III. Naragalu et Mayagonahalli : le système rural pluvial
p. 111-143
Texte intégral
A. LA SEMI-ARIDITE
1Dans ce second système rural, non irrigué et que l'on peut donc qualifier de « pluvial », les aléas climatiques ne sont pas compensés par l'eau d’un canal comme dans le cas de Mottahalli, à une soixantaine de kilomètres1. Les variations concernant notamment les précipitations n'en sont que plus durement ressenties. Or, à l'ouest de la ville de Nagamangala (fig. 3 et 12), est une zone où tombent moins de 600 mm de pluie par an : une des régions les plus arides du sud de l'Inde. A proximité, le taux de variation interannuelle des précipitations avoisine les 30 % : cette incertitude au regard des pluies ne se retrouve en Afrique que dans les zones les plus difficiles du Sahel. Autant dire que les pluies sont dans cette région à la fois peu nombreuses et irrégulières : deux inconvénients majeurs pour l'agriculture.
2Par chance, les deux villages de Mayagonahalli et Naragalu, à 11 km à l'ouest de Nagamangala, se trouvent juste à l'extérieur de cette zone difficile, et le graphique ombrothermique de la station de Nagamangala (fig. 13) montre des précipitations annuelles de 751 mm (moyenne 1946-89). Mais cela représente toutefois 150 mm de moins qu'à Mandya.
3Avec l’apparition d’une deuxième « saison sèche » au sens de Gaussen entre juin et août, qui n'existe pas à Mandya, et l'existence de 7 mois « secs », le climat est donc plus difficile que celui de la région irriguée. En outre, à une altitude d'environ 900 m, supérieure de plus de 200 m à celle du bassin de Mandya, les sols sont en moyenne plus acides et sableux que ceux du bassin, la roche affleure plus souvent, les inselbergs se font plus nombreux : autant d'éléments défavorables à l'extension de l'agriculture. Aussi n'est-il pas rare, notamment à la périphérie des finages, de remarquer de vastes étendues steppiques et rocailleuses, peuplées seulement de quelques épineux et petits arbres, où même les bergers répugnent à s'aventurer en raison des renards et chacals qui peuvent y rôder. De telles étendues n'existaient guère autour de Mandya, même avant l'arrivée du canal Vishveshvarayya.
4En situation moins périphérique, plus près des villages qui sont en général au centre du finage, se trouvent les terres en cultures vivrières, céréales et légumineuses (fig. 14). Puis, un peu en contrebas, à mi-pente, se tient le village, de taille plus petite (en moyenne inférieure à 1000 hts) que dans le taluk irrigué de Mandya, beaucoup plus minéral aussi, la pierre et non la boue étant utilisée pour la construction des murs des maisons pauvres. Dans le fond de vallée enfin, dont le vert en saison sèche tranche avec les ocres ternes des plateaux, sont nichées des cocoteraies (l’altitude ne les gênant visiblement pas) et quelques cultures irriguées par puits, seules richesses de cette région défavorisée.
5Certains programmes de développement ont été lancés par l'administration pour des régions sélectionnées sur des critères climatiques. Mais, hasard ou poids insuffisant du député local, ni le Drought Prone Area Programme (Programme pour les Zones Sujettes à la Sécheresse), ni le Watershed Development Programme, qui vise à développer des bassins-versants dans les trois domaines de l'horticulture, de l'agriculture et de la foresterie, ne concernent ni Mayagonahalli ni Naragalu.
6Nos villages ne sont finalement touchés que par le dernier programme important pour cette zone sèche : dans le cadre du Programme de Développement Intégré de l'Enfant financé par le gouvernement central, des écoles maternelles (anganavadi) sont installées dans le taluk de Nagamangala - il n'en existe pas dans le taluk irrigué de Mandya, jugé suffisamment développé. Ces anganavadi sont des lieux de scolarisation, mais aussi de nutrition et de santé : celle de Naragalu par exemple, qui ouvrit en 1984 en même temps que celle de Mayagonahalli, accueille, sous l'autorité d'une seule institutrice, 52 enfants de 3 à 6 ans, dont seulement les 2/3 fréquentent régulièrement la classe, ou du moins sont présents quand on sert le repas gratuit de midi. En outre, 14 femmes enceintes ou jeunes accouchées étaient assistées en 1990, en plus de (au moins théoriquement) tous les bébés de 0 à 3 ans de Naragalu. Une infirmière passe tous les mois vacciner, donner des cachets, stériliser les femmes volontaires et surtout faire les sacro-saintes piqûres qui représentent le remède miracle dans l'Inde rurale. Elle classe les enfants en 4 groupes selon la classification de Gomez en fonction de leur degré de sous-nutrition, et les plus rachitiques ont droit à double ration - un traitement efficace, selon elle, au bout de quelques mois.
7Par ces programmes et par d'autres actions, l'Etat est donc présent dans la région. Pourtant, sa prégnance est moins nette qu'à Mandya, car il n'a pas comme dans la zone irriguée soutenu le développement d'une innovation culturale de la même ampleur que celle de la canne à sucre de Mandya. L'économie rurale locale porte donc moins sa marque. Cela ne signifie pourtant pas que des cultures nouvelles ne se soient pas propagées, mais elles l’ont fait plus spontanément et à une moindre échelle.
B. FONCTIONNEMENT DU SYSTEME RURAL PLUVIAL
1, Cultures traditionnelles, cultures nouvelles
8Les cultures sur les terres les plus hautes, qui sont souvent à la périphérie du finage, sont les plus traditionnelles. On y trouve avant tout de l'éleusine (ragi).
9« Ventre plein de boule de ragi, bouche pleine de riz » : tel est, selon le dicton kannada, l'idéal de consommation des habitants de la région. Pour ceux qui en ont les moyens, une petite poignée de riz : mais pour tous, au déjeuner comme au dîner, l'essentiel du repas consistera en une grosse boule de farine d'éleusine mêlée à de l'eau (mudde), de consistance voisine de celle de la pâte à modeler, accompagnée d’une sauce plus ou moins claire. Les repas de fête font exception, car les invités pourraient juger l'hôte mesquin de servir de l'éleusine, deux fois moins chère que le riz au marché libre. Ce millet a deux qualités : il est d'abord riche en protéines (7,3 %) et surtout en calcium (344 mg pour 100 g)2, mais il a en outre l'utile caractéristique de « caler » l'estomac : les indigents ont moins l'impression d’avoir le ventre vide avec de l'éleusine qu'avec du riz.
10L'éleusine est une culture ici entièrement pluviale, qui connaît donc des rendements 4 fois inférieurs à ceux de l’éleusine irriguée de Mandya, soit 7 ou 8 q/ha (le rendement moyen en Inde fut de 10,6 q/ha pour 1985-88) : il est vrai qu’ici se mêlent le plus souvent à l’éleusine des cultures associées. Pour 5 rangs d'éleusine (parfois 4, parfois 6), on sème pêlemêle un rang d’uchellu, de dolique, de pois, de sorgho fourrager, ou de grain de cheval et de ricin... Autant de plantes que l’on a déjà rencontrées dans le Mottahalli du passé. Au total, elles ne représentent souvent qu’une production de 25 kg/ha. On sait combien ces cultures associées, loin de correspondre à une indifférence négligente de paysans qui sèmeraient tout dans le plus grand désordre, répondent en fait au souci de limiter les risques. La production ne sera jamais très bonne, mais du moins elle ne sera jamais nulle (GRET, 1982 ; M.V. Nadkarni, 1986). De très bons suivis de très mauvais rendements représenteraient sur deux ans une moyenne passable pour une statistique, mais pour une maisonnée pauvre ils pourraient signifier la mort de l'exploitation.
11Localement, dans les fonds de vallon sous jeune cocoteraie, du riz pluvial (bara batta) peut être cultivé (avec des rendements moyens de 10q/ha). Mais en tous les cas, bien que la courbe des précipitations présente deux pics en mai et octobre, ceux-ci sont si peu élevés qu'il n'est pas possible de faire deux récoltes par an : sauf si, sur les meilleures terres, à l'ombre parfois des cocoteraies, on fait succéder au sorgho fourrager une culture de grain de cheval (fig. 15), afin de restaurer quelque fertilité au sol et d'inclure dans le régime du paysan des légumineuses, si précieuses par leur richesse en protéines (et par leur prix sur le marché si l'on doit en acheter).
12Il s'agit là de cultures vivrières, avant tout non marchandes : seuls les plus gros producteurs parviennent à obtenir des surplus d'éleusine, et mis à part le ricin, vendu à des marchands itinérants (mais aussi parfois transformé chez soi en huile avec un simple pilon et un chaudron), tous les oléagineux ne sont portés à un moulin de la ville que pour ensuite en utiliser l’huile chez soi. Même si au Karnataka l'Etat achète dans les marchés réglementés de l'éleusine et du sorgho quand ces millets passent en deçà du cours plancher (Support Price) défini par le Food and Civil Supply Department, la règle pour les plus pauvres est bien de ne jamais vendre son éleusine : si l'on a besoin d'argent, on vendra un mouton, on empruntera auprès d'un villageois, mais jamais on ne vendra de son ragi. Le but essentiel de ces cultures est de nourrir la maisonnée, non de dégager un profit. D'ailleurs, le bénéfice net d'une telle culture ne dépasse guère les 1500 Rs/ha, y compris la valeur de la paille (laquelle représente la production essentielle et parfois unique si les pluies ont été trop mauvaises : du moins alors une acre d'éleusine peut-elle en moyenne nourrir un attelage pendant 3 mois).
13Ces céréales, éleusine, sorgho, que les Indiens appellent « rustiques » (coarse) par opposition au riz ou au blé, ont l'avantage, de même que les légumineuses, de pousser dans des conditions que n'accepterait pas même le simple riz pluvial. « Robustes comme les gens qui les consomment »3, le seuil critique de pluies en deçà duquel leur récolte est réduite à néant se trouve bien plus bas que pour les céréales plus nobles. Et cela même si dans de meilleures conditions, leur rendement se trouve cette fois moins élevé que celui des céréales supérieures. Faire le choix de semer du riz sec dans les bas de versant plutôt que de l'éleusine représente donc une prise de risque de la part du paysan : le riz aurait une meilleure réponse à de bonnes précipitations, mais l'éleusine permet de limiter l'incertitude de la récolte.
14Une observation rapide pourrait laisser croire que de telles cultures sont demeurées dans un état ancestral, sans aucune évolution. Il est même tentant, à qui essaie de retrouver l'état du taluk de Mandya antérieurement à l’irrigation, de considérer ces cultures actuelles comme des témoins exacts de ce qui se pratiquait à Mottahalli avant 1940. On peut penser par exemple que si l'époque des semailles de l'éleusine pluviale dans les villages « secs » de Nagamangala, dès début juillet, précède de presque trois mois celle de l'éleusine pluviale dans les villages en partie irrigués (fig. 7 et 14), cela ne fait que témoigner des pratiques qui pouvaient exister avant l'arrivée de l'irrigation dans le système rural de Mandya, lorsque les cultures des hautes terres sèches n'avaient pas à laisser la priorité au calendrier de la canne à sucre ou du paddy, alors inexistants. Voyager dans l'espace permettrait-il donc de voyager dans le temps ?
15Aucunement. De même que le Tiers-Monde rural d'aujourd'hui n'est pas le miroir de quelque Moyen Age occidental, le présent de Mayagonahalli et Naragalu n'est pas le passé de Mottahalli. Ainsi du type de semences utilisé : si le riz pluvial, le grain de cheval et tous les oléagineux sont encore des variétés locales traditionnelles, le sorgho est parfois une variété améliorée, et l’éleusine l'est toujours... depuis 1986 seulement il est vrai à Mayagonahalli et Naragalu. Aujourd’hui, il n'y a quasiment plus d'éleusine locale dans la région, et les variétés Indaf (Indo-African) no 5, 9 et surtout 8 (environ 110 jours de maturation) sont cultivées partout4. (Quant aux autres cultures sèches, l'utilisation de variétés à haut rendement est moins généralisée, malgré les efforts récents de l'administration).
16La Révolution Verte, qu'on dit à juste titre si déficiente en ce qui concerne les cultures pluviales, a donc quand même quelques effets localement non négligeables en ce qui concerne l'éleusine. Mais ces innovations demeurent encore peu rentables (V.M. Rao, 1991) : les coûts de production sont supérieurs, notamment par l'utilisation d'engrais chimiques ; et ils ne sont pas compensés par les rendements, à peine meilleurs qu'avec les semences traditionnelles puisque manque l’irrigation. Il est bien difficile de parler de Révolution verte quand on n'atteint pas les 10 q/ha, d'autant plus que la différence avec le système rural irrigué est autant la sécurité - moindre - que les rendements !
17Autour de Nagamangala, ces engrais chimiques se généralisèrent à grande vitesse pendant les années 1980, si bien que, phénomène extrêmement récent lui aussi, on peut dire que presque aucune culture d'éleusine, même celles sur les terres les plus ingrates, ne se fait sans engrais chimiques. Grâce au travail de l'encadrement agronomique sur le terrain, de ces Agricultural Assistants (conseillers agricoles) et autres fonctionnaires, très présents, les engrais chimiques ne sont plus appelés autrement en kannada rural que government gobra, l'« engrais du gouvernement ». Et ils représentent de plus en plus « l'engrais du paysan ».
18C'est cependant dans les fonds de vallée qu'est le plus nettement visible l'évolution propre à la région depuis 1940. La cocoteraie non irriguée, en croissance depuis la fin des années 1950, parfois accompagnée de quelques cultures de légumes ou de mûrier grâce à la multiplication des puits, a transformé le paysage en repoussant l’éleusine sur les hauteurs.
19Pour les villages de Mayagonahalli et Naragalu, tel se trouve être désormais le profil cultural :
2. Coco, copra, kalpavriksha
20En Inde, troisième producteur mondial de noix de coco, le cocotier (Cocos nucifera, en kannada tengina mara) est considéré comme le kalpavriksha, l'Arbre du Paradis qui offre tout en abondance, l'arbre-miracle aux multiples usages : ses feuilles couvrent les toits des maisons pauvres, les pétioles servent de combustible, le tronc est un bois d’oeuvre, la « bourre » fibreuse de l'enveloppe du fruit (coir), une fois tressée, fait de remarquables cordes, la noix elle-même procure huile et nourriture, désaltère, et la consommation d'eau de coco est parée de vertus quasi-magiques par beaucoup d'indiens5. C'est aussi le fruit qu'on apporte en offrande aux dieux lors des puja, celui offert aux jeunes mariés en promesse de prospérité.
21En outre, c'est une culture commerciale qui a pris de l'ampleur dans la région depuis quelques décennies. Le taluk de Nagamangala comptait 2163 ha en cocoteraies en 1960-61, mais le double en 1982-83. Même s'il n'a pas autant d'importance partout (on lui préfère la culture des légumes dans certaines zones au sud de Nagamangala), pour un taluk aussi pauvre en irrigation cet arbre représente une véritable manne qui ne peut que se développer encore en mordant sur les cultures qui descendent habituellement jusque dans les vallons, et notamment sur l’éleusine. La « palmeraie continentale » qui pousse dans l'intérieur du Deccan a besoin de 900 mm, mais une plus faible pluviométrie, comme celle de Nagamangala, peut être compensée par des labours nombreux (plus de 4 par an parfois s'il existe une interculture), par de l'irrigation (presque inexistante à Mayagonahalli et Naragalu) et par une localisation dans les fonds de vallée.
22Le cocotier aime le sol sableux, un peu acide, de la région de Nagamangala. La variété traditionnelle Tiptur tall semble particulièrement adaptée à ce milieu géographique, puisqu'elle domine largement les variétés hybrides que tentent de généraliser sans beaucoup de succès les services agronomiques. Il faut dire que ces hybrides, aux rendements étonnants dans les fermes expérimentales, se révèlent dans les villages avoir des racines trop courtes pour ne pas souffrir du manque d'irrigation, offrir des palmes peu adaptées à la couverture des toits et vivre moins longtemps que l'espèce locale. Enfin, leur petite taille rend leurs fruits plus facilement dérobables...
23Aussi n'est-ce que la variété traditionnelle que l'on rencontre dans ces cocoteraies de fonds de vallée. Il faudrait décrire ces « jardins » (gardens), leur fraîcheur où il fait bon s'arrêter de retour des champs, l'ombre des hauts arbres protégeant quelque petite parcelle de sorgho complanté, quelque enclos minuscule de branchages épineux, à la porte en bambou fermée au cadenas, où poussent un manguier, deux citronniers, quelques lianes de bétel, un peu de bananiers, marquetterie végétale poussant le long de cours d'eau le plus souvent à sec, mais où courent des broussailles toujours vertes, barrées par la droiture d'un aréquier perdu. Et dans ce fouillis apparent se présente parfois le vert brillant d'un petit champ de mûrier, qui souvent croît sous cocotiers avec pour voisin une parcelle de tomates ou d'aubergines (brinjals), et qui signale la présence d'un puits. C'est parfois dès la fin avril que des haricots verts ou du sorgho fourrager sont semés : ces légumineuses enrichiront le sol, et profiteront de l'humidité conservée à l'ombre des cocotiers. Les labours de fin de récolte, en décembre ou janvier, sont presque toujours possibles sous cocoteraie car le sol n'y est pas trop durci par la saison sèche : ces labours permettent de conserver un certain potentiel hydrique dans le champ. Ainsi, la cocoteraie abrite souvent les premières cultures de la saison.
24La cocoteraie n'est irriguée qu'au moment de la plantation. Les plants (des noix laissées à sécher deux mois après leur cueillette) sont enterrés sans engrais, près d'une source d'eau car il faut les irriguer tous les trois jours pendant la saison sèche, jusqu'à la germination. Après un an, première transplantation des geppe, avec un peu de fumure. Encore deux années plus tard, seconde et dernière transplantation, à raison un peu plus de 100 arbres/ha.
25Une telle méthode correspond à ce que décrivait déjà Buchanan (1807) au début du XIXe siècle. Les rendements n'ont d'ailleurs guère varié depuis cette époque : compte tenu des intercultures sous ombre qui sont pratiquées à l'occasion des labours nécessaires à la santé des cocotiers, un arbre produit à partir de l'âge de 7 ans 50 noix par an, guère plus, sauf si, comme juste une petite dizaine de paysans de Mayagonahalli et Naragalu, on irrigue la cocoteraie, ce qui permet alors d'atteindre 70 noix par an. Un tel rendement correspond en tout cas à la moyenne au Karnataka (54 noix par palmier), laquelle représente la meilleure productivité des Etats gros producteurs, nettement supérieure à celle du Kerala (33 noix) pourtant premier producteur de l'Inde (P.K. Thampan, 1988). L'arbre demeure productif jusqu'à 50 ou 60 ans, mais certains villageois n’hésitent pas à affirmer, enthousiastes, qu'il peut vivre « jusqu'à 300 ans ».
26Deux variétés sont cultivées : la « noix verte » et la « noix orange ». Bien que cette dernière soit plus sucrée et plus « froide »6, elles ont des caractéristiques de maturation semblables. Quant à la sève de l'arbre, dont on peut faire du jagre et surtout de l'alcool (toddy), elle n'est pas extraite des cocotiers à Mayagonahalli et Naragalu : parce que cela nuit à la productivité des arbres, mais aussi parce que n'y vivent pas de membres de la caste Idiga, caste traditionnellement extractrice de toddy. Ce sont donc les noix qui représentent la seule production commerciale des cocotiers, mais sous une triple forme, en fonction du degré d'assèchement de l'albumen. Le paysan peut d'abord cueillir des noix encore vertes, 4 ou 5 mois après la floraison (5 % de la production indienne sont ainsi vendus) : ces yela niru (litt, « eau jeune ») seront vendues dans les marchés hebdomadaires (santhe), ou sur les routes pour désaltérer les passants de leur jus douceâtre. Mais peu de paysans de nos deux villages vendent eux-mêmes leurs noix, difficiles à transporter : on préfère les vendre à un intermédiaire qui passe au village acheter, entre 1 et 2,5 Rs selon la saison, jusqu'à 100 noix qu’il chargera sur son vélo en un édifice défiant la loi de la gravitation universelle. Cela représente le revenu le plus immédiat, mais le moins considérable, d’autant que le prix de vente au détail moyen au Karnataka a baissé de 5,3 % en 1988-89.
27Plus conséquent est le revenu tiré des noix plus mûres, dont le jus a presque complètement disparu, et qui sont cueillies vers 6 mois. Le petit marché public (submarket) de Kaddaballi, à moins de 30 km de Mayagonahalli et Naragalu, en est le débouché, et écoule, la seule nuit par semaine où il fonctionne, entre 25 et 50 000 noix de coco, vendues souvent à plus de 4,50 Rs l’unité. Pour toute l'Inde, on estime à 56 % la part des noix de coco qui suivent cette filière, destinées à la cuisine ainsi qu'aux puja religieuses.
28Enfin, le revenu le plus conséquent, mais qui demande le plus de ressources, est celui du copra (kobbari, qui concerne 39 % de la production indienne de noix de coco) : les noix doivent être stockées au minimum pendant 8 mois afin d'atteindre un état d'assèchement maximal de l'albumen - mais au-delà de 12 mois, le producteur y perd au poids. Après cette période, le paysan décortique lui-même les noix : « l’écorce est enlevée...par un homme qui plante une barre de fer dans le sol, et en plante la partie supérieure, qui est pointue, à travers les fibres ; par ce moyen toute l'enveloppe est rapidement enlevée » (F. Buchanan, 1807, vol. II, p. 7). Le rendement local correspond à la moyenne indienne (4 à 5 q de copra par hectare), bien inférieur toutefois aux 12q/ha du premier producteur mondial que sont les Philippines.
29Le copra est ensuite transporté, le plus souvent autour du mois de novembre, soit par le producteur lui-même en car, soit par un intermédiaire en camion, vers le « marché réglementé » de Tiptur, dans le district de Tumkur, à 80 km environ de Mayagonahalli et Naragalu. Ce marché est le plus gros établissement du Karnataka pour le copra, dont l'essentiel part ensuite pour les usines du Kerala, où sont produits 98 % de l’huile de copra de l'Inde.
30Le marché de Tiptur ne cesse de croître, et l'on parle de plus en plus d'ouvrir un marché semblable à Nagamangala, qui pourrait devenir ainsi un pôle régional de la noix de coco. En attendant, l'offre afflue à Tiptur, faisant régulièrement baisser les cours depuis 4 ans : ainsi, de 4200 Rs le quintal en mars 1988, on est passé à 1800 Rs en mars 1990, atteignant même un moment en novembre 1989 le prix plancher de 1600 Rs garanti par le gouvernement central. Un prix garanti que les associations de producteurs désireraient voir relever, dans le cadre d'un soutien accru des prix qui pourrait prendre modèle sur ce qui existe pour la canne à sucre7. Mais la presse semble faire peu de place à cette campagne de revendications, signe sans doute que le lobby cocotier est moins puissant au Karnataka que le lobby sucrier...
31Il reste que la filière du copra demeure rentable pour le producteur, même s'il est loin de la dominer. Si les cours sont à 2000 Rs/q à Tiptur, un hectare de 80 cocotiers adultes rapportera brut 15 000 Rs/an, pour un coût de 3000 Rs, en excluant les coûts d'amortissement de la plantation. Soit un bénéfice net de 12 000 Rs/ha : c'est moitié moins des revenus qu'un paysan de Mottahalli peut tirer de la canne à sucre, mais c'est plus de dix fois ce que rapporte une terre à éleusine non irriguée !
32On verra (p. 395) qu'une telle aubaine n'est pas accessible à tous, et que les paysans les plus pauvres ne peuvent se permettre d'attendre toute une année après leur récolte avant de recevoir quelque bénéfice. Cependant, un petit agriculteur possédant ne serait-ce qu'une demi-acre de cocotiers adultes, soit 20 arbres, dispose d'un revenu brut annuel supérieur à 2000 Rs s'il ne vend que des noix fraîches. C'est quatre fois le revenu des cultures vivrières pluviales.
33La comparaison avec les revenus de la canne à sucre explique il est vrai que les cocotiers dans le système rural irrigué jouent un rôle bien moindre qu'autour de Nagamangala : à Mottahalli, ces arbres ne croissent qu'en bordure de parcelles, et ne sont pas plantés en plein champ, à une ou deux exceptions près par village. Le but essentiel est l'autosuffisance, éventuellement la vente de noix vieilles de 6 mois, et seuls deux ou trois gros paysans dans chaque village vendent du copra à des marchands de Mandya. Le plus gros propriétaire de Mottahalli (presque 6 ha) ne possède que 30 cocotiers, et tout le copra qu'il produit est utilisé pour la consommation de sa famille indivise de 14 personnes, notamment pour la confection de gâteaux (obittu) et de friandises.
34Dans la région non irriguée au contraire, le revenu tiré du cocotier représente des sommes considérables compte tenu de la valeur des autres cultures pluviales, ce qui explique cette brutale mutation régionale : dans les années 1950 encore, les villages des environs de Nagamangala possédaient 50, 100, 200 cocotiers tout au plus, pour une production qui avait essentiellement une utilisation familiale en autoconsommation. En 1990, sauf peut-être dans le sud du taluk, on compte 1000 à 2000 arbres par finage, parfois davantage, arbres dont les noix sont consommées dans tout le district, et pour certaines, exportées même vers l'étranger sous forme d'huile de copra.
35Or cette évolution est loin d'être achevée : les cours de la noix de coco et du copra ne sont pas suffisamment bas pour devenir dissuasifs. En outre, l'inertie propre à la culture des cocotiers - le temps de réponse excessivement long entre les variations des cours et leur traduction sur les finages, dû aux six ou sept années qui séparent la première plantation de la première récolte - explique que la croissance de la production réponde encore aujourd'hui à la situation favorable des cours qui prévalait il y a quelques années.
36Enfin, l'administration, consciente que la cocoteraie représente une source de revenu considérable pour les régions non irriguées, réalise de nombreux programmes pour en favoriser l'extension : conseils d'agronomes, subventions du gouvernement central (3000 Rs/ha sur 5 ans), prêts des banques PCARD (15 000 Rs/ha sur 12 ans), tout semble mis en œuvre pour développer ce qui pourrait bien se révéler un facteur de fixation des populations pauvres dans la région.
37A l'heure actuelle, il est déjà significatif que le jauli, longue perche d'eucalyptus pouvant dépasser 8 m et munie d'une serpe à son extrémité pour cueillir les noix de coco, soit devenu un outil presque aussi essentiel au paysan de la région non irriguée que l'araire ou la faucille. Le cocotier n'a pas détrôné l'éleusine dans les systèmes de culture, mais pourrait y parvenir dans les toutes prochaines décennies si les cours du copra se maintiennent. Et les intercultures sont de plus en plus rares. De fait, on préfère de plus en plus « miser » sur le cocotier seul, plutôt que de « jouer » aussi la culture vivrière. La culture commerciale conquiert la priorité dans les fonds de vallée.
38On ne peut que constater alors un paradoxe, riche d'enseignements pour qui tente d'évaluer les potentialités de développement et de changement que recèlent les modes de décision et les logiques paysannes. Les itinéraires techniques de la culture de la cocoteraie n'ont pas changé depuis Buchanan (1807) ; et l'on défibre toujours la noix de copra selon les mêmes méthodes qu'au temps de Tipu Sultan. Mais il ne s'agit pas d'en déduire un complet immobilisme. Si les techniques n'ont pas évolué, les logiques ont changé : les surfaces en cocotiers ont décuplé, les villages se sont intégrés dans le marché national et même international du copra, et le paysan travaille aujourd'hui pour les industriels du Kerala ou de Bombay. Les stratégies des chefs d'exploitation ont su s'adapter aux possibilités nouvelles qui s'offraient à eux, et l'on n'hésite pas à partir vendre son copra à plus de 80 km de chez soi. Ce n'est pas seulement « faire du neuf avec du vieux » : ce sont les mentalités dans leur ensemble qui changent, la méfiance envers les cultures commerciales qui disparaît, un nouveau mode de mise en valeur du terroir qui s'impose.
39L'extension des cocoteraies n'a cependant pas que des bienfaits. En particulier, se faisant aux dépens des cultures céréalières, notamment de l'éleusine, elle réduit quelque peu les possibilités d'emploi des journaliers agricoles. On ne peut pourtant pas dire que les cocotiers demandent moins de main-d’œuvre que l'éleusine : une cocoteraie nécessite 30 % de travail en plus qu'un champ d’éleusine, voire même 50 % pendant les dix premières années de la plantation. Mais la situation est moins claire qu’il n'y paraît pour les ouvriers agricoles, les kuli : en effet, les travaux sur la cocoteraie sont pour la plupart espacés dans le temps, souvent très atomisés, ce qui fait qu'ils sont effectués avec de la main-d’œuvre avant tout familiale : le mode de fumure le plus usité, c'est le monkri (panier plat) de compost qu'on porte aux cocotiers en partant faire paître les vaches, ou en allant boire au café sur la route. En outre, la plupart des travaux sur la cocoteraie peuvent être faits à des dates assez souples : rien de comparable à l'urgence qui presse tous les paysans au même moment, pour les labours de l'éleusine aux premières pluies, pour la moisson, pour le battage des céréales entre décembre et février. A ce moment, la main-d'oeuvre familiale étant débordée, tous les propriétaires qui ont plus de 3 ha cultivés, et même parfois moins, doivent employer des kuli pendant en moyenne 13 jours/ha. Au contraire, les journaliers ne sont presque jamais employés dans les cocoteraies, sauf parfois à l'occasion de la cueillette, travail excessivement dangereux pour lequel n'engagent un salarié que ceux qui en ont les moyens, et qui craignent l'ascension de l'arbre pieds nus, sans aucun autre équipement qu'une faucille.
40En conclusion, l'extension des cocoteraies a plutôt tendance à réduire les possibilités sinon de travail, du moins de salariat agricole. Certes, le déficit peut être éventuellement compensé, puisque la plupart des journaliers possèdent au moins un lopin de terre sur lequel ils peuvent planter des cocotiers, lesquels les occuperont beaucoup puisque ces arbres exigent davantage de jours de travail que les cultures céréalières. Il reste que les pouvoirs publics, toujours préoccupés du maintien de l'emploi agricole, ne peuvent pas compter sur la noix de coco pour faciliter l'engagement des kuli. Aussi encouragent-ils l'autre grande nouveauté culturale de ces dernières années dans la région : l'élevage du ver à soie par culture du mûrier.
3. La sériciculture : mythe et réalité
41Tout comme le cocotier, le mûrier lui-aussi est souvent qualifié de kalpavriksha par une littérature agronomique indienne facilement redondante. D.V. Ramana (1987) sacrifie à cette tradition, mais le compare en outre à la kamadhenu, la vache céleste qui exauce tous les voeux... Il est sûr qu'en apparence au moins, le mûrier (Morus alba, kannada hippali nerele) semble avoir toutes les qualités, dont celle d'être parfaitement adapté aux caractères régionaux.
42Si l'Inde a d'ailleurs dépassé en 1986 le Japon pour devenir, derrière la Chine, second producteur mondial de soie, le Karnataka est largement en tête des Etats producteurs de l'Union, avec 56 % du tonnage des cocons et 61 % des surfaces en mûrier. Et 80 % de la production indienne de soie de mûrier proviennent des seuls districts de Bangalore, Mysore et Mandya. Héritage de la politique de Tipu Sultan à la fin du XVIIIe siècle, cette spécialité du Karnataka connut des hauts et des bas pendant tout le XXe siècle, mais elle est actuellement en plein essor, bénéficiant en outre d'un projet de la Banque Mondiale (1980-88). Cependant, la région étudiée ici n'est guère encore concernée par la sériciculture : en 1985-86, le district de Mandya n'avait que 3 % de sa surface cultivée en mûrier, et le taluk de Mandya seulement 1,5 %. C'est dire que la sériciculture n'a pas encore l'importance d'une autre agriculture commerciale comme les cocoteraies. Mais demeurant encore largement à l'état de potentialité, cette activité peut nous servir à préciser le fonctionnement des logiques paysannes en matière d'appropriation d'une innovation.
43Les variétés de vers à soie sont encore en majorité en Inde des « multivoltines », une race tropicale qui pond toute l'année et dont les œufs n'entrent pas en dormance, contrairement aux « bivoltines » qui acceptent un climat intermédiaire et se reproduisent deux fois par an. Or les cocons bivoltines sont plus gros, leur soie est de meilleure qualité que les multivoltines, d'où un désavantage pour l'Inde sur le marché international. Une grande part des efforts des pouvoirs publics a donc porté sur l'abandon progressif de la variété indigène multivoltine Bombyx meridionalis « pure Mysore race » (au demeurant d'origine chinoise), au profit de variétés bivoltines, ou à défaut - car la bivoltine a de nombreuses exigences qui la rendent très fragile - au profit de variétés hybrides « multi-bivoltines ».
44Tout le cycle de la production s'en trouve bouleversé, car alors que la multivoltine accepte un mûrier rustique et non irrigué, la race hybride et surtout la bivoltine, qui consomme un tonnage de feuilles presque double de la multibivoltine, exigent un mûrier de variété améliorée qui nécessite une irrigation : au Karnataka, il s'agit du « M5 », lancé en 1950 et dont les rendements en feuilles sont supérieurs de 25 à 30 % sous irrigation. Or seulement 57 % du mûrier cultivé au Karnataka est irrigué : le M5 ne peut donc dans l'état actuel des choses se propager dans toutes les zones de sériciculture traditionnelles.
45De plus, le degré d’acceptation des nouvelles races fut au Karnataka inversement proportionnel au degré d'ancienneté de la sériciculture dans la région. Dans les régions dites traditionnelles, où le mûrier est cultivé depuis un siècle et plus (dans le taluk de Yelandur, la moitié de la surface cultivée est occupée par du mûrier !), l’habitude de l'élevage des multivoltines et surtout le manque d'irrigation ont empêché quasiment toute adoption de bi-ou multibi-voltine. Quant aux zones non traditionnelles, qui ont particulièrement bénéficié du projet de la Banque Mondiale, elles n'ont adopté la sériciculture que dans la mesure où les variétés améliorées pouvaient être élevées avec un minimum de risques, c'est-à-dire dans les situations où existait déjà une irrigation : soit par canal (la région de Mandya et une partie du nord du Karnataka)8, soit par puits (la région de Nagamangala par exemple ; mais l'irrigation est alors réservée aux heureux propriétaires de ces puits). Très rares sont dans les régions non traditionnelles les paysans qui cultivent du mûrier de variété locale non irriguée.
46Les stratégies sont d'ailleurs différentes : dans les zones non irriguées où le mûrier est une culture traditionnelle, celui-ci est planté sur les terres de plateau, laissant les meilleures terres des fonds de vallée aux cultures vivrières. Dans les zones non traditionnelles au contraire telles que notre région de Nagamangala, où le mûrier est une variété améliorée et a de gros besoins en eau, une place de choix lui est laissée dans les vallons, parfois à l'abri des cocotiers, là où la terre est la meilleure et l'eau des puits accessible : c'est au tour des cultures vivrières de se trouver rejetées vers une position plus marginale. Sauf exception rare, un paysan qui cultive du mûrier lui accorde toujours sa meilleure terre.
47Si dans les zones traditionnelles la culture du mûrier est souvent distincte de l'élevage du ver à soie, géographiquement et socialement (H. Guétat-Bernard, 1992), dans les nouvelles zones au contraire, et notamment à Mayagonahalli et Naragalu, les planteurs de mûrier sont aussi des producteurs de cocons, et n'élèvent de vers que ce qu'ils peuvent nourrir avec leur seule production de feuilles de mûrier. L'arbuste donne entre 2 et 6 récoltes de feuilles par an, selon qu'il est irrigué ou non : à Mayagonahalli et Naragalu, une récolte de 20 ares irrigués nourrira en moyenne 30 000 à 40 000 œufs (soit moitié moins que ce qu'on réalise dans les fermes agronomiques). Dix jours après la ponte, c'est l'éclosion. Commence alors une période d'environ 24 jours, où les besoins du ver en feuilles de mûrier iront croissant. Nourries dans les maisons mêmes des éleveurs, dans des conditions d'hygiène fort relatives, les larves exigent au total 30 kg de feuilles par kilo de cocon. Comme 90 % de ces besoins sont concentrés pendant les 6 derniers jours, toute la main-d’œuvre familiale est alors mobilisée, ainsi que souvent des journaliers.
48Le tissage du cocon se fait ensuite en plein air, pendant 3 jours (6 jours pour les bivoltines). Au total, les rendements demeurent assez bas : 45 kg de cocons pour 100 « pontes saines » (diseases-free layings, d.f.l.) à Mayagonahalli et Naragalu, même si c'est bien davantage que les résultats du mûrier non irrigué du taluk de Kollegal (18 kg). Précisons cependant que le chiffre au Japon est de 80 kg... Cependant, les moyennes ne signifient pas grand chose, tant les résultats sont irréguliers, en fonction de l'eau distribuée au mûrier, des disponibilités en main-d’œuvre, de la bonne qualité des œufs, de l'hygiène de l'élevage, de la présence de mouches Uzi tueuses de larves, et des maladies. C'est contre ces rendements trop faibles que l'Etat du Karnataka agit depuis le début du siècle. Une fois de plus, nous retrouvons une puissance publique particulièrement active. Entre autres institutions qui rayonnent sur toute l'Inde, le Central Sericulture Research and Training Institute de Mysore est le plus grand institut de sériciculture du Tiers-Monde. Toute une administration spécifique a été construite pour doter le Karnataka de l'infrastructure la plus performante de l'Inde en matière de sériciculture (S.R. Charsley, 1982) : l'échelon inférieur en est composé des Range Officers qui travaillent assez efficacement au niveau des villages, n'hésitant pas à Mayagonahalli à organiser des meetings de 4 h où les villageois peuvent assister à des discours point trop rébarbatifs se succédant au micro. L'Etat a tenté aussi d'encadrer l'ensemble de la filière de la soie, afin qu'en amont les petits producteurs soient protégés des industriels fileurs et tisseurs de l'aval, tout en laissant leur caractère privé à la plupart des segments.
49En amont de la filière se posait d'abord le problème de l'achat des oeufs. Aujourd'hui, les paysans de Mayagonahalli et Naragalu s'adressent au centre de grainage public de Mandya, libres de toute dépendance envers des marchands privés. Plus bas dans la filière, l’Etat a créé de petits centres chawki (chawki est le mot kannada pour « larve ») où l'on stocke gratuitement les vers des éleveurs pendant la première semaine, à charge cependant pour les paysans de les nourrir eux-mêmes : inconvénient majeur quand l’éleveur habite loin du centre. Mayagonahalli et Naragalu ont le leur, à l’équipement pour le moins rudimentaire, installé en 1988 seulement entre les deux villages. Comme il n'y a pas d'autre centre à moins de 3 km, une dizaine de villages sont desservis par celui-ci. Mais 68 personnes seulement sont clientes au total, ce qui montre l'état encore « larvaire » de la sériciculture.
50Entre autres prestations, les quelques clients peuvent bénéficier au centre chawki d'engrais chimiques gratuits pour les SC/ST, et, pour tous les éleveurs de bivoltines, de pesticides également gratuits. Le problème est que moins de 10 % des vers, à Mayagonahalli et Naragalu comme d'ailleurs au Karnataka, sont des bivoltines : le reste est composé de multivoltines (« misra » à Mayagonahalli et Naragalu). Cette grande réticence à élever des bivoltines, dont les œufs sont pourtant en vente à Nagamangala alors qu'il faut aller acheter les oeufs de multivoltines à Mandya ou Maddur, montre bien une des limites de l'adoption de la sériciculture : ces variétés sont trop fragiles et demandent trop de nourriture pour pouvoir croître sans périls dans un environnement villageois tel que celui de la région non irriguée.
51L'adoption au village de la sériciculture à partir de 1978, résultat davantage du bouche-à-oreille que de l'action officielle de l'administration, ne s'est pas faite aveuglément ni globalement : elle fut sélective, les paysans ne retenant de l'innovation proposée que ce qui leur semblait compatible avec les contraintes du milieu. Par conséquent, ce n'est pas par conservatisme que l'on élève si peu de bivoltines : en fait, tous les producteurs ont déjà essayé de le faire. Il semble même que certains s'acharnent à tenter l'expérience, ce qui pourrait laisser augurer dans un proche avenir une percée des bivoltines si les infrastructures continuent de s'améliorer.
52Il faut dire qu'à tonnage égal, la vente des cocons bivoltines (environ 140 Rs/kg en 1989) est plus rentable que celle des multivoltines (70 Rs), étant donné le niveau des cours au « marché réglementé » de Ramnagar. Ce marché, le plus gros du sud du Karnataka, est au cœur de la zone traditionnelle de la sériciculture. Depuis la loi de 1959, la vente des cocons ne peut se faire que dans des marchés réglementés, gérés par l’Etat, dans le but de protéger les producteurs des éventuelles exactions des intermédiaires9. (On le voit, le problème est identique à celui posé par la filière du jagre). Selon S.R. Charsley (1982), dans les zones traditionnelles, les 6/7 de la production sont encore vendus sur les marchés par des intermédiaires ; mais dans les zones où la sériciculture est plus récente, comme à Mayagonahalli et Naragalu, tous les éleveurs de vers vendent leurs cocons eux-mêmes à un marché réglementé, transportant à dos d'homme puis par autocar les encombrants sacs de cocons. Le marché réglementé le plus proche, celui de Mandya, de création récente, ne fonctionne pas faute d'acheteurs : il faut donc faire plus de 100 km pour porter la récolte à Ramnagar.
53Les cours, tout comme ceux du copra ou du jagre, ne sont pas stables, mais leur variation, au contraire des autres, reste toujours d'ampleur limitée. (Ce qui rend incertain le revenu de la sériciculture, ce sont moins les oscillations des cours que les variations de la production : et du mûrier, et des cocons.) En effet, les filatures publiques qui représentent un volume d'achats important ont pour consigne de l'Etat de soutenir les cours lors des enchères. Victimes de cette politique, les filateurs et les dévideurs privés se retrouvent donc financer le soutien accordé aux éleveurs par les pouvoirs publics. La nation aurait intérêt à des cours plus bas, qui rendraient les produits soyeux plus compétitifs à l'exportation ; il conviendrait de moderniser l'élevage des cocons, de supprimer le hiatus entre les bases très techniques de la sériciculture (sélection des multi-bivoltines) et les aléas d'une agriculture demeurant encore soumise aux caprices climatiques ; la nation y aurait intérêt, oui... mais sûrement pas les zones actuellement productrices, et avant tout les régions de sériciculture traditionnelle. Un dilemme que l'on a déjà rencontré dans la production du sucre : l'intérêt national s'opposait déjà à l'intérêt régional, le sucre raffiné se heurtait au jagre, la sucrerie industrielle rivalisait avec les moulins artisanaux, l'option productiviste contestait l'option sociale. Mais c'était celle-ci qui prenait le dessus. Dans la sériciculture, un choix identique a été fait.
54C'est que cette activité procure un double avantage. En premier lieu elle assure aux producteurs une entrée d'argent même en période de sécheresse : à Mayagonahalli et Naragalu, où la culture du mûrier est certes toujours irriguée, un hectare rapporte en moyenne 30 000 Rs de profit net, rarement moins de 10 000 Rs même si la récolte de mûrier ou de vers a connu des problèmes, et parfois davantage si les cours du cocon sont très bons : c'est 10 fois, 15 fois le revenu d'un hectare d'éleusine non irriguée... Toutefois, le revenu réel par exploitation est en fait souvent très faible : ceci parce qu'à l'irrégularité de la production s'ajoute le fait que les surfaces en mûrier sont encore extrêmement limitées. A Mayagonahalli et Naragalu, le mûrier occupe selon mon enquête à peine 2 % de la surface cultivée, et ne concerne que 32 maisonnées. En moyenne, la surface en mûrier n'est que de 14 ares par exploitation10 ! Une telle limitation des superficies s'explique par deux facteurs. Le premier est que le mûrier n'est jamais entièrement pluvial à Mayagonahalli et Naragalu, et que donc l'eau d'irrigation qui lui est nécessaire se trouve en qualité trop limitée pour permettre une extension ad libitum des surfaces en mûrier.
55A l'échelle de l'exploitation, cette exigence en eau limite le mûrier aux parcelles irriguables. A l'échelle du village, elle l'interdit aux paysans les plus pauvres, qui sont soit dépourvus de terre de bas-fond, soit trop pauvres pour creuser un puits et a fortiori acquérir une pompe (il est probable que la banque PCARD leur refuserait un emprunt). La taille moyenne des exploitations pratiquant la sériciculture dans les deux villages dépasse les 2,5 ha, alors que la superficie moyenne de l'ensemble des exploitations est de 1,7 ha. Cette innovation aggrave donc les inégalités sociales, car elle demeure inaccessible à bien des paysans. Si un mûrier moins exigeant en eau était proposé par les pouvoirs publics, il pourrait être certes plus facilement adopté par les couches sociales inférieures de la population. Mais les revenus qu'on pourrait en tirer seraient alors sans doute moins intéressants, se rapprocheraient davantage de ceux avec lesquels le mûrier entre en concurrence sur les mêmes types de terre : des légumes, du riz, une cocoteraie. Finalement, les surfaces consacrées à sa culture n'augmenteraient guère. Mais surtout, étant donné que la soie ainsi produite serait de qualité médiocre, les pouvoirs publics n'y trouveraient pas leur compte puisque les exportations ne pourraient se développer11. Cette fois, c'est l'optique productiviste qui a le dernier mot.
56Le deuxième facteur limitant l'extension des surfaces en mûrier (qui représente paradoxalement la seconde raison pour laquelle les pouvoirs publics se mobilisent pour développer la sériciculture), c'est l'emploi. Le mûrier exige en effet - considérable gêne pour le cultivateur, mais aubaine pour une région au sous-emploi chronique - la mobilisation de toute la main-d’œuvre familiale, particulièrement à la fin du cycle, et pendant la dernière semaine l'engagement d'ouvriers agricoles, souvent des femmes, pour cueillir les feuilles, les apporter et les hacher, nettoyer les vers et les plateaux. Or les kuli, pourtant potentiellement nombreux au village, sont assez difficilement engageables à certaines périodes, moisson ou fêtes : voilà qui ne peut qu'entraver l'extension de la sériciculture.
57Les surfaces en mûrier décevant donc les attentes officielles, on peut craindre que la sériciculture ne représente pas la panacée au sous-emploi agricole. De plus, comme l’indique D.V. Ramana (1987), la main-d’œuvre salariée ne représente qu'un tiers des jours de travail : le chiffre est en soi impressionnant, mais appliqué aux faibles surfaces en mûrier il représente un faible nombre de kuli employés.
58Pour 3 récoltes annuelles, les 4,5 ha de mûrier cultivés à Mayagonahalli et Naragalu peuvent créer environ 1680 jours de travail : voilà qui n'est pas grand chose pour une population active dépassant les 500 hts, et qui pour la plupart, on le verra, est à la recherche d'emploi. Au total, la sériciculture ne représente encore que moins de 6 % du temps de travail agricole dans les deux villages, y compris ce qui concerne la main-d’œuvre familiale (fig. 24). Il faudra donc attendre encore longtemps avant que la soie fasse vivre le prolétariat rural de la région, et que disparaissent les revenus complémentaires à l'agriculture pluviale que les microfundiaires doivent chercher dans l'émigration.
4. L'émigration : un mode de vie12
59La courbe de croissance de Nagamangala, déjà présentée plus haut (fig. 10), témoigne des divergences de destin qui séparèrent Nagamangala de Mandya. Mandya, à la croissance un temps vertigineuse, Mandya la ville du sucre, contraste avec Nagamangala la ville d'on ne sait quoi (quelques petites industries mécaniques (réparation) et textiles, mais surtout des fonctions administratives et de services), « village » de 2 397 hts en 1871 selon l'Imperial Gazetleer of India (1886), d'une taille alors semblable à celle de Mandya, mais qui n'a pu bénéficier d'un facteur de décollage comparable à l'irrigation pour cette dernière, et qui se trouve ainsi d'une taille dix fois inférieure à elle aujourd'hui (14 100 hts en 1991). Il est patent que Nagamangala ne joue pas un rôle attractif suffisant pour canaliser à son profit un éventuel exode rural issu de la région. La ville attire bien quelques immigrants originaires des environs, mais en aucun cas il n'y a de véritable déversement des ruraux du taluk vers le chef-lieu.
60C'est que la population rurale du taluk continue d'augmenter à un rythme à peine inférieur à la moyenne de l'Inde (+ 2 % par an). Mieux : certains micro-centres ruraux se développent parfoix ex nihilo, à un carrefour, autour d'un simple arrêt d'autocar, parfois à la conjonction des deux comme le lieu-dit la « Porte (Gate) de Mayagonahalli » (fig. 16), à 500 m au droit de ce village, où se rencontrent deux routes goudronnées près d'un arrêt d'autocar. Sa situation a fait de la Porte un point de convergence pour des artisans qui ne trouvaient plus de clientèle dans leur propre village, pour des fonctionnaires villageois (instituteur), et des administrations (mandal, poste). Prodigieux essor - à son échelle - que celui de la Porte en 30 ans. Mais à part quelques habitants des faubourgs de Nagamangala qui y virent l'occasion d'y commencer une activité, ce développement ne représente pas une véritable inversion de l'exode rural : il s'agit plutôt de mouvements internes aux campagnes, et toujours d'une ampleur limitée par rapport aux flux vers les villes.
61Car le système rural n'offre pas assez de ressources, même avec les apports récents de la noix de coco, pour empêcher le recours à des revenus extérieurs par le vecteur de l’émigration. Mais celle-ci ne se dirige quasiment pas vers la zone irriguée de Mandya, pourtant toute proche, pourtant l'une des zones agricoles les plus riches de l'Inde où le travail de la canne à sucre exige le recours à de nombreux immigrés. Elle dédaigne le travail agricole, pour préférer les emplois urbains dans ces grandes villes que sont Bangalore, Mysore, Bhadravati, ou même Bombay. Quant aux villes de Mandya et Nagamangala, pourtant toutes proches, elles n'attirent pas, du fait de leurs potentialités moindres : pour un emploi de serveur dans un café ou restaurant, les salaires y sont deux fois inférieurs à ceux de Bombay (où ils dépassent souvent les 600 Rs). On préfère tenter directement sa chance dans les grandes métropoles... voire même dans les pays du Golfe Persique (dans une proportion qui n'a toutefois rien de comparable avec la situation keralaise).
62Dans les villages étudiés de Mayagonahalli et Naragalu, pas moins d'un sixième de la population est à l'extérieur. L'émigration représente une étape « normale » dans le cycle de vie des hommes. Elle est un mode de vie. On part pour plus d'une saison, mais rarement pour le reste de son existence : en moyenne, l'émigration est dite « temporaire », de 3, 4, 10 ans, guère davantage. Elle concerne des hommes jeunes, partant individuellement mais toujours à la suite de quelque contact pris dans la ville de destination. Ce n'est que si la migration réussit, que si le salaire perçu est suffisant pour payer un loyer urbain, que l'ensemble de la famille nucléaire du migrant pourra éventuellement être appelé en ville.
63Ces hommes jeunes sont d'autre part moins analphabètes que la moyenne régionale, et sont issus (au moins dans les deux villages étudiés) de familles possédant une exploitation de taille légèrement supérieure à la moyenne. Paradoxe apparent pour des migrations qui apparaissaient jusque là comme de pures migrations de misère, et qui apporte deux enseignements :
- pour partir on ne peut se trouver sans aucune ressource matérielle ni intellectuelle. C'est très largement parce qu'on est pauvre qu’on émigre...mais les trop pauvres ne partent pas : il faut pouvoir se payer le billet d’autocar, pouvoir survivre au moins quelques jours avant d’avoir un salaire régulier en ville, savoir au moins lire et écrire afin d’obtenir certains types d’emploi ou plus simplement de ne pas se trouver psychologiquement perdu dans une grande ville étrangère. A contrario, les plus pauvres se trouvent souvent dans l’impossibilité de quitter leur village, soit par pauvreté (la vie en ville coûte cher, et il faut payer comptant), soit par l’endettement qui les lie à quelque « patron » créancier13.
- parmi ces migrants miséreux se glisse un faible pourcentage (un dixième environ) d’individus appartenant à des maisonnées plutôt aisées, ayant acquis un capital scolaire relativement important sur place (on peut fréquenter l’école à Nagamangala jusqu'au baccalauréat - P.U.C.), et désirant partir dans une grande ville afin d'y poursuivre leurs études ou d'acquérir un emploi qualifié. C'est ce que F. Pesneaud (1988, p. 72) a pu appeler un « "exode des cerveaux" à l'échelle régionale ».
64Pour le reste, on émigre essentiellement pour des emplois de serveurs et de balayeurs dans des cafés ou restaurants qui ne sont pas forcément tous misérables. Une autre filière est celle des transports : soit individuels, avec des conducteurs de rickshaws (cyclo-pousses) parfois motorisés, voire de taxis ; soit collectifs, avec des emplois de balayeurs dans les compagnies d'autocars, emplois parfois transformés après quelques années, beaucoup de patience, d'endurance et quelques bakchichs, en un poste de conducteur de car à part entière, qui peut rapporter avec les revenus occultes plus de 2000 Rs par mois.
65Le rêve de tout émigré : devenir employé du secteur public, avec ce que cela représente comme sécurité de l'emploi et prestations sociales dans un pays où le sous-emploi prédomine et où les formes de sécurité sociale sont encore embryonnaires. Que cela soit dans la sidérurgie publique de Bhadravati, comme gardien de nuit d'un ministère à Bangalore, ou comme ouvrier au Karnataka Electricity Board à Krishnarajapet, certains émigrés parviennent à ces postes si enviés ; mais ils ne sont qu'une minorité.
66L'essentiel des migrants ne peut donc envoyer, à ceux de la maisonnée qui sont restés sur place au village, que de bien faibles mandats : 100 Rs par mois en moyenne pour un serveur de restaurant gagnant 500 Rs à Bangalore ; et les envois ne sont jamais réguliers14. Parfois même l'émigré n'envoie rien, soit qu’il ait complètement disparu et que la famille reste sans nouvelles, soit qu'il ait « craqué » nerveusement et se noie dans les coûteuses turpitudes du monde urbain. Et les émigrés qui ont leur famille avec eux cessent d'envoyer quelque argent au village, tout comme de venir chercher la part de la récolte qui leur revient du fait de leurs droits sur la terre familiale.
67Au total, les gains perçus par le village sont limités. Cependant, c'est en déléguant un membre de la maisonnée dans une grande ville que bien des familles parviennent à se maintenir au pays, alors que sans cette ressource elles auraient été contraintes dans leur totalité à émigrer. L'émigration individuelle représente donc un frein à un exode rural de masse, qui n'existe d'ailleurs pas en Inde (J. Racine éd., à paraître). L'émigration ne permet pas à la région de s'enrichir, mais au moins de survivre. Car 100 à 150 Rs d'économisées, cela représente tout de même deux ou trois semaines de salariat agricole au village. Cela signifie qu'un émigré rapporte bien davantage qu'un journalier pendant la morte-saison agricole, où presque aucune « journée » ne peut être trouvée. Tout cela en déchargeant la maisonnée d'une bouche à nourrir, et avec la perspective que les gains réels à long terme soient en fait supérieurs, si cette position de serveur se révèle un investissement rentable en permettant ensuite, grâce à des contacts noués sur place, l'obtention d'un emploi plus qualifié et mieux rémunéré.
68Cynique, un tel discours ? Assurément. Il est certain qu'il ne prend pas en compte les énormes coûts psychologiques de la séparation, de l'éloignement du village, pour ces hommes souvent très jeunes qui se trouvent plongés d'un coup dans un milieu étranger. N'empêche que ce sont les paysans eux-mêmes qui tiennent pareil raisonnement : si l'émigration ne paraissait pas si rentable, les circuits migratoires n'auraient pas perduré ainsi presque à l'identique depuis les années 1940.
C. LE SYSTEME RURAL PLUVIAL : PEU D’ENTREES, BEAUCOUP DE SORTIES
69Contrairement au système rural irrigué, dont les limites spatiales apparaissaient clairement dans le paysage et pour lequel le tracé du canal Vishveshvarayya dessinait des frontières correspondant à celles de l’économie de la canne à sucre, le système rural sec, pluvial, autour de Nagamangala, se prête beaucoup moins facilement à la cartographie. Certes, il est aisé à définir par défaut : tout ce qui ne se trouve pas irrigué est pluvial. Mais tout ce qui est pluvial n'est pas uniforme ; ou alors il faudrait inclure dans notre système rural l'essentiel du Karnataka... Le problème est qu'il existe en fait de nombreux systèmes pluviaux dont l'échelle correspond à de petites régions, mais dont les limites mutuelles sont particulièrement floues. Dans le sud du Karnataka, la plupart auront l’essentiel de leurs terres cultivé en éleusine, sorgho et grain de cheval. Mais les fonds de vallée seront exploités de manière fort différente, selon la place accordée au mûrier, au cocotier, aux légumes, à la canne à sucre et au riz même, si l'eau est disponible en quantité suffisante. Chaque micro-bassin-versant a sa stratégie : certaines zones, particulièrement bien irriguées par de vastes tanks, paraissent même de véritables oasis par le vert sombre des cocotiers qui trouent la semiaridité des plateaux, particulièrement visible au cœur de la saison sèche. La route, après être grimpée sur les hautes terres à éleusine, descend dans un vallon où croît la canne à sucre, puis remonte vers l'éleusine en cet endroit mêlée à des plantations d'eucalyptus, replonge à nouveau après quelques kilomètres pour dans un virage dévoiler cette fois du mûrier sous cocoteraie. Ajoutons le rôle des rivières, d'où partent souvent de petits canaux irriguant quelques dizaines d'hectares, et l'on aura la vision d'un paysage mité, troué, sans véritable unité.
70Nagamangala, qui n'atteignait pas les 15 000 hts en 1991, n'a pas un pouvoir sur le système rural environnant comparable à celui de Mandya. Cependant, le caractère très limité du phénomène urbain dans la région (dû sans doute à sa pauvreté agricole), son titre de chef-lieu de taluk, ainsi qu'une situation favorable au carrefour des routes de Krishnarajpet, de Channarayapatna et de Pandavapura, lui confèrent une zone d'influence qui couvre une partie de son taluk. Ainsi, les habitants de Mayagonahalli et Naragalu, deux villages à 11 km de Nagamangala, vont dans cette ville 3 à 4 fois par mois en moyenne, pour y faire des courses, y visiter les services administratifs ou de santé, ou encore aller au cinéma. Cette taille de services urbains semble suffire à leurs besoins, puiqu'ils ne vont à Mandya qu'une fois par an en moyenne, et encore moins à Mysore.
71Le système rural (fig. 17) correspond alors à une juxtaposition de zones d'influence urbaines (Nagamangala, Tiptur...) plus qu’à leur interpénétration : espaces homothétiques de part et d'autre des limites administratives de taluk ou de district, fondés sur une même économie agraire de cultures sèches à base d’éleusine. (Plus au nord commence aux dépens de l'éleusine la transition vers le règne du sorgho). Ce système a presque les mêmes bases écologiques et sociales que celui de Mandya, mais il en diffère profondément en raison d'un contrôle de l'eau bien moins efficace. D'où, pour corrollaire, outre une moindre prospérité agricole, un rayonnement limité de chacune des petites villes, et une influence elle aussi réduite de l'Etat : Bangalore, et a fortiori New Delhi, si présents dans la région de Mandya par leur action sur la filière sucrière, jouent ici un rôle secondaire. Le système, pourrait-on dire, se caractérise par la faiblesse relative des « entrées ». Les flux correspondant aux intrants comme aux produits de l'agriculture demeurent localisés dans un espace bien plus limité que ceux de la culture de la canne à sucre de Mandya15. En effet, à l’exception de la sériciculture et d'une partie des cocoteraies, l'agriculture consacrée aux millets et aux pois dispose d'un marché très réduit, circonscrit à l'espace régional tout au plus. Et ce n'est que pour l'éleusine qu'interviennent des intrants d'origine extérieure (semences améliorées, engrais chimiques).
72Cela dit, et ce n'est pas là le moindre paradoxe d'une région à agriculture avant tout vivrière, le système, du fait même de ses limites, est largement ouvert. En effet, en raison des faibles possibilités d'enrichissement sur place, voire de survie, les villageois doivent quitter la région et émigrer. Cette émigration, qui s’est généralisée après 1940, est le pendant des revenus sucriers tirés de l'irrigation à Mandya, dont elle est tout à fait contemporaine. Cependant, avant que le barrage du KRS ne fût construit, avant que naquissent les circuits migratoires partant de Nagamangala, ces deux régions vivaient-elles pour autant repliées sur elles-mêmes ? Le témoignage des historiens semble bien prouver le contraire. Pas plus de régions enclavées que de villages autarciques, de ces « village little republics » dont le mythe a vécu (L. Dumont, 1975).
Notes de bas de page
1 La surface agricole utilisée du taluk de Nagamangala n'était irriguée qu'à 12 % en 1987-88, tandis que celle de Mandya l'était à 53 %.
2 Le riz décortiqué à la machine, comme c'est le cas dans la région, n'apporte que 6,4 % de protéines et 9 mg de calcuim - mais fournit 346 Kcal contre seulement 328 pour l'éleusine (C. Gopalan et al., 1997).
3 M.V. Nadkami, 1986, p. A-113.
4 Sur tout le plateau de Mysore, c'est la moitié des surfaces en éleusine qui est ensemencée en Indaf (F. Pesneaud, 1988). Au Karnataka, tout comme dans le district de Mandya, 68 % de l'éleusine kharif correspond à des variétés améliorées.
5 La noix de coco fraîche apporte 444 calories pour 100 g et contient 41,6 % de matière grasse, ce qui, pour des paysans parfois sous-alimentés, est particulièrement recherché... mais nettement moins adapté aux traitements des hépatites ou des maladies cardio-vasculaires, comme le croient pourtant non seulement les villageois mais aussi des diplômés de l'université.
6 Dans le cadre de la théorie védique tridosha, les aliments sont classés selon leur degré de « chaleur ». Cela ne semble guère correspondre à une quelconque typologie scientifique, d'autant plus que les classifications varient selon les lieux et les personnes (F. Bourdier, 1992) : il y a cependant accord sur de nombreux points. Ainsi, le riz blanc ou la noix de coco sont « froids », tandis que les épices ou la viande sont « chauds ». Les villageois ont très peur des nourritures « chaudes », qui peuvent leur donner une « dysenterie ». Cela est un des facteurs expliquant la faible consommation de viande par les Indiens, même pour ceux qui en ont les moyens. Cela explique aussi qu'un diplômé de l'Université de Mysore puisse refuser l'offre traditionnelle d'une banane en fin de repas de tête en m'expliquant en anglais : « C’est une variété de banane qui est "froide", et je sors justement d'un rhume (cold). Je n'ai pas envie d'en rattrapper d'autres ».
7 En janvier 1991, les cours étaient remontés à 2600 Rs le quintal.
8 Mais là le mûrier souffre de la concurrence de la canne à sucre, plus rentable : il en existe seulement deux producteurs à Mottahalli.
9 « On peut supporter la colère d'un Brahmane, mais non le sourire d'un Chetty » [caste de marchands], dit la sagesse populaire (cité par S.R. Charsley, 1982. p. 121). Le cocon doit être « étouffé » et dévidé sous quelques jours : un impératif qui force l'éleveur à vendre rapidement, et le met donc en position de faiblesse. Cela dit, avant l'instauration des marchés réglementés, l'avance prise sur la vente auprès d'un dévideur représentait une promesse de débouché, une certaine sécurité. L'Etat, estime Charsley, aurait donc pu faire l'économie des coûteux marchés réglementés, et se contenter de contrôler davantage les transactions au niveau du village.
10 18 ares à Mayagonahalli, et 11 ares à Naragalu, où les exploitations sont plus petites. Les statistiques livrées à ce sujet par le responsable du centre chawki (25 ares en moyenne pour les deux villages) se révèlent largement gonflées, dans le but sans doute de satisfaire les planificateurs à la tête des programmes de développement de la sériciculture.
11 Certains tiennent cependant un autre discours, et notent qu'une soie d’aspect « rustique », obtenue à partir de cocons de pauvre qualité, se vend au contraire fort bien sur les marchés occidentaux épris de « naturel ».
12 Ce chapitre est repris et développé in F. Landy (à paraître).
13 De plus, certains emplois coûtent cher à obtenir. C'est ainsi que ce Vokkaliga de Mayagonahalli, désirant obtenir un emploi (et un visa) pour Dubai, paya 12 000 Rs à un intermédiaire... disparu depuis sans laisser d'adresse.
14 En France, on estime à 60 % la part des revenus transférés par les émigrés africains vers leurs pays d’origine.
15 Le système rural appartient donc aux systèmes agraires de type « grain pluvial » (dry grain mode) dans le cadre de la classification mondiale des systèmes agraires proposée par P. Hill (1982) : en cela le Karnataka non irrigué fait partie de la même classe que le pays Haoussa du Nigeria.
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