I. La structure des villages
p. 159-195
Texte intégral
A. L'ASPECT PHYSIQUE
1On a déjà quelque peu évoqué l'aspect des finages, évidemment fort dissemblables selon que le village dispose d'irrigation par canal ou non, mais qui ont tous certains caractères en commun : ainsi, l'espace habité se situe en général au centre, le plus souvent à mi-versant, et néglige les hauteurs trop caillouteuses et périphériques, autant que les fonds de vallée, malsains en raison de l'humidité qui y règne et représentant de trop bonnes terres agricoles pour qu'on les transforme en terrains bâtis.
2L'espace est cependant plus différencié topographiquement dans le système rural pluvial que dans l'irrigué. Autour de Nagamangala, inselbergs et vallons profonds créent des amplitudes altitudinales qui ne se retrouvent pas autour de Mottahalli. En zone sèche également, l'ampleur des friches et des terres non cultivables est plus importante qu'en zone irriguée. Ces steppes sont, non sans quelque pompe, qualifiées officiellement de forest, et avec leurs maigres pâturages à peine troués d'acacias isolés, où l'on redoute de s'aventurer par crainte des loups (tola) et des chacals (nari), avec leurs broussailles et leurs cailloux dominant les champs cultivés en contrebas, elles correspondent bien à la vieille distinction qui avait cours dans l'Europe médiévale entre l’ager et le saltus (plus que la silva). « Avec une connotation psychologique : le saltus reste la "montagne”, la zone des bois où dominent les bêtes et la crainte ; l'ager, la plaine, la sécurité »1.
3En zone non irriguée, c'est aussi en « forêt » (kadu) que l'on pratique la chasse. Exceptée celle au sanglier, qui se pratique avec rabatteurs, la chasse se fait de nuit : d'une part parce que le gibier se terre un peu moins alors, et d'autre part parce qu'il faut éviter la police étant donné que la chasse est interdite et que l'on va tenter sa chance dans les eucalyptus de la forêt domaniale protégée (State Forest) de Konankallu. Cela donne lieu alors à d’impressionnantes équipées, où le chasseur, vieux phare de moto au front tel un mineur de fond (pour attirer le gibier), batterie électrique au côté et fusil chargé par la gueule sur l'épaule, s’enfonce dans la nuit sans lune, suivi à 150 m par un acolyte porteur d'un sac, des balles, et du bâton qui sert à achever le gibier et à économiser la précieuse poudre fabriquée à la maison. J'ai vu en une nuit une excellente gâchette ramener deux lièvres (vendus entre 15 et 20 Rs), deux canards, et un chat sauvage (vendu...70 Rs). J'en ai vu aussi beaucoup revenir bredouilles... De toute façon, étant donné qu'il n'existe guère plus de 4 ou 5 fusils dans chaque village, la chasse ne peut procurer un revenu d'appoint important à l'échelle du système rural. Mais c'est en tout cas une source inépuisable d'histoires de mauvais esprits (devva), qui ne font que renforcer la connotation de danger attribuée à ces friches2.
4Cette zone de steppe et de « forêt » est formée d’anciens terrains communaux qui appartiennent aujourd'hui à l'Etat. Celui-ci, outre l'allocation d'une partie de ces terres pour leur mise en culture (darkhast, cf. p.232), y plante des eucalyptus, et y contrôle la croissance de l'alalekai (Terminalia chebula), arbuste tinctorial et utilisé en tannerie, dont les fruits sont récoltés par des villageois sous la conduite d'un entrepreneur de Mayagonahalli. C'est selon la même procédure qu'est récoltée dans cette zone l'écorce du tangadi chekki, arbuste aux vertus tinctoriales et médicinales.
5Descendre des hauteurs du finage, c'est changer de paysage : car on atteint alors la zone des cultures proprement dites, les champs (zamin) exploités depuis toujours, qu'on nomme haledu (vieux), swanta (à nous), ou encore tata-mutata (aux ancêtres). L'ancienneté de leur exploitation confère un sentiment de familiarité, de connivence. Les arbres se font moins rares, car la nappe phréatique se rapproche : Y.Monnier étal. (1986) ont montré combien la lourde charge biotique sur le finage a pour incidence « l’inversion dans la distribution de la biomasse végétale qui se maintient sous la forme du parc (arbres utiles conservés sur le terroir), autour des villages, et tend à disparaître dans les zones non cultivées, pourtant toujours recensées comme réserves forestières » (p.1)3. C’est ainsi que les jaquiers, aux énormes fruits sucrés, ou les tamariniers, dont les graines servent à épicer la sauce du rasam, se font de moins en moins rares. Les faciès pédologiques changent également, et s'épaississent : les sols sont de plus en plus basiques (voire même trop), mais demeurent excessivement sableux, ce dont pâtit leur capacité d'échange.
6Enfin, avant de pouvoir pénétrer dans les cocoteraies des fonds de vallée, en suivant quelque sentier caillouteux ou parfois un chemin empierré (aucun de nos trois villages ne se trouve directement relié à une route goudronnée), on atteint l'espace habité. Là, le contraste est grand entre l'aspect du village (uru, grama) dans la zone irriguée, et dans la zone pluviale. Autour de Mandya, dans la région sucrière, le coeur du village est formé des maisons (mane) les plus anciennes, à murs et même toits de pierre, ou plus souvent à murs de boue parfois blanchis à la chaux et toits de tuiles « romaines » artisanales (fig. 18). Mais tout autour, des quartiers périphériques plus récents exhibent une richesse volontiers ostentatoire : le long de rues larges et droites s'entrouvrent des portes de bois finement sculptées de motifs végétaux ou animaux : maisons à murs de brique et de pierre recouverts de peintures vertes et bleues et rouges, murs portant parfois en grosses lettres jaune vif, sous le toit de tuiles industrielles dites « de Mangalore », le nom de l’heureux propriétaire et la date de construction, rarement antérieure à 1965. Il y a même à Mottahalli trois maisons « tout béton », gros cubes à étages qui font la fierté de leurs propriétaires car elles sont de type urbain, avec un toit en terrasse. La plus grosse, avec son enclos de fer forgé, son étable où l'on peut ranger le motoculteur, et de belles bougainvillées ornant la façade, a coûté 300 000 Rs à son propriétaire.
7Il s'agit là des demeures de possesseurs de trois, quatre, voire cinq hectares de terres irriguées. Celles des plus petits propriétaires sont plus modestes, mais la plupart ont des tuiles de Mangalore et l’électricité. Du coup, on en aurait presque tendance à oublier les quartiers périphériques, ceux des Harijan (Intouchables) et ceux des immigrés venus travailler à la canne à sucre. Là, la situation est nettement moins florissante, et l'on peut voir de nombreux toits de paille (paille de canne notamment, ou parfois de riz, ou des joncs : le coût en est d'environ 500 Rs pour une période de 10 ans). Les plus pauvres - ou ceux qui ne sont pas sûrs de s'établir définitivement - vivent même dans de simples huttes dont les cloisons sont faites de palmes de cocotier tressées. Cependant, même dans ces quartiers, quelques grosses maisons du même type que celles du noyau central attirent l'œil : il y a des Harijan qui ne sont pas misérables. Mais toujours la visite dans ces quartiers d'un étranger, géographe français ou fonctionnaire indien, attire enfants, femmes et hommes, parce qu'on est surpris qu'il s'aventure dans une zone que les grands propriétaires ont dû lui décrire comme mal famée, mais aussi parce qu'on attend de lui quelque secours, quelque prêt, quelque assistance en nature...
8Spectacle peu comparable dans le système rural pluvial : là, la plupart des maisons sont certes à toit de tuiles, mais il s'agit de tuiles traditionnelles (fig. 19). Et la plupart des murs sont faits de pierres, soit posées les unes sur les autres, soit, plus spectaculaire et plus coûteux, de larges dalles de granite de 2 m de haut, qui sont dressées les unes à côté des autres avec des raccords de boue. Paysage minéral que ces villages, où même à l'intérieur des maisons domine la pierre. Lors de la construction d'une nouvelle habitation, les fondations ainsi que les piliers centraux qui s'élèvent, granites nus qui soutiendront la « charpente » de pierre, semblent de vieux mandapa4 ruinés au milieu du village. Seules les maisons les plus riches ont des piliers intérieurs de bois (parfois sculptés), tant la pierre dans la région est bon marché et l'arbre rare5. Et dans chaque village « sec », on ne compte guère plus de quatre ou cinq grosses maisons du type de la zone irriguée, peintes de vives couleurs, en général habitations d'émigrés qui ont « réussi » et qui sont rentrés au pays nantis d'un petit pécule.
9Peu de toits de chaumes. Non que la pauvreté n'existe pas dans ces villages, mais la production végétale est trop limitée pour qu'on aille gaspiller ce précieux fourrage potentiel à couvrir les maisons.
10En revanche, au moins pour l'œil d'un Européen, dans le système rural irrigué comme dans le sec, l'intérieur de toutes les maisons frappe par sa sobriété - en plus de l'absence quasi-totale de fenêtres dans les habitations les plus traditionnelles. Chez les plus pauvres, l'unique petite pièce abrite quelques nattes - que la nuit venue l’on déroulera sur le sol de terre battue - ainsi que les grains de la récolte précédente, stockés à Naragalu dans des pots d'argile empilés les uns sur les autres, ou dans de hauts réservoirs tressés en bambou, rendus étanches par l'application de bouse de vache délayée. Aucun meuble, sinon rarement quelque tabouret, ou même parfois une vieille chaise métallique qu'on ressort pour l'invité tandis que la maîtresse de maison s’affaire derrière un petit muret délimitant le coin-cuisine à préparer thé, café, ou lait chaud plus ou moins coupé d'eau selon la production de l'unique bufflesse et le rang de l'invité.
11L'aisance ne se traduit pas chez les gros propriétaires par un mobilier plus abondant, si l'on excepte un lit de bois, parfois un gros coffre-fort, et de plus en plus souvent depuis la fin des années 1980 un poste de radio-cassettes. Aux murs, parfois une fresque représentant la déesse de la Richesse Lakshmi, et toujours dans des cadres haut placés les images de dieux réputés pour leur bonté, un Krishna, une Sarasvati, un Shiva pacifique, dieux voisinant avec Gandhi, avec Nehru, avec les photos de quelque aïeul aux guerrières moustaches à pointes relevées, avec à Mottahalli le portrait de Vishveshvarayya, bâtisseur du KRS.
12C'est surtout le plan général de la maison qui profite de la richesse de son propriétaire : grossièrement de la forme d'un quadrilatère, d'une surface avoisinant les 100m2, on retrouve avec la grosse maison traditionnelle de type totti hatti la structure des villas romaines, avec atrium (ajara) et impluvium (totti) encadrés le plus souvent de petites pièces, cuisine, réserve, ou même parfois chambre à coucher. Mais la taille de la maison ne témoigne que de la richesse de son bâtisseur, dont la propriété foncière a souvent dû être par la suite divisée entre ses nombreux héritiers mâles : ainsi, il n'est pas toujours possible à la vue d'une maison du village d'en inférer la position socio-économique de ses habitants actuels. Mais il est encore beaucoup plus risqué de tenter d'en déduire la caste, car il n'y a pas d'exacte correspondance entre structure socio-économique et structure par castes.
B. LA STRUCTURE PAR CASTES : PERMANENCES ET CHANGEMENTS
1. Une hiérarchie parfois contestée
13La partie rurale du sud du Karnataka est caractérisée par la dominance de la caste des Vokkaliga, tant du point de vue du nombre que du point de vue des structures agraires (fig. 20 et 21). Nos trois villages sont en cela tout à fait représentatifs de la région, avec une population Vokkaliga qui représente 70 % des maisonnées à Mottahalli aussi bien qu'à Mayagonahalli et Naragalu. Rappelons qu'il s’agit d'une caste traditionnellement d'agriculteurs (le nom ne signifie pas autre chose en kannada), rattachée à la plus basse varna, celle des Shudra, mais qui, en raison de l’absence quasi-totale au village de caste supérieure, ne souffre guère de ce bas statut religieux, d'autant plus qu'elle dispose de la puissance générée par le nombre et la propriété foncière.
14Deuxième groupe représenté au village : celui des castes Harijan6 : 13 % à Mottahalli, 12 % à Mayagonahalli et Naragalu. Puis viennent diverses castes, à Mottahalli les Lingayat (4 %) et les Aradhya (3 % ; caste qui partage certaines des singularités des Lingayat mais qui étaient à l’origine des Brahmanes), à Mayagonahalli et Naragalu les Kuruba (7 %, traditionnellement bergers), etc. Au total, on compte à Mayagonahalli et Naragalu 15 castes différentes (en considérant les A.K. comme une seule caste), et 14 à Mottahalli - mais de nombreuses castes ne sont représentées que par une ou deux familles.
15« Des différences de régime alimentaire et de professions, ordonnées hiérarchiquement, sont attachées aux castes que séparent l'endogamie et les règles de commensalité » (M.N. Srinivas, 1955). Ces castes sont classées sur une échelle que certains groupes au village contestent dans le détail, mais dont on peut brosser les grands traits en se fondant sur les relations de commensalité possibles, à partir du principe selon lequel on ne peut recevoir de nourriture bouillie (plus sensible à la pollution rituelle que la nourriture frite et surtout crue) que d'une caste supérieure ou égale à la sienne propre. C'est ainsi que s'établissent les relations suivantes :
16En Inde la hiérarchie des statuts de caste est fluctuante, variant selon les régions, les villages (notamment en fonction de l'importance numérique de la caste, qui si elle est nombreuse a tendance alors à voir son statut valorisé), mais aussi selon le sexe, ou bien la situation du moment. Le barbier Hajam de Mayagonahalli refuse la nourriture des Achari, des Vodda ou des Harijan : mais ceux-ci font de même avec lui, car ils refusent de reconnaître la supériorité qu'il réclame. Le chercheur doit d'autre part estimer la part de vérité, très variable, qui entre dans les témoignages recueillis. Ainsi, non pas tous, mais certains Harijan m'ont affirmé refuser la nourriture des forgerons Achari : or il semble que cela arrive très rarement effectivement. Orgueil un peu dérisoire, le prétendre représentait cependant pour eux un moyen de relever leur statut, sinon dans la réalité, du moins dans mon carnet de notes.
17Complétant cette hiérarchie en fonction de la consommation de telle ou telle viande, s'ajoutent les tabous concernant la nourriture. On sait en effet que dans l'hindouisme les castes les plus hautes sont strictement végétariennes, tandis que les plus basses mangent de tout, même du bœuf. Les viandes sont elles-mêmes hiérarchisées : au village, celle de mutton (chèvre ou mouton) est la plus pure, suivie du poisson, du poulet (qui picore les excréments) puis, très polluante, du porc. Le buffle et surtout le bœuf sont sujets à un tabou presque total.
18Seuls les Lingayat et les Aradhya sont strictement végétariens : cela leur assure du coup un statut supérieur, à tel point que les femmes Aradhya refuseront même de la nourriture des mains de Brahmanes (et les hommes ne l'accepteront qu'en ville). A l'autre extrémité de la hiérarchie, les Harijan consomment toutes sortes de viandes, notamment du porc parce que c'est la viande la moins chère (10 Rs le kilo, contre 30 Rs le kilo de poulet ou de mouton). Ils se défendent de manger du buffle, a fortiori du bœuf, et il est probable en effet que la plupart respecte cet interdit dans l'espoir de s'élever dans l'échelle des castes, par un phénomène que M.N. Srinivas a nommé « sanscritisation », c'est-à-dire l'adoption des pratiques et valeurs des hautes castes. Les Vokkaliga, eux, mangent mouton, poulet et poisson mais se refusent au porc, au buffle et au bœuf ; les Kuruba font de même en y ajoutant le tabou sur la consommation de poulet et d'œufs.
19Ces différences dans les pratiques rituelles ne se traduisent cependant guère dans la vie quotidienne. Tous, Vokkaliga comme Harijan, ne mangent que très occasionnellement de la viande, au plus une fois par semaine (et rarement plus de 100 g alors), souvent une fois par mois, ou même moins pour les plus pauvres. La viande coûte cher, on l’a vu. Un kilo de chèvre, plein de tendons fibreux, d'os et de gras, coûte le prix de 6 ou 7 kg de riz, de 15 kg d'éleusine. Cependant, même les riches en consomment rarement : c'est qu'à la viande est attachée un dangereux pouvoir de souillure. Ainsi, il convient de la préparer à l'extérieur de la cuisine, sous peine de polluer celle-ci ; on ne peut la manger certains jours de la semaine, ni pendant les repas de mariage, ni lors de la fête du dieu Ganesha8. Plus prosaïquement aussi, on en mange peu pour des raisons de santé : la viande étant un élément « chaud » (cf. p. 123), elle occasionne des dysenteries, et un échauffement du métabolisme qui la fait interdire à certains vieillards.
20Presque toutes les castes sont au village constituées de plusieurs lignées (vokkalu), groupes d'individus unis par le souvenir d'un même ancêtre. Les lignées sont caractérisées aussi par la vénération particulière d'un dieu tutélaire, ou plus souvent d'un couple de dieux, dit mane devaru (« dieu(x) de la maison »). La divinité peut être un dieu ou une déesse qui par ailleurs se trouve adoré par l'ensemble du village, et dont un temple est établi là. Mais souvent, il s'agit d'une divinité extérieure au village, dont le lieu de vénération est parfois distant de plus de 100 km. Ainsi, à Mottahalli, la lignée fondatrice du village a pour mane devaru la déesse Tundageriamma. Celle-ci est également la déesse tutélaire du village, étant donné le rôle fondateur de cette lignée, mais elle a son temple le plus prestigieux dans la petite ville de Belakavadi, au sud-est du district, à 70 km de Mottahalli9.
21Quant à l'une des deux lignées Harijan de Mottahalli, elle a pour déesse Mahalakshmi, dont le mythe est extrêmement lié à celui de Tundageriamma : Mahalakshmi est en effet la sœur de celle-ci. Mais, diton, alors que les déesses vivaient toutes deux à Belakavadi, Mahalakshmi s'aventura dans le quartier Harijan, ce qui la rendit impure : dès lors sa sœur refusa de la fréquenter. Cette légende semble indiquer que les premiers Harijan s'établirent à Mottahalli à peu près en même temps que la lignée Vokkaliga fondatrice, qui aurait en quelque sorte emmené ses serviteurs avec elle. Elle explique aussi que les Harijan vénèrent Mahalakshmi, dont un temple trône au cœur du quartier traditionnel Intouchable. Le prêtre desservant ce temple est Harijan lui-même, ce qui fait que les rares castes qui s'aventurent dans ce lieu n'emportent jamais de retour chez elles les nourritures consacrées (prasad).
22Les lignées des mane devaru contribuent à segmenter la population villageoise - segmentation peu étanche en raison de l'exogamie. Elles font rassembler un même jour, chaque année, dans le village ou la ville dont leurs lointains ancêtres sont peut-être jadis partis, tous les représentants de la lignée, venus parfois des quatre coins du Karnataka, voire de tout le sud de l'Inde pour adorer dans le temple ancestral la divinité qui les protègera, à qui ils offriront argent, jagre et noix de coco, ainsi que les premiers cheveux des nourrissons.
23Il existe donc une solidarité entre les membres d'une même lignée, tout comme il existe une solidarité de caste. Et de même qu'il existe une hiérarchie des castes, il existe une hiérarchie des lignées au sein d'une même caste. Mais alors que la première est fondée sur la pureté religieuse, la seconde est fondée sur l'ancienneté de l'établissement au village, en général proportionnelle à la taille de la propriété foncière de la lignée. Ce qui fait que pour les Vokkaliga Tundageriamma, ce serait déchoir que de conclure une alliance matrimoniale avec une lignée Vokkaliga récemment immigrée, qui est du même « statut » de caste, mais non de leur « rang ».
24Le villageois est donc bien, selon l'expression de Louis Dumont (1966), un homo hierarchicus. Cette division de la population en castes de statuts inégaux se traduit doublement : dans la géographie villageoise et dans les activités économiques. La répartition spatiale des castes en différents quartiers, tout d'abord, se traduit par la mise à l'écart, traditionnelle en Inde, des castes Harijan. La carte de Mottahalli (fig. 18) ne le montre cependant pas très clairement, car le quartier Intouchable originel, s'il se situait bien à la périphérie du noyau villageois ancien, s'est plus tard trouvé intégré dans les nouvelles extensions méridionales de Mottahalli. Avec son temple de Mahalakshmi, il formait à l'origine un quartier nettement à part. Quant au nouveau lotissement Harijan aménagé depuis 1974 par l'administration, à l’est, il n'est guère davantage à l'écart. (Que toutes les castes vivent relativement proches les unes des autres est un signe de la productivité de l'agriculture : il faut restreindre au minimum la surface habitée pour ne pas mordre sur les terres irriguées). Dans ce nouveau quartier, des lopins de terre furent donnés aux Harijan les plus nécessiteux afin de décongestionner l'ancien keri ; on y installa le long de la rue quelques cocotiers, des caniveaux, ainsi que des pompes à bras pour que les Harijan puissent enfin avoir de l'eau potable : en effet, ils n'avaient accès à aucun puits de caste, ni même à l'eau du tank qui leur était interdite.
25Il n'existe pas de Harijan à Mayagonahalli ; mais la ségrégation spatiale est nette à Naragalu (fig. 19) où les Harijan sont réunis dans un quartier de taille très limitée : seules 9 maisonnées y vivent. Tout cela ne représenterait qu'un très petit pourcentage de population Harijan pour la population du village, s'il n'existait pas une deuxième localisation plus à l'ouest, au bord de la route goudronnée : la « Porte (gate) de Kenchegonahalli », créée en 1971 sur le papier lors d'une initiative là aussi gouvernementale, abrite depuis le milieu des années 1980 20 maisonnées, dont 10 sont originaires de Naragalu : on y trouve, outre 14 Adi Karnataka, d'autres castes classées elles aussi SC/ST, comme les Budubuduke (traditionnellement devins itinérants et mendiants, de plus en plus journaliers aujourd’hui), et les Idiga, fabricants d'alcool de palme (toddy), qu'on appelle en Afrique des « malafoutiers ». Ces castes, dont la sédentarisation est pour quelques familles toute récente, sont originaires des environs de Naragalu, certaines même des faubourgs de Nagamangala10. Elles ont été attirées par l'attribution d'un terrain gratuit11, mais aussi par un prêt de 4000 Rs (dont 2000 Rs de subvention) et des dons en nature pour aider à bâtir de petites maisons cubiques dont la plupart sont pakka, en dur.
26Les nouveaux habitants s'y trouvent apparemment heureux (« On a une maison, les autocars tout proches, et du vent rafraîchissant sur ce plateau »), mais la « Porte » représente tout sauf une intégration spatiale dans le village, dont elle est distante d'un kilomètre.
2. L'évolution des institutions villageoises
a. Le déclin du système jajmani
27Il y a bien pourtant, du moins à l'origine, une intégration économique de ces basses castes au sein du système villageois, en fonction d'une répartition des tâches définie selon le degré de pureté des différentes castes : d'abord par le système économique jajmani, ensuite par le système politique du panchayat. En effet, à chaque caste correspondait théoriquement une profession : ainsi, les Kuruba sont bergers, les Achari forgerons, menuisiers ou orfèvres, les Banajiga Shetty vendeurs de bracelets, etc. Naragalu et Mayagonahalli sont même desservis par une famille de la caste Gomberama de montreurs de marionnettes sacrées - qui habite dans un village voisin. Cette spécialisation héréditaire s'est maintenue en ce sens qu'aucun Kuruba jamais ne se lancera dans la forge, et qu'aucun Madival (blanchisseur, dhobi) ne se fera barbier (caste Hajam). Les métiers « traditionnels » restent l’apanage des castes spécialisées. En ce sens, les logiques paysannes sont largement canalisées par la division en castes, car le choix d'un métier traditionnel s'en trouve fortement limité.
28Mais aujourd'hui, bien des Achari ne sont pas forgerons. Aucun Kuruba à Mayagonahalli et Naragalu n’est berger... Le nom de caste n'est plus (l'a-t-il jamais été ?) exact synonyme de profession. A cela plusieurs raisons : d'abord l'essor démographique au sein des castes. Quand un potier a cinq fils, il n'est pas évident que ceux-ci auront assez de clientèle au village pour tous reprendre l'activité paternelle. Une autre raison consiste dans les changements de l'environnement socio-économique : on ne saurait trop souligner la concurrence des produits manufacturés (pots métalliques préférés pour certains usages aux pots de glaise ; savon concurrençant les blanchisseurs) et de services urbains (salons de coiffure supplantant de plus en plus les barbiers villageois) : jusqu'au cinéma et depuis quelques années la vidéo qui tuent lentement les spectacles de marionnettes ! Plus positivement, les nouveaux métiers, du chauffeur d'autocar à l'épicier, du réparateur de vélos à l'éleveur de volailles - autant de métiers pouvant être ruraux - ne correspondent pas à des activités traditionnellement assurées par certaines castes particulières. Ce sont donc aussi bien un Vokkaliga, un Achari ou un Hajam qui pourront s'y lancer - encore qu'il y ait d’importantes restrictions, nous le verrons. Il existe donc un flou de plus en plus prononcé sur l’équivalence entre caste et métier, flou renforcé par le fait que de plus en plus, les artisans ou les castes de service qui ne pouvaient plus se livrer à leur activité traditionnelle se sont tournés vers l’agriculture : soit qu'ils possèdent eux-mêmes des terres, soit qu'ils survivent comme simples salariés agricoles.
29Il reste que, compte tenu de ces évolutions, la spécialisation professionnelle des castes représente toujours pour les différents groupes endogames un mode d'intégration au sein du village : il s'agit du système adade (jajmani en hindi), lequel lie au sein du village certaines castes d'artisans ou de services à des familles qui en sont héréditairement les clientes du point de vue commercial, mais qui représentent des « patrons » dans le cadre d'un clientélisme. Celles-ci, en échange des prestations fournies par le barbier ou le forgeron, doivent leur remettre chaque année, quand la moisson est terminée, une certaine quantité de grains en guise de paiement forfaitaire, grossièrement proportionnelle à la taille de la maisonnée. C'est ainsi que Chaude Gowda, un Vokkaliga de Mottahalli propriétaire de 0,8 ha irrigué et d'autant de « sec », et dont la famille compte 6 personnes (dont 3 petits-enfants) verse chaque année au titre de l'adade :
- 25 seers12 de paddy à l'un des deux forgerons de Mottahalli, qui ne fait qu'aiguiser les socs des araires ou fabriquer les faucilles ;
- 30 seers à un blanchisseur de Kottatti (il n'y en a pas à Mottahalli) qui ne lave plus que les linges menstruels ou ayant servi aux accouchements, donc les plus impurs religieusement ;
- 30 seers à un barbier de Hebbakavadi (village proche) ;
- 8 seers au guru Aradhya qui célèbre les cérémonies religieuses (puja) de la famille de Chaude en tant que prêtre domestique (purohit) ;
- 8 seers au tammadi (prêtre Lingayat) qui dessert le temple villageois du dieu Siddapa.
30Soit à peine 90 kg de paddy, alors que Chaude Gowda a des terres capables potentiellement de produire plus de 80 q de paddy. C'est dire combien le système adade a une importance de plus en plus marginale dans le budget des exploitations agricoles13.
31Placés dans une position de faiblesse en raison de la concurrence des industries et des services urbains, en raison aussi de la concurrence interne à la caste du fait de la croissance démographique, les artisans du village perdent de plus en plus leurs prérogatives. Leurs clients, qui s'approvisionnent souvent désormais à d'autres sources, refusent de leur payer le forfait traditionnel annuel, et exigent un paiement à la pièce qui les avantagera d’autant plus que les grandes familles indivises de 15 ou 20 personnes ont quasiment disparu : la taille des maisonnées clientes diminuant, celles-ci trouvent justifié de renégocier le prix de l’adade. En cas de refus ou de désaccord, la famille cliente se retire du système, et s'adresse à un concurrent qu'elle paiera à la pièce et de plus en plus souvent en argent. L'artisan, lui, doit alors travailler comme journalier pour survivre (il possède souvent en plus un petit lopin de terre à cultiver), et bien souvent son activité héréditaire devient secondaire par rapport à l'agriculture, d'autant plus qu'à Mottahalli pas un seul n'est sans terre14.
b. La fin des pouvoirs politiques traditionnels : réalité ou trompe-l'oeil ?
32Les sources de conflit, on le voit, sont nombreuses dans un système qui se trouve en plein bouleversement, voire en extinction. De plus, le village est en train de perdre une seconde structure qui fonctionnait elle aussi sur la complémentarité des différentes castes (G. Thimmaiah et A. Aziz, 1985) : à la tête du village en effet se trouvait le patel, chef coutumier héréditaire qui présidait le conseil de village et se chargeait de maintenir l'ordre. Ainsi de Kenge Gowda, le patel de Mayagonahalli : après l'Indépendance, son père perdit officiellement son titre, mais en conserva longtemps la réalité du pouvoir (ainsi que les terres allouées par la communauté villageoise au titre de sa charge : à Naragalu par exemple, presque 3 ha avaient été donnés à l'origine, aujourd'hui divisés entre 5 familles héritières). Actuellement, son exploitation agricole étant en proie à de grosses difficultés, le vieux Kenge Gowda, à l'entrée duquel toutefois on se lève toujours quand on appartient à une basse caste ou lignée, ne fait plus que présider ce qui reste du conseil traditionnel de village, et diriger les séances nocturnes d'exorcisme, maigre échalas quelque peu dérisoire alors, un grand sabre à la main.
33Le deuxième notable traditionnel était le shanbhog, souvent un Brahmane, que les Britanniques avaient chargé de collecter les impôts et de tenir les registres des cultures. Celui de Mottahalli habitait Kottati, et en 1961 devint fonctionnaire à part entière sous le nouveau titre de Village Accountant.
34Enfin, troisième charge coutumière, des Harijan étaient investis de la garde du village particulièrement pour la nuit, servaient d'assistant au patel et de garde-champêtre pour proclamer au son du tambour les décisions de celui-ci - un tambour étant composé de cuir, et le cuir étant fait de la peau d'un animal mort, jouer de cet instrument est considéré comme impur pour les hindous, ce qui explique que cet office de garde-champêtre fût réservé à un Harijan. Ces donne, ou chakra (ils étaient souvent trois ou quatre par village), jouissaient de terres allouées par la communauté villageoise, que leurs héritiers ont conservées aujourd'hui. De superficie importante à l'origine (12 ha pour les trois donne de Mottahalli ; 4,8 hà pour le seul donne de Naragalu), elles représentent aujourd'hui de faibles surfaces par maisonnée, en raison des partages successoraux : les 4,8 ha de Naragalu appartiennent aujourd'hui à 12 maisonnées. Mais cette allocation foncière suffit à expliquer qu'il n'y ait pas de Harijan A.K. sans terre à Naragalu. D'autre part, il est à noter qu'il s'agissait de terres parmi les meilleures du village : à Mottahalli, elles étaient irriguables par le tank, ce qui fait qu'aujourd'hui elles bénéficient particulièrement de l'eau du canal (qui transite par le tank) et peuvent le plus souvent donner deux récoltes de paddy par an15
35Ces trois personnages, dont les fonctions furent supprimées officiellement par le Mysore Village Offices Abolition Act de 1961, étaient étroitement liés à une institution traditionnelle qui n'a toujours pas disparu : le conseil de village (panchayat), qui comme dans toute l'Inde était chargé de rendre la justice et de faire régner l'ordre. Ce conseil représente la seconde forme d'intégration des différentes castes, mais toutes n'y sont pas représentées, et sa structure varie beaucoup selon les villages. A Mottahalli par exemple, il est composé de 9 membres héréditaires (yejaman), tous de caste Vokkaliga, tous de la lignée dominante Tundageriamma, fondatrice du village. Il y a en outre un yejaman pour trois autres vieilles lignées Vokkaliga. Le dernier membre du conseil est le représentant des Harijan de la lignée Mahalakshmi. On voit donc que seuls des Vokkaliga (et accessoirement des Intouchables) sont représentés au sein de ce conseil : sans doute parce que les autres castes sont composées d'immigrés installés depuis trop peu de temps pour jouir de ce privilège (suffisamment cependant pour devoir obéir aux décisions du panchayat...). Le conseil est donc loin d'être représentatif de la population villageoise : en cela, comme tous les autres conseils de l'Inde rurale, il n'a que peu à voir avec l'utopique modèle décrit pourtant comme réalité par les administrateurs britanniques du XIXe siècle (L. Dumont, 1975, p. 111), ou encore aujourd'hui par certains libéraux se réclamant de Tocqueville (G. Sorman, 1987, p. 108).
36Le conseil se réunit une dizaine de fois par an, le plus souvent à la nuit tombée sur la place centrale du village, entouré d'une nombreuse assistance d’hommes, de femmes et d'enfants. Il a pour tâches principales la résolution des disputes et querelles, ainsi que l'organisation des fêtes - les deux sujets sont souvent liés, puisque chaque caste tient un rôle lors des fêtes villageoises, ce qui peut engendrer des conflits. Ainsi, celui des Harijan est essentiel puisqu'ils sont chargés de jouer du tambour auprès de la statue de la divinité que le village vénère16.
37Le panchayat et son chef disposent encore d'un important pouvoir à Mottahalli, ainsi qu'en témoignent les malheurs de Chikkaiah, le barbier de Mottahalli. Bien qu'il vive dans ce village, Chikkaiah n'exerce ses fonctions qu'à Gamanahalli, un peu au sud, et à Koppal : car depuis 1989, il lui est interdit de couper cheveux et barbes à Mottahalli, ou de célébrer les rites qui sont à la charge des barbiers - jouer du dolo (tambour) et du shenai (clarinette) aux mariages et funérailles, ou raser le crâne du fils aîné du défunt. Le patel l'a en effet accusé de mal le raser, d'arriver toujours en retard, et surtout de se comporter avec trop d'arrogance, au delà de ce que permet son bas statut d'Hajam. Malgré les liens de l’adade, le patel emploie désormais un autre barbier, et a menacé Chikkaiah de lapidation si celui-ci se vengeait sur son remplaçant. Le boycott s'est ensuite étendu à tout le village, car le conseil décida d'imposer une amende de 501 Rs à celui qui passerait outre et utiliserait les services de Chikkaiah (ce qui d'ailleurs arriva).
38Les pouvoirs traditionnels, même s'ils sont sans aucun doute sur le déclin, demeurent donc puissants à Mottahalli. L'individu se trouve étroitement encadré au sein du village : pour les Vokkaliga et les Harijan, il existe même des conseils de caste (dont les décisions ne concernent cette fois que les Vokkaliga ou que les Harijan). La situation contraste donc fortement avec celle qui prévaut à Mayagonahalli et Naragalu : là-bas au contraire, rien que de très informel. Patel il y a, mais pas de yejaman. Pas de membres héréditaires d'un conseil qui ne se réunit que rarement, et qui n'est composé que des villageois intéressés par les problèmes à l'ordre du jour, sans distinction de caste ni de lignée.
39L'opposition entre les deux villages n'est pas de ce point de vue sans rappeler le contraste que soulignait T.S. Epstein (1962) : d’un côté, le village irrigué de Wangala tout proche de Mottahalli, aux institutions sociales particulièrement bien conservées puisque l'arrivée de l’irrigation avait permis le maintien de vieilles structures de pouvoir (les transformations économiques quasi « endogènes » se comportant comme source d'immobilisme social) ; et de l'autre côté, le village non irrigué de Dalena, où les structures villageoises traditionnelles se trouvaient au contraire très affaiblies (la nécessité de l'ouverture sur l'extérieur ayant induit de nouvelles structures de pouvoir). Il est tentant de reprendre l'hypothèse dans le cas de Mottahalli d'une part, de Mayagonahalli et Naragalu d'autre part. Car là encore, l'absence d'irrigation à Mayagonahalli et Naragalu coïncide avec la grande faiblesse de structures villageoises qu'on peut être tenté de qualifier de traditionnelles.
40Pourtant, les similitudes sont trompeuses. Il semble en effet qu'à Mayagonahalli et Naragalu, le conseil de village n'ait « jamais » existé (du moins de mémoire d'homme) de manière aussi formelle et codifiée qu'à Mottahalli. Jamais les lignées Vokkaliga n’ont été dirigées par des yejaman. Et les donne Harijan ne reçurent des terres qu'en 1922. Pour expliquer les différences d'organisation politique entre nos villages, il faudrait donc invoquer, plutôt que les contrastes liés à la mise en irrigation récente de la région de Mandya, des différences écologiques plus anciennes : même avant la construction du barrage du KRS, la zone de Mandya disposait de quelque irrigation, soit par des canaux anciens issus de la Kaveri, soit par des tanks. D'où la nécessité d'une organisation collective relativement forte pour gérer cette eau ; nécessité inexistante autour de Nagamangala, où les canaux sont absents et les tanks d'origine récente. Tant il est vrai que des raisons écologiques peuvent influer sur l'organisation sociale (R. Wade, 1988).
41Toutes ces institutions sont aujourd'hui illégales. En effet, l'Etat les a abolies au nom de la démocratie acquise à l'Indépendance, démocratie qui depuis 1952 est censée servir de moteur au développement des campagnes (Panchayat Raj). Ces institutions considérées comme archaïques et non démocratiques puisqu'elles correspondaient au pouvoir sur le village d'une lignée et d'un chef, ont été supprimées tout comme d'autres, dont le caractère féodal était bien plus visible. Ainsi du village de Naragalu, dont la situation au sein du système rural était très spécifique puisque le maharaja de Mysore avait donné en 1922 le village en fief (jodi) à une famille brahmane de Nagamangala. Le jodidar (ou jagirdar), sorte de fermier général, devait verser une taxe au maharaja (puis au gouvernement britannique et à l'Etat de Mysore) qui s'élevait la dernière année, en 195617, à 564 Rs et 14 anna18. En contrepartie, il recevait un impôt qui le remboursait largement puisqu'il pouvait gagner ainsi 4 ou 5000 Rs - alors même que ce n'était pas lui mais le tahsildar qui définissait l'assiette de l'impôt foncier, payable en argent. Notons que lors de l'abolition, sa famille reçut une indemnité de 46 000 Rs, énorme somme pour l'époque.
42Tout comme les autres villages, Naragalu fut doté alors des nouvelles institutions démocratiques du « développement communautaire », notamment d'un conseil de village élu au suffrage universel. On a vu dans la première partie comment ces institutions avaient été transformées au Karnataka en 1987, déférant l'essentiel des pouvoirs au niveau du canton (mandal) et du district. Il est vrai que jusque là, le nouveau village panchayat avait été le plus souvent une copie du précédent : à Mottahalli, le patel coutumier était devenu le président élu du conseil de village.
43La loi accorde un représentant au mandal pour 600 hts. Du coup, Mayagonahalli n'a qu'un seul élu, alors que Mottahalli et la circonscription de Shivanahalli (qui inclut Naragalu) ont trois représentants. Mais non trois élus ! Car la loi précise qu'un seul représentant est élu au suffrage universel pour un mandat de 5 ans, les deux autres étant choisis de manière particulière : l'un en effet doit être élu par toute la population parmi les Harijan, et l'autre lest « choisi » (non élu) parmi les femmes. De telles règles veulent favoriser deux groupes sociaux défavorisés. Mais l'exemple de Mottahalli n'est guère convaincant : le représentant Harijan est très critiqué par les autres Intouchables, qui l'accusent de corruption et d'entente avec les Vokkaliga. La femme, elle, se trouve être l'épouse de Dodda Sanne Gowda, un des plus gros propriétaires fonciers Vokkaliga, et semble loin de représenter les intérêts d'une villageoise moyenne : au bout de quelques mois, elle a de toute façon cessé d’assister aux séances du mandal panchayat. Quant au seul représentant élu vraiment démocratiquement, il s'agit de Ninge Gowda19, neveu du patel traditionnel... qui affirme que son oncle garde plus de pouvoir que lui. Autant dire que les nouvelles pratiques démocratiques au village sont loin de détrôner les pouvoirs en place.
44Peuvent-elles cependant faciliter l’atténuation des différences de castes au sein du village ? Cela est loin d'être sûr, puisque le mode de sélection particulier du représentant Harijan ne peut que contribuer à la mise à l'écart des Intouchables ; exactement comme au niveau national, la politique des quotas (reservations) n'a aucunement fait disparaître les distinctions de castes, mais les a au contraire renforcées sous bien des aspects.
45Il y a eu pourtant des changements : les Harijan de Mottahalli sont désormais autorisés depuis la fin des années 1970 à marcher les pieds chaussés de sandales dans les rues du village (ceux de Naragalu pouvaient déjà le faire depuis vingt ans). Des Vokkaliga pénètrent assez souvent dans le quartier des Harijan, et ceux-ci entrent même parfois dans les maisons de certains Vokkaliga - en s'interdisant toutefois la cuisine, lieu le plus sensible à la pollution. Un petit étang au sud-ouest de Naragalu est autorisé aux Harijan depuis une révolte à la fin des années 1960, qui s'était achevée par l'arrestation de 15 personnes par la police après que des villageois « de caste » avaient pillé et détruit les cultures des champs des Harijan. Ceux-ci le disent eux-mêmes : le passé récent, c'était encore Kaligala20.
46Mais toujours certains interdits demeurent21 : les Harijan n'ont pas le droit de jouer dans les oratorios villageois mis en scène par les autres castes, et le tank principal de Mottahalli ne peut servir de réservoir d'eau potable aux Harijan (même si ceux-ci ont l'autorisation d'y laver leurs bufflesses...). A Mottahalli toujours, l'intérieur des cafés est interdit aux Harijan, qui doivent boire leur thé dehors, et dans des verres qui leur sont réservés. A Mayagonahalli, la situation n'est qu'en apparence plus libérale : les Harijan peuvent entrer dans les cafés, et boivent dans les mêmes verres que les autres castes. Fin de l'ostracisme dont sont victimes les Intouchables ? Point du tout. C'est seulement que les cafés sont tous regroupés à la « Porte », au bord de la route goudronnée, autour de l'arrêt d'autocar. On se trouve à 500 m du village, dans un lieu public dont l'ambiance rappelle quelque peu la ville, même si l'anonymat n'y existe pas. Dans un tel endroit, les interdits sur la nourriture sont moins stricts, et certains tabous, certains rites, bien des aspects formalistes de l’hindouisme se trouvent atténués. Mais si un café s'ouvrait dans le village, les interdits concernant les Harijan seraient semblables à ceux prévalant à Mottahalli.
47La situation des Harijan ne s'améliore donc que lentement. Pourtant, deux mouvements concourent à cette évolution, que M.N. Srinivas a longuement analysés. L'apparition d'une certaine tolérance est sans conteste un aspect de ce qu'il a appelé « westernization »22 (cf. M. Singer, 1972). Tolérance bien souvent obligée : dans les autocars bondés, un Brahmane serait bien en peine de respecter l'« intouchabilité » d'un Harijan compressé contre lui. Mais étant donné le statut assez bas dans la hiérarchie hindoue des castes de la région, cette « occidentalisation » n'est guère spectaculaire : jamais, même au XIXe siècle, un Vokkaliga n'aurait cru de son devoir de pratiquer, comme aurait pu le faire un Brahmane ultra-orthodoxe, un interdit sur les légumes « modernes » tels les radis ou les aubergines, ou traiter un Blanc en « paria ». Les Vokkaliga étaient dès l'origine moins stricts sur les rites et les interdits que ne le sont les hautes castes.
48Plus visible est un mouvement qui ne concerne cette fois pas le sommet de l'échelle des castes, mais son fondement : c'est ce que Srinivas appelle la « sanscritisation » des basses castes, leurs tentatives pour accéder à un meilleur statut en adoptant les coutumes et valeurs des hautes castes. Ainsi qu'on l'a déjà relevé, les Harijan affirment ne plus manger de buffle depuis les années 1970, et encore moins de bœuf. A Naragalu, ils refusent d'enlever les carcasses des animaux morts, tâche impure qui leur était jadis réservée. Tentatives quelque peu dérisoires, au moins sur le court terme. On est encore loin de voir les Harijan admis dans les temples des autres castes, d'assister à la disparition de la ségrégation spatiale et de ce qui nous semble parfois - à tort - de simples mesquineries quotidiennes.
49Cela dit, les Harijan ne sont pas les plus malheureux du village, au moins à Mottahalli où ils sont rarement sans terres irriguées : ils bénéficient d’une situation économique relativement favorable grâce au petit héritage des terres du donne qui vient contrebalancer leur bas statut, et rend leur position peut-être plus enviable que celle des immigrés attirés par le travail de la canne à sucre, immigrés qui pour être parfois Vokkaliga n'en sont pas moins des prolétaires.
C. LE VILLAGE ET AU-DELA
50Les réseaux de parenté, grâce à des alliances parfois lointaines, dépassent le cadre du village. De même, la structure par castes et le système jajmani qui lui correspond débordent souvent les frontières d'un simple village, étant donné qu'à l'intérieur de celles-ci peuvent très rarement vivre et blanchisseur, et barbier, et potier, et prêtre, et forgeron... La population est donc souvent obligée de recourir aux services d'artisans des environs.
51Par ailleurs, des villages voisins sont le plus souvent composés des mêmes castes ; mais comme celles-ci ont rarement des proportions identiques dans chacune des populations, déséquilibres et attractions peuvent survenir qui poussent également à enjamber les limites du simple village. C'est ainsi que Naragalu contient une large majorité de Vokkaliga, et une minorité seulement de Kuruba. Alors que Shivanahalli, village voisin, est composé presque exclusivement de Kuruba. Les liens des Kuruba de Naragalu avec Shivanahalli sont donc fort étroits. Cela explique en partie pourquoi Shivalingaiah, un Kuruba de Naragalu enrichi dans le négoce du copra, s'est fait bâtir une grosse maison à la « Porte de Mayagonahalli », sur un terrain situé sur le territoire de Shivanahalli. Mal à l'aise dans son village natal, il tente ainsi de se rapprocher de celui où sa caste est dominante - tout en spéculant sur le dynamisme commercial de la Porte dans les prochaines années.
52Les structures de la propriété foncière chevauchent ainsi les limites du finage. Mais il peut s'agir aussi de paysans qui, au gré des héritages, ou simplement parce qu’ils l'ont achetée, possèdent une terre localisée dans un village voisin. C'est ainsi qu'au total, dans le village irrigué de Mottahalli, 13 % de la terre cultivable possédée par les habitants se situe en-dehors du finage. Et il en va de même pour le village non-irrigué de Mayagonahalli (22 %).
53A quelques exceptions près, des villages voisins sont donc unis par des liens de propriété foncière ; ils le sont aussi par des liens de main-d’oeuvre. Certes, en période de moisson ou de labours, les villages voisins de Mayagonahalli et Naragalu ont tous les mêmes besoins en main-d’œuvre au même moment : tous les ouvriers agricoles sont donc employés dans leur village même. Que des journaliers travaillent dans le village d'à côté n'arrive donc pas si souvent, puisqu'ils trouvent en général à s'employer sur place. Mais pour les travaux qui n’ont pas d'impératif climatique ou agronomique, comme par exemple le creusement d'un puits, la construction d'une maison, ou à Mottahalli le repiquage du paddy ou le sarclage de la canne à sucre (opérations relativement espacées dans le temps grâce à l'apport régulateur de l'irrigation), des journaliers sont couramment employés venant de 2 ou 3 km à la ronde. Ce rayon de 3 km est d'ailleurs comme on le verra la distance maximale que la plupart des journaliers acceptent de faire pour travailler seuls sans perdre leur dignité. C'est seulement en zone irriguée, pour la coupe et la transformation de la canne à sucre, que le réservoir de main-d’oeuvre des villages proches ne suffit pas, et qu'il faut recourir à une immigration beaucoup plus lointaine.
54L'échelle du village est également dépassée si l'on envisage la clientèle de certains commerces (grosse épicerie) ou l'aire de recrutement du nouveau collège (high school) privé de Mayagonahalli. Mais cela signifie-t-il pour autant que les limites des finages villageois n’ont de signification que dans le cadastre ? Assurément non. Cela est tout d'abord visible dans les modes de gestion officiels de l’eau.
1. La gestion de l'eau
55Elle n'est pas assurée par les paysans eux-mêmes - et le type de conseil de village traditionnel qui gère l'irrigation par canal, tel qu'il a été décrit par R. Wade (1988) en Andhra Pradesh, semble inexistant dans tout le sud du Karnataka. C'est l'Etat qui a pris en main la gestion de l'eau, assurée dans le district de Mandya par la Vishveshvarayya Canal Division qui est chargée de superviser toute la région à l'est du point où le canal principal se divise en branches secondaires (fig. 8). Un Executive Engineer en a la direction, et pour l'instant les paysans ne sont pas représentés au sein de la Division, quand bien même un Project Level Committee les associant est actuellement en projet.
56La structure est plus décentralisée au niveau des branches. Celles-ci sont elles-mêmes subdivisées en canaux secondaires (distributary), dont la gestion est confiée à des Distributary Water Committees. C’est ainsi que le comité pour le 12ème canal couvre une partie des finages de Haniyambadi, S. Kosalegere, Mangala et Mottahalli, et que le 11ème concerne Kottatti, Lalankere et Mottahalli, lequel est donc à cheval sur deux canaux. Les membres de ces comités consistent en deux fonctionnaires, le Junior Engineer et le Village Accountant, et en trois paysans par village choisis par ces fonctionnaires. Chacun des trois agriculteurs correspond à une position géographique sur le cours du canal secondaire : l'un est le représentant des propriétaires de terres en début de canal, le second de ceux en position médiane, et le dernier de ceux en position aval (tail-end), la situation la plus difficile car celle où l'eau est la plus rare. Ce comité gère l'eau et assure l'information concernant les prévisions en alimentation, information nécessaire aux paysans pour que ceux-ci puissent effectuer leurs choix culturaux. Il gère également l'eau des tanks qui ont été raccordés au réseau d'irrigation par canal, comme celui de Mottahalli. En dernier lieu, il est chargé de l'entretien des canaux et de régler les querelles : s'il se révèle impuissant dans ce dernier cas, le sujet de dispute peut remonter au mandal, puis à la police et à la justice.
57Enfin, toujours sur le même principe de coordination entre fonctionnaires et paysans, il existe pour chaque défluent de branche (outlet) un dernier comité, responsable d'une surface d'une dizaine d'hectares.
58Du moins tout cela est-il la situation officielle, sur le papier. Mon enquête sur le terrain, limitée certes à Mottahalli, révèle bien autre chose. Les Outlet Committees sont inexistants, ce qui fait qu'il n'est réalisé aucun contrôle officiel de l’utilisation de l'eau au niveau de la parcelle. Quant aux comités pour les canaux secondaires, bien des paysans ignorent jusqu'à leur existence. Un représentant de Mottahalli affirme certes que le comité du 12ème canal dont il est membre se réunit tous les 4 ou 6 mois, mais il a oublié le nom de son collègue troisième représentant de son propre village ! Ce type de comité n'est donc guère efficace, du moins quant à la participation des paysans. Il semble que ce soit le Village Accountant qui ait la réalité des pouvoirs, et qui soit chargé effectivement d'empêcher les prises d'eau illégales, les tours d’irrigation prolongés excessivement, ou l'installation clandestine de tuyaux souterrains entre le canal et un champ. Le problème est que le Village Accountant se trouve très - trop - proche des paysans, soumis donc à bien des pressions. Cela dit, je n'ai pas eu vent de sérieuses disputes concernant les tours d'eau au sein du village : quand le canal est ouvert, l'eau est globalement en abondance suffisante pour tout Mottahalli. Des conflits sérieux existent, mais il s'agit plutôt de conflits entre villages ou entre branches, plutôt que des disputes à l'échelle de la parcelle.
59Les agriculteurs sont beaucoup plus laissés à eux-mêmes pour la gestion des tanks. Comme seuls les plus grands ouvrages sont sous le contrôle du Département des Travaux Publics (PWD), le tank de Mottahalli, mais aussi ceux de Naragalu et de Shivanahalli tout proche de celui-ci, se trouvent tous officiellement gérés depuis la loi de décentralisation par le conseil de canton (mandal panchayat). Dans le cas de Mottahalli, étant donné le raccordement de son tank au réseau du canal, l'utilisation de son eau ne peut se faire indépendamment des autorisations de l'administration de Mandya. Mais en ce qui concerne les tanks de Shivanahalli et de Naragalu, demeurés isolés, simples petits barrages entre deux reliefs rocheux, la gestion se fait beaucoup plus localement. L'eau de Naragalu est utilisée assez informellement, étant donné que seules une dizaine de maisonnées possèdent des terres irriguées par le tank : pas de comité, guère de réunions. Seule la pression des pouvoirs villageois limite l'utilisation de l'eau par chacun. A Shivanahalli au contraire, les enjeux sont plus importants, la surface étant supérieure (plus de 6 ha) et l'alimentation en eau presque pérenne. C'est donc le patel qui organise encore les tours d'eau, et tranche les différends.
2. L'émigration : des spécificités villageoises
60On a montré ailleurs (F. Landy, à paraître) combien dans le système rural pluvial les destinations migratoires d'un village à un autre variaient de matière continue : c'est-à-dire qu'en suivant une route de direction est-ouest, on trouvait des villageois migrant de plus en plus vers Bombay, et de moins en moins vers Bangalore. Mais, plus remarquable encore, il arrive qu'au cœur d'une région où règne l'émigration, certains villages ignorent complètement cette mobilité : en sont un bon exemple les environs de Kuderu, village non irrigué dont provient (avec le village voisin de Toravalli) l'essentiel des saisonniers travaillant dans les moulins à jagre de Mottahalli, lequel se trouve à près de 40 km à vol d'oiseau, plus au nord.
61Le « village fiscal » de Kuderu est en fait composé de trois hameaux : le noyau principal tout d'abord, de plus de 3000 hts, abrite des hautes castes (Lingayat), des basses (Harijan), ou des castes intermédiaires (Banajiga Shetty). La plupart ont de grosses exploitations, à l'exception des Harijan qui sont cependant loin d'être tous misérables : tous cultivent avant tout du mûrier pluvial, les plus gros agriculteurs élevant des vers et intégrant même les premiers stades semi-industriels de la sériciculture. Le hameau se suffit à lui-même, et ne connaît quasiment pas d'émigration, sinon celle de diplômés.
62Tout autre est « Tanku » Kuderu Mole, à 1 km : malgré sa petite taille (60 familles), ce hameau ne contient pas moins d'une quarantaine d'émigrants saisonniers. Pour eux, une seule destination : Mottahalli. La terre ici est trop rare, et trop peu nourricière (un peu de sorgho, un peu de mûrier), pour qu'on puisse en vivre. Petites maisons de terre à l'aspect ruiné, nielles tortueuses, contrastent avec l'opulence des maisons à étages du noyau central.
63Faisons encore 500 m : « Badaga » Kuderu Mole23 a le même aspect physique que Tanku, est environné des mêmes champs misérables appartenant à des microfundiaires. Mais les melles sont remplies de roues métalliques grâce auxquelles les 80 familles du hameau peuvent tisser des cordes à partir de fibres d’agave, fibres achetées dans des villages à une trentaine de kilomètres. Ces cordes, vendues toute l'année aux marchés hebdomadaires des environs, rapportent peu (environ une roupie par heure de travail individuel). Cela est bien maigre, mais, ajouté à des emplois de journaliers auprès de riches sériciculteurs de Kuderu, cela suffit à permettre la survie de toutes les maisonnées.
64Emigrer ? Pas un individu de Bagada Kuderu Mole ne le fait. Cordier ? Ils le sont tous. Bien des habitants de Tanku Kuderu Mole pratiquent aussi cette activité, en moindre proportion certes, mais cela ne les empêche pas d'émigrer saisonnièrement. On peut donc se demander quelles sont les raisons à l'enracinement des habitants de Bagada : une plus grande richesse qu’à Tanku ? Assurément non, la corderie ne rapporte pas suffisamment. De meilleures relations avec les gros propriétaires de Kuderu, qui leur permettraient d'obtenir davantage d'engagements salariés sur les champs de ceux-ci ? Je n’ai pu le remarquer. Des différences dans la structure de la population ? Les deux hameaux, tous deux peuplés de microfundiaires, sont tous deux peuplés exclusivement d'Uppaliga Shetty (caste de vendeurs de sel à l'origine).
65Il semble qu'il faille chercher ailleurs, et notamment dans les modes de migration dominant au Karnataka ou en Inde : on n'émigre en effet jamais à l'aventure, mais toujours selon un circuit défriché depuis longtemps par la population de son village, à partir d'un contact originel sur le lieu d'arrivée qui a poussé un habitant, puis des parents à lui, des voisins, des amis, à suivre la route qu'avait balisée ce « pionnier », qui n'était en fait le plus souvent pas si aventureux qu'il n'y paraît. De très fortes rigidités se manifestent donc dans le phénomène migratoire, qui expliquent que chaque village a ses destinations préférentielles, tant pour le lieu d'arrivée que pour le type d'emploi recherché là-bas.
66Une telle segmentation vient brouiller les schémas un peu faciles qu'on pourrait avoir au sujet de l'émigration saisonnière. Celle-ci peut être en effet perçue comme une migration de classe : les gros propriétaires de Kuderu ne partent évidemment pas travailler dans les moulins à jagre, et misent sur l'agriculture. Mais comment expliquer dans ce cas que parmi les miséreux de Badaga personne n'émigre ? Alors, migration de caste ? Cela expliquerait que les Harijan de Kuderu demeurent toute l'année au village, tandis que le flux migratoire est composé exclusivement des Uppaliga Shetty. Mais cette fois encore, c'est l'enracinement des Shetty de Badaga qui vient détruire ce schéma.
67Or Kuderu ne représente pas un cas exceptionnel. Le village fiscal voisin de Toravalli présente les mêmes contrastes, avec la proximité d’un hameau où personne n'émigre, pas même les Harijan pauvres, et d'un autre, peuplé exclusivement d'Uppaliga Shetty, qui représente au contraire un réservoir de main-d’œuvre pour les moulins de Mottahalli. On a donc une juxtaposition de « pastilles » villageoises spécialisées, les unes dans l’agriculture (mûrier), les autres dans la corderie, ou bien dans l'émigration saisonnière. Malgré tous les liens unissant des hameaux voisins, malgré les ressemblances économiques ou les similitudes de castes qui peuvent exister entre tous ces espaces, la segmentation des choix économiques demeure frappante. Elle implique - une fois acquise la nécessaire vue d'ensemble au niveau régional - qu'il faille s'attarder ici sur l'étude à l'échelle du seul village, plutôt qu'à celle du groupe de villages, de ce qu'en France on nomme le « terroir ». Pour le paysan, ce qui compte c'est le village. Nulle part je n'ai rencontré la notion de « pays », de la « Heimat » allemande, de cette micro-région souvent définie selon des critères plus sentimentaux que géographiques. Au contraire, bien des villages voisins ont tendance à s'entredéchirer.
3. Géopolitique de l'esprit de clocher
« Après tout, le village a autant de droits sur eux que moi [leur père]. C'est la terre, l'eau, l'air de ce village qui leur ont fait le corps qu'ils possèdent ».
B.P. Gupta, Gange ô ma mère, Gallimard, 1967, p. 24.
68Les fêtes religieuses par exemple se célèbrent à l'échelle villageoise. Chaque année à Naragalu, une famille est chargée de l'organisation et du financement des quatre grandes fêtes locales, qui ont lieu après les moissons, pendant la morte-saison agricole : celles de Rama(navami) fin janvier ou début février, d'Ishwara fin février, de Borappa et Mariamma24 en mars. Toutes les familles du village, mêmes les plus pauvres, doivent chacune à leur tour financer toute une saison de fêtes. Les plus défavorisées dépenseront « seulement » 300 ou 400 Rs, tandis que les plus riches en dépenseront facilement le double. Le reste est financé par d'autres dons privés ou par les fonds du temple. C'est que la seule installation électrique (micros et hauts-parleurs hurleurs, guirlandes d'ampoules multicolores) atteint déjà les 750 Rs. Et il faut encore ajouter les fleurs, les noix de coco, les feuilles de bananier, l'encens, les musiciens, le prêtre...
69Tout cela est l'affaire du village, et de lui seul. Pendant 9 nuits, les 9 nuits précédant la fête de Borappa, une vingtaine d’hommes de Naragalu, vieillards comme jeunes garçons, dansent une heure devant les temples de Borappa et de son épouse Mayamma. Autour d'un grand feu, sous le regard des femmes et des curieux, au son du shenai du barbier et des tambours des Harijan, la danse se poursuit, entrecoupée de sketchs comiques où un Vokkaliga aux dons d'amuseurs imite potier et barbier au travail.
70Il n'est alors pas question qu'un habitant d'un village voisin vienne participer aux danses. De même qu'il n'est pas question qu'il s’engage dans la troupe d'acteurs amateurs qui, les neufs nuits écoulées, réaliseront le spectacle de nataka. Ce genre d'oratorio, qui n'est pas sans rappeler nos « mystères » médiévaux, se joue certes avec l'assistance d’étrangers : on loue des décors, on loue un projecteur de diapositives sur lesquelles on écrira le générique, on loue une scène, et tout cela arrive par camion. On loue des costumes somptueux, rutilants, ruisselants d'ors en plastique et de soie colorée : l'espace d'une nuit (la représentation dure jusqu'à l'aube), ils permettront à de simples paysans de se transformer en dieux ou héros du Ramayana ou du Mahabharata, très maquillés, la peau blanchie par des poudres, jouant Vishnu ou Krishna aussi bien que la déesse Lakshmi ou la belle Radha puisque seuls les hommes sont autorisés à monter sur scène. On engagera aussi le plus souvent des musiciens professionnels, ainsi qu'un metteur en scène qui aura passé les trois mois précédents à Naragalu pour faire répéter la vingtaine d'acteurs. Mais toujours ces derniers seront des gens du village, payant chacun 200 Rs pour financer le spectacle, ayant à cœur de mieux chanter, de mieux danser, de mieux réciter leur texte que les acteurs du spectacle rival de Mayagonahalli 18 jours plus tard, désirant proposer un spectacle encore plus émouvant, encore plus pieux, encore plus lumineux, bruyant, coloré et drôle que celui du village d'à côté. La puja qui appelle à la bonté des dieux au début de la représentation sera plus solennelle, et les notables qui monteront sur la scène pour présider la séance et donner chacun 10 ou 20 Rs seront plus puissants et plus généreux que chez les voisins. Si en outre les « mystères » attirent de nombreux spectateurs venus des environs, si enfin les acteurs terminent la représentation couverts de billets de banque que des villageois montant sur scène en plein spectacle leur auront épinglés sur leurs vêtements - en offrande à la divinité jouée par l'acteur aussi bien qu'en cadeau au neveu qui vient de se marier - alors on pourra dire que le nataka aura été une réussite, et l'on pourra en parler fièrement, sûr que ceux de Mayagonahalli ne pourront en faire autant.
71Quelques jours plus tôt à Mayagonahalli, c'est aussi la fête de Mayamma et de Borappa (et de Birappa). Des lampions relient de pointillés de lumière les toits des trois temples, les hauts-parleurs diffusent chants sacrés et « tubes » de comédies musicales de cinéma, des dizaines de petits drapeaux multicolores ornent une haute tour de bambous édifiée au-dessus de la pierre sacrée de Mariamma. Avant qu'une séance d’exorcisme tente de délivrer deux femmes d'un démon qui les possède, avant que chacun rentre chez soi manger un festin végétarien d'idlis (semoule de riz à la vapeur) arrosés de payasam au jagre, une procession se déroule pieds nus, depuis les vieux temples au coeur du village jusqu'au nouvel édifice consacré à Mayamma, plus périphérique et orné de vives couleurs. Des volontaires portent la statue de la déesse croulant sous les guirlandes de fleurs et les soieries. Un homme danse jusqu'aux limites de l’épuisement, porté par le shenai du barbier et les tambours. Or curieusement, ce ne sont pas des Harijan qui frappent les cuirs de ces tambours, mais des Vokkaliga. Spectacle étonnant que ces membres de la caste dominante, d'origine Shudra certes, mais très attentifs d'habitude à éviter toute pollution, qui cette nuit-là sont les substituts des Harijan et battent la peau d'animaux morts. Soit, il n’existe pas de familles Harijan à Mottahalli. Mais pourquoi ne pas avoir fait venir alors quelques Intouchables de Naragalu tout proche ? C'est qu'il existe une hostilité grandissante entre les deux villages, et que les Harijan de Naragalu refusent depuis quelques années de jouer pour les habitants de Mayagonahalli - lesquels refusent quant à eux de porter la statue de la divinité jusqu'au temple de Borappa de Naragalu, ainsi qu'on le faisait pourtant il y a peu. Quant aux Harijan des autres villages, cela n'est pas la tradition de les appeler : chaque village représente donc une unité aux limites sociales bien tracées, et sur certains sujets la solidarité inter-villageoise connaît d'importantes limites.
72La querelle entre Mayagonahalli et Naragalu a de nombreuses causes dont certaines sont fort anciennes, la plus antique étant peut-être la dispute qui, à une époque oubliée, poussa des Vokkaliga de Mayagonahalli (sans doute de la lignée Kalabairava) à quitter leur village pour fonder Naragalu. En outre, il existe d'importantes inégalités socioéconomiques entre les villages. Ainsi, Naragalu pourrait avoir des raisons de jalouser Mayagonahalli, qui est nettement plus riche : la taille moyenne des exploitations n'est que de 1,2 ha à Naragalu, alors qu'elle s'élève à 2,2 ha à Mayagonahalli. Le finage de ce dernier village est dépourvu de tank, mais les terres irriguées par l’étang de Naragalu appartiennent pour la plupart à des habitants de Mayagonahalli. En outre, Mayagonahalli n’a qu'un seul sans-terre, tandis que Naragalu, qui n’en compte certes pas un seul dans le noyau villageois, en a plus d'une douzaine dans les deux Portes de Kenchegonahalli et de Mayagonahalli situées sur son finage.
73C'est justement le problème de la « Porte de Mayagonahalli » qui a mis le feu aux poudres. Ce groupement de maisons (fig. 16) et de commerces, embryon de diversification dans une économie encore largement vouée à l'agriculture, en pleine croissance grâce à sa situation de carrefour et à la présence d'un arrêt d'autocar sur la route goudronnée, se situe sur le territoire administratif de Naragalu, et en aucune façon sur Mayagonahalli. Par quel miracle alors cette Porte s'est-elle trouvée qualifiée « de Mayagonahalli » ? Est-ce parce que le chemin empierré qui mène à ce dernier village y a son débouché ? Ou n'est-ce pas plutôt parce que Mayagonahalli est plus riche que Naragalu, représenté par quelques notables puissants bien en cour auprès des pouvoirs politiques et administratifs de Nagamangala ? Quoi qu'il en soit, toutes les enseignes des commerces de la Porte, qui indiquent selon la tradition indienne la localisation de la boutique, portent le nom de Mayagonahalli. Il n'est pas jusqu'à la high school, située elle aussi sur le finage de Naragalu bien que sur le chemin de Mayagonahalli, qui ne soit dotée elle aussi du nom maudit par les habitants de Naragalu.
74Or l'enjeu est de taille. Il n'y va pas que de prestige ou de fierté. Il s'agit bien de pouvoir économique et politique : les commerces qui s’y trouvent, disent les habitants de Naragalu, appartiennent de plus en plus à ceux de Mayagonahalli. La coopérative laitière est aux mains des notables de Mayagonahalli, et ceux-ci sont accusés de méthodes de gestion irrégulières : du coup, les éleveurs de Naragalu boycottent pour la plupart cette coopérative25. « A qui vont aller les subventions, les promesses des hommes politiques, les crédits ? proteste-t-on. A la high school, dont est directeur un gros propriétaire de Mayagonahalli ! A la coopérative laitière ! Et le dispensaire (Primary Health Center) qu'on parle de créer, à qui croyez-vous qu’il va aller ? »
75Dans le camp de Naragalu, on signa des pétitions, on distribua des tracts, on alla voir le député local (M.L.A), on menaça de lâcher du bétail dans la cour de la high school. La tension monta pendant toute l'année 1989. La carte cadastrale de la Porte que je m'étais procurée m'était demandée par les villageois avec la même fiévreuse suspiscion que d'autres Indiens mettent à examiner une carte du Kashmir disputé avec le Pakistan. En novembre, en pleine période d'élections, au moment où la Porte était ornée d'affiches, de pandals et des inévitables hauts-parleurs, que donc l'ambiance était déjà tendue, ce fut l'explosion. Les habitants de Naragalu et de Mayagonahalli en vinrent aux mains ; les premiers arrachèrent les enseignes qui portaient le nom de Mayagonahalli, y compris celles fixées sur des bâtiments officiels, et lapidèrent un poteau indicateur. Appelé de Bindiganavile, le Subinspector de police dut intervenir avec un de ses hommes, et dispersa la foule en la menaçant de son lathi, lui hurlant les mots qui sont paraît-il appropriés en Inde quand on s'adresse à des paysans : « Fichez le camp, sule makkalu (fils de putes) ! » La presse locale s'empara de l'affaire, et l'hebdomadaire Nagamangala mitra publia un article énigmatiquement signé « Des villageois », qui dénonçait le rôle de meneur de certain Vokkaliga de Naragalu dans le déclenchement de « cette bataille de Kurukshetra26 ». On en resta là par la suite. En 1991 l'affaire n'était toujours pas réglée, certaines négociations visant à ajouter sur les enseignes « Village de Naragalu » au dessous de « Porte de Mayagonahalli » ayant finalement capoté.
76L'idolâtrie du « village natal » (huttida uru, huttiduru) forme le cœur de cet esprit de clocher qui explique aussi l'enracinement des populations rurales, lesquelles toujours rechignent à émigrer définitivement, en ville ou ailleurs.
4. Les mariages
77Les migrations matrimoniales de nos trois villages peuvent être assez lointaines27. Cependant, entre un quart et un tiers des échanges ont lieu dans un rayon de 5 km, et parmi ceux-ci, bon nombre sont intravillageois : si 9 % seulement des mariages de Naragalu ont lieu entre des habitants de ce village, les chiffres atteignent 21 % pour Mayagonahalli et 28 % à Mottahalli. Certains villages proches se révèlent complètement ignorés, parfois sans d'autres raisons apparentes que la tradition de cette absence de relations matrimoniales. Lorsqu'on n'épouse pas quelqu'un de son propre village, on va donc souvent chercher beaucoup plus loin : Mottahalli ne réalise d'échanges matrimoniaux au sein du système rural irrigué qu'à 66 %, sans doute parce que son importante population immigrée est originaire de zones sèches et qu’elle garde d'étroites relations avec sa région d'origine.
78Enfin, on peut être frappé par le peu d'échanges matrimoniaux réalisés entre Mayagonahalli et Naragalu (5 % du total) : un signe évident de la rivalité entre les deux villages qui aujourd'hui interdit pratiquement tout mariage entre les ennemis. C’est ainsi que Gangappa, de Mayagonahalli, avait jadis marié sa fille aînée à un garçon de Naragalu, au temps où les relations entre les villages étaient meilleures. Une partie des champs des deux familles, situés entre Mayagonahalli et Naragalu, étaient contigus. Or, presque 20 ans plus tard, la fille cadette de Gangappa, beaucoup plus jeune que sa sœur aînée, tomba amoureuse du fils de celle-ci - lequel ne resta pas insensible à son charme. Une idylle secrète (non incestueuse dans la société hindoue) se noua entre tante et neveu, facilitée par le prétexte des travaux sur les champs voisins des deux familles. Quelques mois plus tard, en 1989, la jeune fille dut avouer une faute que la rondeur de son ventre suffisait à dénoncer. Ses parents voulurent conclure le mariage, mais non ceux du garçon, qui envisageaient un plus beau parti. Furieux, Gangappa mit la chose sur la place publique, et tout le village de Mayagonahalli se trouva bientôt derrière lui, dénonçant l'immoralité de ces gens de Naragalu qui ne prenaient même pas leurs responsabilités. Ceux-ci ripostèrent en ironisant sur le nombre des filles-mères de Mayagonahalli. Tout se termina au commissariat rural de Bindiganavile, devant le Subinspector que nous connaissons déjà, qui trancha en organisant le mariage entre les deux jeunes gens à l'intérieur même de son bureau pour prévenir toute émeute, devant une assistance restreinte qui à défaut du traditionnel repas de noces végétarien eut droit à quelques bonbons.
79Il existe des échanges privilégiés avec certains villages en raison de la rigidité de toute migration, qu'elle soit d'ordre matrimonial ou d'ordre économique. Un village avec lequel on a des relations privilégiées depuis longtemps continuera d'attirer, car les habitants y sont connus puisqu'ils sont devenus des parents par alliance ; une certaine confiance nécessaire pour les tractations en matière notamment de dot est à peu près assurée. Surtout, continue à prévaloir un facteur conservateur qui tient au type de mariage considéré comme idéal. La société hindoue en effet ne considère pas comme incestueux un mariage entre un oncle maternel (mawa) et sa nièce. Bien plus, un tel mariage est vu comme l'un des plus souhaitables, ne pouvant que porter bonheur aux époux. Souvent, cela se traduit par des mariages préférentiels avec alliés (en fait consanguins), véritable « troc matrimonial » qui représente sans doute plus du tiers des mariages en Inde du sud : la jeune épousée quitte son village pour aller vivre avec son mari. Elle en a une fille, qu'on mariera ensuite avec le frère de sa mère : échange de bons procédés, puisque la fille partira vivre dans le village natal de sa mère. Sur deux générations, aucune famille, aucun village n’est démographiquement perdant. Cela explique du coup que les relations matrimoniales aient tendance à perdurer sur plusieurs générations entre deux mêmes familles, donc entre deux mêmes villages.
80J.Manor (1979) a montré combien les réseaux de relations par le mariage sont essentiels pour structurer la société du Karnataka, dans un Etat où les différences de langue comme de religion sont insuffisantes à polariser la population en ensembles antagonistes. Cette fidélité des alliances explique que les cartes des mariages ne reflètent aucunement des phénomènes en tâche d'huile, mais la dominance de quelques villages privilégiés, parmi d’autres complètement ignorés malgré leur proximité. La carte des mariages de Naragalu n'est pas identique à celle de Mayagonahalli : chaque village a ses relations préférentielles. Il s'agit donc bien d'un phénomène géographique « discret » (au sens mathématique), dont on retrouverait la discontinuité sur les cartes des migrations économiques de nos villages (F. Landy, à paraître). Plus que jamais, c'est à l'échelle du village qu'il faut raisonner.
Notes de bas de page
1 J. Chapelot, R. Fossier, Le village et la maison au Moyen-Age. Paris, Hachette, 1980, p. 33. Il est à noter que les habitants de Naragalu gardent la mémoire d'un temps ancien où leur village était situé plus au nord, au pied de l'inselberg, dans une zone de saltus. Mais la menace des palegars. féodaux musulmans qui endommagèrent même un jour la main d'une statue du dieu Borappa, fit déplacer le village dans un site moins dangereux. (Vieux souvenir des attaques musulmanes contre le royaume Hoysala au XIVe siècle ? Ou plutôt de celles qui eurent lieu à partir du XVIe, contre les Wodeyar ?). Aujourd'hui subsiste là un vieux temple shivaïte, ainsi que dans les friches voisines une multitude de minuscules autels de quelques centimètres de haut, formés de pierres plates empilées.
2 Telle l'histoire de ce paysan qui récemment tira par erreur dans la nuit sur un devva ayant pris l'apparence d'une chèvre. Le devva, blessé, se vengea en se transformant en python, et du haut d’un arbre se laissa tomber sur le chasseur qui mourut la nuque brisée.
3 Le prix du bois montre que l'arbre est rare dans tout le Maidan : il faut compter 800 Rs pour un cocotier, et le double pour un bel eucalyptus. Dans la construction d'une maison, c'est le bois qui représente la dépense la plus importante : pour s'en assurer, il suffit a contrario de voir dans le Dakshin Kannad montagneux et forestier les maisons des sans-terres, dignes de celles de propriétaires moyens dans le Maidan.
4 Edifice religieux à nombreuses colonnes.
5 Le Karnataka, grâce notamment à la région entre Nagamangala et Bangalore, est le premier producteur de granite de l'Inde.
6 J'utilise le pluriel car l'administration indienne a regroupé plusieurs castes sous le nom d'Adi Karnataka (A.K), « les premiers occupants du Karnataka ». Dans le sud de l'Etat, la plus importante de ces castes est celle des Holeya, définis comme des « serfs agrestes » par L.K. Ananthakrishna Iyer (1941), et dont le nom viendrait selon ce dernier de hole (« pollution »). Les A.K. sont eux-mêmes regroupés avec d'autres castes intouchables sous le terme général de S.C. (Scheduled Castes), synonyme de Harijan. Il me fut d’ailleurs particulièrement difficile de définir l’appartenance des Harijan à telle ou telle caste, tant ceux-ci trouvent honteux d'en discuter avec un enquêteur. Notons également qu'une difficulté supplémentaire réside dans les classifications différentes des castes selon les Etats. Ainsi, les blanchisseurs Madival sont classés Scheduled Castes dans 12 Etats de l'Inde, mais non dans le Karnataka.
7 Parmi les Kuruba, seuls les hommes, moins sensibles à la pollution rituelle que les femmes, acceptent de la nourriture bouillie des Vokkaliga. En « représailles », il arrive souvent que les femmes Vokkaliga refusent de manger chez les Kuruba, alors que ceux-ci leur sont au moins égaux (les Kuruba ne mangent pas de poulet, au contraire des Vokkaliga).
8 Mais on en mange le lendemain de celte tête, après avoir couvert d’un linge la tête du dieu-éléphant afin qu'il ne puisse voir les villageois consommer de la nourriture non-végétarienne.
9 Toutes les lignées sont exogames, et les alliances entre lignées sont soumises à de nombreuses règles. C'est ainsi que parmi les Vokkaliga, une personne de la lignée du dieu Madappa ne peut être mariée avec un membre de la lignée de Borappa, car « Madappa et Borappa sont frères » et cela occasionnerait une situation incestueuse.
10 Ce qui représente un bel exemple de tentative par l'Etat d'inverser l'exode rural et de fixer la population dans les campagnes.
11 La terre mise en lots appartenait jadis à des Harijan, qui n'ont toujours pas été indemnisés par l'Etat.
12 1 seer = 880 g de paddy et 940 g d'éleusine (T.S. Epstein. 1962). Il arrive que l’adade soit payé en éleusine et non en paddy, avec parfois la prise en compte de paille dans le contrat tacite.
13 Le système d'échanges traditionnels ne fonctionne encore véritablement bien qu'avec les blanchisseurs et les prêtres : sans doute parce que ces activités ont toutes deux rapport avec la pureté religieuse et le rituel, et qu'il n'est jamais bon de changer le dharma, l'ordre sacré des choses.
14 Cela est loin d'être le cas à Mayagonahalli et Naragalu car bien des artisans sont immigrés de fraîche date, et n'ont donc pu obtenir de terre.
15 Dans le cadre du système adade, une autre fonction traditionnelle était celle du nirganti : un membre de la caste Besta (pêcheurs) de Kottatti était chargé d'ouvrir les vannes et de réguler l'eau du tank de Mottahalli.
16 Lorsque les castes de Mottahalli apprirent en 1974 que des terres communautaires, concédées traditionnellement au prêtre Lingayat du temple de Siddappa, allaient être récupérées par l'administration pour y créer un lotissement Harijan, elles construisirent en une nuit des huttes sur le site, afin d'occuper le terrain. Appelée à l'aide par les Intouchables, la police dut intervenir pour détruire les huttes, mais du coup les Harijan subirent un boycott de six années de la part des autres castes : aucun journalier Intouchable n'était plus engagé (on devait aller chercher du travail jusqu'à 30 km à la ronde), aucun commerçant ne servait les Hari jan, et ceux-ci ne participaient plus aux fêtes villageoises. Six ans plus tard, la déesse tutélaire du village, Tundageriamma, parla par la bouche d'un prêtre Vokkaliga, et « réclama son orchestre » : alors seulement les castes invitèrent-elles les Intouchables à jouer du tambour à la fête de Tundageriamma. L'ostracisme socio-économique dont ils étaient victimes disparut du même coup, au moins dans une large mesure.
De telles exclusions (grèves ou boycotts) des Harijan se produisent encore de nos jours (Deccan Herald, 15.8.89), exactement comme T.S. Epstein pouvait le raconter (1962, p. 186).
17 Année de la loi, votée par le parti du Congrès au pouvoir au Karnataka, qui abolissait les inams et les jagirs, au grand dam des Brahmanes qui en possédaient la plupart (A.R. Rajapurohit éd., 1984).
18 Ancienne subdivision (l/16e) de la roupie.
19 Le nom de « Gowda » qui suit bien des prénoms veut dire « chef », et correspond au nom de caste Vokkaliga. (Cela dit, tous les Vokkaliga ne se nomment pas Gowda, et il arrive parfois que l'on rencontre des membres d’autres castes faisant suivre leur nom de « Gowda »).
L'Inde du Sud ne connaît pas les noms de famille. Les individus ne sont nommés que par ce qui correspond à nos prénoms, seulement précédés d'une ou deux initiales rappelant le lieu de naissance de l'individu ou le (pré)nom du père, et suivis éventuellement du nom de caste.
20 Ou Kaliyuga : dernier âge de l’Humanité, celui des guerres et du malheur - l'époque actuelle.
21 J’interrogeai un jour à Naragalu un vieil et jovial Harijan au sujet de la consommation d'alcool de ses semblables. Il me certifia quant à lui ne jamais en boire. Puis à propos d'un autre sujet, je me mis à parler avec mon interprète du quartier (quarter) Harijan. Le vieillard entendit le mot anglais, mais se méprit sur son sens en pensant qu’il s'agissait d'un quart (quarter) d'eau de vie, et dans un grand éclat de rire donna une bourrade à mon interprète en signe de connivence. Quand on lui expliqua le malentendu, il se trouva doublement honteux : d'avoir trahi son goût pour l'alcool, mais aussi et surtout d'avoir touché mon interprète. Et de s'excuser longuement...
22 Le choix de ce terme n'est sans doute pas idéal ici, car bien des villageois ignorent ce qu'est l’Occident. De plus, il paraît quelque peu ethnocentrique de penser que la société indienne est en voie d'occidentalisation. Ce n'est pas parce que certains rituels ou même certaines valeurs de l'hindouisme traditionnel sont abandonnés, que l'Inde perdra sa spécificité et qu'elle suivra forcément le chemin de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Je préfèrerais quant à moi parler de « modernisation » (en supposant qu'il peut exister une autre modernité que la modernité occidentale), ou mieux de « sécularisation », au sens où la vision de la société à travers le prisme religieux perd de son importance par rapport à l'émergence d'une société fondamentalement « civile ». S. Heinrich (1991) propose quant à lui le terme de « cosmopolitisalion ».
23 Tanku signifie « sud », et badaga « nord ».
24 La première tête célèbre un avalar de Vishnu, les deux suivantes sont consacrées à des représentations de Shiva, la dernière célèbre une déesse-mère issue de la religion populaire dravidienne, identifiée par la suite à la déesse Kali, qui doit protéger le village contre les maladies et notamment la variole.
25 De même que le centre chawki de sériciculture qui se trouve également à la Porte. Mais il existe également à ces différences de fréquentation des raisons économiques, puisque les habitants de Naragalu, étant en moyenne plus pauvres, possèdent moins de bétail laitier et de moyens d'irriguer du mûrier.
26 Mythique bataille de 18 jours entre les Pandava et les Kaurava, qui forme le cœur de l'épopée du Mahabharata.
27 Rappelons que dans le cadre du système patrilinéaire qui prédomine en Inde, il est d’usage que la jeune mariée vienne habiter dans le village de son époux, qu’elle ne quittera temporairement que pour venir accoucher chez ses parents. Cette virilocalité ne connaît guère d'exceptions, sinon lorsque les parents de l'épousée n'ont pas de fils, ou que le marié manque cruellement de terres ; il peut arriver alors ce que dans l'ancienne France on appelait un « mariage en gendre » (M. Segalen, 1980, p. 78) : l'époux part habiter dans le village de sa femme, sourd aux ragots portant sur son manque de « virilité ».
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