Vâdivâçal
Histoire de jallikkattu à propos d'un taureau et d’un tombeur de taureau
p. 41-96
Dédicace
À la mémoire de mon oncle Pi. Es. Muttucâmi Ayyar de Vattalakkuntu
Texte intégral
1<5> Bien avant le début du jallikkattu, la foule se bouscule autour du vâdivâçal. De plus en plus dense. Si compacte que le poltron alarmé par le moindre beuglement de taureau échappé de l’enclos, ne peut reculer d’un pas. Mais cette cohue ne compte pas plus d’une douzaine de tombeurs de taureaux expérimentés et habiles. Le reste est une mêlée où se côtoient la foule abondante des toreros novices et la masse de ceux qui serrent les bêtes de près, conscients du danger, mais avides de voir le spectacle.
2Le soleil d’après-midi, qui n’a pas encore tempéré son ardeur, continue de tarauder de ses rayons tous ces dos lisses, noirs, endurcis sous les coups répétés de la chaleur. Les gouttes de sueur pointent comme des perles, scintillent, coulent au creux du dos, s’y rejoignent en rigole, débordent et ruissellent. <6> Dans ces moments où l’instinct de fureur bestiale, caché au fond de l’homme, remonte et bouillonne, où tous attendent anxieusement le spectacle de l’affrontement entre la force de l’homme et celle de la bête, la chaleur qui brûle les dos leur importe peu.
***
3Il faudrait encore du temps avant de lâcher les taureaux. Les responsables attendaient que le plus fort de la chaleur fût un peu calmé, quand le soleil aurait davantage décliné vers l’ouest. En outre, avant de détacher le premier taureau, on devrait achever l’ensemble des poujas à Notre Mère Cellâyi, la déesse du village, et à toutes les divinités protectrices de la place. Quand tout cela serait terminé, que la chaleur serait tombée, alors ce serait le moment propice.
4Ils étaient venus des quatre points de l’horizon, bien avant la mi-journée, de tous les villages alentour, accessibles en quelques heures de marche. À longues enjambées, en files successives, au bord de la grand-route qui conduisait au vâdivâçal, un ballot de riz cuit suspendu dans leur dos, un bâton faisant des moulinets au rythme de leurs bras. Ceux qui arrivaient en voiture à bœufs, c’était une autre affaire.
5La venue des taureaux rivalisait avec celle des gens. À la troupe de ceux partis de loin qui avaient commencé à arriver dès la veille au soir, s’en rajoutaient toujours de nouveaux. Il en arrivait sans cesse, que l’on contrôlait au moyen de deux longes ou de trois, attachées à la corde des naseaux. Il en arriverait même après l’ouverture de la bouverie, quand on aurait commencé le lâcher. D’ores et déjà, bourré de taureaux et de bouviers, le parc installé à l’aide d’une palissade à l’arrière du vâdivâçal, débordait.
6La cité qui fête Cellâyi est en tumulte. Quand on célèbre la pouja de la Mère, on ne le fait pas sans jallikkattu. C’est à son jallikkattu que le Pardon de Cellâyi doit sa renommée <7> Venus d’autres pays, par monts et par vaux, villageois ordinaires, propriétaires terriens, grands zamindars, tous amènent ici leurs bêtes. Chacun proclame la suprématie de son taureau, marche en conquérant, tous horizons, hors de ses frontières, force son talent, briguant la gloire, pour lui-même ou pour ses bêtes.
7Dans les mêmes dispositions, les tombeurs de taureaux grouillent comme un essaim. On se rengorge :
8“Eh ! Si on se prend un taureau, c’est dans le jallikkattu de Cellâyi qu’il faut l’attraper. Pour un toril, ça c’est un toril ! Est-ce que tout mérite de s’appeler jallikkattu ?”
9Depuis les régions au sud et à l’est du district, tous ceux qui se sont fait une réputation de tombeurs de taureaux, chacun chez soi, viennent voir le vâdivâçal du jallikkattu de Cellâyi. Le cœur gonflé et la démarche hautaine, ils répondent au défi des maîtres des taureaux :
10“Qu’importe l’annonce sur le taureau, une fois la longe détachée et la bride enlevée des nasaux, c’est à nous de voir.”
11Tous, tant qu’ils sont, maîtrisent comme un art unique, la technique d’exciter la bête, de la pousser à bout, pour ensuite la dominer, la soumettre et afficher la victoire de l’homme.
12“Il faut d’abord embrasser le taureau en le prenant par la bosse, puis assurer la prise des mains sur ses deux cornes, faire pression sans le laisser bondir, et l’immobiliser quelques instants sur ses quatre pattes, vu, lui déstabiliser les pattes, lui faire plier les genoux et réussir à l’affaler par terre. Mais, si, par manque de technique, on a travaillé le taureau sans réussir, on n’a plus qu’à capituler complètement, à reconnaître son incapacité, vu, et passer pour un cul-de-jatte qui renonce comme un poltron à approcher les taureaux.”
13Quand le soleil décline et s’étend sur la piste, on est prêt à voir se décider, dans un sens ou dans l’autre, l’épreuve de force engagée d’égal à égal entre l’homme et le taureau, dans le vâdivâçal.
***
14<8> C’est bien pour assister à ce duel que Picci lui aussi, se tenait ce jour-là, la poitrine penchée sur le poteau à hauteur de hanche, gros et massif, enfoncé à la limite du côté droit de la barrière attenant au portillon. Il portait un turban et une tunique de coton légère qui laissait transparaître son maillot de corps. Collé à lui, vêtu comme lui, se tenait Maroudan — le copain de Picci, et aussi son beau-frère. Tous deux, le fils de la maison et le gendre, cousins germains, ne sont jamais allés à un jallikkattu sans faire la paire.
15Ils se sont incrustés à l’endroit précis où court se poster tout attrapeur de taureaux qui passe pour bien connaître son métier. En priorité, du côté droit, sinon, du côté gauche. Quand on l’amène du fond de la bouverie, le taureau est dépouillé de ses longes et on lui retire la bride des nasaux dans le guichet de l’enceinte de départ, où la barrière le guide vers le portillon. Au moment où, le regard furieux et le bout du museau humide, il allonge et balance ses cornes au-dehors, comme des piques brillantes, si l’on veut lui tomber dessus brusquement de côté, en se dissimulant sans qu’il s’en doute, c’est l’emplacement le plus prisé et le plus commode. Le plus dangereux aussi. Pourquoi ? Quelle va être l’impulsion de chacun des taureaux prêts à sortir ? Lequel d’entre eux, plus malin que les autres, ira d’abord chercher l’homme qui se tient derrière le poteau ? On ne peut le dire à coup sûr. Ni même le conjecturer, à moins d’avoir été informé par avance de la sagacité de la bête. Picci, entraîné à pratiquer ce métier de tombeur de taureaux de génération en génération, avait choisi sa place, avec l’assurance spontanée du savoir héréditaire.
16Un peu de nervosité voletait comme une mouche sur le visage de Picci, en quête d’on ne sait quel indice. À chaque instant, il fouillait <9> du regard l’intérieur de la bouverie à travers les interstices de la barrière de clôture — des troncs à hauteur d’homme — formant séparation pour que les taureaux de la bouverie, effarouchés ou furieux, ne rentrent pas inopinément dans la foule stationnée devant la façade et pour qu’au sortir de la piste, ils ne retournent pas semer le désordre dans la bouverie.
17Sitôt après, Picci se retournait brusquement dans la direction diamétralement opposée. Son regard se ruait alors sur le chemin allant à la rivière, à travers la foule présente, là où, traditionnellement, on fait place aux bêtes pour leur “montrer la voie”, afin qu’au débouché de l’enceinte, le taureau fonce tout droit, sans chercher d’autre issue pour fuir les mains qui le happent. Le cliquetis des colliers de clochettes des taureaux musclés, cou pesant et corps de futaille, qu’on faisait passer en leur “montrant la voie” les conduisant au vâdivâçal, retentissait aux oreilles de Picci, accompagné du tintement clair des petits grelots attachés à leurs quatre pattes, au-dessus des sabots piaffants. Il jaugeait les taureaux, en les regardant entrer et sortir de la bouverie à travers la barrière, la démarche majestueuse, l’un derrière l’autre, contraints pour franchir le petit portillon étroit, de tortiller, resserrer, bourrer comme en la comprimant la masse de chair compacte de leur corps. Pourtant, sur son visage, flottait toujours cette même interrogation…
— Alors, beau-frère ! L’âne de Vâdipouram se défile aujourd’hui ? questionna Maroudan, de deux ou trois ans son cadet. Sa voix était chargée de doute.
— Ça en a bien l’air ! laissa traîner Picci, trahissant sa propre anxiété, encore plus forte que celle de Maroudan, et l’immense déception qui s’ensuivrait, si c’était bien le cas.
— <10> Peuh ! Quand on les voit dire que le jallikkattu de Cellâyi vaut le déplacement ! Maroudan eut un rictus méprisant.
— Bonne mère, à la foire de chez nous, ils ont crevé le tambour à force de le battre, dit Picci en riant. Pour rien, des mots vides !
— Ah, mon vieux, ils ont tambouriné que les taureaux s’entassaient dans la bouverie par milliers. Les pauvres !
— Tout ça, c’est seulement une fois ici qu’on voit et qu’on comprend !
18Sur ces propos soulignés d’un geste dédaigneux, leur rire sarcastique et nasillard s’éleva puis s’amplifia. Le rire cessant, ils entendirent comme un hennissement dans leur dos ; tournant le cou, ils jetèrent un œil par-dessus leur épaule. Dans le visage labouré de rides d’un vieil homme, du fond de ses orbites creuses, un regard vif les toisa une bonne fois de la tête aux pieds.
— Qui êtes-vous, vous autres ? Des gens de l’Est ! demanda le vieux, d’une voix indistincte, car il avait perdu ses dents et le jus du bétel stagnait aux commissures de ses lèvres entrouvertes. À vous entendre parler, on le dirait bien.
— Oui, grand-père, vous avez raison, dit le plus jeune.
19À son tour, Picci scrutait cette vieille face et hochait la tête, laissant filtrer à travers ses lèvres un léger sourire.
— Ouais, ce que vous avez dit m’a frappé les oreilles. Toi, tu as dit une chose, et ce petit deux choses. dit le vieux, les dévisageant d’un air de reproche.
— <11> On parlait comme ça, entre nous, grand-père. C’est rien, dit Maroudan, du ton de quelqu’un qui ne veut pas prolonger la discussion.
— Mais ce qui s’est échappé de vos bouches est tombé tout brûlant dans mes vieilles oreilles, petits, enchaîna le vieux sans lâcher prise. Allons, vous parliez sérieusement ! Admettons que non ! Attendez donc une heure dans ce vâdivâçal. Vous parlerez ensuite, quand vous aurez compté les taureaux qui sortent, petits. S’il n’y en a rien qu’un de moins que cinq cents, partez en crachant sur le toril, compris ? Le vieux bredouillait en lâchant ses mots, à cause de sa bouche édentée, et du jus de tabac qu’il y accumulait, mais sa véhémence était comme une gifle sur leurs visages. Des postillons de bétel leur éclaboussaient la figure en pluie fine.
— Bravo, grand-père ! Vous avez frappé un bon coup ! applaudirent autour de lui les voix du cru, railleuses.
20Le défi du vieux, et plus encore le rire qui secouait les autres, piquaient au vif Picci. Il se contint pourtant, s’efforçant de rire avec eux et, comme décidé à faire la paix avec le vieux, il s’exprima avec modestie :
— Grand-père, nous n’avons rien laissé échapper d’insolent sur le jallikkattu de Cellâyi. N’allez surtout pas vous mettre ça dans la tête ! Sa voix marquait une déférence qui écartait toute dispute avec les gens du village. Maroudan à son tour, parla comme lui, soucieux à l’évidence de faire la paix avec le vieillard.
21En fait, tous deux ne faisaient que dire ce qu’ils pensaient. Ils n’avaient pas la moindre intention, même grosse comme un grain de moutarde, de dénigrer le jallikkattu de Cellâyi. Pour de vrai, <12> sitôt qu’ils avaient mis les pieds dans ce vâdivâçal, ils avaient estimé que, parmi les grands jallikkattu auxquels ils avaient assisté, et qu’ils pouvaient compter sur leurs doigts, celui-là aurait sa place. Voilà ce qu’ils s’étaient dit entre eux. Ils ne pouvaient manquer de voir les taureaux, dehors, tout autour : la grande bouverie ne suffisait plus à les accueillir et ils n’avaient plus une place où attendre. Il ne leur échappait pas non plus que, dans le vâdivâçal, la foule des tombeurs de taureaux était considérable. Néanmoins…
— Prenez les choses comme elles sont, petits ; ça va ! dit le vieux, comme s’il leur pardonnait, eu égard à leur modestie. Mais je vous dis une chose, les gamins, avec l’expérience de mes moustaches blanches. Si Cellâyi les voit seulement du coin de l’œil, ceux qui parlent trop vite, avec la langue trop longue, ça fait un malheur, petits. Mettez-vous ça dans la tête. Oui !
— Eclairez-nous, grand-père, nous vous écoutons. Est-ce qu’on peut parler sans reconnaître la puissance de la Mère ! dit Picci avec déférence. Même un chien ne serait pas assez idiot pour ça ! Vous avez raison !
— C’est bien ce que je dis ! Le vieux hocha la tête. Nous avons tellement bien parlé comme de vieilles connaissances, petits, que je ne vous ai pas seulement demandé de détails sur vous. Il les regarda ; son visage trahissait son envie.
— Pourquoi hésiter, grand-père ? Je m’appelle Picci ; son nom c’est Maroudan, mon beau-frère.
— Ah, c’est comme ça ; de quel coin de l’Est ?
— Ucilanour.
— Ucilanour ? s’écria le vieux, haussant la voix. Ou du côté d’Ucilanour ?
— Ucilanour même. Pourquoi en douter ?
— <13> Ce n’est pas de doute qu’il s’agit, petit. Ucilanour, Ucilanour ? répéta deux fois le vieux en marmonnant. À l’entendre prononcer ce nom il était clair qu’il y mettait une sorte de grandeur, de louange, de dévotion.
— C’est des entrailles même d’Ucilanour qu’est né le jallikkattu, petits ! Pour naître sur son sol, il faut l’avoir mérité dans ses vies antérieures, petits. Quand les bébés y viennent au monde, ils sortent du ventre de leur mère en pensant au toril. C’est une ville qu’on doit vénérer, petits, votre ville ! Vous êtes d’Ucilanour ?
22Tandis qu’il parlait trop vite, bredouillant sans contenir son enthousiasme, la salive rouge sang qui s’accumulait et remplissait sa bouche, déborda des commissures de ses lèvres sinueuses et coula en s’étalant sur sa poitrine. Le vieux l’essuya avec la paume de sa main gauche, acheva de la nettoyer avec la serviette qu’il avait sur l’épaule et s’essuya aussi la bouche.
23Les deux gars de l’Est étaient tout fiers de ces compliments. Pourtant Picci répondit obligeamment :
— Comment ça, grand-père ? Le jallikkattu de votre Cellâyi lui a cédé la place ! Allons donc !
24Le vieux ricana :
— Petit, on ne peut pas abuser le vieux comme ça avec des gentillesses. Toi, tu es jeune, tu comprends ? Un jallikkattu de l’Est, c’est autre chose.
25Le vieux secoua ses épaules. Il les dévisagea, comme pour changer de sujet.
— Oui, c’est à propos du taureau de Vâdipouram que vous vous posez le plus de questions, n’est-ce pas ? C’est bien à propos de Kâri ?
26Subitement intéressés, tous deux dirent “oui, oui” d’un air entendu, avides de ce que le vieux allait raconter.
— <14> Ça va faire trois ans que le zamindar de Periyapatti l’a acheté à l’Est ; pour deux mille roupies. C’est de celui-là que vous parliez ?
— Celui-là même, grand-père, dit Maroudan, laissant éclater son impatience. On dirait qu’il ne vient pas au jallikkattu aujourd’hui… avança-t-il en hésitant.
27Autour d’eux, on se récriait. Le vieil édenté eut un bruyant accès de rire :
— Bonne question, petit ; est-ce qu’il va venir ! Il recommença à bredouiller. Je n’ai jamais vu un jallikkattu se dérouler sans les taureaux du zamin de Periyapatti ; pourtant mes moustaches ont eu le temps de blanchir. Ecoutez bien. Depuis le jour où j’étais petit comme ça, moi, je n’ai pas manqué un jallikkattu. Parler des taureaux du zamindar, c’est devenu une habitude, de génération en génération, vous comprenez ?
— Justement, grand-père, nous demandons aux anciens. Les jallikkattu de ce côté-ci, nous en avons surtout entendu parler. C’est la première fois que nous venons, dit Picci pour inciter le vieux à s’expliquer en détail.
— Ah, c’est bien ce que j’ai compris moi aussi, et c’est pourquoi j’en ai tant dit. —Le vieux se rengorgea— C’est au moment de l’ouverture de la bouverie qu’on amènera les taureaux du zamin. S’il n’y avait pas, chaque année, trois ou quatre victimes des taureaux de Periyapatti, le jallikkattu de Cellâyi ne serait pas reconnu pas pour un vrai jallikkattu, petit ! Tu as posé la bonne question. Le taureau de Periyapatti va-t-y pas venir ! Il arrive, il est même déjà là. Vois-tu pourquoi je te dis ça, aussi sûr ? Regardez là-bas, de ce côté-là ! Ceux qui restent groupés, avec des turbans et des bâtons, vu ? Ce sont tous des personnels du zamin. Ils viennent comme une armée ; vous avez compris ?
— Racontez, grand-père, racontez ! Nous collons à vous comme à la découverte d’un trésor, dit Maroudan, flatteur.
28<15> Les compliments lui montaient à la tête. Le vieux s’oubliait, plongé dans son discours grandiose.
— Ce sont eux, petit, qui animent ce jallikkattu. Le jallikkattu c’est son affaire à lui, petit ; facture unique, tout compris, mille roupies ! C’est lui qui a versé pour l’achat des foulards, en bloc, comme ça. Bon, ici, au-dessus du portillon, on a dressé une tribune bien décorée — c’est pour le zamindar. Si le sous-préfet ou le commissaire de police viennent, ils iront s’asseoir à côté de lui. À part ça, il n’y a pas un seul autre chien étranger qui pourrait même essayer de lécher cette tribune, petits ! Impossible ! Les premiers honneurs sont pour lui, par ordre dynastique, depuis l’époque du grand-père de son arrière-grand-père. Vous voyez !
29Tout en savourant les propos du vieux qui se rengorgeait, les deux jeunes gars de l’Est regardaient d’un même œil les taureaux aller et venir tandis qu’on leur “montrait la voie”. Un remue-ménage se produisit du côté du chemin en direction de la rivière. Le groupe avec les turbans et les bâtons s’efforçait de dégager le passage, en écartant et en fendant la foule confuse. Le raffut augmenta.
— Eh ! ils arrivent !
— Les taureaux de Periyapatti !
— Tu as vu, petit, pendant qu’on parlait d’eux, ils sont arrivés ! Vingt taureaux, comme des lions ! Regarde-les venir, de tous tes yeux, petit, se bousculant l’un derrière l’autre ! hurla le vieux avec enthousiasme.
30À la vue des taureaux, l’excitation de la foule augmentait. Dans le brouhaha des colliers de clochettes, chacun sur deux rangs, et des grelots de pieds, piaffant à faire trembler le sol et soulevant la poussière, les taureaux arrivaient.
31Le vieux s’apprêtait à renchérir sur son <16> dithyrambe, quand il comprit que les deux jeunes tournés vers lui ne l’écoutaient plus ; leurs regards bondissaient d’un taureau sur l’autre. Changeant de style, avec un ton plus accrocheur pour ramener à lui leur attention, il colla davantage à eux et se mit à parler d’une voix grave :
— Mes enfants ?
— Dites, grand-père, nous sommes tout oreilles, répondit Picci, sans retourner vers le vieux ses yeux qu’il laissait courir avec les taureaux.
— Là, regarde le premier qui vient, un taureau à robe de terre cuite — décoré comme s’il était couvert d’un frontal d’éléphant — trapu, ramassé comme pas un. C’est un taurillon de la maison du zamindar. À le voir, il n’a l’air de rien. On croirait qu’on peut l’attraper et le faire plier. Ah, ma mère ! Un vrai poison. On ne peut pas mettre la main à sa bosse. Il enverra bouler comme un fétu celui qui le touche. Regarde ses cornes ; on les dirait plantées comme deux patates douces. Elles n’offrent aucune prise. Si ses cornes épointées vous rentrent dans les flancs, les côtes cèdent la place !
32Le vieux, qui avait parlé d’un trait, s’arrêta. Parvenu devant eux, le taureau se glissa à travers le portillon.
33Tapant sur l’épaule de quelqu’un de son village, à côté de lui, le vieux enchaîna :
— Hé, mon petit père, c’est pas correct ce que j’ai dit ? Notre gamin, Sanguili —Ah ça ! Tu sais pas qui c’est ? Tu sèches !
— Parle, tonton, je te suis. Celui qui a soulevé d’un bloc le taureau de Vattalakkoulam, c’est de lui que tu parles ? C’est bien ça ? dit l’autre voulant montrer qu’il connaissait la question.
34Le vieux eut un rire méprisant.
— Le rouquin de Vattalakkoulam ? Un taureau, ça ? Rien qu’un petit bœuf de labour ! Et c’est de ça que vous parlez, aujourd’hui ! Le gamin embroché par celui-là, tu sais comment il a été traîné ? Il lui a planté ses cornes dans le bas du ventre, il l’a soulevé et l’a lancé là-bas. <17> Des cornes épointées, par chance,… le gosse avait une chance de s’en tirer.”
35Tout en prêtant l’oreille à ces propos, Picci et Maroudan scrutaient l’allure, les intentions, le caractère des taureaux du zamin, à qui on “montrait la voie”. Sept ou huit taureaux avaient déjà traversé.
— Alors, pépé, on va parler jusqu’à ce soir, sans regarder les taureaux arriver, cria d’une voix de crécelle un gamin espiègle debout derrière le vieux. Le petit gosse n’appréciait pas, mais pas du tout, ses discours, et il s’affichait insolemment devant lui.
— Qui c’est çui-là qui m’interpelle comme ça ? dit le vieux en se retournant.
36Cela attira aussi l’attention de Picci et de Maroudan. À la vue du gosse, ils rirent de son effronterie gamine. Le vieux haussa le ton :
— Qu’est-ce que c’est ! Un gamin qui a peur de marcher dans la bouse ! Tu es venu voir un jallikkattu autrement que les autres, toi ? Et c’est à moi que tu dis de regarder les taureaux ! Tu veux que, les yeux bandés, rien qu’en écoutant le bruit des colliers de clochettes, je dise le taureau qui passe. Petit chiot ! Ça vient ici parler comme un homme. Rentre à la maison, et va te cacher dans le sari de ta mère !
37Rire général. Incapable de supporter sa honte, le gamin recula, tête basse, en lâchant “Va donc, pépé !”
38Encore cinq ou six taureaux du zamin avaient défilé, sous le regard appréciateur des deux jeunes gars de l’Est. À l’approche de chacun, le vieux exposait, en y apportant toute son expérience, son histoire complète, son comportement, son caractère et tout le reste, aux deux adolescents de l’Est qui écoutaient tout avec attention. Au fur et à mesure, ils interrogeaient avidement le vieux en l’aiguillonnant.
— Tant de taureaux ont déjà passé, avec les battements du tambour, <18> marmonna Maroudan en traînant la voix. Picci se tourna vers le vieux et sourit. Le vieux aussi avait entendu marmonner Maroudan.
— Allons, petit, pourquoi es-tu nerveux comme ça ? questionna-t-il brusquement. Pourquoi ? Tu vas te jeter dessus ? Je te le demande !
— Ça en a l’air, d’après vous, grand-père ? interrogea calmement Picci.
— Non, c’est parce qu’il se montre excité que j’ai conclu ça, dit le vieux. De toute façon, celui qui vient autour de la piste poser des questions sur les taureaux, est-ce que c’est pour parler de leur prix ? Si on ne comprend pas ça…
39Picci rit, sans répondre.
— C’est pas ça, grand-père, dit Maroudan. C’est un taureau célèbre. Je veux seulement le voir de mes propres yeux.
40Cela ne suffit pas à tranquilliser le vieux tout au fond de lui-même ; pourtant, apparemment, il parla comme s’il était d’accord :
— Ah ! maintenant je comprends, petit. C’est un taureau de chez vous, n’est-ce pas. Dis-moi ça ! Ça fait deux ans passés que ce démon noir est tombé entre les mains du zamindar. Et au cours de ces deux jallikkattu, dans la région, il n’y en a pas un de tous ceux qui se vantent d’être les fils de leur père, qui ait posé un doigt dessus. Ah, ah ! ! Il éclata de rire bruyamment.
41Durant les quelques minutes d’intervalle entre chaque arrivée de taureaux, les deux jeunes gens se montrèrent curieux de la réputation qu’on faisait à un taureau de chez eux dans cette région.
42Le vieux cracha une fois par terre, à ses pieds, en soufflant entre ses doigts les débris de sa chique de tabac, et reprit :
— Une fois qu’ils l’ont amené de l’intérieur de la bouverie et qu’ils lui détachent la bride de nez dans l’enceinte de départ, tous ceux qui se font pousser les moustaches <19> se recroquevillent comme des mulots blottis dans leur trou ! Attendez, vous allez voir la danse qu’il va mener ! Ils ont peur de poser les pieds là où il a seulement pissé ! Regardez le spectacle, oui ! Et de votre côté, il y a quelqu’un pour lui ?
43Maroudan anticipa la réponse :
— Bien sûr, là-bas non plus, il n’y a personne, grand-père. Il pouvait cavaler bien tranquillement.
— J’ai entendu déjà tout ça, petit. Il suffit de crier « drrrr… » en face de lui ou du côté de sa queue ; puis, il n’y a plus qu’à regarder. Dans le vâdivâçal, on tremble rien qu’à le détacher. Sa réputation tient bon. Quand le zamindar est venu l’acheter, au milieu de tout cet engouement, Têvar l’a lâché pour deux billets tout rond. En se disant : la gloire, ça suffit ; voyons voir les roupies.
— Je connais bien tous les détails, petits, reprit le vieux. Moi aussi, je suis allé une fois à votre jallikkattu d’Ucilanour. On annonçait la venue du gouverneur cette fois-là. Eh bien, Picci, mon petit ! Tu es là à regarder on ne sait où ! C’est pour toi que je parle, mon petit père ! Il réclamait l’attention de Picci qui persistait à regarder ailleurs.
— Je vous écoute toujours, grand-père, dit Picci, se tournant ostensiblement vers le vieux. Abandonnant la conversation à Maroudan et au vieux il semblait vouloir seulement écouter, sans interférer d’un mot. À cet instant, ses yeux étaient distraits. Seule la voix insistante du vieux le fit se retourner, pour la forme.
— Pour un jallikkattu, ça c’était un jallikkattu ! Un jour n’y a pas suffi. Ils en ont lâché aussi le lendemain. Deux mille taureaux au moins, rassemblés là d’un coup ! <20> S’efforçant de raconter, l’ancêtre peinait pour se remémorer des évènements vieux de quatre à cinq ans.
— Oui, oui, ça me revient. Chez vous, il y avait un tombeur de taureaux vraiment fameux. J’ai son nom dans la gorge… ah ça, tchî… de petite taille, le teint noir, un peu âgé. Attends, attends, il avait vaguement l’allure du petit Picci. C’en était un qui se jetait d’un taureau sur un autre. Il a reçu une médaille de la main même du gouverneur. Ah, là, là ! Il se jetait sur eux comme le diable sur d’autres diables. Un homme, lui ? Un être né pour ça, celui-là ! Son nom…son nom…
44Picci regardait quelque part ailleurs, sans but. Alors Maroudan, qui seul n’avait pas cessé de dévisager le vieux, parla :
— Le vieillard a une bonne mémoire. Tu as entendu ce qu’il a dit ?
— Que ma mémoire aille au diable ! Son nom ne me revient pas sur les lèvres, petit.
— Vous parlez d’Ambouli grand-père ?
— Ah ça ! Vois-tu, petit ! C’est toi qui l’as dit ! Ambouli ! Oui, oui, c’est bien lui, Ambouli. Le malheureux, lui aussi, on dit qu’il est mort, hélas ! il y a trois ans, en se jetant sur ce taureau, Kâri. Pendant le jallikkattu d’avant qu’il passe dans les mains du zamindar. Un risque-tout. Hélas ! Le vieux s’arrêta et souffla très fort.
— Après avoir reçu le coup, on dit qu’il a traîné six mois au lit. Des gens de notre village, qui ont pris une fille de là-bas l’an dernier, m’ont donné les détails, quand ils sont revenus. On dit qu’il s’est formé du pus à l’intérieur. Avec lui, c’est tout ce savoir-là qui a disparu, hum ! Il poussa un profond soupir montrant le respect qu’il éprouvait pour un tombeur de taureaux au sommet de la gloire à cette époque-là.
45<21> Maroudan vira brusquement vers Picci et lui glissa un coup d’œil significatif. Une fois encore, le regard perdu, Picci se détourna.
— Tu as entendu ce qu’a dit le vieillard, Picci ? Il a gardé une bonne mémoire. Puis, se retournant vers le vieux, il déclara, gêné de faire passer dans sa voix une certaine gravité :
— Grand-père, ce garçon, c’est son fils.
46Abasourdi, le vieux demeura quelques secondes sans pouvoir ouvrir la bouche, fixant le dos de Picci. Ensuite, ayant recouvré la parole, il avança un pas hésitant, prit Picci par les épaules, et le fit pivoter pour bien le voir tout entier :
— Ah, mon pauvre garçon !
47Tous ceux qui se tenaient près d’eux regardèrent Picci, avec une excitation contenue.
48Le vieux remarqua des larmes figées dans les yeux de Picci. On ne sait sous quelle impulsion, une affection soudaine lia le vieillard à l’adolescent.
— Un garçon qui a la chance d’être le fils d’Ambouli ! C’est toi ! Le vieux le fêtait, bredouillant sous l’excès de son émotion. « Mon petit Picci ! » Le vieux le serrait contre lui, en pesant sur ses épaules.
— Rien que l’homme, rien que le taureau ! Les larmes ne coulent pas dans un vâdivâçal ! Dans la race des Maravars, ça ne se fait pas ; surtout quand on a pour père Ambouli !
— Eh, beau-frère ! Ecoute les paroles du grand-père, dit Maroudan, élevant la voix pour ramener Picci à la conscience de son entourage immédiat.
49Secoué par les souvenirs et les propos élogieux sur son père, Picci, ému, se frotta les yeux avec ses doigts pour sécher ses larmes, et, le visage redevenu normal, regarda le vieux avec ferveur. En constatant que la grandeur de son père était parvenue si loin, il avait le cœur comblé de joie.
— <22> Picci, mon gars, te voilà enfin ici après bien des détours ! déclara le vieux en regardant fixement son visage. Oui, l’expression de ta figure le dit bien. Vraiment le fils de ton père. Viens, petit ; Maroudan, je parle pour toi aussi ; asseyez-vous et prenez le bétel. Dans le temps, j’ai pris le bétel avec le père ; maintenant, c’est avec son fils.
— Vous aviez parlé avec mon père à cette époque-là, grand-père ? demanda Picci, avidement.
— Je vais tout te raconter, petit. Asseyons-nous et prenons le bétel. Nous avons bien le temps avant l’ouverture de la piste.
50Le vieux s’assit, accroupi sur les talons, et extirpa de sa taille un sac de bétel dont il fit coulisser le lacet. Comme il n’arrivait plus de taureaux susceptibles de détourner leur attention, les deux jeunes s’assirent. Eux aussi concentraient tout leur intérêt dans la conversation engagée avec le vieux.
51Ce gamin était le fils d’un tombeur de taureaux qui avait eu son heure de célébrité au pays de l’Est. Ce gamin, autant dire un jeune homme, l’information sur le garçon, aussitôt colportée de bouche en bouche, se répandit auprès des centaines de personnes qui formaient le cercle du vâdivâçal. Tous ceux qui étaient du métier ne cherchaient plus que lui, le dévisageant de tous leurs yeux. Chacun parlait, au gré de ses supputations.
— Le garçon n’est venu que pour attraper des taureaux. Ça fait-il le moindre doute ?
— Un type de l’Est, ça doit avoir du nerf.
— Avec ce père, le fils peut-il être de la mauvaise graine ?
— Le jallikkattu va être chaud.
— Le type de l’Est va ramasser tous les foulards.
— <23> Les gars de chez nous ne sont pas si mal en point !
— Porter la main sur le taureau du zamindar…
— Hum ! C’est un gars comme lui qui va prendre le taureau du zamin ? Un jeunot comme ça !
— Est-ce qu’un type de l’Est est envoyé du ciel ? Des mots pour ne rien dire !
52Le vieux desserra la coulisse de son sac à bétel, en retira des feuilles à moitié fanées, les plaça sur le giron de son veshti, fouilla dans le fond du sac, en dégagea des fragments de noix d’arec de Ceylan qu’il tendit à Picci et à Maroudan. D’une petite boîte étamée, il tira un bloc de chaux tout desséché qu’il brisa, pour en donner un petit bout à chacun, avec deux feuilles de bétel. Ils roulèrent ces morceaux dans les feuilles avec la noix d’arec et, du coin des lèvres, s’enfournèrent la chique dans la bouche. Le vieux tira son mortier, le posa devant lui et commença à parler, tout en pilant la noix d’arec. Il avait complètement oublié les gens du voisinage, avec lesquels il s’entretenait d’habitude.
— Il faut qu’on ait lâché tous ces taureaux, avant la tombée du jour, dit le vieux.
— Dans ce cas, qu’est-ce qu’on attend encore ? demanda Maroudan. Le soleil est bien bas vers l’ouest, regardez !
53Le petit garçon qui avait eu des mots avec le vieux tout à l’heure dit, pour parler comme un grand :
— Tous ceux qui font démarrer le jallikkattu sont bien là.
— Dis donc, tu es bien le fils de ton père ; tu en es encore un qui parle comme s’il savait ; tchî, espèce d’âne, gronda le vieux ; ne faut-il pas que le zamindar soit arrivé. Sans qu’il soit là… ?
— Non, grand-père, il est arrivé et il se repose dans le bungalow, dit quelqu’un tout près.
— <24> Ensuite, ils auront dû aller le chercher avec tambours et percussions, sitôt terminées toutes les pouja. Qu’est-ce qu’elles lui font, à lui ? Un homme né sous une bonne étoile ! Quel que soit le taureau qu’il achète, les gens meurent de peur rien que d’y toucher. »
54Picci, tout en mâchant son bétel, regardait le vieux avec curiosité. Ce dernier tira une carotte de tabac qu’il tordit pour en distribuer des morceaux à chacun ; il plaça aussi des feuilles de bétel dans son mortier. Les pilonnant pour en faire une pâte, il dit :
— Qu’est-ce que tu regardes, petit ? S’il s’agit d’un taureau tant soit peu ordinaire, il le laisse tomber dans la minute. Qui d’autre connaît ça comme lui ? Pour sélectionner une race sur la pureté de la boucle, le caractère, l’ardeur, c’est un prince.
— Pas du tout, tonton, objecta quelqu’un du village. Un taureau du zamindar ! Pourquoi s’attirer des histoires… les gens s’en vont sans ouvrir la bouche. Toute l’affaire est là.
— Oui-da ! Quelqu’un qui s’y connaît a parlé, ah, ah ! Le vieux rit avec orgueil. Quoi, votre Savuri a bien essayé tout ce qu’il a pu pendant dix ans. À part lui, maintenant, en fait d’homme, de notre côté…
55Picci, qui s’était tenu coi jusqu’alors, déclara :
— Facile à dire, grand-père. Pourtant, est-ce qu’on peut parler si carrément ? Ne peut-il pas y avoir un homme pour chaque chose ?
56Le vieux le toisa et haussa la voix, comme on lance un défi :
— Petit, je l’ai dit en ce temps-là, et je le dis aujourd’hui aussi. Catégoriquement. Combien de gens de l’Est, dans ce vâdivâçal, en sont partis leurs intestins dehors, grâce aux taureaux du zamin.
57Picci ne voulait pas démolir les visions grandioses du vieux ; choisissant d’ignorer la provocation, il détourna la conversation :
— Si le grand-père le dit, il doit avoir raison ? Oh, regardez ! C’est pas le bruit des percussions qu’on entend ? Ils arrivent ?
58Tous ceux qui étaient autour d’eux tournèrent leurs regards vers le chemin.
59Le bruit des percussions, fanfares et tam-tam devint assourdissant. Un seul cri ‘houï, houï’. Le vacarme créé par les gens du zamindar atteignait son paroxysme, tandis que, pour élargir le passage, ils repoussaient les rangs de ceux qui se tenaient de chaque côté du chemin, et la foule qui les débordait. Avec l’arrivée du zamindar, le lâcher de taureaux allait commencer d’une seconde à l’autre. Aussi la foule se mettait-elle à courir çà et là, pour trouver place. En première ligne venaient le zamindar et le sous-préfet ; derrière, leurs assesseurs, comme pour un défilé.
— Maintenant ils n’attendront plus ; ça y est, ils vont lâcher les taureaux, dit le vieux, en tassant le reste des feuilles de bétel fanées dans son sac. Il le replia grâce au lacet, et le ferma au col, d’un nœud solide.
— Le taureau de Vâdipouram ! cria Maroudan d’une voix avide.
— Regarde bien dans la foule, petit, derrière le zamindar, pressait la voix du vieux, un gamin noir qui vient en le tenant, tu vois. Celui-là ! Le meilleur taureau qu’il possède, le zamindar arrive toujours avec lui.
60Picci, qui était resté très calme jusqu’ici, se leva en s’étirant. Les yeux comme exorbités, il regarda fébrilement dans la direction du taureau, traversant sans le voir le visage du zamindar qui venait au premier rang.
— Ne t’agite pas, petit ; si l’âne ne va pas au toril, où peut-il aller ?
61Les propos du vieux échauffaient encore plus Picci :
— Regarde bien. Le taureau sur lequel ton père a porté la main. Ton père était d’une audace à braver n’importe quoi. <26> Il y a beau avoir y un âge pour chaque chose, avec quel enthousiasme il est allé se jeter dessus à cet âge-là ! Pourquoi une rage pareille, hum !
62Le vieux s’arrêta sur un profond soupir. Les deux jeunes gens ne regardaient plus de son côté ; mais, sans s’inquiéter s’ils l’écoutaient, il poursuivit :
— Ceux-là aussi sont arrivés ! Ils sont une dizaine à tourner autour pour rien, ils crient « drrrr… » ; ils ramassent du sable et le lancent à sa figure ; ils lui frappent le museau avec un bâton. Pouah ! Tandis que ton père, il a mis la main sur ce taureau avec une légèreté ! Comme un moustique ! Ceux qui étaient tout à côté l’ont vu ; ce sont eux qui me l’ont dit, petit. Ce taureau-ci est un vrai démon. De toute façon, c’était sa destinée de finir comme ça. C’est le risque qu’on prend à jouer avec les bêtes. Il vaut mieux laisser la vie en dehors de ça, en se disant que, tout compte fait, elle ne nous appartient pas !
63Picci ne s’est pas retourné. Seul Maroudan interrompit une fois le vieux :
— Leur père est mort en disant : « J’avais plus l’âge, j’étais déjà trop vieux, quand cet âne de Kâri s’est montré. Autrement, je l’aurais enfoncé d’une seule prise, comme on rentre dans la boue. Maintenant que je meurs, tout ce qui reste c’est : « Ambouli Têvan est tombé, culbuté par le Kâri de Môkaiya Têvar. »
64Le vieux se tut quelques secondes, comme pour bien saisir et ruminer ces paroles. Puis :
— C’est quelqu’un qui mettait du sel dans son riz, petit ; pas comme ces jeunes vauriens. C’est son âge qui a joué contre lui !
65Heureux d’avoir apporté à Ambouli le tribut d’éloges qu’il méritait, le vieux revint à Picci dont les yeux étaient collés sur le taureau qui arrivait. <27> à cet instant, derrière le zamindar, on entendit tintinnabuler des colliers de clochettes dans le vâdivâçal.
66Quand on put distinguer la face du taureau, le vieux regarda Picci et vit ses yeux rivés sur l’animal. Il voulait d’abord échauffer l’enthousiasme de Picci par quelques mots. Il y renonça et se garda aussi de lui dire, au contraire, à cet instant : « Ne t’emballe pas, contente-toi de regarder », jugeant que Picci n’était pas disposé à prêter l’oreille à ce conseil.
67Pareille à la parure frontale d’un éléphant royal, une chape de brocart multicolore, incrustée de petits ronds de métal brillant, étalée sur son dos, de la bosse jusqu’aux cuisses, pendait des deux côtés avec des grappes de grelots ; au rythme de ses mouvements, les colliers de clochettes, qui formaient une seule parure florale sonore, et les grelots des cornes et des pattes, retentissaient alternativement ; comme une danseuse s’avance sur la scène, dressant ou rabaissant la tête, décontracté, les yeux baissés regardant des deux côtés, l’allure majestueuse, Kâri arrivait tranquillement.
68Picci bouscula et écarta ceux qui se serraient devant lui, pour se frayer place au premier rang, et le fixa, dans une sorte de transe. Kâri, qui avait détruit l’ambition passionnée et la vie même de son père, Kari, la démarche altière, était maintenant droit en face de lui. Celui qui tenait le taureau, pour bien le montrer à tout le monde, relâcha un peu la corde et lui laissa faire, à son gré, quatre pas en avant, quatre pas en arrière. Redoutant jusqu’au contact de son souffle, la foule, qui se poussait tout autour, céda en reculant.
69Picci se souvenait que, lorsque Kâri avait embroché et éjecté son père, lui-même se tenait un peu à l’écart. « Quoi qu’il arrive, ne te jette pas en travers. » C’était l’ordre du père. « Après moi, toutes ces pistes seront ton royaume. <28> Patiente. Kâri n’est pas pour toi maintenant, » l’avait-il mis en garde. « Ne laissez pas le gamin entrer dans le vâdivâçal. » Picci se rappelait qu’il l’avait ainsi fait retenir avec ceux qui étaient à côté, quand il s’était jeté sur Kâri. L’odeur du sang, qui avait jailli comme d’une fontaine lorsque son père avait été éventré, lui remontait maintenant aux narines. Il tourna les yeux vers les cornes du taureau. Une hallucination s’empara de lui : le sang de son père coulait encore de ces cornes. Et, comme si la puanteur l’en frappait au visage, il détourna le nez, en soufflant fort.
70Kâri regardait les deux poteaux du vâdivâçal et les planches de la barrière contiguë, les flairant du bout de son museau humide. Puis il baissa la tête et flaira le sol. Il prit une profonde inspiration, puis expira avec force. À l’endroit atteint par le souffle, le sable rejaillit de côté et il se forma un petit creux.
71Remarquant l’ardeur du souffle, Picci se tourna vers Maroudan, au coude à coude avec lui.
— Picci, regarde ! Il a trouvé le moyen de profiter encore ! Rond comme une boule, dit Maroudan, surpris. Quelle grosse masse noire !
72Tout en considérant le taureau, Picci hocha la tête.
73Le gros rire édenté du vieux détourna leur attention :
— Allons, braves gens ! Entre les mains du zamindar, comment pouvez-vous penser que ça se passe autrement ? La peau et les os ? Ah ; ah, ah ! Amène un taureau bon pour l’équarrissage, attache-le dans l’étable du zamin et attends, petit, seulement un mois ! Et dis-moi si cet âne ne devient pas un tigre ! Eh, oui !
74<29> Sensible à l’excitation qui l’animait, Picci, qui n’avait plus le cœur à savourer de tels propos maintenant, esquissa un sourire et retourna au spectacle du taureau.
75Le zamindar s’était tenu quelques instants un peu à l’écart, en contemplant son taureau ; il marcha ensuite vers la plate-forme érigée au-dessus du portillon, pendant qu’on retenait l’animal à l’écart, et monta sur une échelle, mise en place à ce moment-là ; debout tout au bord de l’estrade, il pencha et tourna la tête à la ronde et, quand il eut évalué la foule et le dispositif du jallikkattu, il s’installa dans son siège. La pensée que c’était lui le responsable d’une organisation aussi imposante soulevait en lui une fierté et une satisfaction qui se lisaient sur son visage.
76Celui qui gardait Kâri attaché le ramena vers le centre. Au même moment, le batteur de tambour qui se tenait en lisière accourut rapidement au milieu et, campé devant le taureau, battit le tambour avec toute son énergie, juste sous son nez.
— Ah ça, espèces d’ânes, pourquoi criez-vous ? dit le vieux avec force. On pourrait écouter ce que dit le tambour ! Çà et là, quelques autres voix imposèrent silence. Le batteur, fatigué de battre sans reprendre haleine, s’arrêta, jeta un regard circulaire sur la foule et commença sa proclamation.
— Par la grâce de Celui qui a établi son drapeau victorieux sur les huit orients et les quatorze mondes, notre Maître, le Courageux, l’Héroïque et le Valeureux Zamindar de Periyapatti, entre les cornes de son taureau Kâri, sur sa bosse frontale, deux souverains d’or ont été accrochés ! Ceux qui sont des hommes, qui retroussent leurs moustaches, qui se disent tombeurs de taureaux en évoquant la grandeur de leur père et de leur grand-père, ceux qui n’ont encore ni femmes ni enfants, s’ils en sont capables, enlaçant ce Kâri comme on enlace une épouse, ont licence de les détacher ! <30> En plus de cela, au héros qui s’en sera emparé, le Zamindar remettra en cadeau, de sa propre main, un châle de brocart. Prends-les, si tu es un homme ; si tu es une femme, prends la fuite !
77Ayant terminé, il battit encore une fois le tambour sans reprendre haleine, s’arrêta, s’écarta et laissa la voie au taureau. Celui-ci se glissa dans le portillon, et, en bourrant son corps avec effort à travers le bat-flanc, rejoignit la bouverie.
78Picci regardait fixement le visage du zamindar : ses yeux et sa figure étaient plongés dans un vertige de grandeur.
— Ah ! C’est comme ça qu’il annonce les prix chaque année ! dit le vieux de manière à être entendu de tous deux. Qui va lâcher sa vie tout exprès, par cupidité pour deux souverains de bijoux ? Surtout que les jeunes nés sur ces terres ont perdu cette passion !
79S’il parlait du taureau avec éloge, il n’hésitait pas à rabaisser ses compatriotes.
— Tu as vu, Picci, la cote du taureau de Vâdipouram ? plaisanta Maroudan.
— On va voir.
80Picci n’a dit que cela, à mi-voix. Mais le vieux l’écoutait avec attention. L’accent appuyé de Picci lui donna un choc.
— Quoi, petit, tu parles pour rire, n’est-ce pas ? balbutia le vieux en le regardant d’un air bouleversé. La phrase de Picci n’avait qu’un sens. Pourtant, il ne pouvait croire que c’était avec ce sens-là qu’il l’avait entendue.
81Fixant le visage bouleversé du vieux, Picci esquissa un sourire : <31>
— Quoi, pépé, si un homme se jette sur un taureau qui passe sans rien lui demander, ce n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ? Dites voir. Hein, pour les spectateurs, ce n’est vraiment qu’un jeu. Quand on est né pour ça…
82Le vieux était certes enclin à applaudir la hardiesse et la motivation du garçon, derrière ses paroles ; pourtant, l’âge lui avait mûri le sens et l’invitait à considérer la vie avec une certaine pondération. Il était bouleversé à l’idée que, dans l’intransigeance de sa jeunesse, ce gamin allait agir inconsidérément.
83Il pesa affectueusement sur les épaules de Picci :
— Petit, je ne peux guère m’imaginer ce que tu ressens aux propos d’un vieux. Un fils doit acquérir une réputation à la hauteur de son père. Sûr, c’est un trait de notre race. Mais réfléchis bien, avant de te jeter dans l’action — quatre fois pour une. Une jeune pousse, petit, doit d’abord se développer et devenir grande. Offrir sa vie à bout de bras en disant ‘ prenez’, c’est autre chose.
— Grand-père, pour moi vos conseils valent bien des millions, lui répondit Picci avec sentiment et conviction. Vous ressemblez à mon père quand vous parlez !
84Cela fit plaisir au vieux, mais il eut l’impression que la détermination de Picci n’était pas ébranlée.
« Peut-on lâcher les taureaux ? » demanda, d’en bas, une voix au zamindar. Il signifia d’un mouvement de tête qu’on pouvait commencer. Nouvelle rumeur dans la foule. À la dernière minute, tout le monde change de place.
85La main qui retenait le portillon fermé par une perche la retira à la seconde suivante. <32> Au même moment, le taureau du temple de Cellâyi, qu’on avait amené de la bouverie, consacra le début du jallikkattu. D’un seul bond, il jaillit de l’enclos et prit sa course, affolé, sur le chemin en direction de la rivière. C’est le taureau de Dieu. Personne n’ose le toucher. On le chassa en criant ‘houïy, hâïy’.
86Le jallikkattu a donc commencé. Déjà collé au poteau droit, Picci se serra encore plus contre lui. Maroudan aussi. Le vieux devait se battre pour rester accroché à eux, en résistant à la poussée de preneurs de taureaux qui se disputaient chaudement l’endroit propice pour tomber sur les bêtes au déboulé. Lié désormais d’affection avec ces garçons de l’Est, il était anxieux de suivre leurs mouvements à chaque seconde et de leur prodiguer les informations. Il avait à cœur que leur nom restât lié au jallikkattu de ce jour-là.
87L’un derrière l’autre, les taureaux bondissaient par le portillon puis couraient vers le chemin, droit devant eux. Les soupesant du regard, des hommes se jetaient sur eux, chacun selon sa force. On ne saurait dire que tous les taureaux détachés de minute en minute, aient tous mérité ce nom. Il en arrivait des mous, seulement enrobés de chair. De jeunes taurillons à deux dents venaient faire leurs débuts, pour prendre l’habitude du vâdivâçal. Des taureaux effrayés, égarés, s’enfuyaient d’un seul trait. Les tombeurs novices les affolaient, en criant à tue-tête. C’était seulement quand déboulaient des taureaux moyens, ou assez bons, qu’il y avait compétition, aux cris de ‘je le prends’, ‘tu le prends’. À la limite, pour ces foulards d’étoffe valant tout au plus quatre ou huit sous, ici, il n’y a pas de vraie compétition. C’est seulement pour la gloire, pour qu’on dise « Il a réussi à s’emparer de huit, de dix foulards. » <33> Même si on prend un coup, tout le pays parlera de vous. Même si on rate sa prise, on entendra murmurer : « Il y a le prochain jallikkattu. »
88Sans participer à toute cette excitation, nos deux gaillards se contentaient de repérer le taureau sortant, et laissaient tranquillement, chaque fois, la place à un tombeur qui survenait en jouant des coudes. Ils observaient les taureaux qui bondissaient hors de l’enclos, les hommes qui se jetaient dessus, et les types de prises.
89Collé contre eux, mains sur les épaules de Picci, le vieux parlait :
— Tous ces ânes ne sont pas pour toi. Ces jeunes innocents se jettent comme ça sur tous ces imbéciles heureux. Parmi tant de taureaux, il n’y en a que dix à viser. Si on veut se faire un nom, ce sont ceux-là qu’il faut attraper, quand on est du métier ! C’est pas vrai, mon petit gars, ce que je dis ?
90Picci hocha la tête, tandis que Maroudan disait :
« Ce que dit ce vieillard est vrai à cent contre un. »
91À peine avait-il parlé que, comme pour les provoquer, une voix cria, à côté du poteau d’en face :
« Eh bien, messieurs, vous restez là, tranquillement, sans même ôter vos turbans ? C’est donc bien pour voir le spectacle que vous êtes venus de si loin, du pays de l’Est ? Hé, hé ! »
92Quand tombèrent les mots ‘pays de l’Est’, prompt comme le cobra qui tourne sa capelle, Picci vira en direction de la voix. Il repéra l’individu, mais sans l’identifier clairement. En soulignant qu’après la sortie de tant de taureaux, il restait là, dans une tenue incongrue, avec son turban et sa tunique, cette moquerie, qui le provoquait à la dispute, le piquait au vif. Il interrogea le vieux :
« Qui c’est celui-là ? », tout en se demandant pourquoi il éprouvait le besoin de crier comme un porc en le prenant pour cible.
93<34> « Oh Dieu ! Tu ne le connais pas ! dit le vieux avec un rire étouffé, c’est lui, Mourougou. »
94Picci réfléchit un instant :
— Il est bien du Sud ?
— Oui, oui, c’est bien ce garçon. Un gros dur parmi les gens d’ici, cria le vieux.
— Alors, tonton, c’est comme ça que tu parles ? répliqua Mourougou au vieux. Est-ce qu’il suffit de venir de l’Est ? Autour de lui le ton montait.
95Un accès de colère saisit le vieux :
— Ah ! Ça va comme ça ; vous êtes tous les deux dans le vâdivâçal.
96Qu’est-ce que c’est que ça, maintenant ?
97Picci le calma :
— Grand-père, calmez-vous un peu, je vais lui parler.
— M’sieur, j’ai déjà entendu parler de vous, dit-il en direction de Mourougou, mais c’est seulement maintenant que nous nous rencontrons.
— Moi je t’ai vu une fois avec ton père, quand je suis venu au jallikkattu de votre pays.
— Pour voir le spectacle ? rétorqua Picci. Je demande ça pour rien, parce qu’on n’a jamais su que tu te sois jeté sur des taureaux.
— Bonne question, petit ! Eh, Mourougou ! cria le vieux avec force. À ses côtés les voix se faisaient gouailleuses.
98Piqué au vif, Mourougou allait riposter méchamment.
— On ne doit pas se disputer dans un vâdivâçal, m’sieur, déclara Picci. Pourquoi m’avoir interpellé comme ça ? On ne vient pas de l’Est pour voir le spectacle. On vient le donner. Ses derniers mots fusèrent, durs et forts, mais il se contint pour ne pas les lancer <35> avec provocation.
— Les mots c’est tout beau, petit ! Est-ce qu’il suffit de parler de la grandeur de son père ? siffla Mourougou.
99Se mordant les lèvres, Picci regarda durement Mourougou, avec une tension certaine.
— Petit !… Picci ! gronda le vieux pour détourner son attention. Le jallikkattu est pour l’homme et pour la bête, petit. La dispute est entre les cornes et les bras. N’oublie pas. C’est d’accord ?
100Picci se contrôla et se calma.
— Ça c’est un gamin qui a grandi jusqu’ici en mangeant le riz et le sel du zamin, dit le vieux. Il parle avec la grosse tête. Dans ce canton il n’y a personne pour le battre ; alors, pourquoi se taire ? C’est pour que le zamindar l’entende qu’il crie aussi fort.
— Maintenant, le jallikkattu ne fait que commencer, m’sieur Mourougou, lui dit Maroudan en riant. Si on en est capable, on tombera bien sur quelque chose de bon.
101Une certaine excitation traversa la foule. Des voix s’élevèrent :
— Le taureau d’Adisâgoudi ! Le taureau Pillai !
102La foule du vâdivâçal se dispersa et recula, courant en quête d’un endroit sûr. Le vâdivâçal s’élargit.
103Picci défit son turban, le retint entre ses jambes, ôta sa tunique et son veshti :
— Gardez-les, grand-père !
104Maroudan en fit autant. Ils ne conservèrent que leur maillot collé au corps et leur cache-sexe. Tous les yeux se jetaient sur le portillon.
105Celui qui amenait le taureau Pillai détacha l’animal dans l’enceinte de départ, sortit rapidement des bat-flanc, la longe à la main, et partit en direction du chemin. <36> Pillai allongea la tête dans le vâdivâçal, poussant en avant deux cornes pointues, où scintillait une mousseline tissée de fils d’or, attachée serrée sur tout l’espace entre la base des cornes.
— Mourougou ! Tu vas l’attraper, cria le vieux.
— Quoi, tonton, tu m’aiguises les cornes, quand il y a des gros bras venus de l’Est ? dit-il avec un regard provocateur en direction de Picci.
106L’entendant sans le regarder, Picci eut pour Maroudan un clin d’œil complice. À la seconde suivante, Maroudan bondit, une main sur le poteau, l’autre décrivant des moulinets en direction de la corne dont la pointe apparaissait depuis l’intérieur.
— Si tu ne peux pas, laisse tomber, m’sieur Mourougou !
107Au même moment, Mourougou bondit en avant lui aussi, une main sur le poteau du côté gauche, et l’autre faisant des moulinets vers la corne gauche.
— Ne parle pas trop tôt, petit. Laisse-moi Pillai. Si tu veux, essaye le cendré de Karattouppâlayam. Si le petit Picci en a envie, il n’a qu’à essayer Korâl de Palaiyour ou les taureaux du zamin.
— Le gars parle vraiment comme un malin, dit le vieux. Maroudan, mon petit, écarte-toi. Il n’a qu’à l’attraper.
— C’est bon, tu le prends ! Maroudan retira en arrière son bras tendu ; mais il gardait toute sa vigilance pour le taureau.
— Aï ! Ma mère, il siffle comme un cobra, cet âne !
— Il ne se laissera pas saisir les cornes !
— Qu’est-ce qu’elle va faire, regarde-la !
108Ainsi parlaient ceux qui, allant d’un jallikkattu à un autre, connaissaient la tactique et le caractère de ce taureau.
109<37> Pillai gardait tête baissée vers le sol, sans relever ses cornes. Pour empêcher les bras, qui battaient l’air pour les saisir, de poser la main sur elles, il les agitait latéralement. Elles frappaient les planches de la barrière. Ce taureau-là n’était pas de l’espèce qui s’arrache d’un bond, affolé, depuis l’intérieur du guichet. Il était à l’affût de tous les côtés où des mains pouvaient viser ses cornes. Il avançait les pattes, pouce par pouce, comme s’il cherchait à se garer des prises qui s’abattraient sur sa bosse.
110Une corne s’allongea un peu et apparut dehors. D’un coup sec, Mourougou l’attrapa et tenta de l’immobiliser. Mais le taureau se dégagea en secouant la tête. Si Mourougou n’avait pas eu le réflexe de reculer en retirant sa main, les os de ses doigts auraient été écrasés sous le choc avec le poteau.
111Sans offrir de nouvelle occasion de saisir ses cornes, les balançant d’estoc et de taille, le taureau continuait d’avancer pas à pas. La foule s’esclaffait bruyamment, au spectacle de ce taureau, qui menait le jeu en esquivant le bras qui cherchait ses cornes, et du bras de Mourougou, qui battait l’air à tâtons.
— Alors, si tu essaies de le couper en tranches, tu crois qu’il va se laisser prendre les cornes ? dit le vieux. Et, à la seule adresse de Picci, « S’il se laisse saisir les cornes, ensuite, qu’est-ce qui lui reste ? Même une fillette peut lui tirer la queue par derrière ; regarde tout ce que cet âne peut faire ! »
112Le taureau Pillai n’était sorti que de la longueur de son encolure. Et Mourougou n’avait pas encore réussi à attraper ses cornes. Le tremblement nerveux de son visage montrait qu’il peinait.
— <38> Eh bien, m’sieur, tu te prends le taureau ? demanda Maroudan, ou tu apprends au petit veau à donner du museau pour téter ?
113Les rires fusèrent tout autour. La rage de Mourougou explosa. Quant au taureau, tout en esquivant toujours sa main, il sortit encore de la longueur de sa bosse. Dès lors, saisir ses cornes devenait extrêmement difficile. Mourougou savait ce que l’animal allait faire à la seconde suivante. Il retira donc son bras et se pencha en arrière :
— Tiens, essaie de l’attraper toi-même.
114Il était convaincu qu’à l’instant où la bosse tout entière apparaîtrait dehors, le taureau se retrouverait d’un seul bond au centre de la piste et, d’un autre, en aurait franchi le cercle pour s’envoler d’un trait, comme un moineau, par le chemin : on n’aurait dès lors pas plus de prise sur ses cornes que sur sa bosse. Mais, dans le moment où Mourougou retirait sa main, deux bras déployés s’abattirent, comme un aigle en piqué, avec un sifflement, sur les cornes du taureau. On n’entendit que le bruit du choc. Rejeté brusquement en arrière, Maroudan vit Picci, collé au cou de l’animal, embrasser fermement ses deux cornes et presser son museau vers le sol. Le taureau tenta de toutes ses forces de se secouer pour lui faire lâcher les mains. Mais sous la puissance de la prise qui le plaquait vers le bas, la vitesse à laquelle il agitait ses cornes ralentit. En quelques secondes, il s’essouffla.
— M’sieur Mourougou, où es-tu passé ? Tiens ! Détache tout ce qu’il a entre les cornes, cria Picci à Mourougou qui se tenait en face.
115Mourougou ne broncha pas. Il baissait la tête.
— Quoi, tu ne dis plus rien ? Tu n’en veux plus ? C’est bon, toi, va-t’en !
116Picci prit une inspiration, repoussa violemment les cornes du taureau et sauta en arrière. Délivré, Pillai, fidèle à son caractère, s’enfuit en deux bonds.
117La foule, stupéfaite, en oublia une seconde de manifester, puis :
— <39> Le taureau Pillai a été attrapé !
— Regardez la tête de m’sieur Mourougou !
— Maintenant ses bras ne sont plus bons qu’à la charrue et au labour !
118Déchiré de honte, Mourougou se retira vers les derniers rangs où il demeura, tête basse.
— Eh, Mourougou, quelle gueule vas-tu faire devant papa zamindar ?
119Dans son enthousiasme, le vieux criait à s’arracher la gorge. Se tournant vers Picci :
— Pourquoi as-tu agi comme ça, petit ? Si tu avais arraché ce que le taureau avait entre les cornes, on pourrait homologuer ta prise. Tu l’as appelé en lui disant de le prendre ! Ça n’est pas juste, ça.
— Pourquoi, grand-père ? Ce n’était pas mon taureau à moi, c’est à lui qu’il était attribué, non ? dit Picci avec un petit sourire narquois. Un homme de l’Est ne touche pas ce qui a été goûté par un autre !
— Oh ! Mourougou ! Fais voir un peu ta gueule par ici ! rit le vieux en sautant de joie. Maintenant, ne la ramène plus en jouant au dur avec ta langue ; ça gâche le nom du zamindar. Ça suffit. Tu vas essayer Korâl, ou alors… ? Il y a bien d’autres taureaux dans la bouverie. Ne te laisse pas abattre !
120Le vieux le raillait, versant de l’huile sur le feu. La foule, qui n’attendait qu’une occasion pour rabaisser Mourougou, jouissait de l’opportunité offerte, riant aux éclats des paroles du vieux. Broyé, dévoré de honte, Mourougou recula encore plus loin.
121Le taureau suivant bondit. Laissant la place aux autres, Picci aussi recula. Une grande pièce de foulard vola depuis le portillon et tomba sur lui, en récompense. Il la confia au vieux. Croulant de fierté, le vieux perdait la tête. <40> Il s’exclama pour lui-même : « Sacré gaillard ! »
122À ce moment-là, du haut de l’estrade, des gens appelèrent Picci. « Hé ! Le zamindar te demande ! » lui fit-on comprendre à côté de lui. Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il vint se présenter avec respect devant le portillon, en se redressant en direction du zamindar qui était sur l’estrade. Il leva les bras vers lui :
“Je vous salue, Maharâjâ !”
123Le zamindar qui tenait un billet de cinq roupies le lui lança dans les mains. Picci l’attrapa au vol et, radieux, fit un profond salut.
“C’est bon, va, attrape bien les taureaux, dit majestueusement le zamindar. Tu es d’Ucilanour, toi ? C’est bien.”
124On lui avait déjà donné des détails à son sujet. Picci remarqua aussi, sur ses traits, la satisfaction avec laquelle il avait jaugé sa technique rien qu’à sa façon de mater un seul taureau. Ce compliment valait bien plus à ses yeux que le billet.
“A votre commandement, maître !”
125Sur un autre salut, il se retira à reculons, sans se retourner. Avec le sourire. Il confia ce billet au vieux qui rit de toute sa bouche ravinée en le mettant dans son sac :
— Toi, t’es un sacré gaillard. Picci, le zamindar a jeté les yeux sur toi. Tu es un gars chanceux, toi !
126Dans l’esprit de Picci, l’excitation de sa victoire sur Pillai n’était pas encore retombée. Il s’y ajoutait l’exaltation de ce décor grandiose. Les compliments aussi le stimulaient. Ses mains volaient encore après des cornes, comme un taureau qui, lorsqu’il a eu pour la première fois du sang sur ses cornes, ne cesse plus de charger. <41> Il abandonnait aux autres tous les taureaux qui se succédaient, dès que la longe était retirée de leurs naseaux. Guettant le prochain taureau racé, comme un vautour attend pour frapper, à chaque bête qu’on détachait, il fouillait l’enclos des yeux.
127Blancs, noirs, roux, ocrés, bigarrés, des jeunes taurillons aux vieux taureaux qui avaient eu leur moment de gloire, ils ne cessaient de grossir la troupe. C’est un amusement pour la foule de voir des taureaux courir comme des fous et des acteurs anxieux de se jeter sur eux, sans bien savoir leur rôle. Et si d’aventure un taureau échappait et s’égarait, il fallait voir cette foule se disperser en désordre et détaler, et l’animal rentrer dedans, frapper, piétiner, faire un carnage !
128À l’arrivée de toutes les bêtes honorables, la foule cherchait des yeux les garçons de l’Est. Mais on eut bien vite compris que ces gaillards n’étaient pas venus là sans intentions précises. On se disait entre soi :
— Ils ne sont venus que pour des taureaux bien choisis.
129Des cris s’élevèrent :
— Le taureau de Palaiyour ! Korâl arrive !
130Mis en alerte, Picci alerta aussi Maroudan.
— Mon petit Picci ! Korâl est un démon ! Il n’est pas comme le taureau Pillai, lui glissa à l’oreille le vieux surexcité. Des cornes petites comme ça ; pas moyen de les tenir. Un filou, cet âne ! Il n’allonge pas la tête hors du portillon. Si ses cornes rases glissent de la prise et s’il cogne, il vous réduit les côtes en miettes. Si on essaie de le prendre par la queue, il rue comme un cerf. C’est uniquement dans la seconde où il arrive d’un seul bond au centre de la piste, qu’on peut l’attraper. Ils l’ont bien entraîné ! <42> La cicatrice de la largeur d’une main qu’on voit sur l’épaule gauche de Mourougou, c’est le grain de beauté qu’il lui a laissé en cadeau il y a trois ans.” Le vieux se dépêchait de lui dire toutes les finesses qu’il connaissait sur ce taureau.
131Des deux côtés de la piste, les poteaux étaient déserts, l’espace encore plus large qu’au moment où Pillai était sorti. Dispersés au pied de la tribune du vâdivâçal, tous ceux qui se prétendaient tombeurs de taureaux restaient à l’écart, en se massant les jambes.
132Dès que le vieux cessa de parler, Picci cria :
— Maroudan !
133Ce dernier bondit en courant de l’autre côté, embrassa le poteau gauche et surveilla Korâl qui arrivait pas à pas entre les bat-flanc. Il se tenait prêt.
134Les détails fournis par le vieux servaient Picci. Il était nouveau de ce côté-là. Or, personne ne peut se présenter dans un vâdivâçal en connaissant à fond le comportement et le caractère de tous les taureaux qui viennent d’un peu partout, par centaines. On jauge donc un taureau à sa façon d’avancer en agitant les cornes quand on lui ‘ montre la voie’, aux ruses qu’il a dans l’enceinte, à sa façon de regarder, de balancer les cornes, à sa rapidité à se retourner. Il faut tirer profit de chaque point, en fonction de quoi on change de tactique selon les circonstances. Quelle attitude adopter pour affronter ce taureau-là ? Picci devait faire à son propre usage les réponses comme les demandes, une main sur le poteau droit, en jaugeant le taureau qu’on était en train de détacher.
135Le bouvier libéra l’animal, cria « Drrrr… » et courut vers le chemin, laissant la longe rouler par terre. Au terme de sa course, il s’installa un peu à l’écart, pour voir ce qui allait se passer.
136<43> S’étirant le long de ces bat-flanc étroits, le taureau regardait, cauteleux, devant lui, puis sur les côtés. Ses cornes demeuraient confinées entre les bat-flanc, à plus d’une coudée du portillon. Maroudan avait eu beau essayer de les attraper en s’étirant, il ne les avait pas même effleurées du bout des doigts. Dressant la tête, le taureau soufflait en balançant ses cornes.
— Cet âne sait bien se défiler !
— Il est né d’un renard !
— Cet âne ne sait pas charger. Rien que balancer ses cornes !
137Plus qu’aucun autre, le taureau demeura longtemps blotti entre les bat-flanc, pour ainsi dire indifférent. Comme s’il ne songeait pas à bondir dehors. Ceux qui étaient dans l’enclos lui piquaient les fesses et la racine de la queue avec un bâton. Sans se soucier de ces stimulations, faisant seulement tourner sa queue, il observait les bras qui apparaissaient vaguement devant la piste.
138Picci comprit la perspicacité des paroles du vieillard. En se tenant dans le vâdivâçal, on ne peut pas attraper ses cornes ; ni non plus mettre la main à sa bosse.
139Ne supportant plus la torture de ceux qui l’aiguillonnaient par-derrière, et comme parvenu à une décision, le taureau se ramassa un peu sur lui-même. Picci eut l’intuition de ce qu’il allait faire.
— Maroudan ! Continue à agiter le bras comme ça.
140Brusquement, il s’éloigna du poteau, bondit au milieu du vâdivâçal, pour se fondre, au coude à coude, avec le tout premier rang de la foule qui formait le cercle.
141Au même instant, Korâl, qui était encore entre les barrières, s’enleva, d’un bond parfaitement maîtrisé, par-dessus le bras de Maroudan, et atterrit sur ses quatre pattes au milieu de la piste, soulevant un tourbillon de poussière en frappant le sol.
142<44> Sous la violence de la chute, après le bond, et sous l’énorme pression du poids de son corps, ses pattes fléchirent légèrement. C’était cette seconde unique qu’il fallait à Picci. L’instant suivant, déjà fermement rétabli, le taureau aurait complété son tour de piste, sans laisser personne l’approcher.
143Les pattes de derrière arc-boutées du taureau étaient à l’endroit exact où se tenait Picci, prêt à bondir, jambes tendues. D’un trait, il se plaqua de tout son long par terre. Sa main droite atterrit juste où il fallait pour saisir la patte droite du taureau. Il l’avait lancée au-dessus du sabot pour attraper la cheville à la racine. Plaquant au sol son autre main, il se releva avec effort, en tirant sur la patte du taureau. Le tout en un clin d’œil. L’animal se sentit saisi et tiré par la patte, mais n’eut pas le temps d’esquisser une ruade soudaine. Il tenta de se retourner sur trois pattes, pour encorner celui qui tirait sa cheville. Mais, incapable de se rétablir, sous cette violente saccade et sous le poids de son propre corps, il ne put conserver son équilibre, son train avant fléchit et il s’affala sur le flanc gauche. Picci lâcha brusquement la patte du taureau, pour se jeter sur ses cornes. Il s’agenouilla, agrippant les deux cornes, pour l’immobiliser en pesant sur sa prise, et détacha avec sa main droite le nœud qui retenait le foulard. Serrant dans sa main le foulard déroulé qui bouffait, Picci bondit en arrière avant que le taureau, furieux, se relevât.
144Sitôt libéré, l’animal s’ébroua, se redressa et tourna une fois, sans but, en balançant ses cornes. Dans sa rage d’avoir été attrapé, il ignora l’itinéraire normal et pénétra dans le cercle de la foule, bousculant et faisant rouler les gens qui étaient là, distribuant les coups avec ses cornes rases ; il alla, en piaffant, renverser d’un coup de tête une haie peu solide et s’enfuit à sa guise, sans voir où il allait. Le bouvier et ses compagnons coururent à sa poursuite pour le rattraper et l’attacher.
145La foule manifestait bruyamment sa joie et son enthousiasme.
— <45> Hé ! Voyez ! Korâl s’enfuit en lâchant sa bouse !
— Châtrez-le et mettez-le à la charrue !
— Il n’est même plus bon pour l’aire de battage !
— Vous avez vu ! Le gars de l’Est a engrossé deux taureaux fameux !
146Accourue à lui, la foule le souleva tel quel et l’emmena, le ballottant tout droit à bout de bras, jusque devant le portillon. Debout sur le poteau, le préposé à la distribution des foulards de prix lui mit autour du cou, comme une guirlande, un châle cérémoniel de brocart réservé aux tombeurs de taureaux importants, et qui se distinguaient dans le lot. Picci débordait de joie. De plus haut que lui, une voix l’appela :
— Eh, le gars de l’Est !
147La voix du zamindar.
148Avec sa guirlande de brocart et son air de triomphateur, Picci salua le zamindar. Sa tête dépassait la tribune. Assis sur les épaules des autres, il se trouvait au niveau du zamindar. Il en éprouva une certaine gêne. C’était comme un manque de respect. Malgré ses protestations, on ne l’a pas laissé descendre. De nouveaux bras se relayaient pour trouver la force de le maintenir en l’air.
149Penché à l’avant de son siège, le zamindar plaça dans ses doigts tremblants un billet de dix roupies. Il rit en le regardant fixement dans les yeux. Picci soutint ce regard et le salua, remerciant profusément. L’instant suivant, il remarqua que la joie sans mélange, étalée sur le visage du zamindar, disparaissait et qu’il ouvrait la bouche pour lui demander quelque chose, d’un air préoccupé. Son propre visage changea aussi subitement.
— Ça suffit ! Laissez-moi descendre !
150À force d’insister, Picci glissa des épaules enthousiastes. Il salua de nouveau, en regardant le zamindar.
— <46> Dis donc, vas-tu essayer d’attraper le taureau de Vâdipouram ? demanda brusquement le zamindar, scrutant l’expression de son visage.
151Pendant quelques secondes, tous deux se mesurèrent du regard. Pour avoir constaté, sur ces deux taureaux, la technique du jeune homme, sa maîtrise, ses astuces toujours nouvelles, sa sûreté et la fermeté de ses mains, un doute surgit soudain en lui : cet homme pourrait aussi chercher le taureau de Vâdipouram. La certitude redoublée qui l’habitait jusqu’ici, voici qu’il ne la possédait plus, pour la première fois de sa vie, devant un vâdivâçal.
152L’interpellation lancée à Picci l’avait un peu déconcerté lui aussi. Il considéra le sens de la question du zamindar, l’arrière-pensée qu’il y mettait… Sur son visage, on ne pouvait rien déceler avec certitude. Une seule chose était claire. Il attendait une réponse, par oui ou par non, pour dissiper ses doutes.
— On ne peut pas dire sûrement. Picci hésita, tête baissée, sans rencontrer les yeux du zamindar. Il faut voir comment ça se présente.
153Ces derniers mots lâchés dans un murmure, le zamindar les entendit distinctement.
— C’est bon, va-t’en ! trancha-t-il, attrape les taureaux !
154Le sens caché des paroles de Picci était devenu clair pour lui.
155Encore une profonde inclinaison, et Picci s’éloigna du portillon. La foule, à son tour, se dispersa, élargissant le cercle du vâdivâçal. Le taureau suivant jaillit dehors.
156La voix du régisseur du zamindar, qui occupait un siège du rang derrière lui, déclara, pour qu’il l’entendît :
— <47> On a raconté qu’un type était mort après s’être jeté sur lui lors d’un jallikkattu d’Ucilanour. Ce garçon est son fils ! Il n’a dû venir que pour l’attraper.
157Une fois ses doutes éclaircis, le zamindar sourit :
— Il m’a lui-même ouvert son cœur en me parlant, dit-il, sans davantage expliciter son propos.
158Les taureaux se précipitaient dehors, les uns après les autres, à grand fracas.
159Après avoir bien serré dans son sac à bétel le billet de dix roupies que Picci lui avait remis aussi, le vieux lui dit, d’un ton confidentiel :
— Petit ! As-tu remarqué la tête du zamindar ? Ta réponse lui a déplu. Le taureau Kâri est tout pour lui. Il ne s’attendait pas à t’entendre lui parler comme ça, de façon cassante, comme pour l’envoyer promener.
— Oui, oui, ça lui est resté sur le cœur. Ça s’est vu clairement à sa figure, dit Picci.
— Tu as remarqué, toi aussi ? Quand il reconnaît un expert, il le respecte. C’est son caractère, dit le vieux.
— Mais s’il s’agit de son propre taureau, il en pense autrement, grand-père, dit Picci.
— Je suis d’accord, petit, dit le vieux. Pourtant ! Il y a ce qu’on dit : « Qui tombe un taureau ne regarde que sa bosse et ses cornes ; il ne voit pas la main qui lui tient la bride. » Lui, c’est un monsieur qui le sait bien.
160Picci et Maroudan acquiescèrent sans objection.
— Picci, Maroudan, mes petits, les appela le vieux avec force, le regard en transe. <48> Kâri peut sortir à tout moment. Quand il viendra, je ne sais ni où vous vous tiendrez, ni où je serai. Le premier qu’ils vont lâcher c’est Kâri.
161Tous deux tendirent l’oreille aux propos du vieux. Il enchaîna :
— Picci, pour la race des Maravars, la vie ne compte pas. On verse son sang comme de l’eau. À propos de Kâri, je ne vous dirai rien de neuf que vous ne sachiez déjà. Je ne sais trop comment, dès que je vous ai vus, vous êtes devenus toute ma vie, comme si vous étiez mes propres enfants. Réfléchissez bien avant de lui tomber dessus. Si vous perdez le contrôle de la première prise, c’est foutu…
162Avec un profond soupir, il s’en prit à Maroudan :
— Maroudan, pense bien au tâli qui est au cou de ta petite sœur. Il ne faut pas qu’il arrive quelque chose à son mari. Tu as vraiment compris ? La langue du vieux s’embrouillait. Que Notre Mère Cellâyi vous protège ! Mais, une chose, mes enfants ! Au moment d’y aller, n’y allez pas sans la saluer.
— Le taureau de Vâdipouram ! cria un garçon assis sur la barrière de clôture à hauteur d’homme qui séparait la bouverie du vâdivâçal.
— Le taureau de Vâdipouram !
— Le diable noir !
— Le démon Kâri !
163Un frisson passait à travers tous ces cris. Un frémissement formidable explosa et se propagea. Dans le vâdivâçal, ce fut la débâcle. En quelques secondes, la foule qui s’y bousculait et se dressait sur la pointe des pieds disparut on ne sait où. Affolé, obsédé par la seule idée de se protéger par tous les moyens et d’être hors d’atteinte des cornes de Kâri, chacun tentait de courir se cacher n’importe où. À l’exception de deux ou trois tombeurs de taureaux chacun placé délibérément ici et là, et qui gardaient leur poste à moitié ou aux trois quarts à contrecœur, <49> personne d’autre ne se tenait au portillon ni autour des poteaux. Il y avait un grand espace net autour du portillon, comme si on avait balayé. Et même là, seul l’un d’eux eut l’audace de regarder détacher le taureau à l’intérieur.
164Mais quand ce dernier quitta l’enclos et fut sur le point de sortir, lui non plus n’a pas résisté. Il s’arrangea pour agripper un pilier de la tribune et y grimper en croisant les jambes comme un singe, bien déterminé à rester assis là, accroché à la vie, jusqu’au départ du taureau. Accordant à celui-ci plus d’honneurs qu’à aucun autre, la foule, élargissant le chemin vers la rivière, s’était fendue en deux, lui cédant la place pour qu’il allât à sa guise. Chacun se débattait pour être au deuxième rang.
165Débarrassé de ses parures dès la bouverie, et conduit dans l’enclos, le taureau poussa un seul mugissement et entra entre les barrières en se balançant en cadence, docile à la longe d’un petit garçon, comme un véritable renonçant.
— Maroudan !
166Picci mobilisa l’attention de Maroudan. Il resserra son pagne entre ses cuisses, en rentrant le ventre, puis inspira profondément. Il se baissa, frotta ses deux mains sur le sol, les rendant rugueuses pour que leur prise ne glisse pas.
— Le gars de l’Est va essayer d’attraper Kâri !
— Ce garçon est déjà mort !
— Il va trouver sa fin sur la piste de Cellâyi !
— Un gamin encore en herbe, ce n’est pas juste… !
— Par passion pour un foulard de soie, le malheureux va sacrifier sa vie tout droit !
— Deux souverains d’or lui démangent les yeux !
167<50> Dans la foule, les opinions s’échangeaient.
168Toutes revenaient aux oreilles du zamindar. A-t-il vraiment voulu cela ou non ? Rejetant ce dilemme, il surveillait chaque geste des préparatifs de Picci. L’idée qu’on allait raconter que quelqu’un s’était jeté sur son taureau comme cela n’était pas arrivé depuis tant d’années, le troublait un peu. Il l’écarta brusquement. Un frisson le saisit, dans l’attente d’un combat comme il n’en n’avait jamais vu de sa vie sur un vâdivâçal. Il était très sûr de Kâri. Il allait projeter ce garçon, le déchirer comme de la fibre de bananier. Pourtant… ? À force de regarder cet adolescent se démener pour tomber sur lui quoi qu’il arrive, il se prit à trembler. Kâri finirait-il comme Pillai et Korâl ? N’était-il pas rien moins que l’incarnation de Nandidêva lui-même ? Et c’est après lui qu’il en a… Pauvre gosse ! Il lâcha cela tout haut, au point d’être entendu de ceux qui étaient assis à côté. Penché à l’avant sur son siège, les mains posées sur la rampe basse, il observait avidement, quand son regard rencontra celui de Picci, qui était tourné de son côté.
169Il remua la tête, inconsciemment, comme pour dire « eh bien, prends-le ! » Quand il y repenserait plus tard, il ne s’expliquerait pas pourquoi ils avaient communiqué ainsi.
170Picci fit un salut hâtif et tourna la tête. Dans la clôture, le petit bouvier défit la corde des naseaux de Kâri. Ce petit garçon est le seul qui l’ait élevé, en le faisant paître de ses propres mains, dès son plus jeune âge. Il n’obéit qu’à lui. D’où qu’il l’appelle, il accourt comme une vache.
— Maroudan, c’est un taureau de bonne race, difficile à comprendre, <51> dit doucement Picci. On ne peut pas dire, sur une prise, comment il va faire front et esquiver. Reste sur tes gardes. Suis mon regard.
171D’un hochement de tête, Maroudan montra qu’il avait compris :
— D’accord, Picci, mais à quoi bon rester devant le portillon ? Ce sont les poteaux que cet âne va regarder en premier. Quand il y aura fait le vide, il entrera dans le vâdivâçal.
— Attends, Maroudan, attends ! Ne te sépare pas de moi. Bon, vas-y !
172La seconde suivante, l’enclos était vide.
173Le petit bouvier sortit de l’enceinte fermée, en touchant le taureau. Celui-ci s’arrêta au seuil du portillon. L’enfant s’écarta en un clin d’œil, courant dans la direction du chemin, sans faire le moindre signe au taureau.
— Tu as vu ; à l’arrivée du taureau, le gars de l’Est s’est planqué.
— C’est tout ce qu’il peut faire, ce gamin.
— Des gens qui font beaucoup de bruit pour rien !
174Le zamindar qui avait entendu les railleries s’élever autour de lui, y mit fin sèchement :
— Regardez donc sans dire de sottises. Il est né pour ça ! Quel que soit le taureau, la façon de se jeter dessus, il l’a dans le sang. Regardez !
175Les mauvaises langues se turent. Le zamindar observait fixement, avec un intérêt passionné. Ses gens s’étonnaient de le voir dans cet état d’excitation inhabituel.
176Kâri se tenait majestueusement dans le portillon. Sa bosse noire, brillante et gonflée, dépassait, seule, par-dessus la clôture de planches à hauteur de poitrine. On remarquait surtout, pour leur éclat, aux extrémités de la protubérance frontale, dressées comme une fourche, deux cornes en fer de lance, les pointes légèrement courbées en crochet. <52> Tête baissée, regard vers le sol, sans une hésitation, avançant à pas mesurés, faisant onduler sa bosse élégamment et balançant lentement ses cornes, il quitta l’enclos ; à mi-chemin il regarda du coin de l’œil des deux côtés autour des poteaux et, ayant pris de l’assurance, il vint se planter au centre de la piste.
— Regarde, il s’installe là comme un aigle royal !
— Si lui aussi se mettait à courir comme les autres ânes, alors, qu’est-ce que ce serait ?
— Lui, c’est vraiment un taureau qui fait face !
— Le gars de l’Est va l’attraper, celui-ci !
177Kâri s’était installé dans le vâdivâçal comme s’il défiait qu’on posât la main sur lui. Là où son souffle touchait le sol, le sable s’envolait et s’éparpillait. Il se gonfla une fois. Puis il se remit à flairer le sol.
— Voyez voir où sont passés les gars de l’Est ?
178On les cherchait des yeux là où ils se tenaient auparavant. Mais, dans leur peur panique en face de la bête, les gens n’avaient guère fait attention à eux. C’est alors que le taureau, qui regardait le chemin droit devant lui, fit brusquement volte-face en balançant ses cornes, et avança d’un pas. Quelque chose, comme une ombre qui venait de se déplacer, et le bruit d’un ‘drrrr…’ lancé derrière lui, l’avait fait se retourner comme ça, l’air menaçant. La foule tremblante du premier rang avait peur d’esquisser un mouvement. N’osant plus faire le moindre signe susceptible d’exciter la rage du taureau, elle s’efforçait de demeurer figée, comme si on avait planté là une rangée de cadavres. Le plus petit geste suffisait pour que l’animal bondît dans sa direction. Le taureau se gonfla de colère deux fois.
— Quel est l’enfant de salaud qui s’est mêlé de crier ‘drrrr…’ ! entendit-on dans les rangs de derrière.
— <53> Mourougou, c’est bien toi qui as fait ce travail ! cria le vieux, on ne sait d’où.
179Mourougou n’avait agi que pour orienter le taureau vers l’endroit où Picci se tenait prêt. Ceux qui étaient là ne furent pas longs à comprendre. Tout droit devant les cornes du taureau, côte à côte, immobiles, c’étaient bien Picci et Maroudan. Ayant réussi à fixer sur eux la face de l’animal, Mourougou se retira dans les rangs de derrière.
— Fi ! tu te prends pour un tombeur de taureaux, toi ?
— Toi, tu es né pour être femme !
— Eunuque !
180Dominant tout le cri du vieux s’éleva du dernier rang :
— Eh, va donc, gars du Sud ! Tu as donné une belle réputation au zamindar ! Il a lâché un chien, là au beau milieu. Regardez !
181Le vieux fit semblant de cracher en éructant.
182Ces mots parvinrent aux oreilles du zamindar. Mais il n’avait pas le temps d’y penser maintenant. Il observait l’affrontement inexorable entre l’homme et la bête, face à face, et comment Picci se creusait la cervelle pour créer une diversion, afin que le taureau qui ne bronchait pas la tête se détournât.
183Prêt à bondir au moindre mouvement sur les silhouettes figées devant lui, tête baissée, le taureau guettait Picci et Maroudan. Ce n’est pas un taureau à se ruer rageusement sur des spectateurs innocents. Il ne prend en compte que celui qui le cherche. Kâri, donc, ne s’éloignait pas et l’homme n’avait aucun moyen de s’écarter et d’échapper à sa visée. La foule regardait, perplexe, comment allait se dénouer ce blocage.
184Comment distraire ce regard fixe du taureau ? Tout le problème de Picci était là. <54> Penchant la tête vers son épaule, il fit un signe à Maroudan. À la seconde suivante, tous deux jaillirent simultanément du cercle des spectateurs dans deux directions diamétralement opposées. Le taureau hésita un instant, se demandant vers lequel se diriger. Il remua successivement la tête des deux côtés. Puis il se ressaisit, et ce fut dans la direction que Picci avait prise qu’il vira aussi pour venir, en agitant ses cornes, les braquer sur lui. Ayant vu le taureau faire un pas en avant, Picci s’immobilisa. Comprenant qu’il ne venait pas sur lui, Kâri demeura sur place, le regardant avec colère, et marqua une pose.
— Est-ce que c’est un taureau ? Il a autant de métier qu’un homme !
185C’était bien la première fois dans cette région qu’on pouvait observer le caractère du fameux Kâri. Il y avait de quoi être stupéfait de son comportement, d’une intelligence proprement humaine. En regardant Picci, il remuait le sable, grattant le sol avec ses sabots. La foule, qui voyait le taureau s’échauffer, s’inquiétait ; elle aurait préféré qu’il s’en allât d’ici, et que le jeu cessât. On le calmait, en lui criant « Va-t’en, va-t’en ». Mais Kâri, comme pour manifester sa détermination de ne pas bouger de là aussi longtemps qu’il ne connaîtrait pas la réponse à son défi, s’incrustait, frappant des pieds sur place, alternativement, écumant, piaffant, balançant ses cornes.
186Picci, droit devant ses cornes, et Maroudan, du côté de sa queue, demeuraient immobiles. Maroudan guettait un signal sur le visage de Picci. Le temps que Picci lui fît signe, en le regardant par-dessus le taureau…
187“Drrrr… !”
188La voix de Maroudan éclata, déchirant les chuchotements du vâdivâçal. Tout en criant, il esquissa le geste d’aller toucher la queue du taureau et recula à l’extrême frange du cercle des spectateurs. <55> Au seul contact de sa main, le taureau vira soudain pour se ruer sur lui. Abandonnant Picci, il dut se tourner de quelques degrés. Comme un criquet, Picci bondit de côté, mit la main gauche à sa bosse, l’embrassa en plaquant sur lui sa poitrine, et, collant son corps au cou du taureau, mit son autre main sur la corne droite. La foule n’entendit rien qu’un bruit mat, sans parvenir à voir comment, dans le temps d’un éclair, Picci ne faisait plus qu’un avec le taureau.
189Tout d’abord, à ce saut imprévu, le taureau ne réagit qu’après coup. Néanmoins, l’instant suivant, son instinct animal avait déjà repris le dessus. Balançant sa corne de toute sa force, il tenta de frapper Picci au flanc. Mais la pression appuyée de la prise de Picci repoussait la corne dans la direction opposée. Lui-même, bien que l’animal tournât la tête en tous sens, afin d’éviter que les cornes l’atteignissent à la figure ou au cou, replia les genoux et pencha sa tête sur l’encolure du taureau. Celuici, la tête comprimée vers le bas, changea de tactique et s’élança d’un bond, en s’arrachant du sol, des quatre pattes à la fois. Picci s’éleva en l’air avec lui.
— Ah ça ! Il saute comme une carpe !
— Il essaie de ruer comme un cheval !
— Le garçon est mort ; s’il tombe, il se tord le cou !
— Il va l’écorcher vif en le lançant en l’air !
— Ah, âh, âhâh ! tchtchtchtchou !
190Maroudan cria :
— Ne lâche pas, Picci, ne lâche pas !
191Ses propres mains tremblaient. Son corps, en proie à une tension passionnée, vibrait. Le taureau, qui avait bondi à hauteur d’homme, dos arqué en l’air et tête rentrée, retomba en dérobant son arrière-train, et atterrit brusquement, frappant la terre de ses pattes. Picci aussi, sans lâcher prise, redescendit avec lui et chercha le sol, en battant des pieds. <56> Mais avant qu’il ait pu se redresser, le taureau bondit pour un nouveau saut.
192Des cris violents et anxieux sortirent de la foule :
— Ne lâche pas ta prise, ne lâche pas !
— Il a tenu le temps d’un saut !
— Au deuxième saut, il va le faire rouler !
— Les bras du gars de l’Est faiblissent, voyez !
193Le taureau s’était à nouveau dérobé en retombant ; à la vérité, les jambes de Picci, pieds rentrés, tâtonnaient pour se stabiliser. Où était sa figure ? Comment son bras et la corne étaient-ils emmêlés ? Comment avait tourné sa prise de bosse ? Sans que la foule ait rien pu voir de tout cela, le taureau bondit pour un troisième saut.
— Oh ! Il a tenu deux sauts !
— Le taureau de Vâdipouram s’est laissé prendre !
— Picci, Picci ! Ne lâche pas, il n’y a plus qu’un saut !
— Le taureau se fatigue lui aussi, regardez ! Il n’a plus de force au troisième bond.
194Picci tâtonnait toujours pour caler ses jambes, mais grâce à la fermeté de ses prises de bosse et de corne, pour la troisième fois, il s’éleva en l’air avec le taureau. La poussière, soulevée en un tourbillon rapide à l’atterrissage du taureau, les cachait. La foule avait encore reculé, tremblant que le taureau ne retombât sur elle, et ne vit rien de ce qui se passa sur le moment. Du haut de sa tribune, le zamindar suivait le combat comme s’il allait glisser en bas. Est-ce le bras, est-ce la corne, qui fatigue ? Dans cette situation, qui pouvait le dire !
195Quand le taureau atterrit pour la troisième fois, la prise de Picci sur la corne faiblit. Comme l’animal dérapait avant de planter ferme ses pattes sur le sol, la main de Picci glissa même de la corne et battit l’air à tâtons pour la rattraper. <57> Pendant quelques secondes, ce fut par la seule force de sa prise à la bosse qu’il atterrit avec le taureau.
— Picci, Picci ! cria le vieux à tue-tête.
— Aï ! Oh ! C’est un assassinat !
— Il a tenu bon pendant trois sauts !
— Il va arriver malheur !
196Avec son corps lourd comme un muid, après trois sauts, le taureau était fatigué lui aussi. Il vacilla pour redresser ses pattes fléchies et les arc-bouter au sol. Picci se reprit et put se rétablir. Pour éviter de tomber en dévissant, il lança aussi sa main droite sur la bosse, l’agrippa et l’enlaça, comme s’il voulait l’écraser. Le taureau baissa la tête ; ses cornes se trouvèrent alors à quelques pouces hors de portée des mains de Picci, qui n’avait aucun moyen de les attraper. Il savait bien ce que le taureau allait faire dès qu’il comprendrait qu’il pouvait se servir de ses cornes, sitôt remis du choc de sa chute de bolide.
197Il a tenu bon trois sauts ! Cela veut dire qu’il a réussi à mater la bête. Mais il reste encore une chose. Cette médaille d’or qui pend au front du taureau. Ceci avant tout !
198Le taureau se campa fermement, une fois rétabli sur ses pattes. Il a senti ses cornes libres et la prise de sa bosse qui le serre trop. Courbant le cou, il ramena ses cornes du côté droit. Picci dégagea sa main droite de la bosse et saisit brusquement la corne droite. Incapable de se tordre davantage pour frapper au ventre, par-delà le bras qui l’attrapait, faisant virer sur place ses pattes et courbant son corps entier, Kâri tourna comme une roue. Jambes en arrière, tenant d’un bras la bosse qu’il serrait ferme et de l’autre la corne qu’il repoussait, Picci aussi tourna de conserve.
199Le taureau tournoyait de façon vertigineuse.
— <58> Il tournoie comme un manège !
— Il essaie de le secouer, comme les fruits du tamarinier !
— Qu’est-ce qu’il a comme trucs en réserve !
— Ça devait être un homme dans sa vie passée !
— Picci, ne lâche pas ! le taureau s’asphyxie ! cria Maroudan.
200Le taureau commença à ralentir la vitesse de ses tours. Comme s’il avait compris que, pour délivrer sa bosse et ses cornes, tout son instinct de bête ne suffisait plus, il s’arrêta un instant, tout hébété, sans bouger, en dressant la tête. Il lâcha un grand soupir, “poûtpoût”. Lui aussi avait fini par se lasser. Comme s’il considérait que, désormais, il n’y pouvait plus rien, il souffla en regardant en l’air.
201À cet instant, sa corne gauche vint à son tour frôler sa bosse. C’était l’occasion ! Rivé à la bosse, Picci s’empara aussi de cette corne. Le taureau, sentant une nouvelle pression, tira la tête vers le bas. Collant son corps au cou du taureau, Picci se dressa une fois, inspira et pesa vers le bas sur la corne droite. Pour contrer cette pression, Kâri releva la tête vers le ciel, la pointe des naseaux en l’air, pour souffler. Picci resserra encore la corne gauche contre la bosse. Carré sur ses quatre pattes, la bosse comprimée, le taureau ouvrit un peu la gueule en l’air, pour souffler, haletant.
202Tout en sachant bien qu’un dernier acte restait encore à jouer dans ce drame, la foule, délirant d’un enthousiasme devenu irrépressible, criait en sautant et en trépignant.
— Le taureau de Vâdipouram a la gueule fendue !
— Le gars de l’Est l’a bien fait plier !
— <59> Regarde-le là, comme un chien affamé, la queue entre les cuisses.
203Picci lâcha la corne droite, mit la main sur la saillie du front du taureau, fouilla au bas de la bordure du foulard attaché croisé entre les cornes et tira d’un seul coup. La pièce de soie avec la médaille et la chaîne, sur laquelle étaient enfilés de jolis petits bijoux d’or, passèrent ensemble dans sa main. Il les enfourna telles quelles dans sa bouche. Ayant pris fermement appui des pieds sur le sol, il saisit la bosse, inspira, et, repoussant le taureau dans la direction opposée, sauta d’un bond en arrière.
204On ne saurait dire qu’il ait fait un faux mouvement, de toute façon impossible à rattraper. Pourtant, dans l’état de tension où il était, ce bond en arrière fut un peu trop long, et Picci trébucha. Incapable de se rétablir, il tomba à la renverse. Sa tête atterrit aux pieds du premier rang de la foule qui formait le cercle du vâdivâçal. Ses mâchoires se desserrèrent, les souverains, le foulard et le reste s’éparpillèrent par terre.
— Aiyô ! Le taureau s’est retourné !
— C’est fini, c’est fini ! Chassez le taureau !
— Malheur, malheur ! Il va le lancer et le déchirer !
205La foule criait, paniquée.
206Délivré, le taureau revenait, colère et vengeur. Comme si sa rage bestiale avait acquis une vigueur nouvelle. Il bondit vers Picci plaqué par terre à se confondre avec le sol, car il avait compris qu’ainsi allongé sur le dos, il n’avait plus le temps de se relever.
207“Drrr… ! drrrr… !”
208Maroudan poussait de vrais rugissements derrière le taureau pour tenter d’attirer son attention. <60> Mais, humilié de s’être laissé prendre, poussé par la rage, sans faire cas de ces cris, balançant d’avant en arrière ses cornes baissées, celui-ci tentait de les planter dans le corps étendu là. Comme le taureau fonçait presque à la perpendiculaire, les cornes arrivaient droit sur le ventre de Picci. Il s’en rendit compte en soulevant la tête et réalisa le danger.
209Comme un acrobate, il pivota à plat dos d’un quart de cercle, joignit les deux pieds, en frappa au bas des naseaux le taureau qui se jetait droit dessus, et plaqua ses jambes au sol. Sous la force du coup, l’animal rentra et détourna un peu le museau en suffoquant, puis fonça entre les deux jambes écartées comme une fourche, pointant ses cornes vers le bas. À l’instant où elles arrivèrent sur sa poitrine, Picci s’empara d’elles et les repoussa en arrière. Mais ses bras se fatiguaient contre la force supérieure de l’animal qui l’attaquait debout, ses pattes fichées dans le sol ; les bras qui retenaient les cornes fléchirent ; elles arrivèrent droit au creux de sa poitrine.
— Chassez le taureau ! cria le zamindar depuis la tribune, la voix tendue.
— Maroudan, Maroudan ! s’alarma le vieux.
210Maroudan appartenait à une lignée qui respecte le principe traditionnel « un homme pour un taureau ». Il savait aussi quand on devait descendre écarter le taureau sur lequel un autre avait porté la main dans un vâdivâçal : uniquement pour lui sauver la vie, jamais pour l’aider à maîtriser le taureau. Il comprit que ce moment était arrivé, et pensa « advienne que pourra ».
211Brusquement, il bondit du premier rang, empoigna le bout de la queue du taureau, l’enroula au dos de sa main et tira plusieurs coups secs. <61> Sous la souffrance aiguë, le taureau abandonna sa proie et redressa la tête pour se tourner vers sa queue. À la vitesse à laquelle le taureau releva ses cornes, Picci, qui les tenait agrippées solidement, fut soulevé du sol lui aussi. Pas le temps de lâcher prise et de rester allongé comme il était. Le taureau pivota en un éclair ; on entendit un bruit sourd. Plus ou moins profond dans les chairs, une corne a frappé au bas de la cuisse. Tandis que le taureau achevait de se retourner, une jambe s’éleva avec sa corne. La cuisse vrillée, déchirée, Picci s’écroula.
212Le taureau qui s’était retourné, vira pour frapper celui qui avait pris sa queue. Pendant qu’il tournait, Maroudan, cramponné à sa queue, tourna avec lui. Tous deux firent cinq ou six tours, comme une toupie. Le taureau cherchait à l’encorner, tandis que lui guettait le moment de s’échapper. Maroudan jeta un regard à la ronde. Dès qu’il comprit que Picci avait été écarté du vâdivâçal, il tordit la queue du taureau, tira d’un coup avec force, lâcha aussitôt, bondit en arrière et s’intégra à la foule.
213Kâri avait perdu sa première proie et laissé échapper la seconde. Sa queue le faisait souffrir. Les oreilles dressées, il meuglait, balançait les cornes dans toutes les directions, sans but, labourait la terre avec ses pattes, lançait et dispersait le sable par mottes ; tout à sa fureur, il ne tenait plus en place et dansait d’avant en arrière. Ses yeux ne voyaient plus l’itinéraire habituel, droit en face de lui. La foule comprenant son état de rage s’égailla en courant, dans la panique.
214On ne savait pas dans quelle direction il allait se ruer.
215Soudain, il bondit frénétiquement dans la foule et chargea. Des coups sourds. À chacun, sur les cornes de l’animal, du sang nouveau coulait.
216<62> “Emportez-le, emportez-le ! À l’hôpital !” bégayaient des gens émus autour de Picci. On fit un garrot pour arrêter l’hémorragie en comprimant la déchirure de sa cuisse, d’où le sang coulait par saccades. Porté par quatre bras, serrant les dents pour surmonter la douleur, marmonnant entre ses lèvres, Picci redressa la tête et regarda autour de lui, comme pour chercher quelqu’un.
— Je suis là, Picci ! Maroudan, ému, se pencha près de lui. Tu as pris la revanche, Picci ! Tu as sauvé l’honneur du père !
— Oui, l’âme du père est apaisée, murmura Picci, taraudé par la douleur. Ce taureau est un démon. Il m’a envoyé valser comme une toupie !
— Démon pour démon, toi, tu lui as fait chier sa bouse, mon petit père !
— Ça vaudra pour toute ta vie, petit !
— Ça se transmettra de génération en génération !
— Dans le jallikkattu de Cellâyi, on n’avait jamais rien vu comme ça jusqu’à maintenant !
217Tous ces compliments se pressaient nombreux aux oreilles de Picci.
— Maroudan ! Où sont toutes ces choses ? demanda-t-il d’une voix faible.
218On se cria :
— Où est la médaille ? Le foulard de soie, et tout ?
219Le vieux, repoussé dans la foule, suffoquait sans pouvoir avancer et se débattait pour voir Picci. Il cria depuis le rang le plus extérieur :
— <63> Les voici ! Laissez-moi passer !
220Il s’approcha le plus vite possible.
— Ecartez-vous !
— Tiens, fils ! Sous l’afflux de l’émotion, sa langue bredouillait ; il plaça dans ses mains le butin arraché au front du taureau. Tiens, regarde-les de tes propres yeux. Toi, c’est pas d’un homme que tu es né, tu es un vrai fils de tigre !
221Que dire d’autre ? De ses yeux coulaient des larmes de joie.
222Picci considéra le foulard de soie, la médaille qui lançait des reflets dans sa main, puis il regarda le vieux :
— Grand-père, tout cela c’est grâce à vous.
— Petit imbécile, ne parle pas comme ça de couronne pour un homme, dit le vieux, le grondant avec affection. Tout vient du regard de la Mère ! Salue, en disant son nom.
223Picci leva ses bras et fit un salut en pensant à Cellâyi.
— Vas-tu continuer à parler toute la journée ?
— Emmenez-le à l’hôpital.
— Le sang continue à couler comme d’une source !
— Ce n’est qu’un coup à la cuisse, petit, dans une semaine ça sera fini.
— Si on verse de l’huile de margosier bouillante, ça s’arrêtera.
— Il faut d’abord aller à l’hôpital.
224Ils s’apprêtaient à emmener Picci.
— Grand-père, dit-il en regardant le vieux, qu’on me conduise d’abord auprès du zamindar !
— <64> Ah ! Mais il y a encore du sang qui… hésita quelqu’un.
— C’est lui qui le demande, emmenez-le ! décida le vieux.
225Au même moment, une légère bousculade se produisit autour d’eux.
— C’est le zamindar qui est arrivé !
— Eh ! Chiens, laissez passer !
— Il arrive, tenant encore un châle de brocart !
— Ecartez-vous, écartez-vous !
226Le zamindar était debout devant lui. À sa vue, la gêne de manquer à ses devoirs envahit le visage de Picci. Il s’efforça de se lever malgré tout, pour lui présenter ses respects. Quand il comprit que des bras l’immobilisaient, il resta silencieux. Soulevant ses mains qui tenaient le foulard de soie et la médaille, il dit :
— Maharâjâ, je vous salue.
227Sa voix tremblait. Il tâtonnait pour rassembler ses mots.
228Le zamindar le considéra une bonne fois sous tous les angles. Il vit aussi que le pansement attaché à sa cuisse était trempé de sang. Posément, sans dire un mot, mais avec un franc sourire du cœur qui montrait combien il l’estimait, en le regardant dans les yeux, il plaça dans ses mains tendues le châle de brocart qu’il tenait lui-même et mit par-dessus un billet de cent roupies.
229Quand Picci vit tout cela étalé dans ses mains, il perdit le sens. Il semblait toutefois qu’il ne serait en paix qu’après avoir dit au zamindar quelque chose qu’il avait sur le cœur.
— Maharâjâ, ce chien n’est pas venu ici pour tomber les taureaux du zamin. <65> Avant de rendre son dernier souffle, mon père m’a dit « Picci, c’est à toi que cet âne de Kâri… » Il n’a pas fini ce qu’il disait. C’est pour ça… Des larmes lui vinrent aux yeux.
— Tout cela n’est rien ! Si le sang du père ne coulait pas dans les veines du fils… ! Il eut un regard entendu et rit, d’un rire plein d’estime. Emmenez-le à l’hôpital. Conduisez-le à la voiture du zamin !
230Picci salua de nouveau. Des bras le soulevèrent en douceur et l’emmenèrent dehors au milieu des manifestations de la foule. Le zamindar veilla en personne, attentivement, à la façon dont on l’installait pour le transporter.
— Le taureau Kâri a mordu le sable !
— Le gars de l’Est a écrasé le taureau du zamin !
— Le taureau du zamin de Periyapatti a chié dans le vâdivâçal !
231Ces propos retentissaient durement aux oreilles du zamindar, résonnant à tous les échos aux alentours de la rivière. Son visage changea subitement, laissant paraître une sorte de rage. Le regard perdu dans le vague, il demanda :
— Où est le taureau maintenant ?
— Lui, il passe sa colère sur le sable de la rivière !
— Il a dû charger une dizaine de personnes !
— Deux sont mortes sur-le-champ !
— Sa rage n’est pas encore calmée. Il ne laisse même pas ce petit garçon l’approcher.
232Chacun apportait une information.
— <66> Venez, nous partons. Suspendez le lâcher des taureaux !
233Le zamindar marcha vers la rivière. En voyant cette expression de gravité sur son visage, une foule de gens qui n’y comprenaient plus rien coururent, devant et derrière lui, dans le lit de la rivière.
234Au milieu de la rivière, comme un démon, Kâri piquait et soulevait le sable avec ses cornes, le labourant avec ses pattes en meuglant. Son dos noir — assez large pour y coucher un homme — était tout recouvert de sable. Sur ses cornes, où le sang avait coulé, le sable collait par plaques, comme imprégné de boue. La fureur qui l’avait lancé à l’attaque n’était pas calmée ; il faisait ce tapage là où il était, sans aucun but.
235À une distance prudente, assez près tout de même, avec ses assesseurs, le zamindar fixa son taureau d’un regard appuyé. La foule le regardait, regardait le taureau. On se murmurait à l’oreille ce qu’on pensait découvrir. Le zamindar chercha plus loin des yeux si des gens se trouvaient à proximité, derrière le taureau. Comme il n’y avait personne dans la zone dangereuse, d’un étui attaché à sa ceinture, il tira brusquement un revolver.
236Son corps tremblait. Ce Kâri, qui avait compromis l’honneur du zamin dès l’instant où il s’était laissé prendre, se trouvait encore devant lui, mugissant de rage.
— Tu as encore besoin de passer ta rage ? ricana le zamindar. Dans sa main, le revolver pointa en avant, se redressa, et claqua deux fois en direction du taureau.
237Le trépignement des pattes s’arrêta brusquement. Le mouvement des cornes cessa lui aussi ; tout le corps se balança d’avant en arrière comme un berceau suspendu. Les pattes se replièrent aux hanches. La croupe s’affaissa et il pencha, comme s’il allait s’asseoir sur les pattes de derrière ; soudain il s’affala sur le côté, lourdement. Il battit des pattes d’un mouvement rapide, frotta sa face contre le sable, où les cornes laissèrent des traits. Il haletait. Débordant du coin de sa bouche, le sang coulait sur le sable. Sa gueule devint béante. Un ultime sursaut. Vlouk… Il s’apaisa. Le taureau gisait de tout son long, raidi, yeux exorbités, langue tirée dehors. Le zamindar le regarda une dernière fois et remit le revolver dans son étui.
238Son visage apparut soudain soulagé. Il rit pour lui-même.
— Venez, allons à la tribune.
239Il s’en retourna, suivi par son cortège et par la foule, en direction du vâdivâçal.
— Le taureau Kâri est mort !
— Le zamindar l’a abattu !
— Pour l’animal ou pour l’homme, la défaite c’est la fin !
— De toute façon, ce n’était qu’une bête !
240Derrière lui, les voix montaient partout de la rivière.
241FIN
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