Demain n'est qu'un autre jour
Un jour de la vie de Kantan
p. 83-182
Texte intégral
“God is not Always in His Heaven, All is not always right with the world. It is not all bad, but it is not all good, it is not all ugly, but it is not all beautiful, it is life, life, life – the only thing that matters. It is savage, cruel, kind, noble, passionate, selfish, generous, stupid, ugly, beautiful, painful, joyous, – it is all these, and more, and it is all these I want to know, and, By God, I shall, though they crucify me for it.”
– Thomas Wolfe1
« Dieu n’est pas Toujours dans Son Paradis, tout ne va pas toujours droit dans le monde. Pas tout entier mauvais, mais pas tout bon, pas tout laid mais pas tout beau, c’est la vie, la vie, la vie – la seule chose qui compte. Sauvage, cruelle, tendre, noble, passionnée, égoïste, généreuse, stupide, laide, belle, douloureuse, joyeuse – elle est tout cela, et plus, et ce sont toutes ces choses que je veux connaître et, Par Dieu, j’y parviendrai, même si on me crucifie pour cela. »
– Thomas Wolfe
1Voici un jour de la vie d'un homme.
Les bassesses que vous auriez commises si vous aviez osé,
les audaces que vous auriez montrées si vous aviez été forcés,
les maladies qui vous auraient frappés si vous aviez suivi vos envies,
l'infamie qui vous aurait marqués si vous aviez failli,
voilà sa vie.
Nous n'avons pas à savoir ce que demain sera pour lui.
Car pour lui,
comme pour beaucoup d'entre nous,
demain n'est qu'un autre jour !
2Il était au temple. Sur la face de la statue qu'il avait devant les yeux, se dessina comme l’image de sa mère. En le voyant, ce visage esquissa un sourire. De l’eau perlait dans ses yeux, pareille à des larmes. De la poitrine de la statue, quelque chose se détacha, roula et tomba sur le sol avec un bruit mat. L'instant d’après, le même son retentit comme un pistolet à amorces dans ses oreilles. Une lueur dans ses yeux clos. Kantan se retourna sur sa couche. Il étira son bras droit vers la gauche, pour enlacer Mînâ. Pas de Mînâ.
3Il reprit conscience. Presque sans ouvrir les yeux, toujours allongé, il se déplaça, et repoussa du pied la porte entrebâillée. Dans la hutte, la clarté diminua. Mînâ avait dû aller chez Pêcci. Quel genre de femme, cette Pêcci ? Ça fait plus de trois ans que son gars, Mâri, est mort. Elle prépare et vend des ittlis. Qu'est-ce qu'elle peut en tirer ? Hé oui, Pêcci prépare et vend des ittlis ; Mînâ, elle, vit avec lui.
4Kantan ne se rendormirait pas. Toujours couché, il s'efforça de rouvrir du pied la porte mi-close. Au bord de la rigole en lisière de sa hutte, un éboueur municipal était en train de balayer la rue. Il ne devait donc être que sept heures. Encore deux heures à passer. S’appuyant d'un bras sur le sol et allongeant les jambes, Kantan entreprit de se soulever et de s'asseoir. Impossible de courber le dos ; tant ça lui faisait mal. « Oh, ma mère ! », laissant échapper un grand soupir, il se redressa en tortillant le dos et s'assit, jambes allongées, ses deux bras reposant en arrière sur le sol. Il aurait dû garder les trois cents milli2 qu'il avait versés à boire hier à ce bon à rien. Boire un coup au réveil donne un peu d'énergie. Oui, ce n’est pas la boisson qui fait mal ; le mal vient de ne pas boire. Il pourrait aller chez le marchand de bois ; on y trouve une variété de ‘ginger’3. À grand-peine, il tenta de soulever l'oreiller ; sa main ne répondait pas. Elle repoussa mollement l'oreiller et se mit à trembler. À nouveau, il prit appui du bras sur le sol. Il eut un renvoi à vide. Puis une envie de vomir. Avec les nausées, la toux. À s’en briser les côtes. Quand il eut trempé son maillot de corps, en crachant ses cinquante milli de glaires, il se sentit un peu soulagé. Et un peu plus vaillant. Avec détermination, il retourna d'une main l'oreiller. Dessous, il y avait un billet crasseux de deux roupies. Il lui fallait encore un quart de roupie ! Elle devait garder ça quelque part. Toujours aussi déterminé, il se mit debout. Son veshti4 glissa ; en s'efforçant de le rajuster, il chancela. Il tenta de prendre appui de la main gauche contre le mur. Il lâcha prise et glissa par terre. Étouffant un juron, il ferma les yeux, attendant avec confiance que ses forces reviennent.
5– Où loge monsieur ?
– Sri Valli Lodge.
– Chambre numéro ?
– Douze.
Il planait quelque part ; puis une sorte d'atterrissage.
Comme l’éclat du pistolet à amorces dans ses oreilles.
Un éblouissement.
6Kantan rouvrit les yeux et regarda. Dans l'air, des formes ondoyantes se déplaçaient, tournoyant par vagues successives. Maintenant, si seulement il réussissait à garder ses yeux ouverts quelques instants sans s’affoler, elles disparaîtraient d'elles-mêmes.
7D’un geste brusque, il se redressa le long du mur et s'assit. À nouveau, un bref instant, ces mêmes formes tournoyèrent, déliées comme des fils. Il se releva, inspira profondément, récupérant petit à petit son équilibre. Il sentit que, désormais, ça allait un peu mieux. Seules ses jambes tremblotaient, avec des élancements. À pas lents, il alla explorer la niche où Mînâ déposait la petite monnaie. Sous ses doigts, seulement une ou deux crottes de rat. Agacé, il s'assit par terre et ouvrit la cantine rongée par la rouille où Mînâ rangeait les vêtements. Il les retira, les secouant un à un, vêtements sales et vêtements lavés. Pendant qu'il les balançait de cette façon, un cliquetis parvint du fond de la boîte. Impatient, il ôta tous les vêtements. Au fond de la cantine reposaient cinq ou six bouteilles vides, de diverses tailles. Soudain la pièce s'obscurcit. Tressaillant, Kantan se retourna vers l'entrée. Dans un claquement sec, le couvercle de la cantine lui retomba sur les doigts. « Alors, beau-frère5, je vous ai fait peur ? » Les deux mains sur le chambranle, la femme de Mûkkan se dressait à l’entrée de la hutte.
8« Non, j'explorais la cantine de Mînâ en douce. J'ai eu peur que ce soit elle qui rapplique. » Kantan s'assit, rassuré. Maintenant son visage s'éclairait légèrement.
9« Pourquoi restes-tu là-bas ? » s'empressa-t-il.
10Des fleurs dans ses cheveux, un corsage et un sari qui pouvaient presque passer pour neufs, ses anneaux cliquetant à ses orteils6, la femme de Mûkkan entra, troquant contre dix-huit printemps ses trente-huit ans d'âge. Se baissant brusquement, elle saisit quelque chose sur la natte et le cacha dans sa main. Reposant avec grâce ses deux mains sur sa taille, cambrée dans un déhanchement comme si elle boitait de la jambe droite, elle gloussa de rire en direction de Kantan. Il eut un regard d’envie :
11– Tu as un bien joli rire.
– Et c'est pour mon joli rire que j'ai reçu ce cadeau, n'est-ce pas ? répondit-elle en lui montrant dans sa main un billet sale de deux roupies.
– Eh, oh, mon argent ! C'est tout ce que j'ai ce matin pour aujourd'hui, hurla Kantan en se levant pour le lui arracher. Elle lui lança le billet en riant ; il lui atterrit droit dans la main.
– Bon, assieds-toi. On va parler, dit Kantan.
– Beau-frère, pourquoi tes jambes tremblent comme ça ? demanda-t-elle en s'asseyant.
– Ça arrive comme ça des fois. Mûkkan est parti en courses7 ?
– Oui, il ne rentrera qu'à la nuit tombée.
– J'ai eu une idée. Hier, un client m'a dit qu'il voulait une fille pas triste, rigolote et caressante, même si elle était un peu vieille. J’ai pensé à toi tout de suite.
– Allez donc, beau-frère, quand vous parlez affaire, vous croyez que je l’sais pas ? répliqua-t-elle, puis, comme si quelque chose lui revenait, elle se mit à rire.
– Avec vous, c'est toujours la même comédie, ajouta-t-elle.
12Riant toujours, elle tenta de rajuster d'une main les fleurs dans ses cheveux. Mais, dans son accès de rire, elles restèrent accrochées en désordre comme une queue derrière son oreille.
13– Tu es vraiment belle, toi ! Sans ça, Mûkkan t'aurait jamais épousée ?
– Et c'est ça qui t'a fait dire, l’autre jour, que j’avais l’air d’un singe, et que personne ne voudrait de moi ?
– Je devais être soûl, quand j'ai dit ça.
– Et maintenant ?
– J'ai rien bu.
– On dit que les hommes qui ont bu prennent même les vieilles pour des jeunes.
– Oui.
– Alors pourquoi, quand, toi, tu avais bu, tu as dit que moi je ressemblais à un singe ?
– C'est donc ça ? Tu veux la vérité ? Mûkkan et moi, ça fait dix ans qu’on se connaît. Est-ce que moi, je peux le tromper ?
– Et Mînâ, qu'est-ce que tu en fais ? Elle n'est pas mariée, elle aussi ?
– Oui. Mais moi je suis d'accord. Elle sort de son côté. Mûkkan serait d'accord, lui ?
Regardant Kantan d'un air entendu, elle dit avec un petit sourire :
– On va le faire en cachette.
14Elle s'attendait à voir Kantan proposer tout de suite une esquive. Mais il prit le temps de réfléchir :
15– Hm ! ça va comme tu dis. Toi aussi tu as envie ?
16– Tu as bien dit que tu avais un client qui voulait une fille marrante et qui s'amuse ?
17La femme de Mûkkan s'efforçait de sceller définitivement sa victoire.
18– C'est pas un client à disparaître d’un coup. Le matin, vers huit, neuf heures, ce brahmane vient acheter ses légumes au marché. On peut sûrement le rencontrer demain... Bon, Môhanâ8, maintenant, il faut que je sorte. Boire trois onces de ginger avant de pouvoir faire quoi que ce soit. Je n'ai que deux roupies. Donne-moi une demi-roupie, on pourra s'arranger ensuite.
19– Qui c'est Môhanâ, beau-frère ? dit la femme de Mûkkan en riant.
– C'est toi Môhanâ. Maintenant, il n'y a que pour Mûkkan que tu es Râkkâyi. Pour tous les autres, tu es bien Môhanâ.
20Elle dit « Môhanâ » en traînant sur les « a » ; elle noua ses deux bras autour de ses genoux, puis, comme si quelque chose lui revenait subitement, Râkkâyi, dite Môhanâ, se mit à rire.
21– Alors, ce que je t'ai demandé ? dit Kantan.
22S'asseyant en prenant ses aises, elle dénoua le nœud de sa taille, en tira quelque chose qu'elle déposa fièrement dans la paume de Kantan. « C'est tout ce que j'ai ! » Quand il vit que tout ce qu'elle lui avait remis dans la main n'était qu'une pièce de cinq centimes, il pensa lui tordre le cou. Mais, la minute suivante, il se tourna brusquement, tira les bouteilles vides du coffre de Mînâ et les étala devant Môhanâ.
23– Voilà, Môhanâ, porte tout ça à la boutique de Mukku Râvuttar.
24– Bonne idée. Le beau-frère fait travailler sa cervelle !
25Tout en parlant, elle donna un léger coup de poing affectueux sur la joue de Kantan, et, riant en silence, se baissa, roula les bouteilles dans le pan de son sari et se mit en route.
26– Je reviens tout de suite.
27Mais tandis que Kantan la regardait s'engager sur la planche posée en travers de la rigole qui séparait sa hutte de la route, ses cuisses furent prises d’un violent tremblement.
28– Râkkâyi, Râkkâyi ! appela-t-il à grands cris. Elle accourut aussitôt, levant la main comme pour le frapper :
– Appelle-moi Môhanâ.
– J'ai oublié de te dire une chose. Ne donne pas la petite bouteille. Prends ces deux roupies. Quand tu auras déposé les autres bouteilles à la boutique, achète trois onces de ginger et rapporte-les moi dans celle-ci.
– Oh, ma mère ! Moi, je vais jamais dans ce genre de boutique.
– Tu n'as pas besoin d'y aller. À l'angle, il y a un marchand de bois, n'est-ce pas ? Va demander là-bas, on te servira.
– Qui on demande ?
– Il y a un gamin qui s’appelle Manî. Tu le demandes.
– S'il est pas là ?
– Il est toujours là. Dépêche-toi.
29Râkkâyi s'éloigna.
30Il lui fallut un quart d'heure pour revenir. Pendant ce temps, Kantan ne cessa de se coucher et de se rasseoir. Comme consumé par la soif. Avant qu’il ait pu puiser et boire un gobelet d'eau, le tremblement de sa tête et de ses mains lui causaient une souffrance intolérable. Dans la hutte voisine, du côté gauche, un remue-ménage commençait à s'élever. Dans celle de droite, et pour quelques jours encore, Kantan savait qu'il n'y aurait aucun bruit... Il y avait seulement dix jours, un jeune barbier, Paramesvaran, vivait là avec sa mère, veuve, Latçumi. Il travaillait dans un salon de coiffure qui se trouvait dans un angle de l'agraharam9.
31Cet agraharam offre une particularité singulière. C'est là que se trouve la plus grande boucherie de la ville. Quand le propriétaire de ce magasin était un petit garçon – il y a au moins quarante ans – il traversait l'agraharam en vendant du poisson à la criée dans un panier. À cause de cela, les habitants de l'agraharam s’étaient saisi de lui et l'avaient rossé. Le gamin s’était juré qu'il installerait une boucherie au cœur même de l'agraharam. Et, depuis dix ans, il était parvenu à tenir triomphalement son serment. Maintenant, la plus grande maison de l'agraharam, c'était la sienne.
32Pasupati avait deux femmes. La première n'avait pas d'enfant ; la deuxième en avait trois. Une fille aînée. Qu'on disait assez jolie. Cette fille avait l'habitude d'acheter sa pâte à épiler au propriétaire qui tenait le salon de coiffure "Râni" à l'angle de l'agraharam. C’est ainsi qu’une liaison avait grandi entre elle et Paramesvaran qui travaillait dans ce salon de coiffure. Paramesvaran avait gardé l'affaire secrète pendant un an ou deux. Il n'en parlait qu'à Kantan, rarement. Il lui donnait à lire les lettres d'amour qu'elle écrivait et qui commençaient par « Mon amant trop aimé ». Comme au cinéma, Pasupati ne savait rien de l'histoire d'amour de sa fille et entreprit des démarches pour la marier quelque part ailleurs. Elle complota de s'enfuir en cachette avec Paramesvaran. Mais ce n'était pas une fille très futée. Elle se fit coincer. On traîna Paramesvaran au poste de police, où on le roua de coups pendant un jour entier. Ayant demandé qu'on ligote cet apprenti barbier, le patron boucher Pasupati, marteau en mains, brisa deux dents et la moitié d'une troisième à Paramesvaran. Pendant la nuit, on le ramena dans sa hutte. Effrayée, sa mère s'enfuit quelque part. Le matin du jour suivant, Paramesvaran pendait à une corde accrochée à la maîtresse poutre en bambou qui traversait sa hutte. Comme il n'avait pas laissé de note écrite, lors de l'examen post mortem ce fut Kantan qui avait dû témoigner, pour parvenir à la conclusion : « Suicide ; ne pouvait supporter ses douleurs abdominales. »
33Kantan vit revenir Râkkâyi. Elle franchissait la « passerelle » qui servait à enjamber la rigole. On entendait les vagissements du bébé dans la hutte voisine et les bruits du ménage dans la demeure de Vêlâyi. Râkkâyi arriva. À sa vue, Kantan eut un instant de stupeur. Elle n'avait rien à la main ; et la bouteille ? Les deux mains sur les hanches, elle se tenait devant lui, avec un sourire forcé. Le visage de Kantan se figea. « Pourquoi rentres-tu les mains vides ? » bredouilla-t-il. En riant, elle lui tendit la bouteille fermée d'un bouchon de papier, qu'elle avait cachée dans les plis de son sari.
34– Pose ça par terre. Verse un peu d'eau dans ce verre.
35Elle s'écarta, prit un verre posé le long du mur, racla le fond du pot de terre et lui tendit un peu d'eau.
36– Bon, va-t'en.
– Je veux voir mon beau-frère boire.
Elle entreprit de s'asseoir.
– Hm, hm, tu n'as pas à rester là.
– Pourquoi ça ?
– Non, c'est non, dit Kantan en grinçant des dents.
Tout son corps était agité de tremblements.
Râkkâyi prit peur.
– Quelle rage te prend ? Je reviendrai plus tard, dit-elle en sortant de la hutte.
37D'une main tremblante, Kantan vida la bouteille dans le verre. À la vue du liquide jaunâtre, il éprouva une nausée ; et, en même temps, une convoitise, une appétence affriolée. Pour porter le liquide à ses lèvres, il s'efforça de soulever le verre de la main droite. Elle tremblait. Il prit le verre à deux mains. Quand il le souleva, ses deux mains se mirent à trembler. Et avec ça, la peur de renverser le contenu prêt à déborder de ce verre qui vacillait ! Il le coinça dans une position stable, baissa la tête, appuya sur le bord du verre les commissures de ses lèvres et vida le breuvage d'une seule lampée, dans un état de transe. Il n’eut pas plutôt avalé qu’un hoquet fusa de sa bouche et de son ventre. Il ferma hermétiquement les lèvres, puis déglutit la salive qui lui remplissait la bouche.
38Il fuma jusqu'au bout deux cigarettes, coup sur coup.
Chez Vêlâyi, le bébé commença à pleurer.
– Pourquoi il pleure votre bébé, il a mal au ventre, ou quoi ? cria Kantan très fort.
– C'est pas le mal de ventre ; seulement mal à la bouche, dit Vêlâyi depuis la hutte voisine.
– Votre homme est parti travailler ?
– Non, il est parti à l'association.
– Bon, avant, vous engueuliez Râmu s'il allait à l'association, et maintenant vous vous battez plus ?
Pas de réponse depuis la hutte voisine.
– Vous voulez pas répondre ? Avec des associations10, les choses vont un peu mieux...
39Toujours pas de réponse depuis la hutte voisine. Kantan pensa que Vêlâyi s’absorbait dans les soins du ménage. Il se leva, fit craquer ses doigts, et réfléchit qu'il lui fallait encore deux onces.
40Avec un peu d’hésitation, il appela :
– Madame Vêlâyi !
– Qu'est-ce qu'il y a, petit ?
– Tu veux pas m'envoyer un peu Jîvâ ici.
– Dis-donc, Jîvâ, Jîvâ, lève-toi ! Kantan, le voisin, t'appelle. Va lui demander pourquoi.
41Peu après, à moitié endormie, vêtue d'une chemise et d'un jupon, une fillette d'une dizaine d'années se présenta devant Kantan.
42– Tante Mînâ doit être devant la maison de Pêcci, la marchande d'ittlis. Dis-lui de venir, que c’est moi qui te l'ai dit.
43Avec un petit sourire, Jîvâ restait en contemplation devant les quinze centimes de monnaie que Râkkâyi avait laissé traîner par terre. Kantan prit une pièce de cinq centimes et la lui fourra dans la main. Sans rien dire, l'enfant prit l'argent et s'éloigna de la hutte, l'air engourdie.
44Trois ans plus tôt, Jîvâ avait eu un accident. Elle se tenait dans la rue derrière un camion à côté de la boutique du marchand de bois. En reculant un peu, le camion l'avait heurtée et déséquilibrée. Aucune blessure apparente. Mais Jîvâ avait perdu connaissance. On la porta chez elle. Un docteur, qui pratiquait la médecine allopathique avec un certificat de médecine homéopathique, lui fit une piqûre. Une demi-heure durant, elle demeura étendue sans mouvement, la bouche légèrement entrouverte et poussant de profonds soupirs. Puis elle recommença à bouger. Avant d'ouvrir les yeux, elle se mit à ouvrir et refermer rapidement les lèvres. Au bout d’un petit moment on entendit un bruit, comme si elle allait dire quelque chose. Tout le monde écouta anxieusement. Mais aucun mot intelligible ne sortit de sa bouche. Au contraire, seuls les sons « kabê, kabê » vinrent de façon répétée. Vêlâyi et Râmu la secouèrent vigoureusement. Elle ouvrit les yeux. Pourtant elle continua de bredouiller « kabê, kabê ». On la redressa ; on la fit asseoir. Regardant chacun de ceux qui l'entouraient tout en continuant de dire « kabê, kabê » en agitant les mains, elle donnait l’impression de leur faire la conversation. Comme si elle obéissait à une règle lui imposant de ne consacrer qu'un temps limité à chacun, elle distribuait ses « kabê, kabê » à tout l’entourage. Dans les intervalles elle riait.
45Criant « Oh, Mâriyâttâ ! »11, Vêlâyi pleura en se frappant la tête. Râmu prenant sa fille sur ses genoux, tenta de lui fermer la bouche avec sa main droite. « kabê, kabê » continua. Comme Râmu tentait de lui serrer la bouche encore plus fort et qu'elle semblait suffoquer, elle arracha et écarta frénétiquement sa main avec les siennes et, comme si elle l'engueulait avec colère, elle lui cracha à lui aussi « kabê, kabê ». À l'exception de Vêlâyi et Râmu, tous les autres furent pris d’un fou-rire. C'était en retenant leur rire qu'ils regardaient la scène. Ceux qui ne pouvaient pas se contrôler, serrant les dents, main sur la bouche, comme s'ils couraient s'isoler pour se soulager, bondirent hors de la hutte et se précipitèrent dehors.
46On vérifia si Jîvâ avait toute sa tête. Elle l'avait. Si on lui disait de se lever, elle se levait. Si on lui disait d'aller quelque part, elle y allait. Mais seul persistait ce « kabê, kabê ». Qu'elle se lève, marche, coure, se baisse ou se relève, « kabê, kabê » n'arrêtait pas. À tous ceux qu'elle voyait, elle délivrait un concert de « kabê, kabê ». Par moments, elle avait même l'air de parler avec beaucoup d'animation ; ce n'était qu’en y prêtant vraiment attention qu'il devenait évident qu'elle bredouillait n’importe quoi. On essaya de l'enfermer seule dans la hutte. Face au mur, face à la fenêtre, face aux pots de terre, assise, debout, partout, elle récitait son mantra « kabê, kabê ». La regarder manger était un véritable spectacle. Pas une seule poignée de riz n'était enfournée sans qu'elle eût dit un ou deux « kabê, kabê ». On ne cessait de les entendre que pendant le court instant où le riz lui passait à travers le gosier. Quand elle buvait, c'était pareil. Et le soir, quand elle s'étendait sur sa couche, « kabê, kabê » ne cessait de retentir. Au fur et à mesure que le sommeil approchait le son baissait mais ne cessait qu'après qu'elle fut endormie pour de bon. Jusque dans son sommeil ses lèvres continuaient de remuer. Elle ressemblait à une sorte de politicien idéaliste fanatique, qui, considérant que la vie était trop courte et convaincu qu'il lui fallait absolument répandre son idéal à travers la population dans tous ses instants de veille, parlerait sans aucun répit.
47Ce fut Kantan qui envoya Jîvâ chez un vieux médecin qu'il avait parmi ses clients. Le docteur examina l'enfant et conclut qu'on pouvait guérir son mal par la chirurgie cérébrale. Il donna même une lettre d'introduction auprès d'un grand médecin qu'il connaissait à Madras. Avec cette lettre, Râmu, Vêlâyi, Jîvâ, se rendirent tous trois à Madras. Douze jours après l'opération ils rentrèrent à la maison. Désormais, Jîvâ ne rabâchait plus « kabê, kabê ». Bien plus, contrairement à nous et à nos appareils de radio, elle ne rabâchait plus rien du tout.
48Dès l’arrivée de Mînâ et Jîvâ à la hutte de Kantan, Jîvâ ne s'attarda qu'un instant et regagna la hutte voisine. À la vue de Mînâ,
49– Il faut te le dire combien de fois, de ne pas prendre l'argent que j'ai laissé ? dit Kantan.
– Je n'ai rien pris, dit Mînâ, en s'asseyant posément sur la natte.
– Tu n'as rien pris ? Alors, où a passé ce billet de cinq roupies ?
– Quelles cinq roupies ?
– Celles que j'ai posées dans ta boîte la nuit dernière, celles-là.
– Qu'est-ce que c'est que ces cinq roupies que tu as posées dans la boîte ? Quand tu as enlevé ta chemise, un billet de deux roupies est tombé de la poche ; comme d'habitude, je l'ai mis sous l'oreiller.
50Tout en parlant, Mînâ, toujours assise, regarda sous l'oreiller.
– Celui-là je l'ai pris. Et toi, hier, tu n'as rien rapporté ?
– Je te l'ai déjà dit cette nuit, quand tu es rentré. Quand je suis allée chez mon akkâ, à six heures et demie, un fourgon de police stationnait en face de la ruelle, sur la route principale. J'ai fait le tour comme si j'avais rien vu et je suis rentrée.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
– Comment, qu'est-ce qu'on fait ?
– Pour l'argent ?
– J'ai une roupie et un peu de monnaie, dit Mînâ, en déliant le nœud de sa ceinture.
51S'il s'agissait d'une somme importante, elle la gardait dans une bourse à l'intérieur de son corsage.
– Ça peut suffire à quoi ? Il faut payer les gens du secteur. Hier, en me voyant, le sergent me l’a réclamé. je lui ai dit que je lui donnerais ce matin.
– Il te faut combien maintenant ?
– Cinq roupies suffiront. Je m'en tirerai.
– C'est que ça ! Je les emprunterai auprès de Pêcci. Si on la rembourse demain ça ira, dit Mînâ en se relevant.
– Ne dis pas que c'est pour moi. Parce qu'elle m'aime pas trop.
– Akkâ t'aime pas ? Maintenant, tandis que je revenais, elle m'a dit d'emporter quatre ittlis chauds pour le beau-frère.
– Vraiment ? Dans ce cas, rapporte les ittlis. Je les mangerai. Mais lui dis pas que c'est pour moi.
52Kantan observa la route dehors. Deux chiens couraient l'un derrière l'autre. Un troisième les suivait en respectant toujours l'intervalle déjà fixé entre eux deux. Sur le point de sortir, Mînâ alla remettre dans la cantine les vêtements qui en avaient été retirés. Puis, à côté de la cantine, elle chercha à tâtons des deux mains en plusieurs endroits. Elle demanda :
– Dis donc, où sont les bouteilles vides ?
– Pourquoi toutes ces bouteilles vides dans un coffre à habits ?
– Où les as-tu mises ?
– Je les jetées dans la rigole.
Mînâ se précipita dehors.
– Maintenant il n'y a plus rien, les éboueurs les ont ramassées.
– J'avais pensé revendre tout ça à la boutique et acheter des bracelets avec l'argent.
– Quels bracelets ?, demanda Kantan en riant.
– Des bracelets en plaqué ; bon, je vais voir Pêcci. Mînâ sortit.
« Hm, ce serait bien d'arranger quelque chose pour elle », marmonna Kantan.
53C'était avec l'idée que ce serait un bon arrangement qu'il s'était uni à elle douze ans plus tôt. Mais maintenant, il avait fini par comprendre que l’arrangement n'était pas si bon que ça. C'est au temple qu'il l'avait rencontrée pour la première fois. Un vendredi. Au moment où il entrait, elle sortait. Ils s’étaient souvent croisés dans ce temple. Mais dès qu’il la vit, il se demanda « Toi, où donc étais-tu pendant tout ce temps-là ? » Elle aussi le regarda. Le tout en un éclair. Il entra plus avant dans le temple. Elle en sortait. À peine eut-il fait dix à douze pas à l'intérieur qu'il s'arrêta brusquement : la sensation que dans son dos quelqu'un avait le regard fixé sur lui. En outre une odeur de jasmin enveloppait ses narines. Kantan se retourna. Elle n'était pas là. Se précipitant hors du temple, il regarda de chaque côté de l'avenue. Voilà, elle partait par là. Il la suivit. Elle se retourna une fois pour voir. Elle marchait vite, droit devant elle, quand, de façon inattendue, elle jeta un regard derrière elle, avant de tourner dans une ruelle. Kantan tourna aussi dans cette ruelle. Il s’imagina que, dans la rue, tous les passants ne voyaient plus qu'eux deux. Tandis qu'elle marchait devant lui, elle se retourna encore une fois. N’avait-elle pas esquissé un sourire vers lui ? Elle enfila plusieurs ruelles ; finalement, avant de s'engager dans l'une d'elles, elle se retourna et le dévisagea. Kantan connaissait la ruelle dans laquelle ils marchaient maintenant ; la police y percevait des pots-de-vin dans plusieurs maisons.
54Elle entra dans une maison qui avait des marches élevées. La maison était ouverte. S'avançant sur le seuil, il observa l'intérieur. Elle était là, debout, à peine entrée, de manière à regarder la rue. « Venez, » dit une voix douce. Comme sous le choc, les lampadaires, en posture de pénitents dans la rue, écarquillèrent les yeux. Kantan monta les hautes marches de l'escalier et s’avança à l'intérieur.
– Entrez donc, dit-elle en souriant.
– Je n'ai pas d'argent sur moi.
– Allez en chercher ; maintenant vous connaissez la maison, n'est-ce pas ?
– À qui est-elle ?
– Je ne sais pas, c'est l'oncle qui paie le loyer.
– Oh, oh ! Qui c'est l'oncle ?
– Il s'appelle Sôlai, on dit ‘Sôlai du comptoir de bétel’.
– C’est ça son commerce de bétel ?
– Hm, dit-elle en riant, tout son commerce est ici. Il passe beaucoup de temps avec Piccaiyâ du quartier de Vettillaipettai (‘Quartier des feuilles de bétel’), dans sa boutique. C'est pour ça qu'on l'appelle Sôlai du comptoir de bétel.
– Tu es nouvelle dans cette ville ?
– Je suis ici depuis un mois.
À l'intérieur, on entendit le bruit d'une porte qui s'ouvrait.
– Qu'est-ce que c'est, Mînâ ? demanda une femme bien en chair et au teint clair, qui s'avança vers eux, la démarche fière. Un bras replié sur la hanche, elle demanda, en direction de Mînâ :
– Alors, vous vous êtes mis d'accord ?
– Je ne suis pas venu pour ça. Il faut que je voie votre patron. C'est pour ça que je suis venu.
– De quoi s'agit-il ?
– J'en sais rien. Mon patron m'a dit de le voir.
– Qui c'est votre patron ?
– Le propriétaire du cinéma « Sun Theatre », Sikkaiyâ Nâykkar.
– Hm, si vous venez demain matin à neuf heures, vous pourrez le voir dans la maison voisine, répondit la belle au teint clair et, d’un geste de la main à Mînâ, elle lui signifia de rentrer.
« Au revoir », dit Kantan et il sortit. Pendant qu'il descendait les marches, le rire éclatant de Mînâ parvint à ses oreilles.
55Le lendemain matin, Sôlai du comptoir de bétel, assis sur une natte dans le séjour de sa maison, feuilletait son journal lorsque Kantan se présenta devant lui et le salua les mains jointes. Sôlai était un homme d'un âge certain, mais de stature robuste. Kantan, un homme jeune, robuste également.
– Qui es-tu, toi ? demanda le plus âgé.
– Mon nom est Kantan. Il faut que je vous parle.
– Assieds-toi donc, dit l'autre, un homme d’expérience.
Kantan s'assit. Avant que l'autre ait posé une seule question, il déclara :
– Cette femme qui est chez vous, Mînâ, je dois l'épouser.
Laissant de côté son journal, le grand homme dévisagea attentivement Kantan.
– Quelle femm ? Tu as dit Mînâ ?
– Oui, elle est dans la maison à côté, il n’y a qu’un mois qu'elle est en ville, c'est bien elle.
– Dis-moi, petit, ce que tu racontes n'est pas clair ! Qui es-tu ? D'où estu ?
– C'est bien vous qu'on appelle Sôlai du comptoir de bétel ?
– Oui, traîna Sôlai.
– Mon nom est Kantan. Je suis d'ici.
– Quelle rue ?
– Rue des marchands de fruits.
– Rue des marchands de fruits ? Le nom de ton père ?
– Mon père, il y a très longtemps qu'il est mort. Ma mère s'appelle Sornattammâl.
– Sornattammâl ? Un nom que j'ai entendu, je connais un nom comme ça... Vous n'habitiez pas dans une ruelle qui coupe la rue du char de procession ?
– Oui, ma mère dit que nous avons habité là, à une époque. Mais j'étais trop petit à ce moment-là, je sais rien de précis. Mais, encore maintenant, nous avons une maison dans le chemin de traverse.
– Tu es le fils de Sornam ? demanda Sôlai, en éclatant de rire.
56D'une certaine façon, cela faisait le bonheur de Kantan. Ce bonhomme n’était plus tout à fait un étranger.
– Vous louez la maison du chemin de traverse ?
– Oui.
– Ça rapporte quoi ?
– Ils donnent soixante-dix roupies.
– La maison doit être assez grande… vraiment grande, mais très vieille.
– Les locataires sont là depuis très longtemps. Des gens corrects. Nous aussi ; nous n'avons pas augmenté le loyer.
– Hm, fit l'homme riche, en contemplant ses bagues.
– Ce que j'ai demandé....
– Cette Mînâ, cette fille, tu l'as vue ?
– Hm
– Quand ?
– Hier.
– Tout d'un coup ; c'est le coup de foudre !
Sôlaippillai se remit à rire.
Kantan resta silencieux.
– Sornam est d'accord ? demanda Sôlai.
– Elle le sera sûrement.
– L'enfant chéri de sa mère, hein !... Sornam a combien d'enfants ?
– Il n'y a que moi.
– Quel boulot fais-tu ?
– Portier au Sun Theatre.
– Ils te donnent combien ?
– Deux roupies par jour.
– Ça fait soixante roupies par mois, hein ?
– Je prends congé le vendredi ; donc ça fait un peu moins.
– Tu pourrais monter une affaire à toi ? Est-ce qu'on peut progresser dans la vie en travaillant pour le compte d'un autre ?
– Oui, c'est bien ce que je pense. J'apprends à conduire. Si on vend la maison pour un bon prix, j'ai l'idée d'acheter une voiture à moi et de faire le taxi.
– C'est une vraie bonne idée ; pas besoin d'aller tout partout dans d'autres villes. Il suffit d'aller au temple et à la gare, c'est d'un bon rapport, décréta Monsieur Sôlai, en artisan indépendant qu'il était. D'une voix forte il appela « Mouttou ! » Un gamin arriva. « Ferme la porte extérieure et apporte ça. » Kantan n’eut pas le temps de se ressaisir. Sôlai enchaînait déjà :
« Tu m'as interrogé au sujet de Mînâ ?... Vois-tu, petit, parce que tu es le fils de Sornattammâl, je vais tout te dire franchement. J'ai ramené cette fille du Nord pour cinq cents roupies. Je lui ai collé pour huit souverains de bijoux. Quelle que soit la fille, je ne suis pas homme à lui ôter ce qu'elle a au cou ou aux bras. Tu peux pas savoir ; va demander à ta mère. Sornam, d'une certaine façon, est une parente à moi. Et toi, tu m'as l'air d'un bon garçon aussi. Et cette fille est bien accordée avec toi. Une fille en or. Je ne demande pas beaucoup. Donne-moi mille cinq cents roupies et emmène-la. Trouve un temple quelconque, et attache-lui le tâli. Mais il n'y a qu'un point auquel je tiens absolument. Ne fais rien sans demander à ta mère. Et demande-lui bien plutôt deux fois qu'une. Si elle est entièrement d'accord, je n'ai pas d'objection à ce que tu épouses Mînâ. »
57À ce moment-là, Mouttou revint avec une bouteille et un verre et plaça les deux devant Sôlai : « Apporte encore un verre, » dit Sôlai et, s'adressant à Kantan :
– Petit, tu as l'habitude de boire ?
– Une fois en passant.
– Boire modérément ne fait pas de mal, c'est même bon pour le corps. L'esprit aussi fonctionne mieux.
58En deux mots, Sôlai lui révélait tous les bienfaits de la boisson. Dans l'intervalle, un autre verre était arrivé. Sôlai remplit un verre, la moitié de l'autre et plaça le second devant Kantan. Kantan ne le toucha pas. Sôlaippillai déplia un petit paquet en papier et le plaça entre eux deux.
59Il y avait dessus "Souspari"12. Ce ne fut que lorsque Sôlaippillai prit son verre et commença à boire que Kantan leva le sien dans sa main, tout en observant la façon de boire de Sôlai. Kantan était incapable d'avaler aussi imperturbablement que lui ce liquide ; il eut des nausées. Pourtant il se força à vider son verre. Quand il émit le son de quelqu’un qui va vomir, Sôlaippillai lui fourra un biscuit dans la bouche en lui disant « tiens, tiens ». Quand il l'eut mâché et ingéré, la nausée de Kantan s'apaisa. Un moment après, il ressentit l'action de l'alcool dans son estomac. Quelque chose lui secouait la tête d'avant en arrière.
60Sôlaippillai alluma une cigarette et enchaîna :
– Tu as parlé de l'idée d'un taxi. C'est une bonne idée. Aujourd'hui, qui peut regretter de disposer d'une maison ? De plus, c'est une vieille maison. Est-ce que Sôrnattammâl a l'argent pour effectuer les réparations, c'est une question... Moi, je vais te trouver un bon client pour la maison. Dis-le aussi à ta mère. Elle ne m'aura pas oublié non plus si facilement. Les souvenirs ça reste... Maintenant quel âge a-t-elle ? Moi j'ai la cinquantaine ; elle doit avoir soixante ou soixante-deux ans.
– Elle doit avoir soixante ans, dit Kantan.
61Il se sentait bizarre. De plus, il avait peur de vomir.
62Il pensa à l'objet de sa visite. Avec mille cinq-cents roupies, Mînâ était à lui. Après l'avoir épousée, si on vendait la maison et qu'on achète un taxi... ? Kantan se leva.
– Alors, au revoir ?
– Tu t'en vas ? Tu veux pas voir Mînâ ?
– Je l'ai vue hier.
– Dis pas ça ; tu veux pas rester là et lui parler ?
– Hier je lui ai parlé un petit moment.
Sôlaippillai rit bruyamment. Puis :
– Bon, au revoir, petit. Tu as bien entendu ce que je t'ai dit, n'est-ce pas ? Discute avec ta mère, et prenez une décision. Quand des petits jeunes se marient au moment approprié, c'est une bonne chose qu'ils s'installent dans un travail bien à eux, » conclut l'homme d'expérience.
63Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis la rencontre entre Kantan et Mînâ que Sornattammâl mourait d'une attaque cardiaque.
64Mînâ revint de chez Pêcci. Elle remit à Kantan cinq roupies en billets et petite monnaie. Il en retira trois quarts de roupie qu'il lui tendit :
– Va chercher les vêtements chez le blanchisseur, et fais chauffer de l'eau. Je vais me faire raser.
– Chanemougam, le marchand de bois, a dit que tu viennes tout de suite.
– Je ne vais pas y aller immédiatement, rétorqua Kantan.
– Tu as dit que tu devais donner cinq roupies à la police et tu m'as donné trois-quarts de roupie ?
– J'ai pas deux roupies avec moi ? se rattrapa Kantan.
65Il effleura légèrement la joue de Mînâ et sortit. Il était enfin capable de franchir de pied ferme la planche de bois jetée en travers de la rigole qui séparait sa maison de la route.
66Kantan se rendit directement à l'entrepôt de bois de Chanemougam. Enfin, un entrepôt de bois... jusqu'à un certain point seulement. Le devant de l’échoppe était couvert d'un toit ; des branches débitées à la même longueur, un peu plus épaisses que le pouce y étaient rangées, empilées par paquets. À côté, un tas de grosses bûches refendues et de bûches de gros calibre, et une balance à fléau. À l'arrière de la boutique, un espace ouvert, assez vaste. Une partie importante de cet espace consistait en une petite pièce délimitée par un mur et deux stores de bois. Dans un coin de la pièce, une jarre en terre cuite avec un couvercle et un verre posé dessus. Kantan se dirigea droit vers cette pièce. Un gamin, vêtu d'un short kaki et d'une chemise trop grande pour lui, arriva sur ses talons. Le petit pouvait avoir dix ou douze ans. Il louchait légèrement. Il tira de sa taille une bouteille et de la poche de son short une mesure en plastique d'une once. « Trois » dit Kantan. Le garçon prit le verre, mesura et versa le ginger. Il puisa de l'eau avec un gobelet d'aluminium qui traînait par terre et tendit le tout à Kantan. Ce dernier avala le ginger d'un trait et alluma une cigarette.
– Fumez votre cigarette dehors, m'sieur, dit le gosse.
– C’est bon, ça va, petit, répondit Kantan en lui tendant l'argent du « médicament » et un peu de monnaie. Il ajouta :
– Ça va comme avant ?
– Oui ; à croire que ceux qui boivent cette saloperie boivent rien d'autre. Il y a des gens pour qui ça fait problème d'aller dans un débit de boisson. Et puis, il y a ce qu'on raconte, que, là-bas, ils mélangent l'alcool avec des produits contraceptifs, expliqua le gamin.
– Par jour, vous débitez combien de livres ?
– Trois, ou bien quatre.
67Kantan esquissa un petit calcul mental. Une livre coûte huit roupies à l’achat. Un client régulier peut même l'avoir pour sept. Vendues au détail, trois livres rapportent douze à quinze roupies chacune. Deux roupies pour le gamin, deux pour la police ; de toute façon, par jour, on peut récupérer dix roupies. Hm ! dès la semaine prochaine il faudrait vraiment ouvrir boutique à la maison. Kantan commençait à s'exciter.
– Quel commerce minable ! dit le gamin.
68Kantan en resta tout interloqué. Dissimulant sa surprise, il demanda :
– Pourtant, c'est bien toi qui fais ce service ?
– Hélas, c’est la faute de ce qui m’attache au vieux, si ce boulot m'est tombé dessus ! Mais uniquement de sept heures à dix heures le matin puis de six heures du soir à dix heures la nuit.
– Le reste du temps ?
– J'apprends à souder.
– Où ça ?
– Quelque part en ville.
– Tu gagnes combien ?
– Maintenant, je soude des paniers tressés en fil galvanisé. Ça rapporte une demi-roupie par panier. Par jour, on finit quinze à vingt paniers.
– Chanemougam te donne combien ?
– Deux roupies par jour.
– Et quoi en plus de ça ?
– Je demande rien. Et même s'il me donnait quoi que ce soit, j'en voudrais pas.
Kantan acheta et but encore une once puis quitta la place.
69De l'autre côté de la route où était l'entrepôt de bois, il y avait un grand espace en contrebas, où un peu d'eau stagnait en saison des pluies. Pour le confort de ceux qui vivaient dans les huttes alentour, il était à sec pour le moment. Au-delà de cette combe, parallèle à la route où était le dépôt de bois, quelques centaines de mètres plus loin, passait une autre route. Kantan prit le chemin de terre légèrement surélevé qui réunissait ces deux routes. De chaque côté, quelques arbres et quelques échoppes. Une fois engagé sur ce chemin, Kantan entendit soudain le son d'un sifflet derrière lui et se retourna. Jouant faux une chanson de film sur son sifflet, arrivait un vieillard qui vendait des ballons. Que de ballons ! Des ronds, des courges, des concombres, des serpents ; allongés, recourbés, spiralés ; des ballons de toutes les couleurs, les uns unis, les autres bariolés. Jusqu'à ce que le vieux l'ait rejoint puis dépassé, Kantan demeura figé à les regarder.
70Gîtâ avait joué toute la journée avec ce ballon jaune… Juste pour plaisanter, Kantan toucha le ballon avec la pointe de sa cigarette. « Pat ! » Le ballon éclata et Kantan éclata de rire. Mais pour elle ce n'était pas drôle. Elle se mit à pleurer en sanglotant. « Demain je t'achèterai un ballon neuf, dit Kantan. – Achète-le tout de suite. – Prends celui de Chandran et garde-le. – Je le donnerai pas ! » refusa obstinément Chandran. Kantan sortit pour acheter un ballon. Quand il revint, la nuit était tombée et il avait oublié le ballon. En rentrant à la maison, il titubait.
71Gîtâ était couchée, recroquevillée dans un coin. Mînâ assise à côté d'elle, soucieuse. « J'ai mal à la tête, j'ai mal à la tête, » criait Gîtâ par intermittence. « Elle n'a pas arrêté de vomir, » dit Mînâ. Kantan alla acheter de l'huile pour la migraine chez Paramesvaran. Gîtâ resta couchée en chien de fusil pendant deux jours, geignant et respirant avec effort. Elle n'allait pas à la selle. N'urinait pas. Un médecin homéopathe vint lui administrer un remède contre la constipation. Gîtâ vomit tous ses médicaments. La femme de l’astrologue vint voir l'enfant. Elle lui prépara un remède avec des feuilles tendres de margousier, de la réglisse, du beurre de vache clarifié et on ne sait quoi d'autre. La petite avala le remède et se coucha, toujours recroquevillée. On pila des graines de concombre et on lui en enduisit le bas du ventre. L'épouse de l'astrologue annonça qu'un peu d'urine avait passé. Le troisième jour, le corps entier de Gîtâ se couvrit de boursouflures. Ces boursouflures étaient rouge vif. L'astrologue Sivagnânam décida qu'il s'agissait d'une blessure venimeuse13. Il chanta des mantras, appliqua des cendres sacrées, et interdit à quiconque dans la maison l'usage de toutes les substances excitantes. Kantan installa le lit de Paramesvaran à l'extérieur de sa hutte et passa toute la journée assis à côté de lui. « Quand un enfant s'attache passionnément à une chose, il ne faut pas la détruire, » dit Paramesvaran. Kantan repensa au ballon éclaté et à son propre éclat de rire.
72Les boursouflures apparues sur le corps de Gîtâ disparurent en un jour ! L'astrologue commença par triompher. Mais, le jour suivant, Gîtâ ne pouvait plus tourner la tête sur les côtés, ni la remuer de bas en haut. Elle était étendue sur le dos, bras largement écartés. Son dos et son cou commencèrent peu à peu à se courber comme un arc. Une ou deux fois, convulsivement, les bras et les jambes de Gîtâ se tordirent sauvagement. Sa tête enfla. Le médecin homéopathe dit qu'il fallait conduire l'enfant au grand hôpital. Les oreilles de Gîtâ étaient tombées en léthargie. Quoi qu'on lui dît, elle avait l’air égaré. « Tout ça n'est rien, dit la femme de l'astrologue ; il suffit de chauffer au feu la tige des feuilles d'un jeune palmier pour en extraire le suc et de le lui verser dans les oreilles. » Mais la vue de Gîtâ courbée comme un arc, les articulations de ses genoux gonflées et rougies, mirent le comble à la peur de Kantan et de Mînâ. Ils l'emmenèrent au grand hôpital. Chandran qui n'avait pas à manger depuis trois jours trompait sa faim avec des pois chiches secs et du riz soufflé.
73Au grand hôpital, on enfila une aiguille dans la colonne vertébrale de Gîtâ. Elle cria « Aï, oh ! Papa ! » et mourut un peu plus tard. Paramesvaran dit encore une fois à Kantan : « Quand un enfant s'attache à une chose, il ne faut pas la détruire. » – Est-ce que ça peut être ça ? dit Kantan à Mînâ. Mînâ continuait de pleurer.
74En un quart d'heure Kantan arriva au salon Minerva. Sur l'enseigne effacée, on avait récrit à la craie « MINERVA, soins capillaires. » Dans le salon, deux vieux fauteuils. Le patron coupait les cheveux d’un client assis dans l'un, l'autre était vide. Les deux mains posées sur le dossier, un gamin observait le travail du patron. À l’entrée de Kantan dans le salon, le patron redressa la tête et le regarda. Puis il le salua d'un geste des deux mains jointes, peigne dans l'une ciseaux dans l'autre, en lui disant « Bonjour, tambi ». Le gamin s'empara d'une serviette et épousseta le fauteuil vide. Sitôt Kantan assis dans ce fauteuil, la séquence rituelle se déroula selon l'ordre prescrit : ajuster le siège à sa taille, lui étaler une serviette sur la poitrine, rectifier la position de sa tête, lui mettre un autre linge autour du cou, faire mousser le savon. Quand le petit commença à raser le visage de Kantan, ce dernier regarda une ou deux fois la figure du gamin, directement ou dans le miroir. Chaque fois que les mains de l'enfant touchaient son cou ou ses joues, ou que son corps frôlait son bras, cela soulevait l’excitation de Kantan. Pendant son travail, l’enfant le touchait avec ses doigts puis retirait ses mains, le frôlait soudain puis s’écartait, et cette alternance décuplait l’excitation.
75Un jeune homme entra dans le salon, s'assit sur le banc qui était là et regarda tout autour de lui. Il contempla avec un plaisir évident toutes les images accrochées au mur, depuis la femme qui ôtait son corsage tout en happant dans sa bouche le pan de son sari, jusqu'à l'image du dieu Murugan, dont le verre était cassé. Une d'elles sembla captiver tout particulièrement son attention. Sur ce tableau, une jeune femme, les bras largement étalés sur un matelas de coton, riait, la tête renversée dans une position impossible, comme suspendue au bord du lit. Le peintre lui avait dessiné des formes très suggestives et l'avait habillée d'un sari de mousseline. En la regardant, le jeune homme demanda au patron de la boutique : « Monsieur, où avez-vous trouvé ce tableau ? » Les ciseaux qui rabâchaient leur « clic ! clic ! » emprisonnés dans la main du patron, eurent un instant le bec cloué. Se tournant vers le jeune homme, le patron fulmina : « C'est bien pour te faire couper les cheveux que tu es venu ? Où j’l'ai trouvé ? où on le trouvé ? tu nous embêtes avec tes questions. – Non, mais ce tableau est vraiment « nature ». C'est pour ça que j'ai demandé », dit le jeune homme, battant en retraite.
76Ensuite, le journal du jour, posé sur le banc, retint son attention. Quand il le prit pour y jeter un œil, Kantan demanda :
– Aujourd'hui c'est bien dimanche ?
– Oui, dit le patron.
– Petit, prends l'astrologie et lis-moi Mithunam (les Gémeaux) dit Kantan.
– Mithunam, m'sieur ? Tout en parlant, le jeune homme feuilleta le journal et tira la page d'astrologie. Il demanda encore une fois : « C'est bien Mithunam ? Ecoutez, m'sieur. » Et il se mit à lire.
« Pour ceux qui sont sous cet astérisme, Jupiter, gage de succès, et Vénus, dispensatrice de la fortune, apparaissent en position favorable. En plus la compagne de la Lune (le patron de la boutique éclata de rire ;14 le jeune homme ne lui prêta aucune attention) aura des résultats bénéfiques toute la semaine. Les vieilles dettes, qui vous sont encore dues, rentreront d'elles-mêmes. Les incertitudes que vous aviez en tête ces jours derniers seront dissipées ; audace et enthousiasme seront de mise. Dans l'activité professionnelle, on entrevoit une avancée substantielle. (Kantan s'en réjouit intérieurement.) On peut engager de nouvelles entreprises et des accords commerciaux. Pour ceux qui sont sous cet astérisme, les jours néfastes sont dimanche soir à 6 heures 28 jusqu'à lundi matin 10 heures 47. » Le jeune homme respira profondément.
– C'est vraiment bon, m'sieur ?
– C'est très bon. Mais est-ce que ça marche ? dit Kantan.
– Qu'est-ce qu'ils y peuvent ? Mais ils n'ont rien dit de mauvais, n'est-ce pas ?
– Petit, qu'est-ce que tu fais ?
– Ça se voit pas à sa figure ? Il va essayer de se faire engager dans le cinéma, dit le patron.
77Le garçon coiffeur avait rasé le visage de Kantan, l'avait rincé, avait rectifié sa moustache, lui avait appliqué de la crème et de la poudre faciale, lui avait vraiment fait une beauté. Kantan se leva, regarda sa figure dans le miroir, caressa ses joues, tendit la monnaie au patron et sortit.
78Tandis qu'il franchissait la planche de bois sur la rigole entre sa hutte et la route, Kantan remarqua que la hutte de Vêlâyi était fermée de l'extérieur. Jîvâ, les mains appuyées sur ses deux joues était accroupie sur les petites marches de bois de sa maison.
« Ta mère n'est pas à la maison ? » lui demanda Kantan.
Pour dire non, Jîvâ leva ses deux mains et les fit tourner à angle droit.
« Elle est partie travailler chez quelqu’un ? »
Jîvâ remua la tête pour dire oui.
79Un espace de trois pieds sépare les huttes du bord de la rigole. Lavé sur toute sa longueur avec de la bouse de vache diluée. Sur cette bande étroite, contre la maison de Kantan, de l'eau chauffait dans un petit récipient sur un foyer de trois pierres. À côté, un grand pot à moitié rempli d'eau fraîche.
Kantan entra dans la hutte. Mînâ était en train de balayer.
– Tu as rapporté le linge ? dit Kantan.
– Hm ! il est dans le coffre, dit Mînâ en se redressant.
– Hm ! Balaie.
80Elle se courba de nouveau et se remit à balayer ; s'approchant dans son dos, Kantan se pencha exactement dans sa position et l'enlaça par derrière.
– Hm ! laisse-moi. Qu'est-ce que c'est ça, comme ça, dès le matin ?
81Kantan s'écarta un peu et croisa ses mains dans son dos.
– En plus, la porte est grande ouverte, enchaîna Mînâ.
– Si tu veux, je ferme la porte.
82Tout en parlant, Kantan entreprit de fermer la porte au verrou.
– Mais c'est pas bizarre sans lumière ?
83Il frotta une allumette et prit deux moignons de bougie qu'il alluma en grattant une autre allumette. Fixées sur un côté de la pièce, les bougies les observaient en clignant des yeux. Mînâ rajusta ses vêtements et sa chevelure :
– Qu'est-ce que c'est que cet étalage, en plein jour ?
– Tu veux que je te dise la vérité ? Ce matin, devant notre maison, deux chiens ont passé en se poursuivant, dit Kantan en riant.
– Oui, et ça t'a tout de suite donné des idées ? L'autre jour, c'étaient deux rats palmistes, et aujourd'hui, deux chiens.
84Mînâ prit une natte, la secoua, l'étala au milieu de la pièce et posa un oreiller dessus. Une bougie s'éteignit. En la rallumant, Kantan fit l'étonné à propos des rats palmistes :
– L'autre jour, ils étaient comment les rats palmistes ? On a vraiment pu les regarder s’amuser de très près, tellement ils prenaient leur pied tous les deux !
85Pendant qu'il s'asseyait à côté d'elle, elle rit :
– Nous aussi, nous sommes vraiment en chaleur.
Lui ne rit pas. Il l'enlaça, et lui donna un baiser. Tous deux s'allongèrent.
– Ce que font les chiens, c'est pas dégoûtant ? dit-elle.
– C'est bizarre, mais tous ceux qui les voient en sont un peu jaloux.
– Tu sais quelque chose sur les éléphants ? demanda Mînâ.
– Oui, oui, je suis au courant. Un copain à moi travaillait dans une plantation de thé. Des éléphants rôdaient dans les parages. Un jour on entendit barrir un éléphant. Ceux qui vivaient dans les baraques étaient paniqués. Cet éléphant cria toute la nuit. Comme au matin on l'entendait encore, les gens sont allés voir de quoi il retournait. Dans l’accouplement, la femelle était restée coincée entre deux troncs de teck et n’arrêtait pas de barrir. Le mâle était après la tirer avec sa trompe. Quand les gens s'approchèrent, le mâle les chassa... Relève un peu la tête ; renvoie tes cheveux en arrière.
– Ensuite ? demanda Mînâ.
– Les gens ont observé la scène de loin. Le mâle a tiré la femelle toute la journée, tandis qu'elle criait.
– Ah ! Oh ! Doucement.
– Bon, j'y vais doucement. Tu n'as pas entendu l'histoire jusqu’au bout ? Le lendemain matin, le barrissement avait cessé. Les gens des baraques sont allés voir ce qui s'était passé. La femelle était morte. Pas trace du mâle.
– Quelle horreur !
– Alors oublie.
– Quoi ?
– Oublie les éléphants. Pense aux rats palmistes.
86Kantan retourna Mînâ de son côté et enfouit son visage dans sa poitrine.
– Ah oui, je pense qu'il fallait que je te demande quelque chose, dit Kantan.
– Quoi ?
– La nuit, ces tas de gens qui viennent en visite chez ton akkâ, est-ce que ça te met aussi en forme comme ça ?
– Il n'y a pas « des tas de gens » qui viennent chez akkâ. La plupart du temps, ce sont des gens comme il faut. En plus, si des étudiants de collège viennent, on s'amuse bien.
– Comment, on s'amuse bien ?
– Aïe ! Ne me mords pas, ça fait mal, cria doucement Mînâ.
– Bon, bon, je te mords pas. Comment, on s'amuse bien ? demanda de nouveau Kantan.
– Si c'est la première fois, le pneu éclate avant le contact, dit Mînâ en riant.
– Hm.
– Les garçons qui ont l'habitude disent que tu ressembles à telle artiste de cinéma, ou à une autre.
– Hm !
– Il y en a même quelques-uns qui proposent : « On se taille quelque part, tous les deux ? ». Je crois que c'était la semaine dernière, un môme, tu sais ce qu'il m'a dit ?
– Hm ! dis voir ?
– Imagine que c'est moi la femme, toi, essaie de faire le rôle de l'homme, dit Mînâ en riant.
– Hu... um.
– Une fois un type impressionnant est arrivé. Rien qu’à le voir, il faisait peur. Il avait l'air d'une brute. Il m'a dit d'aller me laver les pieds, soigneusement, avec du savon. Pendant cinq à dix minutes, il m'a embrassé les pieds en pleurant, puis il a quitté la pièce. Je lui ai dit de rester. Il est parti, en disant « un coup de folie ».
– Sans blague ?... Bon, allonge-toi bien, dit Kantan en contemplant attentivement le visage de Mînâ. Il y a des fois où l'idée me vient d'aller tuer ce salaud ; mais comme il t'a donnée à moi, je me tiens tranquille.
– Il n'a pas une voiture à lui ?
– Qu'est-ce que ç'est pour lui ? Il achète une voiture ; il achète un aéroplane. Rien qu'avec moi, il a pas gagné dix mille roupies ?
– Dix mille roupies ?
– Et après ? Il m’a fait vendre pour dix mille, une maison qui en valait dix-huit ou dix-neuf. Du côté des acheteurs, il a obtenu trois ou quatre mille. De mon côté, il a tiré en plus une commission de cinq cents.
– À cette époque, tu ne savais rien du monde.
– Et puis ma mère est morte...
– Ça va ?
Elle remua la tête :
– Tu as mis l'oreiller ?
– Non, tu le veux ?
– Non, ça va comme ça.
87Pendant quelques minutes, ils ressemblèrent aux rats palmistes qui avaient joui sous leurs yeux.
88Leurs mouvements à tous deux s'accordaient sur un rythme parfaitement maîtrisé. Des attouchements mutuels, sans la moindre pensée vulgaire. Une sorte de tension avait envahi la hutte. Au plus profond de chacun d'eux, il n'y avait plus la moindre pensée. Quelques minutes passèrent. Puis, comme l'aube surgit peu à peu, au cœur de chacun la conscience redressa la tête. Sans faire le moindre bruit, Kantan se leva. Mînâ demeura étendue les yeux clos. Assis à côté d'elle, il fuma une cigarette. Puis il se leva lentement, vêtu seulement d'un caleçon court, prit un morceau de savon et une serviette et s'apprêta à sortir pour son bain. Elle laissa échapper un léger sanglot. Il s'arrêta et regarda. À travers les yeux clos de Mînâ, les larmes trempaient ses joues. Les soupirs se changèrent en pleurs.
89Dans un murmure, elle demanda :
– Ne faut-il pas chercher Chandran ?
– Y a-t-il un endroit où nous ne l'avons pas cherché ?
– Quatre ans sont passés !
– Hm !
– Tu ne penses jamais à Chandran ?
Sans répondre, Kantan ouvrit la porte, sortit, se brossa les dents, entreprit de se laver. Jusqu'à ce qu'il eut terminé, les pleurs retentirent à ses oreilles, comme un chant de deuil.
90Kantan se vêtit d'un maillot de corps immaculé, fraîchement lavé, d'un veshti de huit coudées, sorti de chez le blanchisseur, et d'une chemise de soie. Il se peigna. Quand il fut prêt à quitter la hutte, il pouvait être neuf heures et demie. Mînâ avait rajusté ses vêtements et restait étendue au bord de la natte. Il tira de son emplacement, dans la toiture, son couteau à cran d'arrêt et son étui et les glissa dans sa ceinture. Mina demanda :
– Pourquoi ça ?
– Pour rien, répondit Kantan en enfilant ses chaussures ; au revoir.
– Un vendeur a passé. J'ai acheté du poisson. Je prépare un kolumbou15. Reviens manger à midi.
– On verra, dit Kantan en sortant.
91À environ deux cents mètres de chez lui, les pieds de Kantan retrouvèrent le contact d'une vraie route. On rencontrait, çà et là, des échoppes, pour le thé ou le bétel. Mais on était encore à l'écart de la ville. Au-delà, la densité des passants augmentait, le nombre de boutiques croissait progressivement et l'animation grandissait. Aujourd'hui, plus grande qu'un jour ordinaire.
92Kantan s'arrêta près d’une boutique de bétel au voisinage de la grande mosquée. Il y avait un débit de thé à côté. Kantan s'y attardait parfois, dix ou quinze minutes. À cette heure-là, venaient quelques-uns des gens que Kantan fréquentait. Par terre, à côté de la boutique, dix à douze personnes des deux sexes étaient assises ou accroupies. La plupart avaient avec eux une gamelle de laiton ou d'aluminium. Ils ne se parlaient pas. Une demi-noix d'arec, une feuille de bétel, une pincée de tabac, c'était tout ce que quelques-uns avaient mâchouillé et conservaient, écrasé, dans un coin de leur bouche. À l'exception d'une femme, tous étaient d’un certain âge. Arrivé une heure ou une heure et demie plus tôt, on aurait pu voir un rassemblement de trente ou quarante personnes, assises, debout, parlant fort. Des journaliers travaillant dans le bâtiment. Propriétaires et entrepreneurs avaient l'habitude de venir les engager ici.
– Le maçon Gurusami a passé ? demanda Kantan au boutiquier.
– Monsieur Gurusami ? Pourquoi est-ce qu’il viendrait ici, maintenant ? C'est son beau-frère qui a déjà passé. Ça a l'air de gros travaux ; il a ramassé vingt ou trente personnes, dit le boutiquier.
93Sur ces entrefaites, et sans aucun préambule, le « Cêttan », le propriétaire malayali du débit de thé, prophétisa d'une voix tonnante :
– On n'est pas le dix ; le travail marche pas du tout. Encore quelques jours, et les gens pourront crever.
– Ça en a tout l'air, approuva le marchand de bétel.
– Vous ne vendez plus de tonique16, maintenant ? lui demanda Kantan.
94Le boutiquier hocha la tête pour dire non et ajouta, comme pour lui-même :
– Aujourd'hui, il y a une sorte de grand rassemblement.
– Des têtes sans cervelle ! Est-ce qu'ils se soucient seulement de survivre ? Au lieu de ça, ils hurlent à s'assécher la gorge « Vive truc ! », « Vive machin ! », s'enflamma le marchand de thé. Assis par terre, les journaliers crachaient et se raclaient la gorge.
95Vêtu d'une veste et d'un veshti, un parapluie à la main, un homme d'âge moyen arriva. À sa vue, les journaliers se relevèrent. Y compris un vieillard et aussi une fille d'une quinzaine d'années. Les jambes du vieillard tremblaient. L'homme au parapluie, posant son regard sur tous, dit au vieux et à la fille de s'écarter, et, à tous les autres « C'est bon, venez ! » Ils se baissèrent pour ramasser chacun leur gamelle. Les hommes ajustèrent leur turban. Les femmes se couvrirent la tête avec un pan de leur sari. On entendit rire faiblement. Parlant entre eux, ils suivirent l'homme au parapluie. « Marché aux moutons, marché aux bestiaux, marché aux humains, c'est tout pareil, » lâcha en ricanant le boutiquier malayali.
96Kantan, qui observait tout ce monde en fumant une cigarette, regarda la fille de quinze ans et ouvrit la bouche, comme pour lui demander quelque chose. Mais quand il vit son ventre il referma sa bouche. Il fit quelques pas vers elle et lui dit doucement : « Petite, pourquoi en être arrivée là ? » Interloquée, la fillette se retourna vers lui :
– Moi qu'est-ce que j'en sais ?
– Je vais t'indiquer une femme médecin. Tu iras la voir ?
– Quelle femme ? Celle qui habite à côté du bureau des télégrammes, ce docteur-là ?
– Oui, oui, c'est bien elle. Elle s'appelle Madame Marie.
– J'y suis allée, pas plus tard qu'hier. Elle a réclamé le mari. Je lui ai dit que personne ne viendrait. Elle a dit : cent roupies si c’est une femme mariée, deux cents roupies autrement. J'ai dit que j'étais manœuvre. Dans ce cas, trois cents roupies, et elle a refermé sa porte.
97Mâchonnant un fruit de myrobolan, une fillette de sept ans accourut. Elle prit la main du vieux qui s'était rassis par terre et lui dit : « Viens, pépé, on rentre à la maison. » Pendant qu'elle le prenait par un bras, il se releva en s'appuyant de l'autre bras sur le sol. Ses jambes tremblaient. La fillette prit dans une main sa gamelle d'aluminium. Celle-ci se balançait au vent. Le marchand de bétel lui dit : « Pépé, prenez un bâton dans l'autre main. »
98– Sans bâton, voilà où il en est. Si en plus, il traîne encore un bâton en venant ici, il ne lui manquera plus que ça… Quand on est devenu vieux, il n’y a plus qu'une seule façon d'avoir la paix, proclama sans équivoque le "Cêttan" du débit de thé.
99Dans l'intervalle, Kantan aperçut Muttuçami qui passait de l'autre côté sur le bord de la route.
« Eh ! Muttuçami, » le héla Kantan. S'arrêtant brusquement, Muttuçami traversa la route :
– M'sieur, c'est justement vous que je cherchais. Kantan fit quelques pas lui aussi, et tous deux se rejoignirent sur « le bon côté »17 de la route, du côté de Kantan.
– Alors, petit, ça va ?
– Ça va, m'sieur. Ecoutez bien.
– Quelle affaire ?, Kantan donna une légère bourrade à Muttuçami.
– Rien que de bonnes choses. Comme j’ai dit l'autre jour, cette veuve, elle est venue en matinée au cinéma. Si vous êtes d’accord, on peut l'engager aujourd'hui. Maintenant ça fait plus de doute, m'sieur, elle est mûre pour ça.
– Elle est venue vraiment toute seule ?
– Oui, m'sieur, en portant le bébé.
– Bon, viens. On peut tout régler aujourd'hui. Mais tu m'oublieras pas ?
Muttuçami accéléra l'allure, comme s'il souhaitait marcher plus vite que Kantan, juste assez pour se dégager du bras de Kantan qui pesait sur ses épaules. Tous deux marchèrent un petit moment sans qu'il eût rien dit ; alors Kantan demanda : « Petit, est-ce qu'il y a des femmes qui te résistent ? »
100Muttuçami rit doucement, tout en se débarrassant du bras de Kantan qui reposait sur son cou.
101Tous deux arrivèrent au débit d'alcool de Krishnapuram. À l'étal de bétel, à côté du débit de boisson, Muttuçami acheta un paquet de cigarettes et une boîte d'allumettes pour Kantan. Le garçon de boutique prit le billet d'une roupie de la main de Muttuçami, tourna et retourna, comme pour en tirer un son, une boîte étamée vide et dit :
– Je n'ai pas de monnaie ; prenez le reste en sortant.
– Dis donc, petit, toi, tu vas bien t'en tirer ! Combien de gens se souviennent de venir te réclamer la monnaie quand ils repartent ? le complimenta Kantan.
– C'est pas ça du tout, m'sieur. Si vous voulez, reprenez le billet, et donnez-moi la monnaie quand vous reviendrez, m'sieur, se rattrapa le gosse.
102Mais il avait déjà regroupé le billet de Muttuçami avec quelques autres dans un « clip ».
« Il est sans issue, il n'y a pas de voie ;
on ne l’enferme dans aucunes limites, il est sans fin ;
sans lieu où demeurer, sans emplacement ;
il n'est rien, il est le vide... »
103En entendant ces propos, Kantan se retourna : personne d'autre que le Swami-à-l’alcool, qu'on appelait « le Père-drum », le Swâmi-bidon. Devant le débit d'alcool, il faisait face à un jeune homme à qui il donnait une leçon de philosophie – sur le visage du jeune homme tout s'entassait, dévotion, confusion, tristesse. Visiblement, le Swami était heureux que Muttuçami l'eût remarqué. Mais quand il poursuivit : « Il est vippamuktâ, il est akantacin, il est vaidantâm, ha... » Muttuçami s’engouffra dans le débit de boisson, derrière Kantan.
104Il y avait foule à l'intérieur. Une foule inhabituelle. Kantan pensa que c'était peut-être parce qu'on était dimanche. Mais même un dimanche, le matin, il n'y a pas une telle foule. Pour le moment, seulement le bruit et les cris.
– Je vous le dis, brother, personne ne peut me dégommer.
– Oui, quel M.L.A. ou quel M.P.18 a jamais affiché le décompte des dépenses pour son élection ?
– Moi, je suis très heureux, petit ; si la voiture roule comme ça jusqu'au bout, ça suffit.
– Pour son affaire, il ira jusqu'à me raser les poils19.
– Elle s'appelle Maragadam, la marchandise a un teint de star.
– Mon vieux, pour faire de la politique et tout ça, il suffit d’avoir le fric.
– C'est aussi un plaisir. Si tu y goûtes, tu comprendras.
– C'est du foie, ce foie ? Il a l'air d'une courgette20.
– Viens, petit, viens. Tu te souviens de moi ? dit le patron de l’étal des amuse-gueule et grillades, Trimûrtti. Kantan, qui examinait la marchandise à l’étalage, leva les yeux et regarda Trimûrtti.
– Monsieur Sôlai se porte bien ? demanda Kantan.
– Il va bien, il va bien. Qu'est-ce qui peut clocher pour lui ?
– Vous n’êtes plus associé à ce monsieur, maintenant ?
– Si on était associés, est-ce que je serais installé par ici à tenir boutique ? Mais qui donc fait de bonnes affaires en se mettant avec lui ?...Laissons ça, petit, va t'asseoir. Je te fais apporter ce que tu veux.
105Découvrant qu'il ne restait qu'un seul client sur une banquette à trois places, Muttuçâmi se précipita, « Venez, m'sieur, venez, on peut s'installer là-bas ! » Obsédé par l'idée que d'autres pouvaient s'en emparer, il abandonna Kantan et courut au plus vite vers cette banquette. Kantan le suivit posément. Muttuçâmi s'assit sur la banquette. Debout à côté de lui, Kantan scruta la foule confuse qui l'entourait.
– Pourquoi tout ce monde aujourd'hui ?
– C'est pas aujourd'hui le rassemblement départemental du P.S.S. ? dit Muttuçâmi.
– Et alors, c'est quoi ça ?
– Le Parti Socialiste du Sud. Muttuçâmi décrypta les trois lettres du logo.
– Oui, leur assemblée doit décider d'un plan pour piller la ville encore une fois, dit le troisième occupant de la banquette.
– Ce parti-là n'a pas encore réussi à te piéger ? demanda Kantan à Muttuçâmi.
– Moi je suis pour un parti plus radical, dit fièrement Muttuçâmi.
– Le P.P.P. ? dit le troisième occupant en se tournant vers Muttuçâmi.
– Non.
– De quel parti il parle, le Parti des Pots-de-vin Pourris ? dit Kantan.
Devançant la réponse de Muttuçâmi, le troisième homme expliqua :
– Non, non, le Parti Progressiste Populaire.
106Un gamin attaché au bar se planta devant Kantan. « Deux deux-cents, » dit Kantan. Muttuçâmi lui tendit un billet de cinq roupies. Quand le garçon du bar s'éloigna, celui des grillades et amuse-gueule, un gamin tout jeune, s'approchant de Kantan en riant lui demanda :
– Qu'est-ce que vous mangez ?
– Apporte deux foies.
– Donnez-moi une roupie.
Muttuçâmi tira une roupie de sa poche et la tendit au gamin.
« Ne prends pas d'argent de Kantan, hé, Bâlou ! » cria Trimûrtti.
107Sans lui prêter attention, le gamin retourna vers l'étal des grillades avec la roupie donnée par Muttuçâmi.
– Mangez du sang grillé ; c'est bon pour la santé, dit le numéro trois, savourant la portion de sang qu'il avait devant lui.
– C'est vraiment si goûtant que ça ? demanda Muttuçâmi.
– Vous prenez un peu de sang frit, comme ceci, et vous ajoutez, comme ça, un morceau de piment vert ; vous le portez à la bouche en mordant franchement, et vous mâchez ; c'est comme ça que c'est le meilleur, expliqua le troisième homme avec un bruit d'aspiration « ouss, pouss ». Son visage et son corps ruisselaient de sueur.
– Vous n'êtes pas un entrepreneur ? lui demanda Muttuçâmi.
– Oui, oui. Je suis bien entrepreneur.
– Pourquoi prenez-vous un air aussi dégoûté ?
– Depuis que la municipalité est tombée entre les mains de ces gars-là, estce qu'il y a de quoi rire ? dit le troisième homme, en baissant la voix.
108Puis, ainsi qu'il l'avait expliqué, il prit un grand morceau de piment et un petit morceau de sang frit, les enfourna ensemble dans sa bouche et mâchonna, en émettant ce bruit « ouss, pouss ».
– C'est très fort ? demanda Muttuçâmi avec sympathie.
– Non, non, ça enflamme le bout de la langue, expliqua l'entrepreneur.
109Le garçon de bar et le gamin des grillades apportèrent au même moment chacun leur marchandise. Le second tendit à Muttuçâmi le billet d'une roupie :
– Le patron dit qu'il n'en veut pas.
– Kantan, mange tout ce que tu veux. Faut pas payer quoi que ce soit, c'est compris ? cria Trimûrtti. L'entrepreneur, d'un signe au gamin, l'appela près de lui : « Eh, petit, rapporte encore deux piments verts du comptoir de sang grillé », et à l'adresse du garçon de bar, il dit : « Un cent », et il lui remit un billet d'une roupie qu'il avait dans la main gauche.
– Vous avez l'air d'avoir déjà beaucoup bu ? lui dit Muttuçâmi.
– J'ai bu un demi-litre ; cette merde ne me fait pas d'effet, dit-il en éructant.
110Kantan avait vidé son deux-cents ; il mâchouillait son foie, en fumant une cigarette. Muttuçâmi n'avait pas encore touché à l'alcool. Il savait que, finalement, son deux-cents allait revenir à Kantan. Le cent de l'entrepreneur arriva. Il l'avala d'un trait, en fermant les yeux. « Cette merde ne me fait toujours rien ! » dit-il en se levant. Chancelant, il fit rouler un verre vide en se penchant légèrement au-dessus de la table. Il avança lentement, comme un somnambule, vomit un peu dans un hoquet et poursuivit son chemin, comme si de rien n’était.
111Devant le bar, un jeune costaud était en train de pétrir la pâte des galettes ; il la battait, la prenait à bras-le-corps, puis, comme s'il voulait briser cette boule de pâte, il la jetait avec violence sur une plaque de fer. À côté de lui, Trimûrtti faisait frire des oignons sur une autre plaque. Le gérant de la boutique – un jeune homme à lunettes – régnait sur l'alcool avec le plus grand soin, depuis un siège élevé, dans une petite pièce fermée, barricadée de telle sorte que personne ne pouvait en approcher. Dans la pièce ordinairement réservée aux dames, ouverte à tous aujourd'hui pour faire face à l'état d'urgence, des éboueurs des deux sexes se disputaient pour un peu de monnaie ou pour autre chose.
112À la place libérée par la troisième personne, un porteur de lunettes noires vint s'asseoir et entreprit la conversation avec Kantan.
– Petit, il semble qu'on s'est déjà vu quelque part ?
– Je ne suis ni ton petit ni ton grand, je suis Tiyagarâjan, dit Kantan.
– Non, vous avez une tête que je connais. Vous êtes de quelle rue ?
– Rue des Bhattar.
– Rue des Bhattar ?
– Oui, rue des Bhattar. Maintenant, pourquoi m'adressez-vous la parole ?
113Muttuçâmi trouvait que ça lui suffisait comme ça. L'alcool n'était plus servi qu'à Kantan.
– M'sieur, regardez par là, m'sieur, » dit-il à Kantan.
– Qui est le patron ici ? Nous ne sommes pas capables d’honorer un ordre de deux roupies ? Nous n’avons pas plus de cinq hectares de propriété ? Et trois paires de bœufs. Nous ne sommes pas venus dans votre boutique pour chipoter sur un crédit de deux roupies, nous sommes venus pour le rassemblement, vous ne le savez pas ? criait quelqu'un.
– Vous avez vu ça ? Au milieu de tous ces gens-là, je suis venu m'asseoir à côté de vous parce que vous, vous restez assis sans faire de grabuge. Quel est votre travail ? dit l'homme aux lunettes noires.
– Casseur de gueules.
Muttuçâmi rit.
Celui qui était venu pour le rassemblement continuait de crier.
– Apporte-moi un deux-cents. Je viendrai payer cet après-midi. Ce gueux de gérant va gueuler ? Dis donc, gérant, ton patron te paie combien ? Cent-cinquante par mois, hein ? Viens chez nous, paître les veaux et les bœufs et les mettre à l'étable, je te donnerai les cent-cinquante roupies. Ou bien, viens laver les saris de nos femmes ; je te donnerai deux cents roupies.
114Il se leva avec un air de matamore. Un employé de la boutique s'approcha. L'invitant à s'asseoir tranquillement, il lui appuya sur l'épaule.
– Ouch ! si vous me touchez, je vous tranche la main, dit le perturbateur en se rasseyant.
– Alors, vous… casez des meules21 ? demanda le porteur de lunettes noires à Kantan. À vous voir on ne dirait pas !
– Pourquoi ; un caseur de meules a pas le droit de porter une chemise de soie ? dit Kantan.
– Si, si, s'il en a envie. C'est une fois marié, après qu’on a eu des enfants, qu'on voit comment ça tourne.
– Ça fait dix ans que je suis marié.
– Alors, des enfants ?
– Sept.
– Sept enfants ?
– Oui, oui. Et alors ? tu vas m'emmener chez ton docteur ! S'il m'opère22, il gagnera vingt-cinq roupies. Toi, tu en gagneras cinq ou dix. Moi j'en aurai une trentaine. Et tu auras aussi ta part là-dessus.
115Tout en parlant, Kantan se leva. Comme s'il effectuait une rotation pour prendre ses aises dans la bousculade, il balança le torse en levant les bras. Son coude droit tomba lourdement sur le menton du porteur de lunettes.
– Dis-moi, c'est bien toi qui as fait opérer ce jeune collégien ? demanda-t-il.
116Le gars qui troublait l’ordre en continuant à crier, jeta un verre vide par terre.
– Eh ! On me connaît pas ? Suruli Tevan fils de Malappatti Anti Tevan.
117Tout en parlant, cet agité bouscula les quelques personnes qui s'interposaient et vint se planter en chancelant au milieu de l'échoppe.
– Je le demande à ce... gérant, on verra s'il va refuser, cria-t-il.
– Ne fais pas de scandale, mon frère. Viens donc, on reviendra plus tard, dit l'un de ceux qui voulaient le calmer.
– Ces minables savent-ils bien à qui ils ont affaire, dit un autre.
– Qui c'est ça ? Trimûrtti se dressa là où il était, dans le coin des grillades.
– Lâchez mon bras, cria Suruli Tevan.
118Pour fuir la boutique en douce, quelques personnes se pressaient vers la sortie.
119Suruli Tevan retira de sa ceinture un couteau dans son étui, dégaina, et lança l'étui avec sa main gauche. L'étui arrivait droit au visage de Kantan, qui baissa vivement la tête. Voyant un couteau dans la main de l'ivrogne, encore un peu plus de gens paniqués s'enfuirent. Affolé Muttuçâmi se leva aussi. L’agrippant fermement par l’épaule, Kantan le fit rasseoir.
120Suruli Tevan, le couteau à la main marcha vers le compartiment du gérant. Le prenant par les épaules quelqu'un le mit en garde : « Ça, c'est risqué, m'sieur. » Il repoussa son bras, « Tchh, nique ta mère ! » et vint se planter devant la place du gérant. Celui-ci et deux jeunes commis se blottirent derrière les bidons d'alcool.
121« Alors, gérant, tu t'imagines que je sais pas qui est ton patron ? Ni de quelle jungle ce brigand est sorti, pour oser mettre une enchère sur le territoire d’un autre ? C'est parce que c'est ce chetti-là23 qui te donne ton fric que tu as cette insolence ? La prochaine fois, je verrai bien quel fils de... viendra enchérir ici. » Tout en hurlant ces propos, Suruli Tevan arrachait le châssis de la porte à claire-voie de la resserre du gérant. La porte commençait à voler en éclat. Faufilé comme un chat derrière Suruli Tevan, Kantan lui porta brusquement la main à la gorge, comme un couteau, par-dessus son épaule droite, lui assénant un coup violent, puis il se replia derrière le pilier de pierre qui était à côté. Suruli Tevan s'effondra. Ecrasant du pied sa main qui agrippait le couteau, Kantan, de quelques coups au visage et dans le dos, le laissa sur le carreau.
122Un des acolytes de Suruli Tevan s'enfuit à toutes jambes. Un autre, qui se tenait à l'entrée, prêt à décamper, observait la scène à l'intérieur. Ramassant le couteau par terre, Kantan le déposa devant le gérant. « Vous n'avez pas de videurs ? » dit-il.
123– Il y en a un qui est allé à ce rassemblement ; un autre doit arriver maintenant, » dit le gérant.
124Tirant un billet de dix roupies, le gérant le tendit à Kantan. « Je le prendrai plus tard, » dit Kantan en s'écartant. Muttuçâmi sortit avec lui.
– Hein, m'sieur, quand l'adversaire est armé, il faut l'attaquer par derrière, n'est-ce pas ? dit Muttuçâmi.
– Même si l'adversaire n'est pas armé, il faut l'attaquer par derrière, et, autant que possible, quand il ne s'y attend pas, dit Kantan.
– C'est pas de la lâcheté ?
– Hm.
– Pourquoi vous dites rien ?
– Rien. J'étais en train de penser à Trimûrtti.
– Maintenant, où va-t-on, m'sieur ?
– Ici à côté, Valli Lodge.
– Et là ?
– J'ai un boulot.
– Ça prendra longtemps ?
Kantan se mit à rire.
– Pourquoi riez-vous ?
– Ta dame est venue dans quel cinéma ?
– Le cinéma Pankâj.
– Tu devras être au Pankâj à une heure. C'est tout ?
– C’est ça, m'sieur, dit Muttuçâmi. Tous deux se mirent en route.
125Dès qu'ils arrivèrent à la Valli Lodge, Kantan dit à Muttuçâmi de venir dix à douze minutes plus tard à la chambre numéro douze et entra seul dans la lodge. Il demanda au jeune homme assis à la place du gérant : « Le numéro douze est bien en-bas ? ». Il fit oui de la tête et indiqua à Kantan la direction à prendre. Les chambres s’alignaient sur une seule rangée. La chambre numéro onze était verrouillée de l'extérieur. Kantan pouvait entendre le bruit du ventilateur qui tournait dans la chambre numéro douze. C'était la dernière pièce de la rangée. Kantan appela « Sir ! » On entendit une voix de l'intérieur « Qui est-ce ? » Puis la porte s'ouvrit. Sur un individu d'âge moyen vêtu d'un maillot de corps et d'un kaili24.
– Qui êtes-vous ? dit-il.
– Vous ne savez pas ? Hier soir...
– Oh, c'est toi ? De quoi s'agit-il ?
– Rentrez d'abord, je vais vous le dire, dit Kantan, qui avança d'un pas, l’air décidé à entrer, tout en bousculant celui qui se tenait sur son passage.
126« Viens, viens, » dit l'autre, qui rentra en s'effaçant comme pour le laisser passer, et s'assit sur le matelas étalé sur le lit. Kantan s'assit sur la chaise voisine. Les deux battants de la porte étaient largement ouverts.
– De quoi s'agit-il, à cette heure-ci ? dit l’autre avec un rire forcé.
– Vous avez interféré avec notre boulot, dit Kantan d’un air ennuyé.
– Qui ?
– Vous, monsieur.
– Moi, comment ça ? Je n'ai pas parlé dix minutes avec vous ?
– Avec moi, vous n'avez parlé que dix minutes. Mais avec Sarôja, vous avez parlé toute la nuit, ça suffit pas ?
– Non, je suis rentré après la deuxième séance.
– Elle me l'a dit, elle me l'a dit. Mais vous ne devez pas pervertir comme ça l'âme d'une jeune enfant qui ne sait rien du monde.
– Moi, je l'ai pervertie ?
– C'est bon, c'est bon ; maintenant à quoi ça sert de parler avec vous ? Changez-vous et sortons d'ici. Kantan se leva.
– On va où, maintenant ?
– Mais dans cette maison. C'est à vous de parler directement à Sarôja.
– Moi, qu'est-ce que je vais lui dire ?
– Que vous avez une femme et des enfants ; et que vous ne pouvez pas l'épouser, c'est à vous de le lui dire.
– Mais je ne lui ai absolument pas laissé entendre que nous devions nous marier !
– Voyez-vous, monsieur, je vais me fâcher méchamment. N'allez pas imaginer que c'est une fille ordinaire. Même si on lui fait un pont d'or, elle ne ment pas. En plus de ça, c'est une fille d'une très bonne famille. C'est un moment difficile, d'accord ; à quoi bon parler de tout cela maintenant ? Quand il a bu et qu'il est avec une jeune fille, un mâle raconte tout ce qui lui passe par la tête. Il n'y a pas de mal à ça. Mais ne me dites pas, pour autant, que Sarô raconte des mensonges.
– Alors toi-même, tu es d'accord que j'étais soûl quand je lui ai parlé, n'est-ce pas ?
– Est-ce que je ne le sais pas, Swâmi ? Quand elle a entamé cette dispute ce matin, j'ai tout de suite vu clairement de quoi il s'agissait. Moi-même, j'ai tenté de lui parler : ils ne font que passer, et ils racontent les mille choses qui leur viennent. Il ne faut pas croire tout ça. Mais est-ce qu'elle a écouté ! « Non, non, celui-ci n'est pas comme les autres ; pour de vrai, il est vraiment tombé amoureux de moi. Il est déterminé à faire un mariage officiel dès demain. » Voilà ce qu'elle dit et elle n'en démord pas.
127L'autre, qui avait écouté avec un léger sourire les propos de Kantan, rit franchement.
– Voyez-vous, il n'y a pas de quoi rire, menaça Kantan.
– Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? cria l'autre haussant le ton.
– Eh, qu'est-ce c'est que ce raffut ? Vous avez corrompu le cœur d'une jeune fille innocente ; vous avez ruiné mon travail, et en plus vous essayez de m'intimider ?
– Bon, ça va, pourquoi parler inutilement ? Maintenant, qu'est-ce que je dois faire d'après vous ?
– Voyez-vous, monsieur, aujourd'hui c'est dimanche. Il va être midi. En ville en plus de ça, il y a ce rassemblement. Songez-vous à ce que Sarô aurait encaissé jusqu'ici ? Aujourd'hui, elle n’aurait pas gagné moins de cinquante roupies. Et savez-vous ce qu'elle est en train de faire ? « Je lui ai donné ma parole », et elle me fait une scène, disant qu’il ne faut ramener personne d'autre à la maison. Vous n'avez plus rien d'autre à faire que de venir là-bas et de lui exposer l'affaire, c'est tout.
– Elle m'écoutera si je lui parle ?
– Elle dit qu'elle vous écoutera. « Qu'il vienne lui-même me regarder en face et me dire qu'il était ivre quand il a parlé comme ça, voilà tout. » C'est ce qu'elle dit.
– Bon, viens ce soir à sept ou huit heures ; on pourra y aller tous les deux.
– Quoi, monsieur, vous aller tenter de quitter la ville et de rentrer chez vous pendant ce temps-là ! Vous êtes tous les mêmes : quand on vous parle correctement, vous n'écoutez rien.
– Dis donc, ne gueule pas. Tu essaies de me rouler ?
– Chh, nique ta mère ! Tu as pourtant l’air d'un type bien, alors parle-moi avec respect. Ou en fait d’entourloupe, je te mets mon poing dans la gueule.
Kantan fit un pas en direction de l'autre.
C'est à ce moment que Muttuçâmi entra dans la chambre.
– Qu'est-ce que cette dispute, m'sieur ? Vous avez l'air tout retourné ? dit-il à Kantan.
– C'est ce type. Il est resté avec Sarôjâ hier. À le voir, il a l'air d'un parfait gentleman. Du coup, je lui ai dit de la payer directement. Ce gars avait parlé de cinquante roupies ; et une fois soûl, il a dit qu’on avait parlé de vingt, et il a créé des problèmes. Il lui a demandé de faire je ne sais quelles saletés ; et quand elle a refusé, il l'a battue. Tout ça, on peut passer. Mais on ne trouve plus la chaîne de Sarô. Maintenant il dit qu'il était ivre, et ne se souvient pas. Quand on lui parle du poste de police, il raconte des histoires, qu'il connaît le Deputy, qu'il connaît le ministre...
– Oh, oui, nous sommes à l'époque des voyous en tergal, dit Muttuçâmi à Kantan, et à l'autre : « Sir, allez au poste de police et dites-leur ce dont vous vous souvenez ; c'est comme ça qu'on se conduit. » Le locataire de la chambre regarda alternativement Kantan et Muttuçâmi.
128Brusquement le ventilateur s'immobilisa. Kantan était assis sur une chaise ; Muttuçâmi sur un tabouret rond. On entendit le bruit de quelqu'un qui venait en direction de la chambre. Quand le bruit de pas atteignit la chambre onze, on entendit le son d'une porte qui s'ouvre. Puis à nouveau un bruit de pas. Passant devant leur chambre, le jeune gérant regarda tranquillement à l'intérieur et continua son chemin.
– Hep ! dit le locataire.
– What, sir ? le jeune gérant allongea sa tête à l'intérieur de la chambre.
– Vous avez la monnaie de cent roupies ? demanda le locataire.
– Oh, yes.
129Tirant de la poche d'un pantalon suspendu à un portemanteau un billet de cent roupies, le locataire le tendit au gérant. Ce dernier, le billet dans une main, faisant tournoyer un trousseau de clés dans l'autre, se dirigea au pas de gymnastique vers la caisse. Au bout d'un petit moment, il revint dans la chambre. « Five ten, and ten five, » dit-il en tendant au locataire cinq billets de dix roupies et dix de cinq.
130Celui-ci les prit et fit « bon » de la tête. Le jeune homme, qui s'attendait à ce qu'il lui dise merci, dit lui-même « Thanks » en réponse, ajouta « Coming, sir » pour prendre congé et quitta la pièce en s'en allant d'une démarche chaloupée. L'occupant de la chambre donna cinquante roupies à Kantan. Celui-ci les compta et les mit dans sa poche. « Au revoir, monsieur ; vous restez ici ce soir ? » dit-il. L'autre hocha la tête d'une manière qu'on pouvait interpréter comme on voulait. Kantan et Muttuçâmi quittèrent la lodge et se dirigèrent vers le cinéma Pankâj.
– Ce n'est pas mal agir, ça, m'sieur ? dit Muttuçâmi.
– Bien sûr que c'est mal. Et chaque fois qu'on trouve une veuve, essayer de mettre la main dessus, c'est sûrement mal aussi.
– Non, m'sieur, moi je vais peut-être l'épouser.
– Quand on achète une voiture, on commence par l'essayer. C'est comme ça dans ce cas-là ?
131Muttuçâmi rit d’abord. Puis, ayant un peu réfléchi :
– Dans notre société, qu'est-ce qui s'en passe des choses cruelles.
– Alors, nous aussi, nous pouvons bien en faire notre petite part, de ces choses cruelles, n'est-ce pas ?
– Nous, nous ne faisons pas des choses cruelles. C'est la structure de la société qui nous fait agir comme ça.
– Hm.
– Par exemple,– vous fâchez pas, m'sieur – vous faites bien quelques fautes, n'est-ce pas ; quelle est la raison de tout ça ?
– J’ai du culot, je suis gonflé.
– Non, m'sieur ; c'est votre misère qui est la cause.
– Il n'y a pas moyen de gagner de l'argent autrement ? Faut-il proposer sa femme ? Ou alors agir en criminel ?
– Est-ce qu’on peut trouver du travail rien qu’en y pensant ? Autrement, pour faire un travail indépendant, est-ce que vous avez l'argent ?
– J'en avais un peu. Quelqu'un m'en a fauché une partie, et moi j'ai gaspillé le reste.
– C'est de Sôlai Pillai que vous parlez quand vous dites « quelqu'un » ?
– Oui.
– Pourquoi il vous a volé ?
– Petit, tu poses une question idiote ? Il avait besoin d'argent ; il m'en a piqué. Et moi, je brûlais d'envie d'épouser Mînâ.
– Alors, ça c'est pas une société où l'homme trompe l'homme ?
– Oui, oui.
– Il faut changer la structure de cette société, m'sieur.
– Comment ? La – comment tu dis ? –‘structure’ de notre société, c'est pas nous qui l'avons faite ? Alors comment pouvons-nous la changer ?
– Comme on l'a changée dans tous les autres pays, m'sieur.
– Comment ?
– Tous les gens qui souffraient comme nous ont fait la révolution, changé la structure de la société et chassé l'exploitation.
– C'est quoi ça ?
– Comment « c'est quoi ? »
– Ce que tu as dit, l'exploitation.
– Ça ? Aujourd'hui, la nourriture, les vêtements, tout ce dont nous avons besoin, qui est-ce qui le fabrique ? Ce sont pas les travailleurs ?
– Oui, oui, mais ce sont pas les capitalistes qui paient le salaire des ouvriers ?
– Ils paient bien un salaire. Mais quand l'ouvrier produit pour cent roupies, il ne reçoit que quarante ou trente roupies. Le reste, c'est pas le capitaliste qui le vole ?
– Mais c'est le capitaliste qui a apporté l'argent ; et c'est lui qui fait travailler les ouvriers.
– C'est bien le capitaliste qui supervise ; c'est bien lui qui planifie la marche du travail, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Pour ça, on a besoin d'une ou deux personnes. Alors pourquoi faut-il qu'une usine n’appartienne qu'à lui, ou soit seulement la propriété de sa femme et de ses enfants ? Il peut pas être salarié lui aussi ? Alors personne ne sera plus appelé patron, et personne ne volera aux travailleurs le fruit de leur travail ?
– Alors l'usine appartiendrait à qui ?
– Mais à tout le monde ; pourquoi doit-elle appartenir à un seul individu ?
– Petit, tu parles comme un qui a fait beaucoup d'études. Moi, je peux pas me changer moi-même ; comment je peux changer la société ? on dira que c'est un ivrogne qui déblatère... Dis donc, regarde dans ce restaurant quelle heure il est.
– Il va être une heure et demie, m'sieur.
– Bon, occupons-nous de l'affaire qui nous amène. Presse un peu le pas.
– Il faut absolument supprimer l'exploitation, m'sieur.
– Bon, bon, supprime. Si tu supprimes l'exploiteur aujourd'hui, un autre va venir exploiter demain. C'est tout. Mais que les salariés se rassemblent pour demander des augmentations de salaire, sinon, qu’ils s'arrêtent de travailler, ça, ça me paraît correct.
– Alors... commença Muttuçâmi.
– Vois-tu, petit, moi, j'ai pas eu d'instruction, d'éducation. Parce qu'elle avait peur que j'aie un accident avec un rickshaw ou une voiture en allant à l'école, ma mère m'a gardé à la maison jusqu'à dix ans.
– Quel est votre but dans la vie, m'sieur ?
– Qu'est-ce que tu veux dire ?
– Quel objectif avez-vous décidé d'atteindre dans votre vie ?
Kantan rit.
– Quel objectif j’avais en venant naître dans le ventre de Sornattammâ ? dit-il, riant encore.
132Kantan et Muttuçâmi s'arrêtèrent en face du cinéma. Il y avait encore quelques minutes avant la fin du film. Quand tous deux eurent consommé thé et samosa et revinrent de la boutique de thé qui était en face du cinéma, le chant de l'hymne national commençait tout juste. Déjà les spectateurs se bousculaient à l'intérieur pour quitter la salle et commençaient à sortir. Le cinéma avait deux issues. Comme toutes deux donnaient sur la rue, Muttuçâmi pouvait surveiller les deux sorties en restant en face. Dans un affrontement démocratique de voitures et de piétons, au milieu des vociférations et des bousculades, chacun se mettant en travers des autres, tous, se frottant les uns contre les autres dans un oubli superbe de la différence des sexes, s'efforçaient de s'extirper de là, comme soulagés d'avoir échappé à une situation inextricable. D'un œil scrutateur, Muttuçâmi surveillait tour à tour la sortie réservée aux femmes et la sortie mixte. Kantan se tenait là, l'air ennuyé, fumant une cigarette. Dans les yeux de Muttuçâmi, espoir et déception apparaissaient et disparaissaient tour à tour. Soudain, – C'est elle, m'sieur, c'est elle ; à côté de cette boutique, c'est elle avec ce sari vert, et un bébé sur le bras ; c'est elle, m'sieur, c'est bien elle, cria-t-il.
– L'enfant dort, non ? dit Kantan.
– Il en a tout l'air.
– Rien de tel que les enfants pour comprendre la vraie valeur du cinéma, dit Kantan, jetant sa cigarette et l'écrasant sous son pied.
133Kantan se dirigea prestement vers la boutique. La femme, portant son enfant sur l'épaule, demeurait là, comme incapable de décider dans quelle direction aller. À moins que, peut-être, elle attende que la foule s'éclaircisse. Á la boutique, Kantan acheta pour dix centimes de bétel, et pour vingt-cinq centimes de fleurs à une femme qui les vendait à côté, par terre. Sans s'enquérir du prix, disant à la marchande « Donne toujours, donne comme tu veux » il les lui prit des mains. La « personne » de Muttuçâmi, qui portait l'enfant, commença à s'éloigner. Kantan s'en approcha rapidement « Tiens, prends ça ! » Il lui fourra le bétel et les fleurs dans les mains et, avant qu'elle eût ouvert la bouche, « Donne-moi l'enfant comme ça ! » dit-il, le lui prenant des bras pour le charger sur ses propres épaules. « Viens vite, fillette, le temps passe, on n'a pas encore mangé, » dit-il en marchant rapidement. Elle hésita un instant, regarda tout autour en baissant la tête et le suivit. Dès qu'ils arrivèrent en un point où la foule était moins dense, elle demanda doucement :
– Où allez-vous ?
Il ne se retourna pas.
– Un ami à moi s’est entiché de toi. On le rejoint.
– Qui est-ce ?
– Il nous suit. Kantan continua de marcher sans se retourner.
134Marchant et courant à la fois, elle le suivit, en jetant un coup d’œil à la dérobée derrière elle. Elle aperçut Muttuçâmi qui se hâtait sur leurs traces.
– C'est celui qui vient avec une chemise bleue ? demanda-t-elle doucement à Kantan.
– Oui.
– Je l'ai déjà vu, il est de la rue à côté.
135Ayant laissé Muttuçâmi et son amoureuse dans la chambre d'un ami de Muttuçâmi, Kantan songea à la boutique de Cheik Râvuttar. Une fois, alors qu'il était retenu dans les locaux de la police, c'est de là qu'on lui avait apporté des parotta et un curry de mouton. Depuis ce temps-là, il s’était entiché de cette boutique. Il assurait que, dans toute la ville, on ne trouvait pas de parotta, de curry ou de râttai25, comme ceux qu'on trouvait là. La seule pensée de cette boutique le faisait saliver. Se disant qu'il s'en dégoûterait s'il y allait trop souvent, il s’y rendait occasionnellement. Maintenant, il avait le sentiment qu'il ne pourrait rien avaler d'autre que la marchandise de Cheik Râvuttar. Il se dépêcha, imaginant qu’après avoir bu encore un peu, il pourrait savourer dans la boutique de Cheik Râvuttar six parotta, quatre varuval26 et, si ça se trouvait, un poulet et trois ou quatre tranches de poisson. Mais quand il s'attabla dans la boutique de Cheik Râvuttar avec son toit de chaume, il réalisa qu'il ne pouvait faire honneur qu’à deux parotta et un varuval. Il avait l’impression que son ventre, d’habitude si plat qu’on se demandait, quoi qu’il ait mangé, s’il en avait un ou non, était déjà un peu gonflé. Il se palpa le ventre du côté droit. Un médecin homéopathe lui avait dit que, si quelque chose n'allait pas bien, on pouvait diagnostiquer une grosseur du côté droit. Il ne remarqua rien. Dans le doute, il tenta de se palper le ventre du côté gauche. Il ne remarqua rien de certain. « Hm » maugréa-t-il, en s'en allant lentement. Sa pensée revenait sans cesse à Subbayâ Cettiyâr…
136Un mois avant la mort du Cettiyâr, Kantan avait l'occasion de le rencontrer presque tous les jours. Mînâ n'allait pas bien. Une toux sèche lui rognait la vie. Kantan l'emmenait tous les jours à l'hôpital municipal. Il était alors heureux de sortir, le matin, avec elle. S'il l'accompagnait, le docteur de l'hôpital municipal ne faisait pas attendre Mînâ trop longtemps. Il y avait un secret là derrière, n'insistons pas.
137Chaque fois qu'il allait à l'hôpital avec Mînâ, Kantan passait par le marché central aux légumes. Un jour qu'ils le traversaient, il vit que plusieurs boutiques étaient fermées. Ça et là, commerçants et commis tenaient des conciliabules à voix basse. Kantan s'informa. On lui dit que, la nuit précédente, alors qu'il était en train de boire un whisky à la pharmacie, Subbayâ Cettiyâr était mort subitement, en disant : « Bye, bye à tous ! » Mînâ, qui avait remarqué que le ventre du Cettiyâr enflait de jour en jour, pensa que le Cettiyâr était mort parce que son ventre avait éclaté comme un ballon. Des conversations avec une ou deux des personnes présentes, Kantan recueillit un détail pitoyable. Trois ou quatre jours avant sa mort, quand il parlait, éternuait, soufflait par la bouche, ou ouvrait tout simplement la bouche, personne ne pouvait se tenir à moins de cinq à six pieds du Cettiyâr. Tellement une puanteur insupportable émanait de sa bouche. On disait que le ventre du Cettiyâr était pourri. Il était très à l'aise financièrement. Pourtant il n'alla voir aucun médecin. « J'ai goûté de tout, quoi d’autre maintenant ? » disait-il à la fin. Mînâ n'appréciait pas l’enquête de Kantan sur la mort du Cettiyâr. Les larmes perlaient dans ses yeux. « Ça suffit, venez, » dit-elle, entraînant précipitamment Kantan.
138Subbayâ Cettiyâr était un grossiste en légumes réputé. Ayant versé des avances à tous les producteurs de légumes dans le district de Manjumalai, il avait acquis le monopole de ventes des légumes anglais dans la ville. Pour faire connaître à la population l’énergie vitale contenue dans les légumes anglais, il appointa quatre orateurs sur le marché. À force d'écouter leurs discours, les marchands eux aussi délivrèrent de petits prêchi-prêcha nutritionnels. « Achetez ces radis, monsieur, c'est très riche en mercure, » disait l'un. « Il y a beaucoup de calcium dans ces choux verts ; c'est bon pour les os, » disait un autre. Au fur et à mesure que croissait l'imagination des marchands, l'aluminium commença à apparaître dans les betteraves et un peu d'or dans les choux-fleurs.
139Les légumes traditionnels du pays étaient traités en parents pauvres ; toutefois, seule parmi eux, la banane verte faisait exception. (Quand le Cettiyâr demanda au patron de la pharmacie si l'on pouvait dire qu'il y avait un peu d'argent dans les bananes, celui-ci répondit qu'il valait mieux dire qu'elles contenaient du souffre.). La raison n’était pas seulement qu’on ne pouvait pas empêcher les gens d'acheter des bananes vertes. Peut-être une explication tenait-elle aussi au fait que le Cettiyâr avait avancé de l'argent à ceux qui avaient installé des bananeraies autour de la ville. Un jour, un Râvuttar étranger à la cité commença à introduire en ville des bananes vertes énormes, venues d'un peu plus loin alentour. Le commerce des bananes du Cettiyâr eut tout l'air de s’effondrer. Il alla aiguillonner et secouer les producteurs de bananes qui avaient pris des avances avec lui. Quelques-uns d’entre eux déclarèrent que si l'on approfondissait les puits, installait des pompes et irriguait les champs, on obtiendrait de grosses bananes vertes.
140Cela suffit au Cettiyâr. Il accrut son activité de propagande au sein du marché. On commença à y tenir un discours selon lequel entre les grosses bananes, dites bananes des pompes, et les petites bananes, dites bananes de picote, dans les bananes des pompes l'introduction du courant électrique détruisait toute la valeur nutritionnelle qu'elles contenaient, tandis que les bananes de picote conservaient en abondance leur énergie et leur saveur. Sur ces entrefaites, le Râvuttar mourut dans un accident. Son fils Sayed, qui lui succéda, ne trouvait aucun intérêt au commerce des bananes. Ayant bradé l'argent qui devait revenir à son père au taux de la moitié ou de trois-quarts pour une roupie, il déménagea à Madras pour produire des films.
141L'engouement du Cettiyâr ne se limitait pas aux légumes anglais. Il s'entichait, plus généralement, de tout ce qu'on appelait manières ou usages anglais. Les deux plus essentiels étant 1) la cigarette, 2) le whisky ou le brandy. Le pharmacien lui ayant dit un jour qu'en général, les anglais préféraient le whisky au brandy (ce jour-là, il n'y avait pas de brandy au magasin), il évita dès lors autant que possible de boire du brandy. Il aspirait aussi à faire l'amour avec une anglaise. Mais comme il n'y avait pas en ville une seule anglaise sur laquelle fixer son dévolu, il se rallia, avec l'aide d'Antony, un broker, à une « dame » anglo-indienne du nom d'Irène qui habitait à côté du lotissement des chemins de fer.
142Elle rendait de grands services aux jeunes anglo-indiens de ce quartier, pour tester leur virilité avant leur mariage. Ayant réalisé que le monde n'était pas limité à ce quartier, Irène avait un style à elle, sans qu'on pût dire qu'elle se coiffait court et « bob » au carré, mais sans qu'on pût dire davantage qu'elle avait les cheveux longs. À la maison, elle suivait la mode anglo-indienne ; quand elle sortait, elle arrangeait ses cheveux en chignon, revêtait un sari et un boléro et passait à la mode indienne. Avec beaucoup d'efforts, elle s'appliquait à parler un tamoul correct.
143On parvint à un accord : le Cettiyâr devait donner à Irène soixante roupies par mois pour le loyer de sa maison, cent-vingt roupies pour sa nourriture et ses vêtements, une allocation de cent roupies pour le tord-boyau appelé gin indien, et en sus, une fois par an, pour Noël, le Nouvel An et Pâques des gratifications qui ne pouvaient être inférieures à cent roupies ; en échange de quoi, le Cettiyâr pouvait demeurer chez Irène tous les jours, sauf le dimanche, de huit heures du soir à huit heures du matin. Il y avait aussi quelques clauses, tout à fait mineures. Le Cettiyâr ne devait pas importuner Irène pendant la journée. Si Irène se déclarait indisposée, le Cettiyâr, en plus de la prise en charge des frais médicaux, devait demeurer chez lui pendant ces périodes-là. Les deux parties se déclaraient prêtes à respecter leur accord pour au moins cinq ans. Bien qu'il s'agît d'un accord verbal, on prépara trois exemplaires des clauses de l'acte, un remis entre les mains du Cettiyâr, un entre celles d'Irène et le troisième entre celles d'Antony. Quand le Cettiyâr déclara à Antony qu'il faudrait ajouter encore une petite clause, Irène lui tomba dessus avec colère : « Quoi, man, est-ce que vous croyez que je suis comme les femmes de votre pays ? »
144Le Cettiyâr qui s'attendait à pouvoir parler anglais « das bus »27 juste en l’apprenant grâce à sa familiarité avec Irène, en vint en fait à expliquer à quelques-uns de ses amis qu'il prenait des « leçons d'anglais » avec une anglaise. Mais Irène considérait que, si elle parlait anglais avec le Cettiyâr, la pureté de son anglais serait souillée, et elle n'avait recours à l'anglais que pour l'insulter. À ses débuts, pour l'appeler, elle usait du mot « bugger ».
145Comme elle l'appelait ainsi qu'elle soit de bonne humeur ou en colère, il n'était pas clair pour le Cettiyâr si c'était ou non un mot grossier. Une nuit où le Cettiyâr l'ayant à peine lutinée commençait aussitôt à s'endormir la bouche béante, quand elle lui souffleta la joue avec colère et lui dit : « Eh, man, où es-tu allé faire le bougre avant de venir ? » le Cettiyâr eut un doute. Le lendemain il demanda à quelqu'un qui savait un peu d'anglais le sens de ce mot. « Beggar veut dire mendiant, » dit l'autre. Le Cettiyâr piqua une rogne contre Irène : « Alors je ne suis qu'un mendiant à tes yeux ? » se hérissa-t-il furieux. Irène rit et lui expliqua que beggar et bugger étaient différents. Et quand il lui demanda le sens de ce dernier mot, Irène déclara « ça veut dire un vrai mâle. »
146Pourtant le doute du Cettiyâr n'était pas dissipé. La prochaine fois qu’il se rendit chez son avocat, il s'enquit du sens du mot en suggérant que, si c'était une insulte, on pouvait injurier l'adversaire avec ce terme dans une lettre officielle. L'avocat se mit à rire, puis lui glissa le sens du mot à l'oreille. Même après les éclaircissements de l'avocat, le Cettiyâr ne parvint pas à comprendre en quoi « bugger » pouvait être un mot insultant. En fait, quand Irène laissa tomber ce terme et commença à le traiter de « bastard », il eut un peu le sentiment d'être floué. Le fait qu'Irène variât ses termes d'insulte n'était pas sans lui procurer une excitation plutôt bienvenue.
147En un mois de pratique du Cettiyâr, Irène avait réalisé le compte exact de son patrimoine, de son confort et de ses revenus. Elle traitait respectivement Antony, qui l’avait trompée, de bugger et le Cettiyâr, de bastard. Un jour elle produisit au Cettiyâr un certificat d'un médecin retraité des chemins de fer, disant que « Miss Irène étant atteinte d'une maladie nerveuse, son état de santé était lamentable et nécessitait un mois entier de repos. » En outre, elle informa le Cettiyâr que le docteur lui interdisait de boire du gin indien, lui prescrivait de boire du whisky ou du brandy, interdisait la viande de porc et la viande de bœuf, prescrivait de manger absolument de la viande de mouton très saine, deux fois par jour, et du bouillon de poulet, avec du lait et toutes sortes de fruits. Comme le Cettiyâr refusait de croire ses propos, elle invita le docteur chez elle. Venu dans un très vieil habit de médecin, le vieux, non seulement confirma tout ce qu'Irène avait dit, mais ajouta que la cause de sa maladie nerveuse pouvait bien être son « amant », et que, si l'on voulait que la patiente guérisse, il fallait la placer dans une maison de repos ; il ne lui fallait plus ces vêtements et ce matelas sales, et, par-dessus tout, il était très, très urgent d'assurer sa tranquillité d'esprit.
148Le Cettiyâr voyait clair dans les manigances d'Irène. Il décida de rompre avec elle. Il laissa passer deux jours sans se montrer chez elle. Mais au matin du troisième jour, elle était avant lui au marché aux légumes. À l'arrivée du Cettiyâr, elle fit pleuvoir sur lui, devant tous les gens présents, les mots qu'il n'avait pas entendus depuis deux jours, tels que « you bastard, bugger, you rape of your mother, you fucking rogue, monkey faced scoundrel », et, au milieu de ce torrent d'insultes, elle demanda justice auprès de tous ceux qui s'étaient rassemblés là. Il est vraiment déshonorant de se faire insulter devant témoins par une femme, et qui plus est, en anglais ! Le Cettiyâr l'entraîna précipitamment dans la pharmacie voisine et entreprit de parler de réconciliation, en présence du patron du magasin. Irène dit qu'elle pouvait rompre si le Cettiyâr versait quinze mille roupies conformément au contrat de cinq ans. Le Cettiyâr était prêt à donner trois mille. Tous deux décidèrent qu'ils pourraient conclure l'affaire le lendemain, en présence d'une tierce personne. (Irène l’informa qu'Antony l'avait fait prévenir qu'il était dans l'incapacité de s'associer lui-même aux discussions à l’amiable, parce qu'il était en prison.) Avant de quitter la pharmacie, Irène demanda au patron, et acheta sur le compte du Cettiyâr, une bouteille de whisky. Le Cettiyâr tenta de s'y opposer. « Tout ça c'est des dépenses médicales, you bloody fool, » répliqua Irène.
149Pour décider des clauses d’un compromis, le choix du Cettiyâr retomba sur Kantan. Dès le matin, il lui envoya quelqu'un et le fit venir au marché. Il l'emmena à la pharmacie et lui exposa leur querelle. Il lui offrit un whisky, destiné à stimuler son enthousiasme. Kantan parla de régler de toute façon l'affaire dans les trois mille roupies. Tous deux se rendirent en taxi chez Irène.
150Irène avait déployé les fastes, non seulement sur sa personne, mais dans la pièce où ils allaient s'asseoir pour discuter. Habillée d'une robe chatoyante sans manches, sa coiffure arrangée dans le style « bob », fardée de rose et de rouge à lèvres, elle offrait l'image type d’une héroïne de films anglais. Quand le taxi s'arrêta à l'extérieur de la maison et que tous deux montèrent sur la véranda, elle leur souhaita la bienvenue en joignant les mains, avec un sourire modeste. Un instant, le Cettiyâr fut sous le charme. L'instant d'après, hum, il eut l'intuition que tout cela n'était qu'une mise en scène. Tous trois entrèrent. Ayant invité les visiteurs à s'asseoir,
– Mister Cettiyâr, vous ne m'avez pas présenté ce monsieur !
– C'est mon ami, Kantan ; un grand businessman ; un dur à l'occasion.
– Vraiment ? Good to see you, je suis Irène.
151Tout en parlant Irène tendit sa main droite face à Kantan. Celui-ci contemplait l'échancrure centrale de la robe décolletée d'Irène. Elle s'en avisa et, se penchant un peu, elle prit la main de Kantan dans la sienne et la tapota en la serrant doucement.
152– À la vérité, pour les hommes, il faut bien avoir quelque chose d'un dur. Le pauvre Cettiyâr ne sait pas se montrer dur, dit Irène en riant, tandis qu'elle gagnait sa chaise.
153Le Cettiyâr ouvrit de grands yeux.
– Stella, Stella !
À l'appel d'Irène, une fillette d'une dizaine d'années apparut.
– Tea for the gentlemen and whisky for me, dit Irène à la fillette.
Puis se tournant vers le Cettiyâr,
– Mister Cettiyâr, je crois que votre ami me plaît vraiment beaucoup. Il a l'air d'être un gentleman avec les gentlemen, et un dur avec les durs.
154Kantan la contemplait sans la lâcher des yeux.
155Se tournant vers lui, Irène déclara, comme accablée de tristesse :
– Mister Kantan, on vous dérange sûrement. Unnecessary trouble. Je désire vraiment avoir des relations amicales avec Mister Cettiyâr. Mais pour lui, son argent est plus important que ma vie.
156La fillette réapparut apportant sur un plateau deux tasses de thé et une bouteille de whisky, un verre et un soda qu'elle posa sur un guéridon, puis elle tendit les deux tasses de thé à Kantan et au Cettiyâr.
– Moi, je ne dois prendre ni thé, ni café. Le docteur me dit de boire du whisky. Il n'y a que ça qui s'accorde avec ma constitution.
157Tout en dévisageant Kantan, Irène ouvrit la bouteille de whisky. Kantan ne put contenir son impulsion. Il faillit laisser échapper « Servez-moi un whisky aussi. »
158Puis ils commencèrent à parler affaire. Irène prit un dossier, le feuilleta et d'un papier qu'elle en tira, elle donna lecture de chacune des clauses de l'accord conclu entre elle et le Cettiyâr. Après lecture de chaque clause, elle s'adressait au Cettiyâr en lui demandant « C'est bien exact, Mister Cettiyâr ? » Ce dernier n'avait d'autre issue que de hocher la tête. Après qu'elle eut donné lecture des clauses, Irène tira de ce même dossier un certificat médical. Après avoir recommandé à Kantan d'examiner attentivement la signature apposée au bas, elle produisit et lut une autre lettre. Celle-ci était en anglais. Elle la lut tout en la traduisant. Le docteur y exposait au complet les divers traitements qu'il fallait entreprendre et de quelles précautions il fallait s'entourer, si l'on voulait que sa patiente, Miss Irène, demeurât en vie. Ayant prié Kantan de vérifier soigneusement que la signature apposée au bas de cette lettre et la signature apposée au bas du certificat médical étaient la même, elle s'approcha de lui, se pencha sur lui en lui tendant le dossier. Incapable de se contrôler, Kantan regardait ailleurs. Le Cettiyâr n'ouvrit pas la bouche. Il s'était attendu à voir Irène se conduire en personne du milieu. Elle se montrait d'un calme parfait. Pour exciter à n’importe quel prix sa colère, il commença :
– Vous avez oublié une clause essentielle.
– Oui, oui, je l'ai oubliée, Mister Cettiyâr. Quand nous préparions notre accord, vous avez dit qu'il fallait y ajouter encore une condition. À ce moment-là, je ne savais pas qu'elle était essentielle. C'est plus tard, après que j'eus mieux connu – excusez du peu – les femmes de votre pays, que j'ai compris qu'il était normal que Mister Cettiyâr imposât une condition pareille, dit Irène.
– De quelle condition s'agit-il ? dit Kantan.
– J'ai un peu honte de le dire, dit Irène, avec un sourire prude.
– Peu importe, dites-le.
– C'est que durant la période de ce contrat, je ne devais pas avoir d'autre amant que Mister Cettiyâr. C'est bien ça, Mister Cettiyâr.
– Mais vous...
– Hm, achevez, Mister Cettiyâr.
– Vous m'avez bien interdit de venir chez vous pendant la journée.
– Oui, c'est bien une condition ?
– Mais ?
– Mais quoi ? parlez, Mister Cettiyâr. Dites ce que vous avez sur le cœur.
L'ayant regardée fixement un petit moment, le Cettiyâr déclara :
– Je ne peux croire que vous m'ayez été fidèle pendant la journée.
Des larmes perlèrent dans les yeux d'Irène.
– Si un de mes compatriotes avait parlé comme ceci à une femme, elle aurait ôté sa chaussure pour la lui lancer au visage. Mais les usages de votre pays et ceux du mien sont choses différentes. Qu'est-ce qu'on y fait ? Cependant, si vous m'apportez la preuve que j'ai fauté, je vous donnerai cinq mille roupies de dommages et intérêts. Est-ce correct, Mister Cettiyâr ?
159Tous trois demeurèrent silencieux un bref instant. Puis Irène prit la parole.
– C'est seulement maintenant que je viens de faire la connaissance de Mister Kantan. Vous vous fréquentez tous les deux depuis bien longtemps. C'est un grand businessman. Je sais qu'il se conduit comme un gentleman. En vertu du contrat, je demande quinze mille roupies. Mister Cettiyâr est prêt à payer trois mille. Mister Kantan, dites quel montant vous paraît juste. J'agirai comme le dira Mister Kantan.
– Moi aussi je suis d'accord, dit le Cettiyâr.
160Tous deux regardèrent Kantan.
161Kantan rendit son jugement : le Cettiyâr devait donner cinq mille roupies à Irène et le contrat devait être annulé. Le Cettiyâr avait apporté trois mille roupies. Les ayant remises entre les mains d'Irène, il lui donna un billet à ordre pour les deux mille roupies restantes. Pour que tous trois restent bons amis, Irène leur versa un whisky à chacun.
162Kantan se sentait las. Un besoin d'aller s'étendre et dormir quelque part. À proximité de la boutique de Râvuttar, il y avait une charrette à cheval. Kantan s'en approcha. Sur la paroi extérieure de la charrette était collée une affiche.
« Assez patienté ! Soulevons-nous !
Armons-nous de la fureur de Kannagi, de la fermeté de Nakkiran,
du sens de l'honneur de la mère du Puranânûru, et entrons dans le combat !
Pour l'exemption de la taxe sur les ventes, brandissons l'étendard de la guerre !!!
Ici........................................., marchands d'arec et de bétel de Kârkôttai. »28
163Pendant que Kantan lisait l'affiche, le voiturier Kuppu, un bidi allumé dans une main et renfonçant de l’autre le paquet de bidi dans sa ceinture, debout derrière Kantan, l’interpella :
– Pourquoi perds-tu ton temps à regarder ça ? Si on colle cette affiche sur la voiture, c'est parce qu'on peut tirer gratis un bidi ou deux des gars de ces boutiques.
– J'ai reconnu ta voiture ; c'est pour ça que je me suis arrêté. Comment va la patte de Karuppu ?, dit Kantan en examinant la patte de devant droite du cheval.
– Pas trop mal. Maintenant il trotte à peu près bien. On n'aurait jamais dû le conduire à ce vétérinaire. Il a peur de s'approcher d'un cheval. Comment il pouvait le soigner ?
– Bon, dépose-moi à la Devi Lodge, dit Kantan.
– Monte ; le cocher, Karuppaiyâ, est déjà assis dans la voiture. On pourra bavarder en route.
– C'est le Karuppaiyâ de la maison du Mudaliyâr ?
– C'est bien lui. Tout ce qu'il a raconté hier, comme témoin au tribunal, est paru dans les journaux. C’est ça qu’il est en train de lire.
164Ils montèrent dans la charrette, Kantan derrière, et Kuppu devant. Karuppaiyâ, assis un journal entre les mains, se serra un peu pour faire place à Kantan et lui souhaita la bienvenue : « Venez, m'sieur, venez. » Kuppu lança la voiture. Le trot du cheval boiteux était un peu lent.
– Qu'est-ce qu'on a mis dans le journal, petit ? demanda Kantan.
– On a sorti les détails sur le procès de la maison de mon patron.
– Lis tout haut, petit, moi aussi je veux écouter.
– Vous voulez que je lise depuis le début ?
– Hm.
165Karuppaiyâ replia le journal avec soin et commença à lire :
« Les lecteurs de La tornade de l’info savent déjà que le procès engagé contre Civananda Mudaliyâr (61 ans), un riche notable de la ville de Kârkôttai, pour le meurtre par empoisonnement de son fils unique Civarâjan (9 ans) se déroule devant l'Honorable S. Râmasâmi Ayyangar, juge à la cour de Kârkôttai. Hier (samedi) le témoin numéro trois du ministère public était interrogé en tant que témoin principal. Mais comme le témoin numéro cinq du ministère public, le docteur Vêdamuttu, M.R.C.P. qui s'était présenté en urgence à la cour demandait à être interrogé d'abord, le juge acquiesça à sa requête. (Il convient de noter ici que le témoin numéro trois du ministère public, le cocher Karuppaiyâ a travaillé pendant quelque temps dans les bureaux de La tornade de l'info. Ci-contre, la photographie du cocher Karuppaiyâ et de sa femme à l'occasion de leur mariage, en compagnie de M. Thomas, le gérant de La tornade de l'info.). »
166Karuppaiyâ interrompit sa lecture et montra la photo à Kantan, qui y jeta un coup d’œil et déclara : « Oui, pourquoi ce gérant a-t-il l'air d'être pris la main dans le sa ? Hm, lis ! » Kuppu insulta le cyclo-pousse qui le doublait, et, faisant tournoyer la corde qu'il avait dans la main, excita le cheval Karuppu en lui criant « Haï, haï ! » Karuppaiyâ reprit sa lecture.
167« Civananda Mudaliyâr se tenait tête basse dans le box des accusés. Le docteur Vêdamuttu debout devant un siège à côté du box prêta serment et s'assit sur ce siège. Comme on allait commencer l'interrogatoire, les témoins numéro un et deux, Vêdavalli et Chandrasêkara quittèrent la salle d'audience. (Vêdavalli 28 ans est la troisième femme de Civananda Mudaliyâr ; Chandrasêkara Mudaliyâr, 35 ans, est le frère aîné de Vêdavalli, nos lecteurs le savent déjà. Vêdavalli, vêtue d'un sari de soie bleu et d'un corsage jaune était coiffée de tresses nouées en chignon.)
– Ils n'ont pas mis que Chandrasêkara Mudaliyâr portait un veshti ? demanda Kantan.
– Hein !, hennit Karuppaiyâ qui poursuivit sa lecture :
Tiru K. Cînivasan, avocat du gouvernement, interrogea d'abord le docteur Vêdamuttu :
– Docteur, combien avez-vous d'années de service ?
– Dix-huit ans.
– Peut-on dire que vous êtes considéré comme spécialiste en quelque chose ?
– Oui, en toxicologie, c’est-à-dire la section de la médecine relative aux poisons.
– Y en a-t-il une preuve ?
– Oui. Il y a cinq ans, j'ai fait fonction d'expert unique (one man commission) nommé par le gouvernement pour rechercher si une substance toxique quelconque susceptible de provoquer des dermatoses entrait dans la composition d'une fibre artificielle fabriquée par une Compagnie renommée. Si besoin est, je peux présenter la nomination officielle.
168Le juge : Ce n'est pas nécessaire.
169L'avocat au juge : Votre Honneur, comme le rapport médical du docteur et le rapport d'examen post-mortem sont présentés à la cour comme pièces à conviction numéro trois et numéro quatre, je passerai sur leur contenu, et je sollicite l'autorisation d'interroger le docteur seulement sur quelques autres points.
170Le juge au docteur : Désirez-vous apporter des modifications aux rapports que vous avez présentés ?
171Le docteur au juge : Non, Votre Honneur.
172Le juge à l'avocat : Vous pouvez continuer.
173L'avocat au docteur : À votre avis, quelle est la cause du décès de Civarâjan, qui vous a été présenté le dix-neuf du mois de mars dernier, approximativement vers une heure ?
174Le docteur : Le visage, le cou et les mains du petit étaient cyanosés, les yeux écarquillés. L'écume suintait des lèvres. Il était étendu devant moi en état de convulsions. Ce sont ordinairement les symptômes qui apparaissent dans le cas d'absorption de cyanure de potassium. C'est pourquoi j'ai pensé que le cyanure était probablement le poison utilisé.
175L'avocat : Qu'avez-vous fait pour vérifier si votre hypothèse était correcte ?
176Le docteur : Ayant avisé le magistrat du district et le surintendant de police...
177Le juge : Tout cela n'est pas nécessaire, docteur.
178Le docteur : Oui, votre Honneur. Ayant entrepris devant cinq témoins le lavage d'estomac du petit, j'ai envoyé un prélèvement au chimiste en chef du gouvernement et j'ai effectué moi-même une recherche sur le reste. Selon mon investigation, il s'est révélé qu'il y avait dans l'estomac de l'enfant une quantité anormale d'acide cyanhydrique et une petite quantité de cyanure de potassium.
179L'avocat : Lequel des deux est capable d'empoisonner ?
180Le docteur : Tous les deux
181L'avocat : Dans ce cas, le défunt a dû ingurgiter les deux, docteur ?
182Le docteur : Pas nécessairement. Le cyanure de potassium suffit. En réagissant avec une variété d'acide dans l'estomac, il produit l'acide cyanhydrique.
183L’avocat : Quelle est la couleur du cyanure de potassium ?
184Le docteur : Il a la blancheur du sucre.
185L'avocat : Si on le mélange à la nourriture normale, est-ce qu'il se produit un changement de couleur ?
186Le juge, à l'avocat, en riant : Tout ça n'est pas nécessaire.
187L'avocat : Si, votre Honneur. (Au docteur :) Quelle quantité minimum de cyanure de potassium faut-il absorber pour provoquer la mort ?
188Le docteur : Pour des adultes relativement robustes, la mort survient avec 160 mgs. de cyanure. Pour des enfants une dose inférieure suffit.
189L'avocat : La quantité que vous avez indiquée, est-il possible à quelqu'un de la dissimuler entre deux doigts ?
190Le docteur : C'est possible.
191L'avocat : Si l'on avale ce poison, la mort survient en combien de temps ?
192Le docteur : Quelques secondes, quelque minutes ou quelques heures ; cela dépend de la quantité de poison et de la condition physique du patient.
193L'avocat : Docteur, depuis combien d'années connaissez-vous le prévenu, qui est dans le box des accusés ?
194Le docteur : Depuis trois ans.
195L'avocat : Au cours de ces trois ans vous a-t-il consulté relativement à un traitement médical ?
196Le docteur (au juge) : Votre Honneur, dois-je absolument répondre à cette question ?
197Le juge à l'avocat : La question que vous posez au docteur est-elle en relation avec ce procès ?
198L'avocat : Oui, Votre Honneur.
199Le juge au docteur : Docteur, vous savez ce qu'est un procès. Devant ce tribunal, vous avez le devoir de répondre à toute question qui a un lien avec le procès.
200Le docteur : Oui, Votre Honneur. Il y a un an, celui qui est en position de prévenu dans ce procès est venu me demander si, en examinant le sang de quelqu'un et le sang d'une autre personne considérée comme son père, on pouvait établir avec certitude qu'ils étaient père et fils.
201L'avocat : Qu'avez-vous dit ?
202Le docteur : Qu'avec seulement le sang de ces deux personnes, on ne pouvait rien conclure, mais que si l'on examinait conjointement le sang de la mère, dans certains cas, dans certains cas seulement, on pouvait parvenir à la conclusion qu'il n'était pas possible qu'un individu soit le père d'un autre.
203L'avocat : Que s'est-il passé ensuite ?
204Le docteur : Une semaine plus tard, Mudaliyâr, je veux dire le prévenu, et une femme - j'ai eu le sentiment que c'était une infirmière - sont venus m'apporter trois échantillons de sang. Le prévenu m'a déclaré que, de ces trois échantillons, l'un était celui de l'enfant, le second celui de sa mère et le troisième celui de la personne que l'on pouvait considérer comme le père de l'enfant, et il m'a demandé de rechercher si la troisième personne pouvait véritablement être le père de l'enfant.
205L'avocat : Qu'avez-vous fait ?
206Le docteur : J'ai examiné les trois échantillons, après avoir mis en garde le prévenu qu'on ne parvenait à une conclusion assurée que dans certains cas seulement, et que, même si l'on parvenait à déterminer que celui qui avait fourni le sang incriminé pouvait être considéré comme le père de l'enfant, on ne pouvait parvenir ni à la conclusion que c'était effectivement lui le père, ni que quelqu'un d'autre ne pouvait pas aussi bien être considéré comme le père. »
207La charrette à cheval vint s'arrêter devant un passage à niveau fermé. Karuppaiyâ désirait aussi prendre un peu de répit.
– Toi qui as travaillé dans cette maison qu'est-ce que tu sais ? lui demanda Kantan.
– Oui, Karuppaiyâ, tous les cochers qui travaillent dans ces maisons de grands propriétaires racontent qu'ils ont des affaires avec la femme du patron. C'est vrai tout ça ? interjeta Kuppu.
– M'sieur, m'sieur, n'allez pas me coller toutes ces embrouilles sur le dos. Vêdavalli Ammâ se comporte avec une affection un petit peu particulière avec moi. Mais si on se met à raconter tout ça dehors, ça finira en catastrophe.
– Oui, c'est le Mudaliyâr qui a fait ça ? demanda Kantan.
– On ne peut rien affirmer. Depuis qu'il s'était marié pour la troisième fois, tout le monde disait qu'il avait vraiment changé. On a raconté aussi qu'avant son mariage, il était allé voir une sorte de docteur pour vérifier s'il pouvait faire des enfants. Avec Civarâçu, au début il était très affectueux. On sait pas quel est le fils de pute qui n’a pas arrêté de lui souffler des histoires à l'oreille. Il a changé petit à petit. Tantôt il cajolait Civarâçu à tort et à travers, tantôt il le battait très fort. J’ai vu ça de mes propres yeux.
208La barrière du passage à niveau s'ouvrit. Le bruit environnant s’intensifia. Dominant le tout, retentissaient fièrement les « eh » et les gros mots de Kuppu. Karuppaiyâ avait cessé de parler. On eût dit que Kantan contemplait la mêlée.
209Ça ne vous arrive pas de penser à Chandran ? Peut-on y échapper ? Ça arrive sûrement. Il suffit d'acheter deux murukku, de choisir le plus gros, Chandran prend celui-là et donne le plus petit à Gîtâ. Un superbe égoïsme, non ? C’est seulement quand on essaie de le cacher, que l’égoïsme a l’air de quelque chose de dégoûtant ou de pervers. Au contraire, ce qu’on voit finalement ici, c’est l’amour-propre d'Udaiyachandran. Chandran se bagarre avec tous les enfants. Il les bat ; ils le battent. Un jour, c'est un gnon sur le nez ; un autre jour, une blessure au genou. Une fois, il est rentré à la maison, la chemise trempée de sang, avec un coup à la lèvre inférieure.
210« Aï ! oh ! » cria Mînâ. « Moi j'ai lancé une pierre. Elle a brisé une dent à Muruguêçan. Maragadam, sa sœur aînée, a pris une lame de rasoir et m'a taillé la lèvre, » expliqua brièvement Chandran. Mînâ alla s'engueuler avec la mère de Maragadam et y récolta le titre de « petite pute ». Cela n'arrêta pas Mînâ. « Quand on naît femme, on est naturellement pute. Qu'on couche avec un homme ou qu'on couche avec dix, qu'est-ce que ça fait, c'est tout comme, » lâcha-t-elle avant de partir. Mais en mangeant, Chandran criait « Aï ! oh ! ma lèvre me brûle ! – Un mélange de sel et de piment, c'est bon pour une blessure à la lèvre, » dit Kantan. Il avait raison. La lèvre de Chandran fut bien vite cicatrisée.
211Mînâ envoya Chandran à l'école. Il en revint en ayant appris une foule de mots obscènes. Dès qu'il eut compris qu'il n'en trouverait plus d'autres à apprendre à l'école, il cessa d'y aller. Il demeura quelque temps à aider Âyisha Bîbi qui vendait du poisson au bord de la route. Mînâ considérait que c'était elle qui l'avait dépravé. Mais Kantan soupçonnait qu'Âyisha Bîbi avait entretenu Chandran de problèmes au-dessus de son âge. Chandran passait de nombreux jours d’affilée chez Âyisha Bîbi, sans revenir à la maison. Elle commença à lui donner nourriture et vêtements. Comme d'habitude, Mînâ alla lui chercher querelle. Une fois de plus elle regagna la maison avec le titre de « petite pute ». Kantan n'avait pas l'air de se soucier de quoi que ce soit. Occasionnellement il jouait avec Gîtâ ; il plaisantait avec Mînâ. Si celle-ci lui faisait une remarque, il répondait « Il suffit de gagner quelques sous, tout s'arrangera, » puis il demandait « Il y a de quoi acheter à boire ? »
212Âyisha Bîbi avait le teint noir et elle était belle. Un jour, en voyant ses seins, Kantan eut le souffle coupé. Mais son savoir-faire n’eut aucun succès auprès d'elle. Muttukkônâr, qui avait un contrat pour exploiter une carrière, achetait chaque jour une quantité invraisemblable de poisson à Âyisha Bîbi. Il tenta de lui faire savoir qu'il avait en dehors de la ville une cocoteraie, et dans cette cocoteraie une ‘petite maison’29rien que pour lui. Mais Âyisha ne montra d'intérêt ni pour la cocoteraie ni pour la maison qui s'y trouvait. Pour lui faire concurrence, Muttukkônâr installa une poissonnerie pour son jeune frère. Âyisha cessa de vendre du poisson et se mit à fréquenter la cocoteraie de Muttukkônâr. En quelques semaines, elle vida sa maison et déménagea quelque part.
213Chandran était resté plusieurs jours à la maison, mais un jour qu'il avait reçu sans aucune raison une bonne rossée de Kantan, il s'enfuit de chez lui. Il lança sur Kantan qui dormait après avoir bu, un pot de terre qu'il brisa et mit en pièces, puis il s'enfuit. Par la suite, il ne reparut plus jamais du côté de la maison.
214Le vacarme était plus ou moins calmé, et la charrette avait tourné dans une rue à peu près tranquille, Karuppaiyâ souleva le journal et reprit sa lecture.
– Ça suffit, petit, qui a besoin de toutes les affaires de ce tribunal ? dit Kantan.
La chaleur était insupportable. Il ruisselait de sueur.
– Oui, qu'est-ce que tu étais en train de raconter maintenant ? dit Kantan à Karuppaiyâ.
– Il déblatérait sur cette Vêdavalli Ammâ, dit Kuppu.
Des trois, il était le seul qui n'avait pas l'air incommodé par la chaleur.
– M'sieur, n’allez pas raconter ça à qui que soit. Mais, à propos de ce procès, je sais une chose très importante, dit Karuppaiyâ.
– Alors, entre Vêdavalli et Chandrasêkara Modali, ça y allait, à ce qu'on dit ? demanda Kuppu.
– Le frère et la sœur ? demanda Kantan.
– On parlait aussi de ça, m'sieur ; mais moi, c’est pas de ça que je vous parle maintenant.
– Alors de quoi ? dit Kantan.
– Civarâju suffoquait et avait des douleurs aiguës, le Mudaliyâr l'a pris dans ses bras et a couru le montrer au docteur. Mais Vêdavalli Ammâ, qui était toute seule à l'intérieur criait « Aï ! oh ! Qu'est-ce qui est arrivé ? » et, tout en hurlant « Aï ! oh ! qu'est-ce qui est arrivé ? Donnez de la moutarde broyée à l'enfant ! Donnez-lui de la moutarde broyée ! », elle est tombée sans connaissance.
– Et toi tu es allé réveiller la dame ? dit Kuppu.
– Toi, mon vieux, tu piges pas le point important, répliqua Karuppaiyâ. Baissant la voix, il se mit à parler comme on confie un secret.
– Allons, m'sieur, pourquoi est-ce qu'on donne de la moutarde broyée ? C'est pas pour faire vomir ? Si on avale un poison quelconque, pour provoquer les vomissements, on donne bien de la moutarde broyée ? dit Karuppaiyâ.
– Alors, tu dis que Vêdavalli devait savoir que c'était bien du poison que le gamin avait avalé, n'est-ce pas ? dit Kantan.
– Exactement, m'sieur. Mais le Modelâli non plus ne l'a pas remarqué. Et moi je n'ai rien dit de tout ça à la police.
– Oui, c'était inutile, dit Kantan.
– Et connaissez-vous la déposition du Modelâli, m'sieur ? Quand la cuisinière a servi une part sur son plateau, Civarâju aurait crié « Moi le premier, moi le premier ! » Le Modelâli aurait pris la part sur son plateau pour la mettre sur le plateau de Civarâju. C'est donc bien dans son plat à lui qu’était le poison.
– Est-ce que Civarâju a mangé toute la portion qu'on lui avait servie ?
– Non, m'sieur. On a envoyé à l'analyse ce qui restait. Mais là dedans il n'y avait pas une goutte de ce cyanure.
– Qui sont tous ceux qui ont conduit le gamin au docteur ?
– Moi et le patron, c'est tout.
– Alors, qui donc était resté à la maison ? enchaîna Kantan.
– Vêdavalli Ammâ, Chandrasêkara Modali, la cuisinière, ceux-là y étaient. Les policiers emmènent cette cuisinière au poste tous les deux jours pour l’interroger. La police sait bien que c'est un témoin capital. Si elle ouvre la bouche, tout sera éclairci.
– Oui, oui, bien sûr, tout sera éclairci ; maintenant descendez, dit Kuppu tout en arrêtant son véhicule au bord de la rue.
– M'sieur, c'est juste à côté ; déposez-moi jusque chez moi, dit Karuppaiyâ.
– Bon, magne-toi.
Kantan glissa un billet de deux roupies dans la main de Kuppu.
– Au revoir, Kuppu ; au revoir, petit, dit-il en descendant de la charrette.
Il entra dans la Devi Lodge.
215Le terrain où s’élève aujourd'hui la Devi Lodge est propriété d'un temple. Autrefois, il y avait là deux maisons. Le montant des loyers qu'on en retirait était dépensé pour le service du temple. Un certain Subbu Naidu prit ces maisons pour un bail de vingt ans, les démolit et fit construire la Devi Lodge. À l'expiration du bail, le bâtiment de la lodge devenait propriété du temple. Le comportement de Subbu Naidu était irréprochable. Pendant les dix premières années, il maintint très correctement la lodge. Mais au fil des jours, de nouvelles lodges, avec des chambres avec salles de bain et ascenseurs, commencèrent à pousser tout autour, et Naidu relâcha ses principes. Répétant souvent à son gérant qu'en affaires il fallait être souple et accommodant, il cessa de fréquenter assidûment la lodge. Le résultat fut que la Devi Lodge, tout en demeurant un havre assuré pour des couples du type jeune directeur d'école et institutrice, docteur rural et infirmière, chef de développement communautaire et assistante sociale, servit aussi de résidence occasionnelle à des femmes qui ne souhaitaient pas se lier pour toute leur vie à un mâle particulier.
216Le trustee du temple, entendant parler de la nouvelle réputation de la Devi lodge, entama avec Subbu Naidu une dispute furieuse et véhémente. Kantan joua un rôle primordial pour imposer une solution à l'amiable entre les deux hommes. Au trustee du temple on accorda le privilège, toutes les fois qu'il viendrait à Kârkôttai, de résider gratuitement à la Devi Lodge, « avec toutes les facilités », autant de jours qu'il voudrait, dans la chambre de son choix, et avec qui il voudrait. « En affaires, il faut être souple et accommodant », disait Naidu avec un sourire contraint. « En affaires, et aussi dans les affaires du temple, il faut un peu de flexibilité. Sommes-nous des politiciens, pour nous disputer vainement sur des principes ? », dit le trustee, qui n'avait rien compris, ou qui avait tout compris.
217Dès que Kantan pénétra dans la lodge, le gérant l'accueillit d’un « Entrez donc ! »
– Quelle chambre est libre ? dit Kantan.
Le gérant jeta un coup d’œil sur le tableau d'occupation des chambres.
– La quatre est libre, au rez-de-chaussée.
218Kantan avait l'habitude de venir s'allonger une heure ou deux, dans n'importe quelle chambre ; le gérant lui donna la clé de la chambre quatre. Kantan fit un léger détour par un corridor qui conduisait à un alignement de dix chambres. Elles étaient fermées, cadenassées à l'extérieur ou verrouillées de l'intérieur. Pendant que Kantan ouvrait la chambre numéro quatre, sur le seuil de la chambre voisine un homme d'âge moyen regardait une femme assise sur la marche extérieure de la dernière chambre. Elle aussi avait l'air de le regarder. Entendant le bruit que fit Kantan en ouvrant la porte de sa chambre, l'homme se tourna de son côté. Puis il rentra dans sa chambre, en claquant les portes.
219Kantan verrouilla sa chambre de l'intérieur, ôta sa chemise et son veshti et dissimula son couteau avec l'étui sous l'oreiller. Puis il lança le ventilateur et s'affala sur le matelas. Il était prêt à s'endormir. Mais il entendit la porte de la chambre voisine s'ouvrir en claquant. Deux ou trois minutes plus tard, claquement de la porte qui se ferme. De cette façon, à intervalle de deux ou trois minutes, on entendit cette porte s'ouvrir puis se fermer. Cette comédie de claquement alterné dura environ un quart d'heure et finit par cesser.
220Kantan était dans un demi-sommeil. Un rêve, comme un vol à travers le ciel. Non, il avance par bonds sur les sommets de montagnes dressées dans le ciel. Il a atteint un sommet très élevé. Sous ses yeux, le sable s'entasse, comme autant de montagnes. Kantan bondit sur la dune de sable voisine. Elle disparaît. Sensation de tomber dans un gouffre.
221Il se réveille. On entend quelqu'un frapper doucement de l'extérieur à la porte de la chambre voisine. Mais pas le moindre son dans cette chambre. Au dehors, les coups se renforcent un peu. Une voix de femme enchaîne : « Allons, ouvrez donc cette porte, il n'y a personne. » Le bruit des coups étouffés à la porte de la chambre voisine, et ces mots répétés : « Allons, m'sieur ! allons, m'sieur ! » parviennent aux oreilles de Kantan. Puis ils finissent par cesser. Un bruit de pas, comme ceux d'une femme qui s'éloigne. Un peu plus tard, la porte de la chambre voisine s'ouvre avec fracas...
222Kantan sombre à nouveau dans un demi-sommeil. Quelques bribes de rêve apparaissent et disparaissent. Dans une boutique, il achète une cigarette à crédit. Il croit apercevoir Chandran dans la rue, par hasard. Il ne semble pas que Kandan songe à lui parler ni à le ramener à la maison. Il revient de la boutique où il a acheté la cigarette. Devant lui Râkkâyi, dite Môhanâ, est en larmes. Les scènes s'effacent graduellement. Un demi-sommeil. Un peu de conscience aussi. Muttuçâmi et sa « bien-aimée » dorment étroitement enlacés. Sôlai Pillai et Mînâ...
223Inquiet, Kantan se lève. On entend le bruit de la porte de la chambre voisine qui s'ouvre. Kantan a l'impression qu'il en émane une odeur de chaux30. Il perçoit que l'homme d'âge moyen de la chambre voisine part en direction de la salle de bain. Dans son demi-sommeil, Kantan vérifie que son couteau est bien sous l'oreiller. À nouveau le sommeil, à nouveau des bribes de rêve, insignifiantes.
224Autour de quatre heures et demie, Kantan se réveilla et s'assit. Un brouhaha lui parvenait de l'extérieur. Trois ou quatre personnes s'égosillaient dans une discussion véhémente. Dès que Kantan ouvrit les battants de la porte de sa chambre, un gamin de service arriva :
– Un café, monsieur ?
– Prends une bouteille et va m'acheter deux-cents milli. d'alcool.
225Tout en parlant Kantan lui tendit un billet de cinq roupies. Le gamin connaissait Kantan ; sans répondre il prit l'argent et s'éloigna. Kantan le rappela :
– Demande d’abord de ma part au gérant et rapporte-moi une savonnette, un peigne, et une serviette de toilette.
226Dès que le gamin les eut apportés, Kantan cadenassa sa chambre et alla sur l'arrière de la lodge pour se laver le visage, les bras et les jambes. À l'entrée de la chambre numéro dix, la femme était toujours assise. En le voyant, elle esquissa un sourire. Lorsque Kantan revint de la salle d'eau dans sa chambre, il revêtit sa chemise et son veshti, glissa son couteau dans sa ceinture, se peigna et sortit. La discussion, autour du poste du gérant, était de plus en plus véhémente. Kantan alla aussi contempler le spectacle.
227Deux banquettes étaient disposés devant le comptoir du gérant. Assis au bord de l'une d'elles, un jeune homme à lunettes, pantalon de térylène et chemise flottante, parlait en agitant vivement les bras à quelqu'un assis en face de lui, un homme d'un certain âge, qui portait une jibba. L'agitation et la rage contenue étalées sur son visage, donnaient l'impression que ce jeune homme cherchait, n'importe où, sans rime ni raison, le remède aux outrages qu’on lui avait infligés quelque part. Un autre jeune homme, la chevelure en désordre, était assis un peu à l'écart des deux autres. De sa place, le gérant les regardait tous trois à tour de rôle. Kantan s'assit lui aussi un peu en marge.
228– Personne ne peut supprimer ni opprimer la classe ouvrière. Hitler a tenté de la supprimer, il n'a pas pu. Mussolini a essayé, il n'a pas pu. Churchill a essayé, il n'a pas pu.
229Le jeune homme à lunettes poursuivait son énumération.
230– Mais Staline a essayé, et il a réussi, dit en riant le jeune homme hirsute.
231Les deux autres l’ignorèrent.
232– Nous aussi, nous nous efforçons d'établir une société égalitaire, dit l'homme à la jibba, comme accablé d’un sentiment de culpabilité selon lequel ceux qui ne luttent pas pour une forme quelconque de société égalitaire sont indignes de vivre.
– Oui, oui. Si l'ouvrier demande une prime, on sort la trique. S'il y a des élections, on va faire risette au patron. C'est ça votre égalitarisme ? explosa le binoclard.
– Eh oui, mais je pose la question : sans le patron, comment est-ce que l'ouvrier existe ?
233Le gérant a soulevé un point. Mais ni l'homme en jibba, ni le jeune en térylène n'ont paru l'entendre.
234– Nous disons qu’il faut établir l'égalitarisme progressivement et de façon démocratique. Vous, vous tentez de l'établir en imposant la violence et la duperie, et en versant le sang, dit l'homme en jibba.
235En l'entendant, la colère du jeune à lunettes explosa. Croyant sincèrement qu'une révolution égalitaire avait emporté la victoire sans recours à la violence, enragé par la contradiction, il se leva d'un bond. Se dressant frénétiquement, le doigt pointé comme un pistolet droit sur le visage de l'homme en jibba,
236– Avez-vous lu la déclaration publiée par notre président le mois dernier ? tonna-t-il, tel un bandit de grand chemin à l'adresse d'un voyageur récalcitrant.
237L'homme en jibba prit peur. Comme s'il prenait soudain conscience que n'avoir pas lu cette déclaration était un crime de haute trahison. Il mentit :
– Oui, oui, je l'ai lue.
– Et qu'a dit notre président dans cette déclaration ? demanda le jeune homme d'une voix imposante et ferme.
238L'homme en jibba ouvrit de grands yeux. En posture d'inquisiteur, le jeune homme toisa l'homme en jibba, crachant sur lui son dégoût.
– Ne pas avoir lu la déclaration présidentielle, première faute. Mentir en déclarant l'avoir lue, deuxième faute. Quel châtiment mérites-tu pour ces deux fautes ?
– Que dit votre président dans cette déclaration ? dit humblement l'homme en jibba.
– Alors, vous reconnaissez que vous ne l'avez pas lue, triompha le jeune homme avec toute l'arrogance de sa victoire.
239Il regarda l’autre avec mépris, de l'air de lui demander « Toi qui n'as pas lu la déclaration du président, es-tu seulement un homme ? » Comme s'il avait compris ses sentiments, l'homme en jibba baissa la tête de honte.
– Nous lisons des tas de sottises ; de quoi peut-on se souvenir ? dit le gérant, volant au secours de l'homme en jibba.
– Qu'est-ce que vous avez dit ? Le jeune binoclard se retourna vers le gérant.
– Rien, j'ai seulement demandé si nous nous souvenons de tout ce que nous lisons, s’interrogea le gérant, un peu effrayé.
– Nous lisons ce qui nous tombe sous les yeux. Pour le moment je ne parle pas de ça. Pour le moment, j'ai posé une question sur la déclaration de notre président, dit le jeune homme avec emphase.
– Bon, ça va, qu'est-ce qu'il raconte votre président ? dit le jeune homme hirsute.
La mâchoire crispée, le jeune homme récita d’une traite :
– Sans recourir à la force, par des moyens pacifiques, en mobilisant la population, on peut implanter le socialisme dans ce pays, a déclaré notre président, non seulement dans la déclaration du 18 du mois dernier, mais bien des fois, avant et après cette déclaration.
240Il s’arrêta, il avait du mal à retrouver son souffle.
– Même ça peut se dire calmement ; pourquoi s'exciter comme ça ? dit le jeune homme hirsute.
241L'homme en jibba se tenait coi. Le gérant répondit pour lui :
– C’est bien nous qui apportons le socialisme dans ce pays. Quel besoin avez-vous de procéder autrement ?
242L’imperturbabilité de l'homme en jibba dérangeait le jeune homme. Il craignit d'être allé trop loin avec ses vociférations. Comme s'il avait compris que la capacité d'instaurer pacifiquement le socialisme s'accordait mal avec ses hurlements de colère, il changea de tactique et reprit son discours.
– Nous ne disons pas qu'il n'y a pas dans votre parti de simples travailleurs qui croient sincèrement, comme vous, à votre forme de socialisme...
243Au fur et à mesure qu'il parlait, l'homme en jibba le dévisagea un instant avec surprise, comme si quelqu’un lui faisait enfiler une chemise qui ne lui allait pas. Mais l’instant d’après, il se ressaisit, comprenant, comme tout un chacun, que « dans une démocratie, tout cela est normal ».
– Cependant, dans votre parti, est-ce que les chignons de l'appareil directeur ne sont pas inévitablement sous le contrôle des patrons ? continua le jeune homme, exprimant sa sympathie à la direction de l'autre parti.
– Quel rapport y a-t-il entre le chignon et le socialisme ? demanda le gérant.
– Vous demandez comment, dit le jeune homme en venant s'asseoir à côté de l'homme en jibba.
– Oui, comment ça, dit le gérant.
– Prenez le sucre, par exemple, un produit que tout le monde consomme tous les jours, commença le jeune homme. Il s'arrêta un instant. Puis il enchaîna :
– Aujourd'hui combien vaut un kilo de sucre ? Trois roupies ! ! !
244Il semblait s’attendre à ce qu'en entendant « trois roupies » tout le monde fût atterré. Comme personne ne tombait en syncope, il répéta, détachant chaque mot avec insistance :
– Aujourd'hui–un kilo–de–sucre–se–vend–trois–roupies. Mais l'an dernier, à quel prix achetions-nous ce même kilo de sucre ?
245L'homme en jibba demeurait assis, comme si tous les propos du jeune homme ne relevaient pas de la politique à ses yeux, mais qu'il n'avait pas d'autre issue que de supporter ses cris jusqu'au bout. Le gérant, comprenant sa pensée, demanda :
– Oui, quel rapport y a-t-il entre le sucre et le socialisme ?
Ignorant la question, le jeune homme poursuivit :
– Le kilo de sucre, qui se vendait l'an dernier deux roupies et demie, est aujourd'hui à trois roupies. Quelle est la raison de cette hausse de prix ? La production a-t-elle diminué ? Non. D'après les registres des statistiques officielles, elle s'est accrue de huit pour cent. Le prix de la canne a-t-il augmenté ? Non. Le coût de production a-t-il augmenté, pour avoir versé davantage de salaires aux ouvriers ? Non. S'est-on mis à exporter le sucre à l'étrange ? Non
246Le jeune homme poursuivait son accumulation de questions et de réponses négatives.
– Les gens ont trop d'argent entre leurs mains. Ils se disent prêts à acheter le sucre à n'importe quel prix. Du dernier prolo au plus gros proprio31, ils prétendent qu'ils ont besoin de boire du thé ou du café huit fois par jour. Pourquoi le prix du sucre n'augmenterait pas ? dit le gérant.
– Tout ça n'est pas la raison ; il y aura des élections l'an prochain, dit le jeune homme.
– Alors vous dites qu'il ne faut pas d'élections ? dit la tête hirsute.
247L'ignorant, le jeune binoclard enchaîna :
– La fabrication d'un kilo de sucre revient à une roupie quarante. Le kilo se vend trois roupies. Pour un kilo de sucre, il revient au patron une roupie soixante. On presse trois cents tonnes de canne par jour dans la raffinerie du Reddiyar32 de notre ville. D'une tonne de canne on tire largement soixante-dix kilos de sucre. Faites le calcul. Pour une augmentation d'une demie roupie par kilo, le profit supplémentaire tiré par le Reddiyar sera supérieur à deux millions de roupies en six mois. Avec une part de ce gain, votre parti peut bien remporter les élections, acheva d'exposer le jeune homme.
– Qu'est-ce que tu racontes, petit ? Notre gouvernement n'en n'est pas arrivé à se laisser duper à ce point-là. Quand on dépasse certaines limites, sur un revenu de cent roupies le gouvernement récupère quatre-vingt-dix-neuf roupies de taxes, sais-tu ça ? Est-ce moi, qui vais chaque année au Bureau des Contributions directes, qui suis au courant ? Ou toi, qui dis des bêtises, en ayant lu la déclaration d'un président de parti ? dit le gérant.
248Sur ces entrefaites, le jeune serveur de la lodge revint et Kantan le suivit dans sa chambre. Il prit le verre qui s'y trouvait, vida en deux fois le contenu de la bouteille et alluma une cigarette. Le locataire de la chambre cinq, qui était sorti, était en train de rentrer. Il regagna sa chambre, tout en regardant la dernière chambre.
249Kantan se souvint de ce que Mînâ lui avait une fois raconté. Qu’il y a des individus qui éprouvent des désirs, mais sont incapables de les satisfaire. Il se souvint que Mînâ avait ajouté que Sôlai Pillai souffrait de cette maladie-là. À ses débuts, il gardait un taureau pour la reproduction ; en l’amenant le matin sur la place, il se faisait quatre ou cinq roupies par jour. Quand on regarde sa situation aujourd'hui, le nombre de maisons, de terres, de voitures qu'il peut avoir ! Kantan jeta sa cigarette, il quitta la chambre en la cadenassant de l'extérieur. Dehors, il n'y avait plus que l'homme à la jibba et le gérant. Les deux autres étaient partis. Kantan remit la clé au gérant et descendit dans la rue. Un cyclopousse arrivait en face. Il arrêta le rickshaw, monta et dit : « Shenoy nagar ». Le cyclo fit faire demi-tour à son véhicule.
250Le « broker » Antony résidait à Shenoy nagar. Maisons, lotissements, terrains, voitures, hommes, femmes, tout ce qu’on peut acheter ou vendre, prendre en location ou en fermage, tout tombait sous son activité de broker, d’intermédiaire. Lorsque l'apprentissage de la vina se répandit dans les familles aisées comme une maladie contagieuse, il apprit à dire : ceci est une vina de Bobbili, cela une vina de Trivandrum, sur cette vina la cinquième note est d’une qualité exceptionnelle, celle-ci est une vina d'une seule pièce, mais ce n'est pas du bois de jaquier ; et tout le reste.
251Sa principale activité consistait à procurer des compagnes en dehors de leurs engagements conjugaux à tous ces hommes sous l'emprise du désir pour lesquels "une seule" ne suffisait jamais, victimes de la tentation, ou à ceux qui étaient restés jusqu'à quarante-cinq ans sans se marier, et à ceux, franchement vieux ou à moitié vieux, mais qui avaient perdu leur femme à un âge où il n'y a plus place pour un second mariage. On racontait aussi que, dans sa profession, il avait aidé quelques veuves, riches et d'âge moyen. Il aida une étudiante à avorter. Elle mourut. En conséquence, un procès fut intenté contre Antony, qui s’en tira après avoir purgé deux ans de prison ferme. Après cela, le broker Antony modifia son comportement de businessman à l’américaine. Le changement consista à comprendre que, quand on découvre un nouveau besoin dans la société, quand bien même on pourrait, en le comblant, accumuler des richesses, il peut être risqué de tenter de satisfaire le premier besoin qui se présente.
252Quelques amis d'Antony lui conseillèrent de ne plus disperser son attention sur des activités multiples et de s'efforcer de la concentrer toute entière sur une activité de broker déterminée. Antony écarta ce conseil. Son argument était que c'est en s'impliquant dans différentes sortes d'activités qu'on entre en relation avec différentes sortes d'hommes. Par exemple, Antony conclut une fois l'acquisition d'un terrain à bâtir avec un professeur. Il y gagna l'amitié du professeur. En l'utilisant, il fit gagner de meilleures notes, dans un examen universitaire, à la fille d'un ingénieur. Il acquit l'amitié intime de l'ingénieur. Avec son aide, il entra en relation avec le plus important marchand de ciment de la ville. Il arrangea ainsi la vente de la vieille voiture du marchand de ciment à Sôlai Pillai. Il conclut ensuite le mariage de l'une des "filles" de Sôlai Pillai avec un haut fonctionnaire. C'est avec l'assistance de ce haut fonctionnaire que fut arrangée l'acquisition d'une licence d'alcool pour un pharmacien. En cultivant le pharmacien, il acquit l'amitié de l'inspecteur des médicaments. En jouant l’intermédiaire entre l'inspecteur des médicaments et les pharmaciens de la ville, il fit le tour de tous ces derniers. Grâce à eux, le broker Antony développa et étendit son activité aux médecins, et, à travers les médecins, aux réussites aux examens au sein des collèges médicaux, et parfois même aux admissions dans ces collèges. Ensuite, Antony commença à comprendre que les représentants élus de l'assemblée du peuple, sans distinction de parti, accaparaient eux-mêmes ce rôle d’intermédiaires en tous genres : il en vint à la conclusion qu’il ferait probablement mieux de se retirer. Maintenant, il avait une maison à Shenoy nagar. Un fils ingénieur. Qui travaillait dans les Chemins de fer du Nord. Un autre annonçait qu'il allait entreprendre des études médicales. Un propriétaire de minoterie de riz avait épousé sa fille en lui apportant vingt mille roupies (elle-même avait étudié jusqu'au B.Sc.). La plupart du temps, une voiture du minotier stationnait devant la maison du broker Antony.
253Kantan respectait le broker Antony, qui avait atteint l'âge de cinquante-cinq ans. De son côté, Antony lui-même n'avait pas oublié, parmi ses amis d'autrefois, ceux qui étaient de bonne composition. Il lui arrivait de leur donner de petits coups de main et de grands conseils. Il leur dispensait, autant que de besoin, consolations générales et sagesse mondaine. Kantan, escroqué par Sôlai Pillai dans la vente de sa maison, se rendait auprès d'Antony depuis cette époque. Dans sa rage, il lui parlait d'aller couper le bras ou la jambe à Sôlai Pillai.
254Alors, Antony le calmait :
255« Petit, l'existence d'escrocs et de dupes est la vraie réalité de ce monde. Je crois même que c'en est aussi la beauté. Si tout le monde se conduisait avec moralité, il n'y aurait ni compétition ni progrès dans la vie. Elle serait insipide. En ce qui me concerne, c'est quand je veux piéger quelqu'un, et que j'ourdis une combine quelconque, que je me sens vivre. Sinon, j'ai l'impression d'être comme une poupée qui hoche la tête. C'est cette capacité d'intrigue qui fait qu'un homme est un homme. C'est là la grande différence entre l'homme et l'animal. Celui qui ne sait pas intriguer doit rester toute sa vie commis ou instituteur. Il ne peut devenir un grand avocat, un médecin, un négociant, un politicien ni un militaire. On parle de mantras et tralala... Il n'y a pas de mantra qui tienne. Ni de magie. C'est la ruse qui tient lieu de mantra. Nous parlons justement de ruse de guerre. Est-ce que nous parlons de mantra de guerre ? Ce n’est pas une vérité que je viens seulement de découvrir. Cette vérité, pour parler franc, existait avant la Bible. Je ne t’en donne qu'un exemple, tiré de la Bible. Le Seigneur chasse Satan du Paradis. Satan en éprouve une violente colère. Il brûle de se venger du Seigneur d’une manière ou d’une autre. Mais il n'a pas la force d’affronter Dieu directement. Que fait ici Satan, savez-vous ? Il ruse. Par ruse, il trompe Ève et fait chasser Adam et Ève du Paradis par Dieu lui-même. Qui est battu ? Dieu ou Satan ? Dieu, évidemment. Je considère ceci comme une importante leçon de ma religion. Et même Râma, ce grand héros ? C'est bien par ruse qu'il a pu tuer Vâlî33 ? N'est-ce pas aussi en suscitant leur jalousie, qu'il a désuni les deux frères et attiré Vibishana dans son camp, et qu'il a tué Râvana et délivré Sitâ ? Prenons l'histoire de Kannan34. Pour donner la victoire à Dharman, combien de ruses n’a-t-il pas ourdies ! Nous lisons la Bible, le Râmayâna, le Mahâbhârata, mais nous n’y comprenons rien de tout ça, » déplorait le broker Antony.
256« Tout cela est bien beau, mais si quelqu'un nous trompe... » commença Kantan impulsivement.
257« Patiente, petit. En ce qui me concerne, si quelqu'un me trompe d'une certaine façon, je vais réfléchir à la personne que je pourrai tromper à mon tour de la même façon. Je ne chercherai pas à couper le bras ou la jambe de celui qui m'a trompé. Du Seigneur Jésus à Gandhi, il y a eu des gens pour dire que l'emploi du couteau ou de la force ne résout aucun problème. Toi, tu lui coupes le bras ou la jambe. Lui, il appointe quelqu'un pour te couper la tête. Alors, à quoi ça sert ? Si quelqu'un te trompe, considère qu'il t'a enseigné une stratégie. D'une certaine façon, il est ton maître. N'oublie surtout pas ça ! »
258Avec ce petit sermon, Antony s'efforçait de calmer Kantan. Il était toujours comme ça. Très habile à tourner de petits sermons. En outre, il avait étudié deux ans après le SSLC. Il proposait parfois des citations anglaises taillées à la mesure de ses interlocuteurs, c’est-à-dire ceux qui ne savaient pas d'anglais du tout.
259Kantan, que son sermon n'avait pas calmé, reprit :
– Pourtant, quand quelqu'un nous a dérobé notre argent et qu'on reste tranquille, est-ce que ce n'est pas survivre sans honneur ?
– Qu'est-ce qu'il a dérobé ? Seulement de l'argent ? L’argent a-t-il quelque chose à voir avec l’honneur ?
– Comment ?
– Ecoute ce que je te raconte.
260Quand j'étais élève à l'école – à ce moment-là, j'étais étudiant en SSLC. Un jour, nous jouions dans la cour. Il pouvait être cinq heures ou cinq heures et demie du soir. Le crépuscule n'était pas encore tombé. Un garçon d'une maison riche, je crois que ce devait être le fils de Somu Nadar, dit qu'il donnerait dix roupies si quelqu'un courait tout nu d’un coin à un autre. Nous étions tous de rudes gaillards. En entendant le fils de Somu Nadar, tout le monde a ri. Quelquesuns ont hésité. Moi, je n’ai ni ri ni réfléchi. « Si on court deux fois, tu donneras vingt roupies ? » ai-je seulement demandé. Il a dit que non. Bon, considérant que je trouvais mon profit dans ce que ça rapportait, j’ai couru comme il avait dit puis, remettant tranquillement mon veshti et ma chemise, j'ai gagné dix roupies auprès du fils de Somu Nadar. De qui crois-tu que les autres garçons se sont moqués ? Pas de moi, mais bien de lui. Le vaincu, c'était bien lui ? Comme le Bouddha a atteint l’Illumination, elle m'est venue à moi aussi à ce moment-là.
– Quelle sagesse ?
– La sagesse qui considère que l'argent n’a rien à voir avec l'honneur.
Kantan eut l'impression de retrouver un peu de paix.
261Kantan descendit de son cyclopousse devant la maison du broker Antony. Ayant contourné la voiture qui en masquait l'accès, il entra. Il appela fort « Sir ! » Une gamine qui faisait office de servante sortit et dit :
– Qui est-ce ?
– Monsieur est là ?
– Comment vous appelez-vous ?
– Dis-lui que c'est Kantan.
– Monsieur est en train de prendre une collation. Venez vous asseoir ici.
262Kantan s'assit sur un des deux sofas qui se trouvaient dans la pièce centrale. La petite alluma le ventilateur et se retira à l'intérieur. Kantan regarda tout autour de lui. Sur le mur, on pouvait voir une photo en grand format du propriétaire de la minoterie avec la fille d'Antony en costume de mariage, et un calendrier avec trois portraits : Jésus, Bouddha et Gandhi.
263Au bout d'un petit moment, Antony entra dans la pièce. Bien noir, de stature élevée, la tête chauve, des lunettes à monture d'or, tricot et veshti blancs. Une tenue impeccablement propre. Dès qu'il le vit, Kantan se leva et le salua.
– C'est toi, Kantan ? Assieds-toi, petit.
En parlant, Antony s'installa sur le sofa d'en face.
– Tu prendras un café ?
– Non, je viens d'en prendre.
– Comment va Mînâ ?
– Ça va. C'est justement à son sujet que je suis venu vous voir.
– C'est seulement quand tu as un problème que tu viens voir Monsieur Antony. Quand tout va bien, tu ne montres pas ta tête par ici, dit Antony avec un léger sourire.
– Non, c'est pas ça, Monsieur. Pourtant, il y a bien du vrai dans ce que vous dites. C'est quand nous avons besoin d'aide que nous allons voir les gens.
– Il ne faut pas être comme ça, petit. On ne peut jamais dire de qui on aura besoin, ni quand. On pourrait penser que ce type-là est un gars sans aucun intérêt et qu’on n’aura jamais besoin de lui, mais à un moment ou à un autre, nous aurons besoin de l'aide de ce même individu. Nous pensons à quelqu'un quand nous avons besoin d'aller requérir son aide. C’est à ce moment-là que nous comprenons. C'est pour cela qu'il ne faut jamais négliger qui que ce soit.
Antony commençait à prodiguer ses conseils…
– Mais je ne vous ai pas négligé ?
– Est-ce que j'ai dit maintenant que tu m'avais négligé ? Je te parlais seulement de la façon dont va le monde en général... Bon, maintenant, de quoi s'agit-il ?
– C'est ce que je vous ai dit ; c'est à propos de Mînâ.
– Qu'est-ce qui se passe maintenant pour Mînâ ?
– Elle va bien ; c'est seulement moi qui vais moins bien qu'avant. Si on lui aménageait une bonne place, je me sentirais un peu tranquille.
– Va donc, idiot ! Mînâ est une femme en or. Sans elle tu t'écroules.
– Moi, peu importe ce qui m’arrive. Il suffit qu'elle se trouve bien quelque part.
– Quoi, Kantan ? Crois-tu que tout est comme autrefois ? La malhonnêteté s'est répandue. On ne peut plus trouver de respect de la parole donnée, même à dose homéopathique. Regarde, par exemple. L'an dernier c'est moi qui ai conclu le mariage de cette Champakam avec Sundara Pandiyan le ferrailleur. Avant de tout arranger, j'ai eu des discussions avec Sundara Pandiyan et sa femme. Elle-même disait : « J'ai de l'asthme ; je ne peux pas rendre mon mari heureux ; faites donc vous-même un bon arrangement, comme il en a envie. » Moi, c'est ce que j'ai fait. Mais un an ne s'est pas écoulé que cette dame avec ses frères et sœurs ont mis fin aux jours de Champakam ! Et, jusqu'à présent, la police n'a pas pu trouver un seul indice.
– Oui, Monsieur Antony, il faut chercher un endroit sans problèmes ni mauvaises fréquentations.
– Qu'est-ce que tu racontes, sans rien comprendre ? De nos jours, c'est un miracle de trouver un endroit sans problèmes ni mauvaises fréquentations !
– Si c'est vous qui essayez, c'est pas possible ?
– C'est moi qui avais essayé pour Champakam ; ça n'a pas été un succès !
– Qu'est-ce que c'est que ça, Monsieur... Ça tourne de cette façon-là dans un pour cent des cas.
– Un pour cent ? Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas... Il arrive même que nos propres gars marquent des buts contre nous.
– Comment ?
– Je ne sais pas si tu es au courant ou pas. Sur Williams Road, il y avait une femme du nom de Kokkila. À la voir, elle avait tout l'air d’une femme rangée. Elle ne levait pas la tête pour regarder un homme. J'ai conclu son mariage avec le gérant du restaurant de Buddham Ayyar. Un gars au teint clair, un vrai Cupidon. Cette ânesse, tu sais ce qu’elle a fait ? Au lieu de vivre avec lui comme une reine, elle a pris la fuite avec un gamin Nayar, porteur d'eau au restaurant. L’Ayyar m'avait donné mille roupies. Il m'a déshonoré, en venant crier à la maison devant ma femme.
– Mînâ n'est pas du tout comme ça. Quand je dis une chose, elle ne franchit jamais la ligne que j'ai tracée, même au prix de sa vie.
– Elle ne franchira pas la ligne que nous avons tracée tant qu'elle restera sous notre contrôle ? Et si elle nous échappe ? demanda Antony, et il se mit à rire.
– Non, Monsieur Antony, vous ne connaissez pas Mînâ ! Quand je lui ai tout expliqué, que j'ai pris son accord total, elle ne transgresse pas la parole qu'elle a donnée.
– Tu lui parleras très clairement ; elle aussi, elle s'engagera. Mais... laissa traîner Antony.
– Oui, qu'est-ce qui vous est arrivé ?
– L'âge ?
Kantan rit :
– Je ne parle pas d'âge. Vous disiez qu'on ne peut pas rester à réfléchir si ça va tourner comme ci ou comme ça ; mais qu’il suffit d’oser et d’agir. Seulement, maintenant, c’est vous qui avez commencé à réfléchir à tout le tintouin !
– Oui, oui. Ça aussi, ça a un rapport avec l'âge. Depuis le mariage de ma fille, je dois me conduire avec un peu de prudence. Tu es bien au courant du procès d'Ambika, non ?
– Celle qui joue dans j’sais plus trop quel film en ce moment, c'est bien cette fille ? Oui, oui, maintenant je me souviens. On a dit que vous auriez pu vous retrouver dans une situation bien compliquée.
– Bien compliquée ? J'aurais pu me suicider. Un type formidable m'a aidé au bon moment. C'est à cause de ça que j'ai décidé de ne plus me mêler désormais de ce genre de relations.
264À ce moment, la petite servante arriva auprès d'Antony avec une bouteille d'huile. « Madame attend, » annonça-t-elle. Antony se leva, prit la bouteille d'huile des mains de la petite fille, et expliqua : « Bon, Kantan, je vais tâcher de trouver un endroit vraiment sûr pour Mînâ. Toi, montre-la à un docteur, faites tous les tests, achète-lui des toniques... dis-lui de manger des choses nourrissantes. Avec plus de légumes, viande, lait, yaourt, oeufs, poisson. Défends lui de trop sortir. D'ici deux ou trois mois, je te ferai chercher. Il suffit que tu reviennes à ce moment-là. À plus tard, » conclut Antony.
265Kantan se leva et prit congé.
266Kantan se sentait floué. Il ne s'était pas attendu à voir le broker Antony se débarrasser de lui si facilement. Il se dit, pour sa gouverne : « Monsieur Antony aussi a changé. » Il y avait deux ou trois ans que Kantan n’était pas venu à Shenoy Nagar. Depuis, la cité s'était beaucoup agrandie. Où qu'on tournât les yeux, c'étaient des maisons neuves, toutes à étage. Seules une ou deux, construites au tout début de Shenoy Nagar, avaient perdu leur éclat et ressemblaient à des gosses de mendiants au milieu d'enfants dans leur école. Tout ce qu’on voyait était en plein essor, en mutation. Kantan avait l’impression qu’il n’y avait que dans sa vie que rien n'avait changé. Tous l’avaient largué, pour partir quelque part. Eux tous savaient où ils devaient aller, comment y aller. Lui seul n'en savait rien. Mînâ non plus n'en savait rien. Tous évoluaient, ici ou là, dans une atmosphère de fête, exaltante. Seuls, Kantan et Mînâ restaient assis au bord de la route, ne sachant où aller, que regarder, qu'acheter, comment acheter. Tout ce qu'il leur restait, à lui comme à elle, se limitait à aujourd'hui. Demain même n'était pas à leur portée. « Demain c'est lundi, » pensa Kantan, sans que cela parvînt à faire sens. Quel jour ? Qui se souciait de la date ? Si Naidu venait pour le loyer, c'était le six ; voilà tout.
267Dans les espaces ouverts autour des résidences de Shenoy Nagar, petits garçons et petites filles jouaient au ballon, à la marelle, à la poursuite. À cette heure où la nuit tombait, ce n’était pas encore l’obscurité totale. Dans toutes les maisons, des lampes brûlaient, faiblement, avec une lumière un peu pâle.
268Kantan avance. Des avenues aux allées transversales à angle droit, sans fossés ni bosses. De temps en temps, des bus de la cité qui s'arrêtent tous les deux-cents mètres, descendent ceux qui rentrent de leur travail ou de l'école, hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, gamins et gamines. Sur leurs visages, un peu de lassitude physique ; mais que la joie de l’esprit recouvre. Ils se quittent, en bavardant et en riant. Par intervalles, une voiture, rapide, dépasse Kantan. Soudain les lampes électriques au bord de la route ouvrent leurs yeux, toutes au même instant, comme si on le leur avait demandé, et commencent à déverser leur éclat bleuâtre. Les margousiers bien alignés bruissent ou s'immobilisent, sans prévenir.
269Pendant qu’habitués à leur bonheur, et assurés que rien de mal ne peut leur arriver, tous convaincus que, de toute façon, tout va devenir encore meilleur que ce qu’ils ont déjà, les habitants de Shenoy Nagar voient l’univers entier, retranchés derrière leurs murs à eux, Kantan chemine comme un étranger au milieu d’eux. D’une allure sans hâte, et sans but. Ce qui le concerne se limite à quelques jours. Tandis qu’après lui, toujours, tous ces gens vont construire des maisons, toujours plus grandes, et s'y installer. Il y brillera toujours plus de lampes, toujours plus éclatantes. À la lumière de ces lampes, joueront des enfants, toujours plus heureux. Kantan regarde autour de lui. Comme le monde extérieur est plongé dans les ténèbres, la lumière des lampes brillant à l’intérieur des maisons paraît encore plus éclatante. Seuls, les jardinets adjacents présentent, ça et là, des taches sombres, verdâtres. Dans ces maisons, sans bruit ni excitation, comme si tout était prévu, l'esprit satisfait, des gens jouissent de leur vie de chaque jour…
270Kantan avance, regardant ces maisons. Un chien aboie en le voyant. Un corbeau s’envole, en lui frôlant la tête. Kantan gagne le chemin de traverse qui le ramène en ville. C’est l'extrémité de Shenoy Nagar : une fois dépassées les quelques maisons ordinaires qui gardent encore un vague lien avec Shenoy Nagar, commence Shivalingapuram. Les premières odeurs humaines vous frappent les narines. Avec ça, quelques bruits, un peu plus d'obscurité. Dans cette obscurité, une lumière rouge. Une plaque de bois apposée là vous informe : c’est le « Débit d'alcool numéro treize, de Shivalingapuram »,
271Il n’y avait pas foule dans la boutique. Sitôt assis, Kantan lut la notice écrite en gros caractères sur le mur en face de lui :
« Consommée sans modération,
L'ambroisie même est un poison. »
SSP, section de Shivalingapuram
272Ce n'était pas la première fois que Kantan venait dans ce débit. Il en connaissait aussi vaguement le gérant. Un homme jeune, d’une certaine éducation. Kantan savait que, lorsqu'il avait ouvert la boutique, débordant d’enthousiasme, il avait fait inscrire en grand sur le mur : « Rattrapons au cabaret le temps perdu à la mosquée. » Cette citation lui avait plu. Maintes fois, en entrant dans un estaminet, il se la redisait pour lui-même. Mais, dans les dix jours qui avaient suivi le tracé de cette inscription, quelques jeunes gens venus un jour d'Adamshâpuram, à six miles de Shivalingapuram, apportèrent des pots chargés de purin et les lancèrent sur l'inscription. Comme le gérant s'approchait d'eux et leur expliquait que l'auteur de cette phrase était lui-même un poète musulman, ils vidèrent sur lui ce qui restait de purin et s'en allèrent avec la caisse. Ce n'est qu'après cet incident que fut écrite sur le mur du cabaret la phrase « Consommée sans modération, l'ambroisie même est un poison », pour proclamer combien la section de Shivalingapuram du Parti Socialiste du Sud se souciait du bien-être de la population. Pour sa part, Kantan n'aimait pas du tout ce nouveau slogan. Voir des gens consommer avec modération l’agaçait plutôt. Il but rapidement, et quitta le cabaret.
273Il repensa au broker Antony. « Comme il était pressé d'aller masser et baigner sa femme ! » se dit-il. Lui-même avait vu la « femme » d’Antony. Une femme du Kérala ; au teint clair, bien tournée. On croyait généralement que la fille d’Antony n'était pas de lui. Lors des pourparlers à son sujet avec le propriétaire de la minoterie, Antony lui-même en avait convenu ; certains racontaient qu'elle était née d'un brahmane nambudiri. Kantan se souvint du propos entendu déjà : « L’argent a-t-il quelque chose à voir avec l’honneur ? »
274Après la traversée de Shivalingapuram, Kantan parvint au raccourci qui allait en ville. Il y avait un étang sur un côté de la route. Presque à sec à cette époque-là. La nappe d'eau restante était recouverte par les nénuphars et les lotus. Plusieurs lampadaires n'avaient plus d'ampoules, et même les autres ne donnaient guère de lumière. Comme c’était un quartier à l'écart de la cité, que les fils électriques n'avaient pas été changés depuis de nombreuses années, au lieu d'une lumière blanche, ils ne dispensaient plus qu'un éclat rougeâtre. Comme la filature installée dans ce quartier avait été fermée depuis une quinzaine d'années, il n'y avait plus personne ici pour s’occuper de quoi que ce soit. Au contraire, les bâtiments déserts de la filature régnaient sur le quartier tels une déesse maléfique, un peu à l'écart de la route, entourés d'acacias, demeurant exposés à la pluie, au vent, à la chaleur et aux ténèbres. À une certaine époque, ce bâtiment avait servi de distillerie clandestine. On racontait aussi que c'était là qu’un ou deux meurtres perpétrés en ville avaient été concertés.
275Après le passage à niveau que Kantan venait de franchir, sur une distance de deux cents mètres, il n'y avait plus ni habitation ni construction. Une rangée d’arbres, tamariniers et porchers35, sur un seul côté de la route. Sur la droite, avant d'atteindre la lisière de la ville, se dressait une petite maison, avec une petite boutique de bétel sur un côté de la véranda. En face de la boutique, un « atelier ». Comme on était dimanche, l'atelier était fermé. Il fallait parcourir encore un peu moins d’un kilomètre pour que la ville commençât vraiment. Dans l'intervalle aucun bâtiment ne dressait la tête.
276Une lampe à pétrole brillait dans la boutique de bétel. Arrivé à quinze ou vingt pas, Kantan vit qu'Annakkili, d’habitude assise dans la boutique, en était sortie et regardait quelque chose en direction de la cité. Il s'approcha d'elle par derrière, se souvenant qu'une fois où il lui avait acheté une boîte d'allumettes, en lui remettant la boîte dans la main, elle lui avait chatouillé la paume. Quand il parvint à côté d'elle, elle regardait un peu plus loin, en agitant les mains ; tremblante, criant « Oh ma mère ! » elle se mit à fuir sur le côté. Kantan lui saisit vigoureusement le bras et cria : « Où cours-tu ? » Le voyant, elle se remit un peu : « Regardez là-bas, m'sieur, regardez là-bas, ces deux gars sont en train de brutaliser et de frapper ce type, » balbutia-t-elle.
277Kantan regarda dans la direction que lui montrait Annakkili. Il finit par distinguer trois formes qui se bousculaient, assez loin, sur un côté de la route. Il réfléchit un instant, puis alla à pas mesurés dans leur direction. Parvenu à dix à quinze pas de ces silhouettes, il distingua, dans la pénombre, que deux individus frappaient et rouaient de coups un troisième, assez malmené. Ce dernier, titubant comme s’il était complètement soûl, résistait de tout son poids à la poussée des autres. L'un des deux tenait à la main quelque chose comme un couteau. Soudain, tout le corps de Kantan frémit ; sa bouche se ferma ; ses yeux s'agrandirent. Le troisième individu était Sôlai Pillai.
278D'un bond, Kantan se rua au milieu du trio. Des deux agresseurs de Sôlai Pillai, il frappa l'un à coups de poings, l'autre à coups de pied. Quand l'un d'eux brandit le couteau, Kantan s'abrita derrière Sôlai Pillai, en le saisissant à bras-le-corps, quand on entendit soudain un cri. Il relâcha aussitôt son étreinte sur Sôlai Pillai. L'un des deux cria « Ah, oh, mère ! » Le sang avait jailli sur son avant-bras et sur sa chemise, et ruisselait aussi sur la pointe du couteau qu'il avait dans la main. Kantan cria à tue-tête : « Au meurtre, au meurtre, ils ont tué Sôlai Pillai ! » Annakkili, qui avait assisté de loin à toute la scène, s'enfuit en criant : « Au meurtre, au meurtre ! » Les deux agresseurs de Sôlai Pillai s'enfuirent à toute allure, en sautant à travers l’étang.
279Kantan s’approcha du porcher voisin et jeta dans un creux de l'arbre le couteau à cran d’arrêt qu'il avait à la main, ainsi que l'étui qui était à sa ceinture, puis il se hâta vers la lumière de la boutique. Il examina minutieusement le devant de sa chemise et de son veshti. Puis il se retourna dans la direction par où s'était enfuie Annakkili. Il vit qu'après avoir couru un peu, elle attendait en regardant vers la boutique. Il cria à tue-tête : « Les meurtriers se sont enfuis, tu peux revenir ici, ma vieille ! »
280Regardant de loin la forme qui gisait par terre, Annakkili s'approcha de la boutique avec beaucoup d'hésitation, en se retranchant derrière Kantan ; elle demanda en tremblant :
– Il est mort ?
– Ça en a tout l'air, dit Kantan en allumant une cigarette.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
– Il faut prévenir la police.
281Pendant que Kantan parlait, la lueur d'une bicyclette grandissait sur la route, venant à leur rencontre. Debout au milieu de la route, Kantan arrêta la bicyclette. Le jeune homme qui la montait, tout tremblant, demanda d'une voix faible :
– Quoi, qu'est-ce qu'il y a, m'sieur ?
– Regarde ici, deux hommes viennent de poignarder ce type. Va tout de suite annoncer ça au poste de police de Pillaiyar Kôvil.
– Un meurtre ? Où ça ?
– Là, ici même. Va vite, c'est à côté. Va dire ça au poste de Pillaiyar Kôvil.
– Oh, oh ! Je connais pas de poste de police. Je n'irai pas.
– Pourquoi ?
– Je suis nouveau dans cette ville.
– Pourquoi tu racontes des histoires, petit ? Tu es nouveau ici, et tu passes en vélo par cette route à une heure pareille ? Il ne faut pas d’un côté laisser tomber la faute et, de l’autre côté, laisser retomber le blâme sur un autre. Un meurtre n'est pas une petite affaire. Va tout de suite prévenir la police.
Kantan regarda le jeune homme avec colère.
– C’est vraiment suant ! Je dois d'urgence aller quelque part.
282En marmonnant, le jeune homme retourna son vélo dans la direction d'où il était venu. Avant qu'il remonte sur son vélo, Kantan s'informa de son nom et de son adresse.
283– J’ai les jambes et les bras qui tremblent. J'ai comme un besoin de quelqu'un, pour me prendre dans ses bras et me protéger, dit Annakkili.
284Kantan fumait, en observant la lumière de la bicyclette qui s'éloignait rapidement, déchirant l'obscurité et révélant au regard la rangée des arbres.
– Où est parti ton mari ?
– À la ville voisine ; c'est l'heure de son retour.
– Alors patiente encore un peu. Ensuite...
Annakkili rit, puis :
– Est-ce que nous devrons aller au tribunal ?
– Tu plaisantes ! C'est nous qui serons les principaux témoins pour la police.
– Est-ce qu'on va rester ici debout sur la route. Vous venez vous asseoir à la maison ?
– Il ne faut pas surveiller le cadavre ?
– Vous l'avez bien vu ? Il est comment ?
– Va voir ça de près toi-même !
– Bonne mère, j’irai pas. Après, je ne dormirai plus. Et puis, il y a ce qu'on dit. Si on voit le cadavre de gens morts comme ça, on dit que leur âme revient toujours rôder autour de nous.
– Pourquoi ?
– Elle peut nous torturer, en demandant : « Qu’étais-tu là, à me regarder pendant qu'on me poignardait ? » Oui, annan, on dit que pendant la crémation, le cœur de ce genre de cadavres ne se consume pas. Est-ce que c'est vrai, annan ?
– Oui, on dit bien qu'il ne brûle pas. Bon, maintenant, si la police arrive et te demande ce qui s'est passé, qu'est-ce que tu diras ?
– Je dirai ce que j'ai vu.
– Finalement, ne va pas tout leur raconter, que je me suis jeté au milieu d'eux pour les séparer. Ils nous feront des ennuis, en nous posant des questions sans nécessité. Nous leur dirons tous les deux que c'est avant que nous arrivions près d'eux, que deux individus avaient poignardé cet homme, et qu'ils s'étaient enfuis.
– Oui, oui, pourquoi devoir vous mêler à cette embrouille ?...Alors, jusqu'à la fin de ce procès, nous allons nous rencontrer tous les deux ? N'est-ce pas ?
– Oui.
– Comment vous vous appelez ? Qu'est-ce que vous faites ?
– Je m’appelle Kantan. Je travaille comme agent pour les maisons et les terrains. À l'occasion des festivals, je montre le temple et la ville aux gens venus d'ailleurs.
– Vous gagnez bien ?
– Ça roule à peu près.
– Est-ce que vous me connaissez, vous ?
– Votre nom est bien Annakkili ?
– Oui, oui, comment vous connaissez mon nom ?
– Il y a bien un atelier ici ? Un copain à moi y a travaillé. C'est lui qui m'a parlé de toi.
– Qui c'est ?
– Il s'appelle Pandurangam.
– Oh, ce gars au teint clair, le petit de la maison de Naidu ?
– C’est bien lui.
– C'est un petit gars agréable à vivre. Mais tous les autres gars qui travaillent dans cet atelier sont des vauriens.
285Elle dénoua complètement son chignon en déroute, le resserra à deux mains par-derrière, et le réajusta.
286À ce moment, un homme arriva depuis la direction d'où était venu Kantan. Il demanda :
– Anna, qu'est-ce tu fabriques debout au milieu de la route, tu as laissé tomber la boutique ?
287Annakkili se retourna et vit son mari :
– Chéri, chéri, regarde là, regarde, deux individus ont poignardé un homme et se sont enfuis.
– Un meurtre ? demanda le mari d'Annakkili.
– Oui, dirent ensemble Kantan et Annakkili.
Comme s'il allait observer un serpent qu'on venait d’abattre, le mari d'Annakkili s'approcha de l'endroit qu'elle lui indiquait. Elle lui cria : « Voyons, ne vous en approchez pas ! » Parvenu auprès du cadavre, l'époux d'Annakkili le considéra attentivement et revint. Puis il entra dans la maison et en rapporta une torche électrique. De retour auprès du cadavre, il l'examina à la lueur de la lampe. Quoique le corps fût couché à plat ventre, sa tête était tournée de côté. Une joue appuyée sur le sol, un petit bout de langue pointant entre les dents, il gisait, les yeux écarquillés. Les deux mains crispées sur le ventre, pareil à un enfant étendu recroquevillé dans la froidure, le cadavre gisait, comme s'il demandait grâce pour sa vie en se jetant aux pieds de quelqu'un. Bien qu'il ait les yeux écarquillés et un petit bout de langue pointant entre ses dents, sa vue ne soulevait ni la crainte ni l'horreur, il provoquait une sorte de pitié. Kantan, qui avait suivi le mari d'Annakkili, regarda le cadavre et sursauta.
Le mari d'Annakkili dit, d’un air ennuyé qui ne s'imposait pas :
– Il ressemble à Piccaiyâ de Vettillappettai !
Dans le cœur de Kantan la honte explosa.
Le mari d'Annakkili demanda :
– Vous avez vu ça directement tous les deux ?
– Oui, dit Annakkili.
– Où étais-tu à ce moment-là ?
– Ici même.
– Lui ?
– Lui aussi, ici même.
– Ici même, au milieu de la route ?
– Oui, sur la route. Il passait comme ça, juste à ce moment-là.
288Pendant que tous deux parlaient, Kantan les dévisageait à tour de rôle. Le mari d'Annakkili se tourna vers lui :
– Qui êtes-vous ?
– Son nom est Kantan, dit Annakkili.
– Celui qu’en ville on appelle Kantan le Magouilleur, c’est bien vous ? enchaîna le mari d'Annakkili.
– Ce n'est pas moi, m'sieur ; c'est quelqu'un d'autre, dit Kantan en riant.
289C'était la première affaire judiciaire où Kantan plaidait pour lui-même. Le brigadier Ponnuçâmi, en qualité de premier témoin, avait fait une déposition, disant qu'il avait vu lui-même directement le crime commis par Kantan, et qu'il l'avait aussitôt ramené au poste de police. Kantan entreprit le contre-interrogatoire. Le magistrat lui demanda encore une fois : « Vous ne voulez pas prendre un avocat ? »
290« Qu’est-ce que c’est que ce procès, patron, pour prendre un avoca ? L'autre jour encore, savez-vous ce qu'a dit le brigadier ? « Petit, tu ne crains rien. Comme c'est la fin de l'année, il faut une affaire comme ça dans les rapports. Si tu plaides coupable, je parlerai au patron et je lui dirai de te faire libérer avec une amende de vingt ou trente roupies. C’est ce qu’il a dit, patron. » Tandis que Kantan racontait cela, le magistrat se mit à rire. Comme il riait ouvertement, quelques avocats rirent aussi. Entendant rire les avocats, ceux qui se trouvaient dans l’enceinte du tribunal rirent également, se demandant entre eux de quoi il s'agissait. Après un bref regard à la ronde, comme s'il découvrait soudain la foule présente dans le tribunal, et le visage encore marqué d'un léger sourire, le magistrat se retourna vers Kantan. Le brigadier Ponnuçâmi fit la grimace.
291Dans son contre-interrogatoire, la première question que lui posa Kantan fut :
292– Brigadier, est-ce que tout le monde ne vous appelle pas Ponnou Minet ?
293Dès qu'il eut entendu la question, le brigadier regarda Kantan avec de grands yeux écarquillés et se tourna vers le magistrat.
294– Qu'as-tu demandé ? demanda le magistrat, allongeant la tête en direction de Kantan.
295Kantan resta silencieux un court instant, puis il déclara :
– J'ai demandé s'il n'y a pas en ville un nom tel que Ponnou Minet, donné au brigadier.
– Qu'est-ce que c'est que ce Ponnou Minet ? demanda le magistrat en riant. L'instant suivant, il changea de ton :
– Dis-moi, le brigadier peut avoir, chez lui ou en ville, un millier de surnoms. Quel lien y a-t-il entre ça et le procès ?
– Il y a des liens, Monsieur, dit Kantan.
– Quel lien ? s'enquit le magistrat.
Kantan eut un silence, puis :
– Il y a une vieille haine entre moi et le brigadier.
– C'est bon ; à présent, qu'est-ce que tu as à déclarer sur le crime dont tu es accusé maintenant ? Le dimanche 18, entre cinq et six heures du soir, ce jour-là, n'étais-tu pas sur l'esplanade des expositions ? dit le magistrat.
– Ce qu'a dit le brigadier n'est que mensonge. Il dit qu'il était sur l'esplanade des expositions ce soir-là. Mais moi, je ne le crois pas.
– Pourquoi ? demanda le magistrat.
Comme Kantan commençait :
– C'est que, le dimanche soir, il y a un rassemblement général de tous les grands pontes au Club de la Cité... le magistrat l'interrompit :
– Ne débite pas ici toutes ces histoires...
– Je ne débite pas d'histoires, patron, je vous ai dit que j'ai une vieille haine avec le brigadier ; c'est dans cette hargne... traîna Kantan.
– Alors, tu nies tout ce qu'a dit le brigadier, dit le magistrat.
Le brigadier s'éclaircit la gorge.
– Oui, patron, tout ce qu'il a dit ce sont de purs mensonges.
– Alors, qu'est-ce qui s'est passé ?
– Quel jour, patron ?
– Dimanche 18, ce jour-là.
– Dimanche, il ne s'est rien passé. C'est le vendredi que le brigadier et moi nous sommes rencontrés.
296L’interrompant, le brigadier dit au magistrat :
– Le procès est à propos de ce qui s'est passé dimanche. Si la partie adverse a quelque chose à demander à ce sujet, qu'elle pose ses questions.
– Hm, c'est bon, dit un peu rudement le magistrat.
297Se tournant vers Kantan :
298– Quel lien y a-t-il entre ce qui s'est passé vendredi et ce procès ?
299Le brigadier interféra avec un peu de fermeté :
300– Patron, vous ne savez rien de l'accusé. Il n'a pas si bonne réputation en ville. S'il a quelque chose à dire en relation avec ce procès, dites-lui de le dire.
301Sans dissimuler l'irritation qui le gagnait, le magistrat s'adressa à Kantan :
– Qu'est-ce que tu as à dire maintenant ?
– J'ai seulement deux ou trois questions à poser au brigadier. C'est tout.
– Bon, abrège ; pose-les vite.
302Se tournant vers le brigadier, Kantan répéta la même question :
– N'est-il pas exact que tout le monde vous appelle Ponnou Minet ?
– À ma connaissance, personne ne m'a appelé comme ça.
rire.
– Alors, tout le monde le dit sans que vous le sachiez ? dit Kantan, sans rire
303Le brigadier avait le regard fixe.
304En contenant le rire qui le prenait, le magistrat, se mordant les lèvres, cracha :
305– Hm ! Question suivante ?
306Deux avocats pouffaient de rire. Un autre se mit à tousser.
307– Vois-tu, ici il ne faut pas faire le mariole, tu comprends ? Pose correctement des questions correctes, dit le magistrat, en riant dans les limites permises.
308Quelques avocats échangeaient des réflexions. L'un d’eux, assis en face de Kantan, le mit en garde : « Ne vous aliénez pas la cour sans nécessité ! »
309Se détournant d’eux brusquement pour dévisager Kantan, le magistrat lui fit un signe : – Hm.
310En se tournant vers le brigadier, Kantan demanda :
311– Le vendredi qui a précédé ce dernier vendredi, vers six ou sept heures du soir, est-ce que vous êtes venu à la boutique de thé de Savarimuttu qui se trouve à côté de l'asile d'enfants qui est à Ismaïlpuram ?
312– J'y suis peut-être allé pour quelque chose ; je ne m'en souviens pas.
313– Brigadier, vous êtes en poste à la station de Teppakulam. Vous habitez dans les baraquements de police de Vastatupettai, alors que l'asile d'enfants est à l'autre extrémité de la ville, à Ismaïlpuram. Si vous êtes allé à l'asile d'enfants qui est aussi éloigné, comment se fait-il que vous ne puissiez pas vous rappeler pour quelle affaire vous êtes allé là-bas ?
314Un vieil avocat rit lourdement. Le magistrat se tourna avec toute son attention en direction de Kantan.
– J'y suis allé à propos d'un procès quelconque.
– Est-ce que vous vous rappelez de quel procès il s'agissait ?
315Le brigadier se tourna vers le magistrat et se plaignit :
– Patron, dites-lui d’être respectueux quand il pose ses questions aux membres de la police.
– Vous ne pouvez pas répondre carrément par oui ou par non, ou par « je ne peux pas le dire », ou « je n'ai pas à répondre » ?
316Le brigadier poursuivit ses récriminations :
– Il a prouvé ici quel magouilleur il est.
– Ça, c'est moi qui suis ici pour en juger ! Don't you worry about it. Hm, proceed.
– Tout cela est correct, patron. Mais vous ne savez pas comment est l'accusé, ni quel métier il fait vraiment.
– Ce que tout le monde fait, tenter de survivre sur le dos des autres… commença Kantan.
317À ce moment-là un gendarme vint se présenter devant le magistrat, le salua avec ostentation et s'approcha tout près de son oreille. Tous deux parlèrent en secret de bouche à oreille pendant une minute. Le gendarme, avec autant d’ostentation, comme si son intervention avait été une grande victoire, se retira en saluant dans un claquement de godillots.
318Se tournant aussitôt vers Kantan, le magistrat l'avertit :
– Vois-tu, ceci est un tribunal, tu ne le sais pas ? Ici on se conduit comme on doit se conduire au tribunal. Tu ne dois pas te conduire comme tu le fais dans la rue ou dans toutes les venelles où tu traînes.
319Sur le visage de Kantan, un tremblement apparut. L'instant d'après, il dit seulement :
– C'est bon, patron !
– Hm ! As-tu encore quelque chose à demander ? dit le magistrat.
320En riant pour lui-même, le vieil avocat se leva de sa chaise et sortit.
– Je vais simplement vous dire ce que je sais, patron. Que le brigadier dise seulement si c'est vrai ou non.
– Hm ; bon, parle ! dit le magistrat tout en regardant le vieil avocat qui sortait en se frayant un passage à travers le foule.
– Cet asile d'enfants dont j'ai parlé, commença Kantan, le gérant en est quelqu'un de très proche de moi. Un jour il m'a dit « Il y a comme ça un brigadier de police qu'on surnomme Ponnou Minet ; il entraîne souvent des enfants de l'asile en prétendant les emmener au poste sous un prétexte quelconque. C’est devenu un sérieux problème. Quelle pitié ! Harasser des petits garçons qui n'ont pas ces goûts-là. Mais toi, Kantan, demande-lui donc un jour de s'expliquer. » C'est pour cela que, ce vendredi, je suis allé à l'asile d’enfants. Tandis qu'il continuait à parler, le brigadier cria :
– Patron, tout ce qu'il déblatère n'a rien à voir avec le procès !
– Ah, ça ! J'ai dit que tout ce procès n'était qu'un mensonge ! dit Kantan.
– Alors, pourquoi parles-tu maintenant ? dit le brigadier.
Comme Kantan se tournait vers le brigadier, le magistrat lui rappela :
– Parle en t'adressant à la cour !
321Kantan se retourna vers lui :
– Une fois, il y a eu une dispute entre le brigadier et moi ; depuis, il y a la haine entre nous. C'est tout ce que je dis.
– Hm ; abrège ! Quelle dispute ? marmonna le magistrat.
– J'objecte, patron, dit le brigadier.
– Alors, admettez qu'il y a une haine entre l'accusé et vous. J'interdirai à l'accusé de donner tous les détails, dit le magistrat avec une certaine colère.
– Comment ça ? Depuis quand un policier passe aux yeux des gens pour quelqu'un de bien ? demanda le brigadier. Kantan interjeta :
– Ce que dit le brigadier est exact. Personne dans le public ne considère que les policiers sont d'honnêtes gens, n'est-ce pas ? Mais il y a eu une dispute entre le brigadier et moi sur une affaire précise.
– Que répondez-vous à cela ? dit le magistrat au brigadier.
– Alors, c'est comme vous voulez, patron, dit le brigadier.
– Hm ; parle, toi, dit le magistrat à Kantan d'une voix plutôt ferme.
– Ce jour-là, patron, le brigadier était venu à Ismaïlpuram. À côté de l'entrée de l'asile pour enfants... Pendant que Kantan parlait, on entendit simultanément le bruit de la foule des spectateurs qu'on repoussait des deux côtés et le crissement brutal des bottes. Ayant adressé au magistrat un salut bref mais qui ne pouvait passer inaperçu, l'inspecteur de police qui était entré s'assit sur une chaise.
– Hm, ensuite ? dit le magistrat à Kantan, d'une voix assez ferme.
– Patron, le brigadier parlait très fort avec Rangaçâmi, le gérant de l'asile pour enfants, dans une échoppe de thé qui est à côté de l'asile. Le petit, un nommé Cinivâsan, était là lui aussi. Quand je me suis approché...
322Mais tandis que Kantan était encore en train de parler :
323– One minute, Your Honour, dit l'inspecteur en se levant.
324– Yes, dit le magistrat en hochant la tête dans sa direction.
325– Les faits se sont déroulés le dimanche 18 sur l'esplanade des expositions. Celui-ci est en train de parler de tout autre chose ? demanda l'inspecteur.
326Aussitôt le magistrat rabroua Kantan :
327– Hm, Monsieur te demande quelque chose, n'est-ce pas ? Réponds !
328Kantan dit :
329– Une fois, il y a eu bagarre entre le brigadier et moi. C'est de cela que je suis en train de parler.
330Regardant le magistrat, l'inspecteur expliqua :
331– Votre Honneur, ce sont tous de mauvais sujets. Il y a toujours des bagarres entre eux et le Département. Vous n'avez pas besoin d'enquêter là-dessus avec tous les détails, et il se rassit.
332– Yes, you are quite right, dit le magistrat.
333Puis se tournant vers Kantan :
334– Dis donc, tu as entendu ce qu'a dit l'inspecteur à ton propos, n'est-ce pas ? Qu'as-tu à déclarer maintenant ?
335Kantan réfléchit une minute, puis :
336– Ce que dit ce patron est correct. Nous commettons des fautes ; eux aussi en commettent. En tout cela, qui peut dire qui a commencé ? J'accepte la faute, patron ; et comme l'a dit le brigadier, relaxez-moi en m'imposant une petite amende, dit-il en riant.
337Quelques personnes dans le tribunal rirent aussi, comme soulagées de voir un malaise se dissiper.
338Le bruit de l'arrivée d'une jeep, l'éclat des phares qui éblouissaient les yeux, mirent fin à toute conversation. Le trio se rapprocha de la boutique. À la lumière de la jeep, ses occupants pouvaient voir le corps ; la voiture s'arrêta donc à environ vingt pas du cadavre. Deux policiers avec des fusils descendirent de la jeep. Après eux, un brigadier, un sous-inspecteur, et, finalement, le jeune homme qui était allé les chercher. Les deux policiers, comme s'ils montaient la garde auprès du cadavre, se figèrent à ses côtés. Le brigadier ôta son képi, le plaça dans sa main gauche, et se gratta bruyamment la tête avec sa main droite. Le sous-inspecteur, un peu corpulent et noir de teint, jeta un coup d’œil alentour et ordonna aux trois personnes qui étaient sur le seuil de la boutique : « Venez un peu par ici. » Tous trois vinrent se ranger derrière lui.
339« Veluçâmi, n’est-ce pas, ou, comment est-ce qu'il s'appelle ce gars, où est-ce qu'il est ? » cria le sous-inspecteur.
340Veluçâmi, tapi contre la jeep, s'approcha lentement et se tint derrière le sous-inspecteur. Ce dernier s'approcha du cadavre, le palpa pour voir.
341– C'est fini, chef, dit le brigadier, tout en baillant à moitié.
342– Brigadier, notez la position ! dit le sous-inspecteur.
343– Je m’en suis occupé, chef. Route de Shivalingapuram, quand on tourne légèrement à l'ouest, approximativement au nord-ouest, à vingt gajam36 de la boutique, enchaîna le brigadier.
344– Vous avez demandé à qui est la boutique ? dit le sous-inspecteur.
345Le mari d'Annakkili répondit : « C'est la boutique de Marutu Mûppanâr, fils de Cuppu Mûppanâr de Shivalingapuram ».
346– Bon, à environ vingt gajam de la boutique de Marutu Mûppanâr, fils de Cuppu Mûppanâr, dit le brigadier qui commença à écrire après avoir tiré un carnet et un crayon.
347Puis, se retournant brusquement vers Marutu Mûppanâr,
– Apportez une chaise ou un lit quelconque pour le chef.
Marutu Mûppanâr bondit et revint avec un lit de l'intérieur de la maison.
– Dis donc, trente-neuf, tu as bien apporté un bocal, non ? Prends un échantillon de sang. Quatre-vingt-seize, toi, examine le corps, ordonna le sous-inspecteur aux deux policiers. Trente-neuf alla vers la jeep et revint avec un bocal et un couteau pour prélever de la terre avec du sang. Quatre-vingt-seize retourna légèrement le cadavre. Quand elle vit ses yeux écarquillés, Annakkili cria « Oh, mère ! » Kantan détourna la face.
– Qui c'est ? vous le connaissez ? demanda le brigadier aux quatre personnes debout derrière lui.
– Il ressemble à Piccaiyâ le marchand de Vettilapettai, dit Marutu Mûppanâr.
348Kantan et Annakkili se taisaient. Le brigadier leur demanda :
– Vous le connaissez ?
Kantan hésita :
– Il ressemble à Piccaiyâ le marchand de Vettilapettai, mais...
– Mais quoi ? dit le brigadier.
– Rien, dit Kantan.
349Le brigadier Ponnuçâmi tressaillit en le voyant, et tourna la face dans une autre direction.
– Tu as hésité en disant mais ? dit le sous-inspecteur.
– Je n'ai vu ce Piccaiyâ qu'une fois ou deux ; je ne peux pas dire avec certitude, dit Kantan.
– Tu connais la maison de ce Piccaiyâ ? demanda le sous-inspecteur à Marutu Mûppanâr.
Avant qu'il ait répondu le brigadier dit :
– On le saura si on demande dans le quartier.
– Chauffeur ! appela le sous-inspecteur.
– Le chauffeur ? Dès qu'il est arrivé, il est descendu du côté du plan d'eau. Il va revenir…
350Le brigadier parlait encore que le chauffeur arrivait, rapidement, rajustant son short kaki et son maillot grossier. Il salua et se tint face au sous-inspecteur. Le brigadier alla jusqu'à la jeep, et en rapporta une lampe Petromax qui brûlait à l'intérieur. Marutu Mûppanâr rentra chez lui, et rapporta une lampe à pétrole. Le brigadier retourna à la jeep et revint avec plusieurs carnets et des feuilles de papier.
351Trente-neuf grattait la terre où le sang s'était coagulé. Quatre-vingt-seize commença l'examen du corps depuis la tête, appuyant légèrement sur chaque partie. Le sous-inspecteur donna ses ordres au chauffeur :
– Va à Vettilaipettai, informe-toi de la maison du nommé Piccaiyâ, et dis-leur d'envoyer quelqu'un de la maison. Veille à ce que ce soit un homme, et ramène-le. Puis, comme s'il pensait encore à quelque chose, En allant là-bas, ramène aussi ce garçon, Mani.
– Bien, chef.
352Le chauffeur salua, et regarda le brigadier.
353– Mani ? Il sera à cette cantine, ou bien chez l'infirmière. Ramène-le, dit le brigadier.
354Le chauffeur revint à sa jeep, monta, s'assit, fit demi-tour et fila. À cet instant, malgré l'éclairage de la lampe Petromax et de la lampe à pétrole, l'obscurité parut légèrement plus dense.
355– Alors, vous notez, brigadier ? dit quatre-vingt-seize.
356– Hm, fit le brigadier, et il commença à écrire.
357Assis sur le lit, le sous-inspecteur, tout en fumant une cigarette, surveillait tout ce que présentait quatre-vingt-seize :
358– Un veshti blanc de quatre coudées à quatre coudées et demie, une chemise blanche à manches courtes, dessous un tricot noir, pas de caleçon, une ceinture de cuir à la taille, une sacoche accrochée à la ceinture, une poche dans la chemise, énuméra quatre-vingt-seize.
359– Enlève la chemise et la ceinture, dit le sous-inspecteur.
360Les deux policiers demeurèrent un instant interloqués. Maintenant que le sang s'était coagulé, il faudrait arracher du corps la chemise et le sous-vêtement. Tous deux regardèrent le brigadier.
– Chef, pourquoi toutes ces complications pour nous ? Nous allons l'expédier comme il est au post mortem, dit le brigadier.
– Oui. Vous avez raison, dit le sous-inspecteur.
– Dites seulement tout ce que vous trouvez sur le corps, dit le brigadier.
– Qu'est-ce que vous avez déjà écrit ? demanda quatre-vingt-seize.
– Ceinture de cuir à la taille ; une pochette sur la ceinture, ensuite... dit le brigadier.
– Il y a une clé en fer dans la poche de la chemise, ajouta trente-neuf.
– En plus, il y a un cornet de papier, dit quatre-vingt-seize. Il défit le cornet : dans ce cornet il y a des cendre sacrées, du curcuma, des feuilles de basilic, un billet de dix roupies, un billet de deux roupies et sept centimes de monnaie. Il s'arrêta.
– Dans la pochette de la ceinture, un, deux, trois, quatre billets de cent roupies, une boîte de cartes à jouer, continua trente-neuf. Le brigadier dit :
– Ouvre la boîte !
361Trente-neuf ouvrit la boîte et se mit à regarder une à une, au fur et à mesure qu'il les tirait, plusieurs cartes d'une dimension légèrement inférieure à celle des cartes à jouer. Puis, en riant, « Tenez, chef ! » il les tendit au sous-inspecteur.
362Kantan, Veluçâmi, Marutu Mûppanâr et Annakkili, qui se tenaient derrière le sous-inspecteur se penchèrent impatiemment et regardèrent les photos qu'il avait entre les mains.
– Oh, ma mère, qu'est-ce que c'est que ces photos ? dit Annakkili, avec un rire gras.
– Ta gueule ! lui cria le sous-inspecteur en se retournant.
363Puis il commença à étudier à loisir, une à une, les photos qu'il avait en main. Après l'éclat du sous-inspecteur, Annakkili, Marutu Mûppanâr et Veluçâmi reculèrent un peu à l’écart. Kantan, le brigadier et le sous-inspecteur regardèrent tous trois les photos.
– Qu'est-ce que c'est que tout ça, brigadier ? demanda le sous-inspecteur d'un air innocent.
– Tout ça, c'est un big business. Chaque photo se vend cinq à dix roupies, dit le brigadier.
– Qu’est ce qu’on fait de tout ça ?
– Pas besoin d’en montrer une seule à la Cour. Si on veut, on peut les ramener au poste, dit le brigadier.
364Après avoir regardé les photos, le sous-inspecteur les remit dans la boîte qu'il tendit au brigadier. Puis il se retourna et regarda derrière lui. Kantan et le brigadier se tenaient là. Le brigadier se racla la gorge. Annakkili, Marutu Mûppanâr et Veluçâmi s'approchèrent tous les trois. Dès qu'il vit Annakkili, le sous-inspecteur la rabroua : « Dans une enquête, est-ce qu'on glousse comme ça ? » Annakkili eut un rire honteux et gêné. Le brigadier s’éclaircit à nouveau la gorge.
– Hm, hm, regarde s'il n'y a pas une arme quelconque, dit le sous-inspecteur, en se ressaisissant.
365À ce moment-là il remarqua qu'autour de lui et de son groupe une petite foule de dix à douze personnes s'était rassemblée. Trente-neuf, qui avait suivi son regard, bondit et écarta la foule en brandissant son bâton. La foule se dispersa, s'éloigna un peu et demeura là. Le bruit et la lumière d'une jeep qui arrivait attirèrent l'attention de tous. Le chauffeur de la jeep l'arrêta, la gara comme précédemment, et salua le sous-inspecteur en se présentant devant lui. Deux autres personnes et un policier descendirent de la jeep.
– Qu'est-ce que c'est que ça, d'arriver après tout ce temps ? dit le sous-inspecteur, réprimandant le policier qui arrivait.
Ce dernier, tout en saluant le sous-inspecteur, marmonna quelque chose. Puis il tira d'un sac une loupe et une torche, s'approcha du cadavre et commença à examiner le corps pour les empreintes, les cheveux, les fragments de fils, etc.
– Pas facile d’en tirer quoi que ce soit, on a déjà fait des tas de choses en retournant le cadavre, dit le brigadier.
366Mani, qui était descendu de la jeep, salua le sous-inspecteur. L'autre personne descendue avec lui s'approcha du cadavre et l'examina attentivement.
– Chef, chez Piccaiyâ tout le monde est parti dans un autre village. Ce type m'a dit qu'il était parent de Piccaiyâ. C'est lui que j'ai ramené, dit le chauffeur en montrant la personne qui regardait attentivement le cadavre.
367Après l'avoir scruté en détail, l’homme déclara avec assurance : « C'est bien Piccaiyâ de Vettilaippettai ! » La foule qui regardait le spectacle avait un peu grossi. Mais les policiers pouvaient veiller à ce qu’elle ne franchisse pas une certaine limite. Spontanément, pour manifester le respect dû à un meurtre, les gens demeuraient dans le calme. On entendait seulement de petites exclamations étouffées, comme « un seul coup », « un bon coup dans le ventre », « oh ma mère ! Tout ce sang ! »
368Le sous-inspecteur commença à enquêter sur le mort. Cinq membres du panchayat furent désignés, dont Marutu Mûppanâr. Ceux qui avaient été les derniers à voir le défunt vivant, et ceux qui avaient vu directement le meurtre, Kantan et Annakkili, fournirent des dépositions séparées. On nota que tous deux avaient l'impression qu'ils ne connaissaient pas les meurtriers auparavant mais que, s'ils les revoyaient, ils seraient capables de les reconnaître. Les gens du panchayat ont finalement signé qu'ils pensaient que le défunt était mort à la suite d'un coup de couteau. À environ onze heures du soir, toutes les procédures étaient terminées. Ayant déposé le cadavre sur un véhicule on confia aux policiers la charge de le conduire à l'hôpital.
369Le brigadier donna l'ordre à Annakkili et à Kantan de monter dans la jeep. « Ayya, pourquoi moi ? » s'alarma Annakkili. – Ce n'est rien, vous pourrez rentrer chez vous dès demain matin, » dit le sous-inspecteur. Kantan, Mani et le brigadier s'assirent à l'arrière de la jeep. Le sous-inspecteur, s'installant à côté du chauffeur, dit à Annakkili de s'asseoir à côté de lui. Marutu Mûppanâr dit qu'il devait lui aussi venir au poste de police.
– Vous pourrez venir demain matin, l'écarta le brigadier.
370Annakkili hésitait à monter dans la jeep. Quand le sous-inspecteur lui tendit la main, elle gloussa de rire puis monta. Avant de faire démarrer sa jeep, le chauffeur éteignit la lumière à l'intérieur du véhicule. Tandis qu'on entendait Annakkili dire « Schh... », et que tintaient ses bracelets, suivis par le raclement de gorge du brigadier, la jeep tourna avec fracas en direction de la ville...
371Kantan a l’impression qu’il n’est pas loin de sa hutte. Au bord de la route, quelques boutiques et quelques maisons. Toutes fermées à ce moment-là. Pas la moindre circulation dans la rue. Ici et là, quelques lampes électriques brillent faiblement. L'une d'elles s'éteint subitement. Une autre brille soudain d'un nouvel éclat. Les yeux de Kantan lui font mal. Piccaiyâ le regarde en riant, et s’écroule...
– Qu'as-tu besoin du couteau ? dit Mînâ.
– Si quelqu'un me cherche des histoires ?
– Qui est-ce qui va te faire des histoires ?
– C'est écrit sur mon crâne.
– Il n'y a rien d'écrit sur ton crâne ; c'est ta peur.
372Le cêri voisin est en train de brûler. Des Vies Humaines hurlent au secours. Parmi elles, une douzaine au moins s’en voient retirer le droit. Ces douze vies, de petits et grands, baignées par la brigade des pompiers, gisent alignées sur le sol. Pour que la municipalité n'acquière pas inutilement une mauvaise réputation, les journaux annoncent que l'accident n'a consommé que trois vies.
373« Ces douze individus ne sont pas morts ; tous figurent toujours sur les listes électorales ; et de toute façon, lors des prochaines élections, ils viendront voter. Vive la démocratie capitaliste ! » raconte Râmu à Kantan.
374Kantan se dandine comme un canard. Il se sent devenu comme un énorme canard. Il tourne en rond. Il marche vers sa maison. Mais celle-ci se dérobe et continue de s'éloigner de lui. Il entend un enfant pleurer… Il se lève, et regarde tout autour de lui. Soudain, son regard plonge dans le ciel. Les flots de lumière qui se déversent le font frissonner. Pas une seule fois il ne s’est demandé ce qu'ils sont ni pourquoi. Il lui est arrivé d’éprouver l’envie quasi enfantine d'aller voler au milieu d'eux. Maintenant, il n'a pas cette envie. Il est même un peu effrayé à leur vue. Comme s'ils tentaient de le chasser. Kantan essaie de courir ; il tombe dans un abîme de ténèbres, tête la première...
375Il a l'impression de se retourner. De nouveau les pleurs d'un enfant :
– Qu'est-ce qu'il y a, petite, qui es-tu ?
– Hm, ma maman... ma maman...
– Où habitez-vous ?
– À côté de l'école ; hm, ma maman... ma maman...
– Quelle école ?
– À côté de notre maison, l'école de notre village ; hm, ma maman ; ma maman...
– Quel est ton village ?
– Hm ; notre village.
– Quel est le nom de ta mère ?
– Maman ; hm ; ma maman...
376Kantan prend l'enfant, l'appuie contre son épaule et se met en marche. La petite se débat. Mordant le cou de Kantan, elle lui griffe le visage avec ses deux mains. Avec ses jambes elle lui frappe le ventre de toutes ses forces. Sôlai Pillai vient à sa rencontre. Traînant un taureau étalon, il se met à rire à la vue de Kantan.
377Kantan réfléchit qu'il a été mis en prison. Annakkili est assise dans un coin du poste de police. Mani rapporte brandy et briyani pour le sous-inspecteur ; briyani seulement pour Annakkili. Amenant son étalon, Sôlai Pillai arrive au poste et jette un coup d’œil à la cellule, en s'étirant…
378La maison de Kantan. Il fait coucher l’enfant à côté de Mînâ. Après ses pleurs, la petite fille s'est endormie ; pourtant, dans son sommeil troublé, elle sanglote « Hm, ma maman, ma maman... »
379Kantan, sort de sa hutte, et se fond dans l'obscurité. Comme dans un accès de fièvre, c’est une obscurité glaciale ; truffée de pierres, rudes et acérées, et de fourrés d'épines. Il lui semble qu’il en émane comme une odeur de cadavre.
380Pensant que c’est encore un peu plus loin, Kantan avance ; il s’arrête brusquement : le porcher ; son pied a buté dedans. L’arbre semble avoir été projeté à terre, le cou tordu par un cyclone. Animal hideux mais inoffensif, il gît comme agrippant le sol par une infinité de mains. Kantan entreprend de palper le tronc entier de l'arbre, depuis ses racines. Les branches le gênent beaucoup. Son couteau gît très loin, comme fiché en terre. Il brille tel un diamant dans l'obscurité ! N'importe qui peut le voir facilement ! Kantan tressaille et se retourne. Marutu Mûppanâr, penché, les main posées sur son dos, scrute le sol. Kantan repousse ses mains et se relève...
381Songeant à fumer une cigarette, Kantan fouilla la poche de sa chemise. La poche était complètement vide. Encore étendu, il tâta le sol des deux mains. Et ne trouva rien du tout. Se soulevant un peu, il regarda droit devant lui. Ses yeux ne virent que les grilles de la cellule. Au sommet du mur attenant à la cellule, un soupçon de clarté, comme en demi-sommeil. Il entendit le bruit de quelqu'un qui laissait échapper des ronflements.
382Kantan s'efforça de se remémorer chacun des évènements qui s'étaient déroulés depuis le moment où il était monté dans la jeep de la police jusqu'à ce qu'il ait été envoyé en cellule.
Notes de bas de page
1 Thomas Wolfe's letters to his mother, Julia Elizabeth Wolfe, C. Scribner's Sons, 1946 - Biography & Autobiography - 368 pages, page 49. (Fragment daté fin mai 1923)
2 Le mot revient souvent dans le récit. L’arrack se vendait à la mesure, par unités de 100 millilitres, ou à l’once.
3 Le « ginger » est le nom générique des tord-boyaux en vente illicite. Dans With Fate Conspire (p. 516s.) GN parle de zingiberis (‘gingembre’ ; hybride latino-grec) “a medical product containing eighty percent of alcohol”, vendu à l’once dans un quelconque “drug store”. C’est le ‘varnish’ ou ‘French polish’, à base d’alcool industriel dénaturé et traité diversement pour la consommation, notamment par l’addition de jus de citron, voire de noix vomique !
4 Vêtement masculin traditionnel au pays tamoul : rectangle de tissu blanc noué à la taille et tombant jusqu’aux pieds.
5 Maccân beau-frère, mari, amant, et, plus vaguement, terme d’adresse cordial, voire très familier.
6 Ces anneaux se portent au deuxième orteil de chaque pied. Ils sont parfois pourvus de minuscules clochettes.
7 Travail de cyclopousse avec des clients réguliers.
8 Evoque Môhinî, parangon de la beauté féminine, incarnée par Vishnu pour énamourer Shiva.
9 Quartier traditionnellement dévolu aux brahmanes ; tout commerce non végétarien en est normalement banni.
10 Forme alors embryonnaire et locale des syndicats proprement dits ; le terme est toujours en usage.
11 Elle invoque la Déesse Māriyammaṉ, le recours par excellence de tout villageois tamoul.
12 Ou Suseberi, biscuits secs, doux et de saveur orangée.
13 Morsure ou piqûre, le tamoul est ambigu ; le français ‘blessure’ n’exclut rien qui puisse être à l’origine du mal que le paragraphe suivant pointe du doigt de façon clinique précise, mais sans le nommer : le tétanos.
14 Parce qu’il prononce, en fait, camsâram (épouse) au lieu de canchâram (le mouvement, c’est-à-dire ici ‘ la conjonction astrale’, de la Lune) ; dans la mythologie hindoue, la lune, Chandran, est un dieu masculin.
15 Sauce plus ou moins acide ou épicée pour accompagner le riz et contenant légumes, viande ou poisson.
16 Kashayam désigne des médecines ayurvédiques, notamment des fortifiants et les ‘toniques’ alcoolisés, substitut de l’alcool illicite qui reçoit ce nom par euphémisme comme ici.
17 C’est-à-dire sur la bordure de la route la mieux abritée du trafic automobile, car il n’y a pas de véritable trottoir.
18 Respectivement pour Membre de l’Assemblée Locale et Membre du Parlement.
19 Les poils pubiens, ce geste, dégradant et humiliant, est réservé au barbier du village qui seul peut accéder professionnellement à ce degré d’intimité, notamment quand il procède à la toilette du fiancé avant le mariage.
20 Courge-serpent, patole à La Réunion.
21 On rendrait plus facilement en anglais (breaking bones/breaking stones) le jeu de mots de l’original entre pâl(dent) et kâl(pierre), casseur de dents, casseur de cailloux.
22 La vasectomie, officiellement encouragée par des primes, était mal perçue à cause des abus ainsi créés.
23 Caste impliquant activités commerciales ou financières et notamment prêt (usuraire), souvent en conflit de pouvoir avec les Devar, un groupe dominant de propriétaires terriens auquel appartient le perturbateur.
24 Vêtement d’homme noué à la taille comme un sarong, et fait d’une pièce d’étoffe de couleurs cousue aux deux extrémités.
25 Parotta galette de blé feuilletée ; râttai ici crevettes ; courant en ce sens dans le dialecte de Madurai, sinon parfois viande ou poisson sauté ou grillé.
26 Varuval, toute forme de friture, de préférence mais pas exclusivement en friteuse, et assaisonnée.
27 Avec un accent authentique ; pour des oreilles tamoules, l’onomatopée évoque le son de l’anglais.
28 Kannagi : héroïne du poème épique Cilappatikāram ; sa fureur a mis le feu à Madurai la capitale Pandya. Nakkiran : le poète de la littérature ancienne qui osa tenir tête au dieu Siva lui-même ; dans cette même littéraure ancienne, le recueil du Puranāṉuṟu célèbre le patriotisme inflexible d’une mère fière de son fils mort en combattant avec bravoure. Ces références caricaturent la grandiloquence du discours politique dravidien d’alors.
29 Euphémisme usuel pour désigner la résidence où l’on entretient une maîtresse.
30 Il ne s’agit pas des effluves d’une innocente chique de bétel ; l’odeur alcaline est ici une allusion voilée au sperme ou à un vieil usage prophylactique de la chaux sur le sexe.
31 Littéralement, dans un jeu d’allitérations : ‘du tôtti au Tondaimân’ (du vidangeur au Râja de Pudukkottai).
32 Désigne une caste dominante, souvent synonyme de grosses fortunes rurales ou industrielles.
33 Vâlî, ou Bâli, roi des singes et rival d’Hanumân, lequel soutient Râma contre Râvana, l’ennemi des dieux et frère de Vibishana. Pendant le duel de Vâlî avec Sugriva, Râma, en embuscade, le tue d’une flèche.
34 Version tamoule de “Krishna”, qui prodigue son soutien à Dharman, alias Dharmarâja, l’aîné des cinq frères héros du Mahâbhârata, et le couronne vainqueur au terme de la guerre avec les Kaurava, sujet de l’épopée.
35 Terme utilisé en créole pour désigner l’arbre ‘portia’, tamoul ‘pûvaracu’, Thespesia populnea, Lam.
36 Equivalent du yard britannique.
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