Conclusion
p. 145-156
Texte intégral
1. Adaptation plus que bouleversement
1Définis par un même substrat de départ, nos deux systèmes ruraux ont suivi des évolutions fort différentes pendant tout le XXe siècle. Dans l'un, l'irrigation a apporté dans ses eaux la canne à sucre et des unités de transformation, moulins à jagre et raffinerie industrielle. Dans l'autre, même si l'évolution fut moins brutale, même si le système peut sembler davantage inerte, le changement n'a pas moins marqué la région par les nouvelles spéculations qui fleurirent - ou qui ne font encore que bourgeonner... : cocotiers, sériciculture, mais aussi intensification des cultures vivrières traditionnelles comme l'éleusine. L'absence d'irrigation n'a pas entraîné d'immobilisme, au contraire : elle a poussé les villageois de la zone sèche à chercher leur bonne fortune au loin, à Bangalore ou même à Bombay, à 1000 km de leurs champs ancestraux.
2L'histoire récente d'un village comme Naragalu, telle que peut la conter grâce à ses registres l'ancien jotedar (« seigneur » du village, sorte de fermier général), témoigne de ces changements permanents, et montre combien il est souvent illégitime de parler de « tradition », sinon par commodité de langage. Vers 1914, alors que le village ne comptait que 31 maisons (il en avait 77 en 1990), le finage ne contenait qu'une cinquantaine de cocotiers (on compte officiellement 2500 arbres adultes aujourd'hui, en fait davantage). Un oléagineux comme Guizolia abyssynica, un millet aujourd'hui disparu comme Paspalum scrobiculatum, occupaient chacun 10 % de la surface cultivée en octobre (l'éleusine en occupant cependant les 2/3 tout comme à l'époque actuelle). Le tank construit en 1904 permettait déjà 3 ha de riziculture irriguée.
3Les années 1930-40 furent marquées par l'ouverture croissante de l'économie villageoise : des cocotiers, mais aussi des aréquiers, des papayers, des bananiers et des lianes de bétel se multiplièrent dans les vallons humides. Outre les premiers départs en émigration vers Bangalore, Bombay ou Ooty à partir de 1940, qui s'ajoutèrent à l'ancienne habitude de travailler comme ouvrier agricole dans les villages voisins ou même de partir s'engager dans les moulins à jagre des zones irriguées, ce furent les années où l'on se mit à récolter les feuilles de certains arbres pour les vendre comme assiettes, les gousses d'autres arbres pour servir de condiments ou de plantes tinctoriales, certaines herbes pour en faire des balais, certaines pierres qui broyées donneraient la poudre dont on fait les ranguli (dessins géométriques devant le seuil des maisons) : autant de produits locaux que les paysans vendaient à l'extérieur, le plus souvent contre du grain, sorgho ou éleusine. Après 1950 se développa un élevage laitier fondé sur les races locales de vaches et de bufflesses, quand une coopérative de Nagamangala accorda des prêts pour encourager la fabrication de beurre, vendu sur le marché hebdomadaire de Bindiganavile.
4Le nombre des années où, tant les pluies étaient mauvaises, ce fut l'Etat qui dut payer l'impôt que les villageois devaient au jotedar (3 fois dans les années 1940), témoigne du degré d'incertitude auquel était soumise l'agriculture. « On avait si peu de bétail qu'il arrivait qu'on laboure avec des buffles mâles ». A partir de 1960, une série de sécheresses transforma définitivement l'économie : 2 ha de canne à sucre irrigués par puits disparurent, et avec eux l'essentiel des aréquiers ou du bétel, trop exigeants en eau, qui furent remplacés par des cocoteraies : en 1973, un paysan vendit du copra pour la première fois. Le petit bétail (moutons, chèvres, poules) commença son développement. L'administration avait fait refaire le tank en 1963, pour donner du travail à la population lors d'une année de sécheresse ; l'école primaire s'était ouverte en 1940 ; un premier puits à eau potable avait été installé au village en 1942 : autant d'améliorations progressives, précédant l'arrivée des semences améliorées et des engrais chimiques au cours des années 1980 qui permirent un doublement des rendements d’éleusine.
5Peut-être certes la pression démographique croissante au cours du XXe siècle accélérait-elle le rythme des changements ; peut-être ceux-ci avaient-ils été moindres au cours des siècles précédents. Il n'en ressort pas moins que cette région non irriguée n'a pas attendu la multiplication des prêts bancaires ou la Banque Mondiale pour essayer de nouvelles sources de revenus, pour s'ouvrir à de nouveaux débouchés, tenter de nouvelles cultures, ignorant en bien des domaines ce que « tradition » voulait dire.
6Les logiques régionales, avec ou sans irrigation, ont donc été des logiques innovatrices. Les changements n'ont cependant pas occasionné de rupture : sur le moyen terme, les sociétés sont restées les mêmes, et ont su s'adapter pour ne pas subir de véritable bouleversement.
7A Mottahalli, la révolution vert sombre de la canne à sucre, presque achevée dès les années 1950 avec la dominance croissante de la canne dans les surfaces irriguées et l'emploi d'engrais chimiques, a créé une agriculture commerciale fondée sur une main-d’œuvre en partie d'origine immigrée. Les changements sont donc sinon brutaux, du moins clairs, liés à l'efficacité de la mise en irrigation de la région qui a permis de dépasser un certain seuil au-delà duquel la transformation du système est devenue nécessaire. Imaginons en effet qu'un peu plus d'eau seulement soit devenu disponible pour l'agriculture alors pluviale de Mottahalli (grâce au perfectionnement des tanks, par exemple) : cela aurait amélioré les rendements des cultures pluviales et de la rare riziculture d'alors, mais n'aurait pas changé les grands éléments du système tels que la prédominance de l'émigration (au départ de Mottahalli) vers de grands chantiers ou vers les plantations des Ghâts telle qu'elle existait à cette époque. On peut juste supposer qu’un peu moins d'hommes seraient partis, mais le courant aurait subsisté : le système serait globalement demeuré le même, la transformation d'un de ses éléments étant contrebalancée par celle d’un autre. Comme l'écrit M. Godelier (1969, p. 199), l'« invariance » d'un système « n'est pas l'invariance des éléments combinés au sein du système mais l'invariance du rapport entre ces éléments, l'invariance de ses structures fondamentales ».
8Cependant la quantité d'eau disponible soudain à Mottahalli fut telle que ce ne sont pas seulement les rendements, mais aussi les systèmes de culture, qui ont été transformés avec l'essor de la canne à sucre. Tout le système rural a du coup évolué par interactions entre ses différents éléments : à Mottahalli, l'émigration s'est faite immigration. « Une structure a la propriété de tolérer et de "digérer" certains types d'événements jusqu'à un point et un temps où c'est l'événement qui digère la structure » (Godelier).
9Il n'y a cependant pas eu véritable bouleversement parce que l'élément le plus souple et le moins transformable, c'est sauf violence ou accidents toujours la société, c'est toujours l'homme. En témoignent certains traits qui reflètent encore aujourd'hui un certain passé. Ce ne sont seulement pas ces flageolets (Dolichos lab lab), qu'on mange toujours lors des fêtes de janvier dans la zone irriguée - survivance de l'époque précédant l'irrigation de la région où, alors qu'ils ne sont plus guère cultivés aujourd'hui, ils représentaient une culture importante récoltée à la fin de janvier, tout comme ils le sont encore actuellement dans le système pluvial. Ce sont aussi ces variétés locales de paddy, si couramment semées en saison sèche dans les finages irrigués, que ne parviennent pas à faire disparaître les variétés à haut rendement1. Ce sont enfin ces logiques d'autosuffisance, qui jouent encore un rôle assez important à Mottahalli malgré la domination de la canne à sucre : alors que l’assurance d'une alimentation minimale en eau confère aux cultures de Mottahalli une certaine sûreté (sauf très mauvaise année, on sait à 20 % près ce que sera la récolte au moment même où on la sème), le paysan préfère en général assurer au moins aux trois-quarts son autosuffisance en grains, au détriment du revenu qu'il aurait pu tirer de la canne à sucre.
2. Les différents modes d’adoption d'une innovation
10La facilité avec laquelle certains comportements peuvent se maintenir, héritages d'un passé souvent fort proche, dépend en partie de la forme de l'innovation qui est apparue, ainsi que de la manière dont elle est plus ou moins progressivement adoptée (voire adaptée).
11Il existe d'abord un mode d'adoption passif, celui utilisé pour la canne à sucre. C'est l'Etat qui a construit le barrage du KRS, l'Etat qui a fait venir les variétés améliorées de canne de Coimbatore, qui a créé la raffinerie, sa plantation modèle, son système de contrats, le crédit favorable aux planteurs de canne, la vulgarisation agricole : toute une structure d'encadrement finalement efficace alors qu'à l'origine le paysannat ne cachait pas sa réticence, une impulsion venue d'en haut qui a fini par transmettre son mouvement vers la base des agriculteurs. Ceux-ci ont finalement saisi l'opportunité : une forme d'action, dira-t-on. Mais ce fut pour la saisir telle quelle : l'Etat encourageait à la culture sucrière ; on s’y est mis.
12Ce n’est que dans un deuxième temps qu'est apparu un autre mode d'adoption, moins passif : par la perversion des buts originels de l'Etat, par la reprise à son compte par le paysan des finalités formulées par les technocrates. Ainsi de la floraison des moulins à jagre : voilà qui n'était pas prévu par le gouvernement. La canne, au lieu d'alimenter l'usine de Mandya et de participer au comblement du déficit sucrier de l'Inde, se trouvait désormais transformée dans des moulins artisanaux pour devenir du jagre, et non du sucre raffiné. L'objectif de départ n'était pas respecté. Les paysans se servaient de l'infrastructure mise en place par l'Etat, mais en la détournant pour leur propre compte. Et le gouvernement, piégé politiquement, ne put guère s'y opposer.
13La sériciculture du système rural pluvial a engendré la même « perversion » des objectifs officiels. Ceux-ci étaient doubles - ils le sont encore : créer une source de revenu disponible pour le plus grand nombre, dans des zones qui jusque là paraissaient particulièrement déshéritées ; et améliorer la sériciculture du Karnataka, par l'usage de vers hybrides et de mûrier de variété améliorée. Les villageois ont bien respecté le second objectif, mais de ce fait même le premier n'a pu être suivi, les variétés améliorées nécessitant de l'irrigation, donc un certain degré de capitalisation inaccessible au plus grand nombre.
14Du même coup, la sériciculture, dans les rêves du gouvernement facteur de nivellement par le haut des revenus ruraux, s'est révélée tout au contraire dans la réalité source d'accroissement des disparités socioéconomiques. Seuls les plus riches ont pu bénéficier pour l'instant de l'opportunité offerte par l'administration. L'objectif social, lui, demeure en grande partie lettre morte.
15Le troisième mode d'adoption, mode actif, est celui où les paysans ont le rôle le plus important. Sans être véritablement toujours à la source du changement, ils ont su le faire naître et l'encourager, lui donner toute son importance. Il est le plus manifeste dans le cas de l’émigration des zones sèches, soit vers la région sucrière de Mandya, soit vers les grandes villes du Karnataka ou Bombay. Courant spontané, qui ne doit rien à l'intervention de l'Etat, cette mobilité a été mise en place par les villageois eux-mêmes, grâce aux multiples contacts qu'ils ont pu obtenir avec le monde extérieur : des contacts qui leur ont offert suffisamment d'assurances pour pouvoir défricher des circuits migratoires aujourd'hui particulièrement bien balisés.
16Un second exemple en est la généralisation des cocoteraies, ou à un degré moindre des cultures maraîchères, encore peu étendues dans la région de Nagamangala. Certes, l'Etat avait mis en place une infrastructure de crédit, notamment par les banques PCARD, qui devait servir au développement agricole. Mais les aides visant explicitement les cocoteraies, assez importantes aujourd’hui, ne datent pour la plupart que des années 1970 au plus tôt, alors que l'essor de la noix de coco avait déjà commencé. L'Etat a accompagné les initiatives paysannes, il ne les a pas suscitées. Parfois même, du moins si le paysan en a les moyens, celui-ci néglige les aides de l'administration, tel ce villageois qui, pour cultiver des légumes irrigués, préfère acheter une motopompe d'occasion sans emprunter à la banque PCARD, plutôt que de faire un prêt qui l'aurait obligé à acheter une pompe neuve.
17Point de stratégie univoque donc. Le paysannat adopte, modifie, refuse les innovations, sans qu'il puisse pour cela être taxé de conservatisme ou de progressisme. Il y a vu son intérêt, voilà tout. Cela explique que lors de l'adoption d'une nouveauté puissent coexister certains éléments que l’on peut qualifier de « modernes », et d'autres qui sont plus « traditionnels ». C'est que le paysan - comme tout être humain - tente de limiter au maximum les changements induits par une innovation. Le plus souvent, il est relativement aisé d'accepter une transformation, il l'est beaucoup moins de subir un bouleversement.
18Un tel comportement (qui peut sembler paradoxal tant coexistent alors « tradition et modernité ») se rencontre même dans le cas d'une culture radicalement nouvelle pour la région, assortie d'un élevage qui n'a que peu à voir avec les types d'élevage auxquels sont habitués les. villageois locaux : la sériciculture. C’est ainsi que les producteurs de mûrier, qui utilisent une variété améliorée nouvelle, une pompe à irrigation, qui prennent l'autocar pour vendre leurs cocons, qui semblent donc correspondre au prototype du paysan « Révolution Verte » ouvert à la nouveauté, se refusent toujours à engager, pour cueillir les feuilles de mûrier, des femmes ayant leurs règles. L'impureté (sutaka) qui leur est attachée risquerait de gâter la récolte2. Certes, quand il s'agit d'une femme de la maisonnée, non d'une journalière, on ferme les yeux et celle-ci peut travailler à la cueillette des feuilles : le respect des interdits a pour limites la survie de la maisonnée. Il reste que le mûrier fait preuve selon les croyances villageoises d'une très grande fragilité à la pollution engendrée par de l'impureté : il convient de la même façon de se déchausser avant d'entrer dans un champ de mûrier, tout comme pour pénétrer dans un temple ou dans une maison.
19Trois raisons sans doute à cela. La première est que la soie, matière des vêtements portés lors des mariages et des fêtes religieuses et offerts lors des noces aux beaux-parents, a quelque chose de sacré - le prix du tissu ne venant qu'accentuer ce caractère. (A contrario, les autres produits agricoles qui n'interviennent pas lors des cérémonies religieuses ne sont pas soumis à de tels interdits : lors de la menstruation une femme peut fort bien être employée pour battre l'éleusine et l'engranger). Seconde raison : la sériciculture est une activité domestique pour une large part, c'est-à-dire que les vers sont élevés à l'intérieur de la maison. Or la maison familiale craint particulièrement la pollution rituelle : on se déchausse avant d'y pénétrer, on se lave le visage de retour de chez le barbier avant d'y entrer, on n'y fait que rarement de la cuisine non végétarienne. Il est logique qu'à la femme ayant ses règles soit interdit le contact avec les feuilles qui nourriront les vers à la maison.
20Mais la troisième raison est sans doute la plus intéressante du point de vue du développement. Elle concerne la perception du discours agronomique officiel par le paysan. Celui-ci déforme les conseils prodigués par l'administration du développement agricole en les interprétant, en les replaçant dans une grille mentale dont la rigidité explique qu'ils en soient quelque peu déformés. Que dit en effet l'administration chargée de l'extension de la sériciculture ? Que les vers à soie sont éminemment fragiles, que des soins de tous les instants leur sont nécessaires, qu'il leur faut hygiène et propreté. Dans un environnement où ces derniers substantifs correspondent à peu de choses (le paysan se lave 2 ou 3 fois par mois tout le corps, rarement davantage, et parfois moins durant la saison sèche où l'eau se fait rare), on a tôt fait d'opérer un glissement sémantique : au village, la propreté est limitée ; mais la pureté religieuse y est respectée quotidiennement dans de nombreux domaines - et elle se confond souvent avec l’hygiène : refuser l'usage de la main gauche lors des repas relève-t-il du rituel, ou plutôt d'une hygiène qui commande de ne pas manger avec une main dont on se sert lors de ses besoins les plus intimes ? Se déchausser avant d’entrer, est-ce une obligation religieuse ou un souci de propreté ? La même ambiguïté apparaît pour la sériciculture : le département de l’agriculture a prescrit l'hygiène ; on traduit « pureté ». Les deux sont indissociables dans l'esprit du paysan hindou. Comment discerner saleté physique et pollution rituelle ? Le bon vouloir des dieux est aussi nécessaire que la prophylaxie.
21Tradition et modernité sont donc intimement liées. On n'adopte jamais les nouveautés qu'en gardant avec soi certaines traditions dont l'antinomie n'est qu'apparente. On a déjà souligné à propos des cocoteraies combien l'immobilisme des techniques pouvait masquer une évolution importante en ce qui concerne les circuits commerciaux et les logiques de production. D'autres exemples de cette souplesse des comportements, y compris des rites religieux, peuvent être rencontrés : le villageois qui émigre à la ville ne respecte plus là-bas l'obligation de se laver le visage avant de rentrer chez lui de retour du barbier ; et il se permet de cuisiner de la viande à l'intérieur même de son logis urbain. Mais une fois rentré, occasionnellement ou pour de bon, dans le village natal, notre émigré respectera à nouveau les interdits traditionnels. De sa part, aucune hypocrisie, à peine la peur du qu'en-dira-t-on et le résultat de la pression sociale. C'est qu’à chaque lieu correspond un ensemble particulier de règles, que tout espace géographique est un espace rituel avec des caractéristiques qui lui sont propres. « Modernité » urbaine et « tradition » villageoise ne sont pas incompatibles, et c'est d'ailleurs ce qui rend facile les retours aussi bien que les départs, ce qui empêche tout déracinement par émigration et limite donc l'exode rural.
22Conservatisme et progressisme ne sont donc que des relativités : ceux-là même qui adoptent la sériciculture respectent l'interdit menstruel. Dans le même ordre d'idées, les habitants du système irrigué, si entreprenants quand il s'agit de canne à sucre, apparaissent conservateurs lorsque l'administration tente de généraliser les engrais chimiques pour la culture sèche des plateaux. De fait, les engrais sont fort peu utilisés autour de Mandya pour l'éleusine ou les légumineuses pluviales, tandis qu'à Nagamangala presque tous les paysans, pauvres comme riches, les emploient. C'est qu'à Mandya, les petits paysans ont un budget trop limité pour ne pas miser et investir sur les cultures irriguées avant tout, et les gros propriétaires quant à eux se désintéressent de leurs terres sèches car elles rapportent peu en tous les cas : du coup, les hautes terres sont encore cultivées comme il y 50 ans. Alors que pour les paysans du système rural pluvial, les terres sèches représentent bien souvent les seules ressources de l'agriculture. On ne peut se permettre de gâcher une seule chance de leur faire produire davantage : aussi épand-on des engrais chimiques, au risque même qu'il y en ait trop si les pluies sont médiocres et que la récolte soit brûlée. Frappante est dans ce cas la soif d'innovation - souvent naïve et se retournant parfois contre le paysan qui croyait bien faire. Finalement, au terme de cette évolution qui n'en a pas l'« r » (pour citer Bergson...), il apparaît que le système rural pluvial est en train de connaître des changements d'une ampleur comparable, au moins à long terme, à ceux dont a déjà été témoin le système irrigué.
23Au moment de conclure cette première partie, quel avenir prévoir pour chacun des systèmes ? On peut sans doute demeurer raisonnablement optimiste. Pour Mandya, tout dépend de la conjoncture sucrière - et c'est là certes un signe de faiblesse. Que les cours fixés par le gouvernement central baissent, et c'est toute la région qui se trouvera en crise. Cela dit, le déficit sucrier de l'Inde, quasi permanent même après les bonnes récoltes de ces dernières années, peut laisser augurer un maintien sinon une hausse des cours. Les prix mondiaux sont très faibles, mais l'Inde ne les respecte pas sur son marché intérieur, étant donné que ces prix mondiaux correspondent à des prix de surplus, étant donné aussi le choix protectionniste que l'Inde a fait de défendre son agriculture : pas de concurrence à craindre donc pour l'instant de la part de la betterave à sucre ou de l'isoglucose, du moins si les problèmes financiers du pays n’obligent pas l'Inde à accepter les injonctions du FMI concernant l'ouverture des frontières et une certaine vérité des prix.
24D'aucuns pourront souligner le danger pour une région de dépendre d'une culture commerciale, a fortiori d'une seule. Et il est vrai que la guerre du Golfe et la crise économique qui commença dès avant 1991 en Inde ont bien montré la sensibilité des prix à l'inflation, le surcoût du panier de la ménagère aussi bien que la possibilité de pénurie pour certains produits (diesel en particulier). Mais, outre le fait que la plupart des paysans n'a pas abandonné les cultures vivrières et s'assure le plus souvent l'autosuffisance pour au moins la moitié de l'année, outre le fait qu'en période d'inflation les produits agricoles vendus par les paysans bénéficient eux aussi de prix à la hausse, les cultures marchandes apparaissent bien comme une nécessité dans l'Inde d'aujourd'hui. En effet, le villageois veut à présent (et peu importe ici la distinction entre désirs et besoins) pouvoir s'acheter une bicyclette, une radio, des vêtements de citadin, une montre, dans le cadre d’une société de consommation plus qu'embryonnaire. En outre, le vélo, le gas-oil, l'engrais chimique sont devenus aujourd’hui des biens de production à part entière, et bien souvent indispensables.
25Quant aux ouvriers agricoles de la région irriguée, leur avenir paraît plus mitigé : assurément le déclin actuel de l'immigration associé au maintien d'un relatif manque de main-d'oeuvre saisonnier pourrait disposer les salaires à la hausse sur le court terme. Mais l'inflation croissante en Inde rogne ces gages ; et il convient d'autre part de s'interroger sur les conséquences des nouveautés agronomiques des quinze dernières années : or la littérature est en général alarmiste au sujet de la mécanisation induite par la Révolution Verte, qui tend à accroître le sous-emploi des salariés agricoles. Celle-ci est encore très limitée à Mottahalli (5 motoculteurs et 1 tracteur) ; mais le danger viendrait plutôt des herbicides : ils sont de plus en plus utilisés pour la riziculture, et certains gros propriétaires parlent d'en répandre sur les champs de canne à sucre, afin d'économiser la main-d'oeuvre du sarclage attelé et du désherbage à la main. Cela serait dramatique pour la masse des sans-terres du village... mais une telle généralisation des herbicides n'est pas à envisager pour le futur immédiat.
26L'avenir du système rural de Nagamangala semble lui aussi incertain. L'amélioration des cultures pluviales, au moins pour l'éleusine, paraît déjà avoir atteint un plafond qui pourra difficilement être dépassé à moins de disposer d'irrigation (V.M. Rao, 1991). On pourrait même craindre avec J. Bandhyopadhyay (1987) que la conjonction de l'essor des engrais chimiques et des variétés courtes à haut rendement (donnant moins de paille) incite à négliger la fumure organique, ce qui détruirait les sols, diminuerait leur pouvoir de rétention d'eau et engendrerait un début de sécheresse écologique. De même, la multiplication des puits pourrait faire baisser la nappe phréatique.
27Autre inquiétude : le fait que la bataille nationale de l'autosuffisance alimentaire semble désormais gagnée en Inde représente un incitatif de moins pour tenter d’augmenter la productivité de l'agriculture des zones non irriguées (V.M. Rao, 1991) : commencés tardivement, les efforts pour une politique de développement des régions « sèches » pourraient s'éteindre précocement, d'autant plus que l'état des finances publiques peut pousser à se désengager de l'amélioration de cultures répondant faiblement à l'irrigation et aux engrais chimiques, et considérées trop longtemps comme rustiques, grossières (coarse) (M.V. Nadkami, 1986).
28Mieux vaudrait donc compter sur une diversification des cultures : les producteurs de noix de coco souffrent des cours du copra en baisse, mais peut-être est-il possible que le gouvernement se décide à les soutenir autant que les producteurs de canne à sucre. Les revenus de la sériciculture ou des légumes semblent davantage assurés, mais comme ceux du copra ils sont presque réservés à une élite socio-économique. Il reste à espérer que dans l’avenir davantage de familles soient capables d'irriguer quelque parcelle à l'aide d'un puits et d'une pompe. Mais tous les champs ne sont pas irriguables, et le gas-oil servant à faire fonctionner les pompes coûte de plus en plus cher.
29Ultime solution, l'émigration. Rêvons : non pas une mobilité telle qu'elle se pratique aujourd’hui, des migrants peu qualifiés à la recherche d'emplois mal rétribués : si l'alphabétisation se généralise au village, si les fils de paysans accèdent de plus en plus nombreux à une éducation secondaire, alors l'émigration pourrait se transformer en départs de jeunes qualifiés partant en ville pour faire fructifier leur capital éducatif. Et une partie des salaires urbains ainsi gagnés pourrait être réinvestie à la campagne, engendrant une diversification économique sous forme d'industries rurales et d'activités commerciales dont la région manque cruellement. Il est hélas peu probable que cette situation survienne à brève échéance. D'ici là, hormis les propriétaires de parcelles irriguées et de grandes cocoteraies, la plupart des villageois sera tentée par un exode rural au moins temporaire - quitte à rentrer au pays une fois atteint l'âge de la « retraite ». Le seul heureux effet des faibles revenus tirés de l'émigration est l'incitation à intensifier l'agriculture locale pour obtenir des ressources complémentaires : trop peu rentable, l'émigration ne détourne pas de l'adoption des nouveaux intrants, notamment des variétés d'éleusine à haut rendement.
Notes de bas de page
1 S.C. Dube (1958) remarqua clans l'Uttar Pradesh des années 1940-50 que l'introduction de nouvelles variétés de canne à sucre ne connut guère de succès tant que cette culture resta vivrière, car les villageois demeuraient attachés aux goûts des variétés traditionnelles. Mais lorsque s'installèrent les premiers moulins à jagre, qui exigeaient les variétés nouvelles en raison de leur plus grande teneur en saccharose, et que la canne à sucre devint une culture véritablement commerciale, les variétés traditionnelles durent définitivement disparaître. Tandis que les semences de blé à haut rendement (culture qui demeura encore vivrière pendant plusieurs années) ne purent s'imposer si soudainement, étant donné qu’il s’agissait de la nourriture de base du paysan. De la même façon, on peut noter qu’à Mottahalli les variétés anciennes de canne à sucre ont complètement disparu dès 1950, avec le succès grandissant de la raffinerie de Mandya, tandis que pour le paddy, culture vivrière avant tout, les semences à haut rendement ne se sont imposées en saison hainu qu'à la fin des années 1970, et n'ont toujours pas définitivement gagné la partie en saison sèche.
2 La Bible (Lévitique, 15) témoigne de semblables interdits pour les femmes...mais les hommes ne sont pas en reste.
A Mottahalli, les femmes qui ont leurs règles doivent dormir près du seuil de la maison et ne peuvent pénétrer dans la cuisine, tandis qu'il Mayagonahalli et Naragalu elles peuvent dormir à leur endroit habituel et faire la cuisine, pourvu qu'elles aient pris un bain.
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