Chapitre XI. Les conceptions
p. 249-263
Texte intégral
1V. Après avoir examiné les dispositions, on entame un chapitre complémentaire du précédent qui sera consacré à définir les conceptions déjà mentionnées.
Ā. I. Maintenant, on indique brièvement ce qui est commun aux divers types de réalisation etc., ceci afin d'éviter la confusion qui qui résulterait d'une description sommaire et faite selon les groupes1
2V. “Maintenant”, immédiatement après (l’examen des) dispositions, on indique ce qui caractérise les classes de “réalisations”, “contentements etc. qui se rattachent aux conceptions. Dans quel but ? “Afin d’éviter la confusion...’. On désire éviter “la confusion”, le trouble mental qui résulterait d’une description sommaire faite selon les groupes. “Elles sont (l’une) de huit espèces, (l'autre) de neuf espèces ; sept (autres) sont de quatre espèces ; cinq...” : ce genre de classifications rapides engendre de la confusion dans l'esprit. Mais si on énonce brièvement les caractéristiques (de chaque classe), en disant : “le contentement est ainsi, la réalisation est ainsi”, cette (confusion) disparaît.
3D. Etant donné que ce chapitre n’est qu’un appendice du précédent il n’est pas nécessaire, en ce qui le concerne, d’expliciter la quintuple liaison. On passe à l’explication du sūtra commençant par : “Maintenant, on indique...”.
4— Mais la définition générale des conceptions n’a-t-elle pas déjà été énoncée par les mots : “Les conceptions ont cela pour cause matérielle” ?
5— A cet endroit-là on indiquait simplement que toutes les conceptions étaient produites par les dispositions. Ici, au contraire, on indique ce qui définit chacune des classes, réalisation etc. Il n’y a pas de contradiction. “Dans quel but ?” Parce que, dans le texte : “Elles sont (l’une) de huit espèces... etc., on a donné une brève énumération de cinquante conceptions qui s’appuyait sur la doctrine Sāṃkhya, c’est la forme propre (générale) de ces conceptions qui a été décrite (par le Sāṃkhya), tandis que la définition particulière de chacune des classes (de conceptions) a été donnée par nous au chapitre précédent.
6V. On déclare maintenant ceci :
Ā.2. La pensée relative à l’Esprit, à la Nature etc. est appelée ici “réalisation” ; le contentement, c’est la pensée : “J’ai atteint mon but” chez un homme qui (en fait) n’a pas atteint son but.
7V. “La pensée”, la connaissance relative “à l’Esprit”, au Soi, “à la Nature”, au non-manifesté — le terme “etc.” désignant le manifesté — est appelée “réalisation”. Mais la pensée : “j’ai atteint mon but” de la part d’un “homme”, d’un personnage qui (en fait) n’a pas atteint son but, est appelée “contentement”.
8D. On commente le sūtra commençant par : “La pensée relative...”. “Le terme “etc.” désignant le manifesté” : il s’agit des réalités mentionnées plus haut et qui vont de l’ego aux cinq éléments. Il est dit dans les Bhogakārikā : “La connaissance relative au manifesté et au non-manifesté est réalisation ; elle se réalise”.2 “Mais la pensée...” : chez ceux-là, en effet, le fait de n’avoir pas atteint son but n’est pas supprimé par la simple obtention, fruit du dépassionnement, des séjours décrits plus haut. C’est que la suprême réussite n’échoit qu’à ceux qui sont véritablement délivrés. On a déjà évoqué (par exemple) la “dissolution dans la Nature” produite par le dépassionnement.
Ā. 3. L’incapacité c’est le manque de contrôle sur une réalité produit par la carence des organes des sens. L’erreur consiste à prendre une chose pour une autre, à cause de quelque trait commun.
9V. L’incapacité est l’impossibilité où l’on est de contrôler un objet, même connu, parce que les organes des sens “font défaut”, sont détruits ; ainsi en va-t-il (par exemple) de la cécité à l’égard des formes colorées et de la surdité à l’égard des sons. L’erreur consiste à “voir” une chose dans une autre, à cause de quelque communauté de substrat, comme lorsque l’on “reconnaît” de l’eau dans les sables du désert.
10D. On indique que le sūtra commençant par “L’incapacité” est consacré à définir l’incapacité et l’erreur. “Des organes d’action” : ceux-ci, internes et externes, servent aussi à désigner indirectement le corps. Il est dit dans le Mataṅga : “On ne parvient pas à faire ce qu’on a à faire”3. Donc, comme les pouvoirs de se rendre minuscule etc. sont produits aussi par le corps et les sens, l’incapacité est aussi l’absence de ces (pouvoirs). On a déclaré là-même : “La triple souveraineté, pouvoir de se rendre minuscule etc., est établie à partir de ses effets. Les cinq qualités des yogin, pouvoir de tout obtenir (prāpti) etc., sont produites par leurs causes”. Et aussi : “Les pouvoirs de se rendre minuscule ou léger ne sont pas ainsi”.
Ā. 4. La réalisation, parce qu’elle sert à éclairer le manifesté etc., procède de la nature du sattva ; parce que, pour illuminer, elle produit une action, elle procède aussi du rajas.
5. Le contentement dépend du tamas parce qu’il a pour nature la fausseté. (Cependant) — ô brahmane—parce qu’il revêt une forme agréable il est aussi reconnu comme sattvique.
6. L’incapacité est tâmasique en ce qu’elle ne produit pas de mouvement. Etant essentiellement douloureuse, elle est (aussi) râjasique. Une qualité observée dans un effet doit résider (aussi) dans la cause.
7. L’erreur qui est de nature illusoire procède du tamas ; et, parce qu’elle est occasionnée par une simple similitude, elle est reconnue également comme sattvique.
11V. La réalisation qui illumine le manifesté est sattvique, la lumière étant l’essence du sattva. De plus, parce qu’elle met en branle, qu’elle est cause de l’illumination, on pose qu’elle procède aussi de l’élément du rajas. On a dit que les guṇa restaient improductifs4 tant qu’ils n’étaient pas mélangés. On a dit que le contentement était le sentiment d’avoir atteint son but chez quelqu’un qui (en fait) ne l’avait pas atteint. Parce qu’essentiellement illusoire, il se caractérise par l’élément du tamas (mais) il est reconnu aussi pour sattvique en tant qu’il est agréable.
12On a dit que l’incapacité était essentiellement inaction, elle est donc tâmasique. On doit savoir qu’elle est aussi, en tant que source de douleur, râjasique. Le guṇa de la douleur, de l’absence de maîtrise5, se trouve dans l’effet appelé “incapacité” ; il doit donc nécessairement résider (aussi) dans sa cause, c’est-à-dire que l’effet doit être produit par une cause caractérisée par le rajas et le tamas. L’erreur, parce qu’illusoire, procède du tamas. Enfin, parce que manifestée à partir d’une simple similitude, elle est reconnue posséder aussi l’essence illuminatrice du sattva.
13D. On indique que des (conceptions) comme la réalisation etc. ne sont pas (foncièrement) distinctes du sattva et des autres guṇa, parce qu’elles illuminent etc.
14— On a parlé de la réalisation comme d’une variété de connaissance et l’on a dit que la connaissance était comme un témoin, comment peut-elle alors procéder du rajas ?
15— A cela on répond : “On a dit que les guṇa... etc.”. On a dit en effet : “Lorsqu’on parle d’eux en les considérant isolément, c’est parce que (dans tel cas) la fonction dont on parle prime (sur celle des autres)”. Mais la connaissance, étant essentiellement témoin, ne donne pas lieu à des transformations, lorsqu’elle est pure de mélange. On doit comprendre que la même règle s’applique au contentement etc.
16V. On conclut :
Ā. 8. Ainsi ces phénomènes mentaux, caractérisés comme dispositions et conceptions, sont appelés “intellection” (bodha), parce que l'âme serve constitue le terrain de la manifestation de l'intellection.
17V. Les phénomènes mentaux, caractérisés comme dispositions et conceptions, et qui ont été ainsi établis, sont appelés du nom d’“intellection”, parce que l’âme “serve”, transmigrante, sert de support à la manifestation de l’intellection.
18D. On commente le sūtra commençant par : “Ainsi ces phénomènes...”. “Parce qu’elle sert de support...” : les dispositions sont formées par le mérite etc. ; dans la condition transmigrante elles deviennent, en tant qu’objets d’expérience affective, cause de la manifestation de la conscience. On a dit : “L’expérience affective de l’âme est la sensation caractérisée par le plaisir et la douleur”.
19V. Ici l’ascète, se plaçant au point de vue du Sāṃkhya, interroge :
Ā. 9. Si l’intelligence est cause de l'intellection, est-ce que le Savoir (vidyā) s’en distingue ? Et, si l’absence de dépassionnement existe, que fera la Passion produite par kalā ?
20V. Dire, de la manière indiquée, que l’intelligence est cause de l’intellection revient à rendre inutile le Savoir, car on admet que celui-ci également est cause de l’intellection. Et si, en dépit de la communauté d’activité, on admet cela, il en résultera une régression à l’infini. De plus, si la qualité de l’intelligence appelée “absence de dépassionnement” et qui a forme de passion existe, que fera la Passion qui procède de kalā ? Il ne lui reste plus rien à faire, son rôle étant déjà rempli par l’absence de dépassionnement qui l’emporte sur elle.
21D. “Ici l’ascète... etc.” : à propos de l’intellection ainsi que des dispositions et conceptions l’ascète, mettant en doute l’utilité du “Savoir” et de la “Passion”, présente une objection.
22V. Et voici la réponse :
Ā. 10. Si un révélateur est inutile à cause de l’existence d’un autre révélateur, alors l’existence d’objets tels que le manas et les sens rendra l’intelligence (dhī) elle-même inutile.
23V. Si le principe appelé “Savoir”, révélateur de l’intellection, est inutile parce qu’existe (déjà) un autre révélateur formé par l’intelligence, alors, pour l’honorable Kapila également, l’intelligence sera inutile à cause de l’existence d’objets comme le manas et les sens. S’il existe, par exemple, un révélateur tel que le manas6 s’appliquant aux organes des sens, œil etc., lesquels perçoivent les couleurs etc., on n’a que faire d’un autre révélateur appelé “intelligence”. Ses divers effets peuvent être produits par les sens dirigés par le manas.
24D. A partir de “Si un révélateur...” on réfute, dit le commentaire, l’inutilité du Savoir. “Si le principe... etc.” : le sens est que, dans la perception des couleurs etc., on observe que plusieurs facteurs, lumière, contact des sens (avec leur objet) etc., s’avèrent utiles.
Ā. 11. Ou bien d'autres s'expriment ainsi dans le but de faire ressortir le caractère d'instrument du Savoir. Mais cette thèse elle-même est tenue pour non-absolue à cause des sens dont le sixième est le manas.
25V. Ou bien, considérant qu’alors, comme on l’a dit, l’intelligence elle-même devra être un instrument, on abandonne les objections du type : “Si un révélateur existe (déjà) un second ne se justifie pas”. En revanche, certains, voulant faire ressortir que (le Savoir) est un instrument, “s’expriment ainsi”, présentent l’objection suivante : “Même s’il existe un instrument appelé “intelligence”, qu’a-t-on besoin d’un instrument appelé “Savoir” ?”. C’est ainsi qu’on a dit : “C’est le Savoir qui est l’instrument suprême”,7 et ici-même : “Il créa le Savoir, le meilleur instrument de l’âme”.
26Mais cette thèse elle-même est rendue non-absolue par l’existence des sens de connaissance dont le sixième est le manas, c’est-à-dire par l’adjonction à la pentade des sens cognitifs, dont chacun sert d’instrument (à l’âme) pour la saisie de son objet, du manas comme sixième instrument. Ainsi la règle selon laquelle l’existence d’un instrument implique l’inutilité d’un autre perd son caractère absolu. Au contraire, dans certaines actions, on admet qu’un instrument puisse dépendre d’un autre instrument. Il est dit dans le vénérable Parākhya : “On sait que sur le champ de bataille un instrument, éléphant, main ou arme, dépend d’un autre”. De même que les partisans du Soi admettent que le manas vient compléter, en tant que sixième (sens), la pentade formée par l’ouïe etc., et cela bien que sa nature d’instrument soit identique à la leur, de même, bien que l’intelligence soit réelle, le Savoir qui l’appréhende sera possible. Notre position est donc exempte de défaut.
27D. “Mais cette thèse elle-même... etc.” : le cas est le même que dans l’expression : “Il voyage par un chemin, avec un chariot et en s’aidant d’une lanterne”.
28V. Après avoir ainsi examiné une objection présentée à partir de deux points de vue différents, on en écarte encore une autre formulée à partir d’un autre point de vue :
Ā. 12. Ou bien, lorsque (plusieurs instruments) sont appliqués à un seul et même (objet), l’un d'eux (au moins) sera inutile. Dites alors que, chez un individu, l'ouïe, la vue, les mains et les pieds etc. auront un objet différent.
29V. — Mais un (instrument) qui n’est appliqué qu’à un seul objet forme une catégorie unique. Un autre sera “inutile”, de trop, à cause précisément de cette application à un seul objet. Ainsi une lampe (est inutile) lorsqu’il y a de la lumière (naturelle) ou un joyau (phosphorescent) capable de dissiper l’obscurité. On peut donc se contenter de la capacité de l’intelligence à être, chez l’homme, l’instrument (de l’expérience) du plaisir, de la douleur et de la torpeur. Et ainsi le Savoir, dont vous admettez qu’il est là pour remplir cette fonction même, devient inutile.
30— A cette objection on répond : “Dites alors que... etc.”. “Alors” signifie “dans cette hypothèse”. “L’homme” est ici le sujet apte à partager la condition d’âme liée, le sujet de l’expérience affective. On a dit plus haut : “L’Esprit fait l’expérience... des divers objets qui se succèdent dans le temps et cela dans diverses terres de jouissance”. Dans votre hypothèse la vue et l’ouïe de l’homme, ainsi que ses pieds et ses mains, “auront un objet différent”, ne s’appliqueront pas à un seul et même objet.
31— Mais pourquoi dire que l’ouïe, la vue etc. ont un seul et même champ d’application ? La vue ne saisit pas ce qui est saisissable par l’ouïe et les pieds ne font pas le travail des mains. C’est en fonction de la différence de leurs objets (particuliers) que les sens ont tous une forme propre particulière.
32— Certes, mais en s’exprimant ainsi on voulait dire que (les sens) servent tous de moyen en vue d’une jouissance recherchée. Par exemple, un homme commence8 par respirer le parfum des manguiers et il se met à leur recherche. Entendant dire : “Il y a (là-bas) des manguiers”, il se dirige vers cet endroit. Puis ses yeux les voient et sa langue en goûte (les fruits). C’est donc bien un fait d’expérience que l’existence d’un seul et même champ d’application pour tous les sens. Mais votre thèse est incapable de le reconnaître car, selon elle, cela entraînerait l’inutilité de (tous les sens sauf un). Posons donc que, selon vous, l’ouïe et la vue, les mains et les pieds ont des champs d’application distincts. Disons qu’ils produisent des résultats distincts, alors même qu’(en un autre sens) ils produisent un seul et même résultat, à savoir l’expérience affective humaine ; tel est le sens.
33Ayant ainsi réfuté, dans sa troisième version, l’objection des adversaires, on entreprend de démontrer que le Savoir et l’intelligence ne peuvent avoir un seul et même champ d’application :
Ā. 13. Le Savoir et l'intelligence n'ont, en aucune manière, un seul et même champ d’application. Etant donné que les moyens ont chacun une fonction différente, le principe de la production par un concours de facteurs n’est pas compromis.
34V. Le Savoir et l’intelligence n’ont pas un seul et même champ d’application car leurs objets sont différents. Lorsqu’une action commence par l’application de tel moyen et se poursuit par l’application de tel autre, le principe de la production par un concours de facteurs n’est pas compromis. Ainsi l’action de cuire où l’on a recours (successivement) au combustible, à l’eau, aux cuillers etc., bref à une série de moyens, n’est en rien compromise (dans son unité) par l’admission de facteurs distincts, étant donné qu’ils ont chacun séparément leur utilité.
35D. — Lorsqu’un seul et même objet, une chose parfumée par exemple, est également vu, entendu etc. la séparation des sens ne joue aucun rôle. Mais on constate une différence (de champ) d’application entre le Savoir et l’intelligence ! — A cela on répond :’’Ayant ainsi réfuté... etc.” V. En quoi consiste cette différence d’objet entre le Savoir et l’intelligence ? On répond :
Ā. 14. Le Savoir manifeste la puissance de pensée de l’âme individuelle. L’intelligence, s’étant approprié les objets des sens dont le maître a été mis en mouvement, devient objet de cet instrument que dirige l’Esprit.
15. Elle en est donc différente. La Passion n’est pas produite par une qualité (de l’intelligence) car ses propriétés sont différentes. Ou bien elle est elle-même un objet de jouissance : dans ce cas il n’y aurait plus d’homme au-delà des passions.
36V. Le Savoir “manifeste”, c’est-à-dire rend effective la puissance de penser de de l’âme individuelle, et son rôle se limite à cela. Le “maître des sens”, le manas, une fois “poussé”, mis en action par l’attention, l’intelligence prend en charge les objets des sens. L’instrument appelé “Savoir” est étroitement associé à l’Esprit qui le dirige et s’en sert comme d’un moyen. Comme l’intelligence devient “objet de cet instrument”, appréhensible par lui, elle en est “différente”, elle est complètement distincte de lui. Après cette réfutation de l’inutilité du Savoir on réfute la seconde objection.
37La Passion ne s’identifie pas à cette qualité de l’intelligence qu’est l’absence de dépassionnement.9 Pourquoi ? Parce que “ses propriétés sont différentes”. Parce qu’il y a une différence entre (l’absence de dépassionnement) et cette “Passion” dont parlent les Āgama, on a évité — dans le terme “différent” — d’utiliser le suffixe abstrait. La seule différence entre la “Passion” (des Āgama) d’une part et la qualité de l’intelligence appelée “absence de dépassionnement” qu’admettent (aussi) d’autres systèmes ou encore l’objet extérieur — guirlandes, santal, jolies femmes etc. — d’autre part, c’est que les (deux dernières catégories) sont des objets de jouissance mais que notre “Passion” ne l’est pas. Il doit donc exister un “facteur de jouissance”, la Passion, cause de l’attachement aux jouissances. Mais on ne saurait confondre ce qui est objet de jouissance et ce qui est cause de jouissance.
38Ou bien on admet que la Passion est elle-même objet de jouissance : “dans ce cas il n’y aurait plus d’homme au-delà des passions”. “Alors”, dans cette hypothèse, on aboutit à l’impossibilité de l’homme dépassionné. Si l’on admet que la passion, au lieu d’être présente dans le sujet jouissant lui-même, revêt la forme d’un quelconque objet de jouissance extérieur, femme etc., tous, passionnés ou dépassionnés, seront “passionnés” envers un objet de jouissance extérieur, une femme par exemple, avec lequel (leurs sens) seront entrés en contact. Plus personne ne serait au-delà des passions. En fait, vous admettez que les dépassionnés eux-mêmes sont rendus passionnés par la simple proximité d’un objet de jouissance particulier. Le vénérable Sadyojoti a dit : “Personne ne sera dépassionné si la Passion est elle-même un objet de jouissance”10. On concluera donc que la Passion n’est présente que dans le sujet jouissant. Elle n’a ni la nature d’un objet de jouissance, fleur etc., ni celle d’une qualité de l’intelligence appelée “absence de dépassionnement”.
39D. On explique maintenant le sūtra commençant par : “Le Savoir manifeste...”. “Le Savoir... rend effective” : il confirme la puissance de connaissance du sujet jouissant. On a dit : “Il n’est pas capable, sans le Savoir, de percevoir l’intelligence”. A partir de “La Passion... etc.” on réfute l'inutilité de la Passion. Celle-ci ne pourra s’acquitter de sa tâche si elle a la nature d’une trace résiduelle. On va ajouter aussitôt que, même sous forme de conception, elle ne pourra être cause du désir, si elle est elle-même objet de jouissance.
40— Qu’elle soit donc une cause de jouissance appartenant simplement au domaine des trois guṇa ! Qu’a-t-on besoin d’autre chose ?
41— A cela on répond : “La seule différence... etc.” ; ce point a précisément été établi dans le chapitre précédent.
42V. Et ainsi...
Ā. 16. Cette Passion qui est désir des objets ne se trouve dans dans aucun des deux (types d’) objet. Aussi doit-on poser le karman comme un élément commun, alors même qu’on admet un autre facteur.
43V. Cette Passion, dont on a dit qu’elle résidait dans le sujet jouissant, a été appelée “désir” des objets, guirlandes etc., alors qu’elle est seulement cause du désir. Il s’agit d’une assimilation métaphorique de l’effet à la cause, comme lorsqu’on dit : “le beurre fondu, c’est la santé”. Cette cause du désir des objets ne se trouve dans aucun des deux (types d’)objet. D’une part, on ne saurait admettre sa présence dans l’objet extérieur, guirlande, santal etc., car cela entraînerait l’inexistence de l’homme dépassionné. D’autre part, la capacité de susciter le désir ne saurait résider dans le second (type d’)objet, la qualité de l’intelligence appelée “absence de dépassionnement”, car cette dernière est elle-même objet de jouissance. C’est donc bien la Passion, cause du désir, qui produit cette activité de l’intelligence consistant en convoitise et qui déclenche (à son tour) l’état de sujet jouissant. En voilà assez là-dessus.
44— Mais c’est le karman qui sera la (vraie) cause du désir (ou de l’aversion) portant sur les objets de l’expérience affective, agréable ou désagréable !11
45— A cela on répond : “Aussi doit-on poser le karman... etc.”. Le karman pourrait être cet élément répandu à travers les deux types d’objet mentionnés plus haut, lui qui déclenche les états de “passionné” et de “dépassionné”, et cela même si “un autre facteur”, à savoir la Passion, est admis. “On doit le poser” signifie qu’on doit le considérer comme nécessairement présent. Pour cette raison également, il convient d’admettre le karman. En fonction de sa réelle diversité, posons-le comme la (vraie) cause des états de “passionné” et de “dépassionné” !
46Tout cela constituait la thèse préliminaire ; voici maintenant la thèse définitive :
Ā. 17. On a déjà indiqué, à propos de la Nécessité, l'inconvénient qu'il y a à (admettre) le seul karman. Le défaut consistant en incompatibilité n'existe pas (pour la Passion) car aversion et passion n'existent pas simultanément.
47V. En établissant (le principe de) la Nécessité on a “indiqué”, exposé l’inconvénient qu’il y a à admettre le seul karman : “La fonction de tous les principes, relativement à l’expérience affective, est dépendante du karman — Posons donc qu’il en est l’unique condition ! —Alors, tous les autres (principes) seront inutiles.”. Donc, comme le karman a terminé son œuvre une fois qu’a été produite la diversité des corps, des organes et des expériences affectives, et comme on ne dispose d’aucun moyen de connaissance droite pour lui attribuer d’autres effets, il ne saurait être la cause de l’effet appelé “Passion”. Au contraire, il a été établi que la Passion, dont le rôle a été indiqué, est produite par (le principe de) kalā. Et il n’est pas nécessaire de faire pareillement de l’aversion un principe. Les aversions etc. sont des émotions produites par la Passion. Ainsi, lorsqu’un objet désirable vient à nous être soustrait, les sentiments d’aversion etc. (envers l’auteur de cette action) se manifestent.
48— Mais, puisqu’aversion et passion s’établissent en se supplantant réciproquement, il s’en suit ce défaut qu’elles ne pourront pas coexister chez un même individu !
49— A cela on répond : “Le défaut consistant en incompatibilité... etc.”. Qu’en est-il exactement de cette “incompatibilité” ? Si on l’envisage en simultanéité, ce n’est pas un défaut mais bien une qualité. En effet, au moment où l’on éprouve de la passion pour un objet, on ne saurait éprouver d’aversion pour ce même objet. On ne saurait non plus tenir ce langage : “Il est impossible qu’une passion et une aversion résident en un seul et même sujet jouissant”. En effet, ces deux (affects) ne s’opposent pas relativement à leur support mais relativement à leur objet. Il n’y a pas d’inconvénient à admettre que se succèdent en un seul et même sujet une aversion et une passion, puisque les moments en seront différents12 et que leurs objets respectifs s’excluent réciproquement. Nous admettons très bien cette “incompatibilité” d’où vous avez voulu tirer une objection.
50D. On commence par bâtir toute une introduction en vue de commenter (la portion de) sūtra commençant par : “Le défaut consistant...”. “Et il n’est pas nécessaire... etc.” : l’aversion, qui procède de la Passion, ne se rencontre que chez l’homme en proie à la passion.
51— Alors apparaît le défaut consistant en incompatibilité !
52— A cela le commentaire apporte une réponse à partir de : “Qu’en est-il...”.
53V. Par exemple...
Ā. 18. Toujours et en chacun toute action procède d’une idée de plaisir. Chez celui qui s’est mis à agir apparaît le plaisir, la douleur ou la torpeur.
19. Immédiatement après l’action vient l’aversion (mais) la passion a précédé (l’action). Lorsque l’aversion prend fin la (passion) réapparaît, de sorte que le facteur le plus puissant est cause de la réunion (à l’objet désiré).
54V. Chez tout agent toute activité pratique procède du plaisir (escompté). Mais, chez celui qui s’est mis à agir, apparaît ou bien le plaisir, ou bien la douleur, ou encore la torpeur. Immédiatement après l’action de manger etc. survient l’aversion (à l’égard des aliments). Quant à la passion, elle est apparue dans le moment qui a précédé (l’action). Derechef, lorsque prend fin l’aversion, à un moment quelconque, (resurgit) le désir de cet objet. Ce qui est “le plus puissant”, le plus fort, est cause de la “réunion”, du contact (avec l’objet) résultant d’un attachement intense. Et comme c’est la passion qui l’emporte en puissance sur l’aversion, le défaut consistant en incompatibilité n’existe pas.
55D. “Ce qui est le plus puissant... etc.” : il s’agit de la passion.
56V. Après avoir exposé l’origine du principe de la Passion consistant en attachement, on indique la fonction du principe de l’ego :
Ā. 20. De l’intelligence, qui elle-même procède d’un (principe) intérieur au manifesté, dérive l'“orgueil”, organe de la pensée. Par son activité, les cinq vents du corps sont mis en mouvement.
57V. Le manifesté procède du non-manifesté. Le principe des guṇa fait partie du manifesté. Son effet est l’intelligence. De cette dernière procède l’ego, organe interne “de la pensée”, du Soi, et qui est facteur d’agitation. Par son activité, les “vents”, les cinq souffles intérieurs “sont mis en mouvement”, accomplissent leurs fonctions respectives. Quels sont-ils ? On répond :
Ā. 21. Souffle général, descendant etc., ils se distinguent par leur fonction, non par leur nature. Ecoute — ô Bharadvāja — je vais te décrire brièvement ces fonctions.
58V. Les cinq “vents”, souffle général, descendant etc., se distinguent par leur “fonction”, par leur activité. Mais il n’y a pas de différence essentielle entre eux : la nature de vent leur est commune. On s’apprête maintenant à énoncer la fonction particulière de chacun : “Ecoute... etc.” Quelle est la fonction du souffle général ? On répond :
Ā. 22. Sa fonction, nommée conduction” (praṇayana) est ce qu'on appelle “la vie”. La pensée des hommes, à la recherche d'une conclusion, erre en aveugle.
23. Dans la mesure ou elle accomplit cela, (la pensée) s'appelle “souffle” ; ou bien ce nom lui vient de son association au souffle. Et ce terme s'applique à la conscience, au corps subtil, à la puissance et aux kalā.
59V. Le fait de conduire (nayana) avec vigueur (prakarṣeṇa) est la conduction (praṇayana) : conduire le vent abdominal à l’extérieur jusqu’au dvādaśānta13 est la “fonction”, l’activité du souffle général (prāṇa). Cela est la dénomination à partir de l’activité. On en indique une autre à partir des effets : “la vie”. Ce qu’on appelle “vie” n’est pas autre chose que la fonction du souffle. Voici ce qu’on veut dire : le mot “souffle” a été justifié du point de vue de l’activité, en dérivant étymologiquement prāṇa (souffle) de praṇayana (conduction). On le justifie aussi du point de vue des effets, en dérivant prāṇa de anana (respiration, vie) et de prakarṣa (vigueur).
60La pensée des hommes, en quête d’une conclusion (ūha), erre comme un aveugle qui cherche son chemin. Elle est une activité du souffle général. La conclusion est un raisonnement qui a la nature d’une réflexion. C’est le souffle seul qui met en branle cette pensée. La conscience, une fois juchée sur le char du souffle, se met à délibérer. Ou bien le “souffle” est ici la force et c’est à cause de sa connexion à lui que (la pensée) s’appelle aussi “souffle”. Il faut savoir, donc, que le terme “souffle” s’applique (aussi) à la conscience, au corps subtil, au corps (grossier) fait des principes qui vont de kalā à la terre, à la puissance faite de force, aux kalā qui ont la nature du soleil et de la lune.14
61D. La vie aussi — indique-t-on — est un effet du souffle. “A partir des effets... etc.” : lorsque le souffle est présent, en effet, le corps est vivant. On indique son autre activité : “La pensée des hommes... etc.”. On signale encore une autre manière de comprendre cette dénomination : “Ou bien le “souffle”... etc.”.
62V. On indique la fonction du souffle descendant (apāna) :
Ā. 24. Comme il effectue le transport vers le bas de la nourriture, de la boisson, des excréments, de l'urine et du sperme, il est appelé “souffle descendant” par les connaisseurs de la réalité.
63V. Le “transport vers le bas”, c’est le fait de faire descendre. Les connaisseurs de la réalité l’appellent “souffle descendant”, parce qu’il fait descendre les aliments, la boisson, les excréments, l’urine et le sperme.
64On indique maintenant les fonctions des souffles digestif (samāna) et circulant (vyāna) :
Ā. 25. L’un, distribuant également de toutes parts (samantataḥ) la nourriture et la boisson, est appelé “samāna” ; l'autre (est appelé) “vyāna”, parce qu'il fait ployer (vinamanāt) le corps.
65V. Le souffle samāna tire son nom du fait qu’il répartit également et partout nourriture et boisson ; le souffle vyāna tire le sien du fait qu’il fait ployer le corps.
66D. “Parce qu’il fait ployer le corps” : ceci désigne indirectement les douleurs, accès de colère etc. Le vénérable Kālottara déclare : “Vyāna fait ployer le corps ; il est maladie et colère (vyādhiprakopanaṃ) ; instrument de destruction de la joie, il est appelé ainsi parce qu’il se répand partout (vyāpanād)”15
67V. On indique la fonction du souffle ascendant :
Ā. 26. Celui par qui le son se transforme de qualité de l'espace abdominal en parole articulée, après que soient apparus l'intention de parler et l'effort (pour s'exprimer), cet auxiliaire de la parole et des sens.
27. Présent dans le corps, c'est le souffle ascendant (udāna). Dans un autre chapitre le maître enseignera les lieux (du corps) où ces souffles peuvent être contrôlés par la fixation et quels fruits on en retire.
68V. L’“intention de parler” est le désir de parler, l’“effort” est la contention. Tous deux précèdent le souffle. Dans “l’espace abdominal”, à l’intérieur du corps, un son réside sous forme de qualité. Cet” auxiliaire de la parole et des sens” divise (ce son) et produit la diversité (des paroles). Il s’appelle “udāna”. Dans un autre chapitre, appelé” section du Yoga”, le vénérable maître indiquera où se tiennent ces souffles et quels fruits on retire de leur contrôle par la fixation.
69D. On commente le passage qui commence par : “Celui par qui...”. On a dit : “Le son primordial (nāda) monte des profondeurs du corps où il est produit par l’espace et le vent. Il gagne la gorge, se répartit selon les lieux d’articulation, devient phonème et son articulé.” Ceci désigne indirectement la vibration (spanda) etc. Il est dit dans le Kālottara : “Le souffle udāna fait vibrer les points vitaux, fait trembler dans la colère la lèvre inférieure, le visage, les yeux, les membres”. Ses subdivisions ont été mentionnées ici pour l’essentiel, mais il en est de secondaires, nāga etc. Ce même texte déclare : “Dans l’éructation nāga est émis, dans l’action d’ouvrir les yeux c’est kūrma qui est présent, dans l’éternuement c’est kṛkara, dans le bâillement devadatta, dans le desséchement c’est dhanañjaya qui ne quitte pas le mort lui-même”.16 “Dans un autre... etc.” : les notions de “lieux du corps” et de “fixation” appartiennent au Yoga et seront abordées lorsqu’on traitera du Yoga. C’est incidemment et en annexe à la Section du Yoga qu’on a indiqué ici les variétés du souffle et leurs fonctions. On a dit : “Quand un objet est (par essence) en rapport avec un autre (chapitre), il convient, de se reporter à ce chapitre pour l’étudier, même s’il est éloigné”. Le terme skandha (chapitre) doit être compris à la fois en fonction des “groupes” (skandha) dérivés de l’ego, dont il sera question au chapitre suivant, et en fonction de son sens (ordinaire).
Notes de bas de page
1 A propos de ce début du chapitre XI, G. Oberhammer remarque, Strukturen Yogischer Meditation, p. 58, que tout ce développement ne peut guère avoir été rédigé avant 300 après J.C. car il présente sous une forme “déjà dégénérée” la doctrine des “50 conceptions” de Vrsagana.
2 Bhogakārikā, 6
3 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda XVII, śl. 154a, p. 416 et ensuite śl. 114, p. 407.
4 En lisant, avec (C), na hy amiśrā guṇā janakāḥ.
5 Leçon de (C) : aprabhaviṣṇutārūpa.
6 Leçon de (C) : avadhātari manasi, plutôt que avadhāritamanasi (D).
7 Tattvasaṃgraha, 12.
8 Manque dans (C).
9 Ou bien — leçon de (D) — “n’est pas engendrée à partir de cette qualité de l’intelligence”.
10 Tattvasaṃgraha, 10.
11 Leçon de (C) : sukhaduḥkharūpabhogye.
12 En lisant, avec (D), atulyakālatvena, mais (C) : tulyabalatvena est possible aussi, à condition de sous-entendre la non-simultanéité. Ensuite, viṣayavyāvṛttau (C) paraît meilleur que viṣaye vyāpṛtau (D).
13 Le dvādaśānta est un point mystique situé à douze largeurs de doigts (d’où son nom) au-dessus de la fissure crânienne (brahmarandhra) et où est censé résider le suprême Śiva dans sa forme “microcosmique”. Une meilleure connaissance des diverses formes de Yoga tantrique, et de leurs variétés “sectaires”, devrait un jour permettre de préciser dans quelle mesure ce centre subtil est identifiable avec ce qu’on appelle ailleurs le cakra sahasrāra, “aux mille rayons”.
14 A savoir les deux artères mystiques Iḍā et Piṅgalā.
15 Sārdhatriśatikālottara, nāḍīcakrapaṭala, śl. 12 (I.F.I., T. 74a, p. 13).
16 Ibid., śl. 11 et 13.
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