Préface
Les comptoirs de l’Inde
p. v-vi
Texte intégral
1C’est par ce titre, assez peu commun, que l’on désigna les territoires occupés par la France dans les immensités de l’Inde, alors que celle-ci était encore une colonie de la Couronne britannique. Territoires exigus, assez éloignés les uns des autres, mais dont l’appellation toujours groupée, Pondichéry Chandernagor Yanaon Karikal et Mahe, donnait l’impression d’un seul corps de terres, ou plutôt d’un archipel assez bien regroupé. « Comptoirs » voulait aussi laisser à entendre que l’occupation française était bien particulière et se rapprochait davantage de la manière des établissements que les Carthaginois avaient semés autour de la Méditerranée, ou des forts que les Portugais avaient élevés le long des côtes africaines, tous consacrés d’abord au commerce. Aussi ces comptoirs étaient-ils en général ouverts sur le large et centrés sur une intense activité d’abord maritime. Les intérêts français en Inde ne semblaient pas être territoriaux, ni au départ de nature culturelle. Une des fonctions des Comptoirs a été longtemps de faire concurrence à la Grande-Bretagne (au départ de Calcutta) sur le commerce des Indiens vers les Antilles et l’océan Indien, dans des conditions proches de celles de la Traite traditionnelle. Aujourd’hui, les descendants de ces déportés font le voyage quasi annuel, de Trinidad ou Guadeloupe ou Martinique, (et probablement des pays de l’océan Indien), vers leurs terres et leurs familles d’origine, dans le sud de l’Inde, où ils renouent avec leurs coutumes, leurs langages et leurs religions, que d’ailleurs ils n’avaient jamais complètement abandonnés.
2C’est là un cas remarquable de créolisation : ces pèlerins sont indiens et trinidadiens, indiens et guadeloupéens, et ils n’en souffrent nul dommage. Il s’est même institué, dans les îles de la Caraïbe, et sur le modèle de la Négritude d’Aimé Césaire, une théorie, ou une poétique, de la Koulitude, le mot kouli, (dérivé du mot coolie à l’usage plutôt péjoratif, et en l’occurrence hardiment revendiqué), désignant dans une partie de ces terres antillaises les habitants provenant de l’Inde. J’ai rendu visite, dans le nord de la Martinique, à l’occasion d’une fête rituelle que les Martiniquais appellent un manjé kouli, (un manger kouli, parce qu’on y sacrifie des cabris, qu’on cuisine ensuite), à une famille dont le chef était l’officiant de la fête, et il m’a montré dans le secret de sa case le livre de la famille, un gros cahier relié, sauvé des aléas du voyage, et où toutes les naissances et toutes les morts étaient consignées dans la langue d’origine.
3Il semble que peu à peu, et bien avant la rétrocession des comptoirs à la nation indienne, l’intérêt commercial, déjà très faible, y a cédé à quelque chose qui ressemblait à une sorte particulière d’art de vivre, un provincialisme distingué mais non pas rétréci, fait d’un mélange de mœurs d’autant plus délicat qu’il était resserré dans les limites de très minuscules enclaves, et qui du coup laissait paraître un penchant fondamental pour des mélanges d’une autre sorte, culturels (et peut-être administratifs) avant tout. C’était là un processus original de créolisation.
4Il semble aussi que cet état de choses a duré après le retour des territoires au sein de la nation indienne, et que l’influence française a diminué de plus en plus, sans que pourtant le caractère général et l’atmosphère de cette créolisation se perde. J’ai appelé créolisation un phénomène de mélange culturel qui se produit dans un lieu et un temps donnés, sans que les éléments mis en présence se dissolvent dans le mélange : une créolisation n’est pas une dilution.
5C’est le mérite de M. Animesh Rai d’avoir approché la question des comptoirs avec toute la compréhension qu’on peut porter à une situation complexe, où le juste sentiment de la fierté nationale indienne se mêle à la préoccupation de ne rien perdre d’un passé historique, même basé sur une occupation. Son travail révèle des infinités de nuances dans les caractères et les réalités de ces cinq villes ou territoires ou comptoirs. Une richesse infinie des types d’habitants, et une variété de situations particulières, qui nous font considérer ces lieux comme des trésors de diversité et d’originalité, et le livre de M. Rai comme une contribution irremplaçable à la pluralité non sectaire du monde.
Auteur
Distinguished Professor of French at the CUNY Graduate Center, New York
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