Chapitre VI. Définition de l’âme liée
p. 157-170
Texte intégral
Ā. I. Maintenant, les caractéristiques de l'âme, raison d'être du monde, sont indiquées sommairement, bien qu'elles aient déjà été pratiquement exposées lors de la description du Seigneur.
1V. On indique maintenant les caractéristiques de l’âme dont on avait déjà fait mention à la fin du chapitre précédent. On connaît ainsi les liaisons au niveau du chapitre et de la section. Quant aux liaisons au niveau du sūtra etc., il convient de les rechercher par la même méthode que précédemment. Explicitées à propos de chaque nouveau chapitre, elles entraîneraient de trop larges répétitions. L’âme est “la raison d’être” de l’univers, c’est à dire le motif de la création du monde. C’est en effet pour lui permettre d’accéder à l’expérience affective que sont produits les corps, les organes, les mondes.
2Les caractéristiques de l’âme sont exposées en leur lieu propre, immédiatement après la description du Seigneur. Certes, l’essentiel a déjà été dit à leur sujet, elles ont été “pratiquement exposées” en appendice à la démonstration du Seigneur présentée dans le texte : “Cet Auteur du monde, établi de par Sa propre nature, doit nécessairement exister”. On a alors déclaré : “La conscience, sous forme de connaissance et d’activité, est présente dans l’âme, partout et toujours, car, d’après les textes révélés, elle est universelle dans l’état de délivrance”. Cependant, sa forme propre est présentée ici “sommairement”, en résumé, assortie de considérations qui la justifient.
3D. On indique que le terme “maintenant”, dans le sūtra, exprime la proximité immédiate. La liaison au niveau du sūtra s’opère grâce au mot “âme” (qui apparaît au sūtra 10 du chapitre précédent). Au niveau de la catégorie, on traite ici de la catégorie de l’âme liée. Au niveau de la phrase explicative, la liaison s’opère avec des phrases telles que : “La conscience, sous forme de connaissance et d’activité, est présente dans l’âme, partout et toujours.” — Mais à quoi bon ce chapitre, si les caractéristiques de l’âme ont déjà été indiquées pour l’essentiel ?
4Jusqu’à présent on s’est contenté de montrer le caractère conscient de l’âme. Ici, on argumente pour montrer qu’elle est distincte du corps.
Ā. 2. La terre et les autres effets ont pour Auteur le Seigneur. Mais ils ne lui sont d'aucune utilité. Ils n'existent pas non plus pour eux-mêmes, n'étant pas de nature pensante. Ils ne sont pas non plus inutiles, eu égard à l'importance de leur Auteur.
5V. On a montré précédemment que la terre etc. étaient des effets parce que ces choses comportaient arrangement de parties etc. On a également établi, à l’aide des arguments énoncés plus haut, que leur Auteur est le Seigneur. Or, pour cet ensemble d’effets, il y a quatre possibilités ; I) il sert au Seigneur ; 2) il sert à lui-même ; 3) il ne sert à rien ; 4) il sert à un autre (principe).
6En tout cas, il ne sert pas au Seigneur. Aucune efficience n’est déployée par la terre etc. à l’égard du Seigneur, parce que Sa nature propre comporte la plénitude. Pas davantage des effets comme la terre etc. ne sont-ils produits avec eux-mêmes pour fin. En effet, à ce genre de choses non-pensantes aucune action n’incombe. C’est à un être pensant, aspirant à atteindre les quatre buts de l’homme, dharma etc., que des actions incombent, et non pas aux cruches etc. Ces effets ne sont pas non plus dépourvus d’utilité “eu égard à l’importance de leur Auteur”. Même les effets produits par un agent ordinaire ne sont pas dépourvus d’utilité. A fortiori, ceux produits par des démiurges tels que Brahmā etc. qui sont mis en action par le suprême Seigneur. D’ailleurs, on a déjà indiqué quel était le motif (du Seigneur) lorsqu’il créa l’univers.
7D. On indique que l’existence de l’âme est établie par le moyen d’une inférence procédant par élimination.
8— Mais les doctrines qui n’admettent pas l’âme n’ont-elles pas déjà été réfutées comme de simples négations de la délivrance suprême, et ce dans des textes comme : “Cela n’est pas (admissible) parce qu’il y a jouissance (des fruits) de l’action...” ?
9— Certes, mais ici c’est sa distinction d’avec le corps qui est établie, et cela dans le but de réfuter les Cārvāka etc. ; il ne s’agit donc pas d’une répétition inutile. “En tout cas il ne sert pas au Seigneur...” — Mais ceux qui pensent que le brahman crée le monde par jeu partent de l’axiome : “Il n’y a pas de plaisir pour celui qui est seul”1 et, considérant que le Soi suprême en tant que suprême Seigneur est seul, admettent qu’il produit pour se distraire des effets tels que la terre etc. !
10— Non ! On évoquera plus loin la pluralité des âmes que, d’ailleurs, on a déjà prouvée. De plus, dans l’hypothèse du jeu, les âmes individuelles ne sont pas davantage capables de s’opposer aux vues du tout-puissant brahman sur elles toutes que des bestiaux (paśu) à leur propriétaire. La délivrance devient ainsi impossible, puisque les moyens d’y parvenir comme : “Il faut connaître le Soi...etc.” seront inopérants. Dans l’hypothèse d’un brahman en lui-même diversifié, comme il ne peut pas plus se débarrasser de sa nature que le feu de sa chaleur, il n’y a plus de délivrance. Dans l’hypothèse, enfin, où le brahman serait inerte (śānta)2, il s’en suivrait, comme on l’a dit, la ruine de la non-dualité et d’autres défauts encore. “Ces effets ne sont pas non plus...etc.” : on a dit : “Même un sot n’agit pas sans avoir un motif”. “On a déjà indiqué quel était le motif...etc.” : (on l’a fait dans le texte :) “Celui-ci n’est qu’auspicieux pour le délivré”.
Ā. 3a. Il reste que ces (effets) sont là en vue d'autre chose, à savoir du “connaissant du champ”, différent des deux.
11V. “Cela”, c’est-à-dire ces effets, la terre etc. Qu’est ce que cette “autre chose” ? On répond : il s’agit de l’âme, bien connue sous le nom de “connaissant du champ” ; elle est “autre”, différente de l’agent et de l’effet.
12On introduit maintenant une objection faite du point de vue fallacieux des Cārvāka, négateurs de l’âme.
Ā. 3b. La terre et les autres (effets) sont bien là en vue d’autre chose, mais cet “autre” est simplement le corps, car ces (éléments) sont là pour lui.
13V. Admettons que la terre etc., toutes choses dont la raison d’être est manifeste, soient là en vue d’autre chose ; mais cet “autre” est simplement le corps. La terre, l’eau, le feu et le vent sont les premiers éléments qui forment le corps et qui (ensuite) le servent. Il ne convient donc pas d’inférer que “l’autre” en vue duquel la terre et les autres (éléments) sont là est l’âme.
14Et voici la réponse :
Ā. 4a. On démontre aisément que le corps lui-même, parce qu’il ne pense pas, est là en vue d’autre chose.
15V. Le corps lui-même, parce qu’il ne pense pas, est là en vue d’autrechose, au même titre que la terre etc.. Sa dépendance par rapport à autre chose en découle aisément. Et puisque le corps, au même titre que la terre etc., est là en vue d’autre chose, il est prouvé que l’âme est bien cet “autre”.
16— Mais il en irait ainsi (seulement) si la conscience existait en dehors du corps ! La conscience est produite au début de la conception, lorsque se manifeste une certaine modification des quatre grands éléments, terre etc., qui devient la cause du souffle etc., exactement comme la puissance énivrante de l’alcool est produite lorsque des substances comme les ferments (kiṇva) subissent une certaine modification. Semblablement, on observe que la notion du “je” se rapporte simplement au corps, comme lorsqu’on dit : “je suis maigre, je suis gras”. Et l’on observe pas d’âme distincte (du corps). Un jugement comme : “l’âme existe à l’intérieur du corps” est réfuté par la perception, au même titre qu’un jugement comme : “le cheval a des cornes”. On prouve l’âme par une inférence du genre : “les sens etc. sont là en vue d’autre chose, parce qu’ils sont des assemblages, au même titre que les lits et autres ustensiles”, ou bien en faisant valoir que des instruments sont là pour servir à un agent, mais ces raisonnements sont sans valeur pour les Cārvāka, ces négateurs de l’âme qui n’admettent pas l’inférence.
17Pour eux, en effet, il n’y a pas d’autre moyen de connaissance droite que la perception. Et même si l’inférence était admise, il s’en suivrait que l’âme à inférer serait “autre”, comme dans le cas de Devadatta etc. “Ce qui apparaît par soi-même est le Soi (l’âme) ; ce qu’il fait apparaître est autre”, en fonction de cette distinction, ce qui apparaît avec une nature autre que le Soi est mélangé à lui et il s’en suit une régression infinie. On a dit : “Si le Soi était connaissable, le sujet qui le connaîtrait serait autre que lui ; autre serait alors le Soi, autre le sujet connu”.
18De même : “Seule la connaissance éclaire ; ce qui est autre qu’elle est éclairé. Si elle était éclairée, (la conscience) deviendrait un objet et comment pourrait-elle alors exister sans un sujet ?” L’inférence ne permet donc pas de conclure à une âme distincte du corps. Ce qui existe réellement, c’est simplement le corps qualifié par la conscience.
19— A cette objection on répond :
Ā. 4b-5. Si (vous dites que le corps est) conscient, (nous répondons) “non”, jamais, parce qu’il est un objet de jouissance et parce qu’il est soumis à des transformations. Tout ce qui est objet de jouissance, (et en même temps) soumis à des transformations, apparaît comme privé de conscience, ainsi les cruches etc. Ou bien, (si vous invoquez le principe) : “parce que telle chose existe lorsque telle autre existe”, nous disons “non”, car, dans le cadavre, la conscience n’existe pas, alors même que (les éléments matériels du corps) existent.
20V. Vous estimez qu’il n’existe que le corps seul, essentiellement conscient. Si une chose croît ou décroît selon que telle autre chose croît ou décroît, la première appartient à l’essence de la seconde. C’est ainsi que la chaleur accompagne le feu dans la croissance et la décroissance. La conscience, qui se conforme aux croissances et décroissances du corps produites par la jeunesse et la vieillesse ou bien par la nourriture et par le jeûne, appartiendrait ainsi à l’essence du corps. Le corps serait donc à lui seul la conscience. Telle était la thèse préliminaire dont voici maintenant la réfutation.
21Le corps n’est jamais conscient “parce qu’il est un objet de jouissance et parce qu’il est soumis à des transformations”. Toutes les choses sujettes à se transformer, à évoluer, et qui sont (en même temps) des objets de jouissance, apparaissent comme inconscientes, ainsi les cruches etc. Le corps est lui-même dans ce cas ; donc il n’est pas conscient.
22— Mais le cas des femmes etc., qui sont des objets de jouissance, ruine l’universalité de cette règle : bien qu’elles soient objet de jouissance elles ne sont pas privées de conscience !
23— Non, (la règle) n’est pas privée d’universalité, car c’est seulement leur corps qui est objet de jouissance.
24— S’il en est ainsi, comment se fait-il qu’un corps privé de vie ne soit pas objet de jouissance ?
25— Il l’est bel et bien : les animaux charognards sont accoutumés à se repaître de corps dans cet état ! Et si, (une fois morte), la bien-aimée n’est plus objet de jouissance, c’est que, soumise à des transformations, elle est tombée dans un état différent de celui d’amante et est devenue un objet de dégoût. On a dit à ce propos : “Où est son visage3 ? où est le miel de ses lèvres ? Où sont les œillades lancées par ses longs yeux ?” On sait qu’il en va de même pour les éléphants, les chevaux etc. Le corps, parce qu’il est un objet de jouissance et parce qu’il est soumis à des transformations, est inconscient. Aussi est-il là en vue d’autre chose.
26L’adversaire introduit alors une nouvelle objection : ce qui existe lorsqu’une autre chose existe et n’existe pas lorsque cette autre chose n’existe pas, en est un effet ; ainsi le gel est-il (un effet) de l’hiver. Vous raisonnez ainsi : “la conscience est produite par une certaine transformation des grands éléments, étant présente lorsque se produit une telle transformation qui, sous forme de sperme et de sang, produit les premiers constituants du corps, et absente lorsque cette (transformation) fait défaut”. Mais cela n’est pas admissible, “car la conscience n’existe pas dans le cadavre, alors même que (les éléments matériels du corps) existent.” Il convient certes de reconnaître la règle selon laquelle une chose est l’effet d’une autre si elle existe seulement lorsque cette autre chose existe. Une chose qui existe en l’absence même d’une autre ne peut être l’effet de cette autre. La fumée, qui existe seulement lorsque le feu existe, est un effet du feu. Pareillement, si la conscience existait lorsqu’existent les éléments qui forment les premiers constituants du corps et n’existait pas lorsqu’ils n’existent pas, il faudrait admettre qu’elle est invariablement liée au corps. Mais la règle : “telle chose existe lorsque telle autre existe” ne peut servir ici à prouver que la conscience ne se distingue pas du corps. On observe en effet qu’elle peut être absente alors même que le corps existe, ainsi chez le foetus et plus tard (à la mort).
27— Mais, chez le cadavre, les éléments constitutifs du corps n’existent plus, car l’énergie faite de chaleur et le souffle fait de vent l’ont quitté. Et c’est pourquoi la conscience aussi y fait défaut. Ainsi cet exemple ne peut-il servir à priver d’universalité la règle : “telle chose existe lorsque telle autre existe” !
28— Il n’en va pas ainsi ! On observe en effet que chez certains défunts la chaleur et la souplesse des articulations subsistent pendant un certain temps. Ainsi, chez ceux-là, les éléments constitutifs du corps subsistent comme pendant la vie et pourtant la conscience est absente. De même, chez le foetus, il se produit parfois un départ de la conscience, alors même que toutes les conditions (physiologiques) de sa présence sont réunies. La règle : “telle chose existe lorsque telle autre existe” ne s’applique donc pas universellement.
29D. A partir de “Mais il en irait ainsi...” on bâtit une introduction destinée à commenter la portion de sūtra : “Si (vous dites que le corps est) conscient... etc.” consacrée à l’exposé d’une objection. “Au début de la conception...”, c’est à dire dans le corps à l’état de foetus, fait de sperme et de sang. Le terme “etc.” fait référence aux êtres nés de la vapeur d’eau etc. Par les mots : “je suis maigre...etc.” on indique que la perception serait contredite si l’âme était posée comme distincte du corps.
30— Pourtant, le sentiment : “je suis un être qui possède un corps” est chose courante !
31— Certes, mais il est quelque chose de figuré, non de fondamental, comme lorsqu’on parle de “la tête de Rāhu”. A partir de : “On prouve l’âme...” on met en doute la capacité de l’inférence à établir que l’âme est distincte du corps. “En faisant valoir que des instruments... etc.” : l’œil et les autres (organes sensoriels), étant des instruments au même titre que les épées etc., ont pour nature d’être utilisés par un agent. A cela l’adversaire répond : “ces raisonnements sont sans valeur” : on observe que des assemblages comme les lits etc. etc. sont là en vue du corps qui est lui-même un assemblage ; donc les organes des sens, eux aussi, doivent être là en vue du corps. Quant au corps, en réalité, il n’est pas là en vue d’autre chose.
32On explique cela à partir de : “Vous estimez...”. A partir de : “Le corps n’est jamais conscient” on explique la (partie du) sūtra qui répond à cette objection. Celle-ci consistait à soutenir que le corps apparaît comme constituant la notion du “je”. Or cela n’est pas, parce que (l’âme) est établie à partir de sa propre perception comme distincte du corps. Elle a la forme d’un sujet constructeur de relations (anusaṃdhātṛ) dont l’existence est établie par une auto-perception distincte des sensations corporelles internes, douleur lancinante etc., ou externes, impressions de doux, de rugueux etc. Donc, (le Soi étant directement perçu), la conséquence fâcheuse d’un Soi qui serait là en vue d’autre chose, conséquence qui découlait (tout à l’heure) de son caractère inférable, peut être écartée. De plus, si le corps était l’âme, en voyant le corps d’autrui on percevrait aussi sa pensée avec ses passions, ses haines etc. Or, en fait, on ne voit que le corps d’autrui et l’on en conclut que l’Esprit (pumān) est distinct du corps. On montrera d’ailleurs plus loin que le Cārvāka lui-même ne peut éviter d’avoir recours à l’inférence. C’est pourquoi on se sert ici même de l’inférence pour prouver que le corps ne pense pas. “Parce qu’il est objet de jouissance” : il il est perceptible par les sens externes, comme les cruches etc. Quant à l’argument : “la conscience est engendrée par une certaine transformation des éléments, comme la puissance énivrante de l’alcool”, on remarque que cette thèse préliminaire se fonde sur le principe : “telle chose existe lorsque telle autre existe” et on commente alors la portion de sūtra qui répond à cette objection.
33V. “Ne peut-on pas dire cependant que, pendant la vie, la conscience est produite par une certaine transformation (des éléments) et que, chez le cadavre, elle fait défaut parce que cette transformation n’a plus lieu ?” C’est ainsi qu’on introduit une nouvelle objection, toujours en se plaçant sur le terrain de la doctrine Cārvāka.
Ā. 6a. Si (la conscience) provenait d’une certaine transformation (des éléments) il n’y aurait pas alors de souvenir.
34V. La conscience existe dans la condition d’être vivant dont les caractéristiques sont produites par l’évolution des éléments qui composent le corps, et cela en fonction de différences liées à l’adolescence, à la jeunesse etc., avec leurs particularités respectives. Les expériences conscientes qui éclairent une multitude d’objets, cruches, étoffes, chariots etc. sont successives, en ce sens qu’une expérience ultérieure surgit de la disparition d’une expérience antérieure. Elles sont ainsi produites par une certaine transformation. Elles ne sont pas “autres” : la conscience n’est pas distincte du corps. Telle est l’objection.
35Voici maintenant la réponse : “Il n’y aurait pas alors de souvenir”. Si l’on admet que la conscience particulière qui accompagne chaque objet est produite par une certaine transformation, le souvenir n’est plus possible, parce que les divers moments successifs d’un processus de transformation sont distincts. Et l’on ne peut pas se souvenir de ce que l’on n’a pas éprouvé ou de ce qui a été éprouvé par un autre. Caitra, en effet, ne peut pas se souvenir des expériences qu’il n’a pas faites ou de celles qui ont été faites par Devadatta.
36D. On explique la formule : “il n’y aurait pas alors de souvenir”. Voici ce que le commentaire veut dire : cette expérience consciente dont on a parlé, qui est successive, revêt la forme d’une cruche, d’une étoffe, d’un chariot, et non celle du Soi. Elle a, au contraire, la forme d’une opération mentale de détermination (des objets). Mais ce qui relie les expériences conscientes a la forme d’un agent, est établi par sa propre expérience et est appelé “Soi”. Quant à l’argument : “ce qui croît avec le corps en a la nature”, il a été également réfuté. En effet, cette forme n’appartient qu’aux connaissances mentales. Et la règle manque d’universalité, car on observe une petite pensée dans de grands corps et une grande pensée dans de petits corps.4
37V. “Eh bien, qu’il n’y ait pas de souvenir ! Que perdons nous à cela ?” Cette position — remarque-t-on— est également insoutenable.
Ā. 6b. Il n'en va pas non plus ainsi, parce que cela est très bien connu. Le sujet qui se souvient est donc distinct du corps.
38V. Il est tout d’abord impossible de nier la mémoire, chose bien connue de tous. La mémoire est donc justifiée (par l’expérience commune). Le corps peut bien se transformer sans cesse, il existe un sujet dont la nature est une, qui fait telle ou telle expérience en présence de tel ou tel objet. C’est lui qui assure la continuité (de l’expérience). Donc, pour cette raison qu’on ne saurait rendre compte autrement du fait de la mémoire, le sujet qui se souvient est distinct du corps.
39Et c’est en vain que celui qui n’admet pas les inférences d’autrui invoquerait ici des raisons. C’est que l’inférence s’attache nécessairement aux déclarations du Cārvāka, à son corps défendant, comme le malheur (s’attache) à celui qui est déjà plongé dans le malheur. Ainsi, pour qui n’admet pas d’autre moyen de connaissance droite que la perception, ni de réalité distincte des quatre éléments, il n’est pas possible d’accéder à une connaissance perceptive de l’univers, avec les diverses qualités du visible, ainsi de l’élément terre avec la glaise, les pierres et toutes les choses immobiles, ainsi de l’élément aquatique avec les étangs, les rivières, les océans etc. (La perception), en effet, ayant pour cause des réalités individuelles déterminées, est incapable de prendre une vue synthétique de l’ensemble des réalités situées à l’intérieur de l’univers. Une telle vue synthétique, en revanche, résulte d’inférences telles que : “là où se rencontre la dureté, c’est la terre, comme dans le cas des plateaux, rocs, montagnes etc. ; là où l’élément terre est absent, comme dans le cas du vent etc., la dureté est aussi absente” ou : “tout ce qui est liquide est (en dernière analyse) de l’eau, car l’huile, le beurre fondu, le lait etc. ont la nature de l’eau”. De plus, comme il n’est pas immédiatement certain que les qualités de dureté etc. manifestées dans le corps sont celles mêmes de la terre etc., on ne peut conclure, sans l’aide d’une inférence, que les quatre grands éléments, terre etc., constituent le corps.
40De plus, lorsqu’ils disent : “seule la perception est moyen de connaissance droite ; l’inférence ne l’est pas”, leur détermination de ce qui est et de ce qui n’est pas moyen de connaissance droite ne tire pas sa certitude de la perception. Comme l’a dit Dharmakīrti : “Comme ce qui est moyen de connaissance droite et ce qui ne l’est pas sont dans une même situation, isolés d’autre chose, un autre moyen de connaissance droite existe réellement”. Il n’est donc pas illégitime d’utiliser l’inférence en s’adressant à autrui5. C’est en vue de convaincre qu’on a utilisé ici, au début de ce chapitre une inférence procédant par élimination. En revanche, le Soi qui se perçoit lui-même est manifeste et ainsi, pour l’établir, on n’a pas besoin d’un autre moyen de connaissance droite. On a dit :
41''C’est dans l’expérience interne immédiate (anubhūti) que culminent tous les moyens de connaissance droite ; la connaissance obtenue directement par cette voie, comment pourrait-elle encore avoir besoin d’autres moyens de connaissance droite ?
42Cela étant acquis, on peut encore interpréter comme une objection de l’adversaire, à condition de ne pas le couper, le demi-śloka (6a) : “A cause d’une certaine transformation (des éléments), il n’y aura pas alors de souvenir”. “Alors” signifie cette fois : “dans la condition de cadavre”. En dépit de la persistance d’une certaine forme très subtile de conscience, il n’y aurait pas alors de mémoire, “à cause d’une certaine transformation (des éléments)”. La conclusion définitive viendrait seulement ensuite : “Pas même dans ce cas, parce que cela est très bien connu”. L’expérience commune n’atteste nulle part que subsiste dans le cadavre une forme subtile de conscience mais pas de mémoire. Au contraire, chacun sait qu’un corps privé de vie ne possède aucune espèce de conscience, exactement comme les bâtons, les mottes de terre etc. Le sujet qui se souvient est donc bien distinct du corps ; ainsi, même en expliquant (le sūtra) de cette manière, notre position demeure exempte de défaut.
43D. On commence par expliquer (le sūtra) : “Il n’en va pas non plus ainsi... etc.”. La raison invoquée (par l’adversaire), à savoir : “parce que telle chose est présente lorsque telle autre est présente” n’est pas acceptable. Un facteur (A) peut bien être établi comme absent en un lieu (B), on peut cependant admettre la possibilité de sa présence en ce lieu en tant qu’effet d’un certain objet réel (C) qui, lui, est effectivement absent, et cela même en l’absence de toute ressemblance (entre A et C). Ainsi en va-t-il du feu (solaire) rendu présent par le cristal sūryakānta. Mais il n’en va plus ainsi lorsqu’un effet (déterminé) est déjà considéré comme présent. Dans ce cas, une cruche (A) par exemple, (dont on a déjà admis la présence possible), est simplement révélée par la présence de la lumière (C). Ainsi donc, considérant que la présence du Soi est possible ici, en tant qu’il se retrouve à travers divers effets, on l’établit, par sa propre perception, comme distinct du corps qui est un (simple) objet de perception.6
44— Mais d’où tire-t-on que son existence précède la conjonction du sperme et du sang ? Le doute est de mise à ce sujet !
45— Non, car l’inférence selon laquelle le fait de la mémoire ne saurait être justifié autrement rend son existence certaine. L’existence d’un sujet percevant avant même la conjonction du sperme et du sang est établie, parce que, au moment de l’expérience, les actions accomplies par les êtres vivants, et qui commencent par des mouvements de contraction ou d’extension aux points d’articulation vocale, présupposent un souvenir de l’utile et du nuisible. Or ce comportement s’observe chez les petits enfants eux-mêmes et nous amène ainsi à (reconnaître comme) sa cause le souvenir des perceptions antérieures. Autrement, en l’absence de cause, même les contractions etc. n’apparaîtraient pas chez les enfants. Il n’est pas davantage possible que cela se fasse, comme dans l’éternuement ou le bâillement, par la force d’une réalité (extérieure), sans que la causalité de la mémoire soit requise. On observe en effet que ces mouvements sont précédés par un effort. On a dit : “Comment pourrait-on inspirer et expirer sans effort ?” Et il n’y a pas d’effort qui ne soit précédé d’un certain acte de compréhension. Les petits enfants eux-mêmes, voire les nouveaux-nés, lorsqu’ils apaisent7 leur faim, inférée (par les autres) à partir des larmes abondantes qu’ils versent de temps en temps, produisent un certain effort consistant d’abord à bloquer la respiration puis à sucer tout en se retenant d’expectorer ; ils parviennent ainsi à se rassasier. Ainsi, leur manière d’avaler nous montre comment l’effort est précédé par une compréhension du souvenir de l’utile et du nuisible. Après cela, on se demande quel rôle pourrait encore jouer ici une force extérieure. Quant aux actions mêmes de bâiller ou d’éternuer, elles doivent bien leur origine, comme la pousse des ongles et des cheveux, à l’influence d’une réalité extérieure, puisqu’on n’observe pas qu’elles procèdent d’une compréhension de l’utile et du nuisible. Mais il n’en va pas ainsi pour les mouvements (volontaires) tels que les contractions etc. Considérons donc comme établie l’existence d’un sujet connaissant avant la naissance, puisqu’autrement ces gestes ne seraient pas possibles.
46On a dit : “Les premiers mouvements des organes (vocaux), la (première) exhalaison, le (premier) choc sur les points d’articulation n’auraient pas lieu sans une sensation antérieure”.8
47On réfute maintenant l’objection de principe liée au refus de l’inférence : “C’est en vain que... etc.” On remarque que la Tradition, comme moyen de connaissance droite, ne peut pas davantage être écartée par eux : “De plus... etc.”. “C’est en vue de la faire connaître...”, d’en faire connaître l’autorité (comme moyen de connaissance droite). Ceux qui prétendent réduire la pensée aux sens ont dit : “Même si le corps n’est qu’un objet de l’expérience sensible, les sens, qui en sont différents, ont la nature du sujet connaissant et le Soi ne se distingue pas d’eux’'’. Il faut savoir que cela aussi est réfuté par l’inférence. L’existence des organes sensoriels tels que l’œil etc. est établie, puisqu’autrement on ne verrait pas les formes colorées etc. Mais il ne convient pas d’en faire des êtres pensants. Ils ne peuvent pas penser, puisqu’il est établi qu’ils sont de (simples) instruments, comme les miroirs. Les bouddhistes eux-mêmes ont dit :
48“Ces gens connaissent le Soi comme distinct des sens etc., parce qu’il désire le supérieur et l’inférieur, alors que les idées de destruction et de production (s’appliquent aux sens).”9
49Ainsi, quand vous dites que les autres choses (le corps et les sens) constituent le Soi, il n’y a là qu’une querelle sur des mots. Dans votre doctrine le groupe des sens est de nature matérielle, alors que, selon nous, il est fait des trois guṇa ; (de toute manière) il requiert, tel un lit, un utilisateur autre que lui-même On a déjà écarté l’idée que les sens puissent servir au corps qui est lui-même un objet d’expérience. “En revanche... etc.” : on écarte ici l’idée selon laquelle le Soi serait établi grâce à l’inférence. On résume ce qui a été acquis : “Cela étant acquis... etc.”. On indique enfin une autre interprétation possible : “On peut encore... etc.”.
50V. Après avoir ainsi établi la catégorie de l’âme liée on en indique les particularités :
Ā. 7. L’âme n’est pas non-pervasive, ni confinée dans l’instant, ni unique, ni inconsciente, ni inactive, ni jointe à une pensée distincte d’elle-même. C’est que, d’après la Révélation, elle (obtient) la nature de Śiva, lorsque sont détruits les liens.
51V. L’âme n’est ni non-pervasive ni confinée dans l’instant, parce qu’elle n’est pas limitée par le lieu et le moment. On a dit :
52“On considère comme pervasive et éternelle toute chose dont la nature n’est pas limitée par le lieu et le moment, aussi l’âme est-elle éternelle et pervasive”.
53Et elle n’est pas unique. Ainsi les partisans du brahman qui considèrent “un unique régisseur, âme intérieure à tout être” ne peuvent nier ce fait d’expérience qu’est la répartition individuelle de la naissance, de la mort, des organes etc. où l’on décèle la pluralité des esprits. Elle n’est pas non plus inconsciente, comme le croient les partisans du Nyāya et ceux du Vaiśeṣika. Pas davantage n’est-elle inactive, comme le croient les partisans du Sāṃkhya. Et elle n’est pas non plus, comme le croient certains, jointe à une conscience adventice. Pourquoi ? “C’est que, d’après la Révélation, elle (obtient) la nature de Śiva, lorsque sont détruits les liens”. Lorsque disparaissent les liens, nescience etc., lorsque se perd leur pouvoir d’obstruction, la Révélation nous enseigne que l’âme voit alors se manifester sa nature de Śiva. C’est ainsi qu’on a déclaré :
54“La connaissance procède de Śiva et tend à écarter les liens faits de karman, de māyā et d’individuation, de telle sorte que se manifeste sa nature de Śiva”.
55Et cette nature de Śiva est privée de qualités (négatives) telles que le caractère non-pervasif etc. et elle n’est pas non plus privée de connaissance ou d’activité. Au contraire,10 des textes tels que : “Eternelle parce que non délimitée par le temps, non-localisée de par son immensité” établissent qu’elle possède les qualités opposées. Il ne faut pas penser non plus que cette omniscience et cette activité universelle, sous prétexte qu’elles ne surgissent que dans la délivrance, sont absentes (de l’âme) dans la condition transmigrante. On établira en effet, par la suite, l’impossibilité qu’il y a à produire quelque chose qui n’existe pas déjà.
56D. Ces propriétés de l’âme, comme le caractère pervasif etc., ont été établies chemin faisant dans le chapitre consacré à la réfutation des autres doctrines de salut. On ne les expose donc pas ici en détail.
57— Mais une partie des partisans du Nyāya estiment que l’âme est inconsciente mais éclairée par la connaissance des objets extérieurs !
58— Non, on a dit qu’elle apparaissait constamment comme un non-objet. De plus, dans le cas d’un Soi inconscient, l’éclairement des objets extérieurs ne serait pas non plus possible. Un tel Soi, en effet, serait connu par la lumière (de l’inférence),11 comme l’est le Soi d’autrui. Ce qui éclaire un objet n’a pas lui-même la nature de l’objet mais bien celle du Soi : s’il ne se distinguait pas de l’objet, toutes choses seraient “à éclairer”. Et si le Soi n’éclaire pas, rien n’est éclairé et l’univers n’est plus que nuit. On a dit :’’L’expérience de l’objet n’est pas justifiable pour celui qui n’accepte pas le caractère auto-éclairé de la connaissance”. Le Soi est ainsi établi comme une réalité permanente. Certains, dans le sillage des partisans du Vaiśeṣika, ont déclaré : “Puisqu’il n’y a pas de conscience lorsqu’il n’y a pas de corps, la conscience n’appartient pas à la nature de l’âme”. A ceux-là on répond : “Et elle n’est pas non plus inconsciente Eux-mêmes sont contraints d’admettre que la connaissance, comme les fruits du karman, existe (dans l’âme) sous forme potentielle. En établissant la doctrine de la préexistence des effets dans leurs causes, on réfutera celle de la production à partir du non-être.
59— Mais vous admettez vous-mêmes que les fruits du karman sont présents simplement dans la buddhi !
60— C’est vrai, mais il n’y a pas là de contradiction, car cela n’était présenté qu’à titre d’exemple (d’une réalité) à l’état potentiel. On a ainsi réfuté la doctrine du caractère adventice (de la conscience).
Notes de bas de page
1 Bṛhadāraṇyakopaniṣad, 143. Le thème évoqué ici est celui de la līlā, du jeu divin gratuit qui produit le monde. Sur sa signification propre, voir O. Lacombe, L'absolu selon le Vedânta, 2ème éd., Paris, 1966, p. 240-245.
2 Le “brahman diversifié” -citrabrahman- évoque sans doute une variété de Vedânta qui, sans nécessairement violer le principe de la non-dualité, penserait le brahman comme intrinsèquement créateur et solidaire de sa création (cf. le bhedābheda). Quant au śāntabrahman, il s’agit d’une qualification nettement dépréciative surtout utilisée dans le śivaïsme cachemirien pour désigner l’absence, dans le brahman conçu à la manière du Vedânta, de toute śakti intrinsèque (on dit qu’il est pure luminosité passive -prakāśa- mais sans prise de conscience active -vimarśa-). De toute manière, la réalité du monde est supposée ici déjà établie, d’où la tournure particulière prise par l’argumentation.
3 Leçon de (C) : kva.
4 On veut sans doute exprimer par là le fait d’expérience selon lequel l’intelligence des animaux n’est pas en rapport direct avec leur taille : une souris, par exemple, peut être plus “intelligente” qu’un crocodile....
5 En lisant, avec (C), na paraṃ praty asiddhatvam anumānasya. La leçon de (D) : na paraṃ pratyakṣasiddhatvam... est moins satisfaisante.
6 Interprétation conjecturale, le passage étant corrompu.
7 En corrigeant (dīpikā, p. 190, 1. 12) upagamana en apagamana.
8 Vākyapadīya, I 122, avec une modification importante : vinā pūrvavedanām au lieu de vinā śabdabhāvanām, “sans l’impulsion (déjà là) de la parole”.
9 Pramāṇavārttika, I 249b-250a, éd. cit., p. 85.
10 En lisant, avec (C), pratyuta. (D) a prāgukta, “(les qualités opposées) mentionnées plus haut”.
11 En corrigeant (p. 193, 1. 6) tatprakāśād en tatprakāśyatvād.
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