Chapitre XII. Les sens
p. 264-285
Texte intégral
1V. On entame maintenant un nouveau chapitre où l’on exposera la triple forme de l’ego, ses effets, son mode d’action. La quintuple liaison s’opère comme précédemment.
Ā. 1. Alors, en vue d'établir les objets qui restent (à établir), (le vénérable maître), en possession de la puissance des Seigneurs, en a extrait trois groupes abondant en sattva etc.
2V. “Alors” signifie “aussitôt après” ; les “objets qui restent” sont les éléments subtils et les sens ; “en” signifie “de l’ego”. A partir de cet (ego) le Vénérable, désigné dans le chapitre précédent par le terme de “maître”, “en possession de la puissance des Seigneurs”, à qui a été manifestée la puissance d’Ananta et autres Seigneurs qualifiés pour le domaine de la māyā, a extrait trois “groupes”, trois sections qui abondent (respectivement) en sattva, en rajas et en tamas. Ayant manifesté l’ego indivis, il l’a divisé en trois ; tel est le sens.
3D. Par les mots :”On entame maintenant” est introduit le chapitre qui commence par “Alors”. La liaison au niveau du chapitre a été indiquée à la fin du chapitre précédent. Au niveau de la phrase explicative elle s’opère avec des phrases telles que : “les qualités, l’intelligence, l’orgueil, le manas, les sens, les éléments subtils... dans cet ordre”. Quant aux autres (liaisons), on considère qu’elles ont été indiquées en abordant la catégorie du lien et c’est pourquoi on enchaîne directement par un “il” désignant (le maître) dont il était déjà question (à la fin du chapitre précédent).
4— Mais c’est Śiva qui a été proclamé agent sur la voie pure et Ananta sur la voie impure !
5— A cela on répond : “A qui a été manifestée... etc”. On indique que “extrait” a ici le sens de “réparti”.
6V. On expose cette tripartition :
Ā. 2. Cet (ego) est dit taijasa, vaikṛta et aussi bhūtādi. De ces (variétés) procèdent les sens et les éléments subtils ; des éléments subtils la pentade des éléments grossiers.
7V. De ces subdivisions de l’ego connues sous les noms de taijasa, vaikārika et bhūtādi procèdent “les sens”, ceux de connaissance et ceux d’action, accompagnés des éléments subtils. A partir de ces derniers est manifestée — ainsi convient-il de compléter — la pentade des éléments grossiers.
8D. On obtient l’essence de ces choses, sattva etc., à partir de l’ego comme on obtient le caillé etc. à partir du lait. Parce qu’il constitue leur essence et que, par nature, il produit des effets distincts, il se subdivise en taijasa etc. On indiquera aussitôt après que ces variétés, taijasa etc. se distinguent les unes des autres parce que l’une abonde en sattva, l’autre en rajas, la troisième en tamas. “A partir de ces derniers” : on indique ici que c’est à partir de la tripartition de ses effets que l’ego est lui-même déterminé comme triple. Les sens sont désignés ici par le terme de “deva” parce que ce mot peut vouloir dire : “ce qui est cause d’un comportement”.
9V. D’où les (éléments et les sens) sont-ils respectivement issus ? On répond :
Ā. 3. L'oreille, la peau, les yeux, la langue, le nez et le manas sont sattviques parce qu'en rapport avec une manifestation, et l’ego taijasa est lui aussi sattvique.
10V. Les cinq sens cognitifs, oreille etc., ainsi que le manas sont en rapport avec une manifestation, parce qu’ils servent à faire connaître ; c’est pourquoi ces sens sont appelés “sattviques”. Et (l’ego taijasa) est sattvique aussi. C’est donc la subdivision de l’ego appelée “taijasa” qui est la cause matérielle de ces (sens).
11D. On indique, en réponse à une interrogation, que par les mots : “L’oreille etc.” (l’auteur du sūtra) décrit en détail les subdivisions (de l’ego). “Et lui aussi est sattvique” : ainsi, par l’entremise d’effets consistant dans l’intelligence et les sens, le pouvoir de connaître de l’âme est éveillé.
Ā. 4. La voix, les mains, le sexe, l’anus, les pieds sont râjasiques.
En fonction de leur rapport à l’activité, c’est du groupe vaikārika, abondant en rajas, (qu’ils procèdent).
12V. La voix, les mains, les pieds, l’anus et le sexe constituent les sens d’action. “En fonction de leur rapport à l’activité”, c’est-à-dire par le fait même qu’ils sont des sens d’action, ils ont pour cause matérielle cette subdivision de l’ego, riche en rajas, que l’on appelle “vaikārika”.
13D. “Par le fait même... etc.” : la puissance d’action (de l’âme) est aussi manifestée par (l’ego) vaikārika à travers les sens d’action.
Ā. 5. Le son, le tangible, la couleur, l’odeur, la saveur, lorsqu’ils ne sont pas qualifiés par les guṇa, forment les cinq éléments subtils que l’on associe au terme de’’tanmātra”.
14V. Le son, le tangible, la couleur, la saveur et l’odeur, “lorsqu’ils ne sont pas qualifiés par les guṇa”, lorsqu’ils restent dans l’état d’élément fondamental appelé “tāvanmātra” où leurs caractères distinctifs n’apparaissent pas, sont connus sous l’appellation de “tanmātrā”. Ils portent ce nom parce que “leurs mesures sont telles” (tāvatyaśca mātrās), ce qui justifie l’indice du féminin (le ā long de tanmātrā). Voici maintenant ce que signifie leur absence de qualification par les guṇa : alors que dans la terre (par exemple) le son se présente comme craquement etc., le tangible comme chaud et froid, la couleur comme multiple, blanche etc., la saveur comme sextuple et l’odeur comme agréable ou désagréable, ces différences ne sont pas observées dans l’élément subtil “terre”, cause matérielle de la terre (visible). On estime au contraire que l’élément subtil ne possède pas ces cinq qualités à l’état manifesté.
15D. On commente le sūtra qui commence par : “Le son...”. On a dit que les sens n’étaient pas pervasifs et que les éléments subtils, son etc., d’une part, et les éléments grossiers, espace etc., d’autre part, leur servaient de support : Ayant pénétré cet ensemble d’effets de dix manières par les organes, (l’âme) les fait agir ; mais les organes, non-pervasifs, agissent en prenant appui sur les “effets”.
16— Mais posons plutôt que les éléments grossiers — admis par vous et par nous — sont les supports des sens. Qu’a-t-on besoin de ces cinq éléments subtils intérieurs (aux éléments grossiers) ?
17— A cela on répond : “où leurs caractères distinctifs n’apparaissent pas” : ces supports des sens existent sous forme grossière et aussi subtile, tel est le sens. Il est dit dans le Mataṅga : “Ici les éléments subtils sont comme la cruche, les éléments grossiers comme l’enduit”.1 De plus, on montrera que les cinq éléments grossiers, terre etc., sont des effets, comme les cruches, discernables qu’ils sont par les sens externes d’êtres tels que nous. Ils doivent donc avoir une cause (matérielle prochaine) et cette cause sera constituée par les éléments subtils.
18V. Et ces éléments subtils...
Ā. 6.... sont d’essence tâmasique, parce que différents des groupes produisant (respectivement) l’illumination et l’activité. et, puisqu’ils sont des objets perceptibles, c’est l’ego bhūtādi, tâmasique, qui est (leur cause matérielle).
19V. C’est le groupe sattvique, avec l’intelligence, les sens et le manas, qui illumine, et c’est le groupe des sens d’action, fait de rajas, qui s’engage dans les activités. Comme les éléments subtils sont “différents” de ces deux (groupes), ne leur ressemblent pas, ils sont faits de tamas. Or, parmi les groupes en lesquels se divise l’ego, c’est le groupe bhūtādi qui doit être posé comme tâmasique. Lui et ses effets, les éléments subtils, sont perceptibles par les yogin à l’aide de leur manas, de leur intelligence et de leurs sens de connaissance. Les partisans du Sāṃkhya disent : “de (l’ego) bhūtādi procèdent les éléments subtils qui sont tâmasiques”.2
20D. On commente le sūtra qui commence par : “sont d’essence tâmasique”. Il est dit notamment dans le vénérable Mataṅga : “C’est donc l’ego tâmasique qui est responsable de ce manque d’acuité des facultés sensorielles dont il a été question”. Cette torpeur est semblable à celle des plantes etc.
21— “Mais les arbres sont privés de sensibilité !” objectent certains bouddhistes.
22— Cela est inexact car on constate qu’ils périssent si, comme des moutons que l’on tond, on les dépouille de leur écorce. De plus, ils obéissent au rythme des saisons. On sait également que l’amarante rouge et la plante bakula (mimusops elengi) fleurissent quand une femme les touche ou les humecte (de sa salive). On dit : “ô amarante rouge, le plaisir du jeu de la pression de mes seins te manque ; arbre bakula, tu dois avoir la nostalgie de l’épanchement du nectar de ma bouche ; aśoka, tu es triste, privé que tu es désormais de la pression de mes pieds”, ainsi s’expriment les femmes (d’un roi) fuyant leur ville devant l’ennemi”.3 On explique ensuite les expressions : “produisant... l’illumination etc.” : “Lui et ses effets... etc.”. Les éléments subtils sont donc établis à partir de la perception propre aux yogin.
23V. On expose maintenant l’activité du manas :
Ā. 7. Le manas, aux déplacements rapides, met en mouvement les sens et se caractérise par la synthèse (saṃkalpa). Quant à l'ouïe et aux autres (sens), ils perçoivent, chacun dans son domaine, les sons etc.
24V. Les sens sont appelés ici “deva”, soit parce qu’ils brillent (devanāt), soit parce qu’ils illuminent (dyotanāt). Il faut savoir que c’est le manas, prompt dans ses déplacements et caractérisé par la synthèse, qui les “met en mouvement”, les incite à entrer en action. Quant aux sens eux-mêmes, l’ouïe etc., ils perçoivent dans leurs domaines respectifs le son etc.
25D. On indique le sens du terme “deva” : “parce qu’ils brillent... etc.”. Il s’agit de l’illumination des objets. Le manas a une double tâche : une activité interne de synthèse et le contrôle des sens. Il est dit dans le vénérable Mataṅga : “la pensée (citta) du sujet jouissant qui lui procure les jouissances a un double rôle : d’une part elle existe sous la forme normale d’un organe extérieur, d’autre part, par son activité spécifique de synthèse, elle “intériorise” la capacité des sens ; c’est pourquoi on la considère comme l’organe interne”.4 “Prompt dans ses déplacements” : c’est là un point qui sera établi immédiatement ensuite. La “synthèse” est l’attention, la fixation sur (un objet) unique. De cela l’intelligence n’est pas responsable, ni l’ego. On a dit : “N’ayant pas elles-mêmes, en tant qu’-activités, la nature des conceptions, ces deux entités (l’intelligence et l’ego) sont causes des conceptions de perçu et de percevant”. En s’appuyant sur le fait que ce qu’on appelle “attention” a la nature d’un effet on aboutit à poser que sa cause est le manas. On le dira plus loin, à partir de : “Parce qu’elle se distingue...”.
26— Mais pourquoi n’admettrait-on pas que les sens de connaissance ont, comme l’intelligence etc., une pluralité de domaines ?
27— A cela on répond : “Quant aux sens eux-mêmes... etc.”. L’idée est que, si un seul et même sens avait (plusieurs domaines), la vue (par exemple) percevrait les sons etc. et l’ouïe les formes colorées etc. Mais cela n’est pas. Il n’existe donc pas un unique sens (polyvalent), mais bien une multiplicité de sens (spécialisés).
Ā. 8. La parole, la préhension, le plaisir, l'évacuation, la locomotion sont les activités des (sens d’action), voix etc. Ceux-ci sont distincts de leurs sièges car il arrive que des modalités (de l’activité) ne soient pas présentes chez des personnes qui, pourtant, possèdent ces siéges (des sens).
28V. La “parole” est l’élocution, la “préhension” la saisie, le “plaisir” la volupté, l’“évacuation” l’élimination des impuretés, la “locomotion” le déplacement. Ce sont là, dans l’ordre, les activités respectives de la voix etc. Le terme (“voix etc.”) doit être, dans la construction de la phrase, relié à la fois à ce qui précède et à ce qui suit, selon la règle de “l’œil du corbeau”.5 Donc la voix et les autres (sens d’action) sont “distincts de leurs sièges”. Un sens diffère de ce qui lui sert de support. Par exemple, ce n’est pas le simple conduit auditif qui permet l’audition mais bien la capacité sensorielle qui y réside. Pourquoi ? parce que “il arrive... etc”. On constate que des gens sont privés de telle capacité sensorielle alors même qu’ils possèdent ce qui sert de siège (à cette capacité).
29D. On signale que (le sūtra), à partir de “La parole...” pose une diversité des sens d’action corrélative de celle des activités. Par là sont réfutés ceux qui, tels les partisans du Nyāya, n’admettent pas les sens d’action. Une activité, en effet, ne s’effectue pas en l’absence d’organe.
30— Mais alors il faudra admettre un organe spécial pour le tremblement des sourcils, des lèvres et pour les autres (mouvements), et l’on aura non plus cinq mais une infinité de sens d’action !
31— Il en irait ainsi si l’on admettait que les sens agissent dans une seule partie du corps. Mais on admet qu’à l’image de la peau (i.e. du toucher) ils exercent leur activité sur l’ensemble du corps. Le froncement des sourcils, par exemple, sera dû à la seule activité de la main (i.e. de la préhension), comme l’activité de l’évacuation appartient (en tout endroit du corps) à l’anus. Il n’y aura donc pas une infinité (de sens d’action). Tout en étant répandus à travers le corps tout entier, ils se manifestent de manière privilégiée dans un support dont ils prennent le nom. C’est ainsi que se justifie leur appellation.
32V. On justifie l’existence du manas :
Ā. 9. (Même) lorsque le Soi, les sens et les objets sont en contact, tous les sens n'entrent pas en action. Ainsi, par la voie du raisonnement également, on conclut à l'existence d'un (principe) incitant (les sens) à entrer en action.
33V. Même lorsque “le Soi”, le sujet de l’expérience affective, est en contact avec les sens, instruments de l’expérience, et avec les objets perceptibles, sons etc., “tous les sens n’entrent pas en action” mais seulement l’un d’entre eux. Donc, par le “raisonnement”, par l’inférence, on conclut à l’existence d’un facteur qui a incité à entrer en action ce sens particulier. On a dit : “Le fait que les connaissances (sensorielles) ne se produisent pas simultanément est le signe d’inférence du manas”.6 Si on adopte la leçon : sarvadaiva “toujours” (à la place de sarvadeva “tous les sens”), on interprétera ainsi : bien que le contact des sens et des objets ait toujours lieu, c’est seulement dans certains cas, et non pas toujours, que les sens se mettent à saisir leurs objets. Il existe donc certainement un facteur qui les incite à entrer en action et en l’absence duquel ils restent inactifs. Ce n’est donc pas seulement la tradition sacrée qui fait connaître le manas mais aussi bien le raisonnement ; tel est le sens.
34D. “On justifie l’existence du manas” : ici le commentaire indique que l’existence du manas déjà établie par son trait caractéristique, la synthèse mentionnée plus haut, est exposée en détail (par le sūtra) à partir de : “(Même) lorsque le Soi...”.
35V. Et dans ces conditions...
Ā. 10. En se distinguant des fonctions déjà mentionnées des autres principes, la synthèse conduit à son germe lequel, par élimination, s'avère être le manas.
36V. Les “fonctions”, les activités “des autres principes”, à savoir kalā, la Passion le Savoir etc. ont déjà été mentionnées. Or l’activité appelée “synthèse” s’en distingue. Ainsi distinguée (des autres activités), la synthèse “conduit à”, permet d’inférer “son germe”, sa cause. Et celle-ci, (recherchée) par la méthode d’élimination, s’avère être le manas.
37D. On explique à partir de : “En se distinguant des fonctions...” ; ce point a déjà été expliqué (dans notre sous-commentaire).
Ā. 11. La connaissance (sensorielle) est produite par l’association (du manas) et des sens. Successive, elle s’effectue par étapes. Même la simultanéité (apparente) des perceptions n’apparaîtrait pas sans la démarche rapide (du manas).
38V. La connaissance (sensorielle) est produite par l’association du manas avec les sens. Etant successive, elle s’effectue par étapes : par exemple, à l’instant où l’on perçoit une couleur on ne perçoit ni tangible ni son. Même lorsqu’est présente une cause (possible) de simultanéité, par exemple lorsqu’on mange un succulent gâteau, parfumé, craquant agréablement (sous la dent ?), joli à voir et très compact,7 les cinq perceptions, gustative etc., sont successives, (mais) leur succession est si rapide qu’elle en devient imperceptible, comme la rupture de cent pétales de lotus (traversés par une aiguille). Sans le déplacement rapide du manas cette “simultanéité” des cinq perceptions ne saurait “apparaître”, se manifester.
39D. En vue d’établir cette célérité (du manas) déjà mentionnée on commente le sūtra qui commence par : “La connaissance...”. Le manas, étant non-pervasif et multiple, puisque réparti selon les personnes, a la nature d’un effet.
40V. En se plaçant au point de vue de ceux qui estiment les sens constitués par les éléments grossiers, on nie qu’ils procèdent de l’ego :
Ā. 12. Pour certains, les sens ont des origines différentes, parce que chacun saisit un (type d’) objet déterminé. Parce que (les supports) de ces objets manifestent (électivement) telle ou telle (qualité sensible) les sens possèdent la nature de ces supports.
41V. L’oreille ne perçoit que le son, la peau que le tangible.8 Selon la doctrine de certains, les divers sens, pour cette raison précisément qu’ils ont un objet déterminé, procèdent de causes différentes. S’ils procédaient de l’ego, en effet, ils n’auraient pas chacun un objet déterminé. Et parce que les éléments comme la terre etc. manifestent (électivement) les odeurs etc., ils en constituent les “supports”, les réceptacles. Et les sens ont la nature de ces supports. On constate, par exemple, que c’est l’élément terre qui manifeste les odeurs. Donc, l’odorat qui les saisit sera fait de terre. De même le goût sera fait d’eau, l’œil de feu etc.
42D. L’ascète présente une objection en se plaçant au point de vue des partisans du Vaiśeṣika : “Pour certains... etc.”.
43V. Cela est-il juste ou non ? On répond :
Ā. 13. Admettons que (les sens) ne perçoivent aucune autre substance que celle qui leur sert de cause (matérielle) et que ses qualités. Mais le sens du toucher saisit tel objet qui n'est pas adapté à sa nature et se détourne de tel autre qui lui est adapté.
14. La vue, outre la substance terreuse (supposée) de même nature qu’elle, perçoit le feu et l'eau. Elle devrait alors être produite (conjointement) par ces trois substances. Mais cela, l’adversaire ne l’admet pas.
44V. Admettons que chaque sens, pris individuellement, ne saisisse, accompagnée de ses qualités, aucune autre substance que celle qui lui sert de cause (matérielle). Voici ce qu’on veut dire : si un sens saisit une substance de même nature que sa propre cause (matérielle), c’est en vertu d’une règle restreignant la capacité des sens à un domaine (déterminé) ; par là on infère l’existence d’une autre règle d’après laquelle un sens ne peut avoir qu’une cause matérielle déterminée. Dans la mesure où l’on admet qu’un sens peut saisir d’autres substances avec leurs qualités la règle limitative relative à la cause matérielle des sens s’efface, puisque les sens n’ont plus un objet déterminé.
45— Mais pourquoi cette détermination fait-elle défaut ?
46— A cela on répond : “Mais le sens du toucher... etc.” Si le sens du toucher, par exemple, ne se détournait pas (parfois) de son objet naturel, adapté à lui parce que formant sa cause matérielle, il ne saisirait que lui, se consacrerait à lui. Mais (en fait) ce sens saisit aussi des objets qui ne lui sont pas naturellement adaptés, qui diffèrent de sa propre cause matérielle, comme la terre, l’eau et le feu. Comment soutenir, dans ces conditions, que l’assignation (des sens) à un domaine particulier est chose établie ? Ainsi la vue saisit le feu (mais aussi) l’eau et la terre qui diffèrent de sa forme propre. Elle devrait donc être produite (conjointement) par ces trois substances. Mais cette triple origine n’est pas admise par l’adversaire pour qui la vue est faite (seulement) de feu.
47D. On introduit le sūtra qui apporte la thèse définitive. Le contenu de la discussion est celui-ci : on ne peut pas soutenir que les sens, sous prétexte qu’ils auraient un objet déterminé, sont faits des éléments grossiers (correspondants). (Ils sont) comme la pensée, puisqu’ils saisissent des qualités présentes dans d’autres substances et manifestent des aspects distincts des qualités, ainsi l’action ou le trait général.
48— Mais les sens, s’ils sont identiquement constitués à partir de l’ego, ne seront pas affectés par nature à un domaine déterminé !
49— Cela est futile, car il devrait alors en aller de même pour les divers produits de transformation de la canne à sucre : mélasse, sucre en morceaux, sucre en poudre etc.
Ā. 15. (Vous dites :) “Lorsque telle chose est perçue par tel (sens), c’est elle qui est la cause matérielle de ce sens”. (Mais, de la sorte) on n’établit pas la saisie de l’action etc. On s’engage dans une série de difficultés.
50V. Dans votre système, lorsqu’un sens perçoit par exemple la terre, substrat de l’odeur, c’est la terre qui, selon vous, est la cause matérielle de ce sens. Dans ces conditions, les représentations tirées des sens ne porteraient que sur les substances et leurs qualités. Or l’action, le trait général, l’inhérence etc. forment des catégories distinctes tant des substances que de leurs qualités. Et les sens n’ont pas ces catégories pour nature. Donc, la saisie par les sens de l’action etc. n’est pas, selon vous, établie. Kheṭakanandana a déclaré :
51“Les sens, s’ils sont de nature matérielle, sont soumis à une règle restrictive. Il est clair que, dans ces conditions, ce n’est pas d’eux que les âmes tirent leurs notions de l’action, du trait général ou encore de l’inhérence”.9
52Si l’on admet que la règle restrictive relative à l’objet des sens conduit à une autre règle restrictive relative à leur cause matérielle on aboutit à une stérile succession de tourments. Donc, puisque cette relation déterminée de “saisisseur” à “saisi” que vous admettez entre les objets et les sens est impossible, il n’y a pas non plus de règle restrictive d’après laquelle tel sens aurait précisément telle substance, la terre par exemple, pour cause matérielle.
53A supposer même qu’on admette (votre thèse), nous déclarons :
Ā. 16. (Si) l’espace déterminé comme creux de l’oreille10 est ce qui manifeste la famille des sons, il faut dire alors pourquoi on ne fait pas mention de (l’espace) déterminé comme cavité nasale.
17. Ou bien (vous dites :) “Cela est empêché par un facteur invisible”, mais un tel facteur (est admis) aussi ailleurs. Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Est-ce parce qu’un démon quelconque l’a ensorcelée11 que (la cavité nasale) ne saisit pas le son d’un instrument de musique qui parvient pourtant jusqu’à elle ?
54V. Même si l’on admet que les sens sont astreints à un objet particulier, l’adversaire devra répondre à la question suivante : “Si la portion de l’espace qualifiée par le creux de l’oreille manifeste “la famille des sons”, c’est-à-dire la variété des sons, alors il faudra parler de la cavité nasale qui est aussi (un espace qualifié). Pourquoi ne la mentionne-t-on pas ?”
55Ou bien il existe un facteur invisible appelé “karman” qui permet d’atteindre les buts de l’homme. Ce serait à cause de lui que seul l’espace interne de l’oreille manifeste la famille des sons et que les autres espaces, cavité nasale etc., ne le peuvent pas. Mais alors “cela (est admis) aussi ailleurs”, il en va ainsi dans notre système également. Puisque nous faisons l’un et l’autre une même hypothèse, “qu’est-ce que cela peut nous faire ?” quelle est donc la contradiction ? En d’autres termes, quelle faute y a-t-il, dans l’hypothèse où les sens procèdent de l’ego, à admettre un blocage par un facteur invisible ? Autrement, en effet, il sera malaisé d’expliquer comment la cavité buccale ou nasale ne saisit pas le son d’un instrument de musique, à cordes ou à percussion, “qui parvient pourtant jusqu’à elle”, qui est en contact avec elle, comme si elle était ensorcelée par “un démon quelconque”, par quelque scélérat. Mais notre doctrine, telle qu’elle a été énoncée, est conforme à la logique.
56D. “Même si l’on admet...” : on indique que (le sūtra) expose ce point à partir de : “(Si) l’espace...”. “Autrement”, c’est-à-dire dans l’hypothèse où (les sens) seraient faits des éléments grossiers, la cavité nasale aussi est impliquée. “A cause de son caractère de son” :12 le terme “son” fonctionne ici comme un adjectif contenant la “raison” — hetu — (qui devrait permettre d’inférer la perception de la musique par la cavité buccale etc.). “Et cela...”, c’est-à-dire notre doctrine selon laquelle les sens procèdent de l’ego ; il est donc établi que les sens de connaissance et ceux d’action procèdent de l’ego.
57V. Là même où on ne peut avoir recours à aucun raisonnement...
Ā. 18. Même dans le cas d’objets inaccessibles au raisonnement la connaissance est sans défaut qui se tire de la Bonne Parole. Ce qui a un objet infini est supérieur — disent les savants — à ce qui a un objet fini.
58V. La “connaissance”, la compréhension d’un objet, par ailleurs inaccessible au raisonnement, que procurent les paroles de la Bonne Tradition, est sans défaut. Parce que — selon les connaisseurs de la Tradition — la connaissance universelle procurée par la Tradition l’emporte sur l’inférence : la première a un objet infini, la seconde un objet fini et dépendant du signe d’inférence.
59D. Afin de souligner que ce résultat est acquis à l’aide de la Tradition également, on énonce l’autorité indiscutable de la Tradition śaiva : “Là même où... etc.”. Les sens de connaissance, entraînés par le manas, agissent en quittant leur siège, tandis que les sens d’action produisent leurs effets dans leur siège même. Il est dit dans le vénérable Mataṅga : “Les sens de connaissance ont un objet éloigné et les sens d’action un objet rapproché”.13
60V. Développant l’indication : “les éléments grossiers procèdent des éléments subtils”, on déclare :
Ā. 19. L'espace, le vent, le feu, l'eau, la terre forment la pentade des éléments grossiers. S'adjoignant (avec chaque terme) une qualité, son etc., elle comporte les fonctions de faire place etc.
20. Dans ces substances, vent etc., résident des qualités sonores qui font connaître (leurs propriétés) : agiter, flamber, porter, être dur etc. Ils font résonner en écho dans le ciel des sons qui comportent les mêmes phonèmes.
61V. L’espace, le vent, le feu, l’eau et la terre forment la pentade des éléments grossiers. C’est elle qui s’adjoint avec chaque terme une qualité nouvelle, son etc. Ainsi l’espace ne comporte que le son, le vent comporte le son et le tangible, le feu le son le tangible et la couleur, l’eau le son le tangible la couleur et la saveur, la terre les cinq qualités. Et il faut savoir que cette pentade comporte les fonctions de faire place etc. dont on parlera plus loin.
62Certaines qualités sonores, présentent dans le vent etc., “font connaître (leurs propriétés) : agiter, flamber, porter, être dur etc.”. Ainsi le bruissement du vent fait connaître son action d’agiter, le crépitement du feu fait connaître celle de flamber, le clapotement de l’eau celle de porter, le craquement de la terre fait connaître sa dureté. Un son est produit lorsqu’il prédomine sur les autres. “Dans le ciel”., dans l’espace, ils font résonner en écho des sons comportant les mêmes phonèmes. Il est dit dans les Bhogakārikā : “Le son produit par les substances est produit dans les quatre (derniers) éléments, mais la multitude des échos ne l’est que dans l’Ether”, ainsi s’expriment les sages”.14
63D. En vue de décrire les éléments grossiers on commente la paire de sūtra qui commence par : “L’espace, le vent...”.
64— Les partisans du Vaiśeṣika objectent que le son n’est pas une qualité spécifique des tangibles : tout en étant perceptible par des êtres tels que nous, il n’est pas produit par une qualité (intrinsèque) de sa cause matérielle et, au même titre que l’agréable ou le désagréable, il ne subsiste pas aussi longtemps que son substrat. Il ne peut donc être une qualité spécifique du vent etc.
65Cela n’est pas valable car cela revient à prouver quelque chose de déjà prouvé. Nous-mêmes n’admettons pas que le son puisse être une qualité spécifique des seules substances tangibles. Au contraire, nous en faisons un simple trait général présent dans les éléments subtils et grossiers. Tout ce qui est prouvé ici c’est que les qualités (sonores) n’appartiennent pas en propre aux tangibles. Si (vous raisonnez sur) la propriété constituée par l’écho vous ne ferez encore qu’établir du déjà établi, parce qu’on a déjà parlé de l’écho comme d’une qualité de l’espace.15 Il ne peut donc être (lui non plus) une qualité des tangibles. Quant à ce qui a été établi sur le modèle des qualités spécifiques de plaisir et de doubleur, cela aussi est contredit par la perception. Les propriétés (sonores) des divers tangibles, terre etc., sont connues par la perception. C’est cela même qu’on déclare : “Ainsi le bruissement du vent... etc.”. (Enfin) seul l’espace est le support du son-écho ; tel est le sens.
66V. Par l’expression : “elle comporte les fonctions de faire place etc.” on avait indiqué un trait commun aux cinq éléments ; on expose maintenant cela en détail :
Ā. 21.Disposer (en ordre), faire place, cuire, soutenir, porter, constituent les fonctions respectives du vent, de l'espace, du feu, de l'eau et de la terre.
67V. “Disposer”, arranger en ordre, est la fonction du vent. “Faire place”, procurer un lieu de résidence, est la fonction de l’espace. “Cuire” est celle du feu, “soutenir” celle de l’eau, “porter” celle de la terre.
68D. On commente le sūtra qui commence par “Disposer (en ordre)...”. La “disposition” est l’arrangement des parties. Et ceci désigne aussi indirectement l’action d’agiter. On a dit : “Le vent a pour signes d’inférence la tangibilité, le son, les actions de supporter et d’agiter”. L’espace (ākāśa) est inféré à partir de son effet, l’action de “faire place” (avakāśa).16
69— Cependant, certains partisans de Jaimini admettent que (l’espace) est perceptible, parce que sa fonction consistant à faire place est chose perceptible. Maṇḍana a déclaré : “(Autrement) comment saurait-on qu’un oiseau passe, durant son vol, par des emplacements définis, si ses conjonctions (successives) à des lieux de l’espace échappaient aux sens ?”17 — Cela ne tient pas. (Comment) l’espace pourrait-il être établi comme perceptible à partir de l’action de faire place qui, elle, n’est pas une substance possédant une forme solide ? Le caractère non-perceptible de l’espace est établi par ce fait que notre “raison”, le caractère incolore et informe de l’espace, serait rendue fausse par la perceptibilité.
70— Mais comment perçoit-on le “ici” ?
71— Il existe une matière ignée, appelée “lumière” qui pénètre partout. La perception enregistre ses conjonctions et disjonctions avec le corps de l’oiseau.
72— Mais comment arrive-t-on à cette notion d’un espace qui “fait place” ?
73— Le “faire place”, c’est l’absence de toute substance possédant une forme solide. L’espace est établi comme support du son par une délimitation consistant en l’exclusion de toute substance de ce genre. C’est donc par (une sorte d’)erreur, et non au niveau de la vérité absolue, qu’on se le représente constitué par cette (action de “faire place”). Un son, en tant que qualité, requiert un support, au même titre qu’une peinture requiert une toile ou un mur. Mais l’action de “faire place”, dépourvue de forme solide, ne peut jouer le rôle de support. Au contraire, le son est établi comme lié à l’espace et c’est ainsi qu’on acquiert la notion d’un espace ayant le son pour qualité.
74— S’il en est ainsi, l’espace, non-perceptible et subtil, sera éternel !
75— C’est en le comparant aux éléments (grossiers), terre etc., qu’on) le déclare subtil. Mais, si on le compare aux (vrais) éléments subtils dont il est un produit, il est de texture grossière. De plus, il ne pénètre pas partout. On a dit : “Une forme solide est le propre des substances non-pervasives”. Enfin, n’étant pas universel, puisqu’en possession d’une forme solide, et s’avérant multiple en tant que réparti selon les objets individuels, cet espace n’est pas éternel. Quant à ce qui est universel, on en parlera comme formant le support des mondes qui, eux, en tant qu’assemblages de parties, sont destructibles. On dira : “Les objets d’expérience visibles, cités etc., ont une forme solide et sont sujets à la dissolution”. “Cuire” est (la fonction) du feu” : ceci désigne indirectement la lumière etc. On se reportera au vénérable Mataṅga et à d’autres textes pour (connaître) les subdivisions de l’élément terre : minéraux etc. et celles de l’élément feu : “feu oblatoire” etc.18
76V. Ici l’ascète se place au point de vue du Vaiśeṣika pour poser une question :
Ā. 22. Certains disent : “Le son est une qualité du seul espace car on le perçoit ailleurs (que dans son lieu d’émission)”. Comment — ô Bienheureux — pourrait-il être une qualité dans tous les éléments ?
77V. Ô Bienheureux, il est juste de dire que le son est une qualité du seul espace puisqu’il est perçu ailleurs que dans son lieu d’émission, tambour etc. Il n’est pas une qualité distinctive des substances tangibles, tel est le sens. Comment peut-on dire alors qu’il est une qualité présente dans tous les éléments ?
78D. De nouveau — remarque le commentaire — on met en doute que le son soit une qualité appartenant aux cinq éléments. “Puisqu’il est perçu ailleurs...”, par exemple dans l’espace (interne) de l’oreille.
79V. A cela on répond :
Ā. 23. Que signifie cet “ailleurs” ? S’il s’agit de l’espace (interne) de l’oreille, comment peut-on parler d’“ailleurs”, s’il est vrai (que le son) est une qualité (de cet espace) ? Si c’est “ailleurs” que dans le support (du son) admis par les autres, alors l’expérience des hommes sera juge.
80V. On vient de dire : “car on le perçoit ailleurs que dans support”. Mais où “ailleurs” ? Si l’on veut parler de l’espace auriculaire, comment peut-on parler d’“ailleurs”, puisque le son est une qualité de (cet espace) ? On veut dire, en somme, que le son est perçu dans l’espace auriculaire dont il est une qualité ; comment, dans ces conditions parler d’un “ailleurs” ? Ou bien on admet que (le son est perçu ailleurs) que dans son support (i.e. son lieu d’émission) tel qu’il est admis par les autres. Mais cela n’est pas correct. En effet, c’est l’expérience des hommes qui décide ici. Le son n’est perçu que dans son support. “Ici résonne le tambour, ici la vīṇā”, c’est ainsi qu’on se représente (ce processus).
81D. On commente le sūtra qui apporte la réponse :”On vient de dire... etc.”.
Ā. 24. Ou bien vous croyez qu’on a parfois conscience (des sons) au voisinage immédiat de l’oreille. Admettons que (le son) se transforme en imitant les mouvements du sens de l’ouïe. Quel tort cela fait-il (à notre thèse) ?
82V. Ou bien vous croyez qu’on a parfois conscience des sons au voisinage immédiat de l’oreille. Qu’en résulte-t-il ? Est-ce que l’on établit par là que le son est une qualité du seul espace ? Admettons que le son puisse être perçu au voisinage immédiat de l’oreille grâce à une transformation s’opérant par un mouvement ondulatoire semblable aux mouvements du sens de l’ouïe. Cela n’entraîne aucun dommage pour notre position. Des raisons contredites par la perception et la Tradition sacrée ne permettent d’inférer aucun objet. C’est comme lorsqu’on dit : “on peut toucher ce crâne ; il est propre”, (ce que dément la Tradition) ou : “ce feu ne produit que froidure parce qu’il a perdu sa chaleur”, (ce que dément la perception).
83D. On explique que “On a parfois conscience... etc.” représente la thèse provisoire et que la seconde moitié du sūtra apporte la réplique. La “raison” utilisée par l’adversaire, à savoir qu’on perçoit (parfois) le son ailleurs que dans son support, étant contredite par la perception et la Tradition sacrée, est invalidée “par violation de la séquence temporelle.19
84V. Alors on déclare :
Ā. 25. Selon les experts en logique, des raisons contredites par la perception et la Tradition sacrée ne permettent pas d’établir un objet, car elles sont invalidées “par le passage du temps”.
85V. Des raisons qui sont contredites, tant par la Tradition sacrée déclarant : “Ainsi le son existe dans les cinq (éléments)” que par la perception expérimentant (le son) comme une qualité spécifique des tangibles, sont considérées par les experts en logique comme réfutées “pour cause de violation de la séquence temporelle”.
86Ou bien si, en se fondant sur le fait de sa perception en dehors de son support, on déclare que le son est une qualité du (seul) espace, alors...
87Ā. 26 a. Il en ira exactement ainsi. Disons alors que l’odeur aussi est une qualité de l’espace.
88V. “La même chose s’en suivra”, tel est le sens. Quoi donc ? “Disons alors... etc.”. En effet, l’odeur des fleurs de pandane etc. est également perçue à distance. Etant perçue en dehors de son support, l’odeur devrait être aussi une qualité de l’espace. Il en ira nécessairement ainsi. Le parfum des fleurs de pandane, de campaka etc. est perçu à une très grande distance. Donc la raison invoquée plus haut : “Parce qu’on le perçoit ailleurs que dans son support” n’en est pas une, contredite qu’elle est par la perception et la Tradition sacrée. Voilà ce qu’on voulu dire.
89D. Une portion de sūtra est destinée — selon le commentaire — à écarter un autre défaut. “Donc la raison invoquée... etc.” : la réfutation de cette “raison” par la perception est chose faite.
90V. En conclusion on indique les qualités spécifiques des quatre (autres) éléments :
Ā. 26b-28. Ainsi le son est présent dans les cinq (éléments), la tangibilité dans quatre d’entre eux. Le froid et le chaud coexistent dans la terre et le vent et existent aussi (séparément), l’un dans l’eau, l’autre dans le feu. La couleur est présente dans trois éléments, éclatante dans le feu, blanche dans l’eau, et variée — blanche etc. — dans la terre. La saveur est douce dans l’eau et sextuple dans la terre. Et les sages estiment que l’odeur, dans la terre, est agréable ou désagréable.
91V. “Ainsi”, d’après le raisonnement indiqué, le son existe dans les cinq éléments. La tangibilité existe dans les cinq sauf l’espace, le froid et le chaud coexistent dans la terre et le vent, le froid seul existe dans la terre et le chaud seul dans le feu. La couleur est présente dans trois éléments : la terre, l’eau et le feu. Dans le feu elle est “éclatante”, incandescente, dans l’eau elle est blanche, et dans la terre variée, blanche etc. La saveur est présente dans la terre et dans l’eau. Dans l’eau elle est douce. Dans la terre elle est “sextuple” : âcre, acide, salée, amère, douce, astringente. Les savants admettent que l’odeur existe dans la terre, agréable ou désagréable.
92D. On développe cette idée que les éléments comportent à chaque étape une qualité supplémentaire : “D’après le raisonnement indiqué... etc.”.
93V. On indique maintenant comment ces éléments s’assemblent pour former les corps :
Ā. 29. Dans le corps la terre est présente dans les os, la chair, les cheveux, la peau, les ongles et les dents. L’eau se tient dans l’urine, le sang, le phlegme, la sueur, le sperme etc.
30. Le feu (réside) dans le cœur, dans la “cuisson”, dans les yeux, et dans la bile, (bref partout) où l’on observe ses propriétés. La (présence) du vent est marquée par les divers mouvements du souffle ; elle t’a déjà été indiquée.
31a. L’espace est présent dans tous les vaisseaux du corps, parce qu’il est lié aux mouvements de l’orgueil.
94V. Dans les corps grossiers la terre se tient dans les os, la chair etc. L’eau est présente dans l’urine, le sang etc. Le feu est présent dans la région du cœur, dans la “cuisson”, c’est-à-dire dans la digestion. Il y est présent sous la forme du feu intestinal qui embrase les aliments et la boisson. On le trouve aussi dans les yeux et dans la bile. C’est que dans chacune de ces (parties du corps) on observe ses propriétés. Dans le cœur, on trouve sa chaleur, dans la digestion son pouvoir de cuisson, dans les yeux sa lumière et dans la bile son ardeur brûlante, sa brillance etc.
95Celui qui parle rappelle à son auditeur, l’ascète Bharadvāja, qu’il lui a déjà parlé de cette présence du vent (dans le corps) en fonction des divers mouvements du souffle, inspiration et expiration etc. On a dit plus haut : “Sa fonction, nommée “conduction” est ce qu’on appelle “la vie”. L’espace est présent dans tous les vaisseaux du corps parce qu’il suit les mouvements de l’“orgueil”, c’est-à-dire de l’ego.
96D. D’après le commentaire, le sūtra commençant par : “Dans le corps...” indique la situation des constituants du corps extérieur, os etc. Dans le texte (cité par le commentaire) le vent a été décrit comme imitant “les mouvements de l’orgueil”, les activités de l’ego. On doit comprendre : l’espace est présent dans tous les vaisseaux du corps, parce qu’il est ce qui “fait place”. Mais comment peut-on dire que c’est lui (l’espace) qui imite les “mouvements de l’orgueil” ?20
97V. On s’apprête maintenant à montrer comment le corps subtil est fait des principes qui s’étagent de kalā jusqu’à la terre :
Ā. 31b-32a. (Le groupe des principes) qui va de l'incitatrice à la terre et qui est l'instrument de réalisation des fins de l'âme individuelle, est considéré, en raison des différences dans l'expérience affective, comme réparti selon les individus.
98V. Kalā est appelée “incitatrice” parce qu’elle met en mouvement (les âmes) en excitant leurs pouvoirs de connaissance et d’action. Le groupe des principes qui commence avec elle et se termine avec la terre est l’instrument qui sert à atteindre les buts de l’homme. Il n’est pas commun à tous mais différent d’un individu à l’autre. On s’en assure à partir de la différence des expériences affectives. S’il était commun il ne pourrait y avoir aucune différence entre les expériences affectives (des divers sujets).
99— Mais n’a-t-on pas dit que c’est le karman qui détermine cette différence ?
100— Certes, mais il ne le fait pas directement ; selon un processus graduel, le karman produit (d’abord) les corps subtils faits des principes avec leur diversité et c’est cette dernière qui (ensuite) produit la diversité des expériences affectives. De la sorte, notre position est sans défaut. Quant à cette différence des expériences affectives selon les espèces — éléphants, chevaux, hommes — elle n’est pas possible sans la diversité des corps subtils. Ici encore c’est le karman seul qui (en fin de compte) est cause. Notre thèse est impeccable.
101Et ce corps subtil...
Ā. 32b-33a.... n’est pas omniprésent, car sa fonction ne s'accomplit pas partout au même instant. Il est composé (d'éléments) d’origine diverse bien qu'il produise un résultat unique. Ainsi en va-t-il des éléments dont se compose une lampe.
102V. — Dans ces conditions, posons-le comme “omniprésent”, pervasif !
103— Mais, s’il en était ainsi, sa fonction s’accomplirait partout simultanément. Or il n’en est rien : sa fonction qui consiste en la jouissance du fruit du karman s’accomplit seulement à tel moment et en tel lieu. Il est “d’origine diverse”, produit par divers principes, kalā etc., bien que son résultat soit unique. Il est en cela comparable à une lampe composée de plusieurs éléments. De même que celle-ci accomplit une fonction unique consistant à chasser les ténèbres, alors qu’elle est composée de plusieurs éléments, réservoir à huile, flamme, mèche etc., de même (le corps subtil) produit par les éléments subtils, l’intelligence, l’ego, kalā etc., a pour œuvre (unique) la jouissance (du fruit) du karman.
104D. On indique que (le sūtra), à partir de : “... n’est pas omniprésent” enseigne l’absence d’omniprésence (du corps subtil) et le fait qu’il produit uniquement la jouissance (du fruit du karman).
105V. Le śloka suivant a pour but de résumer ce qui vient d’être expliqué et d’introduire le chapitre suivant.
Ā. 33b-34a. Il existe ainsi pour la créature un corps subtil (descriptible) brièvement comme pensant parce que né d’un contact avec un principe conscient et développé dans le sein du mystère. Jugeant que cela ne suffit pas, je décrirai une série de principes cosmiques destinés à la production des supports, des corps et des objets.
106V. Ainsi a été énoncé en résumé — c’est ainsi qu’il faut compléter — le corps subtil de la “créature”, de l’être transmigrant. Il est appelé “corps subtil” (ātivāhikaṃ vapus) parce que, nécessairement, il la fait passer à travers (ativā-hayati) les objets de jouissance. De quelle nature est-il ? Il est pensant parce que “né d’un contact avec un principe pensant” : le non-pensant lui-même n’est pas séparé de la conscience ; tel est le sens. Il se “développe”, prend ses habitudes “dans le sein du mystère”, c’est-à-dire de la māyā.
107Considérant qu’avec ce développement tout n’est pas encore dit, je proclamerai une série de principes cosmiques servant de supports aux objets de jouissance. Dans quel but ? En vue du bonheur matériel (abhyudaya) — jouissance des guirlandes, du santal etc. — de ce support du corps subtil qu’est le corps grossier. Ou bien (on peut comprendre) : Je proclamerai une série de principes cosmiques en vue de (rendre possible) le “surgissement” (abhyudaya), la naissance des objets des sens produits par les divers mondes. “Support” signifie alors “réceptacle” et “corps grossier”. Cette variété des corps et des jouissances dans la série des principes et des mondes servant de supports a besoin d’être connue pour la cérémonie de l’initiation. Aussi convient-on de l’énoncer au début.
108D. On résume cette création “individuelle” des principes qui sert à la formation du corps subtil et dont (le sūtra) parle à partir de : “Il existe ainsi...”. Le commentaire signale qu’on a (en même temps) ici une allusion à la création des principes (cosmiques) énoncés dans le prochain chapitre. Le “sein de la māyā” va de kalā à la terre. Le corps subtil existe donc dans tous les mondes ; tel est le sens. “Considérant...” : il faut compléter ainsi : “avec la diversité de la jouissance et de ses instruments”. “Le corps grossier” désigne le corps tel qu’il est produit par les mondes. “Ou bien... etc.” : autre explication : “parce qu’on utilise (la matière de) ce chapitre sur le monde au cours de la cérémonie de l’initiation.
Notes de bas de page
1 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda XIX, śl. 21, p. 467. Les éléments subtils, eux-mêmes “recouverts” par les éléments grossiers, forment le support des sens de la même manière que la cruche, avec son enduit (intérieur ?) forme le “support”, le réceptacle de l’eau.
2 Sāṃkhyakārikā, 25. Bien qu’il paraisse ici vouloir se réclamer du Sāṃkhya l’exposé du Mṛgendra se sépare sensiblement de l’“orthodoxie” de ce système. D’une part, c’est l’aspect taijasa de l’ego qui est ici considéré comme sattvique et l’aspect vaikārika comme râjasique. Dans le Sāṃkhya classique, c’est l’inverse. D’autre part, alors que le Sāṃkhya fait naître les onze organes des sens (y compris le manas) de l’ego sattvique-vaikṛta, et les éléments subtils de l’ego bhūtādi (l’ego taijasa-râjasique “coopérant” aux deux productions), le Mṛgendra fait naître les sens de connaissance (avec le manas) de son ego taijasa-sattvique, les sens d’action de son ego vaikārika-râjasique, et les éléments subtils de l’ego bhūtādi. Il semble qu’un grand flottement ait subsisté dans ces parties doctrinales pour lesquelles les Āgama ont emprunté, et plus ou moins heureusement adapté, nombre d’éléments étrangers. Le Mataṅga, par exemple, revient à l’orthodoxie Śāṃkhya pour ce qui est du couplage sattvique-vaikārika et râjasique-taijasa mais conserve l’idée que l’ego sattvique produit les sens de connaissance et l’ego râjasique les sens d’action (cf. N.R. Bhatt, Introduction à l’édition critique du Mataṅga, p. XXXI ainsi que les différences significatives entre les commentaires d’Aghoraśiva et de Śrīkumāra sur Tattvaprakāśa, 53-54)
3 Śārṅgadharapaddhati, śl. 1269.
4 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda, XVIII, śl. 81-82, p. 446.
5 Allusion à une croyance populaire (où à une légende à l’intention des enfants ?) selon laquelle les corbeaux n’auraient qu’un seul globe oculaire qu’ils feraient alternativement passer d’une orbite à l’autre, selon le côté de leur tête où il voudraient regarder.
6 Nyāyasūtra, I 16.
7 En corrigeant drāghiṣṭha (C) en draḍhiṣṭha. La leçon de (D) : candrārcicaś paraît fantaisiste.
8 L’édition du Cachemire, à tort sans doute, considère cette phrase comme un demi-śloka appartenant au texte même de l’Āgama, d’où, à partir d’ici, un nouveau décalage dans la numérotation des śloka.
9 Bhogakārikā, 40.
10 En lisant : karṇa (C), et non kāya (D).
11 Śaptam (C) paraît préférable à śabdam (D).
12 La dīpikā lit bien ici, comme la vṛtti (D), śabdatvāt mais ceci ne s’accorde pas avec la mention du “démon” dans le śl. 17.
13 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda XVIII, śl. 95, p. 450.
14 Bhogakārikā, II.
15 Dans le texte de la dīpikā (p. 331, l. 19), il convient de supprimer la ponctuation après sādhanatā eva pour la placer après siddham eva. De plus, on devrait avoir ou bien asparśatvaguṇatvaṃ siddham ou bien sparśaguṇatvam asiddham. Le reste paraît corrompu.
16 Praśastapādabhāṣya, éd. Gaekwad Oriental Series 154, p. 56.
17 Bhāvanāviveka, éd. Annamalai University, 1952, p. 54.
18 Voir Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda XXI et XXII.
19 Voir n. 6 du Chap. IX (p. 205).
20 Il semble bien qu’à travers cette interrogation Aghoraśiva repousse implicitement la thèse de l’auteur de la vṛtti (l’espace obéissant aux mouvements de l’ego), thèse, il est vrai, des plus obscures, même si elle ne fait que se conformer à la lettre du śl. 31a.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012