Chapitre VI. Du Bengale
p. 141-204
Texte intégral
Brasses et bouées
1On entre dans le Gange par des bancs très dangereux que les marins désignent sous le nom de brasses ; comme rien n’indique leur approche, les Anglais ont fait placer des bouées au nombre de dix-huit le long des canaux qui servent à guider le pilote dans la route qu’il doit tenir ; ils n’ont rien épargné pour cet objet et viennent d’en placer deux sur le banc de l’ouest qui ont dû coûter beaucoup. Elles ont quinze à seize pieds de large, avec un petit mât adapté au sommet ; tout au /230/ bout il y a des échelles de corde pour pouvoir s’y attraper dans un cas de danger ; en dedans, il y a une chambre qui peut contenir ving cinq personnes, on y trouve des vivres pour plusieurs jours, ainsi que des pavillons et les instructions nécessaires pour faire des signaux sur le mât, afin d’être aperçu des pilotes qui viennent à votre secours. Leur projet est d’en placer six pareilles dans les différentes passes. Un pilote anglais m’a assuré que chacune de ces bouées coûtoit quarante mille roupies.
2Pl. 32. La carte des brasses du Gange et des établissements européens.
Pilotes
3Les vaisseaux, avant de s’engager dans les brasses, prennent un pilote, qu’ils sont quelquefois obligés d’aller chercher jusque dans la rade de Balassor [Balesvar] dans la mousson du sud ouest, et sont souvent plusieurs jours à l’attendre, car aucun, quoique le capitaine fût lui-même pratique, n’oseroit s’exposer à entrer en rivière sans en avoir un à cause des assurances. Dans la mousson du nord-est les pilotes se tiennent à l’est des brasses, ils doivent toujours louvoyer pour attendre les vaisseaux, ils montent de très bons bâtimens à deux mâts, construits pour cet usage qu’on appelle schonairs1 ; la Compagnie anglaise en entretient douze, commandés par des pilotes entretenus qui ont chacun sous leurs ordres plusieurs aides et élèves ; les Hollandais avant la guerre, en avoient trois et les Français, deux ; lorsque c’est un pilote étranger qui entre un /231/ bâtiment, on le paye le double (a).
[note (a) L’usage est que, pour un vaisseau qui tire quinze pieds d’eau, on calcule quinze par quinze, ce qui fait deux cent vingt cinq roupies plus vingt cinq roupies pour le sondeur, pour un bâtiment de la nation du pilote, et cinq cent roupies pour un bâtiment étranger ; on paye en outre au pilote les bourris de nage, qui sont des petits bateaux qu’on prend au bas de la rivière pour remorquer le bâtiment, deux roupies chaque ; si le vaisseau mouille à Calcutta et que le pilote le monte sur quatre amarres, on paye cent roupies cette opération ; on trouvera sans doute que ces frais sont exhorbitans, mais ils paroitront modiques quand on fera attention aux dépenses excessives que les Anglais font pour l’entretien des schonaires et des bouées, ainsi que pour les écoles des pilotes.]
Nature du fond marin
4Nous élongeâmes le banc de l’est pour entrer en rivière et, ayant fait sonder à diverses reprises, j’ai toujours trouvé le fond de mica blanc en paillettes mélé à un peu de schorl noir brisé et à une terre noire sablonneuse, mais le mica domine, ce qui provient du détritus de granit que le Gange enlève sans cesse des montagnes sur lesquelles il passe avec rapidité. Tout le fond de la rivière est de même de mica blanc en paillettes, un peu de schorl noir en poussière, mêlés à des terres noires en partie sablonneuses et en partie argileuses que le Gange mine et enlève continuellement de ses bords, entraînées par son courant ; les parties les plus pesantes se précipitent ensuite dans son fond.
Île de Sagar
5Désirant savoir si les terres des isles qui sont à l’entrée de la rivière étoient de même nature que les brasses, en retournant à la côte de Coromandel, je relâchai sur l’isle/232/de Sagor [Sagar]2 ; mais la nature de celle-ci est bien différente. La substance du sol, particulièrement sur ses bords, est un fluide grossier composé d’une vase boueuse et des fibres putréfiées des feuilles d’arbres trempées par l’eau que les marées y apportent successivement. Les arbres y entretiennent toujours une humidité pestilentielle et malsaine qui se répand au loin et il est bien sûr que Calcutta n’acquiert de la salubrité qu'à mesure qu’on fait de grandes coupes de bois dans les isles que nous connaissons sous le nom de bois de Sonderies ou Sundry [Sunderbans] et dont Sagor fait partie ; la terre annonce une telle décomposition des végétaux qu’elle brûle, pétille et donne de la flamme en répandant une odeur de marécage marin. Cette isle, ainsi que celles qui l’avoisinent, sont basses, couvertes de bois, les mangliers y croissent jusque dans la rivière même et se multiplient prodigieusement tous les jours par le moyen de leurs branches qui, en se repliant, prennent à leur tour racines et deviennent elles-mêmes un nouvel arbre.
Cérémonies inhumaines
6L’isle de Sagor que les Indiens nomment l'Isle du Sacrifice, étant regardée comme l’extrémité du Gange et l’endroit où ce fleuve se joint à la mer, est devenue par cette raison sacrée ; elle possède une petite pagode très ancienne et très célèbre ; on y vient de plus de deux cens lieues dans le temps de la fête du dieu, aux pleines lunes de novembre et de janvier pour y faire des offrandes. Autrefois/233/on y pratiquoit des cérémonies inhumaines ; les Indiens mariés, qui craignoient de n’avoir pas de postérité, faisoient le vœu téméraire, dans le cas qu’ils deviendroient père de cinq enfants, de vouer le dernier au Gange ; alors les pères et mères venoient des pays les plus éloignés offrir ce cinquième enfant au dieu de la pagode et le jetoient vivant dans le Gange, où il étoit autrefois, dévoré par les requins. A la fin de novembre 1803, un schonair obligé de mouiller devant l’isle de Sagor et les pilotes, voyant une affluence d’indiens sur le bord dé la rivière, descendirent à terre pour savoir ce qui pouvoit attirer dans cet endroit une si grande multitude ; ils virent avec horreur qu’on venoit de jeter onze personnes, hommes, femmes, ou enfants dans le Gange pour y être dévorés et ils apprirent avec surprise d’un pandaron que, dans ce même mois, on avoit sacrifié ainsi trente neuf personnes pour le bonheur de leurs familles respectives. D’après le rapport que ces pilotes firent sous serment à leur arrivée à Calcutta de ce qu’ils avoient Vu et appris (a) [note (a) voyez le rapport qui en a été fait dans les gazettes de Calcutta de la fin de l’année 1803 et qui est inséré dans l’Asiatic Annual Register vol. 5, année 1803], le gouvernement de Calcutta rendit une loi qui déclaroit que toute personne qui forceroit un individu quelconque à être la victime d’une superstition aussi abominable serait regardée /234/ comme coupable de meurtre ; un colonel veille à l’exécution de cette loi sage, ce qui a mis fin à un usage barbare.
Oiseaux de proie, tigres
7Les bois de Sonderies à marée basse sont remplis de corbigos3, d'hérons blancs, de bécasseaux, d’alouettes de mer, de poules d’eau, de plongeons qui cherchent leur nourriture dans la vase encore molle ; ils sont aussi la demeure des animaux voraces de ces contrées, du grand tigre toyal ; vous le voyez souvent poursuivant un cochon sauvage ou un cerf qui verse des larmes et pousse des cris plaintifs en attendant la mort cruelle qui lui est destinée. Quelquefois ces tigres sont si affamés qu’on en a vu se jeter à la mer et venir attaquer dans des bateaux les hommes qui naviguoient sur la rivière. Si vous détournez les yeux de cette scène d’horreur, une autre se présente à votre vue ; dans le courant de la rivière vous apercevez des groupes de vautours retenant dans leurs serres les cadavres que la superstition a fait jeter dans le Gange. Vous les voyez dressant en l’air leurs ailes comme une voile et ceux placés aux extrémités s’élancer un peu et battre des ailes comme d’une rame pour diriger leur proie sur la rive et venir ainsi à bout de l’y amener pour la dépecer plus à leur aise, tandis que l’aigle et le milan planent dans les airs, examinant d’un œil perçant le moment où les vautours quitteront leur proie pour en arracher les restes.
Ordre de la nature
8Oh /235/ nature prévoyante ! L’instinct que tu as donné aux animaux, n’est-il pas préférable à la raison que tu as donnée à l’homme ; l’instinct ne leur sert que pour leur utilité ; il révèle à l’éléphant comme au plus petit insecte les secrets de l’amour, lui fait connaître ses besoins et lui fait éviter les dangers ; la raison le plus souvent rend l’homme malheureux. Philosophes qui raisonnez sans cesse, quand vous voyez l’instinct de tous les animaux, vous ne voulez pas que le même feu qui fait circuler le sang dans leurs veines soit le même que celui qui vous fait raisonner ; vous voulez avoir une âme et dites-moi un peu, qu’est-ce que votre âme ? N’est-elle pas le feu qui anime votre sang (a).
[note (a) : Cridas4 croyoit que l’âme résidoit dans le sang qui circule dans nos veines, Hippocrate ne voyoit en elle qu’un esprit répandu par tout le corps et l'Ecriture dit en cent endroits que l’âme, c’est-à-dire ce qu’on appelloit l’âme sensitive, est dans le sang et cette opinion a été celle de tous les anciens peuples.]
Le feu principe de la composition des corps
9Le feu n’est-il pas le principe de la vie ; sans feu point d'existence. L'animal qui passe de la vie a la mort a-t-il perdu quelque chose ? Son sang et toutes les parties qui le constituoient n’existent-ils pas en lui comme auparavant ? il n’a perdu que la chaleur qui donnoit de l’activité à son sang et le faisoit circuler dans les veines de son corps. Il en est de même de tout ce qui existe dans la nature ; c’est la chaleur qui fait alternativement monter et descendre la sève dans les arbres et les plantes ; la circulation se fait dans le végétal comme dans le corps de l’animal ; c’est le feu qui fait circuler le métal /236/ en filons dans les veines de la terre et il circulera jusqu’à ce qu'une menstrue l’attaque et lui, ôtant son phlogistique dont le principe est le feu, il perd ses propriétés métalliques et se réduit à l’état de chaux ; il ne doit sa liquidité qu’à l’action du feu et lorsqu’il n’est plus sur cet élément, elle se cristallise et encore sous cette forme contient-elle du feu, puisqu’on tire des étincelles de la glace. Le feu est le premier agent de la nature ; il peut être le seul que l’on puisse regarder comme élément ; c’est lui qui meut tous les corps ; les Anciens avoient bien aperçu cette vérité lorsqu’ils avoient dit que le feu étoit l’âme universelle du monde (a), [note (a) : Démocrite étoit de ce sentiment et croyoit le feu le principe de tout ; Thalès au contraire pensoit que l’eau étoit le premier principe.]
Simplicité de vie des habitants
10À mesure que vous entrez en rivière, vous avez une vue très agréable ; les aidées ramassées autour d'une petite pagode ou d’une mosquée, quelques habitations éparses couvertes de chaume autour desquelles paissent de nombreux troupeaux qu’un jeune enfant conduit à sa volonté, forment un tableau qui vous fait éprouver cette sensation si difficile à exprimer ; le berger et le troupeau sont habillés de même, également couvert de la livrée de la nature ; heureux enfant de l’honnête simplicité, il jouit de la paix de l’âme et du contentement de l’esprit et voit sans envie passer auprès de lui l’Européen ambitieux qui s’éloigne à pleines voiles et va habiter une ville puante et malsaine pour satisfaire son ambition et son avarice ; blasé par toutes les jouissances factices du luxe, il appelleroit l’existence de cet enfant le dernier terme de la vie humaine, lui content sous son chaume /237/ avec un peu de riz et quelques piments que la nature a répandu partout ; il ne désire rien.
En général, les rives du Gange (a) [note (a) : Les Européens ont donné plusieurs noms à cette rivière, et particulièrement celui de rivière d’Ougly [Hugli], mais dans cet ouvrage où je dois surtout avoir égard aux préjugés des peuples, je lui conferre le nom de Gange dont elle est un bras.]
11sont charmantes. Le voyageur est sans cesse distrait par des points de vue agréables et des objets nouveaux et, lorsqu’il approche de quelques aldées, sa vue est recréée en apercevant à chaque gat les habitans, hommes, femmes, et enfants, brames et bramines nuds, qui se baignent tous ensemble et viennent faire leur ablution et si la femme d’un grand ou ses concubines sont aussi à prendre le bain, il entend quantité d’instrumens qui ne cesse de jouer pendant tout le temps qu’elles se baignent.
Bateaux
12Les bateaux qui transportent les denrées, les bazaras (b).
[note (b) : Les bazaras5 sont des bateaux de voyage dans lesquels, il y a des appartemens comme dans une maison ; on y voyage très commodément. Le voyageur a ordinairement un autre bateau qui le suit, où se fait sa cuisine et où se retirent ses domestiques ; ces bazaras ne tirent que quatre à cinq pieds d’eau et, comme les chambres sont très élevées sur l'eau, ils présentent une grande surface au vent et il est dangereux de naviguer ces bateaux dans les tems des vents de nord-ouest, où il passe des raffales si fortes qu’elles feraient chavirer le bazara si on n’avoit la précaution de l’amener sur la rive. À présent, on se sert peu de ces bateaux d'une construction dangereuse ; on préfère aujourd’hui les péniches qui ont les mêmes commodités sans en avoir les dangers. Les panchouis ou panchowas6 sont de petits bateaux qui ont une simple petite cabane couverte en osier ; on les appelle par dérision bazaras français.]
13qui conduisent les voyageurs, /238/ ajoutent à la variété et au mouvement de ce tableau et il ne manque à mon avis pour le rendre parfait que quelques montagnes lointaines où l’œil puisse s’arrêter.
Hijili
14Bientôt vous distinguez Ingelis ou Ingely [Hijili]7, qui se reconnoit aux petits vaisseaux qui sont dans le crik et à une petite mosquée avec trois dômes ronds.
Khejari
15À peu de distance est Cachery [Khejari]8, petite aidée ; les vaisseaux qui tirent trop d’eau pour descendre la rivière chargés viennent avec mi-charge dans la rade et reçoivent là par des bateaux du pays le complément de leur chargement.
16Vous passez ensuite le crik du Harbourg où les Anglais avoient fait un établissement qu'ils ont ensuite abandonné, sans doute à cause de l’insalubilité de l'air, cet endroit étant trop près des bois de Sonderies.
Kulpi : tombeau d’Emilie Bourgoyne
17Plus loin vous voyez Culpee ou Goulpy [Kulpi]9 qui s’étend sur une longueur de deux milles ; on y distingue près de la rivière une mosquée en briques qui a trois dômes ronds ; on voit aussi un mausolée d'une forme carrée à sa base à trois étages qui vont en diminuant et terminé par une haute colonne ; on est atterré en apprenant que c’est le tombeau d’Emilie Bourgoyne, jeune, belle et aimable fille qui secoua les préjugés du siècle et traversa sans /239/ crainte la vaste étendue des mers pour suivre à six mille lieues de sa patrie son amant (a) ; [note (a) : Mr Pott, chef de Dacca, qui fit élever ce monument dans l’endroit même ou elle mourut.] partout la beauté intéresse, elle donne à nos cœurs une idée de la divinité dont elle est l'image.
Impermanence des êtres
18Nature, tu la formas pour nous charmer, pour enchanter nos yeux et nos cœurs et tu y attachas un charme irrésistible pour nous entraîner à ton but, mais comme il faut que tout passe pour reprendre une nouvelle vie, ces yeux dont la vivacité ébranle nos sens, se terniront ; cette bouche vermeille dont les ris portent à mon cœur une douce émotion se ridera et cette beauté ravissante dont la vue semble me donner une nouvelle existence fermera les yeux comme moi. Beautés qui naîtrez dans les siècles éloignés, quand vous serez, je ne serai plus, mon corps en poussière dispersé dans les élémens aura sans doute formé d’autres êtres, ou végètera dans d’autres corps ; ainsi tout passe et se reproduit et le philosophe qui jette un coup d’œil autour de lui, voit partout les germes de la vie et de la destruction.
Diamond Harbour
19Vous passez ensuite Cologassia auquel les Anglais ont donné le nom de Diamant Harbor (le havre de diamant) ; ils y ont bâti de grands magasins ; les vaisseaux de la Compagnie ancrent là et ne montent pas plus haut ; les terres dans cet endroit sont très basses et les marécages dont il est environné le rendent malsain. En doublant la pointe de /240/ Cologassia, on a un courant très fort produit par une grande rivière vulgairement connue sous le nom de vieux Gange, que nos cartes désignent sous celui de Roopnaram [Rupanarayana] et que le major Rennell nomme le Dummoodah [Damodar] ; le Gange dans cet endroit forme un sas et les courants y sont si violents dans les hautes eaux qu’on regarde ce passage comme dangereux lorsque le vent n’est pas assez fort pour refouler le courant.
Phalta
20À quelques lieues, toujours sur la rive orientale du Gange, vous trouvez Folta ou Fulta [Phalta]10 qui appartient aux Hollandais et qu’ils ont abandonné ; aujourd’hui c’est un bengali qui est chargé de la police et fait arborer le pavillon les jours de fêtes. C’étoit là où les vaisseaux Hollandais mouilloient pour y décharger et prendre leur cargaison.
Mayapur
21Mayapour [Mayapur] est un peu plus haut ; dans le temps de la Compagnie Française des Indes, ses vaisseaux ancroient là et y recevoient leur chargement ; ils établissoient des bancasseaux pour les malades, la boulangerie et les autres travaux des vaisseaux au rétablissement en 1803. Le ministre y nomma un agent sans doute pour la forme, car bien sûrement aucun vaisseau Français ni d’aucune autre nation ne s’y arrêtera plus ; il n’y a pas même une paillotte ; on ne peut s’y procurer aucun secours, et l’aidée qui a donné son nom à cet endroit est à demi-lieue des bords du/241/Gange et appartient aux Anglais.
Baj-Baj
22Les forts de Bougy-Bougia [Baj Baj]11 sont à quatre ou cinq lieues de Mayapour ; aucun vaisseau ne passoit autrefois devant, sans avoir été visité ; on a vu l'inutilité de ces forts dans lesquels il falloit une garnison et qui exigeoit une grande dépense pour leur entretien ; ils ont été abandonnés et sont aujourd’hui entièrement détruits.
23Vous ne tardez pas à apercevoir une forêt de mangliers12 qui vous annonce que vous approchez de Calcutta ; cette ville devenue si florissante par son commerce, sa population et si belle par ses palais.
Calcutta
24Calcutta13 est la capitale des possessions des Anglais dans l’Inde ; cette ville est située sur la rive orientale de la rivière d’Ougly [Hugli], à environ cent milles de la mer, selon Mr Rennell qui a fait les observations les plus récentes, les plus suivies et les plus justes dans le Bengale. Sa position est par la latitude de 22°33’ nord et par la longitude de 88° 27’45” est de méridien de Greenwich, ce qui donne 86°30’ méridien de Paris.
25Calcutta, dans les commencements, n’étoit qu’un simple comptoir14 ; la Compagnie avoit obtenu en 1717 du mogol Fueruksur15 un petit terrain de quinze acres où elle établit des factories ; elle obtint ensuite, ainsi que les autres nations, d’y élever quelques fortifications et d’y entretenir quelques troupes pour le défendre contre les incursions des Marathes ; elle n’avoit qu’alors qu’un petit fort avec quatre /242/ bastions sans fossé qui existe encore et qu’on nomme le vieux fort ; il sert aujourd’hui de douane ; dans ce temps, elle n’envoyoit dans l’Inde que six vaisseaux de moyenne grandeur et six pinnaces16 et n’avoit d’autres vues que de faire tranquillement son commerce, ne pensant pas qu’un jour, elle étendroit si loin sa puissance. Par quel art a pu s’opérer ce changement de la voir aujourd’hui souveraine de toute l’Inde, à ces temps où ses facteurs furent obligés de traverser Bombay enchaînés par le col et où les ambassadeurs parurent devant Aurang-Zeb les mains liées, implorant sa miséricorde et se prosternant contre terre devant lui, pour le prier de leur pardonner et de leur permettre de continuer leur commerce ?
“Black Hole”
26Une injustice la rendit maîtresse de tout le Bengale. En 1756, un des officiers de Sourhaja-Dowla17, soubadar du Bengale, redoutant le châtiment que méritoient ses infidélités, se réfugia avec ses richesses chez les Anglais à Calcutta, et sans doute Mr Drake18, alors directeur de ce comptoir, ne lui donna pas protection sans un présent considérable ; le soubadar le réclama, Drake refusa de le livrer ; enfin le prince indigné se met à la tête de soixante dix mille hommes, leur prend le comptoir de Cassimbazar et marche droit à Calcutta. A son approche, le gouverneur /243/ et la garnison se sauvent à bord des vaisseaux (le 17 juin 1756). Le soubadar enlève le fort d’assaut et la ville est livrée au pillage ; cent quarante six Anglais qui furent pris dans le fort furent jettés dans un même cachot étroit et infect où ils étouffoient ; les cris, les gémissements de ces malheureux ne purent émouvoir leurs gardes qui craignoient de déranger le sommeil du soubadar qui faisoit sa sieste (a) [note (a) : La sieste dans l’Inde est ce qu’on appelle la méridienne en Espagne.] ; il n’y avoit pas alors un homme dans le Bengale qui crût devoir troubler troubler le sommeil de son prince pour conserver la vie à des malheureux qui mouroient faute d’un léger secours ; à son réveil, on ouvrit le cachot, on en retira vingt trois qui donnoient encore quelques signes de vie et cent vingt trois furent trouvés morts qui avoient péris suffoqués par la chaleur19.
Bataile de Plassey
27Le soubadar, après cette expédition, retourna à Moxadabad, laissant garnison à Calcutta ; les Anglais qui s’étoient sauvés avant la prise du fort ; se retirèrent dans de petits bâtiments à Folta, sept lieues au-dessous de Calcutta où, pendant six mois qu’il y restèrent, les Français et les Hollandais leur donnèrent tous les secours et leur fournirent tout ce dont ils eurent besoin. L’arrivée de l’amiral Watson20 et du Colonel Clive21 /244/ dans le mois de décembre suivant fit changer totalement les affaires. Ils arrivoient avec une escadre de neuf vaisseaux et deux mille Européens qu’ils avoient rassemblés à Madras et à Bombay. Ils reprennent Calcutta le premier janvier 1757, marchent sur Ougly qu’ils trouvent sans défense ; la ville est livrée au pillage, incendiée et ses habitants sont massacrés sans résistance.
28Le soubadar rassemble des troupes et vint camper à Plassey avec une armée de quatre vingt mille hommes, dont le corps principal étoit commandé par Mirjaffer-Ali-Kan22, son parent, qui venoit de faire tacitement un traité avec les Anglais, et qui s’étoit engagé à faire périr le soubadar à condition de lui succéder. Le soubadar attaque l’ennemi, mais il s’apperçoit bientôt qu’il est trahi par Mirjaffer ; il se retire en désordre à Moxudabad, Clive l’y poursuit, il veut fuir plus loin, il tombe entre les mains de ses ennemis et l’on vit les Anglais commettre un crime en faisant couper la tête au souverain. Ainsi périt ce malheureux prince le 17 juin 1757 à l’âge de vingt cinq ans, après un règne d’une année. Peut-être un jour, les Anglais seront-ils les victimes de tant de meurtres, de cruauté et de tyrannie.
Origine de la puissance anglaise
29Ils trouvèrent dans les trésors de ce prince soixante millions de roupies avec lesquelles /245/ ils achetèrent et conquirent toutes les possessions des Français dans le Dekan et à la côte de Coromandel. Clive, parcourant le Bengale en vainqueur, plaça des garnisons dans tous les forts, dans toutes les villes, donnant partout des lois ; il donna la Soubabie, ainsi qu’il en étoit convenu, à Mirjaffer-Ali-Kan qui remplit sans hésiter toutes les conditions que Clive voulut lui imposer ; il accorda aux Anglais tous leurs anciens privilèges, leur céda la propriété de toutes les enceintes du fossé maratte de Calcutta, et au-delà de trois cent toises en circonférence ; il accorda à la Compagnie la ferme de toutes les terres entre Calcutta et Coulpy. Il donna un dédommagement tant pour la Compagnie que pour la flotte et l’armée, de deux cent vingt sept lacks de roupies (cinquante six millions sept cent cinquante mille livres tournois) ; il leur céda aussi les revenus des trois provinces de Bordouan [Bardvan], Nuddia [Nadiya] et Ougly ; les Anglais le forcèrent encore à leur abandonner la ferme générale du salpêtre qui, jusqu’alors, avoit été entre les mains de la Compagnie Hollandaise ; il combla de présents Clive, Watson, le Conseil et tous ceux qui avoient contribué à cette révolution. Clive obtint le titre d’émir et une pension de trente mille livres Sterlings par an (sept cent vingt mille francs). Enfin, par ce traité, les Anglais ne laissoient au nouveau soubadar qu’une ombre d’autorité. /246/ Je ne chercherai point à entrer dans plus longs détails sur les révolutions du Bengale que l’on peut voir dans tous les ouvrages qui ont été écrits sur ce pays.
Monument à la mémoire des Anglais morts
30/247/ Les Anglais ont depuis érigé une pyramide sur les cendres des malheureux Anglais qui périrent dans le cachot où les avoit fait jeter Sourhaja-Dowla ; on crût l’élever à la mémoire de ces malheureuses victimes, mais elle ne fut véritablement érigée qu’à la vengeance que le colonel Clive tira de cette atrocité, ainsi que l’inscription l’indique. Cette pyramide23 peut avoir quarante pieds de haut ; elle étoit beaucoup plus haute ; un coup de tonnerre en a abattu une partie, ainsi que la boule qui la terminoit ; elle est placée en face de la porte de l’est de l’ancien fort ; l’inscription est écrite sur une table de marbre blanc placée dans le panneau du coté du nord. On y lit :
31“This horrid act of violence was as amply as deservedly revenged on Surajud-Dowla by his majesty’s army /248/ under the conduct of rear admiral Watson and col. Clive. Anno 1757”.
32Ce qui veut dire : Cet horrible acte de violence a été amplement vengé et ainsi que cela le méritoit sur Sourhaja-Dowla en 1757 par les armées de Sa Majesté, conduites par le vice amiral Watson et le colonel Clive.
Réflexions sur le monument
33Anglais, qu’il eut été grand, au lieu d’un monument érigé à l’orgueil du colonel Clive, d’avoir élevé un temple sur les fondements du cachot où périrent vos compatriotes et sur la porte duquel aurait été écrit : cette terre fut couverte du sang de cent vingt trois de nos compatriotes qui périrent, victimes de leur courage et du despotisme de Sourhaja-Dowla ; nos cœurs ont été révoltés de cet acte de violence, nous avons vengé nos frères et avons brisé le fer que le despotisme et la tyrannie appesantissoient chaque jour sur les habitants infortunés de cette riche et fertile contrée pour y faire vivre la liberté dont tous les peuples doivent jouir ; nous avons élevé ce temple sur leurs cendres pour penser à eux toutes les fois que nous prierons l’être suprême et qu’ils participent de nos prières.
34Quel est l’étranger qui, en lisant une inscription pareille, n’eût versé des larmes/249/et ne fût pas entré dans ce temple pour joindre ses prières aux vôtres ?
Fort William
35Depuis la bataille de Plassey qui assura aux Anglais l’empire de l’Inde, Calcutta devint une ville florissante ; Clive, qui venoit d’asservir un si riche pays, vit la nécessité d’avoir un endroit fortifié où sa nation pût à l’avenir se mettre à l’abri des insultes d’un ennemi entreprenant ; il fit construire au-dessous de Calcutta et environ à neuf cent toises de cette ville le Fort Williams24. Il n’épargna rien pour en faire un endroit de force. Ce fut un Français qui en donna le plan et suivit les travaux, mais, mécontent de la générosité des Anglais qui ne tinrent pas ce qu’ils lui avoient promis, il laissa l’ouvrage imparfait et fut mourir à Ceylan ; tous les ouvrages qu’on a voulu achever ou qu’on a ajouté depuis sont manqués.
36Le Fort Williams ou Fort Guillaume est un heptagone irrégulier distribué en quatre bastions royaux à orillons du côté de terre, deux demi bastions et trois grands redans du côté du Gange avec double ravelin sur chaque courtine et contre garde sur l’angle saillant de chaque bastion et demi bastion ; les deux angles rentrants entre les trois redans, couverts de redoutes quarrées, le tout revêtu de briques et enveloppé de fausse braye, de fossé sec, de chemin couvert palissadé et de glacis miné ; l’ouvrage entier est dans les /250/ proportions de la grande fortification de Bombay. Cette citadelle est armée de neuf cent pièces de canon dont trois cent battent la rivière. Mais bientôt, elle demandera de grandes réparations ; elle est bâtie sur un sable mouvant que le Gange mine en dessous. Les murs de la place en plusieurs endroits se sont déja affaissés de près de cinq pieds et le cordon aujourd’hui est bien au-dessous des ouvrages extérieurs. Au reste, je ne vois pas l’utilité de ce fort qui ne peut absolument couvrir Calcutta et l’ennemi qui voudra attaquer le Bengale ne cherchera jamais à entrer dans la rivière avec ses vaisseaux et à passer devant ce fort ; il fera son débarquement à Balassor ou à Engelee [Hijili] où ses vaisseaux seront en sûreté et de là ira par terre attaquer son ennemi qu’il ne peut manquer de vaincre, étant obligé de disperser ses forces sur le pays immense qu’il possède.
Garnison
37Toutes les troupes sont dans le fort. Il y a de superbes casernes, tant pour le soldat que pour l’officier ; la garnison est ordinairement de quatre mille hommes dont la moitié troupes blanches, mais il peut en contenir huit mille ; à quelques lieues, il y a des camps établis dont les troupes viendroient bientôt au secours de la place si elle paraissoit devoir être menacée /251/ d’attaque. Il n’y a dans la ville que quelques corps de garde de cipayes pour la police qui en général est bien mal tenue comme dans les établissements anglais.
Population
38Calcutta est séparée du Fort Williams par une esplanade de huit à neuf cent toises. Son étendue est d’environ quatorze milles de tour ; cette ville contient un million d’âmes, parmi lesquelles on peut compter quatre cent mille habitants ; on y voit des hommes de toutes les nations, des Chinois, des Persans, des Arabes, des Turcs, des Arméniens, des Grecs, des Cachemiriens, des Géorgiens, des Malais, Cochin-chinois, Siamois, Péguoins, Barmans et en général des peuples de toute la terre.
Boutiques
39Cette ville, en temps de paix, a toujours devant ses quais cinq à six cent vaisseaux de toutes les nations ; elle est le dépôt des marchandises de toutes les parties du monde ; on y trouve tout ce qu’on peut désirer dans quel genre que ce soit, et les boutiques sont aussi bien fournies que les plus belles de Paris et de Londres. Il n’y a aucun pays où il y ait d’aussi belles maisons ; toutes celles de l’esplanade et du quartier neuf, appelé Chéringuy, peuvent toutes passer pour des palais. Elles sont vastes, spacieuses, la plupart ornées de superbes colonnades qui en décorent la facade ; elles sont à deux et trois étages et ont presque toutes des paratonnerres. /252/ Comme on est obligé de les reblanchir toutes les années, elles paraissent toujours neuves. C’est ordinairement dans les mois de novembre, décembre et janvier, où il ne tombe jamais de pluie, que se fait cette opération ; l’air rempli d'une humidité nitreuse fait noircir la chaux en très peu de temps, ce qui fait qu’on peint presque toutes les maisons en jaune clair avec de l’ocre parce que l’air a moins de prise sur cette chaux métallique. Cet air nitreux rend les maisons toujours humides ; le salpêtre pénètre partout et mine jusqu’au troisième étage (a).
[note (a) : La terre dans le Bengale contient beaucoup de salpêtre et, à quelle profondeur qu’on la prenne, en la cassant et regardant avec une loupe, on distingue de petits crystaux de nitre, qu’il est impossible d’appercevoir à la simple vue.]
Absence d’urbanisme
40Dans l’intérieur de la ville, on y voit bien de superbes maisons, mais le plus souvent bâties dans des rues malpropres et à côté de méchantes masures qui les déparent ; si, lorsqu’on a commencé à établir cette ville, on avait eu la précaution de tirer les rues au cordeau, qu’on les eût fait larges pour laisser circuler l’air, qu’on eût bâti un quai sur le bord du Gange, je n’hésiterois pas à la regarder comme la plus belle ville du monde, mais, ainsi qu’on l’a fait à Madras, chacun a bâti comme il a voulu, a pris le terrain qu’il désirait, s’est emparé des bords de la rivière. Aussi, excepté deux ou trois /253/ rues, le reste annonce une ville sans ordre, puante et incommode ; les égoûts qui sont creusés le long des maisons sont toujours remplis d’une eau boueuse et croupissante et d’amas de terre crue et d’immondices de toutes les espèces que la police ne fait pas enlever chaque jour, quoique les propriétaires payent pour cela cinq pour cent des revenus de leurs maisons ; des nuages de poussière qui s’élèvent sous les roues informes et criardes des charrettes qui ne sont jamais graissées, sous celles des garis25 et des cabriolets, sous les pieds des mille béras (a)
[note (a) : On les appelle boués26 à la côte de Coromandel et béra est le nom vulgaire corrompu de celui de bearer, mot Anglais qui signifie porteur et que les Français prononcent berar.]
41portant des palanquins et sous ceux d’une multitude inquiète, restent suspendus et deviennent une atmosphère poudreuse qui se répand dans toutes les maisons ; aussi tout ce que vous portez, ainsi que votre corps, est toujours pénétré d’une poussière épaisse ; un brouillard épais qui s’élève souvent le soir et se répand sur toute la ville laisse l’œil incertain, si c’est encore la poussière élevée par le tumulte de la journée.
Brouillard hivernal
42Ce brouillard humide, joint à la pesanteur de l’atmosphère, qui est toujours chargé de vapeur dans ce pays, empêche la fumée des cuisines, celles que les cavalaires produisent en brûlant des pailles encore fraîches pour faire cuire leur riz /254/ et le calou à côté de leurs chevaux de s’élever. Cette fumée se répand sur la terre dans toute la ville et on prétend que c’est à cette incommodité que Calcutta doit sa salubrité qui, en effet, est aujourd’hui meilleure que dans tous les autres établissemens bâtis sur les bords du Gange. Cette fumée est quelquefois si épaisse en novembre, décembre, janvier et février où tous les soirs pendant ces mois, le temps est toujours calme qu’elle pénètre dans les maisons et fait cuire les yeux. Joignez à ces incommoditiés celles des briqueries qui sont hors de la ville et qui brûlent sans cesse pour fournir des matériaux pour les édifices que l’ont voit tous les jours sortir de la terre dans cette grande ville ; ces briqueries exhalent une fumée qui se répand dans toute la ville lorsque les vents viennent du sud et du sud ouest. Le marquis de Wellesley27, à son arrivée, a fait détruire quantité de masures pour élargir les rues ; les gouverneurs avant lui étoient obligés de louer une maison pour se loger ; il a fait bâtir sur l’esplanade au frais de la Compagnie un superbe palais qui n’est pas fini et qui a déja coûté vingt deux lacks de roupies (cinq millions cinq cent mille francs)28 ; je doute que cet établissement soit de quelque avantage à la Compagnie mais, à l’avenir, ses gouverneurs seront bien logés ; cette /255/ pauvre Compagnie sera toujours écorchée quand elle ne nommera pas elle même ses agents.
43Les maisons hors de la ville y sont de la plus grande beauté, ce sont des palais au milieu d’un terrain sec où il n'y a pas un seul arbre
Gouverneur général et Conseil
44Calcutta est la résidence du gouverneur général ; il y a un Conseil Suprême qui traite de toutes les affaires politiques et d’administration, qui déclare la guerre et fait la paix et qui enfin gère toutes les affaires de la Compagnie. Le gouverneur général est le premier du Conseil Suprême où tout s’y décide à la pluralité des voix, mais si le gouverneur juge à propos, il peut sur sa responsabilité agir différemment que le Conseil n’a décidé.
45Le gouverneur général et le Conseil nommoient autrefois à toutes les places de la justice ; le maire et les aldermans29 étoient leurs créatures, ce qui les rendoit maîtres absolus de l’administration et de la justice ; ils formoient la cour des appels où on en appelloit de la cour du maire ; ils formoient aussi la cour des assises où se jugeoient toutes les affaires criminelles.
Affaires criminelles : Cour suprême
46Les abus qui en résultoient, les vexations, les oppressions et les injustices que plusieurs particuliers éprouvèrent et qui portèrent leurs plaintes en Angleterre engagèrent le Roi à nommer une cour suprême pour rendre la justice. /256/ Elle est indépendante du gouvernement et tenue par quatre juges nommés par le Roi, afin qu’ils ne s’occupent entièrement que de leur état ; on leur donne de forts appointements ; le premier a huit mille roupies par mois et les trois autres six mille roupies, ce qui fait deux cent quarante mille francs par an pour le premier et cent quatre vingt mille francs pour les autres, sans compter leurs signatures qu’ils font payer chères et d’autres bénéfices qui leur rapportent presqu’autant. Je sais bien qu’il faut que les juges soient bien payés afin que les plaideurs ne puissent les corrompre et que le gouvernement qui est l’agent de la Compagnie et qui a continuellement des débats avec les particuliers ne puisse les gagner et que, pouvant tenir un état conforme à la dignité de leur place, ils soient détournés de toute action avilissante, mais quelle somme pour dormir tranquillement sur un fauteuil pendant les tristes débats des avocats ; ils y jugent toutes les affaires criminelles et civiles et suivent les cours étrangères. On ne peut rappeler de la décision de cette cour qu’au Conseil du Roi.
Affaires civiles
47Les affaires civiles se jugent en droit commun et en équity, mais les longueurs de l’équity sont faites pour dégoûter tous les plaideurs. Il y a des avocats qu’on appelle conseillers pour plaider ; on les consulte avant d’attaquer la partie /257/ adverse, mais ils font payer cher les conseils qu’ils vous donnent. Chaque parole que vous leur dites, chacune de leurs réponses, chaque mot qu’ils vous écrivent sont payés au delà de leur valeur ; il y a des procureurs qu’on appelle avocats de la cour pour débrouiller les affaires, mais ils les embrouillent si bien que la plus petite affaire en devient une considérable entre leurs mains, qui finit souvent par ruiner les deux parties.
48Il y a une autre cour qu’on appelle la petite cour où l’on juge les petites causes jusqu’à cent roupies, sommairement et sans procédure écrite ; mais elle est ruineuse ; les abus à Calcutta comme ailleurs pèsent beaucoup sur le peuple.
49Il y a une autre cour qu’on appelle cacherie ou cour de la cutchetrie30 ; c’est dans cette cour présidée par un employé de la Compagnie où sont jugées toutes les causes en matières d’intérêt qui surviennent entre les naturels du pays ; elle juge sommairement ; elle entend les accusations et défenses qui se font de vive voix et elle prononce sur le champ : on peut appeller de cette cour à la cour suprême ; la cacherie est aussi un tribunal de police.
50Il y a en outre quatre juges de paix institués pour terminer les différends et empêcher les parties de les porter à la cour suprême, pour prévenir les animosités et les différetions en cherchant à /258/ terminer promptement les contestations des deux parties et ne donnant point aux querelles le temps de s’envenimer ; ils peuvent leur épargner en suivant leur institution beaucoup de dépenses et de frais car, à Calcutta, les procureurs sont des vers rongeurs qui ne quittent leur proie que lorsqu’il n’y a plus rien à dévorer ; les procureurs des deux parties s’entendent pour faire tramer un procès en longueur et alors les frais d’un procès pour une contestation de douze cent roupies peut se monter à douze mille roupies après six ou sept ans de dispute. Que font ces juges de paix ? Ils mangent tranquillement les deux mille roupies d’appointement qu’on leur donne par mois sans s’inquiéter des affaires des autres. Par un calcul moyen, on a compté que les frais de procès et des arrêts de la cour suprême montent chaque année à la somme énorme de quatre cent vingt six mille livres Sterlings (91585000 ff).
Expérience personnelle du système anglais de justice
51Anglais, vous vous dites libres et il ne règne pas un plus grand despotisme que dans votre gouvernement de l’Inde. Je ne vois qu’inconséquence dans vos loix civiles ; j’en ai été la victime et j’ai droit de parler, C’est en citant une affaire que j’ai eue au Bengale que je vais vous montrer le défaut de vos lois. Un Français me réclamoit une somme que je ne lui devois pas ; la conversation s’anima /259/ et finit par des propos dont je lui demandois raison ; le lâche, au lieu d’y répondre, va jurer que je lui dois et, malgré la protection que le gouvernement me devoit comme prisonnier de guerre, on brise mes portes, une foule se précipite dans ma chambre (a),
[note (a) : Comme j’avois menacé le premier archer, en lui présentant un pistolet, de lui brûler le cerveau, s’il osoit faire le moindre geste, il se retira tout tremblant, cherchant à me guetter dans la rue lorsque je sortirais mais, voyant que j’avois pris le parti de rester chez moi, au bout de quatre jours, ils vinrent vingt quatre noirs et blancs et, contre toutes les loix, brisèrent ma porte. Je fis la réflection que je ne pouvois en tuer que deux et j’aimois mieux me rendre, pour ne pas mettre en spectacle les Français dans une colonie étrangère et dans un temps où ils étaient tous prisonniers de guerre.]
52qui me pille et me vole (b).
[note (b) : Tout leur étoit bon, on me vola pour environ onze cent roupies d’effets ; mais je ne dois accuser de ce vol que les noirs : les archers blancs sont connus et sont incapables de cette bassesse.]
53On m’arrache de ma maison et on me traîne en prison sans savoir si j’ai tort ou raison. Un prisonnier de guerre ainsi maltraité devoit croire qu’il étoit dans un pays bien barbare. Anglais ! c’est dans la capitale de vos établissemens de l’Inde que ces excès ont été commis, et vous vous dites libres ; non, vous n’êtes que des esclaves ; vos loix sont faites pour opprimer un citoyen et non pour le protéger. Législateurs, si la liberté et la ruine d’un citoyen dépendent d’un mensonge, la loi est/260/cruelle, la haine, la vengeance comme l’intérêt peuvent produire le mensonge. Le méchant peut même interpréter un faux serment à son avantage ou l’éluder et, comme le dit fort bien le savant Raynal31, introduire le nom de Dieu dans ces misérables débats de la jurisprudence, c’est rendre le ciel complice d’un forfait. Et vous, juge, n’êtes vous pas coupable d’avoir signé l’arrestation d’un Français, prisonnier de guerre, pour une affaire qui s’étoit passée sous le gouvernement français et qui ne pouvoit être jugée que par les lois françaises. Mais, ne cessoit-on de me répéter, vous aviez votre recours. Hé ! comment un étranger qui ne connoissoit ni la langue ni les loix, qui ne connoissoit personne pour s’intéresser à lui, qui ne pouvoit se faire entendre d’aucun avocat et dont les interprètes ne purent jamais leur rien faire comprendre dans son affaire, quel recours pouvoit-il avoir ? Apprenez, par un exemple, voulant enfin décider quel parti je prendrai, on me fait parler à mon avocat célèbre qui prend intérêt à moi ; peiné de ma situation comme étranger, il me dit de cœur et avec franchise : on n’avoit pas le droit de vous arrêter, mais votre cause est bonne ; en faisant venir les lettres originales de Mr Vialard, vous êtes sûr de la gagner, mais ce procès sera porté en Equity et alors /261/ il ne pourra être terminé que dans quatre ans ou peut être que dans cinq ou six ans avant de le gagner ; vous n’en aurez pas moins dépensé douze à quinze mille roupies et peut être le double, ce qui me força à payer une somme que je ne devois pas pour ne pas plaider cinq à six ans. Pauvres plaideurs, que je vous plains, si vos procès sont portés en Equity !
54Quant aux juremens d’après lesquels le juge signe une prise de corps, ils sont absurdes ; j’ai juré aussi et je puis dire la vérité ; j’avois protesté contre tout ce qui avoit été fait et contre la violence qu’on avoit employé envers moi ; il falloit la signature du juge suprême et faire serment entre ses mains que tout ce que contenoit mon protêt étoit vrai ; le notaire me remet mes papiers et me donne un de ses domestiques pour me conduire chez le juge et lui expliquer sans doute ce qui me conduisoit chez lui ; j’entre dans un superbe palais, après avoir traversé de grands appartements, j’entends des cris, je m’approche, je vois un homme étendu sur un superbe lit qui étoit dans des douleurs cuisantes. Je crus que c’étoit mon juge et je ne pû m’empêcher de réfléchir sur la justice de Dieu ; il faut, disois-je, que chacun souffre à son tour, mais tu ne souffriras jamais autant que tu fais souffrir les pauvres plaideurs. /262/ Je prenois mon parti et je retournois sur mes pas, lorsqu’en haut de l’escalier, j’apperçu sous une grande robe rouge un petit corps hochant de la tête ; je vis alors que je m’étois trompé et que c’étoit là la personne à qui j'avois affaire ; je lui remis mon papier ; il me fit entrer dans son cabinet ; nous ne nous entendions ni l’un ni l’autre et je ne pus répondre à aucune de ses questions ; mais enfin, un domestique noir prit sur une tablette un petit sac de velours cramoisi, en tira un joli petit livre relié en maroquin et par signes et par quelques mots en mauvais Portugais me fit entendre qu’il falloit que je le baisa, que c’étoit un livre saint ; je le baisai ; alors le juge signa mon papier sans regarder ce que c’étoit, ni ce qu’il contenoit ; voilà ce que vous appeliez jurer et l’arrestation d’un citoyen dépend à Calcutta de baiser le petit livre de maroquin. Magistrats, vous vivez dans un siècle éclairé et, si un article du livre de la loi peut être la cause de l’oppression injuste d’un citoyen, vous devez en déchirer le feuillet. Vos lois criminelles sont si sages (a).
[note (a) : La justice criminelle chez les Anglais est un chef d’œuvre des lois destinées à réprimer les crimes ; tout homme, quelque rang qu’il ait, est sujet à sa poursuite, mais celui qui est accusé d’un crime quelconque, ne peut être jugé que par un nombre fixe de ses pairs qu’on appelle jurés. Les accusés ont des défenseurs ; tous les moyens de se justifier leur sont offerts, s’ils sont innocents.]
55Pourquoi, un /263/ jour, n’en diroit-on pas de même de vos Législateurs. Je vous demande pardon si j’ose vous dire ce qui vous reste encore à faire, mais l’homme sensible qui a souffert seroit trop à plaindre s’il ne pouvoit exprimer le sentiment qui l’oppresse. Puissent mes souffrances et mes réflections devenir utiles à l’humanité !
Edifices religieux
56Il y a à Calcutta deux églises protestantes32, une église chrétienne romaine desservie par des prêtres Portugais33, une église arménienne34 et une église grecque35, plusieurs mosquées et quantité de pagodes des gentils. L’église protestante36 neuve est très belle et on regrette que l’architecte ait manqué la tour ; elle est trop basse pour le bâtiment et d’une forme désagréable en ce qu’elle finit en flèche de clocher ; le péristile est d’une belle ordonnance, mais il est trop bas pour une aussi grande masse d’architecture ; l’intérieur est trop quolifichet et ne répond point à la majesté du lieu. Quand nous élevons des temples à la divinité, pourquoi ne montons nous pas nos idées au sujet bien fait pour nous en communiquer de grandes et les porter à la plus haute élévation ; voyez les anciens temples des Égyptiens et des Grecs, voyez dans l’Inde les temples de Jagrenat [Jagannatha Puri], de Schéringam ISruangam], de Chalembrom [Chidambaram], de Madouré, de Tirounamalé [Tiruvanamalai] ; on est forcé de convenir qu’ils ont un air /264/ de grandeur qu’on trouve rarement dans les temples des chrétiens et qu’ils ont quelque chose qui en impose. Le tableau de la Scène qui est dans l’intérieur peint par le célèbre Zoffany37 est assez ordonné ; on y trouve quelques belles toiles et quelques draperies bien entendues ; quoiqu'il soit regardé comme un des meilleurs ouvrages, il n’a rien de frappant et il ne pourra jamais passer pour un tableau supérieur38.
Vanité des tombeaux
57Dans l’enceinte extérieure de cette même prêche, on voit quelques tombeaux39 élevés par l’orgueil et dont les noms de ceux qui y sont ensevelis sont oubliés ; leurs écussons, les inscriptions sont en partie entières sous les décombres ; le tems, qui, dans ce pays semble passer avec plus de vitesse, détruit tout aussi plus faiblement ; il a fait de ces tombeaux des ruines qui paroissent déjà très anciennes ; des pans de mur renversés, des briques rongées par les pluies, des arbustes qui sortent d’entre les briques, le tout noirci par l’air, semblent en faire des monuments d’Antiquité ; ce qui fait un grand effet, avec l’église neuve et, comme personne ne se soucie plus à qui ces monuments funèbres furent élevés, on les laisse s’écrouler et, avant peu, on les détruira jusque dans leur fondements ; des allées d’arbres en ont déja remplacé quelques-uns, un jardin sans doute remplacera le reste ; aujourd’hui, on n’y enterre plus, ce cimetière /265/ a été transféré à deux milles de la ville40 ; le terrain est vaste, planté de quatre allées de manguiers avec un reposoir près de la porte en bambous si touffu que le soleil ne peut y pénétrer en aucune heure du jour. C’est là où l’on voit des temples et des pyramides élevés à l’envie sur les cendres de tous ceux que la cupidité des richesses et l’ambition ont entraîné au delà des bornes du besoin et loin de leur patrie ; dans quelques uns, la femme qui a fini sa carrière avant le mari y est déja déposée et, comme si le mari et la femme ne devoient pas se séparer même après leur mort, la place du mari est préparée à côté pour l’y recevoir lorsqu’il aura payé le tribut à la nature. Homme ! examine-toi, crois-tu que la poussière qui va servir à la génération de mille vers et insectes a besoin d’être couverte de colonnes et de marbre pour être heureux dans une autre vie, et vois l’inutilité de ces monuments, tristes restes de vanité et de la misère humaine qui ne satisfont que l’orgueil de celui qui reste.
Orphelinat de Kiddarpur
58Calcutta a plusieurs établissements utiles faits par souscription. Dans celui de Kidarpour [Kiddarpur]41 (Orphans’society), on y élève gratis les orphelins d’officiers des deux sexes42 ; on donne aux demoiselles une éducation convenable /266/ jusqu’à ce qu’elles se marient ; elles sont à la charge de l’établissement, du moment de leur naissance jusqu’à celui de leur mort, si elles ne se marient pas et, si elles préfèrent y rester, à recevoir une certaine somme lorsqu’elles sont parvenues à un âge où elles peuvent se diriger elles-mêmes. Il y a dans cet établissement beaucoup d’ordre et de décence et il n’est pas rare de voir des Anglais y venir prendre pour épouse une de ces demoiselles. On y donne aux garçons un état qui les met à même de travailler et d'en sortir à l’âge de seize à dix huit ans ; ils ont le privlège sur tout autre d’être reçus parmi les élèves pilotes du Gange.
59De l’autre côté de la rivière, il y a un établissement pareil pour les orphelins des soldats ; il diffère de celui de Kidarpour qu’en ce que l’éducation qu’on leur donne est moins soignée.
Hôpital
60L’hôpital43 est éloigné d’environ deux milles de la ville ; il est composé de trois grands bâtiments à étages où les malades jouissent d’un bon air et y sont supérieurement traités. La maison des officiers de santé qui est à côté est très belle.
Prison
61La prison est aussi hors de la ville près de l’hôpital ; elle n’est point dans ce pays un /267/ endroit d’horreur où les malheureux couchés sur la paille attendent avec impatience le moment de leur jugement qui sera celui de la fin de leurs tourments ; les criminels sont dans des grandes chambres bien aérées ; ils peuvent se promener dans toute l’enceinte qui est considérable et peuvent voir ceux qu’ils veulent ; la maison qui sert de prison est vaste à trois étages ; les prisonniers pour dettes sont dans le haut, ils ont de beaux appartements qu’ils peuvent orner comme ils veulent ; ils dorment sur une grande et large terrasse avec une belle colonnade tout autour ; la vue est superbe ; elle donne d’un côté sur le Gange et de l’autre sur Calcutta ; les prisonniers peuvent se rassembler, se promener dans l’enceinte, y faire venir filles, femmes, amis, y jouer, donner des repas, y former des jardins, y bâtir des bengalas44 s'ils sont assez fortunés, etc. Il y a une souscription pour les prisonniers qui n’ont pas de quoi s’entretenir. On leur donne quinze roupies par mois. Tous ces établissements qu’on trouve chez aucune autre nation font honneur à la sensibilité du cœur des Anglais.
Théâtre
62Il y a à Calcutta une salle de comédie où de jeunes gens jouent ; il y avoit, cependant, lorsque j’y étois, deux ou trois acteurs ou actrices qui avoient des appointements fixes. On avoit d’abord /268/ voulu faire venir une troupe d’Europe, mais le gouvernement s’y est opposé parce que, dans un pays où l’ennui et le désœuvrement font sentir les passions avec plus de violence, il a craint que les jeunes gens au service de la Compagnie se dérangeassent avec les actrices et ne finissent par se ruiner.
63On y voit aussi un manège qui a été fait par souscription.
Construction de vaisseaux
64On y a établi quantité de chantiers de construction et des bassins où l’on construit aujourd’hui de superbes vaisseaux et d’assez considér-ables tels que le Prince de Galles et la Comtesse de Sutherland pour porter vingt mille sacs de riz ; quand le vaisseau Le Fort William se perdit à Balassor, il avoit vingt deux mille sacs de riz à bord (a), [note (a) : Le sac de riz contient deux mands ; le mand45 est de quatre vingt deux livres anglaises qui font soixante quinze livres Françaises.]
65Les armateurs ne sont plus obligés de tirer les bois du Pégou, comme autrefois, ce qui rendoit la construction très chère ; ils les font venir par des rivières de Morung46. de Rohilias47 et de Boutam [Bhutan), il y en a de deux qualités, on les appelle bois de sissou et de soulti ; le sissou48 est liant, plus léger et moins cassant que le tek ; le soulti49 est plus lourd, il s’emploie pour les membres et autres grosses pièces ; il tirent aussi du district de Bisnapour [Bishnupur] le bois de shaal50 /269/ qui est d’aussi bonne qualité que le chêne ; c’est ce même bois dont on se sert pour la charpente des maisons.
Activités scientifiques
66Dans cette ville, on ne s’attache pas seulement au commerce, on s’y occupe aussi de sciences ; il y a une académie sous le nom de Société des recherches asiatiques51 dont les travaux sont principalement dirigés sur les recherches de l’antiquité de l’Inde, mais elle s’occupe aussi de tout ce qui peut intéresser les connaissances humaines ; elle a des correspondans dans toutes les parties de l’Inde qui lui font parvenir leurs découvertes et. lorsqu'elle les juge dignes de l'attention du public, elle les fait imprimer dans ses mémoires, dont elle a déja publié plusieurs volumes52 qui annoncent ce qu’elle sera capable de faire un jour ; tout y est curieux et intéressant pour l’homme qui veut s'instruire ; dans les recherches d’un pays si ancien, si célèbre et encore si peu connu, l’antiquaire y trouvera des monumens d’antiquité la plus éloignée, le philosophe, une morale dont nos mœurs n’ont point encore altéré la pureté, le naturaliste, des objets nouveaux et rares qu’il ne rencontrera dans aucun autre lieu. Elle a fait en 1794 une vraie perte par la mort de Sir Williams Jones53 qui joignoit aux qualités d’un vrai savant et d'un sage la plus rigide probité nécessaire à sa qualité /270/ de juge ; c’étoit l'homme le plus instruit dans les langues orientales ; quoiqu’il ait laissé plusieurs ouvrages intéressants, il a fait regretter qu'un homme aussi studieux n'ait pas vécu assez longtemps pour nous donner une traduction des meilleurs ouvrages sanscrits. Il a mérité pendant sa vie les suffrages de tous, en mourant il a emporté leurs regrets. Sir John Shore54 gouverneur général (a) [note (a) aujourd’hui Lord Teignmouth] le remplaça dans sa qualité de président ; les intérêts de sa nation qui lui étoient confiés ne lui permirent pas de s’occuper de travaux scientifiques, mais il s’attachoit à faire le bonheur des citoyens. Il favorisoit les sciences, qualité aussi précieuse que celle de les pratiquer.
67Si cette société remplit les vues qui l’ont fait former, elle sera sans doute une des académies la plus utile ; les places sont remplies par les personnes les plus instruites dans toutes les sciences ; ses travaux ne peuvent que la rendre célèbre : quand des hommes instruits se rassemblent, donnent leur temps et leurs vies et travaillent sans nul intérêt que celui du bien public, tout le monde leur doit de la reconnaissance.
Avenir de Calcutta
68Il est difficile de déterminer à présent avec quelque certitude, quel sera l’effet du changement survenu en Europe par la /271/ Révolution Française. Ce qui doit nécessairement occasionner aussi des changements dans les colonies possédées par les Anglais, mais on peut prédire, si cette révolution ne change rien à la position de l’Inde, que Calcutta deviendra le centre du commerce de l’univers et étonnera un jour par sa splendeur, ses richesses, sa grandeur et la puissance que cette ville étendra dans tout l'Indoustan.
Baranagar
69À deux lieues en remontant la rivière, est Bernagar [Baranagar]55, petit établissement des Hollandais, abandonné, qui est aujourd'hui sous la direction d'un colonel ; cet endroit est renommé par ses filles.
Srirampur
70Trois lieues plus haut, sur l’autre rive ouest est Syrampour [Srirampur]56 ou Fredericksnagar. appartenant aux Danois ; cet établissement est dans une position agréable, mais il est peu considérable et sans fortifications ; il y a cependant quelques jolies maisons. Le Gange dans ses inondations enlève chaque année une partie des gats et, dans quelques années, il minera les maisons. Ce pays est l'entrepôt de quelques marchandises du pays qu’on ne veut pas faire entrer dans Calcutta pour ne pas en payer les droits ; on y fabrique quelques chiites, on y fait un peu d'indigo.
Barakpur
71Vis à vis de Syrampour, les Anglais ont /212/ un camp qu'on appelle Baraquepour [Barakpur]57 où il y a toujours quatre mille hommes logés dans des barraques, dont mille à douze cent Européens ; ces troupes sont toujours prêtes à venir au secours de Calcutta, dans le cas où cette ville seroit menacée d’attaque.
Polta
72Deux lieues au-dessus de Syrampour. du même côté que Baraquepour, est Polta58 où la Compagnie Anglaise avoit établi des manufactures de chittes ; cet établissement en devenant onéreux, elle l’a vendu ; un particulier en a fait l’acquisition et continue d’y faire des chittes et des toiles bleues.
Bankipur
73À peu de distance de Folta est Bankibazar [Bankipur]59 où Mr Bolts60, en 1778, avoit voulu faire un établissement pour la Compagnie d'Ostende ; on y voit encore des fondations considérables, mais cette Compagnie, n’ayant pris aucune consistance, s’est vu obligée d’abandonner cet établissement, ainsi que tous ceux qu’elle avoit formé. La Compagnie Anglaise en a fait l'acquisition et y a établi un moulin à poudre.
Garati
74Sur l’autre rive de Polta est Goretty [Garati]61. Ce superbe palais que Mr Chevalier, gouverneur de Chandernagor, fît bâtir à quatre ou cinq milles de cet établissement, dans lequel on trouvoit toutes les commodités jusqu’à une salle de spectacle ; il y a un parc /273/ considérable entouré de murs qui renfermoit quantité d’animaux de toute espèce ; Mr Chevalier y faisoit sa demeure ; les plaisirs s’y succédoient sans cesse et Goretty étoit tous les jours le rendez-vous de quantité d’étrangers qui trouvoient chez ce gouverneur Français une liberté, une aisance et des plaisirs qu’ils auroient en vain cherché dans leur nation.
Chandernagor
75Chandernagor62 est un peu éloigné de Goretty ; la rivière dans cet endroit forme un bassin demi-circulaire qui rend sa position très agréable ; il y a un gat superbe ; ses bords sont en talus gasonnés, ce qui empêche les inondations du Gange de miner les terres ; dans plusieurs endroits, ils sont même revêtus de briques ; cet établissement Français étoit brillant du temps de l’ancienne Compagnie. La ville est considérable, il y a de belles maisons ; il y avoit autrefois une citadelle dont on voit encore les ruines, que les Anglais firent sauter en 1757. Par le traité de 1763, les Français n’avoient pas même le droit d’entourer cet établissement et ils ne pouvoient y avoir quinze pièces de canon, pour rendre les saluts des vaisseaux ; les Anglais se permirent de venir à main armée combler le fossé que Mr Chevalier qui en étoit pour lors gouverneur, avoit fait creuser autour de la ville pour l’écoulement des eaux ; la France ne souffrira /274/ plus sans sans doute un état aussi humiliant et son pavillon flottera à l’avenir avec dignité dans toutes ses possessions.
Un établisement abandonné et malsain
76Chandernagor faisoit autrefois un grand commerce et étoit comme l’entrepôt de celui de Calcutta ; aujourd’hui les habitants ruinés par quatre guerres successives, ne faisant plus aucun commerce, ne voyant même depuis longtemps aucun vaisseau mouillé dans son havre, ont laissé tomber leurs maisons en ruines. Cet établissement est comme abandonné ; les marchands indiens et ceux qui avoient un peu de fortune se sont retirés à Calcutta ; l’herbe croit dans les rues et les arbres sur les maisons et les murs. Chandernagor est aujourd’hui très malsain, ce qui provient sans doute des marécages qui environnent cet établissement qu’on ne dessèche plus et des immondices qu’on laisse séjourner dans les rues depuis qu’il est comme dans l’abandon. Il est vrai qu’il y a aujourd’hui quantité d’étangs où plutôt de mares qui sont des réservoirs des eaux de pluies qui s’y rendent et déposent dans leur lit vaseux une partie de sol et des plantes qui y pourrissent et donnent à l’eau une teinte verdâtre qui participe de leur nature ; aussi ces eaux sont-elles malfaisantes à boire par la décomposition qui s’est faite des végétaux et occasionnent /275/ des obstructions si communes dans tous le pays. Ils sont dans l’été un cloaque de putréfaction et le réceptacle de tous les animalcules sales et malformés qui s’engendrent et se nourrissent au milieu de ces impuretés croupissantes. Il y a même des années très meurtrières après les pluies à la fin de septembre ; souvent une fièvre épidémique enlève en quelques jours la moitié des Européens. Beaucoup de Français périrent dans les années 1792 et 1793 ; en général ceux qui vivent sobrement, boivent peu, sont rarement attaqués de cette fièvre ; il est aussi nécessaire de demeurer dans une maison à étages. Les maisons basses sont en tout temps très humides par la quantité de salpêtre qui s’évapore, imprègne tout, et il est difficile que le corps ne s’en ressente pas ; si Calcutta doit sa salubrité à la quantité de feu qu’on fait dans cette ville dont la fumée se répand partout, on pourrait se préserver de cette fièvre dans les autres établissements en faisant du feu dans les maisons et surtout en entretenant toute la journée dans la chambre où on doit coucher.
Chinsurah
77À une lieue de Chandernagor est Chinsurat [Chinsurah]63 appartenant aux Hollandais ; ils y ont un fort dressé avec quatre bastions aux coins des courtines ; mais, aujourd’hui, les fossés sont comblés ; il n'y a plus dans le fort ni canons, ni garnisons, /276/ seulement quelques cipayes pour la police de l’endroit. Ses maisons y sont propres et, en général, cet établissement est plus agréable par sa position que ceux des autres nations. Les affaires de la Compagnie sont gérées par un chef ; un second et un fiscal qui forment un Conseil ; le chef seul demeure dans le fort.
Hugli
78Ougly ou Hoogly [Hugli]64, ville ancienne autrefois si célèbre, capitale de la province qui a donné son nom à la rivière, touche à Chinsurat ; cette ville qui est aujourd’hui ruinée étoit, dans le temps où les Européens s’établirent dans le Bengale, un port où on faisoit un commerce considérable ; tous les étrangers en général y abordoient comme en un lieu où étoit le grand entrepôt des marchandises du Bengale ; ce qui engagea les Européens qui faisoient le commerce de l’Inde à établir des factories à Ougly ; les Hollandais s’y établirent en 1623 et les Anglais quelques temps après.
Bandel
79Les Portugais ont, au-dessus d’Ougly, Bandel qui, dans les commencements de sa fondation, étoit un établissement considérable où ils faisoient un grand commerce ; cette ville n’est plus aujourd'hui qu’un monceau de ruines où on découvre encore des vestiges de son ancienne splendeur ; on y voit les restes d’un ancien fort ; ils ont ensuite abandonné cet /277/ établissement et en ont laissé la direction aux prêtres ; c’est le curé qui y commande et qui y fait arborer le pavillon le dimanche. Aujourd’hui, il n’y a plus que des noirs et pas un seul habitant du Portugal ; il est vrai que cet établissement, par l’incommodité de la rivière, devient inutile aux Portugais ; leurs vaisseaux ne pouvant plus y monter par les bancs qui s’y sont formés avant d’y arriver, ils aiment mieux rester à Calcutta où ils trouvent tout ce dont ils ont besoin.
80Le Bandel n’est plus connu que par quelques neuvaines que les prêtres cherchent à multiplier pour y attirer du monde et avoir des offrandes. Les Portugais et Portugaises de Calcutta, naturels du pays et qui descendent sans doute des Portugais et des femmes du pays ne manqueroient pas de se rendre au Bandel dans le temps de ces neuvaines ; c’est une grande partie de plaisir pour eux.
81Cet endroit est encore renommé par ses fromages qu’on envoit à présent dans tous les établissemens de la côte.
Arméniens
82Les Arméniens ont eu aussi quelques établissemens dans le Bengale, dont le principal étoit à Sidabad [Sayidabad] ; ils avoient aussi obtenu un firman de l’Empereur qui les autorisoit /278/ à étendre leur commerce dans tout l’Empire en payant trois et demi pour cent de droits sur la soie crue et les toiles de coton, mais, vexés par les nababs, ils abandonnèrent leurs établissements pour porter leur commerce à Calcutta et dans d’autres villes Anglaises où ils étoient sûrs de trouver protection.
Autres loges
83Les Français, les Hollandais et les Danois ont en outre des loges répandues dans diverses provinces du Bengale et qui sont subordonnées aux chefs-lieux Les Français en ont une à Cassimbazar, à Patna, à Dacca, à Jougdia, à Chatigan et à Balassor, mais leur commerce étoit si peu de chose avant les guerres dans tous ces pays qu’on peut dire qu’ils n’y avoient des agents qui prenoient le titre de chefs que pour l’ostentation. Ils avoient aussi une loge à Silhet, à Maulda [Maldah] et à Chaupour [Supur] mais depuis longtemps, ils ne tenoient dans ces trois loges qu’un gomesta65 ou agent bengali.
Pluies
84Les grandes pluies commencent dans le Bengale dans les mois de juin et tombent ordinairement en abondance trente jours de suite sans discontinuer. Dans les mois d’août et de septembre, il pleut par intervalles ; les pluies finissent ordinairement vers le milieu d’octobre et elles tombent à verses quatre ou cinq jours dans les premiers jours de ce mois, ce qui assure la récolte. Les pluies quittent alors le Bengale pour /279/ suivre la côte ; elles ne finissent qu’en décembre vers Madras et Pondichéry et qu’en janvier à Ceylan.
85En mars, avril et may il y a quelques grains et orages ; il tombe souvent de la grêle dans les trois mois, quelquefois si grosses que des morceaux pèsent une livre et tuent souvent les bœufs qui sont dans les champs.
Vents
86Les vents de sud commencent en mars, varient pendant quinze jours et ne sont bien faits qu’à la fin de ce mois ; ils finissent en octobre par un fort coup de pluie, ce qui décide la mousson des vents de nord. Les gens du pays assurent que, toutes les années, lorsque la mousson reverse, quoique le ciel soit sans nuages, ils entendent un bruit sourd comme un coup de tonnerre éloigné qui semble circuler autour du globe et ressentent une espèce de commotion sous les pieds ; ce bruit leur est une certitude que la mousson du nord est déclarée ; il se fit entendre avec tant de force en 1794 que les zémindars des environs de Maulda conjecturèrent que quelques montagnes s’étoient écroulées dans le nord ; ils s’écrivirent pour faire ensemble une offrande à dieu le même jour.
Fièvre pestilentielle
87Les chaleurs, ainsi qu’à la côte de Coromandel, sont excessives en avril, mai, juin, et juillet. Il règne quelquefois dans ces mois un calme /280/ qui vous ôte la respiration ; les mois d’août, de septembre et d’octobre sont fiévreux. L’air du Bengale dans ces mois est également redouté des étrangers et des naturels du pays ; les pluies ont fait élever de la terre des exhalaisons morbifiques qui pénètrent les corps mal constitués. Il y a des années où cette fièvre est pestilentielle. En 1794, elle fît périr plus de trois cens mille personnes depuis Calcutta jusqu’à Moxudabad ; les deux rives du Gange dans tout cet espace étoient tellement couvertes de cadavres et de débris de squelettes que personne, pendant plus de six mois, n’osa approcher de ce fleuve pour y puiser de l’eau ou y faire des ablutions. Les Bengalis, pour se préserver de cette fièvre, prennent à la fin de juillet une médecine, ne boivent l’eau qu’après l’avoir fait bouillir et refroidir et prennent tous les matins un verre d’une tisane faite avec du tchérota qui est une espèce d’hypericum et du gingembre coupé par morceaux ; ils versent le soir de l’eau bouillante sur ces ingrédients, les laissent infuser toute la nuit et boivent le matin à jeun un verre de cette décoction qui est très amère ; quelques Européens, obligés de vivre dans les hauts de Bengale, ont fait usage de cette tisane et n’ont jamais eu les fièvres du pays. Dans l’hiver, ils ont la précaution de ne pas boire l’eau froide, mais un peu dégourdie ; ils se purgent /281/ aussi à la tombée des feuilles en avril et à la retombée des feuilles en may. Ils ont même pour chacune de ces époques différentes médecines dont ils ont des recettes particulières qu’ils tiennent de leurs ancêtres comme un secret et qu’ils ne communiquent de même qu’à ceux de leur famille ; on sent qu’il n’y a que les gens aisés qui peuvent employer ces moyens ; le peuple, dans ce pays comme par toute la terre, semble être abandonné de la nature et, obligé de travailler toute la journée pour obtenir une subsistance ; il est sujet à toutes les intempéries des temps et des saisons ; je ne sais s’il est survenu quelque changement dans l’atmosphère dont la cause n’est pas connue ; il est sûr que, depuis quelques années, les mortalités rapides et périodiques s’y font moins sentir.
Fabrication de la glace
88Dans les mois de décembre, janvier, février, il y fait très froid le matin et le soir, et c’est le temps où on ramasse de la glace pour la conserver66. C’est au Bandel et dans les hauts qu’on la recueille et, comme il ne fait pas assez froid pour geler l’eau des rivières et des étangs pour en obtenir, cela demande une préparation : on fait des fosses de deux ou trois pieds de profondeur qu’on remplit de paille sans l’affaiser pour que l’air puisse circuler en dessous ; on met sur la paille des vases de terre plats qu’on remplit d’eau et on lui laisse passer la nuit ; /282/ il se forme sur la surface de l’eau une glace peu épaisse ; on la ramasse le lendemain de grand matin, on la renferme dans de la paille et on la met dans des trous en terre pour la conserver. On en transporte beaucoup à Calcutta des hauts du Bengale où elle est plus épaisse et se conserve mieux. Dans ces trois mois, on y fait des glaces comme en Europe qui ne coûte qu’un quart de roupie (12 sols).
Légumes, fruits et viandes
89C’est aussi le temps des légumes, des petits pois, haricots, choux pommés, navets, carottes, asperges, salades, pomme de terre et patates. Le bœuf y est délicieux dans ce temps et le mouton y est mauvais, mais dans les chaleurs le mouton devient meilleur et le bœuf n’y est plus aussi bon ; il est même alors malfaisant ; les becassines, sarcelles, canards et oies sauvages, becasseaux, poules d’eau sont très gras dans ces mois ; c’est aussi le temps de quelques fruits, tels que les bananes, goyaves, ananas, oranges, pamplemousses qui y sont meilleurs qu’en aucun autre endroit de l’Inde. Les mangues et les pêches ne donnent qu’en may et juin. On trouve peu de raisins ; il y a aussi des pommiers, des noyers, et, du côté de Maulda, on cultive des pruniers ; les pêches sont petites dans les environs de Calcutta mais, dans les hauts, elles sont aussi grosses et aussi bonnes qu’en Europe ; les noyers n’y sont pas /283/ communs ; ils deviennent un très grand arbre, mais les noix qu’ils donnent sont très petites.
Culture du riz
90Le riz est une des principales cultures du Bengale, il se sème au commencement de juin, dans des terrains particuliers et, lorsqu’il est sorti d’un pied hors de terre, on le transplante dans des terrains bas, divisés par carrés, comme à la côte de Coromandel. Quoique les débordements soient assez soudains, ces riz tiennent la tête au-dessus de l’eau, de sorte que les tiges s’élèvent avec l’eau, ont quelquefois douze, quinze et jusqu’à vingt pieds de hauteur. Il se coupe à la mi-novembre mais, avant d’y procéder, on fait une offrande, composé du nouveau riz cuit avec du jagre, à Boumidévi67, déesse de la moisson. Cette fête s’appelle Noyah, elle est instituée pour remercier la déesse de ses bienfaits ; elle est générale, les riches comme les pauvres la font, les familles se rassemblent et font ce jour ensemble un repas. Les musulmans cultivateurs font aussi cette fête, mais c’est un usage qu’ils ont pris des Indiens ; leur religion ne le leur ordonne pas.
91Il y a une autre espèce de riz qui se sème au coup de pluie de mars, dans les endroits bas et susceptibles d'inondation, mais celui là ne se transplante pas et la coupe s’en fait du /284/ premier au dix juillet, avant les grandes inondations. Cette récolte est peu de chose.
92Dans la partie de l’est du Bengale, dans le Budaul [ ?], district de Dinajpour [Dinajpur], on cultive un riz qui n’a pas besoin d’eau, on le sème dans les terrains hauts à la fin de février et la coupe s’en fait avant les grandes pluies.
93Lorsque le riz est coupé, on le ramasse en mulon pour le laisser sécher ; lorsqu'on veut en séparer les grains de la paille, l’usage, dans beaucoup d’endroits, n’est point de le battre, on y emploie, comme dans les provinces méridionales de la France, des bœufs qui tirent les grains des épis en les foulant aux pieds sur un terrain applati et bien uni, couvert d'un mélange de paille et de fiente de vache détrempé dans de l’eau ; dans d’autres cependant on le bat s’il y en a une grande quantité.
Transport du riz
94La récolte du riz dans le Bengale est considérable. On peut dire que ce pays est le grenier de toute la partie méridionale de l’Inde ; on le voiture de toute la province en paille, pour le porter au bas de la rivière d’Ougly, en mettant plusieurs bateaux à côté les uns des autres, qu’on assujettit avec des bambous et on élève sur cette espèce de radeau des meules de neslis de vingt cinq à trente pieds de hauteur ; quand ces bateaux sont arrivés à leur destination, on met le neslis à terre, /285/ on le pille pour le dépouiller de sa coque et on renferme le riz qui en provient dans des sacs pour être mis à bord des vaisseaux.
Autres céréales
95Le bled, l’orge, la lentille, le cambou68, le solon69, le millet, la moutarde et quelques autres petits grains se sèment au vingt d’octobre, quatre à cinq jours après les pluies ; les rayots70 (a) [note (a) : les rayots ou ryots sont les laboureurs et les cultivateurs] font dans ce mois qu’on appelle catik71, avant de semer, une fête en l’honneur de la mousson du nord ; ils allument des lampes sur les terrains qu’ils doivent ensemencer en garnissant le dedans et le dehors de leur maison et font des vœux à Boumidévi pour prier cette déesse de répandre ses bienfaits sur leurs champs. Tous ces grains se récoltent en mars et avril.
Blé
96On tire beaucoup des bleds des hauts, les terrains de ces pays étant trop élevés pour pouvoir y ensemencer du riz ; une grande partie de celui qu’on consomme à la côte de Coromandel vient du Bengale ; cependant on préfère celui qui vient de Rajimendry et des environs qu’on appelle bled de Golconde ; son grain est plus gros et donne moins de déchets et la manipulation est plus aisée mais, lorsqu’on mêle moitié bled du Bengale et moitié de celui de Golconde, on a un plus beau pain que si on employoit une seule qualité. Le transport par mer ôte /286/ sans doute au bled sa qualité car, au Bengale où on n’employe que du seul bled du pays, on y fait de très beau et d’excellent pain.
97Le chanvre, le safran, le gingembre, le gengeli72, et le lin se sèment et se récoltent dans les mêmes saisons ; dans quelques cantons, on fait beaucoup d’huile de lin et de gengeli.
Légumineuses
98La cattaye73, espèce de petit haricot, le dale74, espèce de pois dont les lascards ou marins du pays font une grande partie de leur nourriture à la mer, se récoltent au commencement de janvier.
Tabac
99Le tabac se récolte dans les mois d’avril, may et juin en deux fois différentes ; la première récolte se fait lorsque les feuilles en sont bien grandes ; on les coupe, on les fait un peu sécher au soleil et on les renferme dans des jarres dans lesquelles elles acquièrent cette couleur noire et prennent de la force. Cette récolte donne la première qualité de tabac ; deux mois après on fait une seconde coupe des rejetons ; le tabac de cette seconde coupe se prépare pour le houka75.
Chanvre
100Le paate ou le poat76 qui est un véritable chanvre, mais plus grossier, se sème dans le mois d’avril ; on le coupe dans le mois d’août ; on le met dans l’eau à pousser et, après y avoir resté vingt jours, la filasse /287/ qui formoit l’écorce se sépare de la tige, on la détache et on en fait des cordes ou ficelles selon le besoin. Ce chanvre a un coup d’œil soyeux, mais n’a point de force ; il est d’un grand usage au Bengale, il sert à faire ces grosses toiles qu’on appelle gonis77 dont on fait les sacs pour transporter le riz et dont on couvre les balles. On en fait aussi des cordes pour lier et coudre les balles et les sacs et pour d’autres usages, mais il est trop foible pour pouvoir en faire des cordages propres pour les vaisseaux.
101Aujourd’hui, on cultive dans les hauts avec succès le chanvre d’Europe et on y fait à présent des cordages et des toiles à voile d’aussi bonne qualité qu’en Angleterre ; la Compagnie, lorsque le chargement de quelqu’un de ses vaisseaux n’est pas complet, l’achève en chanvre.
Cotonniers
102On cultive au Bengale deux espèces de cotonniers ; l’un dont les fleurs sont jaunes et l’autre dont les fleurs sont rouges ; les feuilles dans ces deux espèces diffèrent aussi par leur forme et leur grandeur ; la première espèce ne s’élève pas à plus de trois pieds ; la cueille du coton se fait dans le mois de may par des femmes qui le ramassent dans des paniers et ont soin de ne pas le salir ; le coton de cette espèce est très blanc, très fin et aisé à filer ; les pieds s’arrachent après la cueille /288/ et on prépare tout de suite le champ pour y semer du riz.
103La seconde espèce de cotonniers ou celui à fleurs rouges, devient un grand arbrisseau de dix à douze pieds dans quelques terrains surtout dans la partie de Maulda ; les rayots en forment les haies de leurs jardins, ils les cultivent aussi en champs ; il rapporte plusieurs années, mais le coton est plus grossier et moins blanc que celui que l’on sème toutes les années ; on le file pour les grosses toiles.
104On cultive aussi dans les hauts du Bengale, un cotonnier à fleurs jaunes qui donne un coton de la même couleur ; les tisserands en font des toiles qui imitent parfaitement le nanquin78, mais d’une couleur plus foncée.
Opium
105Le pavôt (poste79 en bengali) se sème après les pluies et, lorsque le fruit qu’on appelle tête de pavôt, est formé en mars et avril, on fait la récolte d’opium ; on le recueille en faisant plusieurs incisions au fruit avec une épine d’acacia ; on met en dessous dix feuilles cousues formant le creuset pour en recevoir la nuit un suc laiteux qui découle des incisions ; on ramasse tous les matins avec soin ce suc laiteux dans des vases faits exprès ; c’est ce suc /289/ épaissi qui est l’opium et que les Bengalis appellent enfion80 ; lorsqu’on en a amassé une assez grande quantité, on le pétrit et on le réduit en petits pains ou galettes ; c’est ainsi que le cultivateur le livre à la Compagnie qui le met dans des caisses qui contiennent deux mans. Un biga81 de terre (a) [note (a) : Le biga de terre au Bengale est de cent vingt pieds carrés Anglais.] planté en pavots peut donner deux serres et demi et quelque fois trois serres82 d’opium (b) ; [note (b) : La serre est de deux livres.] mais les rayots ne rendent compte à la Compagnie que de deux serres et vendent ce qu’ils peuvent soustraire à la surveillance des pions aux particuliers avec plus d’avantage. Quand la récolte a été bonne, la Compagnie ne le leur paye que cent vingt roupies le man et comme elle s’est réservée seule le droit de l’acheter et de le vendre, elle revend ordinairement la caisse de deux mans six cent roupies et quelquefois d’avantage.
Indigo
106L’indigo se sème au coup de pluie de février dans quelques endroits, mais ordinairement on le sème en mars, avril, et may ; celui qui a été semé en mars, se coupe du dix au quinze juillet et celui d’avril dès le commencement d’août, mais la forte coupe se fait en septembre ; la première coupe donne le meilleur indigo ; la seconde devient déja inférieure, la feuille est plus petite et donne moins de fécule ; pour l’ordinaire, lorsqu’on a fait une coupe, le plan ne sert plus /290/ que pour donner des graines.
107L'indigo est aujourd’hui un grand objet de commerce au Bengale ; les Européens y ont formé quantité d’indigoteries ; les Français ont été les premiers à y établir cette branche de commerce qui est considérable ; on exporte de ce pays toutes les années cent mille mans d’indigo ; le man se paye au Bengale cent cinquante à cent soixante roupies, ce qui donne la somme de seize millions de roupies ou quarante millions de francs ; en ajoutant cinq pour cent pour les droits de sortie du Bengale, cinq pour cent pour les droits d’entrée en Angleterre, cinq pour cent d’assurance et dix pour cent pour le fret qui font dix millions, les cent mille mans d’indigo rendus en Angleterre reviennent à cinquante millions. Il est vendu en Europe jusqu’à trois cent roupies le man ; ainsi les cent mille mans doivent produire soixante quinze millions ; le profit sur cette seule production à l’avantage du commerce du Bengale est donc de vingt cinq millions.
108L’indigo du Bengale, il y a vingt ans, ne passoit que pour être de la quatrième qualité. Il étoit friable et finissoit, après quelques années, par tomber en poussière ; l'encouragement que la Compagnie a donné à cette production a engagé des particuliers à faire des essais et aujourd’hui, on les a tellement /291/ perfectionnés que j’ai vu des indigos aussi beaux que ceux de Manille et ils sont bien supérieurs à ceux de l’Isle de France.
109Le manufacturier, ainsi qu’à la côte de Coromandel, n’est point le cultivateur ; il fait de même un contrat avec le rayot qui lui livre l’indigo en herbes par paquets ; l’indigotier emploie cette herbe fraîche et met dans les cuves également les feuilles et le bois tels qu’ils les reçoit du rayot ; sans doute qu’on ne connoit point encore au Bengale la manière de se servir des feuilles sèches qu'on emploie à la côte de Coromandel et qui paraît préférable et plus avantageuse.
Canne à sucre
110La canne à sucre se transplante dans le Bengale dans les mois de mars ; la terre doit être avant raffraîchie avec des terres neuves et, lorsqu’elle a été travaillée et préparée avec autant de soin que pour un jardin à légumes, on plante les seps couchés à côté les uns des autres dans des sillons faits à deux pieds de distance, et on les couvre aussitôt de terre ; ce sont des enfans qui font cette opération ; les cannes en sortant de terre se relèvent et on les laisse ordinairement une année sur pied avant de les couper ; dans quelques endroits, on arrange les plans de façon que, lorsque la canne croît, elle est toujours comme rampante sur la terre ; lorsqu’on coupe la canne, on en tire toutes les feuilles, ce qui s’appelle dépouillement. /292/ Le haut de la tige ou couronne de feuilles se vend pour les bestiaux, le haut de la canne sert pour transplanter et le reste sert à faire le sucre. Pour y procéder, on coupe la canne par morceaux et on la jette dans les moulins faits comme ceux à huile, excepté qu’il a un trou dans le bas par où sort le suc qui est reçu dans une jarre appelée motka83 en langue du pays ; le pilon à douze a quinze pieds de long ; il est très large par le bas pour mieux écraser la canne. Ce pilon est ordinairement fait avec un arbre de tamarinier et, comme il s’use très vite, on est obligé de le changer toutes les années. Le syrop est versé dans de grands bassins de fer très évasés pour le faire bouillir ; il acquiert en cuisant une couleur noire et, lorsqu’il a pris une certaine consistance, on le remet dans des motkas ; les rayots ne le préparent pas mieux ; il faut qu’il passe ensuite par les mains des marchands qui font le sucre ; ils achètent ce syrop ordinairement deux roupies et demi à trois roupies le man ; ils étreignent ce marc ; la partie qui a une certaine consistance et qu’on appelle gour84 sert à faire ce sucre et, avec celle qui est liquide, on fait le jagre, ainsi que le rum en la faisant fermenter avec du riz ou de l’orge qu’on distille ensuite. Le gour est mis de /293/ nouveau dans des chaudières de fer plus évasées que les précédentes ; on fait un feu très violent et, lorsqu’il a bien bouilli, on y mêle du lait pour le blanchir et on l’étend sur des nattes pour le faire sécher.
111Les cannes à sucre dans le Bengale ne m’ont point paru avoir les mêmes qualités que celles de nos isles ; elles sont aqueuses et peu sucrées, ce qui dépend sans doute du terrain ; aussi le sucre de Bengale et du Bahar [Bihar] qui sont les seuls endroits de l’Indoustan où l’on en fasse assez pour objet de commerce, n’a-t-il point de consistance et, quoique très blanc et très sec, quand on l’achète, après un certain temps, il se réduit en syrop. Mais, dit-on, ce sucre, cet indigo est cultivé par des mains libres, hélas en sont-ils plus heureux ; la main d’œuvre est à si bon compte dans ces pays que le sucre ne coûte que six sols la livre, en ajoutant la même somme pour le fret et autres frais, il ne revient alors que 12 sols rendu en Angleterre, ce qui est bien meilleur marché que ne reviennent les sucres de la Jamaïque et des autres isles de la Compagnie. Aussi la Compagnie tire beaucoup de sucre du Bengale ; elle en reçoit ordinairement dix vaisseaux chargés chaque année.
Vers à soie
112Il se fait une grande récolte de cocons du vers à soie dans les mois de mars, avril et may avant les pluies ; le murier qui sert de nourriture aux vers à soie se renouvelle toutes les années parce qu’alors la feuille est plus tendre et lui convient mieux ; la terre doit être aussi bien préparée que pour la canne à sucre et les champs de murier pour l’ordinaire sont entourés d’un mur de terre pour empêcher les bestiaux d’y entrer ; les rayots en cultivent deux espèces qui ont toutes deux le fruit rouge /294/ mais l’une a ses feuilles très grandes et son fruit est très gros et l’autre, au contraire, a les feuilles très petites et le fruit très petit ; ces muriers deviennent très grands lorsqu’on les cultivent pour le fruit.
113À Herby [ ?], près de Maulda, on élève une chenille qui devient phalène, elle donne un cocon gris. Cette chenille ne se nourrit que des feuilles de Palma-Christi ; la soie qu’on en retire est plus cotonneuse que soyeuse et les pièces travaillées sont plutôt des toiles que de la soyerie. Cette toile est toujours grise, elle s’appelle herlycapri (toile d’herly) ; elle est très forte et dure beaucoup ; aussi les habitants des environs de Maulda l’employent à beaucoup d’usages. Les plus fines leur servent à se couvrir et, avec les grosses, ils font les sacs à presse des indigoteries.
Laque
114La récolte de la lacque se fait dans les mois de juillet et août ; la lacque est une résine ou gomme rougeâtre déposée par des insectes si petits qu’on ne peut en appercevoir la forme qu’avec la loupe ; l’intérieur est rempli de petites cellules que ces petits animaux travaillent pour se mettre à l’abri des injures de l’air ; ils se logent par centaines dans chaque cellule et déposent une liqueur rouge fonçée que les Indiens employent dans la teinture. Comment un animal si petit peut-il faire ce travail ! Qu’elle est la /295/ matière dont il se sert ! Comment l’aborde-t-il ? Ces insectes ne s’attachent qu’aux arbres de masson (Rhamnus jujuba de Linné) dont la lacque est sans doute la transludation ; pour la retirer, on coupe les branches par morceaux de la longueur d’une coudée et on les fait sécher au soleil pour en détacher plus facilement la lacque que l’on conserve dans des jarres pour le besoin. Lorsque les Indiens veulent l’employer en teinture, ils mettent la lacque encore fraîche dans de l’eau bouillante qui se charge d’une couleur rouge cramoisi dans laquelle ils mettent les soies et les toiles qu’ils veulent teindre de cette couleur ; la lacque est la base de la cire d’Espagne. Pour renouveler ces insectes, on prend des morceaux de branches qui en sont garnis ; on les attache sur de nouveaux arbres de masson et, lorsque le morceau de bois sur lequel est l’insecte commence à sécher, l’insecte n’y trouvant plus de nourriture est obligé d’aller à l’arbre frais ; il y continue ses traînées de résine et bientôt tout l’arbre s’en trouve couvert ; c’est dans le mois de septembre que se fait cette opération. On en recueille beaucoup dans les forêts qui sont venues sur les ruines de Gorr, où il y a en quantité des arbres de masson ; on la trouve dans beaucoup d’autres pays, à la côte de Malabar, à Ceylan, au Pégou, /296/ [page manquante].
Fumage des terres
115/297/ Les terres où l’on doit planter le riz ne se fument pas : le Gange dépose un limon qui lui sert d’engrais ; on prépare celle pour le bled moyen en y rapportant des terres nouvelles ; celles où l’on doit semer la moutarde, le coton et planter la canne à sucre, se fument en y faisant coucher les bestiaux chaque jour dans des places différentes, ils fument aussi la terre où ils doivent semer l’indigo avec les plantes pourries dont on a retiré la fécule, ce qui est un excellent engrais car, dans les endroits où les paquets d’herbe pourries ont été jetés, l’indigo croît à la hauteur de six à sept pieds ; ses feuilles sont larges et d’un vert pourpre tandis que, dans les endroits du même champ qui n’a pas participé de cet engrais, les plans ne s’élèvent pas à plus de trois pieds et les feuilles sont étroites et d’un vert pâle.
Redevances
116Les rayots payent de cazena85 ou de redevance, pour un biga de terrain propre à nesli, ordinairement douze annas (trente six sols tournois), mais les terrains exposés aux inondations et sur le bord des rivières payent deux roupies et demi par biga ; il en coûte aux rayots douze annas pour le travailler et l’ensemencer ; la première récolte peut lui /298/ rendre sept mans et demi de riz nettoyé qui, à huit annas le man, lui donne trois roupies et un quart ; la seconde récolte ne lui donne qu’une ou deux roupies et demi en grains ; il retire en outre deux roupies et demi de la paille des deux récoltes ; il a donc six roupies trois quarts de bénéfice par biga.
117Lorsque la récolte a été bonne, un man de riz coûte huit annas (vingt quatre sols tournois) et un man suffit à un homme pour vivre cinquante jours ; aussi tous ces gens sont-ils d’une grande indolence quand le riz est à si bon marché, le travail d’une journée leur suffisant pour vivre plusieurs jours.
Indolence des habitants
118Les Bengalis ressemblent en beaucoup de choses aux autres peuples de l’Inde mais, dans le rapport de la culture des terres, ils sont les moins industrieux de cette région ; le sol devoit trop à sa nature pour ne pas laisser une suprême influence à cette indolence habituelle qui semble annexée aux climats chauds ; un travail facile arrache à cette terre féconde une subsistance abondante ; aussi n’y voit-on aucun de ces prodiges de travail et d’industrie si communs dans les autres parties des Indes où le sol moins fertile a forcé l’habitant de surmonter la nonchalance locale par la nécessité de la subsistance et l’a obligé d’élever des ouvrages qui feraient honneur aux peuples les plus laborieux. Le peuple de /299/ Bengale ne se distingue que dans les arts sédentaires ; la plus grande partie s’adonne aux fabriques qui demandent un travail plus assidu que pénible, ce qui s’accorde à merveille avec la paresse et l’avidité qui lui sont des qualités inhérentes.
Absence de monuments
119C’est aussi une chose remarquable que, dans toute l’étendue du Bengale, on ne trouve pas un seul monument consacré à l'utilité publique, tandis que la côte de Coromandel qui, comparée à ce pays, est une misérable contrée, est remplie de chauderies, d’étangs creusés à grands frais, de pagodes et autres monuments de religion et de bienfaisance. On ne voit rien dans ce genre dans le Bengale qui soit digne d’un peu d’attention. Les pagodes qu’on appelle dans ce pays deuras86 y sont petites et d’un mauvais goût tandis que les principales du Carnate ont de la grandeur et de la magnificence.
Habitat misérable
120Il s’en faut aussi de beaucoup que le Bengale, ce pays si célèbre par sa richesse et sa fertilité, soit dans l'état où il pourrait être ; les aidées ont un aspect misérable qu’on a peine à concilier avec l’opulence réelle du pays ; on n’y voit que de vilaines maisons de terre couvertes de chaume, de vastes étendues de terrain absolument abandonnées, remplis en partie /300/ de taillis et en partie d’une herbe forte et épaisse qui s’élève à la hauteur de cinq à six pieds ; ces tristes solitudes qu’on nomme jongales87 occupent un pays qui pourrait être exploité avantageusement. Ces jungles sont de bons cantons de chasse et très souvent le réduit de bêtes fauves.
Régions du Bengale
121Il est cependant aisé de comprendre qu’un pays qui a été si longtemps divisé par des troubles intestins et ravagé par une longue suite de guerres a du en conserver de tristes vestiges ; ces fléaux se sont principalement fait sentir dans la partie nord du Bengale.
122La partie de l’est, dont Dacca est la principale ville, s’est peu ressentie de ces troubles ; les orages n’en ont point approché ; aussi la culture et les fabriques n’en ont eu rien à souffrir. Cette partie du Bengale est extrêmement fertile, particulièrement en remontant vers le nord ; la province de Silhet ou Silot est un des meilleurs cantons et un des plus abondants en toutes choses. Telle est en général la fertilité de cette heureuse contrée qu’on peut en dire la même chose dans toutes ses subdivisions.
123La partie de l’ouest a eu à souffrir aussi à diverses époques des excursions des Marattes et des pillages exercés par quelques rajas qui ont leur Etats dans les montagnes mais aujourd’hui que les Anglais, maîtres /301/ de cette belle province, font respecter leurs armes, elle jouit d’une parfaite tranquilité et la culture et les fabriques commencent à y reprendre leur ancienne vigueur.
Sagesse de l’administration anglaise
124Il faut dire aussi à la louange des Anglais qu'ils commencent à établir dans le Bengale une administration sage ; mais que des biens ils ont à y faire pour réparer leurs torts envers l’humanité et les maux que leur ambition y a causés. Ce n’est plus un pouvoir arbitraire qui gouverne tant de millions d’habitants ; l’homme n’y vit plus sous ce gouvernement despotique ancien où sa liberté et même sa vie étoit comptée pour rien. Les zémindars n’ont plus le droit de le piller et de le dépouiller et, s’il se commet encore des abus, ils sont commis par des particuliers qui abusent de leur autorité ; si les collecteurs et autres personnes en place commettent des vexations pour s’enrichir, ils s’écartent de l’ordre et seraient punis, si l’opprimé pouvoit faire parvenir ses plaintes, mais il est si difficile aux habitans noirs d’approcher du chef ; les entraves qu’ils éprouvent avant de parvenir jusqu’à lui les laissent presque toujours impunis ; si le gouvernement parvient à corriger ce défaut d’administration, il n’y a pas de doute que l’Indien lui sera affectionné et se trouvera heureux de vivre sous un /302/ gouvernement doux, équitable, qui lui assure sa liberté et sa possession, mais un gouvernement aussi étendu, obligé de confier une partie de ses pouvoirs à une quantité de subalternes, a encore beaucoup à faire pour en venir à ce point.
Liberté du commerce
125Le rayot au Bengale peut semer et planter ce qu’il veut, travailler quand il lui plaît en payant son cazena ; personne ne peut rien lui dire ; les marchés sur lesquels les nababs mettoient tant d’impositions, ce qui éloignoit les vendeurs, sont libres aujourd’hui ; celui qui veut vendre y porte la marchandise et la remporte sans rien payer s’il n’en trouve pas son prix ; de cette manière il y a une circulation de denrées, de marchandises qu’on n’y voyoit pas autrefois. La prospérité des habitans multiplia les fabriques, augmente les richesses de la Compagnie et fit la fortune de tous les agens qu’elle employoit, qui enrichissoient ensuite l’Angleterre en y transportant les fortunes immenses qu’ils avoient acquis dans l’Inde. Aussi jamais commerce n’y fut si étendu ; la Compagnie a l’avantage d’y porter les travaux de l’industrie de la métropole et le produit de ses mines, tels que ses draps et son étain ; elle y porte aussi du cuivre, du fer, de l’acier, du plomb, de la quincaillerie, quelques marchandises et autres objets de consommation qu’elle met en magasin et où tout le monde peut aller acheter à un prix très modique, tandis que les autres nations sont obligées d’y porter leur argent.
Entrepôt de commerce
126/303/ Il seroit difficile qu’une contrée aussi opulente que le Bengale et qui joint à cette opulence une disposition locale très favorable aux importations et aux exportations ne fût pas un grand entrepôt de commerce ; aussi il n’y a aucun pays dans l’Asie qui puisse être comparé au Bengale ; toutes les nations qui trafiquent aux Indes, visitent le Gange ; les Espagnols y viennent des Philippines et les Portugais de Macao et de Goa ; les Amériquains y envoyent aussi toutes les années plusieurs vaisseaux ; c’est à la fin d’août et dans les mois de septembre, octobre, novembre et décembre que tous les vaisseaux qui font le commerce de ce pays sont rassemblés dans la rivière d’Ougly ; les abords de Calcutta, alors sont assez difficiles ; il faut traverser une forêt de navires, ce que les bazaras ne font pas toujours sans danger car, si le courant les jette sur un câble, le plus souvent ils chavirent. Les vaisseaux qui retournent en Europe ne sont pas le plus grand nombre et, malgré la richesse de leur cargaison, ils ne sont pas aussi le plus grand objet de commerce du Bengale ; c’est la mer Rouge et le golfe Persique qui lui procurent ses plus grands débouchés ; le riz, le sucre, les confitures, les ingrédiens pour les caris et beaucoup d’autres /304/ denrées de consommation, les toiles, les mousselines sont portées par Bassora jusqu’en Syrie et en Mésopotamie ; l’Arabie, l’Égypte reçoivent de même par la mer Rouge une quantité incroyable de mousselines, de toiles diverses et d’étoffes des soie fabriquées dans le Bengale. Les exportations de cette province sont estimées cinq millions Sterlings (cent vingt millions de francs).
Importations
127Il tire en échange de ce qu’il fournit plusieurs denrées qui lui sont nécessaires tant pour la consommation de ses habitans que pour celle de ses fabriques ; il est vrai qu’à l’égard du premier objet, le Bengale n’a besoin que du sel qui lui vient en partie des côtes de Coromandel et d’Orissa, mais il ne consomme pas tout celui qu’on y porte, les habitants des montagnes qui sont au nord, à l’est et à l’ouest, viennent l’enlever à Patna ; ainsi cette production étrangère tourne au profit du commerce intérieur du Bengale. Il tire des Maldives et quelquefois d'Anjouan, des cauris88, petits coquillages du genre des porcelaines qu’on nomme aussi vulgairement pucelage, monnayes de Guinée et qui lui servent de petites monnayes (a), [note (a) : Ce sont ces mêmes petits coquillages qu’on transporte à la côte de Guinée pour la traite ; ils servent aussi de monnayes à Surate.] Il reçoit aussi, par la voie de Surate, les cotons du Guzurate, de l’Indoustan et de la côte de Malabar. /305/ C’est une marchandise dont le débit est toujours assuré en quelle quantité que l’on en exporte, celui que le pays fournit ou qu’il tire des parties orientales de l’Indoustan par le Gange et le Gemna [Jamuna] ne suffisant pas à beaucoup près pour alimenter ses fabriques.
Aurangs
128Il ne faut pas se faire des fabriques du Bengale l’idée que nous donnent les manufactures de notre Europe ; les ouvriers ne sont pas réunis dans les villes et dans de grands ateliers, ni payés par des entrepreneurs ; le métier de fabriquant est une affaire héréditaire dont le père instruit les enfants. Les fabriques sont dans les villages, c’est ce que l’on appelle les harams89. Lorsqu’on veut se procurer des toiles ou des mousselines, il faut se transporter dans les harams ; on traite avec quelqu’un des principaux fabriquants par le moyen d’un courtier qui est ordinairement un grand fripon ; on avance à ces ouvriers, une partie du prix de la fourniture et on lui paye le reste lorsqu’il remet la marchandise. Il est difficile que les étrangers puissent faire aujourd’hui ce commerce ; il est soumis à tant de vexations de la part des agents subalternes de la Compagnie qui accaparent, comme disent les négociants, tous les harams d’un canton et contraignent ainsi les marchands particuliers à passer par leurs mains qui ne sont ni fidèles ni généreuses.
Soie
129/306/ Le commerce de la soie est encore une des sources de richesse du Bengale, quoiqu’elle ne soit pas d’une trop bonne qualité ; on en fabrique plusieurs espèces d’étoffes à Cassimbazar ; à Maulda, etc. Dans quelques unes, on y met des fleurs ou des mouches d’or ou d’argent ; dans d’autres, on y mêle moitié coton, mais la majeure partie de soie écrue est transportée en balles, soit en Europe par les vaisseaux Français, Anglais, Hollandais, danois, espagnols et Portugais, soit au Japon dans des vaisseaux Hollandais.
Toiles
130Mais, c’est au salpêtre, à l'opium, au bois de teinture, aux baffetas90, garas91, casses, hamans92 et autre toiles et surtout aux mousselines unies, rayées et brodées que son commerce doit son étendue et sa célébrité.
131La Compagnie Anglaise, outre les objets dont nous venons de parler, tire encore du Bengale des mouchoirs stinkerques et des mouchoirs burgos, des étoffes d’écorce d’arbres qui se fabriquent sur les frontières du Katek, des toile peintes et quelques beaux tapis qui se fabriquent à Maulda et à Barampour [Behrampur].
132Le Bengale fournit aussi au commerce une grande quantité d’indigo, de sucre, de gomme lac, de borax, de musc, de coton en fil, de la rhubarbe qu’on rapporte du Tibet et des challes qui viennent de Cachemire.
Grains
133Le commerce des grains y est aussi immense. Les parties hautes fournissent du froment qui est transporté en partie dans les établissements européens de la côte de Coromandel, mais le riz y est souvent /307/ d’une telle abondance qu’on en exporte ces années huit cens mille sacs aux côtes de Coromandel et de Malabar et à Ceylan. Ces exportations illimitées ont quelquefois exposé le Bengale à des grandes famines ; on n’oubliera jamais celle de 1770 que le monopole occasionna.
Famine de 1770
134Elle fut terrible93 par ses circonstances ; une sécheresse extraordinaire qui fit manquer la récolte de riz 1769, ainsi que celle des petits grains de 1770, occasionna cette famine terrible dont on n’avoit jamais eu d’exemple ; le monopole en augmenta les horreurs. Des Anglais en place à Calcutta accaparèrent les grains, furent assez inhumains pour faire servir à leur fortune la détresse générale et profitèrent du malheur de ces peuples pour s’enrichir.
135Les pauvres Indiens pâles, livides, décharnés, les yeux mornes et languissants, dans l’agonie du besoin, marchoient lentement et ne pouvoient seulement que tendre les mains pour obtenir quelques soulagement, n'ayant pas assez de force pour proférer une parole et le demander ; d’autres, ne pouvant plus se soutenir, s’étendoient sur la terre, donnant des exemples de courage et de résignation ; attachés aux préceptes de leur religion, à leur loi, à leur coutume, ils attendoient avec tranquillité la mort /308/ plutôt que de les enfreindre en mangeant de la chair qui leur aurait conservé la vie ; ils mourraient sans murmure, sans sédition et même sans se plaindre. Les grandes routes, les rues des villes étoient remplies de morts ou de mourants ; le Gange pendant ce temps d’horreur fut couvert de cadavres que le courant et les marées rejetoient sur ses bords. Pendant plus d’un an on n’osa boire de ses eaux et y faire des ablutions ; le gouvernement fut coupable puisqu’il ne prit aucune mesure pour faire cesser cette calamité. On regarda en Angleterre comme peu de chose la mort de tant d’hommes, parce qu’ils étoient Indiens ; ceux qui avoient causé ce désordre et qui méritoient punition furent jouir avec impunité et sans remords dans leur patrie d'une fortune que leur avoit procuré leur avarice sordide. Les gens du pays et tous les Européens qui habitoient le Bengale dans ce temps affirment que cet horrible fléau emporta plus de trois millions d’habitans. Les campagnes, plusieurs années après, étoient encore couvertes de têtes et d’autres ossements humains. Le gouvernement prend aujourd’hui de sages précautions pour empêcher de si cruels désastres, mais les récoltes de riz sont soumises à tant d’accidents que les pays où cette culture fait la base de la subsistance publique ne sont jamais à l’abri de cette affreuse calamité.
136Lorsque la récolte de riz n’est pas bonne, le gouvernement en empêche l’exportation, mais alors /309/ la disette et souvent la famine, règne dans toute la presqu'isle.
137Enfin le Bengale est le centre du commerce le plus étendu, il est aussi le plus beau pays de l’Asie.
Grands fleuves
138Cette province est d’autant plus riche et abondante en toutes choses qu’elle est arrosée par quantité de superbes fleuves et rivières qui répandent la fertilité sur les terres et rendent la navigation commode pour le transport des marchandises et des denrées qui lui viennent du dehors.
Gange
139Le Gange est le plus considérable de ces fleuves ; il est sans contredit un des plus importuns de l’Asie, soit qu’on considère l’immensité de son cours, l’abondance de ses eaux, ou la richesse et l’agrément des vastes régions qu’il traverse ; il a beaucoup de conformité avec le Nil ; comme lui, il se répand et fertilise les terres qu’il a inondées. Le judicieux Bernier qui avoit vu ces deux fleuves donne au Gange une préférence marquée sur le Nil. Il faut avouer que si, à cet égard, le Bengale a quelques avantages sur l’Égypte, il les doit à la nature seule ; l’Égypte au contraire, habitée autrefois par un peuple prodigieux, actif, laborieux, industrieux, idolâtre de sa terre natale, dut infiniment plus à l’art.
140En effet les habitans du Bengale n’ont presque rien fait en faveur de leur propre pays ; ils pouvoient cependant ajouter à l’infini aux dons de la nature ; à la réserve de quelques canaux indiqués par une extrême nécessité, ils ont /310/ laissé les choses telles qu’ils les ont trouvées, tandis que les anciens Égyptiens ont au moins centuplé les avantages que le Nil leur présentoit par des travaux immenses dont l’utilité, après tant de siècles, se fait encore sentir aujourd’hui. Cette négligence vient sans doute du caractère indolent et paresseux des Bengalis qui, d’ailleurs, ont toujours vécu sous un gouvernement arbitraire et tyrannique jusqu’au moment où ils ont passé sous le pouvoir des Anglais.
141Le Gange parcourt plus de deux milles cosses et, en beaucoup d’endroits, il a plus d’une lieue de largeur ; ce fleuve si célèbre dans tout l’univers, si utile aux pays qu’il traverse, si révéré des peuples qui vivent sur ses bords, est encore peu connu des Indous ; ils en ignorent la source et ils ne comptent guère son cours que du point où il sort des montagnes du Cachemire, qui est à peu près à cent vingt lieues au nord de Delhy. Le Gange sort dans cet endroit par la bouche d’une caverne qui a, dit-on, la figure d’une tête de vache ; je crois bien que les superstitieux indous ont donné une figure pareille à cette issue par une suite de la vénération qu’ils ont pour cet animal utile ; ce trou que la superstition à consacré se nomme Kupelle. C’est une ouverture dans les montagnes au 34ème degré de latitude ; cet endroit est le pélérinage le plus /311/ fréquenté de cette partie des Indes. Lorsque Timur Beg plus connu sous le nom de Tamerlan, y fit son incursion et suivit dans sa marche le pied des montagnes du pays de Jamou [Jammu], tirant à l’est et il arriva à ce lieu de Kupelle dans un endroit où les Indous y étoient rassemblés par dévotion en un nombre prodigieux ; le conquérant tartare exalté par les conseils de la fureur mahométane tomba sur ces pauvres idolâtres qu’il massacra sans résistance ; les brames affirment encore aujourd’hui qu’il y en eut plus de deux cent mille massacrés94.
Son cours
142D’après les voyages récents, on sait que ce fleuve prend sa source au mont Patambak [ ?], frontière de lu Tartarie, d’où il descend dans l’Indoustan à travers des montagnes inaccessibles, passe à Ardouar [Haridvar], à Garmouktsar [Garmuktesar], à Faroukabad [Farrukabad], à Kanogy [Kanauj], à Eléabad [Allahabad] (a), [note (a) : Ces endroits se prononcent aussi Hurdwar, Gurmuktaser, Furrukabad, Canodge, et Hélabad, ou Allahabad.] à Bénares, à Patna, à Rajemale [Rajmahal] ; au-dessous de ce dernier endroit, son cours prend une autre forme et se divise en deux bras ; la branche orientale descend au sud-est, passe à Dacca et vient se dégorger avec le Burampooter [Brahmaputra] /312/ dans le point le plus oriental du golfe de Bengale, c’est le véritable Gange, les autres parties n’en sont que des émanations (a).
Brahmaputra
[note (a) : Le Burampooter est le plus beau fleuve de l’Asie après le Gange ; on le remonte en bateau dans tout l’espace connu de son cours ; on ne connaît qu’imparfaitement le pays qu’il traverse et on ne sait rien de certain sur sa source ; il vient du nord est et s’approche du Bengale vers Rangamaty [Rangamati] à 26° de latitude. C’est de ce point que les cartes le nomment le Burampooter, Barampoutou ou Barampoutry, au nord de cet endroit ; cette rivière porte le nom de Lakia [Lakiya] et on assure qu’.elle sort d’un lac qu’on place au-dessus du pays d’Assam entre les 27 et 28 degrés de latitude. Ce lac que les cartes Anglaises nomment Chemai95 donne dans sa partie méridionale naissance à une autre rivière qui vient se perdre dans le Burampooter à douze lieues de l’est de Dacca ; c’est sur cette rivière nommée Surmia [Surmiya] ou Sarma qu’est située la ville de Silhet ou Silot.]
143Nous n’en remarquerons que deux principales. L’une part du grand fleuve entre Rajemale et Moxudabad ; l’autre s’en sépare à Chargola pour se joindre avec la première à Nuddia [Nadiya], Le pays qui les sépare est-ce qu’on appelle l’isle de Cassimbazar ; le bras de l’est par rapport à Cassimbazar est connu sous le nom de rivière de Jellingui [Jalangi] ; ces deux bras réunis à Nuddia font la branche occidentale du Gange qui est la même que nos anciennes relations appellent la rivière d’Ougly, parce qu’elle passe devant cette ville et vient baigner les murs des établissemens européens de cette contrée. Elle se jette à la mer au-dessous d’Ingely, à quatorze ou quinze lieues à l’est de Ballassor.
144/313/ La branche orientale du Gange, nommée vulgairement le grand Gange ou la rivière de Dacca, a toujours assez d’eau pour la navigation intérieure, mais la rivière d’Ougly est sujette à d’étranges diminutions.
Navigation difficile sur la Jalangi
145Le bras de Cassimbazar n’est plus navigable dans les mois de décembre ; celui de Jellingui, qui est le plus fréquenté pour monter des comptoirs européens par Ougly jusqu’au grand fleuve, manque tellement d’eau pendant une partie de l’année qu’on est obligé de traîner à force de bras les bateaux sur le sable ; ce qui rend, pendant ces temps, la communication de Patna, avec le bas Gange longue et dispendieuse depuis le mois de janvier jusqu’au retour des pluies.
146Ce canal devient chaque année moins pratiquable par les sables qui s’y amassent continuellement ; ce serait aujourd’hui un trop long travail et peut-être même inutile que de le nettoyer. On avoit proposé d’y établir de distance en distance des machines pour haller les bateaux, comme celles qui sont en usage sur quelques unes de nos rivières ; cette idée est restée sans éxécution ; il n’y a pas de doute que ce canal de Jellingui sera nécessairement abandonné dans quelques années.
Baratala ou Channel Creek
147Il est vrai qu’en faisant un grand tour et venant prendre au dessous de Coulpy [Kulpi] l’embouchure de la petite rivière Baratola [Baratala], on gagne Dacca /314/ en toute saison au travers des bois de Sonderies [Sunderbands] par lesquels cette rivière passe et qu’à Dacca, on trouve toujours assez d’eau dans le Gange pour remonter dans les hauts pays, mais cette route est très longue ; elle emploie plus de quatre mois de temps pour un trajet que l’on fait en ligne directe en quarante ou quarante cinq jours.
148Plus de soixante et douze rivières mêlent leurs eaux à ce fleuve ; les plus considérables sont à l’ouest,
Jamuna
149le Gemna qui est aussi considérable que le Gange, il prend sa source dans les montagnes du nord, passe à Delhy, à Agra et perd son nom à Éléabad où il mêle ses eaux à celle du Gange, (a) [note (a) : On le connaît aussi sous le nom de Jumnah ou Jemné ; c’est le Jomaras des anciens, le Jomanes96 de Pline.]
Gomati
150Dans l’est, le Goomty, Gompti ou Gomtih, qui sort d’un lac situé dans les bois de Coumahou [Kumaon] ; il passe à Laknau et se joint au Gange entre Bénarès et Gazypour [Ghazipur].
Ghagra
151Le Gogra [Ghagra] qu'on appelle aussi Dewah qui prend sa source dans les montagnes de Bairatche [Bahraich] ; son cours est presque parallèle à celui du Goomty ; il arrose le pays de Ghor et des Rohillas, passe à Oude [Awadhl, baigne les murs de Fézabad [Faizabad] et vient se joindre au Gange à Mangée [Manjhi] et Bisnupur à vingt lieues au dessous de Patna. C’est le Goramis des Anciens.
Gandak
152Le Gandek [Gandak] ou Gunduke, belle et grande rivière, large et profonde qui sort de ce vaste /315/ ceintre de montagnes qui sépare le Bouttan et les deux Tibets du Bengale et de l’Indoustan ; il traverse les Etats du raja de Népal, puissant prince qui a conservé son indépendance contre les efforts des soubadars du Bengale et qui ne paroit pas d’humeur à se soumettre aux possesseurs actuels de ce beau royaume. Il se joint au Gange sous Hajypour [Hajipur], vis à vis de Patna ; c’est le Condocates des Anciens.
Kosi
153Le Cossah, Coossy ou Coss qui prend sa source dans les montagnes du Tibet et vient mêler ses eaux au Gange, un peu en dessous et sur l’autre rive de Bouglipour [Bhagalpur]. C’est le Cossonus des Anciens.
Mahananda
154Le Mahanada [Mahananda] qui prend sa source dans les montagnes de Delamcotta [Dhankata ?] dans le Boutan, passe à Maulda et se joint au Gange à Nababgunje [Nababganj]. Cette rivière paroit avoir bien changé son cours ; elle baignoit autrefois les murs de la célèbre Gorr (a) ; [note (a) : Voyez la note de la page 5 de ce volume.] on voit encore près de ses ruines, une chaîne de fer enterrée dans le sable et dont quelques chaînons d’une grosseur extraordinaire paraissent aux extrémités ; cette chaîne étoit tendue les soirs par des machines pour fermer le passage et empêcher les bateaux de passer dans la nuit. Aujourd’hui, son lit est à plus d'une lieue de cette chaîne.
Son
155/316/ Dans le sud, la Sonne (a) [note (a) : On le nomme aussi Sounna, Sonn, qui signifie rivière. Arrien le nomme Sonos, Sonus97] qui prend sa source dans les montagnes de Sohagepour [Sohagpur], après avoir traversé le pays de quelques Palyagars, ainsi qu’une partie des provinces de Rotas [Rohtas] et de Bahar [Bihar], se jette dans le Gange à Moniah, à vingt deux milles au dessus de Patna. Cette rivière est la seule de celles qui ont leur cours du sud au nord, qui soit un peu considérable ; toutes celles dont je viens de faire mention ayant leurs sources dans les montagnes du nord.
Rivières sacrées
156Le Gange, ainsi que tous les fleuves et rivières dont j’ai parlé, tel que le Cavéry, le Palléar, le Quichena, le Godavry sont sacrés (b).
[note (b) : Les Pouranons98 désignent sept rivières sacrées, le Gange, le Jamna, l’Indus, le Nerbéda [Narbada], le Sersosti [Sarasvati], le Godavry et le Cavéry. Les Indiens regardent cependant la Palléar et le Quichena aussi comme sacrés quoiqu'ils ne soient pas nommés dans les Pouranons.]
157Leurs eaux ont la propriété de laver les souillures, mais particulièrement le Gange qui passe pour une partie de dieu. Dans les livres sacrés des Indiens le Gange porte le nom de rivière de Cachi [Kachi], du nom de Bénarès où étoient les célèbres écoles des brames qui s’appelloit anciennement Cachi ; les Indiens sont encore persuadés qu'il n’y a pas d'endroits où il soit plus salutaire de se laver dans les eaux du Gange pour se purifier.
Eau sacrée du Gange
158L'eau sacrée du Gange, /317/ qu’on transporte dans les endroits les plus éloignés de l’Inde pour en faire boire aux mourans et en laver le lingam des principales pagodes, se tire d’un endroit particulier à Bénarès avec de grandes cérémonies et des prières qu’y fait le brame, lesquelles lui impriment une vertu sanctifiante qui efface les péchés. Les Indiens sont fort infatués de cette superstition qui est une fourberie des brames, pour eux très lucrative ; ils donnent, il est vrai, cette eau ainsi que les prières qu’ils y font à bon marché. Ce qui n’empêche pas qu'elle ne leur procure un gain immense, par la grande quantité qu’on en vient prendre de toute part ; plusieurs milliers d’hommes sont employés chaque année à ce déplorable trafic. Ces hommes sont des religieux qu’on appelle Cachi caori99 (porteurs d’eau de Cachi) ; ils portent ordinairement cette eau dans des fioles qui peuvent contenir chacune une demi pinte. Ces fioles sont renfermées dans deux paniers attachés en balancier à un bambou pour être portés plus facilement ; le balancier est couvert d’un tandelet de drap, comme serait celui d’un ancien palanquin et il est orné de queue de paon et de banderoles. Ils transportent cette eau jusqu’à Ramésouren [Ramesvaram] (a)
[note (a) : L’isle de Ramésouren termine la presqu’isle ; il y a un temple très célèbre ; le Roi prétend être un des descendants du dieu Rama, ce qui lui fait donner par ses peuples le nom de Ramasami ; sarni100 veut dire dieu]
159/318/ qui est à l’extrémité la plus méridionale de la presqu'isle pour baigner le lingam de son temple qui ne peut être lavé qu’avec l’eau de ce fleuve. Ces eaux, après avoir lavé le lingam, tombent dans un bassin, sont ramassées ensuite avec soin et envoyées en partie au roi de Ramésouren aujourd’hui prisonnier des Anglais à Trichenapaly, pour qu’il puisse faire ses ablutions et se baigner dans ces eaux saintes.
160On envoie de cette eau jusqu’en Perse et à Mas[cate] pour les banians qui y résident, mais, alors, il faut qu’elle arrive dans des galons de cuivre bien fermés et sur lesquels le cachet du grand brame de Bénarès doit être apposé.
Privilège de mourir sur le bord du Gange
161Le Gange est si vénéré qu’il n’y a pas un Indien qui ne veuille mourir sur ses bords, qui ne s’y voue et ne s’y fasse pas porter, s’il le peut, quelques heures avant de rendre le dernier soupir, pas un qui n’y fasse jeter son corps ou ses cendres après sa mort lorsqu’il meurt assez près pour cela. J’ai vu un vieillard qui s’étoit voué au Gange porter lui-même le cadre sur lequel il devoit s’étendre ; le placer avec la plus grande tranquilité de manière que la marée en montant, puisse l’entrainer dans son courant. Pour l’ordinaire, lorsqu’un homme est mourant, on le porte sur le bord du Gange ; on lui remplit la bouche, le nez, les oreilles de vase et on avance ainsi la mort de ce pauvre malheureux en l’étouffant ; lorsqu’il est expiré, si les parents peuvent faire la dépense /319/ ils brûlent le corps ; s’il n’en ont pas les moyens, ils le jettent dans le Gange, où il devient la proie des poissons, des vautours, et des chiens-marrons.
Sati
162C’est aussi sur les bords de ce fleuve que l'on voit le plus souvent de ces femmes fanatiques qui sacrifient leur vie aux mânes de leurs maris101. Voltaire, Raynal ont répété qu’on ne voyoit presque plus de ces sacrifices, ; je l’ai cru ; en effet, à la côte de Coromandel cela se voit rarement parce qu’il faut une permission du prince ou du chef de l’endroit pour qu’une femme puisse se brûler vivante avec le cadavre de son mari et sans doute que cette cérémonie n’auroit pas lieu dans les domaines ou règnent les musulmans, si une considération politique ne les retenoit ; ils perdraient une partie importante du commerce de leurs Etats en gênant sur ce point les mœurs des Indiens ; les familles dont les femmes ont le malheureux privilège de se brûler se retireraient dans les pays où elles jouissent de cette triste liberté ; ce sont les plus riches et les plus considérables du peuple indou. Les princes musulmans, entraînés par cet intérêt, laissent donc assez de cours à cette déplorable superstition et ils n’employent contre elle que la douceur et la persuasion qui quelquefois produisent leur effet.
163Les Européens s’opposent autant qu’ils peuvent à ces barbares tragédies, dans les lieux où ils sont les maîtres, mais les Anglais au Bengale /320/ laissent à cet égard une assez grande liberté aux veuves, surtout quand elles sont vieilles où laides et, dans les terres des rajas, partout enfin où la religion des Gentils domine, ces scènes s’y renouvellent journellement. Au Bengale, cet usage est encore si commun qu’on n’y fait seulement pas attention.
164Pl. 36. Indienne qui se brûle avec le corps de son mari.
Description d’une sati
165Dans les huits premiers jours de décembre 1794, trois femmes se brûlèrent près de Chandernagor et quatre à Syrampour. Je vis un des sacrifices barbares près de Polta ; la femme paraissoit très animée et avoit les yeux comme égarés ; après avoir fait ses ablutions dans le Gange, elle se mit sur le bûcher, passa un bras sous celui de son mari et une jambe sur son corps ; des hommes préposés à cet usage mirent un long bambou sur son col et un autre sur ses jambes. Ces bambous étoient affermis et attachés d’un côté à un piquet enfoncé dans la terre et ils tenoient l’autre bout en appuyant avec force pour qu’elle ne pût remuer ; on mit le feu à la paille qui étoit parsemée dans le bois et, à mesure que la flamme gagnoit, on jetoit à force du bois sur son corps ; les parents et amis se mirent aussitôt à courir en tournant autour du bûcher en faisant de grands cris ; on promenoit aussi une jeune fille de trois ans portée dans les bras d’une parente et vraissemblablement pour l’accoutumer de bonne heure à ce spectacle, étant sans doute destinée à faire /321/ un jour un pareil sacrifice. Je ne pus distinguer les mouvements de cette femme lorsque le feu l’eut gagné ; la flamme et la fumée de la paille étoit si épaisse qu’ils m’en dérobèrent la vue ; le bruit des instruments et les cris des assistants m’empêchèrent d’entendre ceux de cette malheureuse victime du fanatisme ; cette femme ne montra ni trouble, ni agitation, elle s’acquita de toutes ces affreuses cérémonies comme de la chose la plus indifférente. Tantum religio potuit suadere malorum102.
166Son père et son frère assistoient à cette cérémonie ; le frère couroit les yeux égarés, son air, ses démarches, tous les traits de son visage, déceloient une âme épouvantée et déchirée ; je le pris pour un fol ; je demandai ce qu’étoit cet homme ; on me répondit que c’étoit le frère qui couroit ainsi de satisfaction, parce que c’étoit un honneur aujourd’hui ; je parlai au père et je lui demandai pourquoi il laissoit brûler sa fille ; il me répondit qu’elle alloit être heureuse, que de plus c’étoit l’usage. Un Indien que je questionnai, me dit qu’on lui avoit donné un cordial et que, quand même elle ne se brûleroit pas, elle ne vivroit pas vingt quatre heures ; ainsi il y a apparence qu’on lui donne une forte dose d’opium qui l’enyvre et, dans cet état, il est facile aux brames d’échauffer son imagination et de l'engager à faire le sacrifice de sa vie. On mit les cendres /322/ dans un vase de terre que l'on enterra sur le bord du Gange et l’on éleva dessus une pyramide en terre comme une espèce de cénotaphe ; mais lorsque la femme d’un grand, d’un homme riche, doit se brûler, alors la cérémonie se fait avec pompe. J’ai déja parlé de la manière dont elle se faisoit dans mon voyage aux Indes et à la Chine, ainsi je ne le répèterai pas (a) (note (a) : Voyez mon Voyage aux Indes et à la Chine, Tome I, page. 95 ; de l'in-4°, pl. 15.]
Origine de cette coutume
167Cette coutume inhumaine est fort ancienne dans l’Inde ; il paroit cependant qu’elle n’est en usage que depuis l’arrivée de Vichenou dans ce pays ; on voit dans les livres sacrés qu’à sa mort, lorsqu’il vint sur la terre dans son incarnation sous le nom de Quichena, époque qui remonte à près de cinq mille ans, toute ses femmes et ses concubines se brûlèrent avec lui. Quichena en mourant leur dit qu’il montoit au ciel et elles firent volontiers le sacrifice de leur vie pour y monter avec lui. C’est là la première tradition que les Indiens ayent eu des femmes qui ont été les victimes de l’amour conjugal ; avant la venue de Quichena dans l’Inde, les peuples de ce pays ne reconnaissoient pour dieu que Chiven, et les femmes des chivenistes ne se brûloient pas ; la coutume de s’enterrer vive n’existoit point dans ce temps ; ce ne fut que pour imiter l’héroisme des sectataires de Vichenou que celles de Chiven se sacrifient aussi.
168/323/ On voit par cette première tradition que ce fut d’abord l’amour extrême de quelques femmes pour leurs maris, le désespoir de les avoir perdus, le désir de les suivre et d’être heureuse avec eux dans le ciel, qui leur firent d’abord consommer ce sacrifice que l’usage autorisa, rendit général dans la suite et enfin devint un point de religion. Ainsi on doit revenir de l’erreur dans laquelle beaucoup d’écrivains sont tombés en assurant que cette coutume fut établie par un des leurs rois pour empêcher les femmes d’empoisonner leurs maris, dont elles se défaisoient par dégoût ou par inconstance afin de jouir en liberté de leurs nouvels amours ; ce reproche ne peut avoir lieu pour les femmes de l’Inde, puisque les veuves ne peuvent se remarier quand le mari mouroit avant d’avoir consommé le mariage ; obligées d’abandonner tout espèces de bijoux, elles ne peuvent plus se couvrir que d’une simple toile blanche, et dès qu’elles ont perdu leur mari, elles ne jouissent plus d’aucune liberté, ni de considération.
Régime du Gange
169Les eaux du Gange commencent à monter dès /324/ le mois de may, ce qui provient de la fonte des neiges dans les montagnes de la Tartarie ; la vraie inondation qui provient des pluies ne commence que du quinze au vingt juillet et dure jusqu’à la fin d’octobre ; alors le Gange sort de son lit, se répand dans toute la campagne comme une nappe d’eau et donne un spectacle plein de majesté ; les aidées ressemblent à des promontoirs qui sortiraient du milieu d’une vaste mer ; on navigue alors partout à la hauteur des arbres ; les troupeaux se réfugient sur des lieux élevés : il n’y a pas de doute que, si le Bengale étoit sous les eaux aussi longtemps que l’Égypte, il serait un désert malgré son extrême fertilité. On a remarqué que tous les cinq ans, il y avoit une plus forte inondation. Le Gange, comme le Nil, en se retirant laisse sur le terrain qu’il a couvert un limon qui lui sert d’engrais ; les eaux du Gange sont toujours bourbeuses, mais beaucoup plus dans le temps des débordements et, comme les habitants des bords de ce fleuve ne boivent que de ses eaux, il est un moyen très simple de la clarifier très promptement ; ils prennent pour cet effet deux ou trois titan-cottai103 (a) [note (a) : cottai ou kodte veut dire noyau, graine ; titan est le nom de l’arbre, à la côte de Coromandel ; cet arbre est le Strychnos potatorum] qu’ils font dissoudre dans un peu d’eau en les frottant et en les usant contre un vase de terre cuite et on jette cette dissolution dans les jarres remplies d’eau qu’on veut clarifier ; au bout de deux heures /325/ les parties terreuses sont précipitées, l’eau devient claire, mais elle conserve cependant toujours un coup d’œil blanchâtre.
Macrée
170La marée monte jusqu’à quinze lieues au delà de Chandernagor, mais dans les temps des vives eaux depuis may jusqu’en septembre, lors du premier quartier de la pleine lune, elle monte avec tant de force en faisant un bruit épouvantable qui s'entend de très loin, qu’il ne lui faut que quatre heures pour se rendre à Calcutta qui est à cent milles de la mer, et les eaux se portent avec tant d’abondance que la rivière dans ce moment s’élève de cinq pieds ; on appelle ces crues d’eau macrée104. Dès que la macrée se fait entendre, tous les bateliers s’avertissent en s’envoyant des uns aux autres le cri de macrée et aussitôt tous quittent le rivage pour se rendre au milieu du courant, en présentant la proue ; les eaux montent avec tant de vitesse, qu’elles briseraient les bateaux qui resteraient sur les bords de la rivière.
Poissons
171Le Gange contient une grande quantité de poissons. Un officier Anglais qui travailloit à l’histoire naturelle du Bengale m’a dit s’être procuré soixante treize espèces diverses de poissons ; je ne parlerai que de ceux que j’ai vu.
172On trouve dans le bas du Gange, le mulet, le pêche-nair, excellent poisson dont j’ai déja parlé ; l’aiguille, le balao et les mêmes soles qu’on trouve à la côte de Coromandel ; l’alose qui diffère peu de celle d’Europe ; elle serait un mêt délicat /326/ si elle n’étoit pleine d’arêtes ; on dit que, si on en mange souvent, elle devient alors dangereuse et donne le flux de ventre et la fièvre ; un petit saumon qui est le Salmo fatens de Linné, une espèce de pêche-bicout qui ne diffère du poisson qu’on appelle pêche-madame à la côte de Coromandel qu’en ce que le second rayon de la première nageoire du dos est aussi long que le corps et s’étend jusqu’à la queue, caractère qui ne suffit pas pour en faire une espèce particulière ; sa couleur et sa chair sont les mêmes que dans le pêche-madame ; c’est un poisson très estimé (voyez la planche). On y pêche en tout temps le pêche-mangue, ainsi nommé parce qu’il ne remonte la rivière et ne paroit à Calcutta que lorsque les mangues sont mûres dans les mois d’avril, may et juin ou plutôt parce que l’assaisonnement qui lui convient pour qu’il soit mieux goûté est d’être préparé avec le suc de mangues vertes. Ce poisson est un mêt recherché et qui se paye cher dans les mois d’octobre, de novembre et de décembre- ; j’en renvoie la description à l’article des poissons.
173Pêche-madame, pêche-mangue et pêche-bicout
174(Atlas Hist. Nat. Pl. 88-89).
175/327 [texte barré sauf pour 2 lignes]
176On voit aussi souvent des marsouins, connus aussi sous le nom de pourceaux de mer s’élever /328/ sur l’eau pour respirer ; ils sont plus petits que ceux qu’on trouve en pleine mer ; leur dos est aussi plus allongé mais, n’en ayant jamais vu hors de l’eau, je n’ai pu l’examiner pour savoir s’ils sont une espèce particulière ; leur corps, lorsqu’ils paraissent au-dessus de l’eau, est toujours couvert d'une vase noire épaisse qui les rend hideux.
177On trouve aussi une espèce de machoiran105, d'une espèce particulière ; il doit être rangé près des Callyonymus ; tout le corps est d’un blanc argenté qui s’éclaircit sur le ventre ; le dos est bleu ; il y a sur le corps six bandes circulaires d’argent très clair ayant le brillant de ce métal qui sont coupées par la ligne latérale ; je ne puis en donner la figure, n’ayant pu la conserver. On voit en quantité sur les bords de ce fleuve et surtout près de la mer une espèce de gobie qui à l’aide de ces nageoires ventrales court sur le sable et, lorsqu’il a pu saisir quelques insectes, il s’élance aussitôt dans l’eau avec sa proie.
178Tous ces poissons viennent de la mer et ne remontent la rivière que dans certains temps pour y déposer leur frai, mais on y en trouve d’autres qui ne vont jamais à la mer, tels que les Silurus et particulièrement le Silurus-asotus de Linné qui est très commun dans toutes les rivières de l’Inde, de très grandes et de très petites carpes qui diffèrent entr’elles, des cabos, de petites perches, des esturgeons et quantité d’autres petits poissons qui ne sont pas estimés.
179/329/ Ces dernières espèces se trouvent aussi dans les étangs et y ont été sans doute apportées par le Gange dans le temps de ses débordements, mais peu de personnes mangent ceux des étangs, parce qu’ils y ont contracté une odeur et un goût de vase.
Autres bêtes
180On trouve aussi dans le Gange quantité de tortues de différentes espèces ; des caymans, des salamandres, espèce de gros lézards, des loutres pareilles à celles que j’ai trouvé à Mahé sur la côte de Malabar, mais on ne la rencontre que dans des endroits où il y a des roches. Ces loutres sont surtout très communes dans les étangs qui sont dans les ruines de Gorr où elles détruisent beaucoup de poissons ; à Maulda et à Moxudabad, on leur donne le nom d’oude.
Abus des employés anglais
181Le Bengale est une source de richesses pour la Compagnie Anglaise mais, si elle veut voir prospérer ses affaires, elle doit empêcher les vexations et arrêter les brigandages de ceux qu’elle met en place, s’opposer à toutes les espèces d’injustices qu’ils commettent et être le soutien de l’opprimé ; tous les employés tiennent le plus grand état : maison montée, carosse, jardin, quantité de domestiques. C’est elle qui paye toutes ces dépenses ; le gouvernement a déja senti une partie de ce qu’il devoit faire ; il voyoit revenir en Angleterre les gouverneurs, les conseillers et jusqu’aux plus petits employés, avec de grandes fortunes acquises par mille déprédations. /330/ La cour d’Angleterre sentit la nécessité de faire cesser de tels abus ; ce ne fut plus un employé qui, revenant en Europe avec une fortune immense, achetoit la place de gouverneur, ni même le plus ancien conseiller qui parvint au gouvernement.
Réforme royale
182Le roi nomma les gouverneurs, le lord Cornwallis106 fut envoyé pour remplir celle de gouverneur général et le lord Hobart107, celle de gouverneur de Madras. Dès lors ces places ne furent plus occupées que par des lords ; Cornwallis à son arrivée réforma bien quelques abus, mais il ne détruisit pas les grands ; il diminua le nombre des employés qu’il regardoit comme des sangsues, ôta la moitié des appointemens aux autres, mais ce n’étoit rien faire ; c’étoit la forme vicieuse du gouvernement de la Compagnie qu’il devoit changer ; c’étoit l’administration qu’il devoit saper dans ses fondemens ; il laissa subsister l’hydre du régime de cette Compagnie, dont les agens n’abandonneront qu’à regret les avantages infinis que leur procure le despotisme le plus affreux.
Usage tyrannique
183Il aurait dû commencer par détruire un usage tyranique qui ruine le particulier ; un gouverneur, un commandant ou tout agent qui est un chef, retire des sommes considérables sur les bazars ou marchés ; le boucher, pour avoir le droit de vendre de la viande est obligé de donner cent et cent cinquante pagodes par mois /331/ selon la quantité de moutons qu’il tue tous les jours ; le marchand d’huile, de payer en raison de la vente qu'il fait : il en est ainsi de toutes les consommations qui se font ; c’est le peuple qui paye ensuite toutes les avances que ces marchands ont fait au commandant. La Compagnie ayant su que ces vexations sur les bazards donnoient aux commandants dans quelques villes mille, douze cent et jusqu'à dix huit cens pagodes par mois, s’est attribué ces bénéfices en janvier 1804, pour être soit-disant distribués à l’armée ; mais tous les officiers sont bien persuadés qu'ils n’en toucheront jamais un fanon.
184Cornwallis, croyant servir d’exemple, vécut comme un simple particulier, mais on ne s’empressa pas de l’imiter ; on n’en faisoit pas moins venir d’Angleterre les plus beaux carosses, les plus beaux meubles et on continue à bâtir de superbes palais.
Augmentation des revenus de la Compagnie
185Le marquis de Wellesley, par les nouvelles cessions qu’il a obtenues des soubadars et des nababs, a augmenté les revenus de la Compagnie de plus de soixante millions de francs. Les objets de culture, les denrées commerciales, les boissons sont surchargées d’impositions excessives ; depuis quelques années, les impôts ont été doublés et triplés, et il y en a surtout, aussi aujourd’hui les revenus que la Compagnie retire de toute l’Inde sont immenses. On peut assurer que le rapport fait à la Chambre des Communes en 1805 par le ministre relativement aux affaires de la Compagnie des Indes, n’est pas fidèle. Le voici :
186/332/ Extrait des comptes rendus par le ministre pour les années 1805 à 1806 :
Revenus | liv. st. | |
Bengale | 8763220 | |
Madras | 4774296 | |
Bombay | 0742017 | |
14279533 | ||
à 22ll 10s 321,221,992ll 10st | ||
Dépenses | ||
Bengale | 7,415,370 | |
Madras | 5,650,182 | |
Bombay | 1,580,272 | |
Bancoul | ||
Pulo Pinang ou | 266,800 | |
Isle du prince de Galles | ||
Ste Hélène | ||
Intérêts sur les dettes | 1,823,040 | |
Intérêts payables aux commissaires chargés des caisses d’amortissements sur le rachat des sécurités | 195,788 | |
16,931,452 | ||
à 22ll 10s 380957670 | ||
Total des dépenses | ||
Au-dessus des revenus | 2,651,919l.st ou 59,668,177fr |
Comptes truqués
187Ces cinquante neuf millions doivent être pris en partie par les bénéfices faits sur les marchandises que la Compagnie porte dans l’Inde et par ceux /333/ faits sur les marchandises de l’Inde en Europe, mais ces derniers bénéfices doivent être regardés dans ce temps comme nuis, la Compagnie ne pouvant transporter pendant cette guerre aucune marchandise sur le continent, toutes celles qu’elle apporte des Indes restent dans les magasins, invendues. Ainsi, si les revenus et les dépenses existent tels que le ministre les a présenté aux chambres, la Compagnie peut-elle subsister encore longtemps ? Si ce déficit de cinquante neuf millions existoit réellement, la Compagnie serait obligée d’envoyer chaque année dans l’Inde de l’argent pour l’achat de ses cargaisons ; le ministre a sans doute montré aux chambres la dépense plus forte que la recette pour cacher au peuple Anglais les richesses immenses que la Compagnie et ses agents retirent de ce pays et ôter au roi l’idée de remplacer la Compagnie.
Omissions
188Dans les comptes particuliers, le ministre n’a point porté en recette les dix lacks de pagodes que paye à la Compagnie le Roi que ses agens ont mis sur le trône du Mayssour, ni les revenus du royaume de Canara qu’ils ont gardés, ni les revenus de la province de Carpet et du royaume d’Adonis [Adoni] que leur a cédé Nizam-Ali-Kan en 1799, ni ceux du Carnate dont ils se sont emparés de la /334/ régie en 1801, à la mort d’Hamdtalmouk108, fils de Mohamet-Ali-Kan, et qu’ils ont fait monter à dix huit lacks de pagodes, ni les tributs de tous les nababs, rajas et palyagars qu’ils ont placés ou conservés depuis le Tibet jusqu’au Cap Commorin.
189Les nouvelles impositions qu’on a mises sur toutes les villes de l’Inde n’y sont point portées ; les cantons de Calcutta payent pour elles seules deux lacks de roupies (cinq cent mille livres tournois) ; il n’y a point porté les droits sur le bétel et le tabac, ni la ferme de la pêche des perles et des chanques109 sur les bancs de Manaar [Mannar] et qui va chaque année au moins à cent vingt mille pagodes, ni l’impôt du papier timbre, ce qui doit rapporter considérablement ; il n’y a point porté le bénéfice que la Compagnie fait sur le tapal110 (la poste) et qu’on assure se monter à cent mille pagodes ; il n’y a point porté les sommes immenses que les collecteurs mettent dans leurs coffres, ce qu’ils ne peuvent faire sans partager avec les naturels qu’on est obligé d’employer pour percevoir les revenus ; ajoutez à cela, les grandes fortunes que tous les agens en chef font en si peu de temps, ce qui ne peut être qu’au détriment des revenus, les déprédations des subalternes ; ajoutez à cela le bénéfice considérable que la Compagnie fait sur la vente de l’opium, du salpêtre et du sel dont elle s’est réservé le privilège exclusif ; la caisse d’opium contenant deux mans revient ordinairement à la Compagnie à deux cens quarante roupies et elle le revend six cens et jusqu’à sept cens roupies, ce qui lui donne un grand revenu par l’exportation /335/ considérable qui s’en fait dans toutes les isles malaises, aux Moluques et à la Chine.
Opium
190Quoique l’opium soit prohibé par presque tous les gouvernements des Indes, tous les peuples de l’est en général ont un goût effréné pour cette détestable drogue ; on peut dire que ce goût est général chez les orientaux ; on sait combien les Turcs et les Arabes font usage de l’opium sous différents noms. Il s’en fait aussi une grande consommation dans toute l’Inde ; pas un Indien et surtout les Musulmans qui n’en fassent usage ; quelques-uns en fument, beaucoup s’enivrent avec ; ils les provoque à un doux délire et leur procure une espèce de léthargie, d’abandon qui leur donne une sensation agréable ; il les fait jouir dans leurs songes de mille plaisirs. Ils ont plusieurs préparations d’opium analogues aux circonstances où ils veulent se trouver ; ils s’en servent dans les dévouements, car ces peuples ont, comme avoient les Hébreux, des dévouements particuliers ; ils s’en servent aussi pour s’exciter au courage et en font, dans d’autres circonstances, le poison le plus sûr et le plus incurable ; enfin il est peu de bourgade un peu considérable dans l’Indoustan qui n’ait aux environs de ses murs un champ de pavots pour fournir les habitants de cette denrée si chérie.
Traité de 1786
191Par un traité absurde fait clandestinement le 30 avril 1786 entre le gouverneur général français111 et le lieutenant colonel Cathcart112 que /336/ le gouvernement de Bengale avoit envoyé à l’Isle de France, homme simple qui paraissoit venir au devant des vues du gouverneur Français ignorant, qui applaudissoit à toutes les idées, saisissoit tous les instants d’enyvrer son orgueil, l’amena au point où il voulut. Par ce traité, les Français n’avoient le droit d’exporter que deux cens caisses d’opium et dix huit mille mans de salpêtre et ils ne pouvoient porter chaque année au Bengale que deux cens mille mans de sel ; mais, par un traité particulier fait en Europe en 1788, les Anglais leur accordèrent trois cent caisses d’opium que le Compagnie leur cédoit à deux cent quarante roupies la caisse qui étoit le prix qu’elle l’achetoit. Le gouverneur général pouvoit-il restreindre de concert avec un conseil étranger le commerce de sa nation ; avoit-il le droit d’annuler l’article 13 du traité de paix du 3 septembre 1783 qui assura aux Français dans l’Inde un commerce sûr, libre et indépendant tel que le faisoit anciennement la Compagnie des Indes, soit qu’ils le fassent individuellement, soit qu’ils le fassent en corps de Compagnie ; par cet article de ce traité, les Français pouvoient donc importer au Bengale librement et sans restriction tout le sel qu’ils vouloient y introduire. Comment a-t-on pu faire un traité qui limitoit l’importation de cette denrée et qui assujetissoit les Français /337/ à n’en porter que telle quantité ? Comment les ministres du Roi en France ont-ils pû ratifier ce même traité qui imprimoit une tache au commerce des Français ? Mais, dira-t-on, ce traité est avantageux pour les particuliers qui feront ce commerce, car jamais les Français n’en ont porté une aussi grande quantité avant la ratification de ce traité ; il est vrai qu’on connaissoit peu cette branche de commerce et qu’on peut croire qu’aujourd’hui la concurence pourroit le faire tomber à un prix plus bas que les Anglais ne le payent ; mais cela ne peut jamais arriver ; la consommation en est si considérable que la Compagnie Anglaise donne aux particuliers Anglais avec qui elle contracte deux cent roupies des cent mans, qu’elle ne paye aux Français que cent vingt roupies.
Dépendance des Français
192Cette condition humiliante met le commerce des Français sous la dépendance de celui des Anglais et fait croire aux peuples indous que les Français tiennent la permission d’y porter une petite quantité de sel et d’en exporter quelque peu de salpêtre et d’opium de la générosité des Anglais ; on doit se refuser à des conditions aussi humiliantes et ne pas paraître aux yeux des princes et des peuples avoir reçu la loi ; toute convention, quelqu’avantageuse qu’elle soit pour le particulier, est deshonorante pour la nation.
193Ces caisses d’opium étoient vendues au /338/ même prix que la Compagnie avoit vendu les siennes à l’encan à des particuliers, soit Français, soit Anglais, qui avoient alors le droit de les exporter en Chine ou à la côte de l’Est. Le salpêtre leur étoit cédé à trois roupies le man et il étoit revendu à l’encan cinq roupies ; ces deux objets donnoient un revenu aux Français d’un lack de roupies à peu près.
194Les Hollandais recevoient autrefois l'opium immédiatement des mains des fabriquans mais lorsque les Anglais furent maîtres du Bengale et de la province de Bahar, le Conseil de Calcutta les priva de cet avantage ; ils sont obligés aujourd'hui de le prendre dans les magasins de la Compagnie Anglaise à la réserve de huit cent caisses qu’on leur laisse fabriquer dans leur loge.
195Français ! Sans doute tous ces traités qui font honte à la nation seront déchirés et brûlés, vous ne souffrirez pas qu’une nation rivale envahisse tout le commerce ; le vôtre doit être libre à l’avenir, et rien ne doit vous empêcher d’exporter de l’opium et du salpêtre et de porter du sel au Bengale. Selon une partie du discours que Mr Dundas113 prononça à la Chambre des Communes dans sa séance du 12 may 1802, et d’après des intentions si bien expliquées, pourrez vous acquiescer à des traités qui anéantissent entièrement votre/339/commerce dans l’Inde (a).
Intervention à la Communes
[note (a) : Chambre des Communes, séances du 12 may 1802. Le Dr Lawrence nous avons de grands intérêts dans les Indes orientales, le traité définitif qui vient d’être conclu, sans que les traités précédents ayent été renouvelés, ne peut-il pas compromettre ces intérêts ? La première fois que nous parûmes dans les Indes orientales, nous nous y montrâmes comme des marchands sans ambition, jaloux seulement d’étendre notre commerce, satisfaits de pouvoir le faire avec liberté et ne pensant même pas à une domination territoriale. Il n’y a pas bien longtemps encore que nos possessions dans cette partie du monde étoient comptées pour peu de chose et qu’un rocher nud à terre neuve étoit d'une plus grande importance aux yeux du public que la restitution de Madras que nous assurait le traité d’Aix la Chapelle. Ce ne fut que par degrés qu’on vit les avantages que pouvoient procurer des établissemens dans l’Inde et bientôt après, nous y acquîmes une domination immense. Les conquêtes de lord Clive nous assurèrent le Bengale et le Bahar : quand nous eûmes conquis les Cercars du nord sur les Français, nous nous en fîmes assurer la possession par une concession du grand Mogol qui donnoit, il est vrai, ce qui ne lui appartenoit pas ; nous avons forcé les Français par un traité à reconnaître le nabab que nous avions placé sur le trône du Carnate. Les articles du traité de paix de 1783 furent regardés comme insuffisans pour établir leur privilège et de nouvelles clauses furent stipulées dans la convention de 1787 relativement au commerce du sel, du salpêtre et de l’opium par Mr Dundas, nous devons notre souveraineté dans l’Inde à nos armes et nous la conserverons de même et si nous avons demandé des concessions des pays que nous avions conquis, c’étoit uniquement pour caresser les préjugés des naturels du pays ; quant aux nations européennes nous leur dirons : nous avons conquis cet empire par la force de nos armes, c’est par la force de /340/ de nos armes que nous le conserverons. Nous devons de même à la valeur de nos soldats les Cercars du nord, le Carnate et les districts que nous occupons sur la côte de Malabar. Pendant que nous étions souverains de ces immenses contrées, quelle était la situation des Français ? Ils ne possédoient pas un pouce de terrain dans l'Inde ; tout ce qu’ils auront, ils le devront au traité définitif.
Le traité de 1783 étoit le plus mauvais que nous eussions jamais fait, au moins pour ce qui concerne l'Inde, ; il est la source de toutes nos disputes qui l’ont suivi ; auparavant nous n'accordions qu’à la Compagnie la permission de commercer dans nos possessions ; il étoit faux alors de surveiller toutes ses opérations et nous n’avions rien à craindre. Le traité de 1783 avoit étendu ce droit à tous les Français ; dès lors nous ne pûmes plus connaître la nature des affaires qu’ils faisoient, ni mettre des bornes à leurs opérations commerciales. Il est vrai que le traité d’Amiens rend aux Français quelques factories, mais nous pouvons toujours borner leur commerce dans l’Inde, où même empêcher tout à fait d’y en faire aucun. Nous sommes complètement les maîtres de ce pays et nous avons le droit de régler tout ce qui le concerne. Si la France annonçoit des prétentions insoutenables, ne lui résisterions-nous pas ? Si elle fortifioit les factories, ne serions nous pas fondés à renverser ces fortifications ? N’étant liés nous même par aucune convention, n’avons nous pas le pouvoir d’établir dans nos Etats tels règlements que nous jugerons convenables ? Les Français, avant d’acheter une seule balle de marchandise, doivent se présenter à nous comme suppliant et obtenir préalablement notre permission. La France aujourd’hui ne jouira d’aucun avantage qu’elle ne doive à notre faveur et à notre indulgence. ]
Bénéfice sur le sel
196Le bénéfice que la Compagnie fait sur le sel n’est pas moins considérable, la plus grande partie de ce sel se transporte de divers endroits, des côtes de Coromandel /341/ et d'Orixa où elle l’achète à un prix très modique ; il ne lui revient au plus qu’à cent roupies les cent mans rendus au Bengale ; il s’en fait aussi aujourd’hui beaucoup dans les bois de Sonderies qui lui revient encore à meilleur compte, et elle les revend quelquefois deux cens quatre vingt à trois cens roupies. La consommation dans l’intérieur est si considérable qu’on peut bien mettre cet article comme une branche de commerce très lucrative ; par le traité dont je viens de parler la Compagnie Anglaise étoit obligée de recevoir dans ses magasins le sel que les Français portoient au Bengale et de le leur payer cent vingt roupies les cens mans, mais le particulier qui vouloit faire ce commerce, ne le pouvoit qu’en vertu d’un permis que le gouvernement français lui vendoit et par lequel il étoit autorisé à exporter telle quantité de sel.
Abus
197Cela entraîna de grands abus ; les Anglais, regardant les autres nations si au-dessous d’eux et voulant paroitre ne pas faire attention à un si petit objet, payèrent les premières années sans retirer les permis ; le gouvernement Français n’en retira qu’une très petite quantité ; alors ceux qui en possèdoient crurent pouvoir les faire servir une seconde fois pour l’année suivante ; le secrétaire du gouvernement de Chandernagor, chargé de cette partie vendit même pour son compte tous les permis qu’on avoit retirés et qu’on avoit mis dans des /342/ cartons sans avoir l’attention de les biffer comme ayant été exportés. On ne put empêcher un autre abus : le gouvernement français vendant chaque année ces permis à l’encan, des négociants anglais voyant un bénéfice sûr dans ce commerce les faisoient acheter, accaparoient les anciens et les nouveaux permis et, sous des noms français, envoyoient du sel au Bengale et envahirent une grande partie de ce commerce. Par une si mauvaise administration tant de la part des Français que des Anglais, il se trouva en 1790 une grande quantité de permis dehors, qui furent achetés, revendus et enfin exportés en sel au Bengale, soit par des Français, soit par des Anglais ; il en arriva près de cinq cens mille. La Compagnie reçut le sel dans ses magasins, donna des reçus à chacun de la quantité qu’il y déposoit, mais quand il fallut payer, on s’aperçut qu’il y en avoit plus que le traité ne le portoit ; le Conseil suprême composé du lord Cornwallis, de messieurs Stuart, Speke et Coper114, se permit quoique partie dans cette affaire de la juger en faveur de la Compagnie. Il ne craignit pas de se déshonorer, pour ruiner quelques familles françaises ; il confisqua de sa propre autorité, malgré les reçus qu’il avoit donnés, le sel au dessus de deux cens mille mans ; il paroit naturel d’après une telle décision de croire qu’on eût dû payer le chargement des /343/ premiers vaisseaux arrivés à Calcutta et encore mieux qu’on eût payé à tous une partie de leur sel, au prorata de ce qu’ils avoient apportés. Le contraire arriva ; le Conseil voulut être injuste dans tous les points ; ceux qui eurent le plus de crédit furent payés, tous les Anglais le furent, tandis qu’ils étoient les seuls qui devoient ne pas l’être, puisqu’ils avoient fait ce commerce en fraude, ce que je puis affirmer et prouver parce que, la plus forte exportation de sel s’étant faite d’Yanaon ou des environs par la commodité qu’on avoit de frêter des vaisseaux indiens à bon compte, plusieurs Anglais vinrent me remercier de ce qu’ils avoient été payés sur mes passeports (a) [note (a) : Entr’autres Mr Klammon Hamilton, négociant de ce pays, et Dawson, capitaine marchand.] pendant que quantité de Français avoient vainement sollicité le payement du sel qu’ils avoient déposé dans les magasins de la Compagnie. Par le traité dont j’ai fait mention, le Conseil de Calcutta n’avoit pas le droit de confisquer le sel que les Français avoient porté au Bengale au-dessus de deux cent mille mans sur des permis qu’ils avoient acheté de leur gouvernement qui en devenoit dès lors responsable ; il n’avoit que celui de dire aux particuliers qui l’y avoient porté : nous avons reçu tout le sel que nous devions prendre, ainsi que nous en étions convenus, nous ne pouvons /344/ prendre le vôtre, portez le où vous voudrez, mais vous ne le vendrez pas dans le Bengale. Alors il eut paru juste mais, l'ayant mis dans les magasins de la Compagnie et donné des reçus à chacun de la quantité de sel qu’ils y remettent, Payant vendu ensuite à un très haut prix, il devoit le payer ; il aima mieux être égoiste et avoir un profit de huit cent mille roupies, les trois cent mille mans qu’on avoit porté en sus ayant été vendus à l’encan près de trois cent roupies les cent mans. La guerre survenue en 1793 entre la France et l’Angleterre mit obstacle aux démarches que le gouverneur Français faisoit pour obtenir le remboursement de ce sel pris aussi injustement ; il faut espérer qu’à la paix, les commissaires de l’empire français l’exigeront.
Revenu des Etats conquis
198Par un traité fait entre le nabab de Laknau (a) [note (a) : Les Anglais écrivent Luknow. Je dois observer que, quand je dis le nabab de Laknau, c’est pour me conformer à l’usage, Tout le monde sait que le titre de ce prince est soubadar d’Oude et d'Élléabad ; Laknau est la capitale du souba d’Oude.] et le marquis de Wellesley en novembre 1801, ce gouverneur général a obtenu le démembrement d’une partie du royaume de ce prince et les provinces qu’il a acquises à la Compagnie donnent un revenu d’un courou115 et trente cinq lack de roupies, ce qui équivaut à peu près à trente trois millions de francs.
199Il faut y ajouter les revenus de la province de Katek, que le raja de Bérar a été obligé de leur abandonner en 1803 pour obtenir la paix et ceux de tous les pays qu’ils ont conquis depuis dans les provinces de Delhy et d’Agra sur Scindia116, Holkar117 /345/ et les Djates. Ainsi, on peut sans se tromper, porter les revenus de la Compagnie dans l’Inde a plus de quatre cent million de francs, ce qui est plus considérable que ceux de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Écosse ensemble.
200Voici une approximation des revenus que les Anglais retirent de l’inde qui doit être plus juste que celle donnée par le ministre qui a rendu des comptes à sa fantaisie ; ainsi le major Rennell qui a fait de si bonnes cartes de l’Inde, l’auteur du tableau de la Grande Bretagne et d’autres ont copié des erreurs.
201Le Bengale et le Bahar mesurent, selon le major Rennell, 149,217 milles quarrés ; le mille quarré contient 2500 bigas de superficie, ce qui donne un total de 373,042,500 bigas ; en admettant que les trois quarts sont forêts, montagnes, jungles, marais, étangs, rivières, chemins et villes, on aura 93,260,623 bigas pour l’autre quart susceptible de cultures qui paye redevance. Les plus mauvais terrains cultivés payent douze annas ; ceux qui se trouvent près des rivières payent deux roupies ; en mettant le tout comme mauvais terrain, on aura la somme de 69,945,468 roupies 12 annas, qui valent 174,863,671 francs 16 sols, que les Anglais doivent retirer seulement sur les terres
Autres bénéfices
202Ajoutez à cela le bénéfice que la Compagnie fait sur les vins de Madère et sur les autres marchandises diverses qu’elle importe d’Angleterre et que tout le monde peut acheter dans ses magasins de Calcutta, de Madras et de Bombay,
203celui qu’elle fait sur les marchandises qu’elle exporte de l’Inde en Europe et que l'on peut, tous frais payés, évaluer au moins à un million de Sterlings (22,500.000frs),
204celui qu’elle fait dans son commerce de la Chine, qui ne peut être moindre de six cens mille livres Sterlings (13,500,000frs),
205celui qu’elle fait aujourd’hui sur les épiceries, depuis qu’elle a conquis l’isle de Ceylan et les isles Moluques qui doit être au moins de trois cent mille livres st. (6,600,000frs).
206D'après cet exposé, on peut juger de la puissance colossale que la Compagnie a acquise et, en effet, qu’elle est la puissance en Europe, excepté la France, qui possède un aussi grand royaume et qui ait des revenus aussi considérables.
207Une bonne administration les augmenteroit encore, et la Compagnie dès lors se trouveroit puissament riche ; il est étonnant que des revenus aussi considérables puissent à peine payer les dépenses ; il est vrai qu’elles sont énormes ; les années qu’elle a été obligée de tenir en campagne pendant plusieurs années ont coûté à l’infini.
Dépenses
208Les appointements de ses employés au Bengale montent à des /348/ sommes exhorbitantes ; douze cent mille francs par an au gouverneur, s’il est en même temps capitaine général, comme l’étoient les marquis de Cornwallis et de Wellesley ; trois cent mille à chaque conseiller ; autant aux collecteurs ; deux cent quarante mille pour le premier juge de la Cour Suprême et cent quatre vingt mille pour les autres ; cent cinquante mille pour les premiers juges de grandes cours (a) ; cent vingt mille pour ses adjoints ; quatre vingt dix mille pour les juges particuliers de chaque district (zyla)118 ; cent cinquante mille pour les membres des comités de commerce et du revenu (Board of Trade et Board of Revenue).
Réforme de Wellesley
[note (a) : le marquis de Wellesley avoit fermé les sept différentes grandes cours de justice de Cassimbazar, Bénarès, Dacca et Patna en Bengale, Trichinopoly, [ ?], à la côte de Coromandel, ainsi que les juges de district pour terminer, soit-disant avec promptitude, les affaires des indigènes qui quelque fois trainoient en longueur plusieurs générations, sans en pouvoir voir la fin ; il prétendoit aussi pouvoir par ces tribunaux réprimer les vexations des collecteurs, le cultivateur pouvant y porter ses plaintes s’il est trop opprimé, ce qui est illusoire, car il est très difficile à des noirs d’approcher de ces juges s’ils n’ont beaucoup d’argent à donner pour rompre les barrières et encore s’ils parviennent à porter leurs plaintes, le juge ne donnera jamais tort au collecteur, son compatriote et le plus souvent son ami. Les grandes cours sont assez bien composées ; les juges sont hommes en général estimés ; qui la plupart, ont rempli les premières places, soit dans les secrétariats, soit dans les comités, et on ne peut les soupçonner de malversations ; mais savent-ils assez bien les langues pour juger par eux-mêmes ? Un mot mal traduit, mal interprété peut changer totalement une affaire ; les avocats qui sont des noirs, les interprètes et les grands dobachis119, toujours si intéressés, peuvent donc par l’appât de quelque bénéfice, les induire en erreur et ils peuvent commettre des injustices, malgré leur bonne volonté à être juste. Il n’en est pas de même de ces juges de zylas (district) ; la plupart sont des jeunes gens qui ne connaissent ni les lois de leur pays, ni celles de l'Inde ; sans connaître les hommes, sans savoir ce qu’ils leur doivent, ils tiennent, dans leurs mains, la vie, l’honneur et la fortune de tous les habitans de leur district. Un jeune homme arrive dans l’Inde à l’âge de dix sept ans ; aussitôt, on l’envoie au collège pour y apprendre les langues du pays ; de ce moment, il a quatre cent roupies (1000 frs) d’appointement par mois après deux ans d’études ; il entre dans les bureaux, un secrétariat suivant les protecteurs qu’il a où il reste ordinairement encore deux ans ; dès lors, c’est-à-dire qu’il a vingt deux à vingt trois ans, on le croit assez instruit pour être assistant d’un collecteur, d’un agent commercial, ou register d’un zyla (greffier) ; cette dernière place lui donne, en y comprenant les expéditions des arrêtés, deux cens pagodes (1800 francs) par mois, mais il y a d’autre bénéfices qui ne sont pas connus et qui souvent lui valent davantage. À la mort d’un des juges, ou si l’un d’eux est placé plus avantageusement, c’est le register ordinairement qui le remplace.
Défauts du système
/348a/ Le voilà donc juge à vingt trois ou vingt quatre ans ; ce jeune juge qui, jusqu’alors, n’avoit été occupé que de ses chevaux et de ses chiens, se trouve obligé, malgré toute sa bonne volonté, à vouloir le bien, de s’en rapporter à son grand dobachi qui a décidé l’affaire avant de la porter au jugement de son maître, et il n’y a pas de doute que de cette manière, c’est celui qui a le mieux payé qui a le meilleur droit. Celui qui intente un procès est d’abord obligé, en présentant la requête, de déposer entre les mains du register dix pour cent de son affaire, qui servent soit-disant à payer les appointemens des juges, le papier timbré et autres frais ; alors on lui donne un numéro pour que son affaire aille à tour de rôle ; et quelquefois le pauvre plaideur est obligé d’attendre plusieurs années avant qu’on appelle la sienne ; j’ai vu un de ces malheureux qui avoit le n° 4820 et depuis cinq ans que ces juges étoient établis ils n’en étoient qu’au n° 1680 ; ce qu’il y avoit de plus cruel, selon lui, c’est qu’il étoit obligé de suivre le zyla partout où il se portoit. Les pauvres Indiens ne savent plus aujourd’hui où donner de la tête ; autrefois, le chef de la caste, aidé des plus anciens, jugeoit en présence du chef de l’aidée leurs différends selon leur loi et, si l’affaire étoit compliquée, elle étoit mise à l’arbitrage ; aujourd’hui, ils sont obligés de payer des interprètes pour traduire leur requête ; d’avoir des avocats pour plaider leurs affaires au tribunal Anglais qui les juge selon les lois Anglaises. Le marquis de Wellesley, en établissant ces différentes cours, a mis, il est vrai, le gouvernement à même de connaître les fortunes des indigènes et trouver parmi les riches des ressources dans des moments pressés, mais aussi il peut y avoir des inconvénients à les connaître. Un juge peut se laisser séduire par des parents éloignés chicaneurs qui sous l’appas de quelque bénéfice et sachant qu’ils sont favorisés du juge et de son dobachi peuvent leur susciter de mauvaises affaires ; on en a vu qui ont été rechercher les testaments, les partages faits par leurs ayeuls ; les malheureux sont obligés de plaider : non seulement les interprêtes, les avocats, les dobachis les ruinent, mais ils perdent leur tranquillité ; enfin ils se trouvent bienheureux de sacrifier la moitié de ce qu’ils possèdent pour jouir tranquillement de l’autre moitié ; ainsi les grandes cours, les petites cours, loin donc d’être utiles, n’occasionnent que du désordre et ne serviront qu’à fomenter des révoltes ; le marquis de Wellesley a donc augmenté les dépenses de la Compagnie de douze millions de francs par an et l’avantage que les plaideurs et le cultivateur en retirent est si faible qu’on peut avancer qu’il est presque nul. Quand donc les directeurs de la Compagnie ouvriront-ils les yeux sur des dépenses aussi énormes qui choquent le bon sens et la raison, qu’ils ouvrent les livres des dépenses faits par ses agents dans dans l’Inde et ils verront qu’ils pourraient épargner plus de cinquante millions de francs chaque année sans que personne eût le droit de crier ; il n’y a pas de doute que si le marquis de Comwallis eut vécu, il aurait réformé toutes ces cours qui entraînent des dépenses aussi considérables]
209Les paymasters ont des bénéfices considérables
210/349/ [8 lignes illisibles]
Fragilité de la puissance anglaise
211Ces grandes dépenses affaiblissent ses ressources et bientôt toutes les richesses qu’elle tiroit de l’Inde ne seront plus qu’imaginaires ; c’est sur les emprunts et sur les banqueroutes que la Compagnie étaye aujourd’hui sa puissance ; un revers peut la ruiner dans ses fondemens ; depuis la guerre, les Français, les Hollandais, les Danois, les Portugais n’y apportent plus d’argent ; les espèces chaque jour deviennent très rares, parce que le peuple tient caché ce qu’il possède et le pauvre, même s’il ne peut cacher de l’or, enfouit les monnoyes de cuivre que son industrie lui a procurées dans la crainte qu’elles ne deviennent la proie des agens d’un gouvernement tyrannique. Tel est l’état où l’oppression et la tyrannie réduisent les hommes ; aussi, aujourd’hui, on chercherait vainement dans l’Inde les richesses et la population des temps passés ; ce pays n’est plus ce qu’il étoit du temps des Tamerlan, des Aureng-Zeb, des Thamas-couli-Kan120 ; les Anglais ont enlevé toutes les richesses ; les princes ont à peine de quoi subsister, la misère se fait sentir partout ; aussi presque toutes les aidées tombent en ruines ou sont désertes ; la plus grande partie des champs reste inculte ; c’est partout le spectacle de la misère qu’ont occasionnées les courses successives des Marattes, les marches des armées des Anglais et de celles d’Ayder et de Tipou sultan, qui détruisoient tout dans leur passage, auxquelles la rapacité des Anglais a mis le comble.
212Comme les grands évènemens sont toujours les moins attendus, on ne peut assurer ce que les Anglais, malgré leurs richesses apparentes et leur puissance, deviendront dans l’Inde. Il est bien sûr qu’il se trame sourdement des alliances pour les en chasser et il n’y aura que leur persévérance, une bonne administration, une conduite exemplaire de leurs agens, jointes à la bravoure de leurs soldats et à l’intelligence de leurs officiers, qui pourront les soutenir encore quelque temps dans un pays qu’ils ont envahi et où les princes possesseurs naturels feront tout pour rentrer dans leurs anciens droits.
Notes de bas de page
1 Schooner.
2 Voir W.W. Hunter, Statistical Accounts of Bengal, vol. I, p. 102-106 ; sur les fêtes, en particulier makarasaṃkrānti, en février, ibid. p. 103-105.
3 Hérons blancs avec diverses variétés d’aigrettes ; alouetttes de mer ; on désigne parfois ainsi les petits bécasseaux.
4 Critias (430-404 av. J.C.), élève de Socrate, l’un des trente tyrans imposés à Athènes par Sparte, jouissant d’un certain renom comme écrivain. On ne connaît pas de texte de lui. Platon, son neveu ou petit neveu, a écrit le Critias, dialogue contenant le mythe de l’Atlantide, ennemie d’Athènes.
5 Bajarā (hind., beng.).
6 Pānsī (beng.), pansoī (hind.).
7 Imperial Gazetteer, vol. V, p. 394.
8 Ibid., vol. VIII, p. 109-110.
9 Ibid., vol. VII, p. 341 sq.
10 Ibid., vol. IV, p. 391-392.
11 Ibid., vol. I, p. 438.
12 Manglier, espèce du genre Sonneratiaceae dédié à l’auteur par Linné fils.
13 Sur la ville de Calcutta et ses monuments il existe de nombreux ouvrages. Nous utilisons ici H.A. Newell, Calcutta, An Illustrated Guide to Places and Interest with Maps.
14 Sur l’histoire de la ville voir ibid, p. 1-59.
15 Farrukh-siyar, empereur (1687-1719).
16 Pinnace, navire pour transporter des passagers.
17 Siraj-ud-daulah, nabab du Bengale, régna de 1756 à 1757.
18 Roger Drake, gouverneur de Calcutta de 1752 à 1758.
19 L'épisode est connu des Anglais sous le nom de “Black Hole” (ibid., p. 67-73).
20 Charles Watson (1714-1757).
21 Robert Clive (1725-1774).
22 Mir Jafar Ali Khan, nabab du Bengale en 1757, déposé en 1760 ; il mourut en 1765.
23 Elle fut élevée par Holwell, puis démolie en 1821 ; lord Curzon en inaugura une réplique en 1902 (H.A. Newell, op.cit., p. 72-73).
24 Ibid., p. 64-67.
25 Gārī (hind., beng.).
26 Bōyi (tel.), caste de pêcheurs dont certains étaient porteurs de palanquin.
27 Richard Colley Wellesley, gouverneur général (1760-1842).
28 Ce bâtiment, appelé Government House, fut construit entre février 1799 et janvier 1803 (H.A. Newell, op.cit., p. 105-108).
29 Conseillers municipaux.
30 Kacahrī (hind.).
31 Guillaume Thomas Raynal, historien et philosophe (1713-1796).
32 La plus ancienne église protestante est la Old Mission Church, construite en 1772 par un suédois, John Zachariah Kiemander (H. A. Newell, op.cit., p. 157-160).
33 Notre Dame du Rosaire, construite en 1797 (ibid., p. 171-172).
34 Eglise de Saint Nazareth, construite en 1724 (ibid., p. 169-170).
35 Eglise du Saint Rédempteur, construite en 1780 (ibid., p. 174-175).
36 C’est l’église Saint Jean construite en 1787 (ibid., p. 87-93).
37 Jean Zoffany (1733-1810), peintre en vogue à Calcutta entre 1783 et 1790.
38 Le tableau, accroché à un mur de l’église le 9 avril 1787, fut très controversé, car les personnages de la Scène représentés étaient des portraits de gens qui étaient alors célèbres à Calcutta (ibid., p. 91-93).
39 Sur le côté nord de l’entrée est un pavillon appelé Rohilla Cenotaph, élevé à la mémoire de 14 officiers anglais morts en 1794 ; au nord-ouest du cimetière se trouvent le mausolée de John Charnock, fondateur de Calcutta et la tombe de l’amiral Charles Watson (ibid., p. 96-105).
40 Il s’agit probablement du vaste cimetière appelé South Park Street Cemetery, où se trouve la tombe en forme d’obélisque de William Jones (ibid., p. 146-149).
41 Au sud de Calcutta.
42 Orphelinat militaire fondé en 1782 par William Kirkpatrick (ibid., 125-126).
43 Cet hôpital, appelé aujourd’hui Presidency General Hospital, au sud de Victoria Memorial, fut fondé en 1768.
44 Baṅglā (beng.), maison, “bungalow”.
45 Man (hind.), unité de masse, variable suivant les régions.
46 Morung correspond à la tarai au nord de Purniya ; cette région est traversée par la rivière Kosi.
47 Rohilkhand, à l’est de Delhi, traversé par le Gange et la Ramganga.
48 Sīsū (hind.), Dalbergia Sissoo.
49 Salti (beng.).
50 Sāl (hind.), Shorea robusta.
51 C’est l'Asiatic Society of Bengal, fondée en 1784 par William Jones.
52 Asiatick Researches, journal régulièrement publié de 1788 à 1825.
53 Jones William (1746-1794), le premier savant indianiste avec Anquetil Duperron.
54 John Shorc, gouverneur général (1751-1834) ; il fut nommé baron Teignmouth en 1797.
55 Imperial Gazetter, vol. II, p. 122-123.
56 Ibid., vol. XII, p. 318.
57 C’est là qu’était établie la résidence d’été des gouverneurs anglais avant la création de Simia (H.A. Newell, op.cit.. p. 182-191).
58 Imperial Gazetteer, vol. XI, p. 20.
59 Ibid., vol. II, p. 77.
60 William Bolts (1739-1808), homme d’affaires au service de la East India Company au Bengale, déporté en 1768, naturalisé autrichien en 1775, promoteur de la Compagnie d’Ostende. Voir William G.J Kuiters, The British in Bengal, 1756-1773, A Society in Transition seen through the biography of a rebel : William Bolts (1739-1808).
61 La maison de campagne, construite par J.B. Chevalier en 1774, fut démolie en 1820 (J. Cordier & A. Bédier, Statistiques de Chandernagor, 1823, 1827, 1838, p. 219-220).
62 On trouvera une présentation détaillée de ce comptoir dans ibid., p. 1-271.
63 Imperial Gazetteer, vol. III, p. 419.
64 Ibid., vol. V, p. 489-500.
65 Gurnāśtah (pers., hind.).
66 Voir W. Thom (Memoir of the Campaign of the late general Lake, p. 273-174) qui décrit la façon dont on fabriquait la glace à Delhi en 1803 ; aussi Fanny Parks (Wanderings of a Pilgrim, vol. I, p. 78-83) : the ice pits.
67 Bhūmīdevī. Bhūmī (skr.), terre ; Bhūmīdevī, une des épouses de Viṣṇu.
68 Kampu (tam.), Pennisetum typhoides, millet.
69 Cōḷam (tam.), Sorghum vulgare, sorgo.
70 Ra’iyat (pers., hind.).
71 Kārttika (skr., beng.).
72 Girgelim (port.), Sesamum indicum, sésame.
73 Kāttavarai (tam.), Dolichos tetraspermus.
74 Dāl (hind.), Phaseolus aureus.
75 Huqqah (pers.), pipe à réservoir.
76 Pāt (beng.), jute.
77 Goṇī (hind.), toile de sac.
78 Nankin, tissu de coton.
79 Pūst (hind., beng.).
80 Afyūn (ar.).
81 Bighā (beng.), mesure de superficie dont la valeur varie selon les endroits.
82 Ser (hind., beng.), mesure de poids valant 80 tolas.
83 Matka (beng.).
84 Gur (beng.), sucre brut.
85 Khajāna (beng.), khizānah (hind.), redevance sur la terre.
86 Devāliya (hind.), temple.
87 Jangal (hind.), terre inculte à épineux, jungle.
88 Kaudī (hind.), petit coquillage blanc, Cyprea moneta, servant de monnaie.
89 Auraṅg (hind.), entrepôt.
90 Bāfta (pers.), bäphtä (beng.), sorte de calico.
91 Gaṛā (beng..), toile de coton assez grossière.
92 Hammam (turc), toile de lourde texture.
93 Sur cette terrible famine, voir Modave, Voyage en Inde 1773-1776, p. 63, et n. 1.
94 Ce passage reproduit mot pour mot le texte de Modave sur les sources du Gange (Modave, op.cit., p. 388. La tête de vache est un trait caractéristique des cartes anciennes de l’Inde. Kupelle, dit R. Orme (History of the Military Transactions of the British Nation in Indostan, vol. I, p. 14-15), est le défilé par lequel le Gange entre dans l’Hindustan, fameux par son roc qui ressemble à une tête de Vache. Il s’agit de Haridvar, le grand lieu de pèlerinage hindou. C’est en 1399 que Tamerlan, après avoir ravagé Delhi, massacra les Hindous à Haridvar.
95 Voir la carte de Mercator de 1610 dans J. Deloche, Recherches sur les routes de l'Inde au temps des Mogols, pl. XXI.
96 Iomanes.
97 Sonos (R.C. Majumdar, The Classical Accounts of India, op.cit.. p. 217).
98 Purāna.
99 Kahār (hind), porteur.
100 Cāmi (tam.), svāmī (sk.), seigneur, maître, dieu.
101 Cette cérémonie que les Européens appellent sati (satī - skr.), épouse fidèle, femme qui accomplit l'acte de fidélité suprême, est décrite dans la plupart des récits des voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles.
102 Lucrèce, 1er siècle avant J.C. : « A un tel lot de méfaits la religion a-t-elle pu (nous) pousser ».
103 Tēṟṟānkoṭṭai (tam.), tēṟṟa, Strychnos potatorum L., koṭṭai, noix de.
104 Macrée ou mascaret.
105 Ce terme est utilisé seulement à l'Ile Maurice et aux Caraïbes pour désigner le poisson chat rayé Plotosus lineatus.
106 Charles Cornwallis, gouverneur général (1738-1805).
107 George Hobart, gouverneur de Madras de 1794 à 1798.
108 Umdat ul-Umara, qui régna de 1795 à 1801.
109 Caṅku (tam.), coquillage.
110 Tapāl (tam.), poste.
111 François de Souillac (1732-1803), gouverneur général des établissements français au-delà du Cap de bonne Espérance, 1785-87. Cette convention fut rejetée par le gouvernement métropolitain anglais qui considérait que le gouvernement du Bengale n’était pas autorisé à conclure un traité avec l’étranger.
112 Charles Allan Carthcart (1759-1788).
113 Henry Dundas, “chairman of the Secret Committee” de la Chambre des Communes, institué à la fin de 1772 pour enquêter sur les affaires de la Compagnie, président du « Board of Control » en 1784, first Lord Melville, 1802.
114 Charles Stuart, Peter Speke, William Cowper.
115 Karoṛ(hind.), dix millions.
116 Sindhia Madhava Rao, chef marathe, régna à Gvaliyar de 1759 à 1794.
117 Holkar Malhar Rao, tué en 1797.
118 Zilah (hind.), jilā (beng.).
119 Dobhāṣī (hind.), homme qui connaît deux langues, interprète.
120 Tahmasp Quli Khan.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012