Les paysans
p. 305-306
Texte intégral
1La perspective présentée jusqu'ici montre ses limites. A se cantonner dans une étude à échelle régionale ou même villageoise, on risque de ne pas comprendre les logiques paysannes prises dans leur individualité, à l'échelle de l'exploitation agricole. Car si l'on peut dire que la somme des logiques individuelles forme ce qu'on peut appeler des « logiques » villageoises ou des « logiques » régionales, on ne peut cependant déduire du tout les caractères des parties (G.H. Mulla, 1968). Des choix opposés, au niveau des exploitations, peuvent n'avoir qu'une résultante nulle ou indiquer seulement une terne moyenne au niveau du système rural. On a pu déjà remarquer, à propos de l'adoption de la sériciculture ou de la possession de bétail, que les chiffres concernant les villages masquaient, si l'on descendait au niveau des exploitations, des différences importantes, différences liées à la caste, à la classe, ou à tout autre facteur. Il est temps d'autre part de considérer les choses, moins comme elles sont, que comme elles paraissent aux yeux des paysans.
2Cette nouvelle perspective centrée sur l'individu n'a certes rien de révolutionnaire. En particulier, l’administration indienne chargée du développement a l'habitude de la privilégier : certes, l'objet de son action peut être une région (« zones sujettes à la sécheresse », micro-bassins hydrographiques...) ou un groupe social (les Harijan, les tribaux...). Mais presque toujours, comme dans le reste du Tiers Monde d'ailleurs, la mise en œuvre de cette politique se fera au niveau de l'individu ou de la maisonnée, et rares seront les programmes « sociaux » (irrigation, foresterie...) définissant pour unité un groupe et non des individus. C'est ainsi, remarque D. Blamont (1989), que « pour une communauté la possibilité institutionnelle d'emprunter de l'argent pour améliorer son système de production au niveau villageois, créer-des réseaux d'irrigation, acheter des pompes... n'existe pas » (p. 225). Les structures officielles de crédit ne prévoient que des prêts accordés à des individus. Or, dans certains domaines tels que l'irrigation, et notamment dans des villages tribaux comme celui qu'envisage D. Blamont, d'où sont quasiment absentes les divisions de castes, la possibilité d'un crédit communautaire pourrait limiter la compétition entre paysans, la confiscation par les plus puissants de certaines structures dites « coopératives », ainsi que le gaspillage d'intrants. Mais la politique de l'administration est trop sous-tendue par une idéologie productiviste centrée sur le modèle du propriétaire-exploitant individualiste.
3On pourrait ajouter qu'un tel a priori ne correspond pas à la réalité de la société paysanne où certains individus n'ont pas les mêmes droits ni les mêmes statuts que les autres. C'est ainsi par exemple que le Programme de Développement Rural Intégré (IRDP) prévoit que ses prêts pourront aller à tout adulte, homme ou femme, à l'intérieur d'une même maisonnée. Il reprend ainsi la fiction que la loi indienne tente jusqu'ici en vain de rendre réelle, à savoir que la femme est l'égale juridique de l'homme, et qu'une fille a par exemple autant de droits sur l'héritage paternel que ses frères. Or dans l'Inde des villages, les femmes n'héritent toujours pas de la terre, sauf exception. Et si elles font la demande d'un prêt au titre de l'IRDP, c’est toujours sur l'injonction du mari. L'administration est consciente qu'elle encourage ainsi un système de prête-nom, mais estime que cela permet d'amorcer en même temps une évolution de la société. Et le banquier inscrit sans sourciller sous le nom de l'épouse l'objet de l'emprunt : un attelage de zébus.
4Pousser plus loin l'analyse reviendrait à poser le problème des différents niveaux de décisions au sein d'une exploitation, et nous y reviendrons. Pour l'heure, et en raison même de cette difficulté, il semble qu'il faille se contenter de décrire les choses telles qu'elles sont au niveau de la maisonnée, sans pousser plus loin notre descente vers le niveau de l'individu. La maisonnée (household), c'est ce que certains préfèreraient appeler le « ménage », c'est aussi ce qui correspond à l'exploitation agricole, ce que les agronomes nomment le système de production (farming System).
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