L’absolu dans le Bouddhisme
p. 37-43
Texte intégral
1On définit l’absolu comme ce qui n’est conditionné que par soi-même, ce qui ne dépend que de soi-même, et c’est pourquoi l’absolu sert de base à tout système philosophique. Par une dialectique ascendante, le penseur s élève de certains aspects du donné, du monde phénoménal qui l’entoure, vers ce principe qu’il cerne et définit peu à peu. Ensuite, par la dialectique descendante, il reconstruit le système entier du monde en le déduisant de l’absolu ainsi reconnu. Celui-ci sera, par exemple, le Souverain Bien pour Platon, Dieu pour Descartes, le Brahman- ātman pour les Upaniṣad, le Tao pour Laotseu. La détermination de l'absolu est donc d’une importance capitale pour l’étude et la compréhension d’un système philosophique quel qu’il soit. Il en est ainsi en particulier dans le Bouddhisme. Celui-ci a dérouté longtemps les penseurs occidentaux, précisément parce qu’ils ne parvenaient pas à reconnaître le principe sur lequel il est fondé, et c’est pourquoi ils le définissaient comme un nihilisme, un athéisme, etc…
2Examinons la doctrine de base du Bouddhisme, c’est-à-dire les quatre Vérités saintes, dont l’exposé est un bel exemple de dialectique ascendante :
- Tout est douleur, la vie, la vieillesse, la maladie, la mort, etc., sont douleur. C’est la constatation de départ, ancrée sur l’expérience quotidienne.
- L’origine de la douleur, c'est la soif, la soif de renaître, de connaître de nouvelles existences dans lesquelles on subira de nouveau la douleur. Nous trouvons ici la recherche de la cause du donné, qui aurait pu servir d’absolu si le Bouddhisme avait été une doctrine purement contemplative, objective, et non pas une doctrine active, visant au salut des êtres.
- La suppression de la douleur, c’est la suppression de sa cause, c’est-à-dire de la soif et de ses trois compagnes, la convoitise, la haine et l’erreur. En choisissant le contraire de la cause du donné, le Buddha définit enfin son absolu et, comme nous le voyons, celui-ci est exprimé d’emblée sous une forme négative : c’est l’absence ou la suppression de la convoitise, de la haine et de l’erreur.
- La voie qui mène à la suppression de la douleur n’a d’intérêt qu’en ce qui concerne la sotériologie. C’est, en somme, une dialectique ascendante active, et nous pouvons la négliger.
3Nous retrouvons la même dialectique dans un autre Sūtra très ancien où le Buddha s’exprime ainsi : “Il y a, ô moines, un non-né, un non-venu à l’existence, un non-fait, un non-confectionné car, s’il n’y avait pas un non-né, un non-venu à l’existence, un non-fait, un non-confectionné, il n’y aurait pas de délivrance pour ce qui est né, venu à l’existence, fait, confectionné”. Nous trouvons en fait ici la justification du passage de la seconde à la troisième Vérité, et cette justification repose sur un acte de foi curieusement analogue au célèbre pari de Pascal. De plus, le dernier terme donné ici, le “non-confectionné” (asaṃskṛta) servira tout au long de l’histoire du Bouddhisme indien, à exprimer la notion d’absolu : l’asaṃskṛta c’est ce qui n’a pas été fait en assemblant des parties. Remarquons enfin que c’est un terme négatif, une négation des propriétés caractéristiques du donné.
4Nous trouvons ce caractère négatif dans presque tous les passages où il est question de cet absolu, car on insiste sur le fait qu’il n’a aucune relation avec le monde de la douleur et des vies successives, ni avec le bien ni avec le mal, ni avec la matière ni avec la pensée, ni avec aucun des stades de la méditation. Pourtant, ce n’est pas le néant, comme on l’a cru souvent, et il est défini dans un vieux Sūtra comme étant le refuge stable, l’île, l’autre rive, le lieu où l’on est enfin définitivement à l’abri de la douleur et des vicissitudes de ce monde.
5Dans les Sūtra, il n’est parlé que d’un seul absolu, à savoir le nirvāṇa, la cessation de la douleur. Il transcende le monde, avec lequel il n’a aucune relation, dont il est la négation pure. Au contraire du monde, il est permanent, il n’a ni naissance, ni altération, ni cessation.
6Mis à part les Theravādin et les Vātsīputrīya, qui ne reconnaîtront jamais qu’un seul absolu, le nirvāṇa, les autres sectes anciennes multiplient les asaṃskṛta dont elles donnent couramment des listes de trois ou de neuf termes.
7Tout d’abord, elles dédoublent le nirvāṇa en pratisaṃkhyā-nirodha et apratisaṃkhyānirodha. Le premier, identifié clairement au nirvāna, est défini comme la suppression des racines de mal présentes et passées. Le second est la suppression des racines de mal futures, obtenue par l’inexistence des causes qui les auraient fait naître.
8Le troisième absolu, c’est l’espace, l’espace vide et infini dans lequel se meuvent les choses matérielles. Ceci n’est pas surprenant car, au fond de la conception bouddhique du nirvāṇa, et en fait plus généralement de l’absolu, réside le schème de l’espace. Il s’agit, non pas de celui de l’espace nocturne, avec l’aide duquel on pense le néant, et qui inspire l’effroi, mais de celui de l’espace diurne, lumineux, inspirateur de joie, de confiance, de calme, et qui a hanté vraiment la pensée des docteurs bouddhiques. Cela explique, entre autres choses, que lorsque les Theravādin réfutent la pluralité des absolus, ils s’en tiennent à cet unique argument que, s’il y avait plusieurs absolus, plusieurs nirvāṇa, il y aurait entre eux une limite, une frontière, l’un serait au-dessus et l’autre au-dessous, etc.
9A côté de ces trois absolus reconnus par exemple par les Sarvāstivādin, on rencontre le pratītyasamutpāda, ou plutôt l’essence de celui-ci, qui est la loi selon laquelle les êtres sont enchaînés dans le cycle de vies successives, loi inexorable pour tous, sauf pour le Buddha et ses disciples. Cette loi d’enchaînement des êtres a tous les caractères d’une loi physique comme celles que connaît la science moderne. Le même mot dharma désigne du reste et la loi édictée par un souverain et celle que subissent les êtres, comme les grandes lois de l’impermanence, de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Il est important de noter que certaines écoles bouddhiques anciennes avaient reçonnu le caractère d’absoluité des grandes lois auxquelles sont soumis les êtres. A côté de la loi de l’enchaînement, on admettait aussi la loi de délivrance, prêchée par le Buddha, dans la liste des asaṃskṛta.
10L’argumentation destinée à soutenir le caractère absolu du pratītyasamutpāda reposait sur un Sūtra dans lequel il est dit : “Qu’il y ait apparition de Tathāgata ou qu’il n’y ait pas apparition de Tathāgata, il est stable cet élément, cette stabilité des choses, cette fixité des choses, ce conditionnement par quelque chose... Ce qui, ô moines, est la quiddité, l’absence de changement, l’absence d’altération, le conditionnement par quelque chose, “c’est ce qui est appelé la pratītyasamutpāda.” C’est donc parce qu’elle est stable, permanente, inaltérable, toujours semblable à elle-même, que la grande loi du pratītyasamutpāda est absolue.
11On en vint enfin à considérer, en s’appuyant sur le même Sūtra, que la stabilité des choses (dharmasthitatā) ou, mieux encore, leur quiddité (tathatā) sont asaṃskṛta. C’était en fait reconnaître l'absoluité des essences et donc aboutir à cet idéalisme qui devait imprégner si fortement la métaphysique du Mahāyāna.
12A côté de ces absolus sur l’importance desquels il est inutile d’insister, on trouve dans les listes d’autres éléments, empruntés à la doctrine proprement religieuse du Bouddhisme, comme les quatre Vérités saintes, les quatre états successifs de la délivrance, les deux étages supérieurs de la méditation, etc...
13On peut se demander pourquoi l’on ne rencontre pas, dans cette liste des absolus, le temps à côté de l’espace. La principale raison en est que le Bouddhisme ancien n’a pas eu, comme nous, la conception du temps comme un tout. Le mot “tempsˮ (kāla) est pratiquement absent de son immense littérature. Au contraire, ses penseurs ont beaucoup spéculé sur le passé, le futur et le présent considérés, non comme des choses en elle-mêmes, mais comme de simples modalités des êtres, analogues à celles de près et de loin, de grand et de petit, de subtil et de grossier.
14Pourtant, certaines écoles — peut-être sous l’influence de ces sectes non-bouddhiques qui reconnaissaient l’absoluité du temps comme celle de l’espace — en vinrent à considérer le temps comme une chose en soi, permanente donc absolue, et distincte des êtres. Ils construisirent aussi cette notion sur le schème de l’espace vide, comme le prouvent les images dont ils se servaient : les êtres sont dans le temps comme des hommes dans une maison, quittant la pièce du futur pour entrer dans celle du présent et enfin dans celle du passé.
15La notion de temps absolu est encore plus abstraite que celle d’espace absolu, et, en fait, elles n’apparaissent guère l’une et l’autre dans la philosophie occidentale qu’avec Newton. Il est tout à la gloire de la pensée indienne antique, bouddhique et non-bouddhique, d'avoir abouti à ces deux conceptions et de les avoir discutées et examinées avec clarté.
16Une notion qui semble voisine de celle d’asaṃskṛta, est celle de pariniṣpanna, qui désigne des réalités complètement achevées et parait associée, elle aussi, à l'idée de permanence qui caractérise l’absolu.
17C’est ainsi que certaines écoles considéraient la douleur comme pariniṣpanna, qualité qu’elles refusaient à la matière, à la pensée, aux sensations, etc... D’autres faisaient de la stabilité des choses, de l’impermanence, de la vieillesse et de la mort autant de réalités achevées. On trouve dans ces écoles une tendance à accorder plus de réalité aux abstractions, aux grandes lois que subissent les êtres, qu’aux choses concrètes. Nous retrouverons du reste cette tendance dans les sectes du Mahāyāna, et plus spécialement chez les Mādhyamika.
18Ce qui caractérise la doctrine de ces derniers, c’est qu’elle est centrée sur les problèmes ontologiques. Elle repose sur l’enseignement des Prajñāpāramitāsūtra et, plus particulièrement, sur la doctrine de la vacuité universelle selon laquelle les êtres sont dépourvus, sont “vides” de nature propre. Cette vacuité, qui représente le caractère essentiel de toute réalité, finit par être promue au rang de principe fondamental et d’absolu.
19En fait, le système des Mādhyamika se développe sur plusieurs plans. Au niveau inférieur, nous trouvons la doctrine du Bouddhisme ancien, nommé Hīnayāna, c’est-à-dire Petit Véhicule, car il est alors considéré comme un moyen inférieur de progression vers la délivrance que le Buddha a bien voulu enseigner aux hommes d’esprit borné. Au-dessus se trouve un autre plan dans lequel ce qui était donné comme l’absolu et le relatif dans le Hīnayāna, le nirvāṇa et le saṃsara, est désigné comme pur phantasme, et où l’on installe un nouvel absolu, transcendant ceux-ci et nommé quiddité du réel (bhūtatathatā). Celle-ci s’évanouit sur un troisième plan, supérieur au second, et ne laisse plus place qu’à l’universelle vacuité (śūnyatā).
20Nous retrouvons clairement en celle-ci le schème de l’espace vide et infini. Toute la dialectique savante de Nāgārjuna, le fondateur de l’école mādhyamika, ne vise à rien d’autre qu’à épurer cette notion, fondamentale dans le Bouddhisme, de l’absolu pensé d’après le schème de l’espace vide.
21D’autre part, les penseurs du Mahāyāna, et surtout Nāgārjuna, voient nettement les relations étroites qui existent dans le Bouddhisme entre le problème de l’absolu et le problème de l’être, ce dont ne semblent pas avoir eu bien conscience les maîtres antérieurs. Ils cherchent donc à définir leur absolu dans le sens d’une transcendance à la fois par rapport à l’être et par rapport au non-être. Cela explique donc la persistance dans leur pensée du schème de l’espace vide, car rien autant que ce dernier ne pouvait donner une image de ce qui peut se trouver sur les frontières de l’être et du néant.
22L’autre grande école du Mahāyāna, celle, plus tardive, de Yogācāra, fait une place beaucoup plus grande au système du Hīnayāna. Elle semble donc établir ainsi une synthèse finale entre la thèse de celui-ci et l’antithèse représentée par la doctrine de Nāgārjuna. Asaṅga appuie non seulement son système sur le vaste édifice philosophique des Sarvāstivādin, qu’il expose tout au long en ne lui faisant subir que quelques modifications, mais encore il le coiffe, sur le plan supérieur, d’un absolu plus reposant pour l’esprit humain que la trop subtile vacuité. Cet absolu, c’est la conscience-réceptacle (ālayavijñāna), sorte de conscience universelle dans laquelle, pour reprendre l’idée exprimée dans l’un de ses traités, les êtres, tous de nature spirituelle, se jouent comme les corps matériels dans l’espace. Nous retrouvons ici, une fois de plus, le schème de l’espace vide.
23En choisissant l’idéalisme, Asaṅga fait donc la synthèse entre le réalisme outrancier des Sarvāstivādin et le “vacuisme” vertigineux des Mādhyamika. Il offre à la pensée, fatiguée par deux ou trois siècles d’exercice d’équilibre sur la limite étroite entre l’être et le non-être, une base sur laquelle elle puisse enfin se poser et se reposer, mais aussi il prend bien soin que cette base ne soit pas alourdie par les réalités quasi matérielles chères aux Sarvāstivādin.
24Il conserve néanmoins la théorie des divers plans de réalité et met sur le plan intermédiaire un ensemble de huit asaṃskṛta, tous empruntés au Hinayāna mais à une secte différente des Sarvāstivādin puisque celle-ci n’en reconnaissait que trois.
25Au fond, les diverses écoles du Bouddhisme ancien ont toutes eu la même conception de l’absolu, celui-ci étant pensé d’après le schème de l’espace vide, lumineux et infini, et toutes les idées qu'ils en ont eues se ramènent finalement à cette conception fondamentale. Comme il était difficile de s’appuyer sur un absolu aussi éthéré et aussi énigmatique, les spéculations à son sujet le chargeaient peu à peu de réalité, de substantialité, et donc d’impureté. C’est pourquoi l'on assiste, à certaines époques, dans le Bouddhisme, à des tentatives d’épuration de l'idée d’absolu, dont la plus importante et la mieux réussie est celle de Nāgārjuna.
26Cette conception de l’absolu ne repose d’ailleurs pas seulement sur des spéculations purement métaphysiques, mais elle est déterminée dans une très large mesure par des spéculations d’ordre mystique. En effet, la recherche pratique de la délivrance, donc de l’absolu, est basée, dans le Bouddhisme, sur un ensemble de méthodes visant à concentrer, puis à épurer et vider la pensée de tout contenu. La première série des méditations débarrasse successivement celle-ci du raisonnement, de la réflexion, de la joie, du bonheur, pour aboutir à la parfaite équanimité. La seconde série oblige le méditant à fixer son esprit d’abord sur l’infinité de l’espace, puis sur l’infinité de la conscience, puis sur le néant, et enfin sur l’absence de toute notion et même absence de notion. Nous retrouvons clairement, dans ces quatre ultimes recueillements, le schème de l’espace vide. En vidant ainsi l’esprit de tout contenu, on le débarrasse nécessairement de toutes les impuretés qui l’encombrent et qui retiennent l’être, par l’empire qu’ils ont sur son psychisme, dans le cycle des existences et des douleurs.
27Cela explique donc pourquoi cet absolu fondamental du Bouddhisme, toujours identifié avec la délivrance suprême, a toujours été pensé comme vide, donc comme étant à la limite de l’être et du non-être. Mais, remarquons-le bien, c’est un vide attirant, lumineux comme le ciel d’une belle journée contemplé du haut d’une cime élevée. Cela explique aussi qu’il soit difficile à comprendre, non seulement pour les Occidentaux, mais aussi pour les Indiens. Pourtant il a influencé même les non-bouddhistes, et cela a notamment été reproché à Saṅkara, pourtant l’un des plus grands adversaires indiens du Bouddhisme, par certains de ses co-religionnaires hindous. En Occident, Hegel a montré lui aussi, mais en partant de bases différentes, que l’être pur, l’être vidé de toutes déterminations, auquel les penseurs aiment à identifier l’absolu, n’est que l’envers du néant. Sans doute devons-nous voir dans cette découverte géniale la contribution la plus importante du Bouddhisme à la métaphysique universelle.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012