Les produits forestiers non ligneux et la gestion de la forêt kéralaise : droit d’usage et droit de contrôle
p. 407-438
Résumé
Non-Wood Forest Products and Forest Management in Kerala: Rights of Use and Rights of Control.
The mountains of the Western Ghats of Kerala (South India) are renowned for their rich biodiversity. Kerala is the birthplace of the traditional system of medicine Ayurveda, which is based on medicinal plants. The Ayurvedic industry has been booming since 1980, with an increasing demand on national and international levels. Cultivation of medicinal plants is still very low and 93% of the raw materials used in Ayurvedic drugs come from the natural environment, mostly from forest areas. The question of the supply capacity of the forest ecosystem is crucial in a context in which economic interests and biodiversity conservation are confronted. This opposition also exists between the policies for the protection of forest resources and the realities of its use. The challenge of balancing the economic interests, environmental concerns and social welfare of local forest-dependent populations is at the basis of thinking about sustainable development for forest areas. From national institutions to local populations, different actors are involved on the local level in the collection and marketing of non-wood forest products, including medicinal plants. They are developing management strategies that are described in this paper as logics of space, use and power.
An analysis of the legal documents related to forest management shows an evolution from a view focusing on the productivity of forest resources to a conservationist perspective. The place of the local populations in these policies has been ambiguous. Only the National Forest Policy, 1988, finally recognised their user rights to the forest and advised the development of ‘participatory management’. The state system of marketing of forest products created in Kerala in 1978 is based on cooperative societies, the members of which are exclusively adivasi (‘tribal’). The federation of these societies has the monopoly on the supply and marketing of forest products. While the collection activity relies on a network of cooperatives, the final marketing of forest products is therefore centralised. The system is based on collaboration between state institutions, from the fixing of the prices to the transport of the products. However, the cooperative system is in competition with a strong private sector, which is the real power in the market.
In order to reduce the gap between the cooperative system and local realities, some societies unofficially take products from non-adivasi collectors. The collectors themselves also collaborate to have all of them included in the system, despite their status. The private sector attracts both allowed and non-allowed collectors.
The control of the activity is creating competition between state institutions (VSS v. Society) and within the same state institution (among societies for the forest ranges). The collectors adapt themselves to changing structures, as far as they have an outlet for their products, but the VSS (Vana Samrakshana Samithi - Committee for Forest Conservation), a creation of Joint Forest Management policy, is seldom seen as a way of participating in the decision-making process. Participatory management, linked to the idea of ‘good governance’, also modifies the sharing of responsibilities for forest protection as well as degradation. Currently, the transfer of power between authorities and local populations deals more with the idea of ‘responsibility for misconduct’ than of ‘responsibility for a project’, which alone could lead to real empowerment.
Finally, the collectors are in the centre of a rivalry game between state institutions and between the federation and the private sector. Despite the idea of participative management, the forest continues to be controlled by outsiders. Adivasi collectors enjoy a right of use of resources, but not a right of control over their activity. The effort of collection compared to the price obtained on the market makes this activity one of the least remunerated. This, added to competition by other collectors who are not recognised by the authorities, makes the long-term management of forest resources a difficult challenge.
Texte intégral
INTRODUCTION
1Partout dans le monde, les organismes environnementaux s’alarment de la perte en biodiversité due à la surexploitation des forêts tropicales. La recherche pharmaceutique sur les plantes médicinales se développe. La protection de ces forêts, liée à la nécessité de maintenir leur patrimoine génétique, est devenue un enjeu mondial, certes environnemental et de santé, mais aussi économique. Dans ce contexte, l’affirmation que la ressource en plantes médicinales des montagnes des Ghâts kéralais, frontière orientale naturelle de l’État indien du Kérala et l’un des vingt-cinq Biodiversity Hotspots identifiés dans le monde (Mittermeier, 1999), pourrait être épuisée « dans les trois ans » est inquiétante. D’autant plus que cette estimation pessimiste vient du responsable du marketing d’Oushadhi, The Pharmaceutical Corporation (I.M.) Kerala Ltd., grosse entreprise publique produisant des médicaments ayurvédiques pour les hôpitaux du Kérala (communication personnelle, mai 2005). Que cette hypothèse soit justifiée ou que cette affirmation soit l’expression d’une volonté de donner l’alarme, elle montre néanmoins l’urgence d’une protection de la ressource qui préoccupe les industriels. Paradoxalement, au même moment, Oushadhi envisageait d’augmenter sa production en passant aux trois huit, c’est-à-dire à une production en continu, afin de répondre à la demande croissante en médicaments dans l’État du Kérala.
2La majorité des produits forestiers non ligneux, incluant les plantes médicinales, commercialisés au Kérala alimente les industries pharmaceutiques et cosmétiques. 93 % des matières premières utilisées par les industries ayurvédiques sont prélevées à l’état naturel (Sasidharan et al. 2000), principalement en forêt. La médecine ayurvédique fait partie des systèmes de médecine traditionnels de l’Inde et connaît un essor important aussi bien sur le marché national qu’international. En 1993-1994, le Kérala, berceau de la médecine ayurvédique, comptait 887 unités industrielles productrices de médicaments ayurvédiques (Drug Controllers Office (Ayurveda), Thiruvananthapuram, in Thomas, 1996). Après une forte augmentation depuis 1980, le nombre d’unités s'est finalement stabilisé du fait de la concurrence et de l’assainissement du marché, ainsi que des réglementations étatiques concernant la qualité des produits. En 2003, l’État kéralais dénombrait 845 entreprises ayurvédiques (Economic Review 2003) et en 2000, on estimait à un millier le nombre de petites unités non enregistrées (Sasidharan ibid.). Le nombre de praticiens ayurvédiques enregistrés auprès des institutions est en augmentation constante1 :
Tab.1- Nombre de praticiens ayurvédiques enregistrés
1958 | 1981 | 2001 | 2003 | |
Nbre de praticiens | 101592 | 110383 | 130804 | 134135 |
3En 2002, cinq nouvelles écoles de formation à l'Ayurveda ont été créées au Kérala, dont quatre établissements privés, preuve d’un dynamisme évident de ce système de santé.
4En 1998, le marché annuel des médecines ayurvédiques s’élevait au Kérala à deux milliards de roupies (Sasidharan ibid.). En 2000, ce même marché au niveau national représentait des échanges d’une valeur de 35 milliards de roupies (Annual Report 2001-2002, MOHFW) et n’a cessé de croître. Les exportations de médicaments ayurvédiques étaient évaluées à 7,5 milliards de Roupies en 2001-2002 pour le Kérala (Kerala Biotechnology Policy, 2004) et à 223,1 milliards de Roupies pour l’Inde entière (MAPPA/ICIMOD et al. 2005.) Une faiblesse de l’approvisionnement en plantes médicinales porterait un coup fatal au développement de ce secteur, alors que la culture de ces plantes est encore très limitée. La question du développement à long-terme du secteur de l’Ayurveda est donc très liée à la contradiction entre intérêts économiques et conservation de la biodiversité, celle-ci étant aussi considérée comme une ressource économique pour l’avenir.
5Si le Kérala connaît un essor des industries ayurvédiques, la consommation de médicaments à base de plantes ne cesse d’augmenter partout en Inde et les médecines traditionnelles, en particulier les médecines Siddha et Ayurveda, profitent de l’essor d’un tourisme de santé, des déceptions vis-à-vis de la bio-médecine et d’un revival aux tendances nationalistes. Les chiffres d’exportations des produits manufacturés mettent en évidence le dynamisme du secteur de l’industrie ayurvédique mais les exportations de plantes médicinales sont aussi liées à une demande large, non limitée au secteur de l’Ayurveda. Les exportations de plantes médicinales depuis l’Inde s’élevaient à 124,5 millions de dollars américains (5,5 milliards de roupies) en 2002-2003, le marché mondial étant évalué à plus d’un milliard de dollars (44,2 milliards de roupies) la même année (MAPPA/ICIMOD ibid.). S’il est difficile de quantifier les effets de ce marché sur la ressource forestière, il convient de se poser la question du développement durable face à ce qui semble tendre vers une surexploitation des ressources. Il est aussi important de s’interroger sur les responsabilités vis-à-vis de leur protection et conservation. Si certaines études soulignent la nécessité de mettre en culture les plantes utilisées par les industries pharmaceutiques et en évaluent la possibilité (Sasidharan ibid., Report of the Task Force on Conservation & Sustainable Use of Medicinal Plants, 2000), d’autres dénoncent les dégâts écologiques de la cueillette et proposent des méthodes « durables » de cueillette des plantes médicinales (Kinhal et al. 2006 ; Sankar et al. 1996). De nombreux travaux abordent aussi des questions sociales plus larges telles que la gestion du milieu forestier pour la conservation de la biodiversité et les droits des populations résidant dans ou autour de la forêt sur la ressource forestière (Gadgil et al. 2000 ; Saberwal et al. 2003, Poffenberger et al. 1996).
6Le défi de protéger cette ressource dont la valeur s’accroît constamment est lié à celui du contrôle de l’espace de la forêt et des produits qui en sont drainés. Considérant la faible culture actuelle des plantes médicinales, le futur de l’industrie pharmaceutique ayurvédique au Kérala se joue, de mon point de vue, à l’échelle locale, dans l’espace de la forêt, où les matières premières médicales sont ramassées et commencent leur voyage vers les marchés des plaines. La tension entre utilisation de la ressource et conservation est reproduite à cette échelle locale et trouve son expression dans les relations sociales. Limiter l’accès à la forêt et en réglementer l’usage ont toujours été l’objet des politiques du Département des Forêts (Forest Department). Celui-ci, ainsi que le Département pour le Développement des Tribus Répertoriées (Scheduled Tribe Development Department), le Département des Coopératives (Co-operative Department) et les populations locales ont développé des stratégies singulières d’appropriation de l’espace, de gestion de la ressource forestière et de participation à la prise de décision. Ces stratégies suivent des logiques de territoires, d’usages et de pouvoir qui sont l’objet de cet article.
7Dans un premier temps, le propos portera sur les politiques étatiques et nationales qui encadrent l’utilisation des forêts kéralaises. Dans un second temps, je comparerai ce cadre législatif avec les réalités locales et verrai comment droits et relations de pouvoir cohabitent, en me concentrant sur les stratégies que déploient les acteurs pour garder le contrôle sur la ressource et son utilisation.
1. Droits de cueillette et droits sur l’espace
1.1. La forêt et ses ressources : l’idéal du contrôle
8L’histoire de la gestion de la forêt kéralaise est celle de l’utilisation de ses ressources et de la satisfaction des intérêts des autorités. Elle retrace le passage d’une vision mercantile et productiviste développée avec l’exploitation britannique à une perspective conservationniste. Dans cette évolution, les populations locales ont eu une place instable et secondaire ; si depuis quelques années, l’idée de leur participation dans la gestion de la forêt a émergé, il s’agit plus pour l’instant d’un transfert de responsabilités et de devoirs vis-à-vis de la protection de la forêt que d’un réel empowerment.
9Avec la présence britannique commença vraiment l’exploitation dite « commerciale » de la forêt pour l’extraction des bois d’œuvre. Les premières plantations de teck dans les Ghâts kéralais dès 1842 furent motivées par la diminution du nombre d’arbres disponibles dans la forêt naturelle. Les besoins en bois d’œuvre des industries navale et ferroviaire, ainsi que la volonté de maintenir l’approvisionnement en préservant l’environnement, entraînèrent la création en 1862 du Département des Forêts et la « reservation » en 1865 de larges espaces forestiers (Kerala State Gazetteer 1989). Parallèlement, tout un système législatif et institutionnel se mettait en place à l’échelle de l’Inde britannique. Les objectifs de production et d’organisation de l’extraction furent planifiés dans des Plans d’Aménagement. Les produits forestiers non ligneux restèrent considérés comme produits mineurs. Confronté aux besoins en bois des industries, au développement des nouvelles plantations et à la menace des défrichements agricoles par les migrants venant de la plaine, le Département des Forêts devint le garant officiel de la protection de la forêt. La nouvelle mise en défens aboutit à soumettre les populations, principalement adivasi6, qui habitaient ou utilisaient les régions forestières, aux régulations de ce Département, concernant l’accès à la ressource, la liberté de circulation, les projets de foresterie...
10L’Indépendance ne provoqua pas de rupture dans la politique forestière. Mais, alors qu’en 1935 le contrôle central sur les Plans d’Aménagement avait été abandonné et la forêt était administrée par les différentes principautés et provinces de l’Inde britannique, la gestion de l’espace forestier se centralisa progressivement. Dans la continuité des lois coloniales, la National Forest Policy, 1952 insistait sur la priorité des intérêts nationaux dans la gestion de la forêt et sur la nécessité de restreindre les droits des usagers. Dans les années 1960, les acteurs à l’échelle locale se multiplièrent, les secteurs de l’électricité, de l’irrigation et de l’industrie organisèrent leurs activités en forêt, notamment par la création de barrages-réservoirs, attirant des migrants. Au Kérala, les diverses plantations et les défrichements incontrôlés s’étendaient tandis que le Département des Forêts donnait des concessions aux industries pour l’extraction du bambou et des bois d’œuvre sans limites de quantités (Chundamannil 1993).
11Parallèlement, les réglementations reflétaient un besoin de contrôler les populations locales et de les maintenir disponibles comme source de main d’œuvre dans des espaces isolés. Le regroupement dans des villages de familles adivasi vivant dans la forêt suivait en partie cette logique. La déclaration comme anticonstitutionnelle en 1969 des Kerala Hillmen Rules, 1964, alors composantes du Kerala Forest Act, 1961, fut la mise en évidence d’une situation de maintien dans la servitude et l’enfermement des populations adivasi. Ces règles contrevenaient à l’article 19 de la Constitution permettant à tout citoyen de se déplacer librement sur le territoire. En effet, elles assujettissaient le déplacement de chaque individu à l’accord du chef de village et le déplacement du village à l’accord de l’Officier de Division Forestière (Divisional Forest Officer). Elles obligeaient les habitants à travailler pour le Département des Forêts pour un salaire fixé par l’Officier de Division et à fournir ce même Département en produits forestiers non ligneux en fonction de sa demande et à un prix fixé (Thakur 1995). Cet épisode montra l’enjeu du contrôle des mouvements et des activités dans la forêt pour le Département des Forêts qui agissait comme une force de l’ordre gardant un territoire et en réglementant l’usage.
12Confrontée aux abus dans la gestion de la ressource forestière, la Commission Nationale sur l’Agriculture dénonça en 1976 la destruction de la forêt et la même année, en plein état d’urgence7, la forêt passa dans la « liste conjointe » de la Constitution (Chaudhuri, in Pfeffer, 1997) : elle devint ainsi un domaine de compétence à la fois des assemblées régionales et du gouvernement central qui obtint le pouvoir de légiférer au nom de l’« intérêt national » dans un domaine auparavant réservé aux États fédéraux (Landy, 2002). C’est ainsi que le Forest (Conservation) Act, 1980 retira aux États le droit de « déréserver » la forêt et d’y autoriser des activités non liées à la foresterie.
13La National Forest Policy, 1988 correspondit à un tournant dans les politiques forestières. Elle proposait une approche différente de la foresterie et des enjeux sociaux liés à l’utilisation de la forêt. Elle condamnait la vision productiviste d’une forêt comme source de revenus et prônait sa conservation, entendue comme « préservation, entretien, utilisation durable, et mise en valeur de l’environnement naturel » et en cela elle répondait à une évolution de la gestion des forêts qui avait vu la création de douze réserves naturelles (Wild Life Sanctuaries) et de deux parcs nationaux au Kérala. Mais surtout, elle reconnaissait l’importance des produits forestiers non ligneux pour les populations habitant dans ou à proximité de la forêt, adivasi ou non. Elle exigeait la protection des droits et concessions de ces populations sur la forêt, leur assurant un accès au bois de chauffage, fourrage, produits forestiers et bois de construction, et lançait les programmes de « foresterie sociale ». Cette politique prolongeait ainsi l’injonction de la National Forest Policy, 1952 de développer un intérêt direct chez les populations pour l’utilisation de la forêt, en y ajoutant une forte volonté de les intégrer dans la démarche conservationniste.
14Le rapport de la Commission Nationale sur l’Agriculture de 1976 accusait les populations locales de dégrader l’environnement et d’être un obstacle à la préservation de la forêt. Pourtant, Rajesh Tandon et Ranjita Mohanty (2002) ont décrit l’essor des mouvements sociaux des années 1970 comme de « nouvelles vibrations dans le domaine de la société civile » qui permirent de transformer la question du respect des droits des groupes défavorisés - femmes, Castes répertoriées et Tribus répertoriées - en des questions de société à l’échelle de l’Inde. Le mouvement Chipko en 19738 et la résistance au projet de barrage sur la Narmada (Narmada Bachao Andolan) peu de temps après, posèrent les questions du développement, du déplacement des populations, du rôle de l’État et des droits des populations sur les ressources naturelles et donc des responsabilités dans la dégradation du milieu forestier et des intérêts dominants (Tandon et al. 2002).
15Dans la National Forest Policy, 1988, le gouvernement invitait les institutions à éduquer les populations locales sur la « valeur » de la nature. La « foresterie sociale » voulait les impliquer dans des activités de reboisement d’espèces utiles pour leurs besoins domestiques (fourrage, petit bois, cueillette) et pour la vente, mais elle n’eut pas le succès escompté. Finalement, toujours dans l’idée d’impliquer les populations locales pour la réussite des différents programmes, la « gestion participative » des ressources naturelles s’est imposée dès 1990 comme le nouveau credo des politiques forestières. Les projets de Gestion commune de la forêt (Joint Forest Management) continuent encore d’être partout encouragés.
16Les années 1990 virent en Inde la croissance d’un effort collectif de prise en compte des problèmes de pauvreté et de droits des basses castes, des adivasi et des femmes, avec le développement de campagnes de sensibilisation et d’information (Tandon et al. 2002). Finalement, la National Environment Policy, 2004 lia les difficultés à contrôler l’accès à la forêt et les défrichements, à la négation des droits traditionnels des adivasi sur leur espace de vie : cette négation les déresponsabiliserait vis-à-vis de la protection de leur environnement. Il n’était plus question dans ce document des autres communautés utilisant la forêt, dont le droit d’usage était passé sous silence. Si le texte conseilla la reconnaissance des droits traditionnels, sans pour autant les préciser, il encouragea aussi un durcissement des réglementations vis-à-vis des populations résidant dans et près des parcs naturels, du fait d’interprétations différentes au niveau des autorités locales de la notion de « restriction d’accès ». Ce texte permit une nouvelle lecture du Wild Life (Protection) Amendment Act, 2002 qui conseillait une cueillette des produits forestiers dans les réserves naturelles limitée aux seuls besoins domestiques des populations locales.
17Le nouvel intérêt pour les produits forestiers et en particulier les plantes médicinales et le développement des idées de conservation renforcent une image des adivasi comme « dépendants » de la forêt dans laquelle ils pratiquent des méthodes de cueillette « non scientifiques », destructrices de l’environnement. Les institutions cherchent désormais à encadrer l’activité de cueillette en enseignant aux cueilleurs les « pratiques durables »9, en oubliant que l’effort de cueillette est aussi déterminé par le revenu obtenu de la vente des produits.
18Le controversé10 Scheduled Tribes (Recognition of Forest Rights) Bill, 2005, venait rétablir l’image des populations adivasi et leur donner plus de pouvoir pour gérer leur environnement. Il se fondait sur un mea culpa : depuis trop longtemps, les droits des adivasi ont été niés. Sans terre et sans reconnaissance, ils ont été considérés comme défricheurs illégaux et exposés au risque d’être évincés de leur lieu de vie. L’apport de ce texte était la reconnaissance légale de l’occupation des terres défrichées par les adivasi depuis 1980 (à hauteur de 2,5 ha par famille). Cette décision se fondait sur une nouvelle approche de la gestion forestière : les populations adivasi étaient désormais présentées comme élément de l’écosystème forestier essentiel à son équilibre, ce qui constituait un changement fort par rapport à la pensée conservationniste11. Cependant, le texte indiquait clairement que cette reconnaissance de droits était indissociable d’une prise de responsabilité vis-à-vis de la protection de la forêt12. L’usage de ces droits restait limité aux besoins de la subsistance et ne devait pas être utilisé à des fins commerciales. Dans le cas d’une dégradation de l’environnement ou de pratiques affectant le milieu, le coupable pouvait se voir retirer la jouissance de ses droits. Le droit était aussi lié à l’obligation d’informer les autorités villageoises et forestières en cas de menace sur l’environnement.
19Les institutions semblent chercher à s’assurer la coopération des populations locales pour la gestion de l’espace forestier, mais le Scheduled Tribes (Recognition of Forest Rights) Bill, 2005 a soulevé la question importante du partage des responsabilités vis-à-vis de la protection de l’environnement. Le texte offrait la possibilité d’une perte de leurs droits par les individus qui ne suivraient pas les règles de la préservation. Il proposait donc une « responsabilité pour faute » des populations, c’est-à-dire l’obligation de respecter l’ordre imposé sous peine de sanctions, sans leur donner vraiment de « responsabilité projet » au sens de « capacité d’agir » (Eberhard 2006). Les débats qui ont accompagné la présentation au public de ce texte ont mis en évidence le dynamisme de la société civile et le texte est vite devenu un enjeu de société. Activistes des droits de l’homme, environnementalistes, journalistes, représentants politiques, chercheurs ont confronté leurs opinions. Et finalement, le Scheduled Tribes and Other Traditional Forest Dwellers (Recognition of Forest Rights) Act, 2006 semble une réponse appropriée aux préoccupations de la société civile. Principale modification, l’Acte concerne à la fois les Tribus répertoriées et les populations qui dépendent de la forêt pour leur subsistance depuis plus de trois générations et dont on oubliait dans la première version les droits d’usage et d’accès à la ressource forestière. Le texte reconnaît aux populations locales un droit d’usage et de gestion des espaces forestiers qu’elles ont traditionnellement utilisés et limite le pouvoir des autorités sur le déplacement des populations dans le cas des parcs nationaux. Surtout, la « responsabilité pour faute » a disparu, les populations ne doivent plus « s’assurer » que rien n’affecte l’environnement mais elles ont désormais le « pouvoir » de le protéger. Ce nouveau texte de loi représente une avancée en matière de réflexion sur la participation, dont les répercussions au niveau local sont encore à venir.
20Les Plans d’Aménagement du Département des Forêts kéralais continuent de donner une place très limitée aux populations locales. Un rapport de l’Institut Français de Pondichéry sur la gestion des forêts du Kérala indiquait en 2005 que l’approche du Département des Forêts correspond plutôt à une forme paternaliste de sympathie vis-à-vis de populations pauvres plutôt qu’à une vision égalitaire qui en ferait de véritables partenaires pour la gestion de la ressource (IFP 2005a). Le succès de la participation reste lié à la capacité et surtout à la volonté de réforme de la part des départements forestiers des États fédéraux qui ne semblent pas encore prêt à partager le pouvoir de contrôle et de décision sur la gestion des ressources forestières. (Bon 2006).
1.2. La filière des produits forestiers : un système réglementé
21La commercialisation des produits forestiers représente des flux importants, en valeur et en quantité. Déjà en 1987, les statistiques gouvernementales chiffraient à 38 % la part du revenu interne du Département des Forêts issue des produits forestiers non ligneux, ceux-ci constituant 67 % des gains nets d’exportation du Kérala (Campbell, Ramachandran, 1987 cités dans Thomas 1996). Aux yeux des institutions, le contrôle de l’activité est essentiel pour gérer l’exploitation des ressources naturelles (enjeu environnemental), pour mettre un frein à leur exploitation par le secteur privé (enjeu économique) et pour tenter d’améliorer le revenu des cueilleurs (enjeu social).
22À partir de 1978, date à laquelle le gouvernement kéralais attribua le droit de cueillette des produits forestiers non ligneux aux membres des Sociétés Coopératives Girijan de Service (Girijan Service Co-operative Societies, qui devinrent en 1987 Sociétés Coopératives Tribales de Service, Tribal Service Co-operative Societies), l’activité de cueillette passa d’un système concurrentiel où le droit de cueillette dans les Ranges forestières13 était vendu aux enchères, à un système réglementé, exclusif et organisé par l’État. Les populations catégorisées comme Tribus Répertoriées (Scheduled Tribes), membres de ces Sociétés, devinrent les seules autorisées à cueillir et commercialiser les produits, avec l’obligation de vendre ces produits aux Sociétés.
23Les Sociétés étaient initialement gérées par des agents du Département des Coopératives (Co-operative Department, Goverment Order 1980). En 1981, le système fut dénoncé comme incapable d’assurer aux cueilleurs une part dans les profits des Sociétés. Les structures furent placées sous la responsabilité du Département des Forêts qui s’avéra manquer des fonds et des infrastructures nécessaires pour gérer T activité. La même année fut alors créée la Fédération des Coopératives pour le Développement des Castes et Tribus Répertoriées de l’État du Kérala (SARL) (Kerala State Scheduled Caste Scheduled Tribe Development Co-operative Federation Limited), sous la tutelle du Département des Coopératives et du Département d’Aide Sociale pour les Tribus (Tribal Welfare Department), avec le monopole de l’acquisition et de la vente de tous les produits forestiers non ligneux ramassés par les Sociétés. Les Sociétés continuèrent néanmoins à commercialiser directement les produits jusqu’en 1991 ; depuis, tous les produits forestiers doivent être vendus aux enchères aux sièges des branches de la Fédération (Shankar 1999)14. La nationalisation de la filière d’approvisionnement en produits forestiers fut donc suivie par une centralisation de la commercialisation des produits.
24Dans le système actuel, les prix de base des produits sont fixés par un Comité, regroupant :
trois Conservateurs en chef des Forêts (Chief Conservators of Forest, branches Protection, Projet de la Banque Mondiale, Éco-développement et aide sociale aux tribus),
le Directeur du Département pour le Développement des Tribus Répertoriées (Scheduled Tribe Development Department, ancien Département d’Aide Sociale pour les Tribus),
le Responsable des Sociétés Coopératives,
l’Administrateur Délégué d’Oushadhi, la plus grande industrie ayurvédique publique du Kérala,
l’Administrateur délégué de la Kerala Pharmaceutical Corporation, autre industrie ayurvédique publique mais de taille plus petite,
le Secrétaire à la Santé du gouvernement,
le Directeur du Kerala Forest Research Institute de Peechi,
le Principal du Government Ayurveda College, Thiruvanathapuram,
le Directeur du Département des systèmes de médecine indiens (Department of Indian Systems of Medicine) (Abraham 2003).
25Les cinq derniers membres ont rejoint le Comité récemment. Ils y introduisent une dimension de santé et de recherche alors que le seul utilisateur de produits forestiers présent dans le Comité était auparavant l’entreprise d’Oushadhi. Ceci illustre bien que la simple fixation des prix annuels des produits forestiers couvre en fait des enjeux économiques, environnementaux et sociaux qui dépassent les limites d’une « filière ».
26Le système fonctionne sur une collaboration ou du moins un équilibre entre les départements, ce qui explique leur présence dans le Comité. Oushadhi, correspondant à l’élément industriel, cherchera à baisser les prix dans les négociations, tandis que le Département pour le Développement des Tribus Répertoriées, par exemple, aura intérêt à faire augmenter les prix. À l’origine, les produits étaient principalement destinés à Oushadhi, qui indiquait les espèces à récolter et était en droit de revendre les produits à d’autres industries. Désormais, le Comité publie chaque année la liste des produits qui peuvent être récoltés pour la vente et les produits en excès sont commercialisés par la Fédération (Shankar 1999).
27C’est le Département des Forêts qui accorde chaque année la gestion des Ranges forestières aux différentes Sociétés. L’organisation géographique de la cueillette peut donc changer régulièrement. Chaque transport des produits est subordonné à l’obtention d’un permis délivré par l’Officier de Division forestière. Par conséquent toute la partie cueillette de la filière des produits forestiers non ligneux est sous le contrôle du Département des Forêts. Les cueilleurs, eux, doivent normalement être munis d’une carte de membre de leur Société qui comporte une photo depuis 1990. Dans le cadre de la lutte contre la cueillette illégale, ils peuvent être contrôlés à tout moment par les gardes forestiers.
28L’exclusivité du droit de cueillette des populations adivasi leur donne aussi la responsabilité officielle de la dégradation de la forêt et de la diminution des produits forestiers. Ils sont aussi les premiers soupçonnés d’être coupables ou complices dans les cas de feux, de braconnage ou de coupe illégale de bois, puisqu’ils sont les seules personnes se déplaçant en forêt sans autorisation préalable. Leurs déplacements pour la cueillette sont normalement limités aux Ranges forestières accordées à leur Société.
29Chaque cueilleur doit être membre d’une Société et tout adivasi peut en devenir membre. La Société est une coopérative d’adivasi officiellement gérée par eux. Elle est dirigée par un Bureau élu par les membres qui sont normalement convoqués tous les mois pour une réunion. Un Secrétaire est recruté par la Fédération pour administrer la Société sous les ordres du Président. La structure est présentée comme étant au service des cueilleurs pour F amélioration de leurs conditions de vie. Elle est habilitée à avancer des sommes d’argent, des produits consommables ou même des vêtements, remboursés sous forme de produits forestiers. Elle facilite la commercialisation des produits et a pour but d’empêcher l’exploitation des cueilleurs par les marchands privés. Le système fonctionne donc à travers une centralisation de la commercialisation des produits, tandis que la cueillette est organisée dans une démarche plus participative.
30Cependant, le commerce illégal des produits forestiers non ligneux par des marchands privés est très important, même s’il est difficile d’avancer des données chiffrées de quantité ou de valeur des produits. Les compagnies pharmaceutiques du Kérala s’approvisionnent majoritairement ou exclusivement auprès des marchands privés. Le monopole de l’approvisionnement en plantes médicinales en provenance de la forêt est officiellement aux mains de la Fédération, mais si les Sociétés ne parviennent pas à répondre à la demande du marché, les entreprises trouvent le complément de matières premières auprès des marchands privés. Ceux-ci obtiennent des produits de la part des cueilleurs adivasi ou recrutent des cueilleurs non autorisés.
31Dans sa thèse (1996), Philip Thomas démontrait que le marché des produits forestiers non ligneux est dominé par les marchands privés qui déterminent à la fois le prix d’achat aux cueilleurs et la valeur des produits sur le marché. La Fédération n’a pas réussi à pénétrer efficacement le marché des industries pharmaceutiques qui se fie encore au secteur privé : le fait que les Sociétés accumulent les stocks alors que le marché est demandeur est une preuve des difficultés de commercialisation rencontrées par la structure publique (irrégularité de l’approvisionnement, systèmes d’enchères contraignant, prix trop élevés, dégradation des stocks...). Dans le cas de la Branche de la Fédération de Thrissur, en 1993-1994, près de 50 % des plantes médicinales étaient directement vendues aux industries ayurvédiques du Kérala, en majorité à Oushadhi, et près de 20 % étaient vendues dans d’autres États. Près de 80 % des produits non-médicinaux étaient vendus hors du Kérala. Philip Thomas concluait que le marché kéralais des produits forestiers est organisé depuis l’extérieur de l’État et qu’à la fois les cueilleurs et les Sociétés sont à la merci des marchands privés.
32Les conclusions de Philip Thomas sur le fonctionnement des Sociétés et sur la collaboration entre institutions sont sévères puisqu’en 1996, il constata qu’aucun cueilleur n’était jamais devenu membre du Bureau d’une Société et que les membres du Bureau n’avaient aucune expérience dans la cueillette et la commercialisation des produits forestiers. Lors de son enquête, il nota que les Secrétaires des Sociétés se plaignaient des délais pour l’obtention des permis du Département des Forêts et des problèmes de corruption auxquels ils étaient confrontés. Ils dénonçaient aussi un manque d’efficacité du Département des Forêts pour lutter contre la cueillette illégale.
33Depuis les observations faites par Philip Thomas en 1993-1994, la situation a changé puisque des cueilleurs sont élus présidents des coopératives ou font partie du Bureau. Néanmoins, le Secrétaire en charge de toute la gestion de la coopérative est toujours recruté à l’extérieur, ainsi que la plupart des agents des centres de stockage. Même là où des cueilleurs ont obtenu des postes à responsabilité dans leur Société, les autres membres ne la considèrent pas forcément comme une structure représentative sur laquelle ils ont un contrôle. Concernant la capacité de la Fédération à pénétrer le marché, le bilan fait dix ans auparavant par Philip Thomas est malheureusement encore valable.
34Ces conclusions soulignent la complexité des relations entre les acteurs pour la cueillette et la commercialisation des produits forestiers non ligneux. Cette activité suscite beaucoup d’intérêt et son contrôle est un enjeu disputé. Les institutions contrôlent officiellement l’espace de la forêt et la cueillette des produits, elles distribuent les privilèges et ont le pouvoir de punir. Les flux de produits de la forêt à la plaine sont organisés par la structure publique des coopératives et par le secteur privé, avec ou sans la collaboration des autorités. Les cueilleurs, enfin, ont une connaissance de l’espace forestier qui leur donne un avantage sur les autorités ; cependant, ils sont mal informés de la valeur de leurs produits et sont soumis aux acteurs, publics ou privés, venus de l’extérieur qui font le lien avec les consommateurs.
2. Droits et pouvoirs, les réalités locales
2.1. Organisation de l’espace forestier : le contrôle en position
35Entre les ports de la côte et la trouée de Palakkad qui permet de traverser les Ghâts Occidentaux, la région de Thrissur est traditionnellement un lieu de transit des produits forestiers. Les principales industries ayurvédiques y sont situées et le centre-ville de Thrissur contient le plus gros marché en produits forestiers de la région. La forêt voisine, sur les pentes des Ghâts occidentaux, est le lieu d’une cueillette intense de produits et présente un exemple intéressant de l’organisation de la filière.
36L’espace que j’étudie se situe au Sud de la trouée de Palakkad et s’élève à des altitudes entre 400 et 1400 m. Il s’étale sur plusieurs Divisions forestières et réserves naturelles et comprend des types de végétation, d’occupation humaine et de gestion différents. Les Divisions de Vazhachal, Chalakudy et Nemmara sont gérées de manière traditionnelle avec un Officier de Division dans la ville au pied de la montagne et des Officiers de Range (Forest Range Officers) sur le terrain. Les deux réserves naturelles (Wild Life Sanctuaries) sont chacune dirigées par un Gardien (Wild Life Warden) : le Gardien de Parambikulam est présent dans la réserve et gère donc son territoire de manière plus serrée que celui de Chimmony qui réside à Peechi, plusieurs kilomètres au nord.
37La Division de Chalakudy est caractérisée par de larges plantations d’hévéas, tecks et ananas et une forêt secondaire décidue humide, son intérieur est couvert de forêt sempervirente. La Division de Vazhachal traverse les Ghâts jusqu’à la frontière du Tamil Nadu, elle comprend de grandes surfaces plantées en teck et une forêt sempervirente couvre sa moitié orientale. La Division de Nemmara, dont nous ne considérons que les Nelliyampathy Hills et la Kollengode Range, est une concentration de plantations de thé, café et cardamome, la Kollengode Range étant aussi couverte de forêt primaire décidue humide. Les deux Wild Life Sanctuaries ont été créés autour de barrages-réservoirs. Le barrage de Chimmony est entouré de forêts décidue humide, sempervirente et semi-sempervirente, assez dégradées, et les habitants de sa région ont été déplacés hors du Sanctuary. Par contre, Parambikulam WLS est couvert en grande partie par des plantations de teck, au nord se trouve une forêt décidue humide très dégradée et à l’ouest les versants sont couverts de forêt sempervirente dense (IFP 2005b). Cette réserve naturelle comprend six villages adivasi et un village d’anciens ouvriers venus lors de la construction du barrage de Parambikulam.
38Cet ensemble montagnard présente des formes de peuplement contrastées, les habitants ont donc, nous le verrons, des rapports et un besoin différents de l’espace forestier. La Division de Vazhachal se singularise par une concentration des villages le long de la route qui traverse la montagne, les distances et les conditions de circulation font que les habitants sont assez isolés. Dans la Division de Chalakudy, les villages sont situés sur les franges de la forêt, au contact de l’espace agricole. Dans les Nelliyampathy Hills, les plantations ont créé des villages-rues d’ouvriers agricoles et attirés des migrants. Les populations adivasi habitent et travaillent dans les plantations. Depuis 2002, deux groupes se sont installés l'un sur les terres du Département de l’Agriculture, l’autre sur celles du Département du Tourisme pour y créer chacun un village, mais cette installation n’est pas reconnue par les autorités. Enfin, les villages de la Kollengode Range et Parambikulam WLS sont en majorité isolés ; si certains se situent le long de Tunique route pénétrant la réserve, la plupart des villages sont éloignés des voies de communication et inaccessibles pour les véhicules en période de mousson.
39La région est habitée par différents groupes adivasi. La Division de Chalakudy ne comprend qu’un seul village Kadar, les autres regroupant des Malayan. À l’opposé, la Division de Vazhachal contient essentiellement des villages Kadar. Un village de Muduvan et deux villages de Malayan font l’exception. La Division de Nemmara et le Parambikulam WLS contiennent des groupes variés, du fait de la présence de nombreuses plantations et de la frontière avec le Tamil Nadu qui a encouragé les migrations : Malassar, Mala-Malassar, Muduvan, Kadar et Irulas.
40Ces différences régionales se répercutent sur les stratégies spatiales des institutions. La situation de cet espace forestier en marge du territoire kéralais, à la frontière avec le Tamil Nadu ajoute à la difficulté d’assurer son contrôle. Les institutions ont donc développé un réseau qui couvre autant que possible l’ensemble du territoire, avec des avant-postes aux lieux de sortie de la forêt. Le Département des Forêts a placé sur les routes qui descendent de la forêt des postes de contrôle avec barrière, plus ou moins importants en fonction de la fréquentation de la route. L’Agence de l’Électricité de l’État du Kérala et certaines plantations gèrent aussi leur territoire avec des postes de contrôle. La Branche de la Fédération de Thrissur a réparti ses Sociétés et centres de stockage de manière à ce que le territoire soit couvert au maximum et que les cueilleurs se trouvent toujours en mesure de confier leurs produits à une structure du réseau. Trois Sociétés fonctionnent dans la zone : Palappilly pour la Division de Chalakudy, Malakappara pour la Division de Vazhachal, et Malampuzha, au nord de Palakkad, pour la Division de Nemmara. Cette dernière Société est séparée de l’espace qu’elle gère par la trouée de Palakkad mais des centres temporaires récupèrent les produits lors de la saison forte de cueillette.
41Le nombre de produits forestiers non ligneux récoltés varie selon les lieux. Peu de produits sont récoltés dans la Division de Vazhachal par rapport à celle de Chalakudy. À la suite de la National Environment Policy, 2004, la cueillette a été interdite dans le Parambikulam WLS. Depuis 2004, les habitants ne sont autorisés qu’à prélever du miel mais les années précédentes ils ne pouvaient déjà commercialiser que deux ou trois produits, la Société demandant des produits spécifiques à chaque village. Les principaux produits récoltés sont cheevakkai, kasthurimanjal, pathiripoo, moovila, orila, kurumthotti, incha, kunkiliyam, ainsi que le miel. (Tab.3)
42Les populations ont aussi des pratiques de cueillette différentes. Les Kadar de la Division de Vazhachal tirent la grande majorité de leurs revenus de la cueillette des produits forestiers, ils partent plusieurs jours et séjournent dans la forêt, parcourant plusieurs dizaines de kilomètres. Les Malayan de la Division de Chalakudy récoltent les produits en une journée, mais les autres emplois disponibles dans cette région bien reliée à la plaine prennent le pas sur l’activité de cueillette. Dans les Nelliyampathy Hills, les cueilleurs travaillent souvent temporairement dans les plantations, ils ne partent qu’une journée lorsqu’ils vont chercher des produits. Cependant, trois fois par an, durant la saison de cueillette, ils séjournent quelques jours en forêt, en groupe. L’arrêt officiel de la cueillette dans le Parambikulam WLS a freiné T activité dans la Kollengode Range voisine.
Tab. 3 - Principaux produits récoltés dans la région étudiée
Nom malayalam | Nom botanique | Écosystème favorable | Partie utilisée | Usage |
Cheevakkai | Acacia concinna | Forêt décidue sèche | Gousse | Cosmétique |
Manjakoova/kasthurimanjal | Curcuma aromatica | Forêt décidue humide | Rhizome | Cosmétique Pharmaceutique |
Pathiripoo | Myristica dactyloides | Forêt sempervirente | Arille | Consommation Pharmaceutique |
Moovila | Pseudarthria viscida | Forêt décidue humide | Racine | Pharmaceutique |
Orila | Desmodium velutinum | Forêt décidue humide | Racine | Pharmaceutique |
Kurumthotti | Sida cordifolia | Forêt décidue humide | Racine | Pharmaceutique |
Incha | Acacia caesia | Forêt décidue sèche | Fibre | Pharmaceutique |
Kunkiliyam | Vateria indica | Forêt sempervirente | Résine | Purifiant Industriel |
Then (miel) | Tout type de forêt | Pharmaceutique Consommation |
43À l’heure actuelle, les cueilleurs sont confrontés à une réduction de leur espace de cueillette, du fait
de l’interdiction de la cueillette dans le Parambikulam WLS,
de l’augmentation du nombre de cueilleurs dans certaines zones aisées d’accès, comme les abords des plantations dans les Nelliyampathy Hills.
de la cohabitation avec des activités illégales de coupe de bois précieux qui rendent certaines portions de la forêt dangereuses, comme l’intérieur de la Division de Chalakudy,
de l’extension des plantations,
des incendies de forêt,
des défrichements aux abords des aires habitées.
44Tous ces éléments transforment leur espace de vie et augmentent l’effort de cueillette des produits forestiers à commercialiser. Face à ces difficultés, les cueilleurs ont adopté des stratégies qui leur permettent de contourner le strict encadrement des autorités et de trouver un profit supplémentaire.
2.2. Contourner le système, faire du contrôle une utopie
45L’activité de cueillette entre dans un système traditionnel de gestion du territoire et d’usage de la ressource par les populations locales. Chaque village a, selon un accord de principe ancien entre villages, un « territoire de cueillette » : un espace qui lui est réservé où les cueilleurs des autres villages (sauf exception) ne prélèvent pas de produits ou pas les mêmes. Dans le cas des villages de la Kollengode Range, les habitants d’Oravampady vont rarement cueillir au sud de leur village car les gens de 30-Acre Colony y prennent les gousses de cheevakkai et la quantité est trop faible pour que deux villages se partagent la ressource, les habitants d’Oravampady ont accès à d’autres espaces forestiers. En même temps, les habitants de 30-Acre se déplacent dans l’espace voisin d’Oravampady car ils récupèrent le miel que les cueilleurs de ce village ne récoltent pas. Cependant, l’augmentation du nombre de cueilleurs et la réduction du couvert forestier bouleversent ce système, les cueilleurs traditionnels doivent partager la ressource et son espace avec des cueilleurs de l’extérieur ou d’autres villages. Cette augmentation de la pression sur une ressource forestière en déclin entraîne des rapports de concurrence entre les groupes de cueilleurs qui fragilisent cette association entre droit d’usage et territoire.
46Néanmoins, l’augmentation du nombre de cueilleurs est localisée : dans la Division de Chalakudy, dans le village d’Ellikode, un seul habitant cueille encore des produits en forêt, tandis que dans le village voisin de Cheenikunnu, le nombre de cueilleurs enregistrés à la Société de Palappilly reste élevé. Cette différence est vraisemblablement due à une inégalité d’opportunités d’emplois, les habitants d’Ellikode ayant pratiquement tous des emplois à l’extérieur. La localisation des villages et l’augmentation des densités de population dans ou à la périphérie de la forêt ont un double impact :
l’accès aux emplois salariés fait progressivement abandonner l’activité de cueillette difficile et peu rentable ;
la présence de foyers de peuplement entraîne à la fois une demande en bois de chauffe et fourrages qui pèse sur l’écosystème et, si les opportunités d’emplois ne sont pas suffisantes, un accroissement du nombre de cueilleurs localement ou par ajout de personnes venues de l’extérieur (par exemple, autour des plantations des Nelliyampathy Hills).
47Les cueilleurs qui ne sont pas reconnus par les autorités car ils ne sont pas considérés comme adivasi et donc comme membres des Sociétés, peuvent être de différentes origines. Dans les Nelliyampathy Hills, les habitants des plantations sont principalement tamouls, certains sont reconnus comme adivasi au Tamil Nadu mais pas au Kérala15 et ont une connaissance traditionnelle des plantes. D’autres, issus d’autres communautés, concentrent leur activité de cueillette sur les espèces commerciales. Leur contrôle est d’autant plus difficile qu’ils ne sont pas recensés. Partout, une autre communauté exploite la forêt sans être reconnue. Il s’agit de la population catégorisée dans les Castes Répertoriées (anciens « Intouchables », désormais appelés « dalit »16) vivant à la périphérie de la forêt. Elle possède une connaissance traditionnelle des plantes et vit de l’activité de cueillette, sans avoir d’autorisation officielle. L’activité de ces cueilleurs se fait ainsi dans l’illégalité alors qu’elle a une légitimité locale.
48Le système des Sociétés nie l’existence de ces populations et le problème reste très actuel puisque dans le cas du récent Scheduled Tribes and Other Traditional Forest Dwellers (Recognition of Forest Rights) Act, 2006, seule la forte mobilisation de la société civile a permis de les faire prendre en compte dans le texte de loi. Néanmoins, des arrangements au sein du système des Sociétés, nous l’avons vu, permettent de le rendre plus flexible et plus adapté. La Société de Nelliyampathy, du temps de son existence, avait choisi de fournir aux adivasi tamouls des cartes de membres17. Certains centres de stockage ou Sociétés acceptent non-officiellement les produits des dalit. Ces cueilleurs vendent aussi leurs produits aux agents privés travaillant pour la Société et demandeurs d’un maximum de produits. Par contre, du fait de leur statut, ils n’ont pas le pouvoir officiel de demander des prix justes. Dans d’autres endroits se mettent en place des collaborations entre cueilleurs autorisés et non autorisés. Au sein de la Division de Chalakudy, deux types différents d’association existent : dans les villages adivasi où résident des membres d’autres communautés, ceux-ci peuvent se joindre au groupe de cueilleurs et obtiendront leur part du revenu de la vente. Dans un des villages étudiés, les différents types de cueilleurs ne se mélangent pas mais les membres de la Société vendent les produits des autres cueilleurs, avec un petit bénéfice.
49Là où les structures publiques de commercialisation sont inexistantes ou inefficaces, par manque de moyens ou de compétitivité, la commercialisation est faite par le secteur privé avec des magasins dans la montagne et des centres de stockage au pied de celle-ci. Les produits sont directement achetés aux cueilleurs puis sont vendus à des magasins spécialisés de la plaine. Les magasins des montagnes échangent souvent les produits contre des biens de consommation courante. Généralement, les marchands privés ou leurs agents se trouvent dans les villes voisines ou se déplacent dans les villages pour négocier des quantités de produits à fournir par les cueilleurs. Dans le cas où le marchand ne se déplace pas, les cueilleurs doivent payer le coût de transport de leurs produits.
50Face aux difficultés financières, les Sociétés ont parfois des problèmes pour maintenir leur activité et pour des raisons de rentabilité, le nombre de produits forestiers demandés aux cueilleurs par les Sociétés diminue18, tandis que la disponibilité de ces produits reste la même. Ce choix ouvre la voie au secteur privé. Dans la Division de Chalakudy, la commercialisation de ces espèces est tolérée et les cueilleurs transportent leur récolte à Thrissur. Là, s’ils ne connaissent pas personnellement des marchands, ils sont pris en charge par des intermédiaires qui les emmènent au magasin faisant le meilleur prix, en échange d’une commission. Il est très difficile pour les cueilleurs de contrôler le prix de leurs produits lorsqu’ils vendent sur le marché privé, sauf dans le cas de relations à long terme avec des marchands ou consommateurs. La Société peut aussi, dans certains cas, informer les cueilleurs de la demande en certains produits qu’elle ne ramasse pas.
51Dans certaines régions où les Sociétés ne peuvent pas installer des centres de stockage officiels, elles engagent des agents ou des responsables de stock. Elles doivent alors désigner des personnes qui ont une bonne connaissance des produits forestiers et qui connaissent les cueilleurs ; il s’avère souvent que les personnes choisies sont des anciens marchands privés, ce qui complexifie les flux de produits puisque se superposent alors les deux réseaux de commercialisation, le secteur privé utilisant la couverture officielle des Sociétés.
52Le Département des Forêts participe aussi à l’activité de cueillette, directement ou indirectement. Dans la Division de Vazhachal, en période de mousson, lorsque les habitants ont très peu d’opportunités d’emploi, du fait de leur isolement, le Département des Forêts peut leur demander de récolter certains produits en échange d’un salaire. Autre exemple, les populations résidant dans la réserve naturelle de Parambikulam ont perdu leur source principale de revenu avec l’interdiction de la cueillette dans l’espace de la réserve. Les emplois liés au tourisme ou aux travaux de foresterie n’étant pas assez nombreux, le Département des Forêts a autorisé la vente de miel dans la réserve. Les cueilleurs fournissent les boutiques de Parambikulam et approvisionnent en miel les employés du Département des Forêts qui sont leurs principaux clients, ainsi que les touristes ou les employés des autres Départements qui visitent la réserve. D’importantes quantités de miel transitent ainsi de la forêt à la plaine. L’un des cueilleurs de Kadavu Colony estimait sa propre récolte de miel de 2003-2004 à vingt kilos et même les villages de la Kollengode Range viennent vendre leur miel à Parambikulam. La limite entre légalité et illégalité est difficile à déterminer, dans un système où les activités du secteur privé sont bien connues et aidées par les autorités. En effet, des flux de produits quittent illégalement la montagne et dans beaucoup de cas, des arrangements avec les autorités forestières permettent le transport de ces produits, causant par conséquent préjudice à F activité des Sociétés.
53Finalement, la structure officielle des Sociétés correspond peu aux réalités locales, le système coopératif s’est adapté pour contrer la concurrence importante du secteur privé qui, lui, profite des failles du réseau légal. La demande importante en produits forestiers et l’augmentation des populations riveraines de la forêt entraînent une pression croissante sur la ressource qui bouleverse les usages traditionnels de l’espace forestier et les rapports territoriaux. Le paradoxe de régions limitrophes entre forêt et cultures réside dans l’ambivalence entre surexploitation et dégradation de l’écosystème forestier liées à l’augmentation de la population et éloignement de la cueillette de la part des populations du fait d’un nombre croissant d’opportunités d’emploi. Dans ce système complexe de concurrences et de contournement d’une structure officielle trop figée, les institutions de l’État cherchent aussi à contrôler tous ces acteurs et agissent dans les jeux de pouvoir.
2.3. Contrôler ses intérêts, défendre son droit d’usage
54Les institutions souhaitent assurer leur contrôle sur la région et par là même sont en concurrence entre elles. Mais au sein même d’une structure s’observent des rivalités. Le réseau des Sociétés est toujours en évolution dans la région, du fait de l’attribution annuelle des Ranges, et chaque Société cherche à accroître son territoire, afin d’augmenter son nombre de membres, drainer plus de produits et atteindre ou conserver un équilibre financier. Certains centres de stockage sont gérés non par des salariés mais par des agents qui prennent une commission relative à la quantité de produits ramassés, ils ont donc tout intérêt à s’occuper d’une large zone. Les Sociétés des Divisions de Chalakudy et Vazhachal sont restées stables. Par contre, la Division de Nemmara et le Parambikulam WLS ont vu leur activité de cueillette passer d’une Société à l’autre. Il existait une Société à Thekkady, Kollengode Range, jusqu’en 1990. Les Nelliyampathy Hills avaient aussi leur Société. Après deux ans gérés par la Société de Palappilly, les deux espaces sont passés sous le contrôle de la Société de Malampuzha en 2001 pour Kollengode Range et Parambikulam WLS et 2002 pour les Nelliyampathy Hills. Les cueilleurs n’étant pas stricts sur les limites administratives dans leurs déplacements, les Sociétés cherchent à obtenir des Ranges stratégiques dans les parcours des cueilleurs. La Société de Palappilly a insisté pour s’occuper de la Range qui comprend le barrage de Mangalam car des cueilleurs de la Division de Chalakudy s’y déchargent de leurs produits, cette région faisant partie de leur aire de cueillette.
55En outre, le Département pour le Développement des Tribus Répertoriées et le Département des Forêts sont en concurrence pour gérer la filière des produits forestiers. Le système tel qu’il est conçu les oblige à coopérer mais le Département des Forêts a les moyens de bloquer l’activité des Sociétés. Parambikulam WFS en est un bon exemple. Fa stratégie du Département des Forêts est agressive vis-à-vis des structures coopératives et les tentatives de contrôle au niveau local entraînent des négociations au niveau étatique. Les nouveaux VSS, Vana Samrakshana Samithi ou Comités de Conservation de la Forêt, organisations de villageois pour la protection de la forêt, encouragés à être développés partout, sont un outil de contrôle pour le Département des Forêts19. Ces structures, issues des projets de Gestion commune de la forêt (Joint Forest Management), se fondent sur un comité d’élus parmi les populations locales, encadré par des anciens responsables du Département des Forêts. La réaction d’un villageois de Vachumaram, dans la Division de Vazhachal, montre l’ambiguïté de ces organismes : en plein débat au niveau local sur la création des VSS et leur rôle, il indique qu’il se sent « à l'écart du VSS », il n’en est pas membre, « c’est quelque chose du Département [des Forêts] ». Le principal conflit qui oppose les deux Départements concerne l’organisation de la cueillette des produits forestiers non ligneux : les VSS cherchent à gérer à la source les produits en servant d’intermédiaires entre les cueilleurs et la Société, accusée de tricher sur la rémunération des cueilleurs. Les Sociétés, créées pour éviter l’exploitation des populations adivasi, souffrent de cette concurrence institutionnelle et accusent le Département des Forêts de vouloir faire du profit en devenant un intermédiaire et en diminuant la part des cueilleurs. Au nord de la trouée de Palakkad, certains VSS ont déjà pris le contrôle de F activité de cueillette, mais dans la région que nous étudions, le processus est encore en cours. Le VSS de Pokalappara cherchait début 2005 à commercialiser directement les produits en négociant avec des marchands privés. La seule solution pour les Sociétés face à cette nouvelle concurrence est de compter sur le maintien du monopole de la Fédération et de ses structures coopératives dans l’approvisionnement et la vente des produits forestiers non ligneux.
56Les cueilleurs s’adaptent aux changements de Société, l’important pour eux étant d’avoir un débouché pour leurs produits ; la disparition d’une Société entraîne de nouveaux flux, moins intenses mais diversifiés. L’année 2005-2006, où plus aucun centre de stockage ne fonctionnait dans la Kollengode Range20, a vu l’augmentation de la part des petits marchands dans le drainage des produits et le renforcement d’un axe de commercialisation vers les Nelliyampathy Hills. L’activité de cueillette et de commercialisation des produits forestiers se traduit donc sous forme de flux évolutifs et adaptatifs.
57Les rapports des populations locales avec le Département des Forêts sont très ambigus : ils sont marqués principalement par un rapport de domination de ce Département sur les populations adivasi qui peut s’inverser dans les zones de contestation où les mouvements identitaires adivasi (par exemple, Adivasi Kshema Samiti) ont une forte audience, comme la Division de Chalakudy. La Société de Palappilly était dirigée de 2002 à 2005 par un Malayan de Kallichitra qui l’utilisa comme un moyen de faire valoir les droits des adivasi auprès des institutions, transformant une structure chargée d’assurer les droits d’usage en un pouvoir pour prendre le contrôle sur leur activité.
Conclusion
58En introduction de cette réflexion sur les enjeux locaux de pouvoir liés à la cueillette des produits forestiers non ligneux, nous avions insisté sur le fort développement du secteur de l’ayurveda et sur la demande croissante en produits issus du milieu forestier. Cette forte demande est sous-jacente aux dynamiques que nous avons mises en évidence à l’échelle locale. Si nous avons pu la passer sous silence dans le corps de notre texte, la question de l’approvisionnement d’une industrie florissante donc la question du développement économique kéralais, est cruciale dans une réflexion sur le développement durable du massif montagnard, liant protection de la biodiversité et amélioration des conditions de vie des populations utilisant les ressources forestières.
59L’enjeu économique et écologique de la filière des produits forestiers non ligneux est tel que le contrôle de l’espace forestier est essentiel pour les institutions étatiques : il faut gérer l’utilisation de la ressource et les flux qui sortent de la forêt et descendent vers la plaine. Tout un système législatif existe pour assurer la domination de l’État sur un espace traditionnellement difficile à contrôler. Les différents départements sont invités à collaborer pour équilibrer les pouvoirs en présence dans cet espace, mais cet équilibre est fragile et chaque institution cherche à étendre son influence. Si la localisation des structures de la Fédération montre une volonté de couvrir le territoire afin de mieux gérer l’activité, l’observation des stratégies de chaque structure dévoile plus un individualisme qu’une volonté de gérer en commun la ressource. L’idée d’une « bonne gouvernance » qui reposerait sur un équilibre des différents secteurs du gouvernement reste faussée, alors que les projets de gestion participative commencent à peine à proposer un pouvoir légal aux populations locales pour gérer la ressource forestière.
60Les cueilleurs sont au centre d’un jeu de rivalités auquel ils se plient et s’adaptent, en développant des flux parallèles ou en profitant des brèches dans les structures qui les encadrent. Malgré les idées actuelles de « participation », la forêt reste régie de l’extérieur et les cueilleurs n’ont qu’un rôle très faible dans l’organisation de leur activité. L’expression de leur liberté serait alors de vendre au marché parallèle, mais les marchands privés constituent aussi une forme de contrôle, la plus dure sans doute du point de vue financier. Les cueilleurs bénéficient d’un droit d’usage, ils peuvent récolter les produits, mais pour les sortir de l’espace de la forêt, ils doivent faire confiance aux institutions ou contourner le contrôle des autorités. Pour reprendre les réflexions de Majid Rahnema (1997) et Bonnie Campbell (1997) (cités dans Eberhard 2004), la participation « téléguidée » qui est proposée aux cueilleurs semble ne pas correspondre à un « souci de participation effective mais [renvoyer] à un concept de ‘managérialisme populiste’ ».
61Cependant, la situation pourrait aujourd’hui changer avec la politisation croissante des adivasi et le meilleur accès pour les cueilleurs aux informations sur leurs droits et les différents débouchés pour les produits de leur cueillette. Il est important de se poser la question des conséquences de cette entrée active dans la société civile et des demandes qu’elle adresse sur la cueillette des produits forestiers, car nombreux sont les cueilleurs qui souhaitent que leurs enfants aient l’opportunité d’un autre emploi, la cueillette étant considérée partout comme l’activité du pauvre. En ce qui concerne la protection de l’environnement qui, avec le déplacement des responsabilités lié aux discours de « bonne gouvernance », incombe désormais aux populations locales, l’effort de cueillette par rapport aux prix de vente des produits, et la concurrence d’autres cueilleurs, non reconnus par les institutions, rendent difficile la gestion à long terme de la ressource. Mettre en place les bases d’un développement durable devient urgent alors que de plus en plus, le discours des cueilleurs devient fataliste et s’éloigne des idéaux de la gestion participative : « quand il n’y aura plus de produits à ramasser, nous ferons autre chose »...
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Depuis P Indian Medicine Central Council Act, 1970, les praticiens des médecines traditionnelles indiennes doivent s’enregistrer auprès des autorités de leur Etat (State Register of Indian Medicine) et, pour ce faire, doivent avoir suivi une formation en médecine reconnue officiellement. Les praticiens de village qui n’avaient pas étudié dans les universités ou écoles spécialisées ne pouvaient pas s’enregistrer, mais certains continuaient à produire leurs propres remèdes. La croissance du nombre d’enregistrements peut être liée à une réelle augmentation du nombre de praticiens, mais aussi à une nouvelle formation des praticiens ou de leurs successeurs, à une reconnaissance des connaissances dans le cas de familles de médecins traditionnels (vaidya), à un meilleur accès aux registres de l’administration, etc.
2 Report of the Committee to study the Status of Ayurveda in India (Udupa Committee), 1958, Ministry of Health, Government of India, New Delhi, www.healthlibrary.com
3 GOI, DGHS, CBHI, 1983, www.healthlibrary.com
4 www.ayurveda-herbal-remedy.com
5 AYUSH in India 2003, 2004, Planning and Evaluation Cell, Department of AYUSH, Ministry of Health and Family Welfare, Government of India, New Delhi, 272 p.
6 Le terme « adivasi » remplace désormais celui de « tribal » dans les textes scientifiques comme dans les discours politiques. Il sert à désigner les populations classées parmi les « Tribus Répertoriées » (Scheduled Tribes). Malgré l’idéologie sous-jacente à l’appellation, j’utiliserai le terme « adivasi » en le considérant comme une simple nomination. Notons que le terme « tribal » reste employé dans les textes administratifs et juridiques.
7 La situation d’état d’urgence avait été déclarée le 25 juin 1975 par le parti du Congrès alors dirigé par Indira Gandhi. La démocratie fut rétablie en mars 1977.
8 Le mouvement de Chipko est considéré comme le premier mouvement environnemental en Inde. Les habitants de la région montagneuse de Garhwal en Uttar Pradesh s’opposèrent à la coupe commerciale des arbres en les étreignant. Ce mouvement lia la question de la survie des populations locales aux préoccupations de protection de la nature. (Tandon et al., 2002)
9 Un exemple parmi d’autres : le Microplan du VSS, Vana Samrakshana Samithi ou Comité de Conservation de la Forêt, de Vazhachal, district de Thrissur, datant de 2003 propose de « sortir du primitivisme » les villageois adivasi en leur « inculquant la notion d’épargne », en les « éduquant sur les méthodes scientifiques de cueillette », et en leur permettant de « trouver leur place ».
10 Voir sur ce point l’article d’Ajit Menon dans ce même ouvrage.
11 «The forest rights on ancestral lands and their habitat were not adequately recognized in the consolidation of State forests during the colonial period as well as in independent India resulting in historical injustice to the forest dwelling Scheduled Tribes who are integral to the very survival and sustainability of the forest ecosystems.» The Scheduled Tribes (Recognition of Forest Rights) Bill, 2005.
12 «The recognised rights of the forest dwelling Scheduled Tribes include the responsibilities and authority for sustainable use, conservation of biodiversity and maintenance of ecological balance and thereby strengthening the conservation regime of the forests while ensuring livelihood and food security of the forest dwelling Scheduled Tribes.» The Scheduled Tribes (Recognition of Forest Rights) Bill, 2005.
13 Les Ranges forestières composent les Divisions forestières et sont elles-mêmes divisées en Sections, ces limites administratives répondent à la hiérarchie du contrôle de la forêt par le Département des Forêts.
14 La Fédération possède quatre branches qui correspondent à quatre parties du territoire kéralais.
15 Les catégories de « Tribus Répertoriées » différent selon les États et des groupes peuvent être reconnus « Tribus Répertoriées » d’un côté de la frontière et considérés comme « Castes Répertoriées » de l’autre.
16 Ce terme est à considérer avec la même retenue que celui d’« adivasi », cependant il est une référence identitaire plus utilisée parmi les anciens « Intouchables » que le terme « adivasi » parmi les anciennes « Tribus ».
17 La Société de Malampuzha ne considère actuellement pas les cueilleurs des Nelliyampathy Hills et de Kollengode Range comme membres, la Société agit juste comme un organisme de commercialisation, du fait de son éloignement géographique.
18 Voir Shankar (1999) sur le choix des Sociétés de se concentrer sur des produits dont le marché est sûr et rentable.
19 Voir à ce propos l’article d’Emmanuel Bon (2006) indiqué en bibliographie.
20 Le centre de stockage de la Société de Malampuzha avait fermé à l’annonce de la réouverture de la Société de Thekkady, située dans le village de 30-Acre Colony, mais cette Société n’a pu être réouverte.
Auteur
Chercheuse à l’Institut Français de Pondichéry.
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