (5 à Mayagonahalli, 4 à Naragalu, 7 à Mottahalli). Surtout, certains sont particulièrement luxueux, et représentent une grosse dépense pour la communauté : entre 1987 et 1990 à Mottahalli, on a refait entièrement trois temples après avoir abattu les anciens67. Cependant, la profusion des naïves statuettes colorées sur les façades des nouveaux temples demeure proportionnelle à la richesse du village : celui-ci ne se ruine jamais pour édifier un temple68. Et ce n'est pas un hasard si Naragalu, le plus pauvre de nos villages, n'a aucun temple neuf.
178En outre, les cotisations collectées pour la construction des temples ont un caractère facultatif : on donne ce que l'on veut (et c'est souvent beaucoup, il est vrai). Pour la construction du nouveau temple de Tundageriamma à Mottahalli, certains montants ont été très élevés, dépassant les 1500 Rs. Mais il s'agit toujours de très gros propriétaires, ou du représentant élu au conseil de mandal... Les Vokkaliga, parce qu’ils ont pour divinité tutélaire Tundageriamma, ont donné en moyenne davantage que les autres, mais les sans-terres ont offert au maximum 25 ou 30 Rs (rarement rien) et les Harijan ont dû donner 10 Rs chacun69. (Les Lingayat, parce qu'ils sont des prêtres, étaient dispensés de cotisation). Au total, il existe une certaine corrélation (le coefficient n'est cependant que de 0,53) entre la richesse des maisonnées en terre et le montant de la cotisation. Signe que les exploitations les plus pauvres n'ont pas excessivement souffert du financement du temple. Consommé à petite dose, « l'opium du peuple » n'est pas nocif.
179En ce qui concerne les pèlerinages, très fréquentés comme dans toute l'Inde, les dépenses peuvent être plus lourdes pour les pauvres. Partir au début de l'année civile pour Guruvayur, le grand pèlerinage de plus en plus populaire d'Ayyappa au Kerala, coûte plus de 200 Rs d'autocar au total ; sur place il est vrai, les frais sont souvent réduits au minimum puisqu'on peut dormir dehors, mais il faut encore compter avec le don fait au temple, qui peut être de plusieurs centaines de roupies pour les plus riches. Cependant, ce pèlerinage est encore assez peu fréquenté dans le système rural irrigué, et encore moins dans le système pluvial (est-ce parce qu'on y a moins d'argent ?). De toute façon, seuls les villageois les plus dévots font le pèlerinage chaque année. Et la célébration ne vient pas gêner le travail agricole, car elle a lieu après la moisson, en période de morte saison.
180Il existe cependant bien d'autres pèlerinages, plus traditionnels et davantage fréquentés. Autant les pélerins d’Ayyappa témoignent d'une foi particulière et appartiennent à presque toutes les classes sociales, autant sont plus traditionnels les pèlerinages, tous shivaïtes, tous dans le sud du Karnataka, de Nanjangud, de Mahadeshvara Betta, de Dharmastala, de Chamundi Betta (Mysore), pour ne citer que les principaux fréquentés par la population de Mottahalli : aussi est-il possible de trouver à nouveau une corrélation entre la fréquentation de ces quatre pèlerinages et la situation socio-économique des maisonnées. Les plus riches paysans, quel que soit leur niveau d'éducation, font au moins trois pèlerinages chaque année ; mais les autres partent beaucoup moins, et un microfundiaire Harijan m'a confié n'être allé qu'une fois dans sa vie en pèlerinage, à Nanjangud. S'il y a « sanscritisation », elle ne concerne que les couches sociales les plus favorisées.
181Les fêtes villageoises ne peuvent pas plus troubler le bon fonctionnement économique du système de production. Certaines sont à signification explicitement agricole, telle la fête de Sankranti qui célèbre la fin de la moisson de janvier : pas d'autres dépenses alors que quelques gâteaux, un bon repas non végétarien le lendemain, ainsi que les poudres colorées dont on décore le bétail. En outre, comme dans toutes les sociétés rurales, la plupart des cérémonies qui rythment l'année coïncident avec des périodes où peu de travaux agricoles sont nécessaires : on l'a vu avec Ayyappa ; cela est vrai aussi pour la multitude des fêtes, nationales ou spécifiquement villageoises, qui se succèdent entre février et avril et qui sont autant d'occasions de liesse et d'oisiveté ; on en a aussi la preuve a contrario avec la saison des mariages, qui a lieu pendant la saison sèche, mais qui déborde largement sur le premier pic de pluies de mai, et donc sur le temps des labours en zone non irriguée : si la période jusqu'à juin est jugée propice aux noces, c’est que le Karnataka a dû en cela se régler sur le reste de l'Inde, où la mousson n'arrive au plus tôt que début juin, où la saison des mariages ne déborde donc pas de la morte saison agricole.
182Soit, les dépenses liées à la religion ne sont pas si exorbitantes70 ; soit, les grandes fêtes villageoises qui créent de nombreux jours chômés dans l’année ne peuvent troubler l'économie locale ; mais, dira-t-on, certaines croyances ne risquent-elles pas d'influencer le paysan dans ses choix de gestion ? La religion, voire la magie, ne représentent-elles pas un facteur de production qui exerce une contrainte, au même titre que les disponibilités en main-d'oeuvre ou en terre ?
183Gardons-nous des apparences. La vie quotidienne des paysans indiens peut assurément sembler accorder beaucoup d’importance aux rites et pratiques religieuses ou magiques, surtout si elle est perçue par des yeux d'Occidentaux venant de pays dont les campagnes ont perdu leurs pardons, leurs Fêtes-Dieu, pour qui la Saint-Jean ne représente plus que la « fête de la musique » ; on n'y cloue plus de chouettes sur les portes des granges, et il n'y a plus qu'en Bourgogne que les femmes n'ont pas accès aux cuves à raisin... Pourtant, il resterait à démontrer qu'en Inde ces croyances et ces rites, encore si présents même dans le monde urbain71, jouent un rôle important dans les prises de décision.
184Certains rites sont destinés à faire bénéficier d'une protection : protection pour le bétail que cette puja célébrée par un prêtre lors de la naissance d'une génisse ; protection pour ce bébé que l'offrande de riz et de margosier faite par sa mère à la redoutable Mariamma pour éviter que celle-ci ne lui inflige la variole ; protection pour la récolte, que ces « rogations » privées où officie un purohit tournant autour du champ que l'on va mettre en culture, portant encens et jagre devant quelques musiciens ; que ces puja que l'on célèbre sur l'aire de battage, au soir d'une longue journée de travail, en plantant un bâtonnet d'encens sur le tas de céréales, près d'une noix de coco ; que ces pots retournés sur des pieux fichés dans un champ, avec le double objectif de chasser oiseaux et mauvais esprits.
185Mais ce n'est pas parce que l'on désire la protection des dieux que l'on ne cherchera pas dans le même temps la protection plus terrestre de pratiques agricoles soignées, de semences sélectionnées, d'un bétail soigneusement nourri : personne n'est assez sot pour croire que l'agriculture puisse fonctionner par le seul respect des rites agraires. D'ailleurs, le devoir religieux, le dharma d'un paysan, est tout autant de bien cultiver sa terre selon les techniques les plus appropriées que de célébrer les dieux. Et ceux-ci ne sont pas considérés comme des transcendances inaccessibles et implacables, mais plutôt comme de simples personnalités puissantes, encore plus puissantes que le propriétaire de la rizerie ou le député local, que les villageois peuvent courtiser, apprivoiser, voire tromper. Et toujours ils en attendront un résultat concret : « Le salut était seulement le but des saints et des sanyasis [renonçants], [Les paysans], eux, voulaient des dieux avec lesquels ils puissent marchander, desquels ils pourraient obtenir un bénéfice... Ils ne considéraient pas comme cynique d'en demander » (M.N. Srinivas, 1976, p. 317).
186Rites et croyances marquent - dans une certaine mesure - de leurs empreintes la géographie. Par exemple dans le calendrier des activités : la plupart des paysans (mais non la totalité) respecte l'interdit du labour un jour par semaine, le lundi ou le vendredi selon la région. Et tous se refusent à commencer une entreprise, comme par exemple la construction d’une maison, ou à célébrer un mariage, pendant le funeste mois d'ashada (juin-juillet), jugé trop inauspicieux72. Et le Harijan shastra heluudu (astrologue) de Naragalu, pourtant sans terre, exhibe un ventre trop proéminent pour cacher que bien des habitants viennent lui demander (contre 0,50 à 2 Rs) l'aide de sa science du panchanga (calendrier) en ce qui concerne les dates favorables à certaines activités, ou les horoscopes de deux jeunes gens qu'on voudrait bien marier pour peu que leurs astres s'accordent.
187Or depuis deux générations, on ne consulte plus l'astrologue au sujet de l'agriculture. Désormais, les seuls augures auxquels on prête foi sont les nuages et le vent annonciateurs de pluie, ou les articles de journal que dans un café du village lisent à haute voix les paysans qui en sont capables, annonçant les cours de la canne à sucre publiés par la raffinerie de Mandya, ou l'élection d'un nouveau député local. Tout cela, la plupart des paysans en sont persuadés, a directement plus d'importance pour leur exploitation que le bon vouloir des dieux. J’ai pu certes entendre les lamentations de ce villageois, un jour de novembre, alors qu'il pleuvait des trombes d'eau à Mayagonahalli : « Ah ! Devendrappa [Indra, dieu de la Pluie] a voulu qu'il n'y ait pas de pluies lorsqu'il me fallait semer et repiquer mon éleusine, et c'est maintenant qu'il pleut, alors qu'on vient juste de moissonner et que les épis sont encore exposés à tout vent sur l'aire de battage ! » Mais il me semble qu’il s'agit plus ici d'une simple figure de style allégorique que d'une véritable croyance en la méchanceté d'un dieu omniprésent dans les activités humaines.
188En tous les cas, l'homme se révoltait devant tant de malchance, loin de prendre son malheur avec le fatalisme qu'on suppose parfois être la caractéristique de maint paysan indien. Et c’est là le plus important : quand bien même le paysan agirait sous l'emprise des croyances les plus fortes, quand bien même il croirait qu'un bon labour est moins important que la bienveillance divine, l’essentiel est qu'il agit dans ce sens. Ce respect « actif » des dieux témoigne de l'absence de résignation et de fataliste négligence du paysan face aux risques qui peuvent menacer son exploitation. Il faut marchander avec les dieux, les servir comme on sert un « patron » dont on est le client, sans désintéressement (M.N. Srinivas, 1976). Si le patron n'est pas assez protecteur, on en change ; de même, si une offrande à Siddappa ne s'est pas révélée efficace pour maintenir la santé du bétail, on cherchera un nouveau protecteur en la personne de Basaveshvara, dont le temple à Mottahalli est tout proche73. Il arrive même qu'on injurie le dieu qui a déçu : Srinivas (p. 322) raconte que Rama est parfois interpellé de la sorte : « Toi, qui n’a pas pu garder ta femme ! » (allusion à l'enlèvement de la belle Sita par le démon Ravana). Ainsi donc, les relations entre hommes et dieux incluent aussi bien adoration qu'opposition : on est bien loin ici d'une totale résignation.
189Quant à la croyance en la réincarnation et aux effets du karma, il ne semble pas qu'elle doive intervenir outre mesure ici. D'une part parce que les subtilités philosophiques et brahmaniques qui ont été développées sur cet élément de l’hindouisme sont ignorées du paysan - même si celui-ci sait ce que karma veut dire. D'autre part parce que la croyance en la détermination de la réincarnation future par le bilan des actes de la vie présente (karma) va à l'encontre d'un certain fatalisme, puisque ce bilan implique qu'on soit responsable du plus ou moins haut statut de sa renaissance après la mort. Mais de toute façon, de même que la peur de l’Enfer pour un chrétien a ses limites, les intérêts à plus court terme sont trop puissants pour que de telles croyances déterminent les faits et gestes de chacun : « la peur de la punition dans une autre incarnation ne se présentait pas elle-même comme une menace immédiate. Elle n'empêchait pas (...) l’homme à femmes de convoiter les femmes des autres hommes, le grippe-sou de prélever des taux d'intérêt usuraires » (Srinivas, p. 317).
190Le surnaturel n'est donc qu'un élément parmi d'autres, avec lequel il faut compter, mais qui est trop incertain pour qu’à son aune soient mesurées toutes les décisions à prendre. La vie est bien plus une lutte qu'une attente. Et s'il y a résignation, cela ne peut qu'être après. Après l’accident, après le malheur, qu'il faut bien accepter sans quoi l'on se condamne à une douleur qui n'aura pas de fin. Mais jamais avant, car l'on doit tout mettre en œuvre pour s'en protéger.
191Gangappa est un Vokkaliga de Mayagonahalli qui possède 1,4 ha non irrigué. Une telle superficie n'a rien d'excessif quand il faut nourrir ses deux fils de 20 et 16 ans (le dernier fréquentant encore l'école), ainsi que sa fille qui est rentrée quelques mois dans son village natal car elle vient d'accoucher. En outre, Gangappa a dû s'endetter pour le mariage de celle-ci, et surtout il vient juste de se libérer des dettes qu'il avait dû contracter lorsque, au temps où il vivait conjointement avec son frère sur 2,8 ha, il avait fait un emprunt pour creuser un puits et planter des cocotiers : mais le frère mourut brutalement, une sécheresse s'abattit de surcroît sur la région, et pendant des années Gangappa dut laisser en gage une partie de ses terres pour pouvoir manger.
192Aujourd'hui l'exploitation va mieux, même si Gangappa vit encore dans une maison qui lui a été prêtée, à simple toit de chaumes. On comprend qu'il ait peur de s'endetter à nouveau. Mais cela explique-t-il qu'il laisse son puits inutilisé ? L'eau est là, dormante, environnée de champs d'éleusine non irriguée. En l'absence de pompe, Gangappa pourrait irriguer à l'aide d'une outre hissée par ses deux bœufs, ou bien louer une pompe diesel. S'il ne veut pas utiliser le puits, du moins pourrait-il le prêter, ou vendre l’eau. Mais il ne fait rien de tout cela, laissant dormir ce capital qui lui a tant coûté, et que tant de villageois lui envient. Il alla même jusqu'à me cacher l'existence de ce puits la première fois que je le rencontrai.
193Ce n'est que par un voisin que j'appris le pourquoi de cet abandon du puits, de ce mystérieux silence qui l'entourait, de l'extensivité de cette logique agricole74. Son frère et la fille de son frère, un jour qu'ils voulaient s'y désaltérer, s'étaient noyés dans le puits. Et, horreur dans l'horreur, la propre femme de Gangappa était à son tour tombée dedans quelques années plus tard ! On comprend dès lors que le malheureux n’ait eu nulle envie d'irriguer ses champs avec l'eau qui avait tué trois membres de sa famille. Pour lui, le puits était véritablement maudit.
194Cette malédiction est-elle pour autant seulement d'ordre religieux ? Assurément des villageois - et sans doute Gangappa lui-même - peuvent croire que ce puits est doté d'un pouvoir maléfique surnaturel, que des esprits y vivent et entraînent vers la mort les humains trop audacieux pour s'y aventurer. Et au Karnataka, l'idée est courante que tout ouvrage, route, puits, bâtiment, doit avoir son nombre de victimes lors de sa construction ou quelque temps plus tard, tribut payé aux forces surnaturelles qui vivaient sur le lieu75. Dans bien des villages indiens, des puits demeurent inutilisés car creusés dans des conditions inauspicieuses. On peut cependant penser que ce n'est qu'une des explications. Pour Gangappa, le puits est « maudit » aussi parce qu'il lui a pris sa femme, son frère, sa nièce. Tout comme serait « maudite » pour un agriculteur beauceron athée sa moissonneuse-batteuse climatisée qui a par accident tué son épouse. Cet agriculteur-là continuerait-il à utiliser la machine ? Il la vendrait sans doute. Mais comment Gangappa pourrait-il vendre son puits alors qu'il possède la terre environnante, et surtout que les acheteurs éventuels connaissent la tragique histoire ? L'extensivité de l'exploitation de Gangappa s'explique peut-être autant par le souvenir d'une femme et d'un frère que par la croyance aux esprits.
Notes de bas de page
1 Le fils d'un Vokkaliga de Mayagonahalli avait été adopté par les parents de sa femme, dans un village voisin. Il se mit dans la tête, dit-on, de vendre une partie de la terre de ses beaux-parents, malgré l’opposition de sa femme (qui en outre le trompait. Sombre et confuse histoire racontée par les villageois...). Finalement, une nuit qu'il revenait saoul chez lui, il fut en chemin étranglé au lacet.
2 D'après le roman du même titre de Tarasu (pseudonyme de T.R. Subha Rao). Le film a été rediffusé par la télévision nationale en juin 1990 (interrompu en son milieu par le journal des sourds-muets).
3 Chanson du film non moins fameux Belavalada modilalli (Dans le champ cultivé) datant des années 1970, avec en vedette le beau et replet Rajesh.
4 Je préfère aux termes « famille étendue » ou « élargie » celui de « famille indivise », qu'utilise notamment J. Dusuzeau in R. Lardinois éd. (1988).
5 Cf. M. Segalen, 1980. Sur la vie intime du couple et de la femme dans l'Inde rurale, voir K.H. Gould, 1969.
6 Les seules exceptions sont représentées par les assez nombreuses familles indivises de la lignée Harijan Mahalakshmi, à Mottahalli. Je n'ai pu en découvrir la raison, alors que tout (faible patrimoine foncier - encore que non négligeable -, bas statut de la caste, diversification et éducation assez importantes) semble aller vers l'éclatement de ces familles.
7 A.R. Beals, « Interplays among Factors of Change in a Mysore Village », in McKim Marriott éd., 1955.
8 R. Lardinois (1985) souligne combien l'hypothèse de la dominance passée de la famille indivise en Inde n'est fondée que sur des textes qui décrivent un idéal plus que la réalité. Remarquons d'ailleurs qu'en Europe, le mythe des familles étendues régnant sans partage au Moyen Age s'est lui aussi écroulé (F. Braudel, 1981, p. 93) : l'Angleterre, même pendant l'époque médiévale, n'a toujours connu que des familles nucléaires. Et de fait, au XIXe siècle, la taille moyenne des familles en Inde était comparable à celle d'aujourd’hui, ne dépassant pas 5 personnes (A.M. Shah, 1974). Certes, la croissance démographique favorise le desserrement des familles - alors qu'en période d'« étiage démographique » la famille indivise tend à être restaurée et que l'on passe alors « du ménage au lignage » comme dans le Languedoc du XVe siècle (E. Le Roy Ladurie, 1969). Mais s'il est sûr que de surcroît l'urbanisation et l’« occidentalisation » dominantes peuvent pousser à un éclatement des familles, en sens inverse la « sanscritisation » (Srinivas), c'est-à-dire l'adoption des coutumes et valeurs des hautes castes, peut maintenir bien des familles indivises.
9 Cependant, l'agriculture de la région n'ayant jamais connu au cours des derniers siècles un caractère communautaire comparable à celui de l'agriculture africaine, le développement des cultures marchandes a eu des répercussions moindres que là-bas sur les structures familiales des systèmes de production.
10 Dans le cadre de la politique antinataliste suivie par le gouvernement indien (politique qui a connu son paroxisme avec les stérilisations en masse du milieu des années 1970, mais qui est toujours vigoureuse aujourd'hui), un des slogans est « We two, ours two », « Deux parents, deux enfants ». Ce slogan a d'ailleurs été récemment radicalisé, et l'on peut lire maintenant à l'arrière des camions ou des autocars, précédé du petit triangle rouge symbole officiel du planning familial, l'optimiste profession de foi : « We two, ours one ».
11 En Inde le taux de fécondité est officiellement de 43 enfants par femme. Mais a-t-on recensé pour ce chiffre les nourrissons morts en bas âge ?
12 Selon le recensement de 1981, l'âge moyen au mariage pour les femmes est de 16 ans dans la partie rurale du district de Mandya (163 dans la partie urbaine). Tout aussi officiellement, 4 % des femmes mariées du Karnataka ont moins de 15 ans... mais la proportion est en réalité supérieure, cela alors même que l'âge légal du mariage est de 18 ans minimum pour les filles (et 21 pour les garçons).
13 La mortalité infantile au Karnataka est légèrement inférieure à la moyenne indienne (81 ‰). Dans le district de Mandya elle est de 84 %0, mais il faut distinguer entre les zones urbaines (50 ‰) et les zones rurales (91 ‰).
14 On comprend alors que les filles n'aient pas droit à l'héritage. Si la loi qui leur accorde ce droit était respectée, ce serait toute l'agriculture indienne qui serait mise en péril par le fractionnement en exploitations non viables.
15 A Mottahalli, l'Etat verse à 23 vieillards une pension de charité de 50 Rs par mois.
16 La France du XVIIIe siècle disposait de bien moins de moyens de contraception et parvint cependant à diminuer considérablement sa croissance démographique, essentiellement par abstinence sexuelle, et par « le crime de l’infâme Onan... très énorme et très commun parmi les époux » (père Féline, 1782, cité par J.M. Gouesse et repris dans F. Braudel, L'identité de la France, t. 2, Paris, Flammarion, 1990, p. 194).
17 Certaines femmes prolongent l'allaitement jusqu'après 5 ans, parce qu'elles ont du lait, parce que donner le sein aurait des vertus contraceptives, mais peut-être aussi pour tenter d'échapper quelque temps au devoir conjugal, souvent particulièrement fastidieux (le trop fameux Kama sutra ne représente que les conceptions de la vie sexuelle idéale d'aristocrates du IVe ou VIe siècle...). Sur la vie sexuelle et son importance pour le couple, on peut penser avec M. Segalen (1980) qu'elle est moins fondamentale que dans l'Occident contemporain. Dans l'Inde rurale d'aujourd'hui comme dans la France rurale d'hier, « les époux paysans sont attachés à une même finalité : le succès de l'exploitation (...). Ne fait-on pas preuve d'ethnocentrisme en valorisant la relation sexuelle ? » (p. 143).
18 Mais là encore, les hommes semblent plus difficiles à convaincre de se faire stériliser. « Comment leur parler ? s'exclame la charmante et rougissante responsable de l'anganavadi de Naragalu. Je suis une femme... »
19 Les femmes gagnent 125 Rs, plus 300 Rs si elles sont pauvres et qu'elles ont moins de deux enfants. Sur les aberrations de la mise en œuvre du contrôle des naissances en Inde, voir « The Great Hoax », India Today, 31.10.1988.
20 M.N. Srinivas, E.A. Ramaswamy, Culture and Human Fertility in India, Delhi, Oxford University Press, 1977 (en français dans R. Lardinois éd., 1988, pp. 321-349).
21 Lors de la division d'une exploitation (succession ou éclatement d'une famille indivise), on partage entre les fils les parcelles, si possible en ne divisant pas celles-ci (mais certaines très bonnes terres doivent être partagées en autant de micro-parcelles qu'il y a de fils). Les autres moyens de production (pompe, moulin à jagre...) sont répartis selon des systèmes de compensation : ce Vokkaliga de Mottahalli a distribué une acre à chacun de ses fils, mais l'un a eu en plus le moulin car il a accepté de payé l’emprunt gagé sur des bijoux qui y était encore attaché.
22 M. Mamdani, The Myth of Population Control, New York, Monthly Review Press, 1972, cité par J. Harriss, 1982.
23 J. Harriss a calculé d'autre part dans un village du Tamil Nadu que les familles avec beaucoup d’enfants disposent de moins de calories par tête que les autres.
24 A noter cependant un défaut de mon recensement qui peut avoir modifié les deux chiffres (mais non le rapport d’infériorité du premier par rapport au second) : les sans-terres vivent toujours en famille nucléaire et sont en moyenne plus jeunes que certains parents de familles indivises de gros propriétaires ; ils risquent donc d'enfanter encore, tandis que les couples plus âgés des familles indivises ne risquent plus de le faire.
25 Il vaut environ 130 Rs, contre moitié moins pour un araire de bois.
26 Seule une variété de sorgho-grain est hybride - donc stérile.
27 Les semences de paddy à haut rendement, et parfois même celles d'éleusine, coûtent 4 Rs/kg, mais les variétés locales sont plus chères, parce qu'elles donnent un grain plus fin, à goût meilleur, davantage de paille, et parce qu'elles ne sont pas subventionnées par l'Etat.
28 Semoir de plus en plus souvent métallique, d’un mène de haut, en forme d'entonnoir.
29 Le « système de culture » correspond à l'ensemble des champs portant les mêmes successions de cultures. Je l'utilise ici dans un sens plus large qu'à l'habitude (PJ. Roca, 1987), en considérant que des rotations de cultures semblables mais se succédant dans un ordre différent, ou que des cultures caractérisées par des itinéraires techniques légèrement dissemblables (quantité d'engrais, etc) appartiennent cependant à un même système de culture. A Mottahalli, on a donc deux systèmes de culture : l'irrigué et le pluvial. A Mayagonahalli et Naragalu, on en a trois : l'irrigué (très réduit), le pluvial, et le système de culture des cocoteraies.
30 En 1978, son père dut emprunter 100 000 Rs en hypothéquant ses terres pour marier sa fille et 2 de ses 4 fils, dont Chaude. L'année d'après la famille indivise éclata : le patrimoine. fut partagé en 5 (le père avait sa part), mais la dette ne le fut qu'en 4. Chaude hérita donc des 35 ares... et de 25 000 Rs d'hypothèque, dont en 1990 il n'avait payé que 10 000 Rs.
31 Le margosier (nim) est un arbre dont les feuilles ont un goût amer, par opposition au jagre sucré : la composition forme donc un aigre-doux qui est supposé traduire le goût de ce riz.
32 Sur le plateau du Chota Nagpur (Bihar) par exemple, les cultures sèches des hautes terres (riz pluvial hâtif, éleusine...) doivent être pratiquées en même temps que la riziculture inondée des fonds de vallée, puisque celle-ci ne fonctionne que grâce à l'arrivée de la mousson. En raison de cette synchronisation, les cultures sèches entrent donc en concurrence avec la riziculture, et sont de ce fait parfois un peu bâclées (cf. F. Landy, Sarwal : la crise d'un système villageois dans l'Inde tribale, maîtrise de l'Université de Paris IV-Programme ASVIN (CNRS), 1985, 299 p.). Au contraire, dans le système rural irrigué (et non simplement inondé) de Mottahalli, l'essentiel des opérations liées à la riziculture et à la canne à sucre a lieu en juillet-août, alors que les cultures sèches ont commencé à être labourées puis semées à partir de la fin avril.
33 Les choix du paysan ne sont pas définis par la communauté villageoise, en ce qu'il n'existe aucun type d'assolement à l'échelle du village au Karnataka.
34 Rappelons en outre que le grain de cheval est rarement donné aux bovins, car il les rend souvent malades.
35 Paddy et éleusine sont des cultures doublement vivrières : pour les hommes, mais aussi pour les animaux. Or si le bétail apprécie la paille de paddy (à un degré moindre celle d'éleusine), il ne peut se nourrir des résidus de culture de la canne à sucre.
36 Un kilo de paddy de qualité ordinaire se vend en moyenne 2,50 Rs : le kilo de riz vaut environ 4 Rs, et celui d'éleusine ne dépasse guère les 2 Rs.
37 Evolution entre les 15 octobre 1988 et 1990 au Super Bazar de Delhi (India Today, 15.11.1990). L’indice des prix à la consommation pour les ouvriers agricoles a augmenté de 72 % entre 1975 et 1983 dans le district de Mandya (M. Madaya. R. Ramapriya, 1989).
38 Dont le prix a augmenté de 23,7 % en 1988-89 au Karnataka, contre seulement 7,8 % pour le riz - le riz, lui, et ce n'est pas une coïncidence, est vendu par le PDS.
39 Au Karnataka, le prix d'achat au producteur d'un kilo de paddy n'aurait quant à lui augmenté que de 11 % par an (moyenne dans l'année) (India Today, 15.11.1990).
40 Il faut ajouter l'impact des hausses de prix saisonnières. L'éleusine, pourtant aisément stockable, subit des variations de cours de 20 % dans l'année, ce qui peut représenter des surcoûts non négligeables en période de soudure pour les petits paysans non autosuffisants.
41 Des familles indivises se verront attribuer plusieurs cartes - ce qui est légitime et légal.
42 On peut y ajouter le sucre, dans la mesure où la raffinerie de Mandya doit vendre à prix fixe 45 % de sa production à l'Etat, qui le réinjectera dans le circuit du PDS.
43 Rappelons qu'une tonne de canne produit, si elle est de bonne qualité, un quintal de jagre.
La variation des cours du jagre s'explique aussi accessoirement par la qualité de la production du moulin. Que la cuisson du jus de canne ait été trop longue, ou trop courte, que l’on ait voulu économiser sur les produits chimiques nécessaires à la clarification du jagre, et le produit sera d'une qualité médiocre et se vendra mal sur le marché.
44 J'estime à plus de 30 Rs/q le profit net de la fabrication de jagre, dans le cas où le propriétaire d'un moulin loue celui-ci 120 Rs/q.
45 C'est ainsi qu’alors que je distribuais en cadeau des cigarettes occidentales aux paysans, non sans une certaine mauvaise conscience il faut quand même l'avouer, un agriculteur de Naragalu vint chez moi pour me demander deux cigarettes. « C'est que je dois aller à la banque », m'expliqua-t-il comme si la raison paraissait claire. Il avait en fait l'intention, une fois dans le bureau du banquier, de sortir négligemment de sa poche de chemise une cigarette, et d'en offrir une à l’employé, belle, longue, étrangère, avec filtre. Ce qu'il fil. avec succès. Le banquier fut impressionné par les relations de son paysan de client, et donna l'argent pour l'achat d'une pompe électrique. Les « Dunhill mentholées » avaient aidé au développement.
46 Les terres communales inanti (concédées aux Harijan descendants des gardes-champêtres villageois) ne peuvent servir de gage. Aussi bien des Intouchables ont-ils des difficultés à obtenir des prêts (la même restriction est appliquée par la sucrerie de Mandya, qui refuse les contrats portant sur la canne en provenance de telles parcelles).
47 En 1987, les prêts accordés par la PACS à la population de Mottahalli s'élevaient à 57 200 Rs, pour seulement 47 270 Rs remboursées, y compris les intérêts. Ce pourcentage a fortement tendance à grossir en année électorale, quand circulent comme en 1990 des bruits (justifiés) d'annulation de toutes les dettes contractées auprès du secteur « coopératif » agricole.
48 Notons cependant que la sélection des bénéficiaires se fait théoriquement par plusieurs personnes. Village Accountant, directeur de l’agence bancaire par où transitera l'argent, représentants élus du village. Les tentatives de fraude n'en sont pas facilitées.
49 Dans nos villages, tout comme ailleurs en Inde, les mauvais payeurs sont cependant autant les paysans aisés que les plus pauvres.
50 Puramdaradasa (1484-1564), célèbre musicien et moraliste vishnouite du Karnataka.
51 Cf. F.G. Bailey, « Capital Saving and Credit in Highland Orissa », in R. Firth et al., 1964, pp. 104-132.
52 Cela est en général l'occasion pour le grand propriétaire de se trouver à la fois créancier de petits paysans, et débiteur auprès de meuniers ou d'organismes bancaires. Ce système de crédit tournant (« rolling pattern » décrit par J.Harriss, 1982) existe à tous les niveaux de la société villageoise, les petits paysans pouvant prêter à leur tour aux sans-terres.
53 En septembre 1992, les banques prêtaient au secteur industriel à plus de 25 % par an.
54 W.C. Neale, « The Role of the Broker in Rural India », in P. Robb (éd.), 1983, pp. 163-178.
55 Cité par W.C. Neale, op.cit.
56 Pierre Gourou (La terre et l'homme en Extrême-Orient, Flammarion, 1972, p. 265) rappelle que l'encadrement très strict et brutal du paysannat japonais avant le Meiji avait du moins l’avantage de limiter les dépenses des plus pauvres en matière de mariage : des règles liaient la quantité des mets ou le nombre des cadeaux offerts lors du mariage à la superficie cultivée par le paysan.
57 La nuit de noces peut parfois même avoir lieu plusieurs années plus tard, dans le cas de mariages d’enfants. Ce n’est que lorsque la jeune fille sera pubère (auquel cas tout le village sera au courant de la date précise de ses premières règles) qu’une nouvelle fête sera célébrée avant la nuit de noces.
58 Ajoutons qu'à l’occasion de funérailles, le repas qui suit la crémation (aujourd'hui plus courante dans le sud du Karnataka que l'enterrement) réunit rarement moins de 300 personnes ; que les naissances obligent à des dépenses dépassant couramment 1000 Rs pour l'achat de boucles d'oreille ou d'anneaux de cheville qu'on mettra au nourisson. Autant d'événements du cycle de vie qu'il convient de célébrer dignement - mais qui, au contraire des noces, ne représentent pas en soi des dépenses supérieures à celles de nos communions ou baptêmes.
59 M.N.Srinivas, 1976, p. 212.
60 P. Bourdieu (1980), p. 202. Que les individus jouissent de peu de liberté en ce domaine, placés qu'ils sont sous le regard souvent impitoyable des autres villageois, peut également apparaître dans l'histoire de Sakamma, une jeune fille de Naragalu. Elle aimait un jeune homme de Bangalore ; lui l'aimait aussi. Mais tout mariage était impossible, car les parents du jeune homme réclamaient une dot de 40 000 Rs. Aussi Sakamma dut-elle être promise à quelqu'un d'autre : ses fiancailles furent célébrées un jour de mars à Naragalu, où l'on échangea rituellement les bananes, le bétel et le jagre engageant les deux familles. Or Sakamma avait averti en secret son amant : la nuit même, celui-ci, tentant d'imiter Ragavindra Raj Kumar dans le populaire film Gajapatiya garua banga (1989), débarquait au village en Tempo (minibus), accompagné de 10 camarades armés de faucilles et de bâtons, et tenta d'enlever la jeune fille. Mais des villageois donnèrent l'alerte, une bagarre s'ensuivit lors de laquelle notre Roméo fut blessé et ligoté. Les autres comparses furent arrêtés par la police à Nagamangala.
Finalement, après quelques jours de prison (et beaucoup de coups), le jeune homme fut relâché sous caution, et put épouser Sakamma. Mais le père de celle-ci était déshonoré : il avait trahi son engagement donné lors de l'échange de bétel, il avait manqué à sa foi. Pire, il avait déshonoré le village. Qui désormais ferait confiance aux gens de Naragalu ? Aussi fut-il condamné à payer 5 000 Rs d'amende à la communauté villageoise.
61 R. Firth, « Capital, Savings and Credit in Peasant Societies : A Viewpoint from Economic Anthropology », in R. Firth, B.S. Yamey éd., 1964, p. 26. Firth ajoute que lorsqu'un « capitaine d'industrie » occidental donne une grande soirée â des milliers d'invités, cela représente une énorme dépense, mais qui peut beaucoup rapporter.
62 Et ce serait à mon avis faire preuve de « matérialisme » excessif que d'objecter que cette pureté en soi représente en fait un désir de maximisation : maximisation d'un bien spirituel, le karma, en vue (à très long terme...) d'une renaissance dans une caste supérieure, voire pourquoi pas de la moksha (délivrance du cycle des réincarnations).
63 On peut aussi faire du toddy à partir de jagre.
64 Ajoutons que la consommation de drogue est très rare dans le Karnataka rural.
65 India Today, 30.11.1991.
66 On ne trouve qu'exceptionnellement de la bière ou du whisky (de fabrication indienne) dans les villages, car ces boissons sont trop chères.
67 Il s'agit de dieux bienveillants et sympathiques, Basaveshvara, Siddappa et surtout Tundageriamma. Des déesses dangereuses comme la terrible Mariamma devront quant à elles se contenter de vieux temples décatis - offrant cependant plus de charmes aux yeux des Occidentaux que le terrible « kitsch » des temples modernes.
68 En outre, la plupart des temples villageois appartiennent à l'Etat : celui-ci prend donc en charge les plus grosses réparations.
69 Cela alors que les Harijan n'auront pas le droit d'entrer dans ce temple.
70 Rappelons en outre que les offrandes portées aux dieux (riz sucré, noix de coco, bananes...) sont rapportées à la maison puis consommées par la famille.
71 En ville, les automobiles, les scooters, et souvent jusqu'aux ordinateurs personnels sont vénérés lors de la fête d'Aida.
72 Cette croyance n'est pas seulement partagée par les ruraux. Lorsqu'en juillet 1991, à la fin d'ashada, S. Bangarappa, le ministre-chef du Karnataka, a formé son nouveau gouvernement, il s'est élevé tellement de voix pour prédire une courte vie à ce ministère que Bangarappa a jugé bon de conjurer le sort en disant publiquement que pour une fois, ce mois serait auspicieux pour l'Etat (India Today, 31.8.1991).
73 Ces divinités qui toutes représentent une forme de Shiva se déplacent sur un taureau, Nandi. Elles sont donc considérées comme les protectrices par excellence du bétail.
74 Ce qui par ailleurs vient montrer le caractère souvent moralement peu reluisant du métier de géographe ou d'ethnologue, lorsque, à l'écoute des ragots, des révélations les plus intimes, on tente de percer la vie privée des gens, de deviner des secrets qui parfois sont les plus douloureux. Pardon à Gangappa, que j'ai torturé 10 bonnes minutes pour qu'il me confie ce qui n'était pour moi que la raison de l'extensivité de son exploitation, mais qui pour lui représentait ce qui avait brisé sa vie.
75 On raconte même que si la construction du barrage du KRS, terminé en 1932, a coûté accidentellement la vie à une centaine d'ouvriers, elle a exigé aussi le sacrifice propitiatoire et secret d’orphelins.
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