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Chapitre 14. Pénétration du droit français

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Texte intégral

I. Régime législatif

1Avant 1789 les colonies faisaient partie du domaine privé de la couronne que le roi administrait sans contrôle. La loi française pénétrait dans l’Inde française selon sa volonté qui s’exprimait de deux manières, soit par l’intermédiaire des autorités locales créées par lui et investies du pouvoir de légiférer à charge de rendre compte, soit par des règlements faits par lui-même avec l’aide de ses ministres.

2Le conseil souverain de Pondichéry, créé par règlement royal du 4 novembre 1671, a été doté du pouvoir de faire des règlements et ordonnances. Ce pouvoir a été ensuite confié au gouverneur en conseil.

3Quant aux ordonnances royales, elles n’ont pas été très nombreuses. Elles étaient soumises à la formalité d’enregistrement par le conseil souverain. Dès 1776, le roi donne pouvoir au conseil de surseoir à l’enregistrement des textes dont l’exécution causerait un préjudice public et un dommage irréparable, auquel cas il doit être dressé un procès-verbal circonstancié des raisons et motifs de la surséance, lequel doit être adressé au secrétaire d’État. La décision du conseil doit être prise à la majorité et doit comprendre nécessairement les voix des deux administrateurs qui étaient alors membres du conseil.

4Bien que les institutions aient considérablement changé après la Restauration, le même schéma subsiste dans l’ensemble quant à la législation. D’après l’ordonnance du 23 juillet 1840, le gouverneur est investi d’un pouvoir législatif important. Il rend des arrêtés pour l’exécution des lois et ordonnances dont l’application dans la colonie a été prescrite et aussi dans les matières d’intérêt local où il n’existe pas de législation métropolitaine. Pour les matières importantes où il ne se reconnaît pas le pouvoir de légiférer par lui-même, il prépare en conseil d’administration les projets d’ordonnances royales ; il s’adjoint alors deux conseillers généraux. Avec la création des conseils électifs, une partie de l’œuvre législative, notamment en matière fiscale, est transférée à ces conseils avec la formalité de l’approbation métropolitaine.

5Quant à la législation par la métropole, les principes étaient les suivants. Les lois de la métropole non expressément déclarées applicables à la colonie ne le deviennent qu’au moyen d’un décret présidentiel, avec ou sans modification. Les lois destinées à toutes les colonies ou spécialement pour l’Inde française y sont applicables sans décret. Les matières relevant du domaine des lois peuvent être régies par voie de décrets en ce qui concerne les colonies. Toutes les lois ainsi que les décrets applicables sont soumis à la formalité de promulgation par arrêté du gouverneur. Il arrive que le gouverneur trouve opportun de ne pas promulguer une loi ou un décret ; dans ce cas il en rend compte au ministre et se conforme à ses ordres.

6Un arrêté du 12 août 1845, modifiant celui du 4 février 1834, prescrit que les actes législatifs intéressant les indigènes promulgués dans la colonie doivent être traduits dans l’idiome le plus usuel dans le pays et que les traductions doivent être déposées aux greffes du tribunal de paix de la localité. Les greffes ont l’obligation de tenir à la disposition du public indigène ces traductions réunies et reliées, chaque année, en un registre. L’arrêté du 22 mai 1911 relatif à la promulgation des actes législatifs en général ne contient pas une telle disposition. On a peut-être pensé qu’à cette époque il n’était plus nécessaire de fournir à la population une traduction.

7De nombreux lois et décrets métropolitains ont été rendus applicables dans la colonie. Il suffit d’ouvrir le journal officiel pour s’en convaincre. Pour citer un exemple : E. G. Schmit, dans son recueil de la législation de l’Inde, mentionne 136 textes relatifs aux appellations d’origine promulgués entre 1919 et 1939 ; ils n’ont pas été abrogés par le gouvernement indien, qui en ignore même l’existence. Ils sont pratiquement tombés en désuétude. Il est à noter que l’administration de Pondichéry a promulgué des textes métropolitains même après la signature de l’accord du transfert de facto ; le numéro du journal officiel du 30 octobre 1984, sorti l’avant veille du transfert, contient 12 textes métropolitains.

II. Droit criminel

8À partir de 1693, Pondichéry est devenue terre française et le droit de juger les habitants est passé entre les mains des Français. François Martin a fait prévaloir ce droit quand le prince de Gingy a voulu s’immiscer dans une affaire. Il est de principe dans les sociétés modernes que tous les habitants d’un pays soient soumis aux mêmes lois et procédure pénales. Dans l’Inde d’alors, il y avait pluralité de lois dans ce domaine. C’était tantôt la loi hindoue, tantôt la loi musulmane. Selon la loi hindoue, la gravité des infractions, les peines et même les preuves variaient en fonction des castes. Selon la loi musulmane, elles variaient en fonction du sexe et de la religion.

9Quand les Français ont pris charge de l’administration de la justice criminelle, ils ont commencé à ajouter le système français au scénario déjà complexe. Le système français était appliqué aux Français. Pour les autres, le principe posé au départ était que les affaires criminelles devaient être décidées d’après le droit français et non d’après le droit hindou ou musulman. Ce principe a été affirmé par le règlement du 27 janvier 1778 (titre 3, article 5) mais il a souffert de nombreuses exceptions. La procédure suivie par le tribunal de la chaudrie où les Indiens étaient jugés était sommaire ; l’instruction se faisait à l’audience sur citation et la condamnation était exécutée séance tenante.

10Quant aux peines, on a largement puisé dans la panoplie du pays. Laude rapporte une énumération des peines qui avaient cours de 1701 à 1766 selon un réquisitoire du Procureur général du 25 octobre 1766. Ce sont : 1° les peines afflictives figurant dans les ordonnances et la mutilation des oreilles ; 2° l’esclavage à temps ou à perpétuité aux Iles ; 3° l’amende dont une partie était distribuée aux mendiants ; 4° la confiscation ; 5° le bannissement du territoire ; 6° le chabouc ou fustigation. Ces peines pouvaient être cumulativement infligées ; les coups de fouet accompagnaient toutes les peines.1 De pareilles punitions étaient infligées aussi à ceux qui n’avaient pas payé les impôts.

11Il signale aussi que, le 12 juin 1776, dans un cas d’adultère, le complice a été condamné seulement à de fortes amendes. Mais la femme à été condamnée à avoir la tête rasée, arrosée d’une solution de bouse de vache, à être montée sur un âne et au son du tam-tam chassée de la ville et banlieue de Pondichéry.

12En 1774, avec la révocation du privilège de la Compagnie, le conseil qui disposait de plus de temps s’est chargé lui-même de la connaissance des affaires de vol. Informé par le lieutenant de police que les vols devenaient trop fréquents, le Procureur général dans ses réquisitions du 31 août 1786 au conseil demande le retour à l’ancienne manière de procéder. Il souligne que les formalités de la procédure criminelle française qui s’observent au conseil retardent la punition du coupable et en diminuent l’effet. Il recommande la restauration des anciennes peines corporelles. On peut en retenir cette phrase qui ne manque pas d’humour :

« Cette justice sommaire a été adoptée de temps immémorial, parce que c’est ainsi qu’elle était rendue dans toute l’Inde et que le gouvernement s’est fait une loi de juger les nationaux, autant qu’il se pourrait, suivant leurs usages. »2

13Le conseil supérieur a suivi le Procureur général. Le tribunal de police, enhardi par cette décision, s’est engagé plus à fond dans l’application des peines traditionnelles. Cependant, le comte de Conway, gouverneur des Établissements, trouvait que ces peines n’arrêtaient pas les malfaiteurs. Il proposa, le 5 octobre 1789, de former une chaîne de condamnés et de les employer à des travaux publics tels que le nettoiement des rues et autres ouvrages de cette espèce. La nouvelle de la Révolution n’était pas encore parvenue ici.

14D’autre part, les criminels allaient aisément se réfugier dans les territoires voisins pour échapper aux poursuites. Les autres puissances européennes étaient confrontées aux mêmes problèmes. Aussi, l’extradition a pris une grande importante dans les traités. Le premier traité fut conclu par Dumas avec les Hollandais.

15Avec la suppression du tribunal de la chaudrie, et l’institution d’un tribunal unique pour tous, la loi pénale française a complètement pénétré, elle est devenue applicable à tous. Le code d’instruction criminelle n’a pas été promulgué avec les autres codes en 1819. Il l’a été seulement par arrêté du 4 février 1885 en conformité du décret du 12 juin 1883, qui a rendu le code applicable dans la colonie avec de nombreuses modifications.

III. Pénétration progressive du Code civil

16L’édit de février 1776 a précisé que la coutume de Paris s’appliquait à Pondichéry à tous les Français quelle que soit leur province d’origine. En effet, il aurait été difficile au Conseil Supérieur de maîtriser toutes les coutumes ; de plus il y aurait eu des conflits de coutumes à trancher. Ainsi, sous l’empire de la nécessité, l’uniformisation du droit civil pour les Français s’est réalisée dans les colonies avant d’être accomplie en France avec le Code civil.

17Presque immédiatement après la reprise de possession du territoire à la Restauration, on a promulgué les codes dans les Etablissements par arrêté du 6 janvier 1819. L’article 1er de l’arrêté est ainsi rédigé :

« Art. 1er - Les différents codes composant aujourd’hui la législation française, à l’exception du code d’instruction criminelle, sont promulgués dans les Etablissements français de l’Inde, pour y avoir leur exécution en tout ce qui n’est pas contraire au règlement du 22 février 1777, à l’édit de 1784, aux autres édits, déclaration du Roi et règlements dont l’utilité a été consacrée par l’expérience, lesquels continueront d’être observés dans les tribunaux comme loi de localité. »

18On peut remarquer que cet article s’écarte de la pratique ordinaire qui consiste à dire que les dispositions antérieures contraires à la nouvelle loi se trouvent abrogées. Ici, ce sont les dispositions antérieures qui prédominent et ce sont les dispositions nouvelles contraires aux précédentes qui se trouvent suspendues. On s’aperçoit que le régime de la Restauration ne veut pas perturber l’ancien état de choses. L’assurance donnée à la population indigène au début de l’installation a été renouvelée par l’arrêté dans l’article 3 conçu ainsi :

« Art. 3-Les Indiens soit chrétiens, soit maures ou gentils, seront jugés, comme par le passé, suivant les lois, usages et coutumes de leur caste. »

19Le texte appelle ‘gentils’ les hindous ; les maures visés dans ce texte incluent les Indiens convertis à l’Islam, qui constituaient la vaste majorité de la population musulmane ; les chrétiens n’avaient pas changé de loi du fait de leur conversion, ils continuaient à suivre leurs anciennes coutumes hindoues. Cette clause d’exemption restreignait considérablement l’application du code civil, car en beaucoup de matières il y avait des lois coutumières du pays. Les autorités françaises ont fait preuve de persévérance pour étendre progressivement le champ d’application du code civil. Nous allons en retracer les principales étapes.

20Sous l’Ancien régime, les Français appelés à régler les litiges entre Indiens étaient surtout des marchands de la Compagnie des Indes, non versés en droit, habitués par ailleurs à la pluralité de lois coutumières en France. Ils n’avaient aucune réserve quant aux coutumes du pays. Après la promulgation du code civil, l’administration de la justice a été confiée à des professionnels, marqués par l’unification de la loi. La clause de l’arrêté du 6 février 1819 qui stipulait que les Indiens continueraient à être régis comme par le passé par leurs us et coutumes était perçue comme une entrave par certains juges, qui avaient la tentation d’appliquer le code civil pour lequel le culte était grand à l’époque. De plus, ils connaissaient le code civil ; quant aux us et coutumes il fallait faire un effort pour les connaître de façon à peu près correcte. Le mot doctrine inclus par A. Eyssette, qui fut conseiller puis président de la cour d’appel de Pondichéry, dans son recueil de décisions intitulé Jurisprudence et doctrine de la cour d’appel en matière de droit hindou et musulman, est très révélateur de la propension législative des juges.

21Dans les cours de droit qu’ils donnaient, les juges exhortaient leurs étudiants à œuvrer pour la propagation du droit français dont ils faisaient ressortir les mérites par rapport au droit indien et musulman qui étaient également enseignés. Ces conseils ont porté leurs fruits. Le droit étant l’oeuvre non seulement du législateur, mais aussi des artisans qui y travaillent journellement, comme les avocats et notaires, on devine facilement que ceux-ci puissent effectuer des transplantations de droit en douceur sans publicité aucune. Étaient-ils convaincus de la supériorité du droit français ou voulaient-ils tout simplement vendre leurs connaissances ou bien encore voulaient-ils plaire aux maîtres du jour ? Toujours est-il qu’ils ont contribué de façon notable à la promotion du code civil. Ainsi, les avocats de l’Inde française ont demandé et obtenu la nomination de conseils de famille, prévus par le code civil, pour les hindous et les musulmans ; les notaires ont conseillé à leurs clients des substitutions et les ont insérées dans les testaments, etc.

22De plus, le comité consultatif de jurisprudence indienne a été amené à jouer un rôle non négligeable dans l’application du code civil aux Indiens. Il a été constitué par ordonnance locale du 30 octobre 1827 avec pour rôle d’éclairer les décisions du gouvernement et des tribunaux dans les questions dont la solution exige la connaissance des lois indiennes et des us et coutumes malabares. Le procureur général a habilement utilisé le comité en obtenant son avis pour étayer ses recommandations auprès de la métropole pour des modifications législatives. Il adressa le 11 janvier 1853 au président du comité une lettre quelque peu ambiguë. En effet, elle s’appuie sur deux dépêches ministérielles relatives aux lois de France qui pourraient être déclarées applicables et se termine par la demande de délibérations du comité sur les modifications du droit hindou qui paraissent nécessaires. Le procureur général mit le comité sur la voie en faisant état du progrès des lumières et du contact séculaire avec la civilisation européenne. Il est à noter que le procureur général n’a pas consulté le comité sur une question exigeant une solution mais en matière de législation, et même cela non sur un point précis mais d’une manière générale. C’est clairement une demande d’avis qui ne rentre pas dans la compétence du comité. De plus, le comité est un organe nommé par le gouvernement, il n’a aucun mandat pour exprimer le vœu de la population.

23Dans le préambule de sa réponse en date du 22 mars 1853,3 le comité fait observer que le contenu de la loi française et celui de la loi indienne sont à peu près les mêmes et que la formulation est plus claire et plus méthodique dans la loi française. Le comité émet le vœu, appuyé de raisons, en faveur des modifications du droit existant dans les domaines suivants : majorité, droit successoral, renonciation à la succession, prescription, remise en vigueur de l’arrêté du 29 novembre 1838 portant réforme de la famille indivise hindoue, contrainte par corps, état civil, frais de vente sur saisie immobilière. Le comité émet également le vœu, sans donner de raisons, que le Code Napoléon soit déclaré applicable dans ses dispositions qui ne sont point contraires aux lois et mœurs des hindous en une trentaine de matières, soit presque l’intégralité du code civil à l’exception de ce qui se rapporte au statut personnel. Il semble que, dans le comité, il y avait une ou deux personnes connaissant le droit français ou que le comité a bénéficié d’un concours externe, car le comité qui est censé être expert en matière de droit hindou fait preuve d’une bonne connaissance de la loi française.

24Le comité est allé bien au-delà des visées du procureur général. En effet, très peu de recommandations du comité ont été mises en application immédiatement par le gouvernement ou les juges. D’autres l’ont été très progressivement. Le reste, comme la remise en vigueur de l’arrêté du 29 novembre 1838, est resté lettre morte.

25Un demi-siècle plus tard un arrêt de la Cour de Cassation, intervenu en 1902, entérine pratiquement les recommandations du comité en ce qui concerne l’application du code civil. Le motif principal de l’arrêt est intéressant, il s’énonce ainsi :

« Attendu que si dans les établissements français de l’Inde, les hindous sont jugés suivant les lois, usages et coutumes de leur caste, ils sont néanmoins soumis dans les cas non prévus par leur législation particulière, aux dispositions générales des codes français, qui sont compatibles avec cette législation. »4

26Il est intéressant de remarquer que la cour ne donne pas l’impression d’innover mais de déclarer tout simplement la position de la loi telle qu’elle existe. En effet, ces principes résultent de l’arrêté de promulgation mais on hésitait à les en déduire. La Cour de Cassation a ouvert la voie mais elle a précisé les deux conditions nécessaires, celle de l’absence de dispositions dans la législation coutumière et la compatibilité des dispositions du code civil avec la dernière. Ces deux considérations laissent de la place à l’appréciation des juges locaux. Forts de cette décision de la Cour de Cassation, les tribunaux locaux vont voguer dans le sens d’une application de plus en plus élargie du code civil.

27Cette évolution apparaît à l’évidence dans l’ouvrage du procureur général Sanner, paru en 1916, qui était devenu l’instrument principal de travail entre les mains des juges et des avocats jusqu’au transfert. Alors que ses prédécesseurs avaient publié leurs manuels sous le titre de « Traité de Droit Hindou », Sanner intitule son ouvrage « Le droit civil applicable aux hindous ». Il signale nettement dans sa préface qu’il a suivi le code civil article par article en s’efforçant de distinguer les textes dont l’application doit être faite à l’indigène de ceux qui sont inconciliables avec les usages à respecter.

IV. Aires de difficultés

A. La prescription

28Même après la promulgation des codes français, les coutumes indiennes et la loi musulmane en matière de prescription continuaient à être appliquées, en vertu de la clause d’exemption. L’administration coloniale constata que la pluralité de lois en cette importante matière était une entrave aux transactions entre différentes communautés, et constituait une source de malentendus, voire de conflits. Aussi prit-elle le 18.10.1838 un arrêté soumettant tous les habitants de la colonie, quels que soient leur religion et leur statut personnel, à la loi française en matière de prescription. Pressentant des objections ou des oppositions, elle prit la peine de justifier son acte. L’exposé des motifs précise entre autres choses que la prescription fait partie de la loi naturelle, qu’elle existe d’une manière ou d’une autre chez tous les peuples qui acceptent le droit de propriété, que le principe en est clairement exposé par les auteurs des codes hindous, qu’il existe néanmoins une grande incertitude quant au temps requis pour prescrire, que le gouvernement qui est tenu de respecter les lois et coutumes locales a le pouvoir de fixer la durée de prescription, laquelle relève plutôt du mode d’exécution. L’arrêté à article unique est rédigé également avec beaucoup d’habileté pour ne pas éveiller l’attention comme on peut le constater à sa lecture :

« Art. 1er. Dans les causes intéressant les natifs le principe de la prescription, consacré dans les lois malabares, continuera à être appliqué par les tribunaux des Etablissements français dans l’Inde.
En conséquence le titre XX du livre III du code civil est promulgué pour les natifs et sera considéré comme loi de la colonie. »

29Il n’y eut pas d’objection de la part de la population. L’opposition vint de manière inattendue du côté des tribunaux. Dans un arrêt en la matière prononcé peu après l’arrêté, la Cour d’appel feignit ostensiblement de l’ignorer. Elle décida que le principe de prescription était bien reconnu par le droit musulman, que malgré quelques variations entre les commentateurs quant à la durée de la prescription il demeurait sans conteste que la période la plus longue était de 36 ans. Un peu plus tard, l’arrêté fut directement attaqué dans une autre affaire. Par arrêt du 2.10.1852, la Cour d’appel décida que les lois, coutumes et traditions de l’Inde reconnaissaient seulement la prescription acquisitive et non la prescription extinctive, que l’arrêté du 18.10.1838 violait la garantie donnée aux Indiens par l’article 3 de l’arrêté du 6.01.1819, que de plus l’arrêté du 18.10.1838 était illégal, pour la raison qu’il n’avait pas été approuvé par le gouvernement métropolitain. Les parties acceptèrent l’arrêt. Mais le procureur général près la Cour d’appel fit un pourvoi dans l’intérêt de la loi. Le gouverneur de Pondichéry de son côté a saisi le Garde des sceaux par l’intermédiaire du ministre de la marine. Il a annexé des documents faisant état du « mécontentement de la population » à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel.

30Les moyens soulevés par le procureur général étaient les suivants :

  1. D’après l’avis du comité consultatif de jurisprudence indienne du 18.07.1840, il est clair que la prescription tant acquisitive qu’extinctive existe en droit hindou.
  2. L’exemption prévue par l’article 3 de l’arrêté du 6.01.1819 qui constitue une mesure de sage tolérance ne pouvait lier le gouvernement français pour toujours et lui réservait certainement le droit pour l’introduction progressive des lois métropolitaines dans les Établissements.
  3. Si l’arrêté du 18.10.1838 n’avait pas encore été approuvé par le gouvernement métropolitain, il était néanmoins exécutoire selon la loi et les tribunaux avaient le devoir de l’appliquer.

31La Cour de Cassation s’est prononcée uniquement sur le troisième moyen. Elle a trouvé que, d’après les ordonnances en vigueur, les arrêtés du gouverneur antérieurs à l’ordonnance de 1840 étaient exécutoires tant qu’ils n’ont pas été rapportés dans les formes indiquées dans la dite ordonnance. Elle a en conséquence par arrêt du 29 juin 1853 cassé l’arrêt de la cour impériale du 2 octobre 18525. La controverse entre l’administration et la justice locale cessa. Dans une affaire subséquente, quand il s’est agi de savoir si l’arrêté du 18.10.1838 s’appliquait aux musulmans, la Cour d’appel répondit par l’affirmative par arrêt du 26.09.1854 et ajouta que la question avait été tranchée par l’arrêt susvisé de la Cour de Cassation et que les dispositions du code civil en la matière devaient recevoir pleine et entière application.

32Il est intéressant de noter que, parmi les matières contenues dans le code civil, la prescription est la seule que le gouverneur ait pris l’initiative de rendre applicable à toutes les catégories de la population.

B. État Civil

33La tenue des registres d’état civil sous l’ancien régime était entre les mains du clergé catholique qui devait se conformer aux ordonnances du roi en la matière. Les non catholiques se trouvaient privés d’état civil. Dans le but d’attirer les non catholiques à se fixer dans la colonie en vue d’augmenter la splendeur et la prospérité du Royaume, le roi a rendu un édit en novembre 1788 leur donnant la possibilité de faire enregistrer leurs actes d’état civil par le clergé catholique. Cet édit, enregistré au conseil supérieur le 18 juillet 1789, décrit en détails les modalités de cet enregistrement. Il contient une disposition intéressante qui sera reprise plus tard, à savoir que les actes doivent être établis en triple exemplaire dont l’un pour la paroisse, l’autre pour le greffe et le troisième pour dépôt des papiers publics des colonies établi à Versailles par l’édit de juin 1776. Mais on n’avait pas encore commencé à organiser l’état civil selon les termes de l’édit que les nouvelles de la Révolution arrivent à Pondichéry en février 1790.

34En ce qui concerne les Indiens, il n’y avait pas d’état civil à proprement parler. Aucune circonscription administrative ne tenait des registres relatifs aux naissances, mariages et décès des habitants relevant d’elle. Mais ces évènements n’entrent pas dans l’oubli. Sauf dans les classes pauvres, à la naissance de l’enfant on fait établir son horoscope indiquant la position des astres au moment de la naissance. Ce document est utilisé pour choisir le nom de l’enfant, pour choisir son conjoint dont l’horoscope doit être en harmonie avec le sien et aussi pour prédire son avenir. Ce document est donc précieusement conservé par la famille. L’anniversaire ne sera pas le 365e jour mais le jour de l’année où se retrouvera la même configuration astrale. De même, le jour de décès est enregistré dans la mémoire de la famille pour que tous les ans à l’anniversaire de la mort, déterminé de la même manière, on puisse faire les offrandes rituelles aux parents disparus.

35L’administration française, qui ne connaissait pas en détail l’arrangement existant, lequel suffisait pour les besoins de la société indienne, était très gênée par l’absence d’état civil pour les Indiens non chrétiens. Elle avait l’impression qu’ils n’existaient pas aux yeux de l’administration et que cela devait beaucoup incommoder la population. Aussi en 1842, par arrêté du 23 juin, le gouvernement de la colonie décida que les registres d’état civil pour constater les naissances, mariages et décès de la population locale seraient ouverts dans tous les districts. Comme l’inscription n’était pas obligatoire, il y a eu très peu d’inscriptions.

36En 1854, le gouvernement rendit obligatoire l’inscription dans les registres de l’état civil tenus au chef lieu de chaque district, prescrivit un délai pour effectuer cette inscription et des pénalités pour défaut de déclaration. La population s’est soumise à cette formalité sans renoncer pour autant à son habitude de faire établir l’horoscope. Mais l’administration qui n’avait pas beaucoup de personnel trouvait difficile la tenue des registres à cause de la longueur des actes d’état civil. L’arrêté fut modifié dès l’année suivante en prescrivant que les divers renseignements seraient consignés dans des registres à colonnes. Ainsi une seule ligne du registre suffisait pour chaque acte. C’est cette forme qui a été adoptée dans l’Inde anglaise et qui est appliquée depuis peu à Pondichéry également. Laude, président de la Cour Impériale, atteste en 1868 que les registres étaient très bien tenus. Il déplore seulement que le papier et l’encre étaient de mauvaise qualité.6 Ces registres ont évidemment disparu.

37Un pas décisif a été effectué par le décret du 24 avril 1880 qui rendit les dispositions du code civil relatives à l’état civil applicables à toutes les couches de la population avec certaines modifications. En ce qui concerne le mariage, il est devenu obligatoire aux chrétiens de le célébrer à l’état civil. Il est loisible aux hindous et aux musulmans de suivre les dispositions du code civil en la matière, mais ils peuvent continuer à célébrer leur mariage selon leurs coutumes. Dans ce cas, l’officiant a l’obligation d’en informer le bureau d’état civil de la commune dans les 24 heures de la célébration. Une déclaration de mariage en vue d’enregistrement doit également être faite par l’époux dans les 15 jours en présence de deux témoins. Comme certains omettaient de le faire, un arrêté est intervenu le 6 août 1920 prescrivant une peine d’amende pour non déclaration et une peine d’emprisonnement en cas de récidive.

38En cas de naissance dans l’Inde hors des Établissements, la déclaration doit être faite dans les huit jours qui suivent l’entrée du nouveau né dans les Établissements. En cas de mariage, la déclaration doit être faite, à leur retour, dans les trois mois qui suivent la rentrée des époux.

39L’effet du décret a été de restaurer la forme originale de la rédaction complète des actes. La tâche fut confiée non plus aux districts mais aux municipalités qui sont plus répandues. De plus, dans les municipalités vastes on a créé des bureaux annexes d’état civil.

C. Nom

40La mise en train de l’état civil n’a pas résolu tous les problèmes pratiques du fait que les dispositions du code civil relatives au nom n’ont pas été rendues applicables aux indigènes. À Chandernagor et Yanaon, chacun a un nom patronymique (gotra) et un prénom, donc pas de problème. À Mahé, sur la côte ouest, chaque enfant reçoit un nom qui lui est personnel mais dans les circonstances officielles son nom sera précédé du nom de la mère et en deuxième lieu de celui du père ; c’est une région de régime matrilinéaire. Mais à Pondichéry et Karikal, chacun n’a qu’une seule appellation. Les hommes ajoutent à leur nom celui de la caste quand ils commencent à compter dans la société. Cette pratique était continuée même par les chrétiens qui ont adopté des noms portugais ou français. On avait ainsi par exemple, San Soucé Moudaliar ou Constant Odéar. Au besoin, on ajoutait devant son nom celui de la localité d’où l’on vient, si on va habiter ailleurs. Parfois, on se contentait de mettre devant son nom l’initiale du lieu de naissance et celle du nom du père.

41Dans l’Inde, le nom n’est pas donné à la naissance. On y procède un jour faste, au cours d’une cérémonie en présence de la parentèle réunie. La famille a donc tout le temps pour trouver le nom. c’est le plus souvent le nom d’un aïeul ou un nom dont la première lettre est suggérée par l’astrologue qui établit l’horoscope. On n’ose pas penser au nom avant la naissance. Comme le délai prescrit par le décret pour enregistrer les naissances est de 24 heures, la famille indique parfois précipitamment un nom, lequel est inscrit au bureau d’état civil. Souvent un autre nom, le véritable aux yeux de la famille, est attribué plus tard avec tous les rites. Quand le nom attribué est celui d’un aïeul on n’ose pas utiliser ce nom et on attribue un petit nom tout à fait différent, qui est celui que les parents désirent. En conséquence, on fait largement usage d’alias entre deux noms ou même trois quand il faut désigner une personne dans un écrit. Souvent, les parents oublient le nom qu’ils ont indiqué à l’état civil et inscrivent l’enfant à l’école sous le nom rituellement donné. Celui-ci se retrouve à la fin de la scolarité avec un diplôme où son nom diffère de celui de son acte de naissance ; d’où nécessité d’une attestation d’identité.

42Il est à signaler que le décret relatif à la renonciation au statut personnel dont il sera question plus bas fait obligation aux renonçants de choisir un nom patronymique. On exigeait par ailleurs que ce soit un nom français ou de résonance française ; pour cette raison, il n’était pas utilisé dans la vie courante ; il n’apparaissait que dans les actes officiels. Les renonçants étaient censés être sortis du système de castes, néanmoins ils continuaient à ajouter à leur nom celui de leur caste. D’un autre côté, certains non-renonçants trouvaient que cela faisait bien d’avoir un nom de famille ; ils ajoutaient le nom du père à celui de l’enfant (du sexe masculin seulement) quand ils enregistraient la naissance. Par ailleurs, dans les actes officiels pour ceux qui n’avaient pas renoncé, on indiquait le nom du père avec le nom de la personne concernée pour avoir le couple nom-prénom auquel l’administration française était habituée.

V. Adoption volontaire du code civil par les Indiens

43Parallèlement à l’œuvre de l’administration et des tribunaux pour introduire le code civil dans tous les domaines, il y a eu de la part d’une partie de la population une adhésion volontaire au code civil. Au gré des événements, les habitants ont été amenés à adopter une disposition ou une autre du code civil. Dès 1852, la Cour de Cassation entérine l’adoption volontaire du code civil par les Indiens. Les circonstances de la cause sont les suivantes : un Indien se rendit vers la fin du 18e siècle à l’île Maurice pour y faire commerce. Il y vécut maritalement avec une esclave affranchie et eut 9 enfants. Il s’y maria le 21 juin 1819 avec elle conformément au code civil alors en vigueur dans cette île et légitima tous ses enfants. Il revint seul à Pondichéry en 1835 où il se fixa définitivement. Il y vécut avec les familles de ses deux nièces restées dans le pays. A sa mort, en 1841, il y eut dispute à propos de sa succession entre ses enfants d’une part et ses nièces d’autre part. La Cour d’appel débouta les deux parties. Elle fit application du droit hindou qui était celui du de cujus (Cf. Note), elle rejeta les prétentions des nièces pour la raison qu’elles n’avaient pas de vocation successorale conformément au droit hindou ; elle rejeta également les prétentions des descendants issus d’une étrangère (par rapport à l’hindou), considérés comme étant sans classe, sans caste et sans nationalité autres que celles de leur mère, donc non hindous pour pouvoir recueillir la succession. En d’autres termes, la cour n’a pas voulu reconnaître la validité du mariage contracté à l’île Maurice par un hindou hors des formes reconnues par la loi hindoue. Cet arrêt a été cassé pour violation de la loi.7 La Cour de Cassation a considéré comme légale l’adoption volontaire de la loi française par les Indiens ainsi que l’indique un des motifs de l’arrêt reproduit ci-après :

« Attendu que si l’arrêté du 6 janvier 1819, portant promulgation de plusieurs Codes français dans les Etablissements français de l’Inde, déclare par son article 3, que les Indiens, soit chrétiens, soit maures ou gentils, seront jugés, comme par le passé, suivant les lois et coutumes de leurs castes, cette disposition, dictée par un sage esprit de tolérance, est purement facultative, et n’interdit point aux Indiens, sujets français, le droit de se soumettre librement et volontairement à l’empire des lois françaises et d’en recueillir les avantages, en en observant les commandements. »

44Cette décision n’est pas très claire sur le point de savoir s’il est permis aux Indiens d’adopter le code civil en une matière sans que cela entraîne l’application intégrale du code. En effet, les Indiens instruits en langue française étaient tentés par une institution ou une autre du Code et ont commencé à l’utiliser sans vouloir pour autant adopter le code civil tout entier. Ainsi, un musulman a adopté la forme française de tutelle. La Cour d’appel de Pondichéry, dans un arrêt en date du 12.11.1870,8 a accepté cette manière de faire mais a décidé que, dans ce cas, seules les dispositions du code civil sur la tutelle s’appliquaient à l’intéressé. A ce principe, la cour a apporté un tempérament dans un arrêt subséquent où elle déclare ainsi :

« en admettant que les principes relatifs à la tutelle leur soient devenus communs avec les Européens, il est certain que le législateur n’a jamais entendu, pour la forme des actes relatifs à en constater l’application, les soumettre rigoureusement à des règles tracées pour des peuples d’une civilisation plus avancée, ou du moins, différente…. »9

45Dans une autre affaire, la Cour d’appel de Pondichéry, tout en admettant la possibilité de l’adoption partielle du code civil, a pris soin de préciser qu’une telle adoption est irréversible. En donnant effet à un testament exécuté par un Indien selon la forme française, elle a déclaré ainsi :

« les parties ne pouvaient être admises, bien que pour tous les actes principaux de la vie elles se soient conformées aux lois et usages hindous, à revenir sur des agissements puisés dans une législation qui ne leur était pas imposée, mais qu’il leur était facultatif d’adopter. »10

46Ainsi, l’adoption partielle du code civil est entrée dans les mœurs et a été reconnue par les tribunaux. Il été jugé par la suite que l’effet de l’adoption d’une disposition du code civil ne se confine pas toujours à cette disposition. Quand la disposition adoptée est importante, l’initiative de l’intéressé a été considérée comme signifiant l’adoption intégrale du code. Ainsi, le partage d’une succession selon la loi française a été tenu comme un acte assez révélateur d’une renonciation complète aux coutumes.11

47Certains ont adopté d’emblée le code civil dans son intégralité. Dès avant le code civil, les topas, qui étaient considérés par ailleurs comme Indiens, étaient soumis à la loi française, c’est-à-dire la Coutume de Paris, parce qu’ils s’habillaient et vivaient à la française. Après la promulgation du code civil, le même principe a été appliqué, c’est-à-dire l’adoption tacite du code civil par les Indiens du fait de leur manière de vivre. Il est intéressant de noter que les tribunaux anglais ont adopté une solution similaire. Les convertis qui se conduisaient comme les Anglais, dans leur habillement, manières et usages, étaient régis par la loi anglaise.12

48De la renonciation tacite on est passé à la renonciation expresse. Elle pouvait être faite par voie de déclaration à cet effet devant le tabellion. Le décret de 1881 est venu faciliter la renonciation en prescrivant qu’elle pouvait être effectuée par voie d’une simple déclaration au bureau d’état civil.

49Ainsi, par un effort conjugué de l’administration des tribunaux, et des auxiliaires de justice formés par l’École de Droit, le code civil est devenu en réalité le droit commun dans les Établissements, sauf en matière du droit de la famille. Même dans ce domaine, le code civil a opéré quelques modifications dans le droit hindou et musulman, comme nous allons le voir.

50Note :

51De cujus : personne décédée de la succession de laquelle il s’agit.

Notes de bas de page

1 Laude F. N. « Etudes sur les origines judiciaires dans les Etablissements français dans l’Inde », Revue maritime et coloniale, 4e série, T. 4, janvier 1862, p. 160.

2 Idem, p. 188.

3 Avis du comité consultatif de jurisprudence indienne publiés par Léon Sorg, No 96 du 23 mars 1853, p. 283.

4 Calvé Kichenassamy Chettiar, vs. Calvé Sangara Chettiar - Dalloz, Juriprudence générale, 1902, Première partie, page 300.

5 Alexandre Eyssette, Jurisprudence et doctrine de la cour d’appel en matière de droit hindou et musulman, tome premier, p. 186. Cour. Cass. 29-6-1859.

6 F. N. Laude. Etudes statistiques de la population des Etablissements de Pondichéry et Karikal, Imprimerie du gouvernement, Pondichéry, 1868 p. 4.

7 Alexandre Eyssette, ouvrage cité, tome premier p. 26. Cass. Civ. 16 juin 1852.

8 Idem, tome 2, No 5, p. 17.

9 L. de Langlard. Leçons de droit hindou, Pondichéry, Imprimerie de C. Rattinamoudaliar, p. 161 ; arrêt du 28 mai 1844 de la cour d’appel de Pondichéry.

10 Alexandre Eyssette, ouvrage cité, p. 366. Cour d’appel de Pondichéry, 18 avril 1876.

11 J. Sanner, Le droit civil applicable aux hindous, 2e édition, 1953, Imprimerie de Sri Aurobindo Ashram, p. 11.

12 Abraham vs. Abraham, Moore’s Indian Appeals, Vol. IX, 194.

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