Chapitre 13. Organisation judiciaire actuelle
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Texte intégral
I. Tribunaux de droit commun
A. Hiérarchie
1La hiérarchie moderne héritée des Britanniques se caractérise par la distinction nette entre tribunaux supérieurs et tribunaux subordonnés. Comme leur nom l’indique, ces derniers tribunaux sont soumis au contrôle et à l’inspection des tribunaux supérieurs. Quand le juge d’un tribunal inférieur a erré, la critique peut être acerbe dans le jugement d’appel et cette critique est placée dans son dossier.
2Les tribunaux subordonnés sont de trois niveaux. En bas de l’échelle, il y a des tribunaux séparés pour les affaires civiles (District munsiff court) et pour les affaires pénales (Magistrate court). Cependant, dans les petites villes, le même magistrat est chargé des deux genres d'affaires. Il est également possible de confier les affaires pénales ne comportant pas de peine d’emprisonnement à des magistrats bénévoles choisis parmi les citoyens notables (Special Magistrates).
3Au deuxième degré, il y a les tribunaux civils de pleine juridiction (Subordinate court). Ils connaissent également des affaires criminelles autres que celles relatives au meurtre, ils prennent dans ce cas le nom de Court of the assistant sessions judge. Ils décident en appel des affaires civiles jugées par les tribunaux du premier degré.
4Au troisième degré, il y a les tribunaux de district qui ont compétence pour les affaires criminelles graves (sessions court). Ils jugent en appel les affaires relevant des tribunaux du deuxième degré. Cependant, pour les appels civils, leur compétence est limitée aux affaires inférieures à une certaine somme. Ils jugent sur pourvoi les affaires traitées par les juges du premier degré, soit directement s’il s'agit des affaires non soumises à appel, soit après décision en appel par les tribunaux du deuxième degré.
5Au-dessus de ces tribunaux, il y a la cour supérieure (High Court) de Madras et la Cour Suprême. La cour supérieure juge en appel les affaires jugées en première instance par les tribunaux de district et les affaires importantes jugées en première instance par les tribunaux du deuxième degré. Elle juge sur pourvoi toutes les décisions des cours inférieures qui sont portées devant elle. Elle peut même s’en saisir d’office si elle s’aperçoit qu’une illégalité grave a été commise. Mais la partie importante du travail de cette cour consiste à se prononcer sur les requêtes (writ petition) qui leur sont directement adressées en cas d’atteinte aux droits fondamentaux ou d’illégalité dans un acte émanant d’un organisme public.
6La compétence de la cour supérieure de Madras a été étendue à Pondichéry par le The Pondicherry (Administration) Act 1962, avec effet à partir du 6 novembre 1962. En plus des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution, elle a succédé à la Cour de Cassation, au Conseil d’État et à la Cour Supérieure d’Arbitrage pour toutes les affaires jugées selon les formes françaises. Les avocats autorisés à exercer près le tribunal supérieur d’appel ont été autorisés à exercer à la cour supérieure de Madras.
7La Cour Suprême est compétente pour juger en appel les affaires traitées par la cour supérieure, dans les cas prévus spécifiquement par la Constitution ou sur toute autre affaire sur permission spéciale de la Cour. Elle est également compétente pour connaître en première instance des affaires délicates et importantes de violation des droits fondamentaux, à partir du jour où Pondichéry est devenue partie intégrante de l’Union indienne et insérée dans la liste des Territoires de l’Union, soit à partir du 16 août 1962. Devant la Cour Suprême comme devant la cour supérieure, les affaires sont enrôlées seulement après que le requérant ait été entendu en audience publique, sauf dans les cas où le recours est de droit ; il arrive que des affaires soient rejetées à ce stade de la procédure sans que la partie adverse soit invitée à comparaître.
B. Déroulement d'une affaire
8Quand une affaire est en état, elle passe devant le tribunal pour enquête qui porte le nom de trial, c’est-à-dire la mise à l’épreuve des prétentions des parties, lesquelles se présentent en personne et déposent devant le tribunal. La preuve orale prédomine même en matière civile. Les preuves écrites sont présentées au tribunal par les parties au cours de leur déposition, avec indication de leur contenu. Le témoignage des parties est étayé, si nécessaire, par d’autres témoins amenés par elles ; les parties peuvent également demander au tribunal de convoquer d’autres personnes pour être entendues.
9Au cours de la plaidoirie, les avocats lisent de larges pans des jugements des tribunaux supérieurs sur lesquels ils s’appuient, mais se gardent d’analyser les dépositions, laissant ce soin au juge. En appel, souvent les avocats lisent les dépositions et les pièces importantes. L’audition d’une affaire en appel prend ainsi plusieurs jours. Les juges siègent tous les jours ouvrables, cela depuis le tribunal de premier degré jusqu’à la Cour Suprême.
10L’attitude des juges varie selon le tempérament de chacun. Certains interrompent constamment les avocats et ne les laissent presque pas parler, d’autres restent muets et laissent libre cours aux plaidoiries. Ce sont des extrêmes relativement rares, les autres se situent quelque part entre les deux, chacun selon son choix. Ils posent des questions précises aux avocats sur tous les points de fait ou de droit qui restent obscurs.
11Les parties ont droit pratiquement à deux appels, bien que le deuxième recours soit connu parfois sous le nom de « revision ». Elles en font grand usage car, chaque fois, elles peuvent obtenir le sursis de la décision et retarder considérablement la solution finale de l’affaire, sans compter les sursis des affaires qu’elles obtiennent à l’occasion des jugements interlocutoires qu’elles provoquent. Ainsi, une partie bien résolue peut faire durer l’effet de son acte illégal et en tirer profit longtemps.
C. Le jugement
12Dans ce système, qui veut faire prévaloir l’autorité des décisions, la règle suprême est le stare decisis lequel a donné naissance à la pratique des précédents. Mais aucune loi ne peut rester figée. Pour faire évoluer la loi tout en respectant la règle de stare decisis, la technique la plus souvent utilisée est celle de la distinction. Quand on trouve qu’il y a une différence notable entre les faits qui ont donné naissance à la décision qui est citée comme précédent et les faits de la cause en main, on fait ressortir la différence et l’on nuance la règle et cette nuance deviendra à son tour une nouvelle règle couverte par le stare decisis avec son propre ratio decidendi. Le juge indien a commencé à utiliser abondamment la technique de la distinction, ce qui a considérablement ébranlé la règle de stare decisis.
13L’exemple et les directives que les cours supérieures donnent est de faire prévaloir la justice et de ne pas se laisser entraver par les règles techniques et un juridisme scrupuleux.1 Le juge n’est pas une machine qui broie le débat contradictoire ; il use de sa science mais aussi de sa sagesse. Les tribunaux ne doivent pas tomber non plus dans l’excès contraire et décider à leur guise selon leurs prédilections personnelles. La discrétion dont ils sont investis doit s’exercer dans le cadre de la loi et en conformité avec les principes de droit, comme vient de leur rappeler la Cour Suprême.2
14Le jugement n’est pas rendu au nom du peuple. L’en-tête du jugement porte les mentions suivantes :
Par-devant : (nom de la cour)
Présent : (nom du juge)
15La loi exige seulement que le jugement contienne les prétentions respectives des parties, l’énumération des points litigieux qui s’en dégagent, la décision sur ces points, les raisons pour la décision et à la fin le dispositif. Mais la pratique va bien au-delà de cette exigence.
16Le jugement est dans la langue de l’État jusqu’au niveau du tribunal de district et encore en anglais dans les cours supérieures. Il n’épouse pas le moule d’une démonstration, mais plutôt d’un plaidoyer en faveur de la décision prise. Le style adopté est le style discursif, comme en Angleterre.
17Le juge doit analyser les preuves qui peuvent être abondantes. Dans quelques rares affaires où la jurisprudence n’est pas bien établie, le juge aura à donner son point de vue avec arguments à l’appui. Dans ces cas, il serait normal que le jugement atteigne des dizaines de pages. Mais le moindre jugement atteint cette dimension et les affaires complexes atteignent des centaines de pages. La longueur des jugements coûte de l’argent et du temps. Cependant le préjugé en faveur des jugements longs subsiste. Personne n’ose prendre l’initiative en sens contraire.
18Quand le tribunal est collégial, comme c’est le cas pour les tribunaux supérieurs, un juge est chargé de l’élaboration du jugement. Les autres juges l’acceptent purement et simplement ou ajoutent plusieurs pages pour donner leurs propres raisons en faveur de la même conclusion. S’ils sont d’avis contraire, ils rédigent leurs propres jugements. L’ensemble de ces jugements atteint parfois la dimension d’un manuel au niveau de la Cour suprême. La conclusion finale sera celle de la majorité des juges. Il arrive assez souvent que la conclusion restée minoritaire devienne majoritaire quelques années plus tard. Le processus aide ainsi au développement rapide du droit. Les avocats exploitent adroitement les vues minoritaires dans les affaires subséquentes.
19Le jugement se termine par le dispositif. La loi exige qu’il soit clair, précis et explicite. C’est sur cela que le greffe se base pour donner suite au jugement. Dans les affaires civiles, il doit préparer le decree, document comprenant le numéro de l’affaire, les noms des parties et de leurs avocats, le dispositif du jugement assorti de la formule exécutoire. Ce document est suffisant pour l’exécution du jugement. En matière gracieuse ou pour les décisions préparatoires, il n’y a pas jugement et decree, mais seulement une ordonnance non motivée, relatant uniquement les circonstances qui ont donné lieu à l’ordonnance.
20Si le jugement n’est pas exécuté spontanément, la partie gagnante doit s’adresser de nouveau au tribunal. En ce qui concerne les jugements des tribunaux supérieurs dans les affaires sur requête (writ petitions), il y a un moyen efficace ; la non-exécution du jugement est considérée comme un outrage à la cour et punie comme tel. Il suffit à la partie intéressée de saisir le tribunal par une requête d’outrage à la cour. Devant les tribunaux subordonnés, l’exécution des jugements pose problème. Assez souvent, le juge chargé de l’exécution est différent de celui qui a rendu le jugement, soit à cause de la mutation du juge qui a décidé, soit à cause de la possibilité offerte à un tribunal de renvoyer les parties devant un tribunal qui lui est inférieur pour l’exécution du jugement. Dans ces cas, la partie perdante essaye de persuader le nouveau juge de modifier d’une manière ou d’une autre le jugement à exécuter. Le législateur est intervenu pour circonscrire exactement les pouvoirs du juge d’exécution. Cependant la partie perdante ne manque pas de faire voir au juge qu’il est appelé à exécuter une décision injuste, ce qui n'est pas tout à fait sans influence. La tentation de vouloir faire justice selon son point de vue persiste, c’est une des conséquences du manque de rigueur en matière de compétence.
D. Aide légale
21L’aide légale a été incluse dans la liste des principes directeurs du gouvernement par la révision constitutionnelle de 1976. La révision du code de procédure criminelle de 1973 rend obligatoire l’assistance d’un avocat pour une personne accusée devant la cour criminelle et ouvre la possibilité d’une telle assistance devant les tribunaux correctionnels. La loi du 29-10-1994, entrée en vigueur en 1997 avec son escorte de décrets d’application, régit l’aide légale en matière civile. Il faut un certain temps pour qu’elle fasse sentir son plein effet.
22L’aide légale comprend les honoraires des avocats en plus des timbres d’instance. Les deux sont avancés par le bureau d’aide légale s’il est satisfait du bien fondé de la cause et de l’indigence de la partie qui sollicite l’assistance.
23De plus, de larges tranches de la population peuvent obtenir l’assistance sans avoir à exciper de l’indigence. Ce sont les femmes, les enfants, les ouvriers, la population « tribale », les hors-castes, les victimes d’un désastre, les invalides, les malades mentaux, les mendiants, les victimes de l’exploitation sexuelle, les personnes incarcérées ou placées dans une maison de redressement. Les autres ne peuvent obtenir l’assistance que pour motif d’indigence. Mais là encore, il y a progrès. Point n’est besoin de prouver l’indigence. Il suffit de faire une déclaration sur la foi du serment, qui sera acceptée à moins que l’autorité concernée ait des raisons de douter de la véracité de la déclaration.
24L’infrastructure administrative mise en place est fortement hiérarchisée : service de l’Union, services des États, services des districts, chacun présidé par le premier président de la juridiction correspondante. Ces services sont assistés par des bureaux établis au niveau de la Cour Suprême, des cours supérieures des États et des tribunaux subordonnés du deuxième degré. Ces services et bureaux décident de l’octroi de l’assistance judiciaire.
25Les services d’aide légale sont financés par des dotations du gouvernement de l’Union, celles des gouvernements des États, des donations émanant de particuliers, des dommages-intérêts exemplaires prononcés par les tribunaux au profit des services d’aide légale et les frais de justice recouvrés dans les affaires engagées par les bureaux d’aide légale. Une fois que les bureaux d’aide légale auront commencé à fonctionner régulièrement, les dépenses avancées par les bureaux d’aide légale doivent en grande partie pouvoir être récupérées à la fin de l’affaire, puisqu’elles n’auront été consenties que pour des cas considérés comme dignes d’être acceptés par le tribunal. Donc, ce chef de dépense devrait être en principe couvert en grande partie.
E. Recours à la conciliation
26Une application intégrale de la loi sur l’aide légale aurait pour effet d’augmenter considérablement le nombre des affaires devant les tribunaux déjà fortement engorgés. Par ailleurs une procédure judiciaire sera de toute façon onéreuse pour une personne démunie. Aussi, la même loi a-t-elle généralisé le recours à la conciliation qui n’était prévue auparavant que dans certaines matières. Une chambre de conciliation, appelée chambre populaire, est prévue près de chaque tribunal de bas en haut de la hiérarchie et ayant la même juridiction territoriale. Elle est composée d’un juge en activité ou à la retraite du rang correspondant au tribunal et d’autres membres de la localité pouvant inspirer confiance aux parties et susceptibles d’aider les parties à trouver une solution consensuelle à leur contentieux. Ces chambres sont établies par les services d’aide légale. Leur compétence matérielle est identique à celle du tribunal correspondant. Seulement en matière criminelle elle est limitée aux affaires transigeables.
27La saisine de la chambre s’opère par une décision du tribunal si l’affaire est déjà inscrite au rôle :
- si les parties sont d’accord pour la porter devant la chambre populaire,
- ou si l’une des parties en fait la demande et si le tribunal estime que l’affaire est de nature à être résolue par la chambre populaire,
- ou encore si le tribunal, de son propre gré, estime souhaitable dans l’intérêt des parties de soumettre l’affaire à la chambre populaire.
28Dans les deux derniers cas, les parties intéressées seront entendues avant que le tribunal décide du transfert de l’affaire.
29Quant à une affaire non encore portée devant un tribunal, les services d’aide légale peuvent, après avoir entendu le plaignant, la référer à la chambre populaire.
30La chambre saisie de l’affaire l’instruit sommairement avec toute la diligence requise ; elle dispose de tous les pouvoirs d’un tribunal pour connaître les mérites des prétentions respectives des parties. Elle cherche à faire voir aux parties quels sont leurs droits et obligations respectifs et les prépare ainsi à trouver ou à accepter un compromis ou un arrangement équitable. Quand les parties tombent d’accord, la chambre établit une sentence dans ce sens qui est définitive et lie les parties sans possibilité d’appel. Elle peut être exécutée comme un jugement ordinaire. Les timbres d’instance qui auraient été déjà payés sont remboursés. S’il n’y a pas arrangement, l’affaire retourne soit à l’instance d’où elle est provenue, soit au service d’aide légale qui fait le nécessaire pour intenter un procès, s’il l’estime nécessaire.
31La loi de 1994 que nous venons d’analyser a été complétée en 1996 par une autre loi sur la médiation et l’arbitrage en vue d’encourager le recours à ces modes de résolution des conflits et pour réduire ainsi l’encombrement des tribunaux. C’est aussi pour le développement du commerce et plus particulièrement du commerce extérieur et des investissements étrangers. La Commission de Droit Commercial International a adopté en 1980 les normes de conciliation et en 1985 une loi modèle pour l’arbitrage commercial international. Les Nations Unies en ont recommandé l’adoption à tous les États Membres. Le législateur indien a profité de cette occasion pour mettre à jour en 1996 les lois existantes en la matière, qui étaient devenues désuètes même pour les besoins internes.
II. Tribunaux spécialisés
32En matière criminelle, seul un nombre limité d’infractions est soustrait à la juridiction de droit commun au profit des juridictions spécialisées. Ce sont celles qui relèvent des cours martiales, ou celles relatives aux douanes et certains impôts, à propos desquelles certaines instances sont habilitées à prononcer des amendes ou des confiscations. On peut également signaler le tribunal pour enfants, ou le tribunal chargé de réprimer la corruption des fonctionnaires. Ces tribunaux ne diffèrent de ceux de droit commun que par leur composition ; pour le reste, ils doivent se conformer au code d’instruction criminelle.
33C’est en matière civile que le nombre et la variété des tribunaux spécialisés sont impressionnants. Dans l’Inde, toute matière qui n’est pas de nature criminelle peut être portée devant le tribunal civil à moins qu’elle n’en ait été exclue de façon expresse ; la notion d’affaire civile est donc entendue de façon très large. Cette compétence étendue des tribunaux civils a été réduite au cours des temps au profit des tribunaux spécialisés. En effet, chaque mesure d’ordre fiscal, économique ou social comportait son cortège d’institutions administratives et judiciaires. Ainsi, il y a un tribunal pour chaque impôt et taxe, chaque moyen de transport, il y a en a pour les loyers, la réforme agraire, l’empiètement sur le domaine public, l’expropriation forcée, les nationalisations, les coopératives, le travail, les élections, le cadastre, l’enregistrement, les forêts, l’irrigation, les mines, les plantations, les brevets et patentes, la propriété littéraire, les monopoles, la presse, les réfugiés, etc, etc. En matière de travail seulement, on peut dénombrer une douzaine de tribunaux spécialisés : tribunal du travail, tribunal industriel, tribunal d’appel de sécurité sociale ouvrière, tribunal des salaires, du salaire minimum, des accidents du travail, de l’enregistrement des syndicats, des règlements intérieurs des usines, etc.
34Parmi les tribunaux spécialisés, ceux qui sont les plus connus sont le tribunal du travail (labour court), le tribunal des affaires matrimoniales (family court) et le tribunal des loyers (rent control tribunal).
35La partie intéressée avait le choix de l’instance entre le tribunal civil et un tribunal spécialisé ou même entre deux tribunaux spécialisés. La situation a changé depuis que la Cour Suprême a décidé que, si une loi relative à une matière déterminée a prévu une instance spéciale, c’est celle-là seule qui est compétente.3
36En matière de procédure, trois traits sont communs à presque tous les tribunaux spécialisés. Tout d’abord le recours est soit entièrement gratuit, soit nettement moins onéreux que pour les tribunaux civils. En deuxième lieu, les tribunaux spécialisés ne sont pas tenus de suivre en matière de preuve les règles rigoureuses applicables en matière civile et pénale. Il leur suffit d’observer les règles élémentaires de justice notamment le principe du débat contradictoire. Ils ont le droit d’apprécier librement les éléments de preuve qui sont produits devant eux et d’aller ainsi au cœur des faits pour remédier à la situation de façon efficace. En troisième lieu, chaque tribunal est libre d’adopter telle procédure qui lui semblera convenable, sauf sur certains points comme les délais impartis, les formulaires à utiliser, etc. qui sont précisés par la loi elle-même ou le décret d’application correspondant.
37Par ailleurs, les tribunaux spécialisés sont dotés de tous les pouvoirs et attributions des juridictions de droit commun pour l’instruction des affaires et la conduite des débats. Ainsi, ils ont plein pouvoir pour visiter les lieux, pour astreindre les témoins à comparaître, pour ordonner la production des documents, pour désigner toute personne aux fins d’enquêter à leur place. De même, le faux témoignage, ou l’outrage à la magistrature sont réprimés comme s’ils étaient commis devant une juridiction de droit commun.
38Vus de l’extérieur, les tribunaux spécialisés ressemblent donc en tous points aux juridictions de droit commun. Mais il arrive aussi qu’ils finissent par leur ressembler quant aux règles de preuve et de procédure. Bien que la loi les en ait libérés, le schéma des procès civils reste présent dans l’esprit des juges qui ont déjà servi de longues années dans les tribunaux de droit commun et conditionne leur démarche en l’absence de règles précises propres aux tribunaux spécialisés. Les avocats, de leur côté, par routine ou par intérêt, entraînent les juges dans les dédales de la procédure civile et les raffinements de la loi. En général, ils sont plus spécialisés que les juges, se déplaçant facilement d’une localité à l’autre, se consacrant un grand nombre d’années, souvent toute leur carrière, à une même matière. Aussi faut-il beaucoup de tact et d’autorité aux juges des tribunaux spécialisés pour ne pas succomber à leurs pressions. Pour éviter cet inconvénient, la loi a même prescrit dans certains cas, comme en matière de travail, qu’une partie pouvait se faire assister ou représenter par un avocat seulement avec l’assentiment de l’autre partie et la permission du tribunal ; mais on contourne l’obstacle en nommant un avocat dans le comité exécutif du syndicat ou de la société patronale.
39Les voies de recours ouvertes contre les décisions des tribunaux spécialisés sont précisées par les lois instituant ces tribunaux. Ces voies de recours sont de deux sortes, l’appel et la révision. Indépendamment de ces voies de recours prévues par chaque loi, les décisions de tous les tribunaux spécialisés, comme tous les actes de l’administration, peuvent êtres attaqués pour illégalité devant les hautes instances de droit commun, c’est-à-dire la Cour Suprême et les cours supérieures. Ce système a l’avantage d’assurer l’uniformité de jurisprudence entre les tribunaux spécialisés de la même sorte dans tout le pays, ainsi qu’une approche commune par les tribunaux spécialisés de différentes sortes. Il prévient aussi l’éclatement des principes juridiques fondamentaux, mais ce résultat est acquis au prix d’une certaine aliénation des tribunaux spécialisés.
40Avec cette multiplicité des voies de recours, une affaire peut connaître facilement 3 degrés de juridiction et parfois plus, ce qui est beaucoup, certaines matières exigeant une justice expéditive. Cet inconvénient est aggravé par le fait qu’à tous les niveaux, le tribunal saisi d’un recours peut surseoir à l’exécution de la décision attaquée et que lui seul peut ordonner l’exécution provisoire.
41Bien que ces tribunaux ne soient pas soumis à la doctrine des précédents, les juges sont néanmoins conduits à suivre la jurisprudence des instances supérieures. Ainsi, ils perdent un peu la possibilité d’utiliser pleinement leurs connaissances spécialisées ou d’ajuster leurs décisions avec plus de souplesse à la variété des cas concrets qui se présentent devant eux. Ce résultat est d’autant plus fâcheux que les instances supérieures ne possèdent pas de chambres spécialisées susceptibles de sécréter une jurisprudence plus attentive aux besoins de la société dans les domaines nouveaux.
42En matière d’exécution, les tribunaux spécialisés ne possèdent aucun pouvoir. Quelques tribunaux spécialisés comme le tribunal de la sécurité sociale délivrent des grosses, qui peuvent être exécutées par les soins du tribunal civil. Mais en règle générale, les tribunaux spécialisés ne délivrent pas d’expéditions de jugements avec formule exécutoire. Quand la sentence n’est pas spontanément exécutée, la partie gagnante a le droit de s’adresser au service de Perception, qui recouvre le montant comme un impôt foncier et le remet à la partie intéressée. Dans certains cas (tribunal des salaires) la partie peut porter plainte devant un tribunal correctionnel qui peut imposer une peine d’emprisonnement ou d’amende, ou les deux, et y ajouter au besoin une astreinte. Cette nécessité de s’adresser à une nouvelle instance pour obtenir l’exécution de la sentence est un inconvénient majeur du système.
III. Les tribunaux pour consommateurs
A. Organisation générale
43Il y a lieu de faire une remarque préliminaire. La création d’un tribunal spécial pour consommateurs n’enlève pas aux intéressés le droit d’accès aux autres instances civiles et criminelles qu’ils possédaient avant la loi. Évidemment, ils ne peuvent pas porter leurs affaires successivement ou simultanément devant les deux ordres de juridiction. La juridiction la première saisie sera compétente, sauf désistement.
44C’est une création nouvelle qui ne rentre dans aucune des deux catégories précédentes. Elle a sa propre hiérarchie qui s’établit ainsi :
- Un forum au niveau du district
- Une commission au niveau des États
- Une commission nationale
45La répartition des affaires parmi les juridictions décrites plus haut est soigneusement réglée par la loi, par la valeur maximale des affaires que le forum et la commission étatique ont qualité pour traiter.
46Les règles de compétence territoriale sont les suivantes :
- Est compétent le tribunal du lieu où la cause de l’action est née en totalité ou en partie.
- Est également compétent le tribunal du domicile du défendeur.
47Les décisions en première instance du forum sont soumises à appel devant la commission étatique, celles de la commission étatique devant la commission nationale et celles de la commission nationale devant la Cour Suprême. En plus, les instances supérieures sont nanties d’un pouvoir de « revision » en ce qui concerne les décisions en première instance ou en appel en cas d’incompétence, violation de la loi ou irrégularité grave.
48Tous ces tribunaux ont une composition à peu près semblable. Ils comprennent un président qui est un magistrat et des membres qui ne sont pas des juges professionnels. Leur mandat est pour une durée de cinq ans, non renouvelable. Le président est du niveau de juge de district pour le forum, de juge de cour supérieure pour la commission étatique, et de juge de la Cour Suprême pour la commission nationale.
49Les membres sont au nombre de deux pour le forum et la commission étatique et au nombre de quatre pour la commission nationale. L’un des deux membres doit obligatoirement être une femme. Ces membres ne sont pas de simples assesseurs ; leur opinion compte autant que celle du président pour le jugement. Les deux membres réunis peuvent mettre en minorité le président et c’est leur avis commun qui va prévaloir. Les présidents, anciens juges de droit commun, ont une propension à appliquer les principes du droit civil et de ce fait à s’écarter des normes spécifiques de la nouvelle loi. Les membres, s’ils ont à cœur les intérêts des consommateurs, ne sont pas suffisamment à l’aise avec le processus judiciaire pour les faire prévaloir à fond ou pour rédiger le jugement les cas échéant.
50Le deuxième défaut tient à la manière dont le pouvoir de « revision » est exercé. On a tendance à le convertir en un deuxième appel, ce qui a pour effet de faire traîner les affaires en longueur. La lecture de la loi suggère qu’il s’agit d’une intervention uniquement sur un point de droit. Mais des dispositions semblables ayant été utilisées dans la hiérarchie des tribunaux civils comme une sorte de deuxième appel, la même tendance s’est infiltrée tout naturellement dans la hiérarchie des tribunaux pour consommateurs.
B. Procédure
51Le tribunal est saisi par voie d’une requête simple avec le timbre d’instance prescrit. La requête doit être introduite dans le délai de deux ans. Toutefois, les tribunaux ont le pouvoir d’accueillir une demande faite hors délai si des justifications adéquates pour le retard sont fournies.
52L’affaire est instruite de façon sommaire. Les règles de procédure civile ne s’appliquent pas devant ces tribunaux. Ne s’appliquent pas non plus les règles pointilleuses de preuve qui sont de rigueur devant les tribunaux civils et criminels. Ce que prescrit la loi, c’est que les tribunaux se satisfassent de la véracité des faits allégués sur examen des preuves rapportées par les parties. Aucune règle n’est prescrite aux tribunaux si ce n’est les règles fondamentales de justice naturelle comme celles de donner le loisir à chacune des parties d’exposer son cas et de ne décider que sur la base des faits qui ont été l’objet d’un débat contradictoire ou réputé tel.
53Les tribunaux ont tous les pouvoirs des tribunaux civils pour la commission des experts, la citation des témoins, la sommation des documents, les commissions rogatoires et la réception des preuves par « affidavits », c’est-à-dire les témoignages écrits et signés sous la foi du serment devant un officier ministériel. En pratique, c’est la preuve écrite qui domine. On a aussi recours aux témoignages, à l’examen à l’audience de la marchandise dont on se plaint ou à des examens de laboratoire en cas de besoin. En somme, une procédure souple, peu coûteuse et rapide. Il y a eu vraiment innovation.
54La loi prescrit en outre que l’affaire doit être tranchée dans les 90 jours, mais c’est pratiquement impossible du moment qu’il y a débat contradictoire. Toutefois, les tribunaux ne peuvent pas ignorer cette directive.
C. Mesures de redressement
55Quelles mesures de redressement peuvent être ordonnées par le tribunal ? Elles sont de deux sortes, celles qui sont spécifiques à chaque catégorie de plainte et une autre qui est générale. D’abord les mesures spécifiques à chaque sujet de plainte.
- En cas de défaut constaté dans un objet acheté, le consommateur peut obtenir l’élimination du défaut constaté ou le remplacement par un objet semblable exempt de tout défaut, ou le remboursement du prix payé.
- En cas d’insuffisance dans un service, le consommateur peut demander le remboursement du prix payé ou la réparation de la faute. Il est rare que le consommateur opte pour la réparation car, pour le même service, il n’est pas en général disposé à retourner chez la personne avec qui il a eu déjà un déboire. Il ne peut pas non plus attendre la décision du tribunal pour jouir du service, surtout quand il s’agit du service médical.
- En cas de pratique commerciale déloyale ou contraignante, le tribunal peut ordonner la cessation d’une telle pratique et enjoindre de ne pas recommencer.
- En cas de vente de produits dangereux pour la santé, l’ordre du tribunal sera de retirer la marchandise du marché, de ne plus mettre en vente de pareilles marchandises et de ne plus en produire.
- En cas d’offre de services dangereux, l’ordre sera de ne plus dispenser de pareils services au public.
- En cas de publicité mensongère, le tribunal peut ordonner la publication d’un rectificatif susceptible d’enrayer l’effet d’une telle publicité.
- En cas de dommage à un grand nombre de consommateurs non identifiables, le tribunal peut ordonner le payement d’une somme qui sera utilisée comme prescrit par les règlements.
56En sus de ces mesures réparatoires spécifiques à chaque abus indiqué plus haut, le tribunal peut condamner le défendeur à payer une compensation s’il y a eu négligence.4 La négligence se produit surtout à l’occasion de prestations de service. Pour obtenir cette compensation, le demandeur doit évidemment alléguer la négligence et la prouver. Une fois la négligence établie, il faut s’assurer qu’elle ait provoqué un dommage appréciable au consommateur.
57Quant au montant de compensation à attribuer, le tribunal a un pouvoir discrétionnaire. Il peut viser en plus de la réparation du dommage la punition du défendeur trouvé négligent.
58Le défendeur peut être condamné aux dépens. Quant au plaignant, il ne peut pas être condamné aux dépens même s’il succombe dans sa demande. Mais il est loisible au défendeur de demander des dépens extraordinaires en cas de plainte frivole ou vexatoire jusqu’à concurrence de 10.000 roupies.5
IV. Comparaison sommaire avec le système français précédent
59Deux traits distinctifs des tribunaux français par rapport aux institutions indiennes qui les ont remplacés sont la présence du greffier et du ministère public, qui n’ont pas d’équivalent dans le système indien. Le juge est assisté par un commis dont la seule responsabilité est la garde des dossiers qu’il présente un à un. C’est le juge lui-même qui note sommairement sur le dossier ce qu’il est advenu à l’affaire au cours de l’audience, qui consigne par écrit les dépositions des témoins ou qui les dicte au sténographe, alors que dans le système français c’est le greffier qui tient la plume pour noter tout ce qui se passe à l’audience, au cours de l’instruction et des enquêtes et ses constatations font foi. Le jugement n’est complet que s’il est revêtu de la signature du greffier avec celle du président de la séance. Cette formalité, donnant la même valeur au juge et au greffier, paraissait inacceptable aux juges indiens qui sont venus rendre la justice quand le code français de procédure civile était encore en vigueur.
60Le ministère public est totalement inconnu en matière civile en droit indien. En matière criminelle, il est représenté par des public prosecutors nommés parmi les avocats pour une période déterminée, qui en général démissionnent quand le gouvernement qui les a nommés quitte le pouvoir. Ils n’interviennent qu’au moment de la présentation de l’affaire devant le tribunal. L’engagement des poursuites et l’instruction se font sans leur connaissance. Dans le système français, le ministère public joue un rôle important depuis l’engagement des poursuites. C’est le procureur qui décide des poursuites sauf les cas de plainte directe au juge d’instruction. Il intervient au stade de l’enquête préalable par la police ; il suit l’instruction par le juge ; il saisit les tribunaux pénaux ; et il décide des appels le cas échéant. En fait le procureur général a la haute main sur l’administration de la justice criminelle. Il a la surveillance de tous les officiers de police judiciaire. Une telle supervision n’existe pas dans le système indien.
61En matière civile, dans le système français, le représentant du parquet est présent à l’audience avec un rôle plus ou moins grand selon la nature de l’affaire. Il intervient notamment dans les affaires qui intéressent les mineurs, l’état civil des personnes ou les questions intéressant l’ordre public. Dans les affaires qui intéressent le gouvernement, il est tenu de saisir les tribunaux lorsqu’il est requis par le gouverneur. Dans les affaires criminelles et les affaires civiles où le procureur de la République est partie principale, il a un droit d’appel et de pourvoi en cassation comme un particulier. Dans d’autres affaires, si les parties n’utilisent pas les voies de recours qui leur sont ouvertes contre un jugement qui est contraire aux lois et aux formes essentielles de procédure, ou dans lesquelles le juge a excédé ses pouvoirs, le ministère public peut prendre l’initiative d’une voie de recours dans l’intérêt de la loi. Si ses doléances se trouvent fondées, le jugement sera infirmé. Mais les parties ne peuvent pas se prévaloir de la décision intervenue sur intervention du parquet. La décision infirmée continue à les lier et est considérée aux yeux de la loi comme une transaction entre les parties. Une telle procédure n’existe pas du tout dans le système indien.
Notes de bas de page
1 Kuzhipathalil Mathai Yohannan vs. Mathew Joseph and others A.I.R. 1998, Kerala 1082.
2 M. I. Building vs. Radhey Shyam 1999(4) Scale 20.
3 State of Punjab vs Jullandur and others. A.I.R. 1979 S.C. 1981.
4 V. Vassandacoumary vs. Dr T. Ramachandradu C.P.J. 1998 (3) 227.
5 K. Jayaraman vs. The Poona Hospital and Research Centre. 1994(2) CPR 31.
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