VI. Pondichéry (1741-1761) : apogée et catastrophe finale
p. 71-87
Texte intégral
1La période qui s’étend de 1741 à 1754 fut brillante, marquée par le génie de Dupleix, l’agrandissement du territoire, avec la cession par Chanda Sahib, en 1749, des districts de Villenour et de Bahour145, par l’héroïque défense la ville, et les campagnes victorieuses dans le Dekkan146 ; elle fut suivie par une période d’inquiétude, de revers, qui devait aboutir à la perte de tous nos établissements, en 1761147.
Consolidation des ouvrages défensifs [fig. 19]
Au temps de Dupleix
2La menace anglaise se faisant pressante (la guerre entre les deux pays avait été déclarée en Europe en 1744), il devenait urgent de protéger le bord de mer et de consolider les ouvrages les plus vulnérables de l’enceinte.
3La première tâche était prioritaire. Pour construire les murs sur le rivage, « il a fallu démolir la douane (mentionnée dans le plan de 1739) et plusieurs magasins tant à la Compagnie qu’à des particuliers et qui servaient à renfermer la plus grande partie des effets de la marine ». En octobre 1745, « les travaux du bord de la mer [avaient] été poussés avec une vivacité surprenante » et le Conseil était surpris « de voir qu’en moins de 7 mois il n’y a[vait] plus à faire que la porte, les parapets et la batterie du sud » et, en janvier 1747, la Compagnie était informée que « les ouvrages du bord de mer étaient à leur perfection », que « ce côté de la ville [était] plus fort qu’aucun autre et d’un très bel aspect de la rade et de terre »148.
4On était conscient de l’importance des fossés « qui, seuls, [étaient] en état de mettre cette ville en sûreté » et, dès octobre 1744, on souhaitait travailler à leur « entière perfection » et entreprendre cet « ouvrage de longue haleine », malgré la modicité des fonds qui leur étaient destinés. En novembre 1747, le revêtement de l’escarpe était achevé et on envisageait celui de la contrescarpe149.
5En même temps, au nord et au sud, les deux portes les plus importantes du point de vue stratégique étaient consolidées par des constructions nouvelles : celle de Madras formait une espèce d’ouvrage à cornes, c’est-à-dire un front flanqué de deux demi-bastions reliés par une courtine couverte d’une demi-lune portant 8 pièces de canon, l’ensemble étant défendu par un large fossé et un chemin couvert et revêtu de maçonnerie. Devant celle de Goudelour, on avait construit une contre-garde qui couvrait la porte et enveloppait le bastion adjacent.
6Enfin, pour assurer une meilleure visibilité du côté de la terre, en novembre 1747, Dupleix fit « raser, jusqu’à 300 toises de distance des murs, tous les arbres, buissons, maisons et chaudries qui pourraient faciliter les approches de l’ennemi ».
7Reste à évoquer un grand projet mentionné nulle part, car les lettres échangées de janvier 1749 à octobre 1755 entre le Conseil supérieur de Pondichéry et la Compagnie n’ont pas été retrouvées150. Pourtant, il a dû hanter l’esprit du gouverneur, puisque l’on trouve encore dans nos archives pas moins de 16 plans de l’ouvrage, tous datés de janvier et février 1751151. Il s’agit d’une citadelle qui devait être construite au sud de Pondichéry, entre l’enceinte et la rivière d’Ariyankuppam [fig. 19]. Conçue par l’ingénieur Sornay, elle avait la forme d’un rectangle allongé, compris dans un espace de terrain irrégulier bordé d’un mur avec, à l’extrémité sud, un grand magasin à poudre. Aux deux coins sud du rectangle, on prévoyait deux tours d’artillerie demi-circulaires, munies de corps de garde ; aux deux coins nord, deux bastions pleins pentagonaux surmontés d’un cavalier ; devant la courtine de ce front bastionné, une demi-lune ou dehors retranché, dont les faces étaient couvertes par deux tenaillons en forme de quadrilatère ; le tout étant relié à l’enceinte de la ville par deux murs aboutissant à la porte de Goudelour et au bastion Saint-Laurent. Trois ans auparavant, en 1748, il y avait à cet endroit, dans un îlôt de la lagune, un poste avancé appelé redoute de Saint-Thomas. C’est probablement parce que l’attaque anglaise était venue du sud que Dupleix entendait renforcer la défense de ce côté en établissant des batteries pour défendre le passage de la rivière d’Ariyankuppam. Faute d’argent le projet dût être abandonné.
Au temps de ses successeurs
8Après le départ de Dupleix, Godeheu envisagea de construire des séries de bâtiments, principalement pour loger la troupe et demanda à Sornay, en février 1756, de faire un plan de la ville et citadelle « où l’on voit le projet des ouvrages qu’il est nécessaire d’y faire, […] consistant en 4 magasins à poudre, autant de corps de casernes propres à contenir 800 hommes chaque et le logement des officiers » (BN, SHM, port. 104 D.4 7). Le plan nous montre, au nord-est, à l’intérieur du bastion Saint-Louis un magasin à poudre et un quartier des casernes ; au nord-ouest, à proximité du bastion du même nom, une place d’armes et une casemate ; au sud-ouest, près du bastion de la Reine, un quartier de casernes ; au sud-est, près du bastion Saint-Laurent, à l’extrémité sud de Dumas Street, une place d’Armes et, sur le bord de la mer, un parc destiné aux artisans, ainsi qu’un « magasin double de marine » avec logement pour l’ingénieur. Ces ouvrages jugés « indispensables », qu’ils avaient « bien à coeur de voir commencer », ne purent pas être entrepris à cause du manque de ressources financières et de la guerre152.
9On sait que, la même année (1756), on travailla à fortifier la place. On consolida le bastion voisin de la porte de Madras ruiné par les pluies ; on agrandit le bastion d’Orléans, au nord ; on répara le bastion du Nord-Ouest et on travailla au revêtement des fossés qui avaient « crevé en différents endroits ». En 1757, les bastions du nord furent réparés, on apporta des modifications au bastion de la Reine, au sud-ouest ; ce dernier ouvrage n’était pas terminé en octobre 1758, faute d’argent. En 1759, Lally, se sentant menacé par les Anglais, fit travailler au glacis depuis le bastion de la Reine jusqu’au bastion Sans-Peur, puis, jusqu’à la porte de Valdaour, où il y avait un chemin couvert « qui n’[était] pas encore à la perfection » et, en dehors de la ville, sur le bord de mer, deux batteries furent élevées. On n’avait plus les moyens, à la fin de l’année 1759, de poursuivre les travaux pour « perfectionner » les fortifications153. Déjà se manifestaient « les prodromes inquiétants, mais non encore désespérés, de la catastrophe finale »154.
Achèvement et embellissements de la ville : le nouveau Gouvernement
10C’est sous Dupleix que la ville atteignit son apogée. C’était la volonté du gouverneur : « Je veux que Pondichéry demeure cent fois plus prospère que Madras », aurait-il dit155. Malheureusement, nous sommes peu renseignés sur le déroulement des grands travaux effectués sous sa direction, car, comme nous l’avons dit, supra, p. 60, il y a, dans la correspondance échangée entre Pondichéry et Paris, une lacune de six ans et demi, période cruciale dans l’histoire du développement urbain. Nous disposons cependant de quelques bons plans qui nous permettent de reconstituer l’image de la ville.
11Le fort Louis [fig. 20] avait perdu de sa valeur stratégique après la construction de la grande enceinte. Les officiels (gouverneur, conseillers, officiers) n’y habitaient plus. Il abritait les bâtiments à destination administrative, commerciale ou militaire. En 1753, d’après le plan de Sornay (CAOM, 32 A 54-55), autour de la chapelle Saint-Louis, construite à partir de 1722, se trouvaient des casernes, un hangar à artillerie, des bureaux où s’effectuaient les comptes de la Compagnie, des magasins où étaient stockés les marchandises, les vins et les toiles, la poudrière, le pigeonnier du gouverneur et, pour finir, le « Gouvernement neuf », enfin terminé en 1752.
12Sur cette dernière réalisation [fig. 18], nous disposons de cinq plans, tous datés de 1755 (CAOM, 33 A, 80, 81, 84-87). La représentation au sol diffère peu de celle de 1738, décrite supra. L’élévation et la coupe montrent que la façade antérieure était une élégante galerie ouverte à colonnades sur deux niveaux, couronnée de trois frontons (triangulaire au centre, cintrés sur les côtés), avec, au sommet une balustrade, et que l’arrière façade était plus simple avec des baies (portes et fenêtres) couvertes d’un arc plein cintre ou en anse de panier. Ce magnifique bâtiment, sobrement décoré, s’ouvrant sur la place centrale du fort, bordée d’arbres, faisait l’admiration des visiteurs156.
13Durant les travaux le gouverneur habitait dans la maison qu’occupait déjà Lenoir, à l’emplacement du Dining Hall de l’ashram (CAOM, 32 A 28).
14En dehors du fort, il y eut peu de modifications, sauf la destruction de la grande pagode (Vēdapuri Īśvaraṉ kōvil), mentionnée infra. Le bâtiment situé à l’emplacement de Raj Nivas était encore appelé hôtel de la Compagnie en 1743, puis ancien gouvernement, en 1748, enfin logement du gouverneur, en 1753 (CAOM, 32 A 28, 32, 54) : c’est donc là qu’habitèrent les successeurs de Dupleix.
15L’église des Capucins n’était pas encore terminée et l’on faisait encore la distinction entre leur église paroissiale et l’église neuve en construction (CAOM, 32 A 54).
16La dépression vaseuse médiane était alors « un cloaque » qui, en été, « infect[ait] et incommod[ait] beaucoup » et, en hiver, inondait « une partie du quartier des Maures et tailleurs du côté de l’hôpital ». Aussi fut-elle l’objet d’études pour y faciliter l’écoulement des eaux : en 1758, le Conseil envisageait de revêtir le canal de maçonnerie des deux côtés et ainsi d’établir une séparation nette entre « ville blanche » et « ville noire »157, ce qui nous amène naturellement à considérer l’organisation de la ville dans son ensemble ; pas seulement la ville européenne, abondamment décrite par M.V. Labernadie dans son étude158, mais aussi la ville indienne qui, avec l’afflux de la population, était en plein essor.
Le tissu urbain [fig. 21 & appendice]
17Notre présentation du tissu urbain serait restée inévitablement sommaire, si nous n’avions pas trouvé à Vincennes, un document anonyme exceptionnel : un plan de 1755 relevant le nom de toutes les rues de la ville (V, SHAT, série 5 D 37)159.
18La ville était alors, à l’intérieur des remparts, divisée en 4 quartiers, de part et d’autre du grand et du petit canal, qui n’étaient pas régularisés comme aujourd’hui : côté est, au sud du fort, se trouvait le quartier de Saint-Laurent, au nord, le quartier de Saint-Louis. Côté ouest, la rue des Jésuites (Sainte-Thérèse Street), longeant le petit canal, séparait le quartier sud, dit de l’Hôpital, du quartier nord, dit de Saint-Joseph.
19La population était répartie autour de deux axes principaux de circulation débouchant sur le rempart par deux grandes portes : L’axe sud-nord, appelé rue de Madras ou Nouvelle rue de Madras - Ananda Ranga Pillai la désigne par le nom de Grande rue160 (Mahatma Gandhi Street), reliait l’hôpital au rempart nord ; l’autre, est-ouest, nommé rue de la Porte de Valdaour (Nehru Street), s’étirait de la mer au rempart ouest. Ces deux axes se coupant à angle droit étaient doublés de deux voies secondaires traversant aussi entièrement la ville. Parallèle au premier axe, reliant le jardin de l’hôpital au rempart nord, était une longue rue, correspondant à Bharati Street, appelée rue de Mirabally (Mirapalli ?) jusqu’au terrain des Missionnaires et ensuite rue du Grand Bazar. Parallèle à la seconde était la rue de Villenour (Lal Bahadur Sastri Street).
20Le quartier Saint-Laurent, où se trouvaient l’hôtel de la Monnaie et les bâtiments des Capucins, était centré sur la rue du Petit Bazar : il ne dépassait pas Surcouf Street dans sa partie nord.
21Parallèles à la mer, se suivaient les rues des Français (Dumas Street), des Capucins (Romain Rolland Street), de la Petite Batterie (Labourdonnais Street) se prolongeant par la rue de la Monnaie (Simonel Street), coupées à angle droit par la rue du Petit Bazar (Saint-Laurent) jusqu’au canal, la rue de la Porte de Villenour (Lal Bahadur Street) qui traversait toute la ville, puis la courte rue de l’Evêque (Evêché Street).
22Le quartier de Saint-Louis, qui comprenait l’hôtel de la Compagnie ou Vieux Gouvernement et le cimetière des Français ou des Capucins, ne différait pas beaucoup, dans son tracé, de ce qu’il est aujourd’hui, sauf que certaines rues traversaient quelques blocs de maisons, dans la partie est.
23D’est en ouest, se succédaient les rues de Saint-Martin, de la Compagnie, de Saint-Louis (qui n’ont pas changé de nom), puis les rues du Gouverneur (François Martin Street), de Berry (Manakkula Vinayakar koil Street), enfin, de l’Egoût, sur le canal.
24Curieusement, en dehors de la longue rue de la Porte de Valdaour qui elle aussi traversait toute la ville, les rues est-ouest se prolongeaient au-delà de la ligne du canal, longé par la rue de l’Egoût. Presque toutes allaient jusqu’à la rue de la Pagode (Mission Street) : Lacouture (Marine Street), du Dragon (Dupuy Street), d’Amat (Desbassyns de Richemont Street) (qui se poursuivait par la rue de la Sépulture jusqu’au cimetière des Jésuites ou des Malabars chrétiens), d’Orléans (Lally Tollendal Street) et du Bastion (Bellecombe Street). La rue du Petit Pont (Law de Lauriston Street), une des plus anciennes voies de ce quartier, avec son petit bazar du quartier Saint-Louis, allait même jusqu’à la rue de Madras (Mahatma Gandhi Street). La rue Saint-Gilles (qui a gardé son nom), en revanche, s’arrêtait à la rue de l’Egoût (ligne du canal).
25L’irrégularité que l’on constate dans la longueur de certaines rues qui pénètrent profondément la ville indienne montre que les deux communautés (française et tamoule) étaient assez mêlées de part et d’autre du canal, et que la séparation des Européens et Indiens, souhaitée par la Compagnie, n’était pas complète.
26On notera que, dans la ville blanche, les rues devaient généralement leur nom, soit à leur position par rapport à l’enceinte, à un bastion ou une porte des remparts, soit à la proximité d’un bâtiment public ou religieux ou d’un ouvrage d’art, soit encore à un saint du calendrier, ou à une province française, ou à une évocation du Paris de l’Ancien Régime.
27La rue des Français était probablement une des plus anciennes de la ville blanche puisqu’elle apparaît sur un plan de Pondichéry datant de l’époque de François Martin ; quant à la rue de l’Evêque, elle devrait son nom au fait qu’un évêque de rite syriaque, qui construisit une chapelle à Ariyankuppam en 1690, vint s’installer dans cette rue (la dénomination n’aurait rien à voir avec l’archevêché d’aujourd’hui)161.
28La toponymie des rues du quartier Saint-Joseph montre que cette partie de la ville, où se trouvaient le grand bazar, la chaudrie et la procure des Missionnaires, était principalement occupée par les artisans et marchands indiens. Relevons les noms des différents métiers, d’abord, du nord au sud, dans la bande limitée par la rue de la Pagode (Mission Street) et la rue du Grand Bazar (Bharati Street), se succèdent les rues des Magnattes (mainatta), ou blanchisseurs, se prolongeant par celle du Naynard (Tampi Nāyinār)162 (Thiagaraja Street) ; de Siringam (Srīraṅgam) (Perumal koil Street) ; des Séhédas (cēṭan), sous-caste de tisserands (Muthu Mariamman koil Street) ; des Bétilles (Isvaran Dharmaraja kovil Street) ; des Cométis (kōmuṭṭi), marchands, se prolongeant par celle des Malabares (probablement tamouls chrétiens) (Kamakchi Amman koil Street) ; des Tisserands (Sri Aurobindo Street) ; puis encore des Cométis (Calve Supraya Chetty Street) ; des Chettis (ceṭṭi), négociants (Kalattisvaran kovil Street) ; des Marchands de la Compagnie (Ambalatadayer Street). Enfin, dans la bande occidentale, plus près du rempart ouest, du nord au sud, étaient, dans des rues plus courtes, des castes plus spécialisées, comme les Tuiliers, les Mendiants, les Chaudronniers, les Orfèvres et Forgerons.
29Au sud de la rue de la porte de Valdaour (Nehru Street), Ananda Rangapillai Street portait alors deux noms de notables : rue de Naynappa (Naiṇiyappa)163, côté est, rue d’Arroumbatté (Arumpātai)164, à l’ouest ; puis, Vellala Street était divisée en trois courts tronçons, rues des Villages (vēḷāḷar), cultivateurs, des Corailleurs, des Palis (paḷḷi), aussi cultivateurs ; la rue suivante était la rue des Brammes, longeant l’emplacement de leur temple détruit en 1748 (Ananda Ranga Pillai l’appelle rue de Vēdapuri Īśvaraṉ kōvil165 (Nidarajappa Iyer Street) ; cette rue se prolongeait vers l’ouest, sous le nom de rue de Brachem Modely (Prakasan Modeli)166.
30Le quartier de l’Hôpital, le dernier construit, ne présentait pas la même régularité. Sainte-Thérèse Street était la rue des Jésuites. Laporte Street s’appelait rue de Naynapouley (Naiṇiya Piḷḷai), du nom de l’infortuné courtier de la Compagnie167. La partie ouest de Montorsier Street était la rue de Xavery168 (c’est probablement cette rue qu’Ananda Ranga Pillai désignait par rue des Marchands d’Huile169). Au sud de la rue de Vilnour (Lal Bahadur Sastri Street), se succédaient les rues du Choubdar (cobdār)170 (Ingasi Maistri Street) ; d’Alconda (Āḷkoṇṭāṉ ?)171 (Yanam Vengadasala Pillai Street) ; de Chinapaya (Ciṉṉappaiyaṉ)172 (Thillai Maistri Street) ; d’Ayoti (Ayoti)173 (Jeevanadanm Street) ; de Timouchetty (Timuceṭṭi) (V.O.C Street) ; de Malapa (Malappa)174 (Bader Sahib Street). Finalement, le long du rempart ouest s’étirait, du nord au sud, la rue Madame (Matam)175 (Sinna Subarayapillai Street).
31Les Musulmans étaient, comme aujourd’hui, bien implantés dans les rues des Choulias176 (Chanda Sahib Street), de l’Hôpital (Kazi Street) et des Maures (Mulla Street). La rue Neuve de Goudelour (Ellaiamman koil Street) s’était déplacée vers l’ouest et passait devant l’hôpital. A côté, était la rue de la Literie (des Matelassiers ?) (Nainappa Pillai Street).
32Tout près, là où l’on avait installé les ouvriers de la Monnaie, vivaient quelques Européens dans les rues de M. Montorsier (Candapa Mudaliar Street) et de l’Ingénieur (Montorsier Street !). En 1748, habitait là Gerbault qui avait fait les premiers plans du Nouveau Gouvernement177.
33Ailleurs, se trouvaient, dispersées, quelques castes : les Mesureurs (dans la partie ouest de Candappa Mudeliar Street), les Marchands de Calou (kaḷḷu) (dans Chermont Street), près du jardin de l’hôpital.
34A noter qu’il y avait encore en 1753, à l’est de Mahatma Gandhi Street, dans l’angle formé par Montorsier et Ellaiamaman koil Streets, un « cimetière des chrétiens parias aux Jésuites » (CAOM, 32 A 54), ce qui voudrait dire que beaucoup de membres de cette caste habitaient toujours les lieux en dépit de l’installation de ouvriers de la Monnaie. Il y avait aussi, à la même date, sur la rue Mirabally178, à l’intersection de Bharati et de Montorsier Streets, le petit bazar de la ville noire du quartier de l’Hôpital (CAOM, 32 A 54), appelé anciennement place à l’Huile, d’où notre identification de la rue Xaveri avec la rue des Marchands d’Huile, supra.
35Pour conclure sur la présentation des rues, notons que, dans ce tissu urbain particulièrement dense, des différentiations fonctionnelles nettes apparaissent. Dans le périmètre de la ville dite blanche se trouvaient les deux quartiers résidentiels français, de Saint-Laurent et de Saint-Louis, de part et d’autre du fort, lequel, avec son palais, où habitait le gouverneur, et ses magasins, symbolisait la puissance coloniale.
36Dans la ville dite noire, le quartier nord ou de Saint-Joseph était principalement celui des artisans, alors que le quartier sud ou de l’Hôpital, en dehors de l’implantation musulmane vers la porte de Goudelour, était plutôt celui des affaires où résidaient beaucoup de notables indiens et où se trouvaient des bazars actifs très fréquentés, autour de la rue de Mirabaly179.
37La vie de relation, comme nous l’avons dit, s’articulait autour des deux rues axiales se coupant à angle droit dont nous avons parlé, qui jouaient un rôle particulier à l’intérieur de l’enceinte. En 1741, la Compagnie dut encore intervenir pour la réglementer. Dans la ville noire, en effet, se posaient quotidiennement des problèmes de circulation à cause des privilèges rituels et honorifiques que s’arrogeaient certaines castes dans leurs déplacements. On sait que la population indienne se répartissait non seulement en castes hiérarchisées mais comportait une division qui recoupait l’ordre hiérarchique et distinguait entre castes de la main droite et castes de la main gauche, certaines castes étant même divisées entre la droite et la gauche. Ces privilèges jalousement affirmés provoquaient des bagarres sanglantes à l’occasion de cérémonies ou de processions et aussi lors de mouvements particuliers à pied ou en litière, qui posaient de sérieux problèmes à l’administration, allant jusqu’aux troubles graves. Le gouverneur ordonna donc que les deux grands axes, la rue de Madras et celle de Valdaour, fussent ouvertes à tous, gens de la main droite comme de la main gauche, quel que fût leur mode de locomotion, à cheval ou en palanquin, de façon qu’ils pussent rejoindre leur rue respective sans entrave180, mesure qui permettait ainsi de mieux intégrer dans le tissu urbain la masse d’habitations et d’activités économiques due à l’augmentation de la population.
Les édifices religieux hindous et musulmans
38Nous avons vu que, dès le début du XVIIIe siècle, des pressions constantes s’étaient exercées sur l’administration par les Jésuites pour éliminer de la ville les temples hindous et les mosquées. En 1748, pendant le siège de la ville, influencé par les Jésuites, Dupleix ordonna la destruction du temple de Vēdapuri Īśvaraṉ, à côté de l’église des Jésuites. La démolition sacrilège est abondamment décrite par Ananda Ranga Pillai181. On dut, cependant, tolérer deux autres grands temples, les seuls à être mentionnés dans les plans de 1739, 1748, 1753 (CAOM, 32 B 20 bis, A, 32, 54) : celui de Kāḷattīśvaraṉ, où les statues et objets du temple précédent auraient été transférés182, sanctuaire des Ceṭṭi, et celui de Perumāḷ183, près du boulevard nord. Le chroniqueur tamoul relève aussi le temple dédié à Piḷḷaiyār, près de l’étang de Manakkulam (l’actuel Manakkula Vinaiyakar koil)184. Le temple d’Īśvaraṉ Dharmarājā aurait été construit plus tard, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, par Kantappa Mutaliyar, bien connu des Français, parce qu’il fut dīvā, fermier des terres et qu’il joua un rôle pendant le siège de 1778185. Le terrain sur lequel le temple était construit apparaît dans le plan de 1792 (CAOM, 34 A 638 bis).
39Quant aux mosquées, on n’osa pas trop y toucher, de peur de voir les cipayes (en majorité musulmans) quitter le service. Manifestement, leurs sanctuaires, à l’ouest du grand canal, ne furent pas menacés, mais la petite mosquée située près de la Monnaie, dans le quartier Saint-Laurent (Baslieu Street), faillit être démolie en 1748, Dupleix ayant donné l’ordre de l’abattre. La réaction de la communauté fut si violente qu’il y renonça. C’est pourquoi ce terrain est toujours la propriété de Musulmans186.
Constructions particulières
40Les cartographes tiennent à signaler que le tombeau ou la sépulture du courtier de la Compagnie, Pedre Modeliar (Kanakarāya Mutaliyār)187. se trouvait dans le cimetière des Malabars chrétiens ou des Jésuites (CAOM, 32 A 32, 54) et que, à l’emplacement de la batterie des toiles donnant sur la rue de la Pagode (Mission Street), entre Kamatchi Amman et Isvaran Dharmaraja koil Streets (CAOM, 32 A 32, 54), au nord de l’église des Jésuites, était la maison du nabab Chanda Sahib188, puis de son fils, Raja Sahib.
41Ananda Ranga Pillai mentionne souvent ses maisons et jardins et celles de ses contemporains : son magasin de noix d’arec, derrière le temple de Manakkula Viyanakar koil Street, son magasin de toiles, près de la porte de Valdaour, son magasin de tabac (?) ; le magasin d’indigo de Lenoir, près de la vieille porte de Madras, c’est-à-dire au bout de Mission Street ; la maison de Godivier, à l’est de la petite mosquée du quartier Saint-Laurent (Victor Simonel Street) ; et les demeures de nombreux marchands : Arunadri Ayyan, dans la rue des Brammes (Nidarajappa Iyer Street), Muttaiya Pillai, dans la rue des Séhédas ou Sēḍai (Muthu Mariyamman koil Street), Segappu Mudali, dans la rue des Vellalas, Sungu Seshala, dans la rue des Cométis (Calve Supraya Chetty Street), Seshala Chetti, dans la rue des Marchands d’Huile (Montorsier Street), Guntur Ravana Chetti et Madananda Pandit, au sud de la rue des Tisserands (Sri Aurobindo Street)189 ; enfin, Nainiya Pillai : sa maison se trouvait en face du temple de Vēdapuri Īśvaraṉ, sur la rue de la Pagode (Mission Street) ; son jardin, à l’ouest de la porte de Villenour et sa chaudrie (Naiṇiyappa cāvaṭi), au nord de Muttiyalpet190.
42Il reste quelques demeures de cette époque. Nous connaissons la magnifique maison d’Ananda Ranga Pillai lui-même, au no 69 C de la rue du même nom, face au grand marché, qui aurait été construite en 1738191. C’est un gros bâtiment rectangulaire, à un étage, avec, en son milieu, une cour carrée ouverte, donnant sur un jardin ; côté sud, il y avait un bâtiment plus simple (aujourd’hui détruit) destiné à la vie domestique et, dans le jardin, des abris pour chevaux et éléphants. Ce qui frappe dans cette construction, c’est le style composite choisi par son propriétaire : un rez-de chaussée typiquement tamoul avec un patio entouré de piliers de teck, surmonté d’un étage européen à colonnes ioniques. Manifestement, le conseiller du gouverneur a voulu réaliser dans sa maison une synthèse des deux cultures auxquelles il était lié192.
43Nous connaissons aussi la maison du divan Candappa Mudeliar, au no 46 de la rue du même nom, qui daterait de 1740193 ; celle, aujourd’hui démolie, que Dupleix aurait habitée au no 32 de Nehru Street ; et nous pouvons encore, ici et là, observer des restes anonymes d’habitations de cette période194.
44La ville à son apogée jouait alors un rôle important sur la scène indienne et était devenu le coeur d’un empire en puissance.
Notes de bas de page
145 Voir les noms des aldées dans A. Bédier & J. Cordier, Statistiques des Pondichéry, p. 19-20.
146 M. V. Labernadie, l’historienne du vieux Pondichéry (op. cit., p. 191), ne résiste pas à une poussée de lyrisme pour caractériser cette « période la plus heureuse, la plus brillante de l’histoire de Pondichéry, période si parée de gloire, si pleine d’événements, qu’il faut faire effort pour admettre qu’elle tient tout entière entre deux dates si rapprochées : 1748-1754. Six années dont la nostalgie nous point, tandis que l’éclat nous en aveugle encore, six années pendant lesquelles Pondichéry fut vraiment Pondichéry, la ville créée par François Martin, tracée par Lenoir, bâtie par Dumas, sauvée par Dupleix, en son plein épanouissement ».
147 Nous utilisons, pour notre description, les renseignements fournis par trois plans : Plan de la ville de Pondichéri dédié à la mémoire de Mr Dupleix [...] qui la deffendit en 1748, anonyme, s. d. (CAOM, 32 A 32 & BN, SHM, port. 204, D.4 6) ; Plan des ville, citadelle et forts de Pondichéry avec ses environs, par Sornay 14 octobre 1753 (CAOM, 32 A 54) ; Plan de la ville et citadelle de Pondichéry où l’on voit le projet des ouvrages qu’il est nécessaire d’y faire, conformément aux ordres de M. de Godeheu [...], par Sornay 9 février 1756 (BN, SHM, port. 204, D.4 7).
148 A. Martineau, op. cit., t. IV, p. 90, 127, 139, 236.
149 Ibid., p. 21, 362-363.
150 Ni A. Martineau, dans ses études, ni M.V. Labernadie, dans son ouvrage sur Pondichéry, ne relèvent ce projet.
151 CAOM, 32 A 37, 42, 43, 45-47, 49, 51, 32 B 44, 52, 32 C 39-41, 50, 53.
152 A. Martineau, op. cit., t. V, p. 112, 226.
153 Ibid., t. V, p. 37, 111, 225, 226, 294, 393.
154 Ibid., p. 3.
155 Cité par M.V. Labernadie, op. cit., p. 194.
156 Bonne description, avec des témoignages contemporains, dans M.V. Labernadie, op. cit., p. 197-200.
157 « Nous mettons en usage depuis quelque temps ce que vous nous ordonnez, Messieurs, au sujet des Malabars établis dans ce qu’on appelle la ville blanche que nous tâchons de former d’Européens ou gens de chapeaux seulement, et on a soin de faire estimer par l’ingénieur de la place les maisons et terrains des noirs qu’on oblige de vendre ou céder aux blancs » (A. Martineau, op. cit,. t. V, p. 323-324).
158 M.V. Labernadie, op. cit., p. 190-282.
159 Il est intitulé Plan de la ville et citadelle de Pondichéry avec les différentes bateries qui en dépendent, 14 avril 1755, anonyme.
160 Ananda Ranga Pillai, The Private Diary, vol. V, p. 374.
161 Voir P. Bourdat, Rues d’autrefois, in Pondichéry XVIIIe siècle, p. 124-136.
162 Tampi Nāyinār (nāyinār, chef de la police), mentionné en 1746 par Ananda Ranga Pillai (op. cit., vol. II, p. 51).
163 Peut-être Nainiyappan, dobhāshī à Goudelour en 1737, mentionné par Ananda Ranga Pillai, (op. cit., vol. I, p. 14).
164 Arumpātai Piḷḷai (arumpātai, chargé d’approvisionner les armées en campagne), mentionné en 1739 par Ananda Ranga Pillai, (op. cit., vol. I, p. 51, 83, 141). Il avait sa chaudrie, Arumpātai Piḷḷai cāvaṭi (ibid., vol. V, p. 81).
165 Ananda Ranga Pillai, ibid., vol. I, p. 402.
166 Vraisembablement, Pregachemmodeli (Prakasan Mudaliyar), courtier de la compagnie à Karikal, qui correspondait avec les ministres du roi de Tanjavur.
167 Naiṇiya Piḷḷai, courtier de la Compagnie, mort en prison en 1718 (ibid., vol. II, p. 57, 242), sa chaudrie (Naiṇiyappa cāvaṭi) se trouvait au nord de Muttiyalpet ; sa maison, en face du temple de Vēdapuri Īśvaraṉ, sur la rue de la Pagode (Mission Street) ; son jardin, à l’ouest de la porte de Villenour (ibid., vol. I, p. 231, 247, 276, 280 ; vol. II, p. 57, 338, 342 ; vol. III, p. 271, passim).
168 Capitaine du Chauvelin, navire arrivé à Pondichéry en 1737 (ibid., vol. I, p. 23-24).
169 Ibid., vol. V, p. 312, 325, 379, 401.
170 Cobdār (hind.), porteur de canne précédant les grands personnages.
171 Āḷkoṇṭāṉ, celui qui accepte en tant que serviteur, nom de personne. Peut-être est-ce une faute pour Alankada Pillai, mentionné par Ananda Ranga Pillai, (op. cit., vol. VII, p. 120) ?.
172 Ciṉṉappaiyaṉ, qui reçut un cadeau du gouverneur en 1747 ; un gîte d’étape portait son nom : Ciṉṉappaiyaṉ cāvaṭi (ibid., vol. IV, p. 49 ; vol. III, p. 423)
173 Ayoti, peut-être dérivé de Ayodhya.
174 Malappa, Malaiyappa Mutali, alias Malaiyappaṉ, mentionné plusieurs fois en 1738, 1748, par Ananda Ranga Pillai, (op. cit., vol. I, passim).
175 Matam, matha (skr), école, demeure de jeunes brahmanes, d’ermites, monastère. Il devait y avoir dans cette rue un établissement de ce type.
176 Choulias, nom donné aux Musulmans de la côte du Coromandel.
177 Ananda Ranga Pillai, op. cit., vol. V, p. 299, 313.
178 Mirabally (Bharati Street), le nom donnée à la grande rue sud-nord, pose un problème. Est-ce le Mirapaḷḷi mentionné à plusieurs reprises par Ananda Ranga Pillai (op. cit., vol. I, p. 207, 226 ; vol. II, p. 330, 333 ; vol. V, p. 346, 363, 416, 418) ? Le chroniqueur ne parle pas de rue portant ce nom, mais apparemment d’un quartier situé au sud du (petit) canal, près de l’hôpital, qui avait des bazars pour stocker le paddy et était toujours plein de monde, ce qui pourrait bien correspondre à la rue Mirabally, mais il signale aussi qu’à cet endroit se trouvait l’hôtel de la Monnaie, alors que l’on sait que ce bâtiment était dans le quartier Saint-Laurent. Y aurait-il eu dans cette rue un bâtiment annexe de la Monnaie ? Ou bien existe-t-il un lien entre ce nom et la mosquée Mirapalli qui se trouvait plus près de la Monnaie ? Si cela avait été le cas, il nous semble qu’il aurait parlé de quartier musulman. Une longue correspondance avec M. Gobalakichenane ne nous a pas permis de résoudre le problème.
179 Ananda Ranga Pillai, op. cit., vol. I, p. 207 ; vol. V, p. 363, 416, 418.
180 Ibid., vol. I, p. 179.
181 Ibid., vol. V, p. 297, 310-312
182 Ibid., vol. V, p. 302
183 Ibid., vol. V, p. 376
184 Ibid., vol. V, p. 381.
185 P. Bourdat, op. cit., p. 118-120, 321.
186 Ananda Ranga Pillai, op. cit., vol. V, p. 308.
187 Kanakarāya Mutaliyār, qui servit la Compagnie pendant 21 ans, du 15 septembre 1724 au 12 février 1746. Son cercueil fut déposé dans le caveau où son fils André était enterré (Ananda Ranga Pillai, op. cit., vol. I, p. 310, 312, 313 ; vol. IV, p. 142). La pierre tombale de son fils, d’abord transférée au cimetière de Muthiyalpet, se trouve aujourd’hui dans l’église d’Oulgaret.
188 Chanda Sahib, cousin du nabab d’Arcot, prit possession de Tiruchchirappalli en 1736 ; fait prisonnier par les Marathes en 1741, il fut relâché en 1748 sur l’intervention de Dupleix, mais fut assassiné en 1752.
189 Ananda Ranga Pillai, op. cit. (dans l’ordre), vol. II, p. 74 ; vol. V, p. 374, 380, 359, 381, 360 ; vol. II, p. 238 ; vol. V, p. 360, 422, 376, 380.
190 Ibid., vol. I, p. 231, 247, 276, 280 ; vol. II, p. 57, 338, 342 ; vol. III, p. 271, passim.
191 P. Bourdat, op. cit., p. 55-71.
192 Ibid., p. 55-71, où l’on trouvera une description détaillée de la maison.
193 Ibid., p. 118-120.
194 Ibid., p. 113-116, 121-123.
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