Chapitre 12. Évolution de l’organisation judiciaire
p. 197-218
Texte intégral
I. Période d’improvisation
1On a quelques lumières sur les origines des organes judiciaires de l’Inde française grâce à une lettre du 22 février 1701 de François Martin à la Compagnie Royale.1 C’est une réponse à la demande de la Compagnie sur la forme des juridictions installées par les Anglais et les Hollandais pour rendre la justice dans le pays. François Martin envoie un mémoire détaillé où il explique la manière de procéder des Anglais. Il déclare qu’il ne dit rien de ce que les Hollandais observent dans leur place et se contente de décrire ce que les Hollandais ont mis en place à Pondichéry : un « fiscal » (Cf. Note a) connaissait de toutes les affaires ordinaires et communiquait les plus importantes, s’il en arrivait, au commandant pour les terminer. Il ajoute « nous en usons de même ». Il précise que deux personnes se rendent deux fois par semaine au lieu où se rend la justice avec des interprètes. Les affaires ordinaires sont vidées par eux ; celles qui sont difficiles et importantes sont renvoyées ; c’est lui qui décide après avoir conféré avec ses collègues. Il déclare qu’ils ont établi comme maxime, pour les affaires entre les gentils, d’obliger les parties à nommer des arbitres chacune de leur côté et de juger sur leur rapport. Il conclut qu’il n’y a pas nécessité d’établir de sitôt une juridiction dans toutes les formes. Il demande cependant des lettres patentes pour pouvoir agir contre les habitants convaincus de crimes.
2Il semble d’après cette lettre que rien n’avait été mis en place pendant la courte période allant de la prise de possession du comptoir à l’occupation hollandaise. En effet, à ce moment, la souveraineté appartenait au seigneur de Gingy ; la question de rendre la justice aux Indiens ne se posait pas en principe aux Français ou bien les affaires étaient réglées en accord avec le représentant du prince. Après que les Français aient acheté Pondichéry aux Hollandais, Pondichéry est devenue terre française et les Français avaient la responsabilité de rendre la justice. François Martin a continué la pratique hollandaise qu’il a jugée convenable et qu’il a un peu améliorée.
3Cependant, la juridiction criminelle a eu de la peine à s’imposer. Pendant un certain temps, les autorités indiennes voulaient s’en mêler et François Martin a été obligé d’affirmer avec fermeté les prérogatives de la Compagnie. Cette juridiction a eu plus de peine encore à s’imposer à Chandernagor et à Karikal. Dans cette dernière ville, la police était entre les mains des vijoudiars soumis à la double autorité des Français et du roi de Tanjore. Il en résultait une sorte d’indépendance pour les vijoudiars ; l’administration française n’était pas toujours satisfaite de leurs actes. À Chandernagor la police était entre les mains du foujdar de Hoogly qui fonctionnait sous l’autorité du navab du Bengale. Aussi, toutes les fois qu’un Indien non chrétien était sous le coup d’une inculpation, il était remis au foujdar.
II. Mise en place d’un système judiciaire
4Avant que la lettre de François Martin ne parvienne à la Compagnie, le roi a décidé d’établir par des lettres patentes sous forme d’édit, en février 1701, un Conseil Souverain à Pondichéry sur le modèle de celui établi à Surate par l’édit de janvier 1667 dont la compétence s’étendait jusqu’à Pondichéry. La raison indiquée pour l’établissement d’un conseil séparé est le développement considérable de Pondichéry, l’éloignement et des difficultés de correspondance entre Surate et Pondichéry. D’après les termes de l’édit, ce Conseil Souverain avait pour attribution de rendre la justice tant civile que criminelle à tous les habitants et fort de Pondichéry et ses dépendances et dans les comptoirs établis ou pouvant être établis dans tout le royaume du Bengale et le long de la côte Coromandel. Le conseil a plénitude de juridiction tant pour les personnes que pour la nature des affaires. En matière criminelle les jugements étaient sujets à appel devant le conseil du roi.
5Le conseil devait être composé du directeur général de la Compagnie à Pondichéry et des marchands de la Compagnie et, en cas de nécessité, d’autres marchands et négociants français capables et de probité. Pour juger en matière civile, la présence de trois membres était nécessaire ; en matière criminelle il en fallait cinq. L’édit prévoit aussi un procureur pour faire les réquisitions au nom du roi et un greffier pour recevoir et expédier les jugements. Dans les comptoirs éloignés, la justice devait être rendue par des conseils avec une formation similaire et présidés par les chefs des comptoirs. Leurs jugements étaient sujets à appel devant le conseil souverain avec faculté d’exécution provisoire en matière civile moyennant caution. On suivait autant que possible la même procédure qu’en France soit celle prescrite par l’ordonnance de 1667 en matière civile et celle de 1670 en matière criminelle.
6Le conseil s’étant chargé des affaires administratives et commerciales, il lui restait peu de temps pour rendre la justice. De plus, en raison du secret nécessaire pour les affaires administratives et commerciales, on avait substitué aux marchands des conseillers en titre et rémunérés par la Compagnie. Le roi a voulu mettre fin à ces errements et a apporté une modification par déclaration du 30 décembre 1772. Il a clairement exprimé ses raisons dans le préambule de sa déclaration :
« Les motifs qui ont donné lieu à ces changements (attributions administratives au conseil) ne subsistant plus aujourd’hui, et les fonctions du conseil souverain de Pondichéry devant être restreintes comme dans son origine à rendre la justice à nos sujets, il ne serait pas juste de priver plus longtemps les habitants de Pondichéry d’être leurs propres juges. »2
7D’après cette déclaration, le conseil doit être composé du commandant général dans les Établissements, du commissaire général ordonnateur et des notables marchands et négociants français choisis pour leur probité et leurs lumières. Dans les autres comptoirs, composition similaire du conseil, présidé par le chef du comptoir avec des marchands.
8Cette déclaration fut très vite remplacée par un édit de février 1776. Il substitue un conseil supérieur au conseil souverain. Le conseil supérieur est composé du gouverneur ou de l’ordonnateur délégué, du plus ancien officier d’administration ayant rang de commissaire de la marine et de sept conseillers titulaires appointés par le roi. Il est expressément prescrit de se conformer à la Coutume de Paris, à l’ordonnance de 1670, aux lois et ordonnances faites pour le royaume en général. Une déclaration du roi en date du 3 février 1776 vient compléter cet édit. Au moins trois des conseillers et le Procureur général doivent être des avocats, âgés de 27 ans au moins, ayant exercé pendant quatre ans en France. C’est la première tentative d’avoir des professionnels du droit pour administrer la justice à Pondichéry. Le rôle du conseil est strictement restreint aux fonctions judiciaires et à l’enregistrement de toutes les lois et ordres émanant du roi. Il lui est fait défense de s’immiscer dans les affaires d’administration et de censurer les actes d’administration.
9Un règlement du roi du 22 février 1777 reconnaît que, si son ordonnance de 1776 avait été exactement observée en matière criminelle, il n’en a pas été de même en matière civile. Considérant que les changements introduits par les tribunaux de leur propre initiative avaient été avantageux pour les sujets, le roi a approuvé la pratique qui s’était établie. Les vues du roi trouvent leur expression dans la phrase suivante du préambule du règlement :
« Cette forme simple et naturelle lui ayant paru la plus convenable pour des contestations qui sont de nature à être traitées par les voies les plus sommaires et les plus propres en même temps à diminuer le nombre de procès et les frais de procédure en écartant des tribunaux les avocats et les procureurs qui auraient dessein de s’y établir et que le gouvernement n’a jamais cru devoir y admettre. »3
10Le règlement de 1777 prescrit en conséquence une procédure simple en matière civile, procédure essentiellement écrite consistant en conclusions appuyées de documents, avec possibilité de répliques de part et d’autre. Le dossier est ensuite remis à un rapporteur. L’ordonnance prévoit, en cas de nécessité, descente sur les lieux, enquête sommaire faite par un commissaire, rapport d’expertise, et même renvoi de l’affaire devant des arbitres. Cette procédure est applicable en première instance comme en appel. Pour ce qui n’est pas dérogé par ce règlement, les tribunaux sont invités à se conformer à l’ordonnance de 1667.
11En raison des difficultés financières, un édit d’août 1784 met fin à la justice par les professionnels et les dispositions de l’édit de 1701 sont pratiquement rétablies. Faisant de nécessité vertu, le roi déclare que, pour une prompte, simple et exacte dispensation de la justice dans les Établissements de commerçants, il est préférable de la confier à des négociants eux-mêmes et aux principaux préposés du gouvernement. Mais le conseil n’aura pas, comme sous l’empire de l’édit de 1701, d’autres fonctions.
12Quelle qu’ait été l’organisation du conseil, les appels prévus par la loi au chef-lieu étaient illusoires, étant donné les distances et les maigres moyens de communication de l’époque. Les présidents des postes éloignés comme Mahé et Chandernagor ont ouvertement protesté contre le système, déclarant que les appels étaient lents et dispendieux et que les justiciables ne pouvaient pas s’en prévaloir. Ce problème persiste encore de nos jours en ce qui concerne Mahé et Yanaon, même avec des moyens de communication plus rapides.
13Durant la période révolutionnaire, un nouveau plan de système judiciaire fut élaboré. L’assemblée coloniale chargée de faire la constitution de la colonie, après avoir délibéré pendant plusieurs séances, a décidé que le pouvoir judiciaire serait exercé dans la colonie par des juges élus à temps par les citoyens.
14Cette délibération a été approuvée par le gouverneur le 20 juillet 1793. Mais cette mesure n’a pas pu être mise en application du fait de l’occupation de la ville par les Anglais le mois suivant. Ceux-ci, en un premier temps, ont conservé l’organisation judiciaire existante. Ils ont même créé une cour de révision pour exercer les attributions dévolues au roi de France en conseil. A la reprise des hostilités après la paix d’Amiens, les Anglais pressentant que l’occupation serait prolongée établirent, par ordre en date du 12 juin 1805 du gouverneur de Madras en conseil, une cour de judicature de leur façon. L’ordre prend soin de préciser que les lois existantes sont maintenues et que la cour suivra les formalités du conseil supérieur. Les jugements de cette cour ont été rédigés en français ; ils étaient sujets à appel devant le gouverneur de Madras en conseil.
15En résumé, durant cette période, le roi passe alternativement d’une justice par les pairs à une justice par des professionnels, mais marque sa préférence pour la première. Mais en réalité, la justice a été rendue la plus grande partie du temps par des administrateurs qui se sont improvisés juges. Les tentatives de la séparation du pouvoir judiciaire des fonctions administratives n’ont pas été couronnées de succès.
III. Tribunal de la chaudrie
16Le terme « tribunal de la chaudrie » est un pléonasme, chaudrie signifiant tribunal dans la langue du pays. Dans les textes anciens, on trouve seulement chaudrie, mais il est devenu par la suite courant de dire tribunal de la chaudrie. Ce genre de tribunal était commun dans l’Inde avec divers noms à l’époque de l’installation des Français à Pondichéry. Jusqu’à l’occupation hollandaise, il semble qu’il n’y en avait pas à Pondichéry. Les Hollandais en ont installé un sous le nom de « fiscal ». François Martin a sagement continué la pratique. On ne sait pas quand exactement les Français l’ont appelé sous son nom de chaudrie. Jean-Claude Bonnan qui a étudié à fond cette question signale qu’il a rencontré le nom de chaudrie dès l’institution du conseil souverain dans l’arrêt du 26 septembre 1703.4
17A Chandernagor, ce genre de tribunal portait le nom de tribunal de cacherie, composé d’un seul juge ; il a été supprimé en 1830. A Karikal, il n’y avait pas de tribunal à proprement parler. Une chambre arbitrale composée d’Indiens notables en tenait lieu.
18La compétence du tribunal de chaudrie est restée un peu floue. Le préambule du règlement du 5 août 1777 laisse entendre qu’il connaissait des contestations entre Européens, Malabares, Maures, Persans et autres Indiens depuis l’établissement des Français dans l’Inde. Le règlement du 28 janvier de l’année suivante, signé par le même gouverneur, se réfère aux affaires qui surviennent entre Malabares, Maures (Cf. Note b), Persans et autres Indiens tant en demandant qu’en défendant et entre les sus dits et les Européens en défendant seulement. J.-C. Bonnan, qui a analysé les jugements du tribunal de la chaudrie, a trouvé qu’il a fonctionné comme une juridiction des natifs, puis des relations entre natifs et Européens et qu’il s’est enfin transformé en juridiction de premier ressort dans beaucoup d’affaires.5
19Le tribunal de chaudrie est par sa nature un organe de pleine juridiction. Dans l’Inde, les règlements ont beau délimiter la compétence, mais ce sont les circonstances qui en fin de compte façonnent les juridictions. Nous l’avons constaté à propos du conseil supérieur ; les ordonnances du roi ont été modifiées dans les faits en matière de composition, de procédure, et de pouvoirs et le roi a entériné les modifications intervenues.
20Un important changement a été opéré par l’arrêté du gouverneur en date du 30 décembre 1769, séparant les fonctions de lieutenant civil de celles de lieutenant général de police. Le second, outre ses fonctions de surveillance de la ville, a compétence pour juger toutes les infractions de moindre importance. Il est assisté d’un naynard lequel avait la responsabilité de veiller à la tranquillité publique et de faire des sommations et des prises de corps.
21D’après la restructuration opérée par le règlement du 28 janvier 1778, laquelle est restée en vigueur jusqu’à sa suppression, le tribunal est composé du lieutenant civil, président, de deux assesseurs, de deux greffiers, un Européen et un Malabar. Le grand prévôt ou naynard est aux ordres du lieutenant civil pour amener tous les Indiens indiqués par lui. Le naynard ou son second devait se trouver au siège de la chaudrie les jours d’audience avec des pions pour exécuter les ordres du lieutenant civil.
22Les requêtes en langue malabare doivent être accompagnées d’une traduction certifiée valable par un des interprètes du tribunal. La procédure, sommaire, se fait par échanges de moyens et de pièces justificatives avec possibilité de répliques. L’arrêt de règlement du conseil souverain du 30 décembre 1769 rappelle au tribunal que la forme judiciaire doit être observée. Le jugement n’est pas motivé et porte seulement la mention : « Tout vu, tout considéré ».
23Dans les affaires qui exigeaient la connaissance des us et coutumes du pays, le tribunal renvoyait les parties devant l’assemblée de caste. Si elles concernaient des castes différentes, elles étaient dirigées vers des arbitres ou la chambre de consultation depuis la création de cette dernière. Leurs avis devenaient décisions une fois homologués par le tribunal, qui devait s’assurer s’ils étaient réguliers et équitables.
24La chambre de consultation créée par le règlement de 1778 est composée de huit Indiens, de castes et religions différentes, notoirement connus pour leur probité et leurs connaissances des us et coutumes. Ils sont nommés par les administrateurs. Le rôle de la chambre est de donner son avis sur les affaires qui leur sont renvoyées par le tribunal, le lieutenant de police et le conseil supérieur.
25L’édit de 1701 ne confère pas expressément au conseil supérieur la compétence de recevoir les appels contre les jugements du tribunal de la chaudrie. Mais le conseil a exercé ce pouvoir dès sa création. Le premier appel est dirigé contre une sentence de la chaudrie du 14 août 1702, alors que l’édit de 1701 n a été enregistré que le 23 septembre 1702.6 Donc le recours a été fait dès que le conseil supérieur s’est mis en place. Comme le nombre d’appels augmentait, le règlement du 18 novembre 1769 a prescrit le montant minimum de l’objet du litige pour ouvrir droit à appel. Le montant a été révisé par la suite.
26Il ne faut pas perdre de vue que le conseil supérieur a plénitude de juridiction, qu’il exerce concurremment avec le tribunal de la chaudrie en cas de besoin. Certaines affaires importantes ont été, depuis sa création, portées devant lui directement. La première affaire que le conseil a eu à connaître est une affaire d’argent entre deux Indiens.7 Le litige le plus retentissant est celui relatif à la grosse succession de Canagaraya Modeliar, ancien chef des Indiens ; il a été porté directement devant Dupleix, qui a nommé une commission d’arbitrage dont les sentences ont été contrôlées par lui et entérinées par le conseil supérieur.8
IV. Période moderne
27Quand la France a repris possession des territoires à la Restauration, le conseil supérieur fut rétabli sur la base de l’édit de 1784 ainsi que les conseils provinciaux. En 1819 le conseil supérieur reçut le nom de Cour royale. L’ordonnance du 16 décembre 1827 organise la cour avec cinq conseillers et en plus deux conseillers auditeurs sachant lire et écrire le tamoul, installés depuis le 26 juin. L’ordonnance du 23 décembre 1827 supprime le tribunal de la chaudrie et installe un tribunal de 1re instance sur le modèle français. Ainsi s’instaure un système judiciaire qui se rapproche de celui de la France. L’ordonnance du 30 octobre 1827 abolit la chambre de consultation et crée à sa place le comité consultatif de jurisprudence indienne. Ce dernier ne sera pas consulté sur les affaires elles-mêmes mais sur des points abstraits de droit que la cour lui poserait. Il resta en place jusqu’en 1935, mais il était consulté de moins en moins, des décisions de la cour d’appel étant intervenues sur la plupart des points ordinairement en litige.
28L’ordonnance du 23 juillet 1840 concernant le gouvernement des Établissements français dans l’Inde, modifiée par le décret du 5 mars 1927, délimite les pouvoirs du gouverneur en matière de justice et opère la séparation de l’exécutif et du judiciaire. Elle interdit au gouverneur de s’immiscer dans les affaires qui sont de la compétence des tribunaux et de s’opposer à aucune procédure civile et criminelle. Elle définit également les attributions du Procureur général auprès de la juridiction d’appel. N’étant pas un magistrat du siège, il procure à l’administration son conseil juridique en tant que membre du conseil du gouverneur. Il exerce les fonctions de chef du service judiciaire. Il contresigne les arrêtés, règlements, décisions du gouvernement et autres actes de l’autorité locale qui ont rapport à l’administration de la justice. Il est investi d’un pouvoir de discipline sur les officiers ministériels. Il assure la bonne tenue des locaux où se rend la justice. Il a l’inspection des registres des greffes, des registres constatant l’état civil. Juge de carrière, il sert de lien entre l’exécutif et le judiciaire. Il s’emploie à procurer au service judiciaire tout ce qui lui est nécessaire, sans que les juges du siège aient à faire aucune démarche et afin qu’ils puissent ainsi conserver totalement leur indépendance. Vis-à-vis de l’exécutif, il garantit la bonne marche du service judiciaire
29Peu de temps après, le service de la justice fut réorganisé de fond en comble sur le modèle français par l’ordonnance royale du 7 février 1842. Ses dispositions restèrent en vigueur jusqu’au transfert, avec quelques modifications de détail. Le système résultant de cette ordonnance et des modifications ultérieures peut être sommairement décrit comme suit.
30Les juges sont désormais des magistrats professionnels confinés à leur tâche. Ils ne peuvent, sous peine de forfaiture, troubler le fonctionnement de l’administration ni citer devant eux les administrateurs pour raisons de leurs actes dans l’exercice de leurs fonctions. La justice est rendue au nom du peuple français par des juges nommés par le gouvernement de la métropole. Les jugements doivent être motivés sous peine de nullité.
31Les tribunaux de premier ressort sont les suivants :
- un tribunal de première instance à Pondichéry et à Karikal
- et des justices de paix à compétence étendue à Chandernagor, Mahé et Yanaon.
32Ces institutions exercent la compétence dévolue aux tribunaux de première instance et aux juges de paix ainsi qu’aux tribunaux correctionnels et aux tribunaux de simple police.
33Au-dessus, il y avait une cour d’appel, convertie en 1939 en tribunal supérieur d’appel composé de trois juges. Il jugeait en appel les affaires relevant d’un tribunal de première instance et en révision celles relevant de la compétence des juges de paix. Les décisions des tribunaux de première instance rendues en dernier ressort et les arrêts du tribunal supérieur d’appel pouvaient faire l’objet d’un recours auprès de la cour de Cassation à Paris. Il y avait un parquet et un greffe auprès de toutes les instances.
34La chambre de mise en accusation était composée d’un conseiller au tribunal supérieur, du président et du juge suppléant du tribunal de Pondichéry. La cour criminelle était composée au chef-lieu de trois membres du tribunal supérieur et de quatre membres du collège des assesseurs. Dans les établissements secondaires, elle était composée d’un membre du Tribunal supérieur d’appel, d’un juge de la localité, d’un fonctionnaire désigné annuellement par le gouverneur et de quatre assesseurs. Dans chaque établissement, il était établi une liste annuelle du collège d’assesseurs par une commission comprenant administrateurs, magistrats et conseillers généraux. La liste était publiée dans le journal officiel. Dix jours avant l’ouverture de la session criminelle, le président du tribunal de premier degré tirait au sort en audience publique une liste de douze assesseurs. Au début de chaque affaire criminelle, le président déposait dans une urne les papiers contenant les noms des 12 assesseurs et les tirait un à un. L’accusé et le Ministère public pouvaient récuser les noms qui sortaient, en nombre égal. Dès que le nombre de quatre assesseurs était atteint, l’opération cessait et la cour était constituée.
35L’arrêté du 1er mai 1854 organise l’assistance judiciaire à Pondichéry. Tout plaideur justifiant de son indigence peut présenter une requête à cet effet au président de la juridiction concernée. Elle doit contenir les faits établissant la réclamation et les pièces justificatives. La requête est communiquée au ministère public ; si ses conclusions sont favorables l’assistance est ordonnée par le juge après avoir entendu la partie adverse. Le tribunal désigne l’avocat et l’huissier qui doivent assister le plaideur. Le ministère public a un pouvoir de supervision sur eux. L’assisté est dispensé de payer les sommes dues au Trésor ; celles dues aux autres, qui sont d’ordinaire payées par le plaideur, sont avancées par le Trésor. Si l’assisté gagne le procès, tous les frais sont recouvrés de la partie adverse condamnée aux frais et dépens, par les soins du Trésor qui les distribue aux divers ayants droit. Si l’assisté succombe, les sommes dues au Trésor sont recouvrées de lui.
36En matière correctionnelle et criminelle, le prévenu a droit à un avocat désigné d’office et à l’assignation des témoins cités par lui.
37Vers la fin du régime français, un nouvelle juridiction a été créée le 20 mai 1954, sous le nom de tribunal du travail, conformément au Code du travail de la France d’outre mer de 1952. Il comprenait un juge président, deux assesseurs employeurs et deux assesseurs ouvriers, tous nommés par le gouverneur. Il y avait plusieurs équipes d’assesseurs selon le genre de professions. Ce tribunal avait compétence sur tous les conflits individuels du travail y compris ceux relatifs aux domestiques, à l’exception de ceux concernant les militaires et les fonctionnaires. Il suffisait au travailleur lésé de se présenter au secrétariat du tribunal et de formuler ses doléances par écrit ou oralement. Toute la procédure était gratuite. Le tribunal procédait d’abord à une conciliation et, en cas d’échec, instruisait l’affaire et prononçait son jugement, lequel était susceptible d’appel devant le tribunal de première instance avec droit de pourvoi devant la Cour de Cassation.
V. Contentieux administratif
38Les premiers linéaments de la distinction entre contentieux administratif et affaires civiles se trouvent dans les lettres patentes de février 1776, enregistrées le même jour que l’édit du même mois relatif au conseil supérieur. Ces lettres patentes créent un tribunal des Administrateurs, comprenant le gouverneur et l’ordonnateur délégué. En cas d’avis divergent entre les deux, le doyen des membres du conseil supérieur est appelé pour départager. Ce tribunal est investi de la compétence exclusive pour trancher toutes les affaires relevant du contentieux administratif. Assez curieusement ce tribunal est également chargé de connaître les affaires civiles entre Européens étrangers ou entre ceux-ci et les Français. Les jugements sont susceptibles d’appel devant le conseil des dépêches du roi et peuvent être exécutés nonobstant appel. Un tribunal administratif est institué dans les autres comptoirs selon le même modèle. Il est chargé de décider en première instance à charge d’appel devant le tribunal central de Pondichéry.
39L’ordonnance de 1840 confie le contentieux administratif au conseil d’administration, assisté de deux magistrats, avec possibilité de pourvoi devant le Conseil d’État. Quand le conseil privé remplace le conseil d’administration en 1899, le même arrangement continue. Le gouverneur peut déléguer la présidence au membre qui vient immédiatement après lui. En général, le Procureur général présidait le conseil privé statuant en contentieux.
40Un conseil du contentieux administratif autonome est créé après la seconde guerre mondiale par le décret du 30 décembre 1948, avec juridiction sur toute l’étendue du territoire et compétence sur tout le contentieux administratif de la colonie. Il est composé d’un magistrat du siège du tribunal supérieur d’appel, président, de deux fonctionnaires choisis de préférence parmi les titulaires de diplômes d’études juridiques et de deux magistrats. Le conseil comprend en outre un commissaire du gouvernement désigné par le gouverneur, qui prend la parole lorsqu’il le juge nécessaire, non pas pour défendre l’acte du gouvernement attaqué mais pour donner son opinion de manière indépendante. Un secrétaire fait fonction de greffier.
41Le conseil doit fonctionner conformément aux décrets du 5 août et du 7 septembre 1881 relatifs à la procédure à suivre devant le conseil du contentieux administratif. La procédure est essentiellement écrite. La requête doit contenir les faits et les moyens et être accompagnée de pièces justificatives. Sur communication de la requête au gouvernement, celui-ci désigne un fonctionnaire chargé de défendre l’administration dans cette affaire. Lorsque l’administration est demanderesse, le fonctionnaire chargé de l’affaire adresse un rapport au conseil. Après enregistrement de l’affaire, un rapporteur est désigné par le Président à qui le dossier est remis ainsi que les autres documents qui parviennent par la suite. Sur production du mémoire en défense, le demandeur peut déposer un mémoire en réponse et le défendeur a droit à une réplique. En cas de nécessité, le conseil peut ordonner des expertises, des visites des lieux, des enquêtes, des interrogations sur faits et articles, l’audition des parties, la vérification d’écriture et l’inscription en faux.
42Lorsque l’affaire est en état d’être jugée, un rapport est préparé indiquant l’objet de la demande, les moyens invoqués et les preuves fournies par les parties, les points à décider et les solutions possibles. Ce rapport est lu en audience publique. Le commissaire donne ses conclusions, en général il s’en rapporte au conseil. Les parties ont le droit de faire des observations à l’appui de leurs conclusions écrites et compte tenu du rapport. Le conseil délibère hors la présence des parties, décide à la majorité des voix et prononce sa décision en audience publique ; elle doit être motivée. Elle est rendue au nom du peuple français et contient la formule exécutoire. A l’encontre de la décision du conseil un recours est possible devant le Conseil d’Etat ; il n’est pas suspensif. Cependant, le conseil peut décider que sa décision ne sera exécutée qu’à la charge de donner caution ou de fournir un cautionnement.
VI. Période de facto
43Le traité de transfert de facto, dans son article 10, prévoit que les procédures en cours seront continuées jusqu’à la sentence définitive conformément aux lois et règles en vigueur, que les juridictions existantes continueront à fonctionner à cet effet. Elles devaient être composées de magistrats intérimaires domiciliés dans les Établissements et nommés par le gouvernement français selon les règles françaises, sur la désignation des magistrats intérimaires après consultation du consul général de l’Inde à Pondichéry. Ces tribunaux ont été effectivement constitués avant le transfert. Les magistrats intérimaires ont été choisis parmi les magistrats coloniaux retraités, les avocats, les greffiers et les fonctionnaires. Ils étaient tous Indiens d’origine, sauf un seul qui était d’origine française. Le même article prévoyait aussi que les parties d’un commun accord pouvaient obtenir le transfert devant les tribunaux indiens compétents pour la connaissance de ces procédures. Aucune précision n’a été donnée quant à la nature des tribunaux indiens et à leur compétence respective.
44Immédiatement après le transfert, le gouvernement indien a reconstitué les mêmes juridictions avec à peu près les mêmes magistrats intérimaires, sauf le magistrat d’origine française qui était chef de service. Ces juridictions ont été considérées comme tribunaux indiens au sens de l’article 10. Les avocats ont tous d’un commun accord donné leur consentement pour transférer les affaires en cours à ces tribunaux devenus indiens de nom. Les affaires nouvelles ont été normalement inscrites au rôle de ces tribunaux comme par le passé. Comme les lois en vigueur n’ont pas été modifiées en la matière, tout continuait comme avant dans le service judiciaire.
45Peu de temps après le transfert, le Pandit Nehru, premier ministre de l’Inde, rendit visite au tribunal supérieur d’appel. A cette occasion, le barreau avait prévu de lui faire part de ses inquiétudes dans son discours d’accueil. L’administration de Pondichéry a exigé que le texte du discours lui soit soumis pour approbation et a supprimé certain passages. Le barreau, mécontent de cette atteinte à la liberté de parole, prit le parti de s’écarter du discours écrit et d’exprimer ses sentiments. Le Chief Commissionner, qui était présent et qui suivait le texte écrit, était choqué et faisait des gestes de désapprobation. Rien du côté du premier ministre qui avait aussi le texte en main. Quand il prit la parole, il rassura les membres du barreau mais, selon son astuce habituelle, il a assorti ses assurances de formules comme « dans la mesure du possible » pour garder sa liberté d’action.
46Tout le monde a vite oublié l’événement et la routine reprit son cours. Mais la nouvelle organisation judiciaire va être minée par une grave anomalie qui s’y est glissée. On a confié à la même personne les fonctions de chef du service judiciaire et celles de Président du tribunal supérieur d’appel et à une autre personne les fonctions de procureur près le tribunal supérieur d’appel et celles de procureur de la République du tribunal de première instance. On lui a attribué le titre d’adjoint au chef de service judiciaire, poste qui n’a jamais existé. Cet arrangement est absolument contraire au décret du 29 juillet 1938, qui dispose que le procureur près le tribunal supérieur d’appel exerce les fonctions de chef du service judiciaire. Ce décret était en vigueur d’après le French Establishments (Administration) order, 1954, publié la veille du transfert de facto, qui maintient en place toute la réglementation préexistante jusqu’à abrogation.
47A supposer même que l’administration indienne en constituant des tribunaux indiens prévus par l’accord n’était pas tenue par le décret, l’arrangement fait aurait dû permettre la marche régulière du service, surtout en cette période délicate de transition. Il dura 8 ans et produisit l’effet néfaste qui était à prévoir. Le Procureur près du T.S.A. - Chef du service judiciaire, dont le rôle était de conseiller le gouverneur en matière législative et judiciaire et de dialoguer avec les pouvoirs pour une bonne administration de la justice, faisait cruellement défaut. Le président du T.S.A., nommé Chef du service judiciaire, se retranchait derrière son devoir de réserve pour limiter ses contacts avec l’administration. Tout se faisait à son insu au secrétariat du gouvernement, qui s’est pourvu d’un secrétaire aux affaires juridiques pour remplir le vide laissé par le chef du service judiciaire. Il s’est créé un fossé entre le service judiciaire désirant perpétuer le passé sans changement et le secrétariat aux affaire juridiques impatient de se débarrasser d’un système qui lui était inconnu.
48Une autre anomalie dans la dispensation de la justice est l’absence des voies de recours ultimes. Rien n’est prévu dans l’accord de transfert au sujet des voies de recours contre les jugements du tribunal supérieur d’appel et du conseil du contentieux administratif. Bien que ces institutions soient devenues « tribunaux indiens » après le transfert de facto, les parties lésées n’ont vu d’autre issue que de saisir la Cour de Cassation et le Conseil d’État comme par le passé. La Cour de Cassation, après avoir cassé des jugements de la cour d’appel de Pondichéry, avait même renvoyé l’affaire devant une cour d’appel de la métropole. Aucun homme politique n’a dénoncé cette anomalie. Ni l’administration de Pondichéry, ni la Cour de Cassation, ni le Conseil d’État n’ont soulevé des objections au sujet de la régularité de cette procédure. Seulement, les employeurs des usines qui étaient des entrepreneurs indiens habitués à la jurisprudence indienne se plaignaient que la Cour de Cassation ne donnait pas d’ordre de sursis des décisions attaquées, qu’il leur était impossible de recouvrer l’argent payé aux ouvriers en cas de succès du pourvoi. A part cela, tout s’est passé comme si le transfert n’avait pas eu lieu.
49L’administration indienne de Pondichéry était quand même gênée de cet état de choses, elle a désespérément cherché une solution sans pouvoir la trouver ; le gouvernement de l’Inde n’est pas venu à son secours pour offrir une solution. Il aurait fallu une modification constitutionnelle pour donner compétence à une cour supérieure de l’Inde. Ou bien il aurait fallu créer à Pondichéry une cour indienne de niveau supérieur comme celui de judicial commissionner court qui a été mis en place à Goa. De leur côté, la Cour de Cassation et le Conseil d’État étaient de plus en plus embarrassés de la tâche qu’ils étaient appelés à faire. Ils ont commencé à retarder l’examen des affaires en provenance de Pondichéry, mais ils ne se sont pas déclarés incompétents. Le problème devenait pressant, les parties lésées n’obtenant pas la solution de leurs voies de recours. La situation se dénoua seulement après la cession de jure, quand la cour supérieure de Madras a été investie de la compétence de la Cour de Cassation et du Conseil d’État par le Pondicherry (administration) Act, 1962. Cette loi entérine ce qui s’est passé pendant la période de facto en déclarant que les arrêts rendus par la Cour de Cassation et le Conseil d’État entre le transfert de facto et la cession de jure l’ont été légalement et seront exécutés comme arrêts de la cour supérieure de Madras dans l’exercice de la compétence qui lui est conférée.
VII. Période de changement
50Dès 1963, 150 lois indiennes ont été promulguées à Pondichéry, dont le code pénal et le code de procédure criminelle. Les magistrats en place, de formation française, ont été investis par la cour supérieure de Madras des pouvoirs de juges au criminel et ont accompli leurs fonctions à la satisfaction de la cour supérieure, faisant preuve de la même adaptabilité que les fonctionnaires des cadres locaux dans les autres services. Seulement, un problème dont on aurait pu faire l’économie, a été créé par le non-remplacement régulier des magistrats qui occupaient les postes élevés quand ils étaient atteints par l’âge de la retraite. Ils ont bénéficié de prorogations exceptionnelles sous prétexte que leurs cadets n’étaient pas suffisamment expérimentés pour prendre la relève. Dans ces conditions, après la cession de jure, l’administration indienne pensa que la solution consistait à faire venir de l’État voisin des magistrats expérimentés. À cet effet, elle obtint du Président de la République le The Pondicherry Judicial Officers (qualifications) Rules, le 5 octobre 1963. La disposition essentielle de ce règlement est de considérer le diplôme de droit d’une université indienne comme équivalent à la licence en droit française pour être nommé à un poste de magistrat à Pondichéry selon les règlements en vigueur.
51Au début de 1965, on a remercié les retraités qui occupaient les postes importants et l’on a fait venir de l’État de Madras trois magistrats de carrière le 1er février 1965. Les membres du barreau qui n’avaient rien fait pour préparer la transition et qui étaient accrochés au système français intégral s’écrièrent « Invasion des barbares ! ». Ils ont attaqué la nomination de ces juges devant la cour supérieure de Madras (qui, dans l’exercice de ses fonctions administratives, les avait proposés pour la nomination à ces postes).
52Le barreau invoqua trois moyens : Primo, les nominations allaient à l’encontre de l’assurance donnée dans le procès verbal agréé du 15 mars 1953, dont le passage relatif au système judiciaire est le suivant :
« I-3 Avenir de la profession judiciaire et maintien des droits de ses représentants.
La délégation indienne a déclaré que le gouvernement de l’Inde n’envisage aucune réforme subite de l’organisation judiciaire existant à Pondichéry. Les modifications nécessaires pour mettre le système en vigueur à Pondichéry en harmonie avec ce qui prévaut dans le reste de l’Inde ne seront faites que graduellement, une période transitoire raisonnable étant prévue. »
53La Cour rejeta ce moyen, déclarant que la violation d’une convention internationale ne pouvait être attaquée devant le tribunal du pays par un citoyen. Seuls les États pouvaient s’en plaindre devant une cour internationale. En effet, le barreau aurait dû saisir l’ambassade de France qui aurait pu obtenir du gouvernement indien un répit suffisant.
54Secundo, The Pondicherry Judicial officers (qualifications) Rules, 1963, était nul, car le Président n’avait pas qualité pour faire ce règlement pour modifier le décret du 22 août 1928 qui avait valeur de loi. La Cour rejeta aussi ce moyen avec un raisonnement quelque peu embarrassé.
55Tertio, la langue officielle était le français et par conséquent la nomination de juges ne connaissant pas cette langue était illégale.
56Au cours des débats, il apparaissait que l’argument avait du poids. Le gouvernement de Pondichéry s’empressa alors de faire voter par l’assemblée législative de Pondichéry une loi sur la langue officielle, le 3 avril 1965. Cette loi a été élaborée avec beaucoup d’habileté. L’objectif était de remplacer le français par l’anglais. Mais l’anglais n’était pas en odeur de sainteté à Delhi à ce moment ; les Pondichériens de leur côté n’étaient pas très contents de l’imposition d’une nouvelle langue étrangère. Ils trouvaient plutôt naturel de passer du français au tamoul. Compte tenu de ces sentiments, la loi proclame que le tamoul sera la langue officielle de Pondichéry, le maléalam et le télougou dans les régions de Mahé et Yanaon respectivement. L’article suivant dispose que nonobstant ce qui précède, l’anglais pourra être utilisé pour des fins officielles.
57La cour estima que cette modification de la loi postérieurement aux nominations était suffisante. Aussi la pétition du barreau fut-elle rejetée le 6 avril 1966.9
58Le tribunal supérieur d’appel recommença à travailler avec deux juges de formation indienne et un juge de formation française. Le barreau, après avoir perdu le procès, a coopéré de son mieux avec les nouveaux magistrats. Assez curieusement, ils ont préféré plaider en anglais, où ils étaient en position de nette infériorité par rapport aux nouveaux juges, plutôt qu’en tamoul où ils auraient été à égalité et qui était la première langue officielle. Il y avait à cela deux raisons : d’une part les mots techniques étaient plus aisément accessibles en anglais, d’autre part leurs plaidoiries restaient hors d’accès pour leurs clients et échappaient de ce fait à leur censure. Dans les tribunaux inférieurs, le français était utilisé au civil où les magistrats de formation française étaient en poste. Au pénal, c’était l’anglais et la loi applicable était aussi dans cette langue.
59Le fonctionnement du service judiciaire ne fut pas serein pendant cette période de transition. Les rapports entre le chef de service et les magistrats ne furent plus les mêmes. Le premier faisait sentir son poids hiérarchique comme dans le reste de l’Inde. Les magistrats de formation française ont dans l’ensemble observé une stricte neutralité dans le procès évoqué plus haut. Même vis-à-vis d’eux le chef de service a entretenu une certaine méfiance. Deux magistrats avaient pris position contre ce qu’ils considéraient comme l’intrusion des magistrats des cadres indiens, car ils avaient été de ce fait frustrés de leurs promotions. Le premier, qui était procureur près du tribunal supérieur d’appel et adjoint au chef du service judiciaire, s’attendait à être promu chef du service judiciaire. Le second qui était président du tribunal de 1re instance de Pondichéry pouvait aspirer au poste de président du tribunal supérieur d’appel. Contre ces deux magitrats, le nouveau chef de service s’est acharné.
60Le premier avait été nommé public prosecutor en ce qui concerne les affaires criminelles quand les lois pénales avaient été promulguées. Il continuait à siéger au même niveau que les juges, comme durant l’époque française. Les juges indiens, qui sont venus par la suite, ont exigé qu’il se mette en bas au même niveau que les avocats, comme dans le reste de l’Inde. Ce magistrat gradé, adjoint du chef du service judiciaire par-dessus le marché, ne consentit pas à se plier à cette exigence. On nomma un autre public prosecutor choisi parmi les avocats, ce qu’on aurait dû faire bien avant. Le procureur de la République se vit confiné à ses responsabilités en matière civile, et se trouva ainsi dépouillé de l’essentiel de ses fonctions. On fit un pas de plus, une procédure disciplinaire a été entamée contre lui ; il a préféré démissionner et partir servir en France.
61Le second a été nommé comme président du tribunal de 1re instance à Karikal. L’intéressé contesta la décision devant la cour supérieure de Madras ; il invoqua deux moyens : l’inamovibilité et la dégradation infligée sans motif et sans procédure disciplinaire, car le tribunal de Karikal était d’un rang inférieur à celui de Pondichéry. L’Administration contesta le premier moyen en soutenant qu’il s’agissait d’un magistrat intérimaire auquel l’inamovibilité ne s’appliquait pas ; la cour n’était pas prête à accueillir ce moyen de défense, compte tenu de la douzaine d’années de services de ce magistrat. En ce qui concerne le deuxième moyen, l’Administration soutenait que sa promotion était de nature temporaire ; ce moyen de défense fut également rejeté. L’Administration perdit son procès ainsi que l’appel qu’elle avait interjeté. En réalité, cette décision avait été prise dans l’ignorance de la réglementation de la magistrature coloniale de la part du nouveau chef du service judiciaire et du secrétaire du gouvernement aux affaires juridiques, tous les deux catapultés de l’extérieur.
62Le gouvernement, de son côté, poursuivait sans relâche sa politique d’indianisation du service judiciaire. Le nouveau Chef de service judiciaire - Président du Tribunal Supérieur d’appel n’avait pas, comme son prédécesseur (de formation française) de scrupule pour conseiller l’Administration. Il y avait entente parfaite entre lui, le secrétaire aux affaires juridiques, le ministre de la justice de formation indienne aussi, père d’un avocat de formation indienne et le lieutenant gouverneur partisan de l’intégration forcenée. Ils se crurent tous investis d’une mission. Aussi, dès le 21 octobre 1966, une loi fut votée par l’assemblée législative de Pondichéry créant des tribunaux civils à l’instar des tribunaux indiens et démantelant ainsi complètement l’organisation judiciaire préexistante. Le poste de Procureur de la République a été expressément aboli. On a néanmoins créé un poste de special officer dans le service judiciaire pour s’occuper des tâches subsistantes dévolues au Procureur de la République. Une autre mesure, qui ne rentre pas strictement dans la réforme des tribunaux civils et qui a été incluse dans la loi, a été l’abolition du Conseil du contentieux administratif, sans aucune raison. L’Administration y trouvait son compte. Ceux lésés par les actes administratifs illégaux n’auront plus un forum accessible et peu coûteux pour les contester ; ils auront à aller se pouvoir devant la cour supérieure de Madras.
63Par une loi de 1968, le Parlement étendit la quasi-totalité des lois indiennes restantes dont le code de procédure civile. De ce fait le corpus juridique pondichérien est devenu entièrement indien dans les 5 ans qui ont suivi le procès-verbal agréé. Toutes les institutions telles que le notariat, l’enregistrement, la conservation des hypothèques, etc. ont cédé la place aux institutions indiennes similaires ou correspondantes. Les avocats, les notaires, les huissiers de justice ont perdu leurs privilèges ou même leurs charges. Il y a eu violation claire de la clause du procès-verbal agréé reproduite plus haut. La plupart d’entr’eux, avancés en âge, ont avalé les changements avec amertume. Ils n’ont pas songé à les contester devant la cour supérieure, sachant que tout se faisait avec la bénédiction de cette cour. Certains sont partis en France pour compléter leur carrière. Les autres n’ont eu d’autre solution que de se retirer. Il eût suffi d’attendre cinq ans de plus pour que tous se retirent normalement. La population quant à elle ne s’est pas rendu compte de la portée des changements opérés. Mais il ne lui a pas fallu longtemps pour regretter l’ancien système, surtout à cause de l’insécurité de la propriété immobilière et du coût et de la lenteur de la justice qui se sont instaurées avec le nouveau régime.
64Une fois ces changements opérés tambour battant, les magistrats venus de dehors sont repartis. Pendant la période de transition où les affaires devaient être réglées, certaines selon le droit français d’autres selon le droit indien, mais toutes selon la procédure indienne, la charge de l’administration de la justice a été entre les mains des anciens magistrats de formation française et des jeunes magistrats de formation indienne recrutés localement qui se sont initiés un peu au droit français. Ces magistrats ont été incorporés dans un corps séparé « The Pondicherry judicial service ». Récemment, on a imaginé de transférer les membres de ce corps dans l’État de Tamilnadou et vice versa. Ceux qui viennent de Tamilnadou restent trois ans et parfois moins ; ils n’ont ni le temps ni le désir de s’initier au droit français. Les affaires où le droit français s’applique - il y en a encore quelques unes - risquent de ne pas recevoir un traitement adéquat.
VIII. Différence de langue et de concept juridique
65Avant de terminer, il est utile de signaler quelques difficultés éprouvées par les juges de formation indienne à tous les niveaux quand ils sont appelés à traiter les affaires civiles où la loi applicable est française et où les documents sont en langue française. Le nombre de telles affaires a diminué progressivement, mais elles n’ont pas encore complètement disparu. Ces juges ignorant la langue française et le droit français décident ces affaires avec l’aide des traductions qui ne dévoilent pas toutes les nuances. Par exemple un acte notarié est traduit comme notorial deed. Mais les deux mots n’ont pas tous les deux la même valeur. Un acte notarié dressé par un notaire selon la loi française fait foi jusqu’à inscription de faux. Un notorial deed dressé par un notary public indien est loin d’avoir la même valeur. Il peut être facilement contesté devant les tribunaux et la preuve par témoins pourrait prévaloir. Les juges indiens avaient la tentation de ne pas accorder aux actes notariés plus de valeur qu’aux notorial deeds auxquels ils étaient habitués. Parfois les juges indiens étaient enclins à donner une trop grande valeur aux actes de notoriété dressés par un notaire, qui font foi seulement jusqu’à preuve du contraire, et qu’ils confondaient avec les vrais actes notariés constatant des conventions entre parties. La valeur respective de ces divers actes, qui est familière pour un juge de formation française, n’était pas exactement perçue par ces juges de formation différente. Les avocats se trouvaient parfois devant des difficultés insoupçonnées au moment de leurs plaidoiries.
66Une autre confusion importante est celle entre les documents attestés par le receveur de l’enregistrement et ceux transcrits au bureau du conservateur des hypothèques. Les juges indiens avaient tendance à les considérer tous les deux comme registered deeds qui leur étaient connus. D’après le Indian Registration Act, les parties doivent signer le document devant un fonctionnaire désigné à cet effet, qui atteste le fait de cette signature et l’identification des parties par les témoins amenés par eux. Quant au droit français, la différence entre les deux sortes d’actes est considérable. Ces documents dont le juge indien prend connaissance sous le même vocable de registered deeds sont pour lui des véritables traquenards.
67Un autre exemple est celui relatif à l’usufruit, qui est très utilisé en droit français. Les juges indiens avaient tendance à le ramener au limited estate qui leur était familier. Le code civil scinde le droit de propriété en deux droits différents : celui de la nue-propriété et celui d’usufruit, chacun de ces droits sur une même propriété pouvant appartenir à deux personnes différentes au même moment. En cas de limited estate ou life estate la fragmentation de droits s’opère. Mais les bénéficiaires ne possèdent pas leurs droits respectifs simultanément. Souvent le bénéficiaire définitif n’est déterminé qu’à l’extinction du droit de limited estate. Aussi, la confusion des droits de l’usufruitier et de ceux du limited estate owner était de nature à conduire à des erreurs parfois lourdes de conséquences. Quand une question de substitution s’y mêlait, les avocats avaient bien de la peine à faire saisir le point de droit dont ils voulaient se prévaloir. Le juge indien, déjà surmené par la nécessité d’apprendre un droit étranger, n’a pas le loisir nécessaire pour prêter attention aux nuances et est amené à commettre des erreurs.
68Il y avait certaines procédures qu’ils n’arrivaient pas bien à maîtriser, comme par exemple celle de référé. Ils n’arrivaient pas à bien saisir l’étendue de la compétence du juge de référé, qui est cependant une institution capitale dans l’administration de la justice française. Les avocats ayant des intérêts divergents se plaisaient à semer la confusion dans leur esprit. Eux-mêmes, ils avaient peur de se tromper pour ne pas encourir des critiques et être taxés d’incapacité.
69En sus de ces difficultés créées par des notions voisines, il y a toujours le risque de la distorsion de l’administration de la justice par l’approche et l’attitude des juges formés dans un autre système. La peur d’être taxés d’ignorance les pousse à ressusciter des dispositions tombées en désuétude, le désir de faire montre de connaissance leur fait prendre des positions extrêmes ; ou les doutes difficiles à élucider les poussent à court-circuiter un point de droit. Ainsi la justice s’écarte de son cours naturel. Cela rappelle la nécessité de l’harmonie entre la loi, le peuple et les juges. Le droit n’est pas un ensemble de principes abstraits devant être appliqués par des ordinateurs. C’est une cristallisation des aspirations du peuple qui doit être appliquée par des personnes, qui ont les mêmes aspirations, qui éprouvent les mêmes besoins et qui partagent les mêmes préjugés. Pondichéry s’est trouvée soumise à des juges étrangers à sa culture à deux moments de son histoire : au moment de la pénétration du droit français et au moment de la pénétration du droit anglo-indien. La première s’est faite lentement, car les Français craignaient de heurter les sentiments de la population. Le gouvernement indien n’avait pas le même scrupule. De plus, les gens qui auraient pu résister hésitaient à défendre le système français taxé d’étranger et de colonial contre le nouveau système. Bien que celui-ci fût d’origine anglaise, le nationalisme indien se l’est approprié et les Pondichériens étaient censés l’accepter de plein cœur pour se fondre dans l’Inde.
70Les modifications en matière judiciaire comme dans d’autres domaines étaient certes à faire mais on a eu à en déplorer la manière hâtive et l’antagonisme qui l’accompagnait. Alors que, dans d’autres domaines, les changements ont été accueillis avec satisfaction ou indifférence, la disparition de l’ensemble judiciaire français continue à être regretté par ceux qui l’ont connu.
71Notes :
- Fiscal : employé surtout comme adjectif accolé à procureur pour désigner un fonctionnaire veillant aux droits du seigneur. Employé substantivement, il désignait dans le midi de l’Europe un officier du ministère public. Il s’est dit également d’une dignité de l’empire gemanique (Littré). Il semble que les Hollandais aient donné ce nom à un officier chargé de rendre la justice.
- Le terme Malabare désigne généralement les Tamouls, le terme Maure désigneait les musulmans venus du nord puis a fini par inclure les Tamouls convertis à l’Islam.
Notes de bas de page
1 Lettre du chevalier Martin et les marchands du comptoir de Pondichéry écrite à la compagnie Royale des Indes Orientales de France le 22-02-1701, Archives nationales, Paris, C2 66, pp. 9 et 10.
2 Arrêts du conseil supérieur de Pondichéry par Gnanou Diagou, Tome II, p. 381.
3 Idem, Tome III, p. 277.
4 Jean-Claude Bonnan, Jugements du tribunal de la chaudrie de Pondichéry, 1766-1817, Institut français de Pondichéry, 1999, Vol. I, p. III.
5 Idem, p. xxxviii.
6 Arrêts du conseil supérieur cités plus haut, Supplément, p. 24.
7 Idem, pp. 12 et 13.
8 Dupleix arbitre d’une importante succession indienne. Revue juridique et politique. Indépendance et Coopération, 51e année, No 7, mai-août 1992, p. 202.
9 D. Gobaloussamy, vs. Union Territory of Pondicherry, AIR 1968, Madras 298.
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