Kûduçâlai (La grand-route)
p. 99-111
Texte intégral
1Cette nouvelle de C. S. Chellappa fait la paire avec le texte précédent : mêmes traits fondamentaux du monde paysan qu’il affectionnait et mêmes affrontements nés d’un même sens de l’honneur qui semble motiver jusqu’au bétail lui-même. Plus que jamais les taureaux et les hommes y sont de connivence, tels des acteurs complices dans un film où le talent de l’auteur s’affirme par le souci du moindre détail et le sens cinétique aigu. Le texte avait paru dans la même revue, Chandrodayam, en octobre 1945.
2La grand-route étalait ses méandres dans la vallée entre deux collines. Les tamariniers gigantesques, qui avaient poussé serrés de chaque côté, et les frondaisons des banyans se rejoignaient au centre de la route, la recouvrant comme un espace clos où le ciel ne se distinguait plus. Une sorte de tunnel creusé là. Pendant comme les franges d’un dais, les racines aériennes des banyans se balançaient au rythme d’un vent léger.
3Le clair de lune émergeait, surnageait, dissipant chaque fois des vagues de nuages entrechoqués. Glissant entre les interstices des branches, il se répandait comme des pièces d’argent au travers de la route. Déjà plus de quatre heures après le coucher du soleil. La circulation était réduite. On ne distinguait aucun son, sauf le déplacement furtif d’une ou deux ombres rentrant au village à cette heure indue, le bruit discret des chants de picote montant des terrains à bétel lointains, et le couinement soudain des singes sur les branches des arbres.
4Au milieu de la grand-route paisible, plongée dans l’obscurité, on entendait retentir à intervalles réguliers les sabots d’une paire de taureaux qui allaient au pas sur la chaussée empierrée. Les roues de cette charrette à ressorts, qui rentrait après l’heure vers le village encore éloigné, tournaient lentement, sans hâte. Une ou deux étincelles jaillissaient sous le choc des sabots contre les pierres lisses de la route.
5Une voix s’éleva avec autorité de l’intérieur de la charrette :
“Vîrâçâmi ! C’est déjà tard, dix heures ? On n’entend même pas le bruit de la voiture.”
6Vîrâçâmi répondit respectueusement :
— Patron, pour eux c’est juste le moment d’arriver. La foire se disperse au moins deux heures après le coucher du soleil. Ensuite, après qu’on a attelé, il faut bien franchir les six bornes.
— Il n’est peut-être pas venu à la foire ?
— Vous avez bien parlé, patron ! Mais moi, j’ai bien vu quand sa voiture est partie.” Il s’interrompit brusquement.
— On dirait qu’on entend le bruit de la charrette, dit Vîrâçâmi.
— Oui, oui, c’est un roulement de jantes. Mais très faible…
— Hum ! C’est comme ça que roule la voiture de Goundar ? Dès qu’il débouchera sur la grand-route, il la lancera tout d’un coup ; ensuite, comme une flèche, sur ces trois bornes.
— Bon, conduis sans t’affoler. Le bruit de la charrette grandit. Ne te laisse pas filouter. Sans ça, on ne sera plus dignes de s’appeler Nâyak et de retrousser nos moustaches.”
7Vîrâçâmi rit bruyamment et glissa ses jambes entre les pattes des taureaux, pour les exciter et accélérer un peu leur allure.
8Il laissa filer, une fois, entre ses doigts les deux rênes et les fit retomber par-dessus son épaule. Sortant des morceaux de noix d’arec de la poche de sa tunique, il les porta à sa bouche et commença à chiquer le bétel, après avoir tiré la chaux et les feuilles insérées dans la capote de la voiture. Il surveillait attentivement l’approche des charrettes derrière lui.
— As-tu un peu entendu ce qu’ils disent de notre achat de taureau ? demanda le patron.
— Oui, l’autre jour, le voiturier de Goundar…
— Moukkan ? Encore tout fier d’avoir acheté un Edakkadan ; il doit raconter qu’il va se colleter avec la voiture d’Aiyar ?
— Oui, M’sieur…” Avant qu’il ait ajouté un mot, non loin derrière eux, dans l’ombre de la route, des charrettes survinrent rapidement, conduites avec force vociférations.
— Eh ! regarde ; il y en a un qui essaie de nous pousser de côté ! Fais attention ! dit le mirazdar Aiyar qui était à l’intérieur.
— C’est la voiture de notre Vîrannan. Il rentre après avoir vendu son sorgho à la foire. Qu’il passe donc… J’avais pas fini de vous dire ; le p’tit Moukkan aurait dit : “Aiyar aussi est allé à la foire de Vîrapândi, pour chercher de quoi apparier son taureau ; faut voir notre Edakkadan… en fait de bœufs et de voiture, il faut voir ça !” Il a dû parler pour que Vêlou l’entende.
9Aiyar se mit à rire :
“On va voir aujourd’hui. Il a l’air encore plus monté que Goundar.
— Oui, m’sieur, ce qu’ils avaient chez eux avant, le rouquin à cornes jointes, le brique à longues pattes, celui à cornes déployées…
— Ouais, avec notre petite paire, un jour, à force de parler, c’est nous qui avons frappé…
— C’est depuis ce coup-là qu’ils sont fâchés. Dépasser la voiture d’Aiyar…”
10Une charrette les doubla à la course. Deux ou trois la suivaient.
— Qu’ils passent… dit Vîrâçâmi ; il enchaîna, tout en mâchant son bétel : il veut absolument retourner l’opinion dans notre village. Il désespère d’effacer ce qu’on dit : que dans cette région, il n’y a pas de voiture pour battre celle d’Aiyar.
— Goundar aussi, n’a-t-il pas la même idée ?
— La même idée. Goundar aussi. Dans le commerce du coton, il a fait un gros bénéfice cette année. On dit qu’il a payé deux billets, deux gros billets. C’est des taureaux à deux billets, ça ?
— Ah ! Quand on aime… N’avons-nous pas acheté le taureau de gauche pour trois quarts de billet ? Eh, eh ! On entend un bruit de voitures bien confus. Reste sur tes gardes !”
11Même dans la chaleur de la conversation, Vîrâçâmi ne cessait de surveiller les véhicules qui les dépassaient. Habitué à reconnaître à leur ombre les attelages de chacun, il était fermement convaincu que ses yeux ne le tromperaient pas. Il continuait de parler, se laissant doubler par plusieurs charrettes de la foire, les unes après les autres :
“Goundar n’arrivera qu’en dernier lieu – au moment d’atteindre la grand-route. Quand il a laissé filer toutes les voitures et s’est bien assuré qu’aucune n’arrive derrière, alors, il fonce, d’un seul trait, sur ces deux à trois bornes.”
12Entendant le bruit des voitures lancées à la course derrière eux, les deux taureaux dressaient l’oreille. Sans que leur conducteur les excitât, ils se prirent à accélérer leur allure. Et quand elles approchèrent, ils commencèrent même à bondir, comme si, naturellement, eux aussi réagissaient en hommes, considérant que rien ne devait les dépasser.
13“Patron, regardez le taureau de gauche. S’il entend du bruit à côté de lui, il s’énerve comme ça. Il cherche à se lancer. Cet âne est un peu sauvage.” Tout en parlant, Vîrâçâmi essuya, sur le rebord de la capote, la chaux qui maculait son doigt.
— Dans ce cas, raccorde les rênes à la bride du nez et retiens-les ensemble. Si tu te contentes de la longe de cornes, ça ne suffira pas. Il risque de tirer et de nous entraîner de côté. Surtout la nuit, quand les voitures se mélangent.”
14Vîrâçâmi arrêta la voiture. Pour mieux garder en main l’allure du taureau, il fit passer les rênes dans la bride du nez et tira. Il ajusta aussi les longes de cornes. Tirant une fois sur les deux rênes, il fit marcher les taureaux à plus grands pas. Celui de gauche et celui de droite se mirent au même trot.
15À ce moment-là, quelques véhicules de plus les dépassèrent.
“Encore un groupe de charrettes qui arrive en désordre derrière nous. Excite les taureaux,” dit le mirazdar.
16Il se pourrait que la voiture de Goundar fût, elle aussi, au milieu de ce vaste tohubohu. Vîrâçâmi commença donc à entrer à son tour dans la mêlée. Coups de fouet, cris,”haï, houï, ne cède pas, avance !” animaient toute la route. Le tintamarre des roues s’élevait, menaçant. S’emmêlant l’une l’autre, les voitures déboulaient dans une grande confusion. Voyant ses deux taureaux prendre le galop, Vîrâçâmi leur relâcha légèrement les rênes et les laissa aller un peu plus vite.
“Comment tire Pillai ? demanda Aiyar, de l’intérieur, tout en examinant minutieusement le pas du taureau nouvellement acheté.
— Lui, il n’est pas comme le Cendré. Il court au trot. Il prend le galop assez lentement. Il manque un peu de la vivacité du Cendré. Si on tire deux fois sur sa rêne, ça va mieux après. Pour l’attelage au joug, la charge ni en avant, ni en arrière, ni trop bas ; il atteint juste la bonne hauteur. C’est pas si simple pour le taureau de droite. Il ne se laisse pas mettre la main dessus. Si on lui donne une traction, on a la main écrasée jusqu’à l’arrivée à la maison. Coupée à la scie. À force de le contenir et de tirer…”
17À ce moment, un voiturier en train de le doubler cria avec enthousiasme, en s’approchant : “Frère, la voiture de Goundar arrive ; la dernière ; ne la laisse pas passer !” Et il lança sa propre voiture.
18Vîrâçâmi donna deux coups violents dans les côtes de chacun des taureaux, avec ses coudes repliés, piquant leur colère.
“Bon, on pourra bavarder plus tard. Mais dans cette affaire, fais bien attention,” dit le mirazdar.
19Le voiturier tira d’un coup sec le fouet inséré dans la capote. Il le retourna et, par deux fois, fit cliqueter le manche au contact des roues. Il prit ensemble les deux lanières fendues du fouet, tira, assouplit la tresse, et vérifia sur ses doigts l’acuité de la pointe de l’aiguillon. Il resserra son turban, comme quiconque se prépare à une crise imminente. Il tapa sur les fesses et le dos des taureaux, tira brusquement les rênes, en leur faisant mal. Pour finir il frappa chacun, deux fois ; des coups violents, qui retentirent sur la grand-route, même au milieu de ce vacarme. Échauffés, les taureaux bondirent en avant. Vîrâçâmi les retint, tirant les rênes pour les contrôler. En modérant leur trot, il les empêchait de s’emballer. Tous deux filaient d’une allure rapide. On ne voyait plus leurs pattes toucher le sol, tandis qu’ils volaient au rythme “kap, kap”.
20Vîrâçâmi avait laissé passer toutes les autres voitures, à l’exception de celle de Goundar.
“La voiture tombereau de Karuppannan nous dépasse sur la droite,” dit le mirazdar.
21Au même moment, le tombereau passa, bondissant comme une sauterelle. Ce jour-là, ils étaient en compétition avec une grande paire. Le tombereau, qui retenait leur attention les jours ordinaires, leur parut alors sans importance.
“Vîrâçâmi ! cria soudain le mirazdar d’une voix stridente.
— Par où ça vient, patron ? demanda vivement Vîrâçâmi.
— Il arrive du côté gauche. Vois comme on entend bien le bruit des grelots. Il va enfiler la grand-route, après avoir écarté toutes ces voitures. Toi, prends les devants, le pressa le mirazdar.
— Laissez-les venir, dit Vîrâçâmi d’une voix traînante. Un instant il se demanda de quel côté il allait se déporter.
— Et toi, tu vas l’empêcher de passer devant en virant du côté gauche ? La voix du patron le pressait, contre ses oreilles.
— De ce côté, il y a de la poussière.”
22Tirant d’un seul coup, tout en parlant, il souleva les taureaux et les déporta vers la droite. Dans les secondes suivantes, sa voiture bondit, doublant une à une toutes celles qui l’avaient dépassée auparavant. Les taureaux s’élançaient des quatre fers.
“Patron, pouvez-vous voir par où il vient ? demanda Vîrâçâmi.
— Il cherche à nous dépasser avant la grand-route, en arrivant en plein sur notre gauche. Vois comme on entend les claquements du fouet. Hum ! Enlève-les d’un coup !”
23La voiture de Goundar, à gauche de la file qui occupait le centre de la route, et celle du mirazdar, à droite, galopaient, chacune pour atteindre la grand-route la première. Il leur restait encore quatre ou cinq charrettes à doubler pour les dépasser toutes et récupérer la piste centrale.
24La voix courroucée de Vîrâçâmi cria soudain :
“Eh ! Qui c’est qui déboite ? Rentre dans la file !”
25À la seconde suivante, ses bras durent retenir sa voiture en forçant sur les rênes. Sinon il allait cogner sur sa gauche le second de ces véhicules, qui avait déboité, subitement, pour doubler celui de devant.
26Mettant à profit cette brève obstruction, la paire d’Edakkadan avait rejoint, devant, la grand-route.
— Ah, là, là ! Bon ! Fonce et colle derrière. Laissons venir le pont. Si seulement tu perds la partie aujourd’hui, après ça, Aiyar devra aller clopin-clopant, labourer avec des avortons. La tête de Goundar ne lui restera plus sur les épaules !” dit le mirazdar, angoissé. Dans sa voix, résonnait une rage qui rejetait la moindre atteinte à sa grandeur, celle d’avoir gardé, jusqu’ici, un attelage de taureaux invaincu dans la région.
27Vîrâçâmi rit avec bruit, dès qu’il entendit les propos de son patron :
“Vîrâçâmi Nayakkan ne laissera pas faire ça !” Il y avait une force dans ces mots. Il ajouta : “Après, comment est-ce que je tiendrais encore le fouet ?”
28Il tira brusquement sur les rênes de ses taureaux qui allaient au trot et les frappa tous deux du fouet. Ils sursautèrent violemment. Leurs corps tremblaient. Toute leur attention fut absorbée par leur galop. Toutes les fois qu’il levait le fouet, eux s’élançaient. Les museaux des taureaux parvinrent à s’approcher jusqu’à toucher le rebord de la capote de la voiture de devant. Goundar, assis les jambes pendantes au dehors, les replia brusquement à l’intérieur :
“Moukkâ, avance !” Sa voix l’encourageait.
29Les deux taureaux Edakkadan de la voiture de Goundar étaient des taureaux bien développés en longueur. C’est dans leur pedigree. Ils faisaient facilement plus de quatorze poings. Leurs cornes en forme de fronde étaient aussi belles que leur museau allongé. Ils allaient d’un pas qui faisait trembler la route dans leur galop. Sous leurs sabots heurtant les pierres, jaillissaient des étincelles. Les coups de fouet de Moukkan leur volaient dessus sans arrêt, comme s’il voulait leur arracher la peau. Il les poussait de façon spectaculaire, criant “Haï, oup !”, et les frappait des pieds et des poings.
30Vîrâçâmi conduit de façon exactement opposée. Ce n’est pas son habitude à lui de frapper ses taureaux comme une brute. Il connaît à fond les subtilités pour les exciter, en provoquant la douleur à tel ou tel endroit pour enrager ses bêtes. Dans les courses, il a l’habileté de remporter la victoire en poussant sa voiture au moment voulu. Il ne manifeste aucune émotion, ni hâte, ni excitation. Le Cendré et Pillai sont des taureaux de pays. La beauté de leurs cornes, l’aspect de leur figure, leur stature, sont comme s’ils étaient nés pour faire la paire. Des taureaux bien en mains. La queue mince. Une race qui met son honneur à bondir avec rage au premier coup d’aiguillon.
“Moukkan les pousse, regarde ! dit le mirazdar.
— Il n’a qu’à y aller ! Est-ce un aéroplane pour voler ? Il faut encore franchir deux bornes. Si cette voiture ne s’était pas mise en travers…
— Bon, le pont arrive. Quand on l’aura passé…”
31Toutes les voitures qui suivaient étaient hors de vue.
32C’était le moment de franchir le pont. Vîrâçâmi retint brusquement une fois les taureaux qui approchaient à souffler contre la capote de la charrette de devant. Il poussa en l’excitant le taureau du côté droit, retenant étroitement le taureau Pillai.
“Voilà qu’il déporte sur la droite !” dit Goundar depuis l’intérieur.
33Tordant les queues des taureaux, enfonçant l’aiguillon, Moukkan poussa sa voiture.
“Vîrâçâmi ! Pousse-les d’un seul coup ! cria le mirazdar, la voix surexcitée, exprimant son désir anxieux de devoir arracher la victoire dans ce seul souffle.
34Pendant les secondes suivantes les deux paires avancèrent d’un même galop, sensiblement de front.
“Quoi ! On ne remonte pas ?” Voix angoissée du mirazdar. “On n’arrive pas encore à hauteur de l’attelage de devant ?
— Pillai ne veut pas galoper. Il essaie de chasser vers l’intérieur.”
35Tout en parlant, il retourna le fouet et lui asséna deux coups violents avec le manche. Il introduisit et écrasa, en le tassant une fois, l’aiguillon dans ses fesses et le fit bondir subitement. Il frappa aussi deux fois, avec force, le Cendré. Tous deux s’élancèrent, pris de folie, perdant tout contrôle. Ils parvinrent au niveau du joug de la voiture de devant.
“Moukkan ! Ne ralentis pas, pousse !” cria Goundar depuis l’intérieur. Lui-même se projeta en avant et donna un coup au taureau de droite.
36Les taureaux couraient à s’arracher les tripes, comme s’ils couraient leur ultime course, dans la haine de servir l’instinct bestial de l’homme. L’écume étalait ses filets aux commissures de leurs museaux. Leurs sabots retombaient avec fracas. Leurs regards fous révélaient la rage violente qui montait dans leurs yeux.
37Les deux jougs arrivèrent au même niveau, sans que l’un devançât l’autre. Moukkan et Vîrâçâmi, côte à côte, pouvaient se dévisager réciproquement. Tous deux regardaient alternativement les deux paires de taureaux et concentraient leurs efforts pour accroître leur propre vitesse. Ainsi, sur deux cents mètres, ils ont couru à vitesse égale, sans que l’un pût dépasser l’autre.
“Continue de les pousser. Qu’est-ce que cette plaisanterie ?” Le maître excitait Vîrâçâmi. C’est seulement quand on aura passé devant, au centre de la route, qu’on pourra dire qu’on a vraiment battu la voiture de Goundar.
— Ce n’est que ça ! Vîrâçâmi se mit à rire.
— Pourquoi les nôtres restent-ils derrière ? demanda le mirazdar, la voix tendue.
— Non. Les taureaux d’Edakkadan ont des problèmes !
— Quoi ? Ils reculent ? Une lueur se répandit sur le visage du mirazdar.
— Non. Mais ils n’iront pas plus loin !
— Bon, c’est bien ; mais est-ce que tu as repris la route ? insista le mirazdar.
— Regardez maintenant ! Eh ! Moukkan, tu peux pas les pousser ! Ton taureau de droite faiblit ! dit-il méchamment.
— À toi de me dépasser si tu peux, frère ! répondit Moukkan du tac au tac.
— Tu demandes si je peux ? Vîrâçâmi rit en regardant Moukkan. Eh bien, pousse-les !” En parlant il sépara les deux rênes, introduisit ses mains entre les pattes des taureaux, les poussa et les souleva. La vitesse de ses taureaux augmenta.
“Moukkâ ! la voiture du Çâmi a dépassé notre joug. Excite tes taureaux” ! cria Goundar.
38Moukkan se pencha brusquement. Prenant en main la queue du taureau de droite, il la mordit de toutes ses forces, un peu au-dessus de l’extrémité. Il en fit autant au taureau de gauche. Ils bondirent sous la douleur. D’un seul élan, ils arrivèrent au niveau du joug de la voiture d’Aiyar.
“Quoi, mon frère ? Tu ne peux pas pas me dépasser et prendre le centre de la route, pourquoi ? dit Moukkan en riant.
— Et quoi encore ? Vîrâçâmi rit.
— Tiens cet aiguillon ! Le mirazdar lui tendit l’aiguillon enfoncé dans la capote.
— Pas besoin, m’sieur !”
39Le mirazdar donna brusquement un coup de poing vers le bas-ventre de Pillai. Lui, était obsédé par l’idée d’arracher la victoire d’un seul trait. Le Cendré et Pillai partirent au galop avec une égale sauvagerie.
40Moukkan comprit. Il avait évalué la vitesse maximale de ses taureaux. Il savait qu’ils n’iraient plus au-delà.
“Qu’y a-t-il, Moukkan, demanda Goundar de l’intérieur.
— Le taureau de gauche faiblit, m’sieur, dit Moukkan. Ils nous dépassent !
— Ils nous dépassent ? Tire la rêne du taureau droit, tape bien sur celui de gauche ! Tu as compris ce que je veux dire ? Vite ! La voiture va nous doubler.”
41Moukkan a saisi. Un rire sauvage apparut sur ses lèvres. À la seconde suivante, le joug de sa voiture, qui était au milieu de la route, alla se frotter contre le cou du taureau Cendré.
42Le Cendré, voyant le joug arriver sur lui à cette vitesse, prit peur, fit un brusque écart vers l’intérieur et tira vers la droite.
43Vîrâçâmi fut un instant abasourdi. Il eut vite compris l’intention de Moukkan. Honteux de sa défaite, il songea tout d’abord à se venger sur le taureau. Dans ce geste pour effrayer le taureau…
“Eh ! la roue va monter sur les pattes du taureau. C’est fini ! Écarte-toi !” cria le mirazdar, paniqué. “Il veut la chienlit, quoi ?” Il y avait dans sa voix une tension désespérée.
44Il parlait encore, que Vîrâçâmi avait tiré brusquement sur les rênes ; mais, avant qu’il ait retenu et fait dévier sa voiture, on entendit un bruit, une sorte de frottement, par intervalle, au milieu du bruit régulier des roues, dont la vitesse ne laissait pas voir les rayons.
“La roue frotte contre le taureau !” La voix du mirazdar s’affolait.
45On entendit quatre ou cinq coups, assénés en série par un démon. Sur le dos de l’Edakkadan de droite. Pris de peur, le taureau du côté droit se rejeta de l’autre côté et bondit en s’écartant de la route.
“Pourquoi frappes-tu mon taureau ? cria Moukkan, en retenant le taureau effrayé.
— Tu crois que tu as gagné en essayant de monter sur les pattes de mon taureau ? C’est une voiture que tu conduis ! Bazarde la dès demain au prix qu’on t’en donnera !” cria Vîrâçâmi d’une voix teintée de mépris. “Va, conduis donc !”
46Ses deux taureaux partirent comme des démons. Au bond suivant, le Cendré et Pillai avaient rejoint le milieu de la route, et la voiture du mirazdar venait rouler en crissant sur la piste centrale.
47Derrière elle, Moukkan tentait de contrôler ses taureaux en tirant sur les rênes.
“As-tu vu si les taureaux sont blessés ? Range-toi de côté et regarde,” dit le mirazdar.
48Vîrâçâmi allongea la tête vers la cuisse gauche du taureau Cendré et jeta un coup d’œil. La roue de voiture l’avait frappé avec une sauvagerie incontrôlée. À un endroit couvert de poil blanc, la peau avait été arrachée et le sang commençait à couler.
“Patron, il a une grosse éraflure. On pourra voir ça un peu plus loin.” Et il poursuivit la course.
— Va, va ; il n’y a plus qu’une borne. Il faut surveiller la voiture de Goundar. Regarde et avance.”
49Vîrâçâmi parlait aux taureaux, tapotant leur dos.
“Arrête la voiture ; fais donc attention à la plaie, dit le mirazdar.
— Ce p’tit Moukkan va filer avec la victoire !
— Bah, va donc ! Qu’importe si âne battu s’envole ! Arrête, et calme cette pauvre bête ! Va au déversoir de l’étang.”
50Vîrâçâmi se retourna et regarda. D’aussi loin qu’il vit, on n’apercevait plus la voiture de Goundar.
“On dirait qu’ils se sont arrêtés,” dit-il.
51Il retint et stoppa ses taureaux. Ils étaient brûlants au toucher et leur corps transpirait à flots. Leur respiration haletante, se soulevait comme un serpent furieux, les secouait par saccades, comme si leurs entrailles allaient se détacher du bas de leur ventre. Leurs pattes tremblaient ; leur corps entier vibrait. L’écume coulait au coin de leur bouche.
52Les deux hommes descendirent. Vîrâçâmi alla chercher et appliqua de la bouse de vache. Le sang coulait le long du bas-ventre et dégouttait par terre. Pour étancher le flot de sang, il appliquait de plus en plus de bouse. Chaque fois que Vîrâçâmi le touchait, le taureau tressaillait.
53Sur le visage du mirazdar s’affichaient à la fois la frénésie bestiale de la victoire dans la compétition et la compassion à la vue du sang de cette pauvre créature muette :
“Hum ! la voiture, les bœufs, cet acharnement, c’est tout ça ! Nous-mêmes, rênes détachées, cheville d’essieu sautée, rayons brisés, combien de fois avons-nous versé cette fichue voiture ?” Il flattait les taureaux tout en parlant.
— Tous les mêmes, homme ou animal sans parole, tous avec la même rage d’honneur, disait Vîrâçâmi, en tapotant et grattant affectueusement les taureaux.
— Laisse-les aller doucement,” dit le mirazdar en remontant s’asseoir.
54Sa voiture partit lentement sur la route.
55Au même moment, celle de Goundar la rejoignit.
56Sans tenter de doubler, elle entreprit de suivre l’allure de celle qui la précédait. En avant, le pont sur la rivière approchait, brillant au clair de lune. Les deux voitures, l’une derrière l’autre, roulaient paisiblement, comme s’il ne s’était vraiment rien passé.
***
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