I. Un même substrat
p. 55-77
Texte intégral
1Les « données de départ » de la climatologie, de la géographie physique, tout autant que celles de l'histoire ou de la sociologie, sont à peu près les mêmes dans nos deux régions, l'une irriguée, l'autre non.
A. LES CONDITIONS NATURELLES
1. Le plateau de Mysore
2Le district de Mandya se trouve sur cette partie du Deccan qu'est le plateau de Mysore (ancien nom du Karnataka), et qui supporte, outre la ville du même nom, la capitale de l'Etat, Bangalore. Ce plateau, de moins de 700 m d'altitude à Mandya, de 1000 m à Bangalore, est bordé à l'ouest par un bourrelet montagneux, les Ghâts occidentaux, qui dépassent les 2 000 m. Les Ghâts représentent la ligne de partage des eaux séparant les fleuves côtiers qui se jettent dans l'océan Indien, des autres fleuves (Krishna, Kaveri...) qui atteignent le golfe du Bengale. Le district de Mandya est donc partie intégrante du Maidan, de cette partie plane du Deccan central que l'on oppose au Malnad, la région des Ghâts.
3Il s'agit d'une pédiplaine dégradée, d'où émergent des dômes granitiques ou migmatiques (inselbergs) à la base souvent couronnée d'impressionnants amas de boules rocheuses. Géologiquement, le Maidan fait partie de ce vieux bouclier cristallin de l'Inde péninsulaire, fragment du continent originel Gondwana, qui possède certaines des roches les plus anciennes du globe. Cet environnement cristallin a son importance pour l'irrigation du fait de l'imperméabilité des roches. Qu'un dépôt d'altérite important les recouvre, et l’on aura d'importantes réserves en eau. Mais que le sol soit fort mince - c'est le cas notamment dans la région non irriguée du district - et les aquifères ne pourront être d'un grand secours pour l’agriculture, puisque dans les roches cristallines du Karnataka seulement 10 % des précipitations parviennent à atteindre la nappe phréatique et à la recharger (J. Bandyopadhyay, 1987). Source de stérilité, la roche-mère affleure même en maint endroit.
2. Un climat semi-aride
4L'ICRISAT (International Crops Research Institute for the Semi-Arid. Tropics) d'Hyderabad définit comme semi-aride une zone où l'évapotranspiration potentielle est inférieure à la pluviosité pendant 2 à 7 mois par an. Tel est le cas du district de Mandya, et plus généralement du sud du Maidan. Le graphique ombrothermique pour la station de Mandya (fig.4) montre en effet la situation suivante :
- des températures moyennes mensuelles globalement peu élevées, allant de 21,7° en décembre à 27,6° en avril.
- des précipitations (893 mm) réparties selon un rythme bimodal, en deux saisons centrées sur les maxima de mai et surtout d'octobre. Le caractère semi-aride d'un tel total pluviométrique est renforcé par ce rythme bimodal : il pleut assez souvent, mais peu.
5La combinaison des deux courbes permet de définir 4 « mois secs » au sens de Gaussen : décembre, janvier, février et mars, juillet n'échappant que de peu à cette dénomination. Ce sont les mois où la modération des températures ne parvient pas à contrebalancer la grande faiblesse des pluies.
6Ce régime bimodal ne correspond pas au modèle que l'on imagine trop souvent propre à toute l'Inde : une abondante et brutale mousson suivie d'une saison sèche (J.P. Pascal, 1982). Aussi la distinction, traditionnelle en Inde, de deux saisons agricoles, kharif (culture de mousson) et rabi (culture de saison sèche), n'est-elle guère pertinente dans le Maidan : la situation est plus complexe.
7Le graphique ombrothermique montre que les premières pluies surviennent en général fin avril. Avec ces « pluies des mangues » commence la période mungar (« avancée » de la mousson). Mais le mois de mai à Mandya n'a en moyenne que 7 jours de pluies, et certaines années cela est jugé insuffisant par les paysans pour commencer une culture mungar.
8D'autant plus que passé la mi-juin, débutent deux mois et demi difficiles, la courbe des précipitations tombant certaines années en dessous de celle des températures. Tout cela alors que, sur la côte occidentale et dans le nord de l'Inde, la mousson du sud-ouest bat son plein : plus de 4000 mm sur le flanc côtier des Ghâts occidentaux ! Ce n'est qu'en septembre que les pluies reviennent, afin de nourrir les cultures hainu (semées en juillet-août), avec un maximum en octobre, c'est-à-dire avec trois mois de décalage par rapport aux maxima de juillet-août des stations bénéficiant de la mousson du sud-ouest... mais avec plus d'un mois d'avance sur la « mousson du nord-est » qui frappera d'octobre à décembre le Tamil Nadu, plus à l'est. C'est dire l'originalité de ce climat du Maidan.
9La période hingar (« retrait » de la mousson) correspond à un « hiver » : fraîcheur mais aussi sécheresse le caractérisent. Ensuite, en mars, commence bisige, la période la plus difficile en ce qui concerne les températures (il fait plus de 37° le jour) et surtout la sécheresse, rarement interrompue par quelques orages : l'humidité relative peut alors descendre jusqu'à 30 %.
10Un tel climat s'explique par plusieurs facteurs :
- la relative faiblesse des températures (on est à 12,5°N de latitude) est due à l'altitude, celle-ci ne descendant pas en dessous des 600 m et atteignant souvent les 900 m dans le district de Mandya. Cette faible chaleur a son importance quand il s'agit d'estimer l'évapotranspiration et le déficit hydrique de saison sèche.
- quant au cycle des précipitations, la figure 5 l'explique par la situation d'abri du Maidan, placé sous le vent, protégé de la mousson du sud-ouest par le massif des Ghâts, lequel est au contraire fortement arrosé : en 1983, il plut à Agumbe 12 770 mm ! Dès lors, les deux saisons des pluies qui parviennent sur le plateau de Mysore ne sont dues qu'à la conjonction de chaleur et d'humidité : il s'agit avant tout de pluies de convexion thermique, liées au double passage du soleil au zénith, après l'équinoxe de printemps et avant celle d'automne. Le décalage saisonnier, faisant que les pluies ne correspondent pas exactement à la position zénithale, est dû à la nécessité d'avoir une humidité relative minimale dans les masses d'air pour qu'il pleuve.
11Tout cela fait qu'il n'y a pas de « mois secs » entre avril et novembre : voilà une continuité des pluies fort rare dans le sous-continent indien, qui ne doit certes pas faire illusion quant aux totaux reçus (semblables à ceux de Kayes au Mali), mais qui a cependant son importance « tant au plan biologique que morphologique (repousse de l'herbe et réoccupation précoce du sol) » (M. Petit, 1988, p. 400). De plus, la construction du barrage de Krishnarajasagar, et en aval l’établissement du bassin irrigué de Mandya, ont augmenté les précipitations locales dans une proportion que M. Petit estime à 100 mm par an (+13 % !).
12Il reste que les irrégularités des précipitations posent d’énormes problèmes aux paysans. Si l'Inde est bien une « terre à haut risque » par sa dépendance envers la mousson (F. Durand-Dastès, 1982), la région du Maidan l'est encore davantage étant donné que la mousson ne joue qu'un rôle secondaire dans le régime des précipitations. Certaines années montrent des totaux satisfaisants, mais si mal répartis dans le cycle agricole que les pluies n'ont pu être utilisées convenablement pour les cultures.
13Aussi importante est la variabilité interannuelle qui augmente d'ouest en est (M. Petit, 1988). Sur la côte du Malabar, elle est inférieure à 15 %, mais atteint 20 % dans le Coorg, 25 % à Mysore et à Mandya, et dépasse les 30 %, ce qui est une valeur tout à fait sahélienne, près de Nagamangala, à proximité du système rural non irrigué que l'on étudiera. En ajoutant à cela le rôle des microclimats, on comprendra que les politiciens accusés de crier à la sécheresse même une année de pluies globalement satisfaisantes (afin de courtiser l'électorat paysan) puissent se défendre de l'accusation, certes parfois justifiée, de former un « lobby de la sécheresse », en faisant remarquer qu'il ne faut pas passer une rivière à gué en ne tenant compte que de sa profondeur moyenne1.
3. La réévaluation des ressources pédologiques
14La stérilité apparente des sols de la région a longtemps frappé les observateurs occidentaux. C'est près de Bangalore que F. Buchanan (1807) a forgé le mot « latérite » pour désigner ce sol qui semble si peu sol qu'il ressemble à de la brique ; mais le cas des « cuirasses » est certes extrême. Bien plus favorable est la situation dans les larges bassins à fond plat du Maidan, tels que celui de Mandya, créés lors d'un gondolement tectonique et/ou par érosion différentielle, « beurrés de sols argileux noirâtres, fertiles et irriguables » (J. Demangeot, p. 241), et donc plus favorables que les sols rouges des glacis plus élevés.
15Longtemps, on a jugé aussi ingrats que leurs cousins d'Afrique ces « sols rouges » du Maidan, qui recouvrent tout le sud du Karnataka. Issus de l'altération du substrat granito-gneissique, ces sols à texture sableuse ou sablo-limoneuse, légers, assez acides, tiennent leur couleur brun-rouge d’oxydes de fer. Cependant, les particularités de ces sols révélées par G. Bourgeon (1987, 1989) ont poussé celui-ci à les classer comme fersiallitiques, et non comme ferrugineux. L'enjeu n'est pas que terminologique : les sols fersiallitiques ont subi une altération moins poussée que les autres sols riches en sesquioxydes, et leur capacité d'échange est encore importante. Bien que « légèrement affamés et assoiffés » (Bourgeon), ces sols s'acidifient peu avec les cultures, sont riches en calcium échangeable, et une exploitation agricole continue pendant des années ne leur fait pas perdre leurs propriétés physicochimiques. Certes, leur caractère sableux ne leur fait disposer que d'une faible capacité de rétention d'eau, d'où un dessèchement rapide. Mais en contrepartie il leur permet de s’imbiber facilement, en raison de leur perméabilité, et donc de se trouver cultivables dès les premières pluies. Ils sont donc un des facteurs (mais non le plus important !) qui peuvent expliquer les fortes densités du Maidan (161 hts/km2 dans le Karnataka rural en 1991) par rapport aux pays du Sahel africain, bien moins peuplés alors que les totaux pluviométriques annuels y sont pourtant équivalents. De telles densités n’ont rien d'étonnant dans le domaine de l'Asie des moussons ; ce qui est étonnant, c'est qu'on ne se situe pas à proprement parler dans le domaine de la mousson ! Que la civilisation indienne ait su capitaliser de fortes charges démographiques ne peut être expliqué de façon réductible par le seul déterminisme des conditions naturelles.
B. LE MAHARAJA, LES CASTES ET LES STRUCTURES AGRAIRES
1. Un Etat aux structures précoces
16L'histoire de la région témoigne de la permanence des contacts entre le sud et le nord d'une Inde qui, quoique jamais unifiée politiquement jusqu’à la tutelle britannique, devint précocement un espace où circulaient influences, marchandises et idées - ce qui explique que le kannada, langue nationale du-Karnataka, pourtant fille du tamoul ancien et donc langue dravidienne, comporte de nombreux mots d'origine sanscrite ou persane.
17C'est la dynastie des Hoysala (1000-1346) qui bâtit le royaume aux témoignages architecturaux les plus fastueux. C'est à eux qu'on doit les temples d'Halebid, leur capitale (aujourd'hui dans le district d’Hassan), et de Somnathpur, près de Mandya. Mais avec le déclin des Hoysala, la région tomba sous la suzeraineté de Vijayanagar, le grand royaume hindou, rempart méridional contre l'expansionnisme musulman du nord de l'Inde, de plus en plus pressant depuis le règne du Grand Moghol Akbar. Un vice-roi fut établi en 1495 à Srirangapatna, à 12 km de Mysore, qui ne rendait des comptes qu'au souverain Vijayanagar de Hampi, dans le centre de l'actuel Karnataka (H.V. Sreenivasa Murthy et al., 1977).
18La chute d'Hampi (1565) ouvrit une période encore plus troublée que les précédentes. En émergèrent finalement les Wodeyar, qui, jadis vassaux hindous de Vijayanagar, acquirent leur indépendance définitive au XVIIe siècle. La capitale de leur Etat du Mysore était Srirangapatna, qui dominait tout le sud du Karnataka, jusqu’à Salem au Tamil Nadu. Mais devant l'affaiblissement du pouvoir royal, le commandant en chef de l'armée, le musulman Hyder Ali (1761-1782), peut s'emparer du pouvoir.
19Créateur d'un état guerrier qui passe son temps à lutter contre la triple alliance du Nizam d'Hyderabad, des Marathes et de la Compagnie des Indes Orientales britannique, il garde la fiction de l'autorité Wodeyar. Ce que ne fera pas son fils Tipu Sultan (1782-1799), admirateur ambigu des monarchies éclairées européennes, despote souvent sanglant qui en 1789 planta un Arbre de la Liberté à Srirangapatna, souverain musulman finalement plutôt tolérant dans un royaume majoritairement hindou. Son ambiguïté profonde et la résistance qu'il opposa aux Britanniques, avec l'aide temporaire et non désintéressée des Français, ont permis aujourd'hui qu'il soit transformé en héros national de l'Inde, premier combattant de l'Indépendance et du « sécularisme ». Dans le contexte actuel d'exacerbation des rivalités religieuses, la diffusion en 1990 d'un feuilleton-péplum télévisé, adapté d'un roman panégyrique de Bhagwan S. Gidwani, a révélé par les controverses passionnées qu'elle a soulevées combien il était difficile d'avoir une image exacte de Tipu. Certains ne voient en lui que le réformateur du calendrier, du système des poids et mesures, le constructeur d’ouvrages d’irrigation, le développeur de la canne à sucre et de l'artisanat cotonnier, l'introducteur de l'élevage du ver à soie dans l'Etat du Mysore. D'autres insistent sur son règne voué à la guerre, sur les impôts qu'il fallait lever pour l’armée et qui pressuraient les populations, sur l'affermage de villages entiers concédés au plus offrant : au total, la population du Mysore aurait diminué de moitié du fait de ces guerres (A.R. Beals, 1974). Quoi qu'il en soit, le règne se termine en 1799 dans les flammes de Srirangapatna, pris par les Anglais.
20C'est le début de 150 ans de domination britannique. Le Gouverneur Général des Indes Wellesley, le frère du futur Wellington, met sur le trône de Mysore l'héritier de la branche des Wodeyar, un enfant de 5 ans... Pumaiah, diwan obéissant (bien qu'ancien ministre de Tipu), assure la régence sous le contrôle d'un Résident britannique. Le royaume profite de la pax britannica pour acquérir une infrastructure routière, administrative et agricole. Purnaiah, qui est brahmane, renforce le rôle des membres de sa caste dans l'administration et leur accorde des terres : germe des révoltes anti-brahmanes à venir.
21En 1831, les Anglais confisquent le trône du maharaja sous prétexte de « misgovernment ». Comme dans le reste de l'Inde sous leur contrôle direct, ils accroissent l'efficacité de l'administration (la taxe foncière est abaissée... mais le revenu fiscal total augmente), établissent des relevés topographiques et des cadastres, réparent les tanks (étangs d'irrigation), construisent des routes, instaurent la division en taluks (arrondissements) et districts. Mais la terrible famine de 1877-78, qui tue un cinquième de la population du Mysore, montre les limites d'une telle politique.
22En 1881, pour ses 18 ans, on rend au jeune maharaja Chamaraja Wodeyar l'Etat princier du Mysore, qui recouvrait presque toute la moitié sud de l'actuel Karnataka. En réalité, l'exercice du pouvoir ne peut se faire que dans le cadre étroit de l'Empire des Indes, et la tutelle britannique demeure. Commence alors une période faste, ou du moins considérée comme telle par la plupart des Kannadiga2 - qui ont souvent un portrait de maharaja accroché au mur de leur maison, y compris dans les administrations publiques. Il est vrai que le Mysore était parmi les Etats princiers les plus progressistes de l'Inde. Les mines d’or de Kolar Gold Fields sont exploitées à partir de 1886, la première usine sidérurgique publique de toute l'Inde est ouverte en 1923 à Bhadravati, véritable « Jamshedpur méridional » (F. Durand-Dastès). Dans le secteur de l’agriculture, les prêts à la construction de puits et surtout la construction de grands barrages accroissent fortement la surface irriguée, tels celui sur la Kabini (commencé en 1932) et celui de Kannambadi, sur la Kaveri (1911). C'est ce dernier réservoir, le Krishnarajasagar, qui irrigue le village de Mottahalli.
23En 1939, une division du district de Mysore, jugé trop étendu, donnait naissance au district de Mandya, l'un des plus petits de l'Etat mais non des moins importants en raison de sa récente mise en irrigation. Bangalore devenait d’autre part la capitale de l'Etat, Mysore se résignant à n'en être que la seconde ville, politiquement aussi bien qu'économiquement et démographiquement. Après l'Indépendance de l'Inde en 1947, le Mysore devint un Etat à part entière de la jeune Union. En 1956, lors d'un redécoupage des Etats de l'Inde sur une base linguistique, toutes les zones parlant kannada furent incluses dans un Etat du Mysore à l'étendue multipliée par trois, agrandi sur ses franges et dans le nord, mais conservant son centre de gravité économique dans le sud, et qui, en 1973, devait être rebaptisé Karnataka. En 1991, la population de l'Etat atteignait 44,8 millions d'habitants, soit 5,3 % de la population indienne pour 5,2 % du territoire de l'Union. Bangalore, avec 4,1 millions d'habitants en 1991 (seulement 2,9 millions en 1981 !), est la sixième métropole de l'Inde, et Mysore atteint 652 000 hts.
2. Une hiérarchie des castes dominée par les Vokkaliga
24Rappelons tout d'abord que la population du Karnataka est hindoue à 85,8 % (11,2 % de musulmans, 2,1 % de chrétiens, le reste de jains, d'animistes...), et qu'elle est donc structurée en castes. Or, après 1931, dans l’espoir (rappelant un peu la méthode Coué) d'affaiblir les hiérarchies des castes, on cessa de recenser l'appartenance aux différentes jati. Aussi n'est-il plus possible de connaître précisément la répartition des castes, au Karnataka comme ailleurs. Les Brahmanes sont sans doute 4 % de la population du Karnataka, et vivent pour la plupart en ville, qu'ils ont gagnée à partir de la fin du XIXe siècle après avoir vendu leurs propriétés terriennes, afin de prévenir des troubles agraires menaçants et de profiter des possibilités scolaires et professionnelles qu'offrait l'environnement urbain. Les Kshatriya, eux, sont traditionnellement quasiment absents de l'Inde du sud, et les Vaishya sont à peine plus nombreux. Aussi la grande majorité de la population est-elle Shudra (basses castes). Le problème est que les castes classées comme Shudra sont tout sauf unies : outre les rivalités diverses qui les opposent comme dans toute l'Inde, une particularité religieuse propre au Karnataka vient rendre la situation encore plus complexe.
25C'est en effet vers 1160 que Basava, un brahmane kannadiga, fonda la secte shivaïte des Lingayat : en refusant la doctrine de la transmigration, il disait se mettre à l'écart du système des castes. Le recrutement, essentiellement au Karnataka, toucha donc un large éventail de castes, et notamment les plus basses (J. Assayag, 1986). Mais par la suite, la secte, dont on compte environ 6 millions de membres dans toute l'Inde, se cristallisa pour devenir une caste comme les autres se reproduisant par endogamie, parfois méprisée par les brahmanes, mais respectée par les Shudra en raison notamment de leur alimentation strictement végétarienne. Aujourd'hui, par le nombre et par la puissance terrienne, les Lingayat représentent la « caste dominante » dans le nord de l’Etat. Tandis que dans le sud, qui nous intéresse plus particulièrement ici, ils sont supplantés par une caste Shudra, les Vokkaliga (« cultivateurs »).
taluk de Mandya | taluk de Nagamangala | |
Vokkaliga | 51,7 % | 63,3 % |
Adi Karnataka | 11,4 | 9,9 |
Lingayat | 7 | 2 |
Kuruba | 4,8 | 5 |
Banajiga | 2 | 1,6 |
Vodda | 1,1 | 0,5 |
Hindous | 97,5 | 96 |
Musulmans | 1,6 | 3,2 |
Total | 107 175 hts | 88 613 hts |
26La rivalité entre Lingayat et Vokkaliga d'une part, et l'opposition entre ceux-ci et les basses castes d'autre part (les Brahmanes jouant parfois le rôle d'arbitre), représentent le facteur explicatif majeur de l'histoire politique récente du Karnataka. Jusqu’en 1956, les Vokkaliga, caste dominante dans l'Etat de Mysore, tenaient le pouvoir. Mais la réorganisation des frontières qui suivit, avec le rattachement des régions septentrionales dominées par les Lingayat, bouleversa l’échiquier politique : les quatre premiers chefs-ministres4 du nouvel Etat furent Lingayat ! Jusqu'en 1972, les Lingayat s'assurèrent donc l’essentiel du pouvoir. Dans leurs efforts pour favoriser leurs zones d'origine, sous-développées par rapport au sud, ils tentaient cependant de ne point trop mécontenter leurs rivaux Vokkaliga. Les investissements dans l'irrigation satisfaisaient les deux groupes, composés de nombre de propriétaires terriens. Cette dépendance mutuelle des deux castes fondait le pouvoir à Bangalore du parti du Congrès, le parti historique de Nehru et de sa fille Indira Gandhi. Tout changea lorsque Devaraj Urs, qui appartenait au Congrès-I d'Indira Gandhi, devint en 1972 chef-ministre du Karnataka. N'étant ni Vokkaliga, ni Lingayat, et convaincu que les castes « backward » (« en retard ») auraient des revendications de plus en plus pressantes, Urs lança une politique tournée clairement vers ces laissés pour-compte que sont encore les basses castes, les Harijan et les minorités. Avec lui, et jusqu'en 1980, le Congrès devint le parti des minorités (J. Manor, 1980).
27En premier lieu, il accentua la politique des réservations (quotas de postes réservés dans le secteur public) en faveur des SC/ST5 et des BC6. En second lieu, il lança en 1974 une réforme agraire qui fit du Karnataka un des rares Etats de l'Inde avec le Bengale Occidental et le Kerala communistes à avoir connu une véritable redistribution des terres ou une consolidation des droits des tenanciers.
3. Les structures agraires
28La réforme agraire, bien que prévue par la Constitution, n'est certes sans doute pas la panacée à tous les maux de l'Inde. Comme l'a montré P.C. Joshi (1987), à la conception la plus radicale du type « la terre au laboureur » (« the land to the tillen ») soutenue par des chercheurs (D. Thomer) aussi bien que par des hommes politiques pas toujours de gauche (Charan Singh), se heurtent d'une part les modérés, pour qui seuls les propriétaires absentéistes doivent perdre leur terre (D.R. Gadgil), et surtout les opposants à la réforme agraire, qui font remarquer que les micro-exploitations ainsi créées ne seraient pas viables (G. Etienne) - ce qui est vrai au moins à l'échelle nationale, puisque la taille moyenne des exploitations en Inde ne dépasse pas 2 ha.
29Il est sûr qu'au Karnataka au moins, la situation agraire en 1974 était moins chargée d'inégalités que dans d’autres Etats. Cela était dû à l'héritage historique (absence du système zamindari fondé sur de grands propriétaires absentéistes, et faible importance des jagirdar féodaux) plus qu'aux nombreux mais souples plafonds fonciers qui s'étaient succédés depuis l'Indépendance7. En 1948, il existait déjà des plafonds limitant la taille des exploitations. La réforme agraire de 1961 instaura un plafond de 27 acres irriguées8, peu respecté. Beaucoup plus radicale, au moins théoriquement, celle de 1974 descendit, elle, jusqu'à 10 acres (4 ha) irriguées par famille de 5 personnes, alors que la taille moyenne des exploitations était de 8 acres en 1971 (A.R. Rajapurohit, 1984). Un tribunal foncier était institué dans chaque taluk pour recevoir les réclamations et régler les litiges. Les grands propriétaires étaient partiellement indemnisés de la confiscation des surfaces en surplus (M.V. Nadkarni, 1985).
30Si la terre est relativement peu accaparée par les « grands » propriétaires, les « petites » exploitations (moins de 2 ha), qui faisaient déjà 47 % du nombre total au Karnataka en 1955-56, en représentaient 54 % en 1971, et 59 % en 1981. La réforme agraire n'a donc pu freiner l'émiettement des superficies des exploitations, particulièrement net dans le district de Mandya : elle l'aurait même plutôt accentué, en démantelant certaines grosses exploitations et en donnant des parcelles à des sans-terres qui n'étaient pas auparavant recensés comme exploitants.
31L'évolution est nette ; mais en mars 1989, sur les 114 724 ha de terres privées qui avaient été définis comme surplus9, seulement 40 % avaient déjà été redistribués (dont 61 % à des SC/ST). La distribution de terres publiques a quant à elle connu une plus grande ampleur, sans doute parce qu'elle occasionnait moins de troubles en ne lésant aucun propriétaire privé : 233 486 ha furent distribués, dont 48 % à des SC/ST. Quant à la région de Mandya, les bouleversements y ont été encore moindres, étant donné la petitesse des exploitations dès avant 1974 : aux 20 235 ha de terres publiques distribuées, on n'a ajouté que 358 ha définis comme « surplus » !
32De fait, après 1977 la réforme commença à marquer le pas, contrecarrée par « les "alignements" de caste et de classe » (G. Thimmaiah et al., 1985, p. 81) et l'infiltration de la haute administration par les Lingayat et les Vokkaliga à la suite de l'Etat d'urgence décrété par I. Gandhi en 1975.
33La taille moyenne des exploitations dans le district de Mandya reste très faible : 0,96 ha (2,73 ha au Karnataka). Ceci alors qu'il faut environ 2 ha non irrigués (mais seulement un demi-hectare bien irrigué) pour faire survivre une famille moyenne de 5 personnes. Même si de tels recensements sont souvent faussés par la fraude ou des incertitudes propres à l’enregistrement des parcelles, il reste que la micro-propriété domine, et de plus en plus. Nombre de ces exploitations microfundiaires ne sont donc pas viables sans revenu d'appoint, d'autant plus que les terres distribuées lors de la réforme agraire, à l'origine souvent des pâtures publiques caillouteuses, ne comptent pas parmi les meilleures. D'autre part, dans ces chiffres ne sont pas inclus les paysans sans terre, qui ne vivent pour la plupart que de salariat agricole. Or la réforme de 1974 a eu pour eux des effets fort mitigés, étant donné que la loi interdit désormais tout faire-valoir indirect (dans la louable intention de supprimer l’absentéisme de certains propriétaires et certains rapports quasi-féodaux), alors que nombre de sans-terres avaient pour tradition de prendre quelques parcelles en fermage ou métayage, et en tiraient un certain revenu. Après 1974, cette ressource se trouva légalement exclue (M.A.S. Rajan, 1986).
34D. Urs ne réussit pas à changer les structures agraires. Il ne le désirait d'ailleurs sans doute pas. Sa démission en 1980, après 7 ans et demi de pouvoir et sa rupture d'avec Indira Gandhi, ouvrit une ère d'instabilité qui n'est pas encore achevée aujourd'hui. Le Congrès-I, qui gouverna jusqu'en 1983, dut ensuite laisser la place, pour la première fois depuis 1956, à l’opposition, en l'occurrence le lanata Party. Mais une politique d'inspiration populiste (construction de maisons pour les sans-terres, développement du système de distribution de vivres (PDS) pour les plus pauvres) mena l'Etat vers de graves problèmes financiers. Rajiv Gandhi, alors Premier ministre, saisit l'occasion pour imposer en 1989 le President's Rule10 au Karnataka jusqu'aux prochaines élections, remportées cette fois par le Congrès. Quelque temps plus tard, le gouvernement central, tombé entre temps aux mains du Janata Dal de V.P. Singh, décrétait à son tour le President's Rule... Au total, interférences du gouvernement central et rivalités locales entre castes ont rendu le Karnataka de plus en plus ingouvernable.
35De tels conflits expliquent la surenchère des programmes politiques à propos des quotas d'emplois et de places en université (reservations) pour les basses castes. Inventées par les Britanniques, ces reservations ont été développées après l'Indépendance dans toute l'Inde, dans le but d'améliorer la situation socio-économique des plus basses castes, notamment des Harijan, et d'éteindre définitivement le système des castes. Elles ont ensuite été étendues à d'autres catégories défavorisées. Mais, effet pervers de ces quotas, l'appartenance à telle ou telle caste est désormais cruciale pour toute la carrière professionnelle ; le « certificat de caste » permet d'obtenir un emploi, de passer un examen : la barrière de la caste n’est donc nullement en train de disparaître (sauf peut-être sur les franges supérieures de la société)11. Avant même les troubles qui menèrent à la chute du gouvernement central lanata de V.P. Singh en novembre 1990 sur une question semblable (commission Mandai), la politique des quotas avait généré bien des conflits au Karnataka : il s'agissait moins d'augmenter les emplois réservés (dès aujourd'hui en nombre supérieur au Karnataka par rapport à ce que propose la commission Mandai pour le Centre), que d'augmenter le nombre des basses castes, c'est-à-dire de recenser comme « backward » (socialement « en retard ») des castes qui ne l'étaient pas auparavant. On arriva alors au paradoxe actuel que 92 % de la population du Karnataka se trouve classé comme « B.C. » (« Backward Classes »), même les Vokkaliga ! Certes, les SC/ST bénéficient de quotas spéciaux, mais une telle extension de la « backwardness » en arrive à annuler la plupart des bénéfices de ceux qui en ont véritablement besoin (H. Chickanna, 1989).
C. ENCADREMENT ADMINISTRATIF ET POLITIQUE DU DEVELOPPEMENT
36Aboutissement de cette histoire politique : au sein d'une Inde à l’administration déjà pléthorique et où l'Etat-providence joue un rôle important dans la vie économique et sociale, le Karnataka dispose d'une infrastructure administrative parmi les plus développées de l'Union - mais non des moins efficaces - qui demeure en contact quasi quotidien non seulement avec le chef d'entreprise ou le commerçant, mais aussi avec le petit paysan ou sa femme au foyer. « Sarkar » (gouvernement, Etat) est un mot qui revient souvent dans les conversations au village. Une bonne partie de cette infrastructure administrative est consacrée au « développement », alors même que le Karnataka est classé officiellement parmi les 6 Etats « développés » de l'Union.
37Depuis la fin de l'ère Nehru (qui mourut en 1964), l'agriculture et plus généralement le monde rural ont acquis dans la planification et les diverses politiques économiques une importance face à l'industrie qu'ils n'avaient pas après l'Indépendance. Depuis la fin des années 1960 en effet, puisque l'éventualité d'un exode rural massif constituait une lourde épée de Damoclès sur des agglomérations qui étaient déjà des monstres urbains, puisque les ruraux formaient un immense réservoir de voix électorales et qu'il s'agissait, selon l'expression consacrée, après avoir lancé la Révolution Verte d'en empêcher une Rouge, toutes sortes d'institutions et de programmes de développement ont été mis en place concernant l’Inde des villages, auxquels le vent de libéralisme actuel n'a pas osé toucher (Singaravelou, 1986). Avant de les observer fonctionnant à l'échelle du village ou de la maisonnée (2e et 3e parties), on peut les présenter dans leurs principes généraux.
38Deux cibles majeures : l'agriculture, et les pauvres. Deux cibles qui souvent n'en font qu'une, puisque presque un tiers des ruraux au Karnataka vit en-dessous de ce qui a été défini comme le « seuil de pauvreté » (poverty line) : celui-ci s'élevait en 1990 à 6400 Rs de revenu annuel par famille rurale de 5 personnes, un revenu jugé suffisant pour apporter 2400 calories quotidiennes - mais le chiffre et la notion sont très discutés (R. Gaiha, 1991)12. On est d'ailleurs allé plus loin dans les statistiques en définissant un « seuil de pauvreté absolu » de 3400 Rs/an. C'est ce dernier chiffre qui est pris en compte dans le fonctionnement du système de rationnement, par l'intermédiaire du Public Distribution System (D. Kermel-Torrès, 1987).
39Cette dernière structure oblige en Inde du nord les producteurs de blé à vendre une partie de leur production à l'Etat ; au Karnataka, ce sont les rizeries qui doivent vendre à l'Etat un tiers du paddy (procurement) qu'elles ont acheté puis décortiqué, à des cours fixés qui sont inférieurs à ceux du marché libre13. Ces grains sont ensuite redistribués dans la population : depuis 1985 au Karnataka, chaque famille rurale ayant un revenu inférieur à 3400 Rs (éventuellement à 4800 Rs) dispose d'une carte verte lui donnant accès à la vente dans des Fair Price Shops de vivres, voire de vêtements, à prix subventionnés. Le riz, certes de qualité inférieure, est ainsi vendu à moitié prix (2 ou 2,50 Rs en 1990). Les ruraux au-dessus de ce seuil de revenu n’ont droit qu'à la carte rouge, qui leur permet d'acheter moins de vivres, et à un prix supérieur (3,65 ou 4,10 Rs pour le riz).
40Le système de la carte verte, qui n'existe pas sous une forme aussi populiste dans les autres Etats, et qui se trouve progressivement étendu aux villes depuis 1989, n'a pas que des avantages ; des exemples villageois nous en montreront plus loin ses défauts. Disons en outre qu'il n'a qu'un but caritatif, sans ambition de changement structurel, et que telle est sans doute la raison pour laquelle il a été accepté par toutes les tendances politiques.
41Dans la même ligne se situent les programmes du gouvernement central visant à atténuer le sous-emploi par quelques jours ou semaines de travail dans des travaux publics (routes, foresterie, irrigation...), souvent rémunérés en partie en nourriture (V. Desai, 1988). Ce qui était le National Rural Employment Programme (NREP), lancé en 1980 pour remplacer le Food for Work Programme, fusionna en 1989 avec le Rural Landless Employment Guarantee Programme (RLEGP) créé en 1983 dans une optique semblable, pour former le Jawahar Rozgar Yojana (JRY).
42Le JRY a été conçu par le gouvernement central, qui le finance à 80 % (le reste est à la charge des Etats), avec des arrières-pensées politiques : il permet à New Delhi de verser les subsides directement aux districts intéressés, sans passer par les Etats accusés de gaspillage et de mauvaise utilisation des fonds... particulièrement quand ils sont tenus par l'opposition. En outre, les conditions d'utilisation des fonds du JRY sont précises : 15 % des allocations totales doivent aller aux SC/ST (Harijan et tribaux), et 30 % aux femmes, autre catégorie laissée pour compte de la population. Au total, il s'agit de 1,5 milliard de roupies versées pour l'année 1989-90 au Karnataka.
43Le programme a démarré lentement, et déjà des problèmes sont signalés. Beaucoup d'argent se perd. Mais une des critiques les plus pertinentes tient à la nature même de tels programmes, financés par le Centre ou par les Etats : le JRY est comme les innombrables autres programmes financés par divers ministères de New Delhi ou de Bangalore qui, en se recoupant souvent, offrent, parfois à tous les pauvres, parfois seulement aux SC/ST, la construction d'une maison aux plus misérables ou aux Harijan, le don d'un réchaud perfectionné dégageant moins de fumée, la connection électrique, etc. Ils ont davantage pour objet l'assistance que le développement. Il vaudrait mieux, pensent certains (D. Bandyopadhyay, 1988 ; V.M. Rao, 1987 ; S. Bagchee, 1987), mettre l'accent sur le long terme, et notamment sur les programmes plus structurels qui existent déjà, et qui doivent procurer aux nécessiteux des biens de production concernant l'agriculture, ou engendrer une diversification économique qui est officiellement encouragée.
44Tel est le Training of Rural Youth for Self-Employment (TRYSEM), lancé en 1980, qui veut apporter une qualification sous forme de stage de 6 mois aux jeunes ruraux vivant en-dessous du seuil de pauvreté mais ayant leur brevet (S.S.L.C.).
45Tel est aussi l'Integrated Rural Developement Programme (IRDP), théoriquement généralisé à toute l'Inde en 1980. Le crédit bon marché qu’il permet, grâce à d'importantes subventions (jusqu'à 50 % pour les SC/ST), doit développer l'agriculture en permettant l'achat d'attelages, de charrettes, mais aussi diversifier l'économie rurale en multipliant les emplois indépendants (self-employment). On envisage ainsi des prêts pour ouvrir une blanchisserie aussi bien qu'un magasin de vélos, pour un tailleur ou pour un vannier. N'est-ce pas comme si l'on voulait faire suivre à l'Inde rurale le chemin inverse de l'histoire européenne ? Faire succéder à la « révolution agricole » et à l'industrialisation « moderne » à base d'unités souvent de grande taille et localisées en ville, une industrialisation rurale diffuse - celle-ci même qui à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe du nord-ouest fut tuée par celles-là. Mais les villageois bénéficiaires de l'IRDP ont en fait axé leurs demandes essentiellement sur le secteur de l'élevage laitier, bufflesses et vaches de race améliorée : une diversification bien limitée (on reste dans le secteur primaire), d'autant que le fumier et les bouses sont utilisées pour fertiliser les champs (V.M. Rao et al., 1987).
46De tels programmes nécessitent une solide infrastructure en matière de crédit et d’administration. En ce qui concerne l'administration du développement, le Panchayati Raj lancé en Inde en 1952 avait créé une hiérarchie commune à tous les Etats, qui venait s'ajouter aux structures administratives plus traditionnelles à vocation fiscale (taluk/district) : au niveau de base villageois, un (statutory) gram panchayat (conseil de village) élu remplaçait le conseil traditionnel présidé par le chef héréditaire. Au niveau du taluk était créé le « bloc de développement », avec un conseil dirigé par un Block Development Officer (B.D.O.). Au niveau du district enfin, le zila parishad, présidé par un Chief Secretary, est le dernier échelon avant le niveau de l'Etat et des différents ministères, qui sont dotés d'une relative autonomie vis-à-vis de New Delhi.
47Exemple de cette autonomie : la loi de décentralisation instaurée en 1985 au Karnataka par le gouvernement R. Hegde, qui poursuivait les premières mesures prises en ce sens par D. Urs. Les village panchayats se trouvèrent supprimés car jugés trop peu efficaces et soumis aux notables locaux. Le niveau de base est désormais celui du mandai panchayat, élu au suffrage universel pour la première fois en 1987 avec pour chaque gros village 3 représentants (un SC/ST, une femme, et une personne hors quota qui du coup jouit de l'essentiel du pouvoir). C'est le mandai panchayat qui doit sélectionner les bénéficiaires des programmes de développement et surtout gérer les fonds attribués directement par le zilla parishad, rendu lui aussi plus puissant par la loi puisqu'il peut planifier le développement du district avec une enveloppe budgétaire dont il a théoriquement libre disposition. Certes, seulement 14 % des dépenses à l'intérieur des districts passe jusqu’à maintenant par ce circuit (A. Aziz et al., 1989). Certes, au niveau du village comme de l'Etat, il existe de multiples dysfonctionnements et irrégularités. Cependant, dans une Inde trop souvent soumise à la corruption, au « communalisme » (lutte entre castes ou religions) et à l'inefficacité, le Karnataka apparaît somme toute comme un Etat ne « fonctionnant » pas trop mal.
48Travaillant de concert avec cette administration du développement, l'infrastructure du crédit, entièrement publique (toutes les banques ont été nationalisées en Inde en 1969), est aussi complexe. On peut distinguer trois structures parallèles :
49les Primary Cooperative Agriculture and Rural Development Banks (PCARDB) : jadis nommées Primary Land Development Banks, ces sociétés au statut de coopératives fort théorique sont chargées de mettre en oeuvre tous les programmes de crédit agricole des différents ministères de l'Etat du Karnataka.
50les banques commerciales : presque chaque mandai possède une succursale d'une de ces banques, qui sont chargées de verser les fonds des programmes de développement comme l'IRDP ou le JRY. Le directeur d'agence participe à la sélection des bénéficiaires, et son rôle est de plus en plus important depuis l'institution en 1988 en Inde d'« aires de service » dont chacune est spécifique d'une agence bancaire, laquelle est ainsi responsable de plusieurs villages. Le système y gagnera en efficacité... si le directeur d'agence est intègre (A. Gosh, 1988).
51les Primary Agricultural Cooperative Societies (PACS), elles aussi au niveau du mandal, sont chargées du crédit agricole à court terme (crop loans), souvent donné pour moitié en engrais ou semences. Le taux d'intérêt, extrêmement bas, favorise les « petits » paysans (11,5 % contre 12.5 % pour les autres - moins 7 points offerts par l'Etat, soit 4,5 et 5.5 %), mais il est obligatoire de posséder en parts de la coopérative 15 % de la valeur du prêt accordé, ce qui est une gêne pour les agriculteurs les plus pauvres.
52L'ensemble du système est chapeauté en Inde par la National Bank for Agriculture, and Rural Development (NABARD), qui finance avec l'argent de la Reserve Bank of India et de l'aide internationale les crédits à l'agriculture accordées au niveau de l'Etat. Or, en 1989-90, la NABARD alla jusqu'à suspendre son financement au Karnataka en raison de la politique de celui-ci, fondée sur des subventions à outrance jugées démagogiques, qui entraînaient un trop important déficit. Les paysans en subirent les conséquences, puisque les subventions de 7 % sur les intérêts à la PACS durent cesser.
53Il ne faut donc pas imaginer toutes ces structures administratives dans un monde à mille lieues des villages. Outre que ceux-ci bénéficient ou pâtissent directement des décisions prises en haut lieu, à Bangalore ou à Delhi, les villageois connaissent fort bien (par rapport à leur faible degré d'alphabétisation) les institutions qui les concernent : la plupart des illettrés savent parfaitement ce qu'est un B.D.O., même s'ils ne connaissent pas la signification des initiales anglaises. L'accès au crédit, le contact avec l'administration et ses éventuels passe-droits, ne sont certes pas donnés à tout le monde. Mais presque tous les villageois sentent que, puissants ou misérables, ils représentent tous une voix électorale dans « la plus grande démocratie du monde ». Aussi sont-ils toujours prêts à profiter des loan mela, ces « foires aux prêts » organisées par les hommes politiques en période d'élection, où se trouve disponible du crédit facile que bien peu de paysans rembourseront.
54C'est aussi parce que le monde politique courtise le monde rural qu'en 1989, le futur premier ministre V.P. Singh a remporté les élections générales avec un programme qui incluait la suppression de toutes les dettes de paysans ou d'artisans ruraux auprès du secteur coopératif, à concurrence de 10 000 Rs. Une mesure inadéquate à plusieurs titres : les institutions de crédit, déjà mal en point, sont mises en difficulté. Ensuite, cela est catastrophique du point de vue du développement, puisque les paysans apprennent ainsi à ne pas rembourser leurs emprunts, alors que c'est l'apprentissage inverse, déjà bien ardu, qu'il convient de renforcer. Enfin, la plupart des sans-terres et même des microfundiaires sont trop peu solvables ou trop craintifs pour avoir obtenu un prêt, surtout en ce qui concerne les banques PCARD qui demandent la possession de nombreuses terres en garantie des emprunts : c'est par conséquent toute une classe de ruraux misérables qui n'est pas concernée par cette mesure où le populiste l'emporte sur le populaire.
55Pourtant, n'est-ce pas la fin d'une époque ? Le nouveau gouvernement de Narasimha Rao a commencé de libéraliser l'économie : fin du « règne des licences » (licence raj), ouverture sur les grands flux économiques mondiaux... Sans doute cela représente-t-il une rupture avec la doctrine de self reliance (« autonomie ») dominante depuis Nehru. Mais certains observateurs (I. Rabié, 1991) pensent que ce n'est là qu’une parenthèse : de même que la Révolution Verte fut à base de technologie et de capitaux étrangers, mais permit ensuite à l'Inde de se trouver autonome au plan alimentaire, de même le projet actuel de participation à la mondialisation de l'économie ne serait qu'un moyen pour parvenir plus tard à retrouver une autonomie aujourd'hui bien déclinante.
56Car une question se pose pour l'agriculture, mais aussi pour l’ensemble de la politique budgétaire du gouvernement indien : peut-on continuer ces aides au monde rural si coûteuses pour la nation ? L'agriculture peut-elle continuer à être exemptée de tout impôt sur le revenu ? Le déficit budgétaire, l'inflation, les emprunts auprès du FMI d'un total de 1786 milliards de dollars en 1991 ; autant d'éléments qui représentent plus que de simples signaux d'alarme. Déjà le FMI a posé pour condition que les produits pétroliers soient vendus sur le marché intérieur aux cours mondiaux ; cela impliquera des problèmes pour les paysans ayant une pompe à irrigation, mais aussi pour l'ensemble des transports. Les subventions des engrais chimiques ont été en partie supprimées en 1992 ; sont menacées celles concernant les produits alimentaires (le PDS excluerait désormais de son champ d'action les familles au-dessus du seuil de pauvreté). Coupes budgétaires obligent, ce serait l'ensemble du crédit et des subventions à l'agriculture, tout le système d'assistance aux plus pauvres (et aux autres...) qui serait remis en cause. Une rationalisation sans doute nécessaire d'un point de vue financier, mais qui au moins sur le court terme ne peut que se révéler extrêmement douloureuse socialement. Et quel gouvernement prendra le risque politique de mettre en œuvre efficacement ces réformes ?
57Pourtant le Karnataka n'a pas l'agriculture la plus subventionnée de l’Inde. Selon A. Gulati (1989), si l'on calcule la part des subventions des intrants dans le produit intérieur agricole des 17 plus gros Etats de l'Inde, le Karnataka arrive 10ème avec 14 %, soit moins que la moyenne indienne (16 %). Preuve que son agriculture est relativement performante. Mais au Karnataka, l'important est en fait de contenter la classe supérieure de la paysannerie, les plus puissants par leur assise foncière et surtout par le clientélisme dominant dans les campagnes. Or ces gros paysans sont rassemblés dans un syndicat, le Karnataka Rajya Ryota Sangha (Syndicat des Agriculteurs de l'Etat du Karnataka), qui à coups de rasta roko (barrages et manifestations) parvient souvent à dicter sa loi au gouvernement (M.V. Nadkarni, 1987). Comme le syndicat est dominé par des producteurs de canne à sucre, c'est cette dernière culture qui se retrouve bénéficiaire des faveurs de l'Etat, et le taluk de Mandya, région essentiellement sucrière dans laquelle se trouve notre village irrigué de Mottahalli, ne peut que s'en réjouir.
58On retrouve au moins aussi fortes dans le nord rizicole de l'Inde la même puissance, les mêmes structures syndicales. Compte tenu de tous ces facteurs, l'agriculture de l’Inde en général, comme celle du Karnataka en particulier, se trouve tellement encadrée qu'elle en devient en partie assistée. Cela permet certes de maintenir les plus pauvres à la campagne et de contenir l'exode rural, mais outre un coût exhorbitant, cela tend à rendre dans une certaine mesure le paysan dépendant de l'administration, à le placer soit dans une attente passive de ce qu'on va bien vouloir lui offrir lors de la prochaine campagne électorale, soit, pour les plus audacieux ou les plus puissants, dans une situation active de sollicitations auprès de l'administration afin d'obtenir par entregent crédits et subventions.14
59Tel est le substrat commun à la plupart des régions du sud du Karnataka. Un climat semi-aride, des sols fersiallitiques sur un socle cristallin, une histoire commune, la domination de la caste Vokkaliga, des campagnes courtisées par le pouvoir politique, des paysans en partie assistés : voilà bien des caractéristiques semblables qui pourraient fonder des sociétés rurales pratiquement identiques. Or un grand contraste existe dans les paysages géographiques entre les régions dépourvues d’irrigation par canal (l'essentiel du Karnataka), et celles qui ont bénéficié de la construction de grands barrages au XXe siècle : essentiellement la zone irriguée par le réservoir sur la Tungabhadra, au centre de l'Etat, et la zone méridionale qui nous intéressera ici, irriguée par le KRS, sur la Kaveri.
60Une hypothèse séduisante serait de poser que ce ne sont pas seulement les cultures pratiquées qui changent avec l'irrigation, mais aussi les logiques paysannes, certains comportements, ou le degré d'ouverture sur l'extérieur au-delà du village... Mais cultural et culturel sont-ils si liés ? Les contrastes sont-ils si accusés que pourraient le faire croire les différences dans le paysage en pleine saison sèche, verdure d'un côté, friches jaunâtres de l'autre ?
Notes de bas de page
1 Deccan Herald. 21.7.1989.
2 Population de langue kannada.
3 Les deux taluks ont bénéficié en 1941 d'un recensement malgré la guerre.
4 Chief-minister : détenteur du pouvoir exécutif, s'appuyant sur la majorité parlementaire à l'assemblée de l'Etat élue au suffrage universel.
5 Scheduled Castes/Scheduled Tribes : castes Harijan et tribus répertoriées bénéficiant de programmes gouvernementaux spécifiques. Elles forment respectivement 15 % et 5 % de la population du Karnataka.
6 Backward Classes : groupes sociaux (en général considérés sous l'angle de la caste) désignés par l'administration comme les plus pauvres après les SC/ST. Y appartenir donne droit à toutes sortes d'avantages ; aussi bien des castes peu défavorisées ont-elles réussi à se faire classer comme « B.C. ».
7 La Constitution indienne laisse aux Etats tous pouvoirs en matière d'agriculture et de réformes agraires.
8 1 acre = 0,405 ha.
9 Le Karnataka fait 19 millions de km2, et sa surface cultivée s'élève à 10,6 millions de km2.
10 La Constitution indienne prévoit qu'en cas d'ingouvernabilité d'un Etat, le président de l'Union (en fait le premier ministre) puisse démettre le ministre-chef de cet Etat et y instaurer pour gouvernement provisoire celui du gouverneur (le représentant de New Delhi dans l'Etat). Cette possibilité est utilisée de plus en plus par le Centre quand l'Etat est aux mains de l'opposition...
11 Au Karnataka. l'Etat offre 5000 Rs pour tout mariage inter-caste (qui déroge donc à la règle de l’endogamie) dans l'espoir de dissoudre la hiérarchie de caste.
12 Le fait que « Bonjour » en kannada rural se dise « Tu as mangé ? » (« Uta aita ? ») témoigne sans doute d'une époque récente où la réponse était davantage soumise à l'existence éventuelle d'une disette voire d'une famine qu'à la souplesse des horaires des repas. V.M. Rao (1991) note d’autre part qu’il est symptomatique que 45 ans après l'Indépendance, on en soit encore à une définition du seuil de pauvreté définie à partir d'un seuil calorique, de pure subsistance, qui n'intègre même pas des données aussi fondamentales que le logement ou l’éducation.
13 D'où une fraude importante. Dans le village irrigué de Mottahalli par exemple, la rizerie falsifie ses livres de comptes et achète du paddy par tout un système de prête-noms ; elle a d'ailleurs déjà été fermée un temps sur ordre de l'administration après que quelques-unes de ces irrégularités eurent été découvertes.
14 J.P. Raison remarque que, au contraire des agriculteurs de bien des pays d'Afrique qui doivent biaiser et aller contre l'Etat, les agriculteurs indiens - comme leurs collègues français - ont la possibilité d'utiliser l'Etat.
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