Introduction
p. 1-31
Texte intégral
1Quand le 15 février 1947 la revue Chandrôdayam publie une courte nouvelle, Vâdivâçal, celle-ci passe inaperçue, même au regard de l’éditeur, K. N. Subramanyam, qui déjà règne en maître sur toute la production littéraire tamoule. Mais l’auteur, C. S. Chellappa, y croit très fort : « On doit vraiment lire cette histoire. » Il la remanie, la développe, [« un peu » écrira-t-il en 1995, mais ce mot ne figure pas dans la préface de la première édition séparée en 1959 !] et douze ans plus tard il en a fait un roman court qu’il édite, publie et distribue lui-même. Découvrant ce nouveau texte, K.N. Subramaniam maintenant s’extasie : « Il faut absolument donner un prix Nobel à cette histoire. » Goguenard, mais conscient qu’on en parle désormais comme de son chef-d’œuvre, Chellappa conclura en 1995 : « Même si je n’ai pas eu de prix Nobel, peu importe. J’ai pensé qu’une telle déclaration suffisait. »
C. S. Chellappa ou la passion de combattre
2Le village natal de C. S. Chellappa, Vattalakoundou, au nord-ouest de Madurai, en montant vers les hauteurs de la station estivale de Kodaikanal, est un village de “battants”. Centre important du folklore tauromachique, peut-être même le berceau du sport qui fait le sujet de ce récit, il a aussi donné naissance, depuis un siècle, à quelques figures de proue du monde tamoul contemporain, qui, par leur engagement littéraire ou politique, ont forgé l’histoire et les lettres modernes tamoules.
3Natifs de Vattalakoundou, B. R. Rajam Iyer (1872–1898), lança à vingt-et-un ans, en 1893, le premier roman-feuilleton tamoul, vite devenu un classique, Kamalâmbâl caritram (Histoire de Kamalâmbâl)1 et, une génération plus tard, B. S. Ramiah (1905–1983), nouvelliste, fonda et anima le premier vrai journal littéraire tamoul, Manikkodi, que Chellappa rejoignit très vite et dont le rôle au cours des années trente fut capital pour promouvoir une écriture moderne dans la nouvelle.
4B. R. Rajam Iyer fut aussi un ardent propagandiste de la doctrine Vedânta, dans la lignée de Vivekânanda. Cette ardeur militante se retrouve chez deux pionniers du nationalisme tamoul, issus toujours du même village, B. S. Sankaran et surtout Subramania Sivam (1884–1925), superbe figure d’ascète politique et d’écrivain engagé, qui paya de sa santé et de sa vie son zèle au service de l’indépendance de l’Inde.
5Inspiré dès l’enfance par ces exemples, Chellappa, né en 1912, allait se vouer à la littérature tamoule avec autant de talent que d’acharnement et devenir la figure emblématique de la marche en avant des lettres tamoules. Autant qu’un bon écrivain, c’est, à l’instar des célébrités de son village, un militant pour la liberté et un apôtre du gandhisme, l’autre moitié de son énergie étant consacrée à la littérature, au détriment de son confort personnel, de sa santé et même de sa vie privée. Il est à la fois théoricien et praticien, créateur et animateur. De 1934 à 1971, comme il l’écrira lui-même en 1995 en faisant un retour critique sur l’ensemble de sa production2, il n’a pas écrit moins de 109 nouvelles.
6Après les cinq ans d’existence de Manikkodi la floraison de nombreuses revues littéraires, populaires élitistes ou engagées politiquement ne satisfait pas l’ambition critique de Chellappa. En 1959, il lance à son tour Ezhuttu (Écriture) un périodique mensuel qui restera le modèle des petites revues sans budget et jalousement indépendantes qui, dans son pays, ont longtemps fait vivre le meilleur de la littérature moderne. La première édition indépendante, sous le titre de Vâdivâçal, en 1959 aussi, contient en quatrième de couverture le manifeste et la publicité du journal dont il assure la diffusion lui-même, au porte à porte, en humble démarcheur des Lettres. En 1962, avec un petit volume intitulé Putu kuralkal (Voix nouvelles), il offre la première anthologie de la poésie moderne tamoule, qui fait date. Il suscite autour de lui assez de dynamisme pour qu’à la suite des cent-vingt numéros d’Ezhuttu, en 1970, des poètes, des peintres et des critiques reprennent aussitôt le flambeau, avec une nouvelle revue, KaÇaDaTaPaRa, aussi féconde mais plus éphémère. Au milieu des années quatre-vingts, Chellappa remonte encore sur la brèche à soixante-quinze ans, fonde seul son ultime revue, toujours expérimentale, Souvai (Saveur des Lettres), destinée cette fois à poser les bases d’une critique littéraire qui manque encore cruellement à la littérature tamoule.
7Son œuvre théorique, à laquelle il se consacre de plus en plus, développe surtout l’histoire et l’examen critique de la nouvelle tamoule, éventuellement du roman3, et de la poésie ; elle est considérable, une demi-douzaine d’ouvrages et d’innombrables articles. Il a publié des nouvelles, jusqu’en 1971, en une douzaine de recueils, mais seulement deux collections de poésies et deux brefs romans. Retiré dans une petite maison de Triplicane (Tirouvallikkêni), quartier traditionnel de classes moyennes à Madras, considéré avec une déférente affection par ses cadets, il écrit toujours ; il meurt en 1998, après avoir publié un dernier ‘roman’ fait de souvenirs et réflexions à la fois littéraires et politiques, somme autobiographique un peu confuse de plus de 1600 pages, Sutantra Tâkam (Soif de liberté, 1997), couronnée à titre posthume par la Sahitya Akademi en 2001. Il laisse une masse impressionnante d’inédits.
8Chellappa Subramanian, fils unique de Chellappa, tard venu (le père a quarante-cinq ans quand il vient au monde après plusieurs fausses-couches de sa mère) a livré un portrait intéressant et émouvant du comportement quasi ascétique de son père et de sa vie modeste dans leur maison en location à Triplicane. Pas de gâteries, mais au contraire une rigueur jugée excessive par l’entourage familial : « Ni chocolats, ni ice-creams, des heures régulières pour les études et les repas. » Interdiction formelle de jouer dans la rue avec les petits voisins. Une vraie tendresse se révèle pourtant dans les jeux partagés à la maison, les sorties avec l’enfant sur la plage, au cinéma et au stade pour quelques matches. Le père, satisfait de ses succès scolaires, pousse son fils jusqu’aux ‘masters’ et affiche sa déception quand ce dernier choisit très fermement de s’en tenir là, afin de gagner un peu d’argent pour aider la famille, qui en a, il faut l’avouer, bien besoin. La plus grosse frustration de Chellappa fut son impuissance à faire entrer son fils dans un collège d’ingénieurs : les places n’y étaient pas données au mérite, il fallait pouvoir les acheter !
9Seul le retour au village natal, pour un bref intermède de deux ans, où il cultive son jardin, et surtout ses légumes, interrompt son activité littéraire. Désormais, rien ne l’arrachera plus à Madras, hors une visite à Delhi, grâce à son « railway pass » de Combattant pour l’Indépendance, et strictement limitée aux seuls lieux de mémoire gandhiens, Raj Ghāt et la Birla House : maintenant « j’ai terminé mon pèlerinage ». Finalement, des ennuis de santé le contraignent cependant à rejoindre son fils à Bangalore, où il travaille à son dernier livre et joue avec joie son rôle de grand-père. Malgré cela, il s’y sent « en prison pour la seconde fois »4 et retourne à Madras.
10« Jusqu’à la fin il mena une vie simple sans aucun intérêt ni aucun souci pour son confort matériel. Pas plus d’intérêt pour son apparence ou sa tenue ; un dhoti lavé à la main sans repassage et une chemise faisaient l’affaire. » Il travaille sans relâche, malgré sept séjours à l’hôpital : « Dieu m’accorde ce sursis pour que je puisse ajouter quelque chose à ce que j’ai écrit, » disait-il, et il ajoutait souvent : « Toi, tu peux prendre ta retraite à 60 ans, mais pour moi il n’y en a pas. » Et sur cette évocation, le dernier adieu de son fils, très ému, au crématorium de Besant Nagar fut : « Chellappa est en retraite, maintenant. »5
11Le texte révélé aujourd’hui au lecteur français est l’un des tout premiers à faire entrer dans la littérature tamoule la langue parlée et le folklore. Chellappa lui a donné, selon l’usage du moment, un sous-titre quasi didactique pour en préciser le sujet : « Histoire de jallikkattu à propos d’un taureau et d’un tombeur de taureaux ». Sur ce thème aussi topique que profondément populaire, il demeure le seul auteur dont la prétention littéraire soit justifiée, sans conteste. À ce titre, le numéro spécial, 1994–1995, de la version tamoule de la revue India Today a republié ce bref roman comme « un classique devenu introuvable », malgré quelques rééditions de Tamilp-puttakâlayam à Madras.
12La langue des dialogues, nombreux dans ce texte, est rigoureusement celle de sa région, avec ses particularités dialectales. Le reste du texte est une prose tamoule standard, celle commune aux auteurs de de la revue Manikkodi, et dans laquelle la culture brahmanique de Chellappa transparaît à travers quelques mots d’origine sanskrite. Elle est aussi émaillée de vocables techniques, ceux du jallikkattu que l’auteur utilise abondamment avec une précision toute professionnelle, ou d’autres, comme les noms des divers instruments à percussion employés pour accompagner les processions et cortèges : Kottu, melam, tambattam, sans oublier le tamukku du crieur public, ni non plus la noix d’arec spéciale employée dans le geste, familier mais d’une routine presque rituelle, du vieillard partageant avec ses interlocuteurs le plaisir de chiquer le bétel en broyant la noix d’arec dans un petit mortier dont le son rythme la conversation.
13Une particularité du style de Chellappa, surtout dans ce texte, fait le cauchemar de ses traducteurs, c’est son exceptionnelle densité, liée à cette faculté propre à la langue tamoule de multiplier dans un même souffle une suite de formes verbales qui sont autant de « gérondifs » précédant l’action du verbe final. Ce n’est jamais chez lui une redondance mais une accumulation de détails précis qui montrent qu’il suit l’action comme en la mitraillant d’autant d’instantanés au centième de seconde ou comme avec une caméra à l’affut du moindre geste significatif. On sait en effet qu’il aimait la photographie et la pratiqua notamment en visitant la presque totalité des villages autour de Madurai où il pouvait voir son sport favori. Mais il est difficile à l’écrit de respecter, sans lourdeur et avec concision, à la fois cette acuité dans la précision et cette rapidité du regard.
14Chellappa fait donc vivre pour nous, dans un tourbillon de poussière et de passions, les émotions dramatiques de cet affrontement des taureaux et des hommes qui s’apparente à la tragédie. Le bel orgueil d’écrivain que trahit candidement sa claironnante préface transpose aussi de façon originale l’appel liminaire classique du conteur traditionnel tamoul à son auditoire pour lui rappeler qu’il a lui-même un rôle à jouer : ce récit, comme toute histoire déclamée devant un public de village, est plus qu’une anecdote, c’est une célébration théâtrale quais rituelle où les spectateurs participent passionnément à l’action dramatique. Dans une communauté vivante, c’est, autant qu’un drame, l’actualisation d’un mythe. À lui seul ce texte est une véritable liturgie.
15Un dernier point. Qu’en est-il de l’ur-version de ce bref roman ? La préface fait allusion, sans plus, à cette première publication, « sous forme de nouvelle, dans la revue Chandrodayam », dirigée par K. N. Subramaniyam, et publiée entre 1945 et 1947. Cette version n’a pas échappé au recensement de Chellappa6. Elle parut dans le numéro du 15 février 1947. En 1995, Chellappa ne fait cependant aucune comparaison entre les deux textes. De toute évidence, la nouvelle de 1947 est effacée par le roman de 1959, et il s’en tient à l’essentiel : l’intrigue est la même, son rappel tient en une phrase. Mais suit une évocation de son enfance : ce gamin de Vattalakoundu a vu, chaque année, quantité de Jallikkattu, de village en village, dans les deux mois suivant la célébration de Pongal. Il a admiré le courage des hommes aux prises avec les bêtes et cela l’a marqué pour la vie. S’il est évident que l’ur-text est oublié, et que nous devons respecter la volonté de Chellappa de ne pas l’exhumer, en revanche, il y a lieu, dans ce retour sur lui-même un demi-siècle plus tard, d’insister sur deux traits. C’est d’abord le morceau de bravoure que constitue la préface de 1959 : en 1995, il la recopie intégralement (avec deux ou trois variantes tout à fait mineures), car il en est manifestement très fier. Ensuite le débat sur la prétendue inspiration tirée d’Hemingway et dont Chellappa se défend vigoureusement. Il a raison, et nous y reviendrons : son inspiration tient tout entière dans cet atavisme rural qu’il n’a jamais caché. C’est lui d’ailleurs qui, dans ce retour sur son œuvre passée, rapproche d’entrée de jeu trois histoires de taureaux, celui du temple (il n’insiste pas !), ceux qui tirent les charrettes (1945, la nouvelle Kûduçâlai) et ceux qui participent aux Jallikkattu, (Vâdivâçal). Ces deux derniers textes vibrent de l’intimité et de l’empathie qu’il décrit entre l’homme et « l’animal sans paroles ». Le lecteur doit se souvenir que c’est Chellappa lui-même qui rapproche le mot de la fin, honneur (et rage), dans chacun de ses deux textes, (dont nous devons rappeler le premier : « Tous les mêmes, homme ou animal sans parole, vous avez la même rage d’honneur… »7) comme il doit comprendre que l’hommage du vieillard à Ambouli, le père de Picci, « C’était quelqu’un qui mettait du sel dans son riz », s’il implique aussi, comme en français, la force et la saveur du sel a, dans la langue tamoule, un sens symbolique beaucoup plus fort de dignité, d’honneur, de fierté et de respect de soi8. La grandeur du vâdivâçal tient à la noblesse de ceux qui y engagent leur honneur, le zamindar, bien sûr, mais tout autant que lui, ceux qui osent affronter ses taureaux. Le tempérament fougueux et ombrageux de Chellappa ne pouvait trouver une meilleure occasion de se manifester.
Il existe désormais deux traductions anglaises. La première, publiée par la Sahitya Akademi (2008) succombe souvent à la tentation de la paraphrase. La plus récente (O.U.P., Oxford Novellas, 2013) est plus rigoureuse et fiable mais elle a déraillé inexplicablement dans un bref paragraphe qui attribue au héros Picci un geste poltron de sauvegarde à l’entrée en scène du taureau Kâri ; cela suffit à détruire en un instant tout le tempo de l’histoire. De plus, elle ignore aussi la préface ! Il fallait, hélas, le dire et le déplorer.
La règle du jeu
“J’ai conscience de vous introduire dans un monde nouveau.”
16À qui Chellappa s’adresse-t-il ainsi dans l’unique page de sa préface ? À ses lecteurs tamouls d’abord, et plus spécialement à ses collègues écrivains auxquels, théoricien et chef de groupe, il entend donner l’exemple d’un texte parfaitement construit, sur un sujet et dans une langue qui n’avaient pas encore acquis droit de cité en littérature.
17Mais, par chance pour le traducteur, ces lecteurs tamouls, trop urbanisés déjà, ne pouvaient être crédités de beaucoup plus de familiarité qu’un public français avec les jeux tauromachiques ruraux. Faute de telles connivences, Chellappa se voyait interdire l’ésotérisme inhérent à tout aficionado. Aussi entrons-nous dans l’action avec pour guide l’auteur lui-même, qui fournit au fur et à mesure les explications nécessaires, sorte de commentaire didactique en voix off intégré à la narration. Il s’est aussi projeté dans le personnage du vieillard prolixe et enthousiaste qui incarne et expose avec fougue, au fur et à mesure que se déroule l’action, le poids de la tradition dans toutes ses dimensions. Il joue à la fois le rôle du chœur dans la tragédie antique et celui du narrateur qui, dans notre tragédie classique, permet le retour en arrière pour nouer l’intrigue tout en respectant les unités de lieu et de temps. Ce faisant, Chellappa parachève la facture rigoureuse de ce drame qui, au pays des vaches sacrées et des mythes bovins, est une sublimation de l’affrontement entre l’animal et l ‘homme dans un contre-exemple parfait de la corrida ou du rodéo que connaissons.
Toujours, le respect et l’amour des vaches…
18Comment oublier l’attachement profond de l’hindou à ses vaches, leur place dans ses rites et dans sa sensibilité profonde ? La joie éclate à la naissance d’une génisse, la tristesse s’étale quand il faut séparer la vache de son veau, l’arracher à son étable pour son ultime voyage, ou l’entendre mugir égarée dans la forêt. Les citadins de Madras reçoivent aujourd’hui leur lait en berlingots de plastique sur le palier de leurs appartements, mais ils communient encore aux émotions d’une littérature rurale où le tintement des clarines, le bruit acide et feutré du lait dans le pot de cuivre, le crissement de la paille broyée ou ruminée, les coups sourds des sabots contre les bat-flanc de l’étable et les meuglements modulés, bercent leurs oreilles.
19La vache et tous ses produits ou sous-produits est partout dans le rituel, comme elle est aussi psychopompe, ou au cœur des plus nobles métaphores. Le Bouddha lui-même ne s’appelle-t-il pas Gotama, « l’éminemment vache », le nom de la vache au superlatif ? Shiva, dieu suprême, est “le Maître du bétail”. Tout disciple n’est qu’“un jeune veau” batifolant devant son maître. Dans l’épopée sanskrite, les épouses et concubines royales sont appelées les bufflesses de leur prince, et celles de Râma emplissent de leurs beuglements désolés son palais à l’instant de son exil. Krishna, l’avatar de Vishnu en jeune cow-boy sympathique élevé par des parents adoptifs de la caste des bouviers, fait enrager les vachères ou leur tourne la tête. Mais il protège, sous un rocher soulevé de sa main, pasteurs et troupeaux contre le déluge d’Indra, dieu de la pluie et roi des dieux. Car on protège toujours les vaches, dès la plus ancienne littérature tamoule dans laquelle si la razzia du bétail est, comme partout, prétexte de guerre, ce n’est que pour mieux épargner les vaches : avant le conflit, on les met à l’abri avec tous ces autres êtres faibles et dignes de pitié : les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes et les brahmanes.
Le folklore guerrier des maîtres du bétail
20Par contraste, des traits virils ou guerriers marquent ce paysage pastoral. Shiva a pour monture et symbole de puissance un taureau entier dont le sexe impressionnant n’a pas échappé aux normes chiffrées des traités d’iconométrie les plus pratiqués. Krishna, dont le frère aîné a la charrue pour emblème, est un autre archétype de notre roman. Car une vieille tradition du pays tamoul, connue aussi par des sources sanskrites pas trop tardives ni apocryphes, notamment certaines versions de la geste de Krishna, le Harivamsha, fait de lui le vainqueur éblouissant d’un combat où il doit mater seul simultanément sept taureaux royaux, pour obtenir de leur maître la main de sa fille. L’ancienne littérature tamoule fournit aussi mainte allusion à une épreuve de ce genre, liée à la conquête d’une épouse ou à la célébration d’un mythe, et destinée à survivre dans le folklore9.
21La mémoire orale de tribus des monts Nilgiri, Todas ou Kotas, garde, mais à propos des buffles, le souvenir de jeux analogues qui permettaient autrefois au vainqueur de gagner une épouse. Une tradition des populations pastorales forestières du pays tamoul rapporte que quand un veau naissait le même jour que la fille de ses maîtres, il avait le privilège exorbitant de téter à satiété sa mère, que l’on renonçait alors à traire. Si, plus tard, un jeune vacher réussissait à vaincre ce taureau unique, auquel son régime avait conféré une force exceptionnelle, il pouvait obtenir la main de la fille de la maison. Ce dernier trait concilie le respect du bétail intégré à la vie domestique la plus intime et la reconnaissance publique de la force virile récompensée.
22L’élément compétitif qui entre dans le jeu demeure essentiel. Aux yeux de Chellappa, et dans l’idéologie gandhienne et progressiste qui est la sienne, une seule composante de cette compétition importe dans son récit, celle qui oppose les deux villages, en l’occurrence les habitants régis par le zamindar de Periyapatti et les deux « gars de l’Est » venus d’Ucilanour. Dans les faits, la compétition peut très facilement virer au conflit de prestige entre les propriétaires, leur tradition familiale plus ou moins clanique, leurs nuances dans la hiérarchie des castes ; si la majorité des taureaux et des participants appartiennent aux castes localement dominantes, très souvent des Tevars, rien n’est ici suggéré de l’interdiction de facto aux dalits de porter la main sur un taureau dont le propriétaire est casté, autant dire la quasi-totalité d’entre eux. Enfin, comme ailleurs dans le monde, des incidents peuvent toujours éclater entre ‘supporters’, y compris avant ou après le jeu. Le maintien de l’ordre public est donc souvent un problème pour l’autorité locale, qui est toujours prête à intervenir. Ici, les personnels du zamin y suffisent.
Les jeux tauromachiques tamouls
23Pour suivre les péripéties du jeu, il faut connaître quelques détails techniques et d’abord se débarrasser de toute référence occidentale implicite à la corrida et au rodéo : il n’y a ici ni épée, ni torero, ni lasso, même si, dans un lâcher de taureaux, il est d’usage de leur laisser leur bride sur le cou ; libre aux plus téméraires de tenter de s’en emparer pour les maîtriser.
24D’abord la morphologie du taureau indien, bos indicus, est particulière. Sa bosse dorsale proéminente le distingue de notre cheptel ; élément essentiel, c’est elle qui permet la moitié des prises. Les traités traditionnels de pratique vétérinaire détaillent aussi les nuances des couleurs et d’autres caractéristiques, notamment les boucles de poils, dont la signification, de bon ou mauvais augure, n’est claire que pour les initiés. Les taureaux reçoivent un nom, relatif à une particularité physique, à leur lieu d’origine ou à l’identité de leur propriétaire dont ils sont toute la fierté. C’est le cas dans le roman : outre le défilé des toponymes, Kâri est le Noir et Pillai le Blanc, mais d’un blanc cassé, sali de larges taches d’un brun très léger. À l’heure où la machinerie agricole supplante les animaux de labour, le taureau de jallikattu est en passe de devenir une espèce protégée, élevée à grands frais presque exclusivement pour ce jeu.
25Les taureaux de jallikkattu sont repérés dès leur plus jeune âge pour leur ‘férocité’. Dès lors ils reçoivent un régime spécial énergisant, et sont normalement élevés et soignés par une seule personne chargée de leur éviter toute promiscuité. Ici, le féroce Kâri n’obéit qu’au gamin qui l’a nourri de ses mains. Au bout d’un an, ils suivent un entraînement particulier, notamment avec l’attaque de mannequins attachés à des poteaux. L’investissement est coûteux mais il y va de l’honneur des maîtres, et du prestige de la communauté. C’est tout cet ensemble de traditions qu’on s’efforce aujourd’hui de réglementer strictement. En particulier, certaines pratiques et excitants en usage autrefois ont désormais disparu, par exemple l’alcool donné aux bêtes ou la poudre de piment rouge sur leurs yeux pour les exciter davantage !
26Les taureaux monopolisent seuls le luxe de la mise en scène et des parures, avant l’accès à l’arène : fleurs, colliers à plusieurs rangées de clochettes, bracelets de grelots aux pattes, chape d’étoffe richement lamellée ou incrustée de métal… Ceux qui les affrontent n’ont qu’une tenue très simplifiée, qui seule les distingue de la foule et les expose dangereusement : une bande de coton qui ceint les reins et passe entre les jambes, pagne et cache-sexe à la fois, pas de turban, un maillot de corps moulant. Pas de muleta, et d’épée moins encore ! Est-il besoin d’ajouter que le taureau ne peut être affronté qu’à mains nues et qu’il ne doit pas être blessé au cours de l’épreuve ? L’homme ne doit compter que sur la force de ses mains, frottées de sable pour mieux assurer les prises, mais sans défense contre l’enduit abrasif que naguère encore des propriétaires vicieux collaient traîtreusement sur les cornes de leur champion…
27Les analogies européennes les moins mauvaises sont assez proches de ce qu’on appelle manjukkattutal ou erutukkattutal : un compromis entre un lâcher de vaches landaises où certains spectateurs s’efforcent d’étreindre les taureaux et de les maîtriser et la course à la cocarde connue en France en Camargue et aujourd’hui appelée précisément « course camarguaise »10. Cette dernière est proche de ce qu’évoque étymologiquement jallikkattu, le nom du jeu lui-même, (désigné aussi localement par jalli, salli ou kattu), probablement dérivé du nom qui désigne foulards, médailles et pièces (jalli), attachés (kattu) entre les cornes du taureau, comme l’un des enjeux de la partie, selon l’explication la plus communément acceptée, et en accord avec la description du jeu.
28Le premier témoignage européen officiel fut écrit par J.H. Nelson11 en 1868 : « Le seul sport viril qui soit à signaler, à vrai dire le seul sport viril porté à ma connaissance, est le jellikattu ou lutte avec les taureaux, pratiquée surtout par les Marava et castes apparentées. C’est un jeu digne d’un peuple hardi et libre, et il est regrettable que certains Collectors l’aient découragé dans l’idée qu’il était un peu dangereux. Le jellikattu se déroule comme suit. Au jour choisi dans l’année de larges groupes de gens, surtout les hommes, se rassemblent au matin dans un espace ouvert étendu, le lit asséché d’une rivière peut-être, ou d’un étang, et nombre d’entre eux peuvent être vus en train de conduire des bœufs de labour dont les corps efflanqués et les yeux pas très rassurants attestent clairement le régime spécial qu’ils ont reçu pendant quelques jours dans l’attente du grand évènement. Leurs propriétaires commencent bientôt à vanter leur force et leur vitesse, et à défier tout un chacun de s’en emparer : et en peu de temps l’un des meilleurs est choisi pour ouvrir la session du jour. Un tissu neuf est bien serré autour de ses cornes, pour être le prix de celui qui le capturera, et son propriétaire le conduit au milieu de l’arène où il est laissé à lui-même entouré d’une cohue d’étrangers criards et excités. Peu habitué à ce genre de traitement, excité par les gesticulations de ceux qui ont entrepris de s’en emparer, le taureau, d’habitude, baisse aussitôt la tête et charge sauvagement au milieu de la foule qui s’enfuit prestement de chaque côté pour le laisser passer. Sa vitesse étant très supérieure à celle des gens, il a vite fait de rattraper un de ses ennemis et s’apprête à l’envoyer en l’air sauvagement. L’homme tombe alors sur le sable comme une pierre et le taureau, au lieu de l’éventrer saute par-dessus son corps et se rue sur un autre. Le second tombe à son tour et est dépassé comme le premier ; après avoir répété plusieurs fois cette opération, l’animal ou bien réussit à briser le cercle et part au galop vers son village, en chargeant tous ceux qu’il rencontre sur sa route, ou bien est finalement attrapé et contenu par les plus vigoureux de ses poursuivants.
29Aussi étrange qu’il paraisse, les taureaux n’envoient en l’air et n’éventrent jamais en aucun cas quiconque se jette par terre à leur approche ; et le seul danger surgit quand ils atteignent à l’improviste quelqu’un resté debout.
30Après que les deux ou trois premiers taureaux ont été lâchés l’un après l’autre, deux ou trois et même jusqu’à six sont lâchés à la fois : et le spectacle devient vite plus excitant. La foule se déporte avec violence çà et là dans plusieurs directions en efforts frénétiques pour éviter d’être renversée ; l’air est rempli de cris, de hurlements et de rires ; et les taureaux s’abattent comme le tonnerre sur la plaine avec autant de férocité que si le sang et le meurtre était leur unique occupation. C’est ainsi que peut-être deux à trois cents bêtes courent en un jour ; et quand tout le monde rentre chez soi vers le soir, quelque coupures ou contusion supportées avec beaucoup de bonne humeur sont le seul résultat négatif d’un divertissement qui exige beaucoup de courage et d’agilité de la part des compétiteurs pour les prix, c’est-à-dire pour les étoffes et autres objets attachés aux cornes des taureaux, et pas qu’un peu de la part des simples spectateurs. La seule fois où j’ai vu ce sport (d’une place sûre) j’ai été enchanté par le spectacle ; et aucun accident ne vint troubler mon plaisir. Certes un homme reçut une légère blessure dans les fesses : mais il était parfaitement capable de marcher et paraissait aussi heureux que ses amis. »
31Le préfacier de la dernière traduction anglaise a choisi de reproduire aussi une version plus récente de cet exercice de style des administrateurs britanniques, celle du District Gazetteer de Madurai, version de W. Francis, (1906) qu’il est intéressant de relire aussi, tant elle reflète très bien l’attitude de l’administration britannique, en même temps qu’une indulgente sympathie pour cette population sportive et virile qu’elle avait classée trente-cinq ans plus tôt parmi les tribus ‘criminelles’ de l’Inde (et qui en conservait certaines pratique de brigandage complaisamment décrites).
32« Le mot jallikkattu signifie littéralement ‘le fait d’attacher des ornements’. Au jour fixé et annoncé aux battements du tambour sur les marchés hebdomadaires voisins, une importante quantité de bétail, aux cornes duquel on a attaché des étoffes et des mouchoirs est lâchée très vite et à bref intervalle, d’un grand toril ou d’une autre enceinte, au son endiablé des tambours et aux vociférations de la foule des spectateurs. Les bêtes doivent d’abord foncer à travers un long sentier formé par des charrettes du cru, puis elles galopent sauvagement n’importe où. Le jeu consiste à tenter de s’emparer des étoffes attachées entre leurs cornes. Cela requiert agilité des jambes et beaucoup d’audace, et les vainqueurs sont les héros du moment. Coups et blessures récompensent les moins adroits, et de temps à autre quelques bêtes excitées chargent les spectateurs et en envoient quelques-uns en l’air. Ce sport a donc été interdit plus d’une fois. Mais, considérant que personne n’est contraint de courir ce risque sinon de son propre choix, l’opinion officielle actuelle est d’avis qu’il est regrettable de décourager un divertissement viril qui n’est vraiment pas plus dangereux que le football, les courses ou la chasse au renard. L’enthousiasme des sections les plus viriles de la communauté (spécialement les Kallars) pour ce jeu est extraordinaire et dans beaucoup de villages un cheptel est spécialement élevé et entraîné pour lui. On peut voir les meilleurs jallikkattu dans le pays des Kallar à Tirumangalam ; viennent ensuite ceux des taluks de Mélur et de Madurai. »12
33Le paragraphe suivant fait état, mais de seconde main, d’une tradition littéraire ancienne de compétitions violentes pour favoriser le mariage des soupirants vainqueurs avec les meilleurs partis, et laisse même entendre que cette tradition n’aurait alors pas tout à fait disparu chez les Kallars…
34Quoi qu’il en soit, le jallikkattu proprement dit a ses règles, même s’il n’y a ici ni toril ni arène au sens européen ou latino-américain. Pour l’essentiel la victoire consiste soit à maîtriser le taureau en le plaquant au sol quelques instants, le temps de lui arracher ses trophées, soit à s’accrocher à lui sans dévisser pendant la durée de trois bonds (tavvou) de l’animal, en principe sur un parcours de longueur flexible défini entre les deux poteaux de départ et une ligne d’arrivée, dont on ne parle jamais explicitement, mais qu’on doit imaginer trente à cinquante mètres plus loin, point de fuite au terme du “chemin” parcouru ; l’espace intermédiaire peut être plus ou moins jalonné de structures temporaires improvisées, barrières ou charrettes, mais il est normalement circonscrit par les fluctuations de la foule plus que par une architecture propre, et c’est cet espace qui constitue le vâdivâçal, (abrégé en vâdi).
Un champ clos sans clôture
35Cette aire donne son titre originel au roman, vâdivâçal, un nom dont les deux composants ont des sens voisins. Vâdi est, généralement, un espace défini, que ses limites soient matérialisées ou non. Selon les cas, et de façon un peu contradictoire, ce peut être déjà la piste, cercle (ou ellipse) des spectateurs et carrière de l’action, ou, plus techniquement et dans le jargon de certains informateurs, l’ensemble plus ou moins fixe qui constitue les coulisses, ou l’aire de lancement des taureaux, le substitut local du toril. Vâçal est la devanture de cet espace, porche et façade, et s’étend à l’enceinte elle-même, substitut de l’arène. Quant au vâdivâçal, c’est tout l’ensemble où se déroule l’action, la piste avec son portique, un “champ clos” mais sans clôture, donc à géométrie variable, car il est formé par la foule qui n’est pas contenue par des barrières et qui n’est occasionnellement protégée que par quelques charrettes échouées là. Réduit à quelques mètres à peine par l’excitation des spectateurs, cet espace se modèle au gré des mouvements des taureaux, et s’élargit démesurément, sous la peur des taureaux dangereux ou de la police, aux coups plus redoutables. On ne peut donc pas parler d’arène : il s’agit le plus souvent d’une simple rue du village, du lit asséché d’une rivière, ou de friches après la récolte : le cercle est partout, la circonférence nulle part !
36La seule structure indispensable est fonctionnelle. Comme un rideau suffit pour créer un théâtre, une barrière et deux poteaux d’environ deux mètres, troncs de palmier ou de cocotier, les amaimaram sont suffisants mais nécessaires pour séparer la piste de ses coulisses, où le taureau est préparé, éventuellement dépouillé de ses parures processionnelles, et surtout des longes destinées à le contenir et de sa bride, (corde qui traverse ses naseaux), avant son entrée en lice — à la condition qu’il en laisse le temps ! Pour des raisons de commodité et de sécurité, cette aire de départ, dite vâdi en général et ulvâdi ou canguvâdi par référence à sa partie resserrée parfois en forme de conque (Tam. canku)) est habituellement constituée d’un boyau rectangulaire assez étroit, défini par des palissades ou bat-flanc, contrôlé à l’entrée et surtout à la sortie par une barrière ou un portillon (dit tittivâçal ou vâçal, d’entrée ou de sortie, (le terme servant aussi à désigner le guichet ménagé dans la porte d’entrée massive d’un temple ou d’un fort). Le passage qui canalise le transit (sorte de « guichet », lui aussi, mais au sens où l’on parle des “guichets” des Tuileries), ouvre à l’arrière sur la bouverie, terrain vague plutôt que corral organisé, parc sommaire et provisoire plus que construction en dur, où les bêtes attendent, dans un (dés)ordre tout relatif. De plus, après leur performance dans l’enceinte, les taureaux ne font pas retour à la bouverie par le même chemin ; ils sont livrés à eux-mêmes, parfois capables de retrouver seuls leur étable ou récupérés plus ou moins facilement par leurs propriétaires. C’est, dans le roman, le contexte de la fin dramatique de Kâri.
37La tribune officielle, importante, n’est pas moins précaire. Estrade érigée au voisinage immédiat voire, comme ici, au-dessus du portillon de départ (le tittivâçal) flanqué de ses deux poteaux stratégiques ; elle jouxte l’endroit le plus sensible, celui où s’engage l’action, pour les hommes comme pour les bêtes ; on y accède seulement par une échelle apposée au dernier moment ! C’est là que siègent les dignitaires, les arbitres et les distributeurs de récompenses.
38En fait, toutes les variantes sont possibles, depuis le jeu le plus dépouillé en pleins champs, jusqu’aux aménagements permanents, modernes et touristiques, édifiés à Alangânallur, attestant que le folklore officiel encourage encore la tradition mais la canalise désormais avec prudence.
39Un dernier trait à souligner, dans les préliminaires. Depuis la veille de la fête les taureaux défilent à travers le village et les amateurs ont ainsi loisir de les entrevoir. Il existe aussi une véritable parade des taureaux avant le jeu. Pas comme nous l’entendrions. Il s’agit, pour ceux qui conduisent leurs taureaux, en sens inverse du parcours qu’ils devront accomplir quand on les lâchera tout à l’heure, non de les montrer à la foule, mais de leur “montrer le chemin” à eux, pour, en quelque sorte, leur enseigner leur itinéraire. Comme aucun repère ne jalonne vraiment la piste, définie par la présence du public, la fureur ou l’affolement peuvent certes égarer aisément les taureaux en direction de la foule. L’expression, qui surprend, est plutôt liée à la psychè du taureau tamoul et de ses maîtres… Aujourd’hui, seules les bêtes qui participent au jeu pour la première fois doivent se prêter à ce rite, comme à une sorte d’initiation.
40On imagine le décor : une structure de bambous et de filaos attachés par des cordes de fibre de coco, dissimulée par les banderoles et l’ornementation végétale ; des échafaudages de charrettes sous des grappes humaines, remparts et tribunes à la fois, jalonnant l’itinéraire ; et surtout la foule, qui se presse, houleuse et fluide, dans la chaleur et dans la poussière…
Au cœur de l’imaginaire tamoul
41Derrière l’exotisme de Chellappa, surtout sensible dans l’original par la saveur des termes dialectaux, il faut savoir recréer le paysage mental et l’imaginaire tamouls. Laissons aux anthropologues le mariage préférentiel dravidien avec la fille de l’oncle maternel, qui unit ici les deux jeunes beaux-frères, et la structure socio-économique de ce petit canton, où le zamindar, potentat local jouit des privilèges, des insignes et des honneurs d’un seigneur féodal, tandis que les villageois ne sont que chiens qu’on écarte. Abandonnons-leur aussi la tentation de réduire cette fête à l’une de ses composantes possibles, rite de mariage ou rituel agraire de fécondité lié au solstice d’hiver (nous n’avons ici aucune allusion à un élément de localisation dans un cycle calendaire !). Il est communément admis que les jallikkattu doivent se dérouler en même temps que les autres célébrations de Pongal, à la mi-janvier, ou un peu plus tard.
42Mais il est une dimension importante du jallikkattu qu’il nous faut absolument souligner. J’ai employé intentionnellement dans la traduction le terme de “Pardon” de la déesse Cellâyi, qui évoque à lui seul la pratique d’un pèlerinage populaire. Le personnage du vieillard est là pour incarner la tradition et rappeler à l’ordre quiconque oserait oublier la toute-puissance omniprésente de la déesse : il est clair que c’est elle qui préside un festival qui est avant tout le sien. Car le jallikkattu est lié à la fête de Cellâyi. D’abord, très profondément, parce que les dieux, toujours, exigent des sacrifices. C’est par des cérémonies religieuses (poujâ) à toutes les divinités gardiennes du territoire que la fête commence, même si un esprit fort comme le zamindar peut se dispenser d’y paraître physiquement. C’est toujours aussi le taureau du temple de Cellâyi qui inaugure et consacre le lâcher des bêtes, ce que le texte tamoul exprime par une métonymie significative autant qu’intraduisible : il est là, nous diton, « comme le signe de Pillaiyâr », (alias Ganésha, le dieu à tête d’éléphant qui abolit les obstacles), invoqué au début de toute entreprise et logo de bon augure dessiné en tête de chaque pièce d’écriture.
43Chellappa est conscient de ce passé malgré son rationalisme d’écrivain d’avant-garde, quand il nous rappelle que le sang du taureau ne doit jamais couler. Mais s’il écrit aussitôt que le sang de l’homme “peut” couler, il faut franchir un pas de plus et lire que ce sang “doit” couler, car toute une littérature folklorique, souvent encore inédite, prouve qu’il n’y a de vrai jallikkattu que pour satisfaire et se rendre propices des dieux qui ont toujours, comme à un tout autre niveau les spectateurs eux-mêmes, besoin de voir couler le sang de l’homme, autant et plus que celui des bêtes. Au reste, les accidents plus ou moins graves qui surviennent chaque année, complaisamment rapportés comme des faits divers sans gravité ne scandalisaient personne. Tribut normal et nécessaire, la tradition de la presse locale avait naguère encore plutôt tendance à l’amplifier…
Un paysan lettré brahmane lecteur d’Hemingway
44Pourtant, il n’est pas certain que le romancier souscrive à cette dimension du folklore où le jeu violent est à la limite d’un substitut de mise à mort, même s’il sait parfaitement que les descriptions les plus sanglantes sont celles de quelques poèmes du Kalittokai (101–107) uniques dans la plus ancienne littérature tamoule. Chellappa a préféré une vision, plus gandhienne et traditionnelle, mieux accordée à son atavisme paysan et à sa culture de brahmane, où la signification et la qualité du spectacle s’épuisent entre le chauvinisme passionné, l’amusement populaire et l’exhibition technique, appréciée pleinement par quelques amateurs éclairés et par les familles qui la cultivent, au sein des communautés de Tevars, de Maravars et de Kallars, ceux que les Britanniques appelaient autrefois les “races guerrières” de l’Inde du Sud13. Chellappa n’écrit pas un récit populaire brut de forme, mais une œuvre d’art chargée d’émotion où la maîtrise de l’écrivain s’attache d’abord à l’humanité de ses personnages.
45On a dit, naturellement, que c’est du roman-culte de Rajam Aiyar cité plus haut, que Chellappa avait tiré sa première inspiration. En fait l’allusion au jallikkattu n’y est qu’une brève incidente qui tient en deux pages. Elle rapporte simplement les mêmes éléments factuels, confirmant l’extrême popularité du jeu à la fin du XIXème siècle, son financement, d’ailleurs coûteux, par un notable local, et l’affrontement impitoyable entre ce dernier et un zamindar qui soigne lui aussi son cheptel combattant mais qui va perdre la face dans l’arène et faire abattre lui aussi son champion vaincu. Le rôle de la divinité locale et la pouja qui lui est consacrée, financée par le même notable, de caste brahmanique, sont aussi mentionnés, le dieu étant ici Karuppanaswami, dieu local des Kallars la caste de guerriers et « brigands » la plus impliquée dans le jeu, occasion d’un portrait truculent de leur chef. L’intérêt majeur de Chellappa est ailleurs.
46La référence à Hemingway était aussi incontournable. Un lecteur français songerait aussi à Hemingway à propos de Jean Cau, dont le machisme est voisin, mais nous sommes avec Chellappa dans un tout autre registre, essentiellement littéraire, d’influence stylistique. Nous aurions préféré une référence au très beau poème de Federico Garcia Lorca « A los cinco de la tarde » (A cinq heures de l’après-midi) écrit en 1935 sur la mort de son ami le torero Ignacio Sanchez Mejias blessé dans les arènes de Mazanares le 11 août 1934 !
47Le rapprochement avec Hemingway n’a pourtant été revendiqué explicitement qu’en 1977, dans une note d’introduction à la troisième édition. Mais elle est tout aussi anecdotique que la référence à B. R. Rajam Aiyar. Globalement, elle pourrait, par exemple, se référer à Mort dans l’après-midi14, texte le plus technique et document d’histoire sur la corrida et les toréadors avec un important lexique… Chellappa dit n’avoir découvert Fiesta (Le soleil se lève aussi) que sept à huit ans après avoir écrit son premier texte. Il ne mentionne pas non plus une nouvelle, ‘The Undefeated’ (l’invincible) dont une traduction tamoule a été publiée dans sa revue, Ezhuttu (donc après 1959 !). Le héros est un torero vieilli que tourmentent à la fois sa propre réputation et le souvenir de son frère cadet tué dans l’arène. Il vaincra une ultime fois mais perdra la vie dans son combat. L’analogie avec le héros de Chellapppa est limitée là encore à la page, où la vision d’un trophée, la tête du taureau qui a tué son jeune frère, ravive son souvenir chez le héros. Rien en fait ne rapproche l’idiosyncrasie très particulière du romancier américain de la démarche du nouvelliste tamoul.
48En revanche, toute cette génération tamoule a considéré Hemingway comme un maître pour l’écriture romanesque, avec ou sans corrida. Donc Chellappa n’hésite plus alors à renverser la situation et à comparer, non sans humour, et « toutes proportions gardées », son histoire à un autre texte majeur d’Hemingway, Le vieil homme et la mer. Les deux textes ont en effet un même enjeu, l’affrontement orgueilleux d’un homme seul avec un animal quasi mythique, poussé au paroxysme de l’honneur dans les deux cas, et ils s’achèvent avec aussi une même retombée sur la vanité de la posture héroïque…
49Plus important aux yeux de Chellappa est le lien viscéral qui l’attache à Vattalakoundou, son village familial, l’un des berceaux du jallikkattu, ce que souligne la dédicace originelle, riche de sens (parfois curieusement éliminée dans certaines éditions ultérieures), « à la mémoire de mon oncle maternel, P.S. Mouttouçâmi Ayyar de Vattalakkoundou ». Lui-même a investi toute sa fougue d’aficionado dans le personnage du vieillard, chroniqueur inspiré, qui rythme ses paroles avec le pilon de son petit mortier à bétel. Mais il reste d’abord l’écrivain distancié qui veille au flux rapide de son récit, construit avec la rigueur d’un drame classique respectueux des trois unités.
50En Inde, on a parfois reproché à Chellappa sa conclusion jugée mélodramatique, non conforme à la tradition du jeu lui-même. L’auteur nous avait pourtant préparés au geste du zamindar, dans la perspective d’une psychologie royale de prestige, sinon de potlatch et plutôt dans la foulée de ses lectures américaines. La psychologie profonde du Jallikkattu de Cellâyi obéirait-elle donc à d’autres règles que celles de l’honneur ? D’autre part, aujourd’hui quelques lecteurs dalit vont chercher aussi avec un léger anachronisme15 le sens et la portée de l’affrontement entre le manant et le zamindar, oubliant le principe cité par le vieillard : « Qui tombe un taureau… ne regarde pas la main qui lui tient la bride ». Au regard de Chellappa, Ambouli est un « monsieur », qui met du sel dans le riz qu’il mange, et le zamindar est un homme d’honneur qui sait reconnaître et respecter les tombeurs de taureaux valeureux. La noblesse du jeu est tout entière dans cet affrontement loyal.
Chronique d’une mort annoncée…
51Dorénavant, Vâdivâçal ne sera plus seulement un classique du roman tamoul drapé de sa petite aura d’éternité. C’est aussi désormais, que l’auteur ait ou non songé à cet avatar, un important document d’histoire sociale, authentique et dûment daté, sur le jallikkattu un trait régional particulier du folklore rural tamoul qui, malgré de nombreux soubresauts, entre aujourd’hui, et peut-être à tout jamais, dans le grand cimetière des traditions populaires officiellement disparues.
52Le 11janvier 2008, la Cour Suprême a tenu à Delhi une session spéciale pour interdire l’organisation des jallikkattu qui devaient se dérouler quelques jours plus tard au cours des célébrations traditionnelles de Pongal dans plusieurs villages du Tamilnad. Après deux jours d’agitation publique dans le district de Madurai, une nouvelle session de la Cour Suprême, le mardi 15 janvier, révisait son jugement et suspendait partiellement l’interdiction. Finalement quelques spectacles de jallikkatu eurent lieu un peu plus tard, avec leur lot habituel de blessés plus ou moins sérieux et quelques accidents mortels…
53Simultanément, dès le dimanche 13 janvier 2008, toutes les éditions de The Hindu publiaient un article d’I. Mahadevan sur un très beau sceau trouvé à Mohenjo-Daro, conservé au Musée National de New-Delhi et considéré selon ses propres termes comme « fournissant une évidence des jallikkattu dans la Vallée de l’Indus il y a deux mille ans ». Deux jours plus tard, à l’heure même de la seconde session de la plus haute juridiction, The Hindu publiait une peinture rupestre en surface d’un énorme rocher de Karikkiyur, dans les monts Nilgiri, représentant un taureau poursuivi, et considérée comme une évidence supplémentaire de l’antiquité d’une tradition tamoule de la poursuite des taureaux. Nous citons : « Ces peintures, selon les spécialistes de l’art rupestre sont datées entre 2000 et 1500 avant notre ère. Karikkiyur est le plus grand site d’art rupestre de l’Inde du Sud, la surface du rocher grouillant d’environ 500 peintures. »
54L’article affirmait aussi qu’à l’origine il n’y avait pas de combat avec l’animal mais seulement un lâcher avec poursuite et tentatives pour saisir au passage un taureau par tous les moyens, en s’accrochant à sa bosse, à ses cornes ou à sa longe. Strictement, comme nous l’avons déjà précisé, cela s’appelle mancu kattutal ou erutu kattutal, deux termes locaux mal différenciés, mais clairement distincts du jallikkattu. Ce dernier ne serait apparu sous sa forme moderne que lorsque la nature même du jeu aurait changé, sur la fin de période Nâyak, sous l’influence des souverains étrangers, Telugu, responsables de cette métamorphose par l’introduction du système zamindari donnant tous pouvoirs pour gérer le pays et percevoir l’impôt à de petits potentats locaux. C’est l’orgueil personnel de quelques zamindars qui aurait transformé le jeu en une lutte féroce pour leur prestige personnel. De toute évidence, l’article voulait incorporer la substance de l’histoire narrée par Chellappa. Mais tout historien tamoul s’étonnera de ne trouver ici aucune référence explicite au Kalit tokai16, où tous les poèmes font très explicitement référence à la violence du jeu et au courage des tombeurs en compétition pour gagner le cœur des belles spectatrices en affrontant les taureaux au péril de leur vie, ni à Nappinnai ni au combat de Krishna affrontant les sept taureaux, bien que son exploit à la cour de Kamca ait une référence aussi ancienne que le Mahâbhârata !
55Iravatan Mahadevan a fait dans l’Inde entière une très brillante carrière d’IAS (membre de l’Indian Civil Service) et s’est acquis la reconnaissance du monde tamoul en même temps qu’une notoriété scientifique internationale par ses travaux et publications sur la langue des sceaux et graffiti de la Vallée de l’Indus dont il continue de proposer des lectures souvent controversées comme de la plus ancienne langue dravidienne. Or il a manifestement jeté tout le poids de cette notoriété dans le débat, face à l’autorité supérieure de la justice indienne. Cela démontre à l’évidence le vaste retentissement qu’on voulait donner à l’affaire. Il n’est pourtant pas outrecuidant de suggérer que, comme d’autres l’ont aussitôt rappelé, le taureau représenté sur les sceaux est plus probablement un buffle, et surtout qu’on pourrait aussi légitimement songer à une « proto-Durga » à cause de son entourage féminin particulièrement notoire, et qu’enfin un survol rapide des graffiti de toutes les cultures pré – et protohistoriques parmi lesquels les deux images en cause pourraient bien s’intégrer, suggérerait des interprétations différentes17.
56Enfin rappelons que l’étude des interactions entre Aryen et Dravidien d’une part, et plus précisément entre Sanskrit et Tamoul, dont les thèmes folkloriques nous révèlent de multiples versions de l’histoire, a déjà fait l’objet d’une étude assez remarquable par Carl Suneson18, un élève de Siegfried Lienhard, en 1972, et plusieurs fois reprise par d’autres.
Mais en 2014 ce n’est plus de cela qu’il s’agit.
57Le point de départ paraît être l’initiative d’activistes de la protection animale déposant une plainte devant la Haute Cour de Madras à Madurai dès 2006. Comme en Espagne ou en France, les associations de défense des animaux se sont mobilisées efficacement, plus faiblement suivies de quelques considérations humanitaires sur les dangers pour les personnes et enfin un souci politique affiché du maintien de l’ordre public et des règles de sécurité. Il semble que la mise en place progressive d’un strict encadrement légal ait déjà porté un coup fatal à ces liesses populaires. Trois ans plus tard, le gouvernement du Tamilnadu a rendu une décision, le Tamilnadu Regulation of Jallikattu Act de 2009, imposant de sérieuses restrictions contre lesquelles l’appel était toujours en instance devant la Cour Suprême, ainsi qu’un autre appel contre une notification du 11juillet 2011 sous le Prevention of cruelty to Animals Act, interdisant la présentation et l’entrainement des taureaux pour ces spectacles.
58Malgré l’optimisme des irréductibles, les chiffres sont inquiétants : 2000 villages organisaient des jallikattu en 2006, il n’en est resté que 28 en 2013. Davantage, dans trois des districts où, en 2013, des autorisations sous contrôle ont été accordées, 35 pour Madurai, 94 pour Pudukkottai, et 17 pour Trichy, seuls 5 jallikkattu se sont effectivement déroulés à Madurai et 2 dans chacun des deux autres districts, selon une déclaration de Rajasekaran, président au niveau de l’État du Tamilnadu du Jallikkattu Peravai (association pour la défense du jallikkattu). Il y ajouta 9 jeux pour Dindigul, 7 pour Sivagangai, 2 pour Theni et un seul pour Karur soit pour l’ensemble du Tamilnadu un total de 28, qu’il arrondit généreusement à trente19.
59Sans doute, face à ce recul très spectaculaire, faut-il se souvenir que ces chiffres sont faux, car ils ne prennent pas en compte les jallikkattu improvisés clandestinement, c’est-à-dire simplement sans accord officiel, et qui restent assez nombreux bien que plus discrets. On ne fait pas plier si facilement la communauté Tevar : quelques irréductibles font de leur mieux pour persister à entretenir à grands frais un cheptel approprié qui se raréfie, à encourager les derniers volontaires à s’entraîner pour les combats et surtout à s’accommoder de la nouvelle législation qui impose un ensemble de règles très strictes notamment sur la sécurité des installations, et sur les contrôles vétérinaires des taureaux. La mise en place de ces nouvelles dispositions est sous l’autorité locale du District Collector, sorte de préfet dont les décisions sont souvent contestées devant la Haute Cour la plus proche, et on sent bien alors que la loi n’a pas encore trouvé clairement ses marques. On semblait toutefois s’acheminer vers quelques installations permanentes privilégiées comme celles d’Alanganallur, dans le district de Madurai, qui attire nombre de touristes étrangers au pays Tamoul, indiens ou non. Ici, on respecte la nouvelle norme, le principe étant que la foule doit toujours être contenue et protégée.
60En effet, naguère encore, les tombeurs de taureaux se confondaient avec la foule et s’y réfugiaient en cas d’échec. Désormais, on leur impose un uniforme spécial ! Comme dans le football ou le cricket, cela entraîne aussi la sponsorisation, dont le seul point positif est qu’elle pourrait engendrer des revenus, ce n’est pas négligeable dans le nouveau contexte. Mais, simultanément, le spectacle aseptisé est aussi devenu payant ; qui va s’offrir un siège confortable à Alanganallur pour 500 roupies ? À ce prix, le public des masses populaires pour et par lesquelles vivait le spectacle doit y renoncer… D’ailleurs il s’agit dès l’origine d’un sport essentiellement rural et une tentative pour l’introduire au Nehru Stadium à Madras un samedi après-midi, comme le cricket ou le rugby, le 22 janvier 1974 (avec 23 taureaux et 36 tombeurs !) s’était soldée par un fiasco.
61Il faut cependant rappeler aussi le soutien inattendu… de l’Église, car dans nombre de villages la fête de Saint Antoine, à la mi-janvier, est depuis longtemps l’occasion d’un mancuvirattu très populaire, et encore mal étudié, mais manifestement encouragé par l’Église locale dans la mesure où il contribue à généraliser et à mieux asseoir dans l’esprit populaire l’image du saint, plus proche dès lors d’une divinité locale !20 Mais jusqu’où le lien, évident dans les deux cas, avec le temple ou avec l’église suffira-t-il à préserver du bras séculier les nostalgies les plus légitimes ?
62Bref, le spectacle indigène pourrait-il survivre en devenant une attraction pour touristes, indiens ou étrangers, gérée par l’administration, mais où les traditions et les passions locales auraient largement perdu leur sens ? Certes, le souvenir de cette tradition locale subsiste, et subsistera encore, très rarement comme sujet principal, mais le plus souvent en utilisant son pittoresque comme un accessoire très convaincant pour la couleur locale, dans une abondante filmographie tamoule, dans la documentation photographique occasionnelle très stéréotypée de toutes sortes de magazines ou brochures publicitaires, et dans une littérature populaire à très large consommation…
63Mais voici toutes les spéculations réduites à néant : le mercredi 7 mai 2014, la Cour Suprême s’est à nouveau prononcée, interdisant tout jallikattu et même les courses de chars (bullock cart racing) au Tamilnadu. La consternation qui régna les jours suivants, notamment à Alanganallur qui vécut alors de véritables jours de deuil, car c’est la ruine de ce village, n’a pas suscité de réaction politique immédiate au niveau de l’État. Sans doute les récentes élections au Parlement national apportent-elles simultanément des prémices de changements autrement plus essentiels. Il faut donc attendre encore, mais sans grand espoir…
64Toute publication est certes un parti pris, mais le texte de Chellappa demeure au-dessus de ces polémiques. Fleuron de ses combats littéraires et animé comme eux par sa pugnacité, il est un témoignage de la fierté de soi qui soutient tout engagement. Il demeurera plus que jamais la référence obligée qu’il est déjà et, par sa valeur littéraire, projettera toujours intacte une image transcendante du Jallikattu celle du vâdivâçal qu’il a exaltée dans sa préface. Mais trouvera-t-on un jour un écrivain tamoul pour composer le lamento de la déesse Cellâyi ?
Notes de bas de page
1 Le texte tamoul, maintes fois réimprimé, est aujourd’hui disponible en anglais, sous le titre The Fatal Rumour, A Nineteenth-century Indian Novel by B. R. Rajam Aiyar, translated from the Tamil and with an Afterword by Stuart Blackburn, SOAS South Asian Texts Series, O.U.P. (India), 1998. La référence au jallikkattu occupe les pages 60–62 de cette traduction.
2 En cirukatai pâni (Le style de mes nouvelles), Madras, 1995, p. 238.
3 Tamil cirukatai pirakkiratu (Naissance de la nouvelle tamoule), Ezhutthu Prachuram, Madras, 1974.
4 La première remontait à son combat pour l’Indépendance, à la suite d’un satyagraha, (manifestation non violente).
5 Voir la nouvelle traduction anglaise de Vaadivaasal, O.U.P., India, 2013, pp. XI–XIV.
6 En cirukatai pâni, Madras, 1995, pp. 148–150.
7 Lire la version française de Kûduçâlai, sous le titre « La grand-route », dans L’arbre Nâgalinga, recueil de nouvelles tamoules traduites et présentées par François Gros, éditions de l’aube, 2002, pp. 39–50.
8 Voir Dictionary of Idioms and Phrases in Contemporary Tamil (en tamoul), Madras, Mozhi, 1997, s.v. uppup-pôttuc-câppitu “a modicum of self-respect”.
9 Voir Erik A.F. Edholm & Carl Suneson, « The Seven Bulls and Krishna’s Marriage to Nîlâ/Nappinnai in Sanskrit and Tamil Literature » dans TEMENOS, Studies in Comparative Religion, Vol. 8, 1972, pp. 29–53. Cet excellent article se situe entre celui de Kamil Zvelebil dans Annals of the Napztok Museum 1, Prague, 1962, pp. 191–199, et l’étude de Vanamala Parthasarathy, ‘Bull-baiting in Tamil and Sanskrit’, Journal of the Institute of Asian Studies, Chennai, 1998.
10 On songe aussi aux jeux populaires autour de la célébration de la Tarasque, le monstre de Tarascon, petite cité entre Arles et Avignon à laquelle l’anthropologue et sociologue indianiste Louis Dumont, alors au Musée des Arts et Traditions populaires, avait consacré son premier livre qui reste un modèle du genre, La Tarasque, Essai de description d’un fait local d’un point de vue ethnographique, Paris, Gallimard, 1951.
11 The Madura Country, A Manual, compiled by order of the Madras Government, by J. H. Nelson. In five parts. Madras, printed at the Asylum Press, Mount Road, by William Thomas, 1868, part II, p. 21–22
12 W. Francis, Gazetteer of Madurai district, 1906, pp. 83–84 et traduction anglaise de Vâdivâçal, O.U.P. India, 2013, pp. XXI–XXII. La réimpression est une invite au lecteur indien à mesurer l’écart entre le règne de l’ordre moral présent et l’esprit des législateurs il y a un siècle !
13 Le très classique Castes and Tribes of Southern India de E. Thurston, Madras, 1909, republie d’ailleurs sous l’article « Maravan » les deux descriptions de Jallikattu que nous avons citées (Vol. V, pp. 43–46 avec la photo d’un ‘jallikkattu bull’).
14 Paru en 1932. Rappelons que la traduction française, parue chez Gallimard en 1938, est de René Daumal, qui reste plus connu pour Le Grand Jeu surréaliste que pour son œuvre indianiste.
15 Comme l’écrivain dalit Perumal Murugan dans sa brève présentation de la traduction anglaise du roman publiée par la Sahitya Akademi en 2008, pp. 7–11.
16 S. Theodore Baskaran a mis en exergue de son article « Jallikattu in Tamilnadu, Bull vaulting » paru dans The India Magazine February 1995 une version libre de quelques vers choisis dans Kalittokai 103 : “The women assemble at the gallery/Into the ring are herded/Black bulls, with white legs,//White of cascades, loveliest white,/Dappled bulls, copper/of evening skies, clouded and star-potted/Brown bulls, crescent-horned/as the young moon on Shiva’s head/And others, lusty, pugnacious//The ring, now dust-clouded, looks/like a mountain through the haze of rain/that drives lions, horses, elephants/and alligators jostling into caverns.//The herdsmen keep rushing in for the kill/And the bulls pick them out and gore.//Round their bloody horns hang/guts, the garlands. //Look at his guts : Moving with the bull/He scoops them back into his belly.” Les autres poèmes sont de la même veine, aussi fleuris et aussi sanglants.
17 Pour l’anecdote, la controverse devait rebondir le 13 octobre 2011 dans un blog international, Tamils Cafe : bull-baiting ritual in Indus Valley !
18 Voir ci-dessus note 9.
19 La plupart des informations chiffrées que nous avons citées sont tirées d’une page très documentée rédigée par plusieurs journalistes et publiée dans l’édition locale du Times of India en date du vendredi 27 décembre 2013.
20 Voir une enquête préliminaire d’Ulrike Niklas « Bulls for St. Anthony, Religio-Cultural Syncretism in a Cettinâtu Village » dans South Indian Horizons…, Publication du Département d’Indologie, Institut Français de Pondichéry, No 94, 2004, pp. 627–634. L’extension du phénomène n’est pas abordée dans l’article, mais il existe dans la région de Dindigul, sous le nom de Jallikkattu, organisé par exemple en 2014 par le festival de l’Église de Thavasimadai, muni de toutes les autorisations officielles ce qui n’a pas empêché un accident au terme du jeu lors de la dispersion finale.
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