Chapitre V. Les cinq opérations
p. 138-156
Texte intégral
1V. Ce nouveau chapitre est consacré à la description des deux activités restantes, appelées “Grâce” et “occultation”. Celles-ci relèvent de la catégorie du Maître telle qu’elle était impliquée dans l’expression “qui accomplit toutes choses”, à l’intérieur du sūtra fondamental. De la sorte, les liaisons au niveau du sūtra et à celui de la catégorie apparaissent clairement. En ce qui concerne la liaison au niveau de la section, il faut savoir qu’elle s’opère avec la Section de la Doctrine. Au niveau de la phrase explicative, elle s’opère avec des phrases telles que : “La naissance du monde, son maintien, sa destruction, l’obscuration (des âmes), leur libération... etc.”. Enfin, au niveau du chapitre, elle a été amorcée dans le chapitre précédent par les mots : “éveillant ceux qui sont susceptibles de l’être”.
Ā. 1. Lorsque décline et se perd complètement la participation aux ténèbres et à la puissance (néfaste), l'Ami de ce monde, Śiva, révèle à l'âme l'infinitude de sa connaissance et de son activité.
2V. Il y a participation “aux ténèbres”, c’est à dire à la souillure, et à cette puissance du Seigneur appelée Vāmā, et cela consiste à entretenir de basses pensées. Lorsque cette participation “décline”, se termine, cette “perte complète” est une conversion à l’isolement spirituel (kaivalya). Il est dit dans le vénérable Svāyaṃbhuva : “Lorsque cela a disparu, cette (perte) est ce qui oriente vers le bonheur suprême”.1 Lorsque cette disposition est réelle, le suprême Seigneur enclin à favoriser l’élévation du monde, manifeste à l’âme, au Soi, l’infinitude de sa connaissance et de son activité.
3Cette double infinitude, bien qu’existante, est recouverte par l’interposition2 de la souillure ; avec l’involution de cette dernière le recouvrement disparaît et (l’infinitude) est manifestée. Mais on a déjà dit qu’il ne s’agissait pas de la manifestation de quelque chose qui n’aurait pas existé auparavant. Nous le redirons à propos (de l’examen) de la doctrine selon laquelle les effets préexistent (dans leurs causes).
4D. On introduit d’abord le chapitre qui commence par les mots : “Lorsque décline...”.
5— Mais ce chapitre où figurent des expressions telles que : “omniscient parce que doué d’une activité universelle” traite aussi de l’omniscience du Maître. Pourquoi dire alors qu’il décrit (seulement) “deux opérations” ?
6— Il n’y a pas ici de faute : destinées à être exposées en premier lieu, ces (deux opérations) désignent indirectement (les autres). Il faut savoir que ce même procédé de désignation indirecte sert ici à énoncer la quintuple liaison. Etant donné que les opérations consistant à faire mûrir le karman de ceux qui en sont affectés, opérations qui ont été auparavant, à la fin du chapitre précédent, désignées par des expressions comme “faisant mûrir le karman de ceux qui en sont affectés, ont le sens de “Grâce” et d’“occultation,” il n’est pas nécessaire d’établir une liaison avec des sūtra énonçant (spécialement) ces opérations. En revanche, on indique la liaison avec des sūtra qui énoncent l’omniscience. De la même manière, ont été indiquées les liaisons au niveau de la section et au niveau de la catégorie. Celle au niveau du sūtra s’opère par le terme “omniscient”. Au niveau de la phrase, la liaison est multiple, s’opérant avec des expressions telles que : “tout cela... doit Lui être attribué”. Au niveau du chapitre, elle a été indiquée par l’expression : “Il contemple tout ce qui est”.
7Quant à l’obstruction dont l’essence est l’occultation, l’auteur des sūtra ne la mentionne pas ici séparément pour cette raison qu’elle est impliquée dans les opérations de création etc., puisqu’il a été dit qu’elle consistait à goûter les jouissances. Quant à la Grâce, elle est évoquée — selon le commentaire — par tout le passage commençant par : “la participation aux ténèbres et à la puissance...” “Cette perte complète...” : le commentaire pose que cette expression doit être rapportée à l’âme ; on la complètera ainsi : “cette perte de la participation à la souillure”. “Une conversion à l’isolement spirituel” : on veut dire par là que cette “perte” doit être comprise comme un intense désir (de l’âme) de s’éloigner de cette (souillure). “Lorsqu’elle est réelle...” : l’initiation doit être conférée par les maîtres spirituels à telle ou telle âme dès que sa dévotion, sa foi et aussi certains signes leur donnent la certitude de la descente de la Grâce en cette âme. “L’âme” : ce singulier désigne l’espèce.
Ā. 2. Ceux dont Il provoque la délivrance pendant le sommeil (cosmique) deviennent immédiatement des Śiva ; ou bien (d’autres) le deviennent lors de la dissolution ou de la création, d'autres encore deviennent des régents.
8V. Ceux à qui le suprême Seigneur dispense Sa Grâce pendant que (l’univers) est plongé dans le sommeil acquièrent à l’instant même la nature de Śiva. Mais ils ne deviennent pas des “gouvernants” (adhikārin), car ces derniers, à cause d’un reste de souillure, ne sont pas aptes à recevoir la nature de Śiva ; de plus, il n’y a pas place alors pour des “gouvernants”. Ceux qui sont délivrés lors de la rétraction cosmique ou de la (nouvelle) création deviennent eux aussi, immédiatement et sans interférence, des Śiva.
9“Ou bien”, en fonction de l’involution plus ou moins avancée de leur souillure au moment de la création ou de la rétraction cosmique, ces âmes voient se manifester leur nature de Śiva et accèdent ainsi à une délivrance exempte de toute fonction (adhikāra), ou bien elles reçoivent une “régence” (patitva) qui comporte une fonction ; tel est le sens. Celles qui, lors de la rétraction cosmique, bénéficient d’une Grâce “assortie d’une fonction”, deviennent des Rudra et recevront (effectivement) leur fonction au moment de la (prochaine) création. Enfin, celles à qui cette Grâce “assortie d’une fonction” échoit au moment de la création, deviennent des régents” et reçoivent des fonctions comme celles de Vidyeśvara supérieur ou inférieur.3
10— La Révélation nous apprend bien que des âmes favorisées de la Grâce obtiennent la nature de Śiva, tant au moment de la création qu’à celui de la rétraction cosmique, mais comment cela s’opère-t-il ?
11— Elles l’obtiennent purement et simplement : pour l’involution de la souillure et la Grâce du suprême Seigneur il n’y a pas de moment déterminé.
12D. “Ces derniers...” : il s’agit ici des “gouvernants”. “Sans interférence” le sens est que rien n’y fait obstacle. Ce type de Grâce est dispensé par le Seigneur en l’absence de tout “support”.
13V. Après avoir indiqué les types de délivrance propres à ceux qui sont touchés par la Grâce (respectivement) au moment de la création, de la rétraction ou du sommeil cosmique, on indique maintenant les types (de délivrance) propres à ceux qui sont touchés par la Grâce pendant la période de maintien de l’univers.
Ā. 3. Ils ont part au séjour des Rudra, des Mantra, de leurs maîtres, du Seigneur, les êtres pensants qu'il favorise de Sa Grâce pendant le maintien de l'univers, en assumant la forme de leur maître spirituel.
14V. Le suprême Seigneur, prenant pour support les maîtres spirituels, dispense, pendant la période de maintien de l’univers, Sa Grâce aux êtres pensants. Il s’agit (uniquement) de ceux dont la pensée est digne de louange parce qu’à force de se concentrer sur Lui elle a pour (seul) domaine le bonheur spirituel inférieur ou supérieur. Ceux-ci, en fonction du degré de Grâce qui leur est échue, faible, intense etc., obtiennent un séjour en relation avec les cinq fois huit Rudra4, les soixante-dix millions de Mantra, leurs maîtres les Vidyeśvara, et le Seigneur lui-même jusqu’au niveau de Sadāśiva5. Cela signifie notamment qu’ils ont accès aux mêmes mondes (que ces divinités, respectivement).
15D. “Prenant pour support les maîtres spirituels...” : durant la période de maintien de l’univers aussi (le Seigneur) dispense la Grâce en utilisant un support. “Leurs maîtres...” : il s’agit des maîtres des Mantra inférieurs. Il ne s’agit pas d’Ananta etc. car, dans des phrases comme : “De l’un à l’autre s’opère un échange réciproque”, on énoncera la possibilité d’une déchéance pour ceux qui ont atteint ce niveau. Or, pour ceux qui ont atteint le niveau d’Ananta etc ; il n’y a plus de déchéance possible : ayant dépassé la māyā ils n’ont plus de karman etc.. Il est dit dans le Raurava : “Après avoir longtemps goûté les jouissances au milieu d’un essaim de femmes divines, leurs désirs éteints, ils ont part à la suprême majesté du séjour de Śiva”,6 “Le Seigneur lui-même jusqu’au niveau de Sadāśiva...” : étant donné que le terme “Seigneur” appliqué à Ananta désigne le séjour des Vidyeśvara il s’agit ici du Maître de ces derniers, le suprême Seigneur qui, dans l’état de dissolution, contrôle les mondes de Sadāśiva etc. ; tel est le sens.
16V. Mais si l’obtention de tel ou tel séjour dépend de différences dans la descente même de la Grâce, comment ces dernières viennent-elles à être connues ? A cette question on répond :
Â. 7. Lorsque la Grâce échoit à des êtres incarnés, de telle manière que cesse pour eux (la transmigration), le signe en est la nostalgie intense de la délivrance, l'aversion pour le maintien dans l'existence,
5. la dévotion envers les dévots de Śiva, la foi dans les règles dont Il est l’Auteur. A partir de là, même les gens obtus peuvent inférer quel reste (de souillure) est cause (de leur maintien provisoire dans l’existence).
17V. Dans le cas d’êtres dépourvus de corps il est difficile pour leurs maîtres spirituels de remarquer la descente de la Grâce. Lorsque la Grâce du suprême Seigneur échoit à des êtres incarnés, de telle sorte qu’ils ne sont plus destinés à se manifester (dans l’existence), ceux-ci, à l’époque de la chute de la Grâce, ressentent un vif désir de délivrance, une aversion envers la transmigration, une dévotion envers les dévots du suprême Seigneur et une foi dans les traités dont Il est l’Auteur. Tout cela en est “le signe”, la marque. Grâce à cette marque très nette, ceux-là mêmes dont l’esprit manque d’acuité infèrent ce qu’il en est du groupe de liens subsistant chez eux et qui est responsable de leur maintien dans l’existence. Même ceux qui sont peu intelligents infèrent, lorsque ces signes sont peu nets, que le relâchement des liens chez l’âme intéressée est peu avancé ; tel est le sens.
18D. A partir de “Mais si...” on introduit le sūtra qui commence par : “Lorsque la Grâce...”. Au passage, on expose quels sont les signes de la descente de la Grâce, notion auxiliaire de celle de Grâce proprement dite.
19V. Mais qu’a-t-on à faire de cette nouveauté complète qu’est “la certitude de la descente de la Grâce” ? Pourquoi ne pas prendre comme signe d’inférence cette marque de l’obtention de l’isolement spirituel qui est acceptée par toutes les doctrines ? On a dit : “Celui qui ne se réjouit pas dans la fortune ni ne s’afflige dans l’adversité, celui qui se montre le même envers tous les êtres, est appelé “délivré vivant”.
20Sur ce point on déclare :
Ā. 6-7. Chez ceux qui se réalisent à l’aide des raisonnements et du yoga (prônés) par les doctrines conçues par des âmes liées, il y a une certaine équanimité à l’égard des deux types d’action. Mais, comme il existe (dans notre système), au niveau des types de délivrance assortis d’une fonction, des âmes susceptibles de goûter des fruits excellents etc., et cela à cause de différences dans les moyens utilisés et dans l’attitude intérieure, une triade de types d’action est requise. Entre les deux modes (inférieurs) de délivrance s’opère un échange réciproque7 caractérisé par la perte et l’acquisition.
21V. Ceux qui, à l’aide des “doctrines conçues par des âmes liées”, à l’aide de connaissances de ce niveau, à l’aide aussi du yoga prôné par Patañjali et d’autres à sa suite, se sont “réalisés”, ont atteint un état d’indifférence procuré par l’attribut du sattva, chez ceux-là se produit l’égalisation des deux (affects) de la joie et de l’irritation provoqués par les deux types d’action, avantageuse et désavantageuse. Ils ne s’affligent pas de leurs pertes et ne se réjouissant pas de leurs gains, car ils se tiennent dans un état d’indifférence. Soit ! Nous ne le nions pas !
22Mais ici il y a cependant une différence à l’intérieur des types de délivrance assortis d’une fonction, et cette différence provient de celle qui existe au niveau de l’initiation etc. On évoquera ainsi plus loin “l’initiation selon la loi de ce monde et celle selon la loi de Śiva”.8 Quant à la différence dans “l’attitude intérieure”, elle consiste dans la confiance joyeuse en l’obtention de tel séjour ou de tel autre. C’est ainsi qu’il est dit dans le vénérable Sūkṣmasvāyambhuva : “Quiconque aspire à des jouissances relevant de tel niveau est assigné à ce niveau même ; muni de pouvoirs, grâce à la capacité des Mantra...”.9
23Aussi y a t-il — en fonction de ces différences dans les moyens et l’attitude intérieure — I) une qualification pour des fruits supérieurs consistant dans l’accès au séjour des grands Mantreśvara, 2) une qualification pour des fruits supérieurs consistant dans l’accès au séjour des Mantreśvara, 3) une qualification pour l’accès au séjour des “gouvernants” inférieurs, les cinq huitaines (de Rudra) etc. C’est en vue d’assurer tout cela qu’une triade de types d’action est requise. On veut dire, en somme, que les âmes touchées par la Grâce occupent des postes de “gouvernants” supérieurs, moyens ou inférieurs, selon la plus ou moins grande intensité avec laquelle se manifestent leur dévotion et leur foi.
24“Entre les deux... s’opère un échange réciproque” : entre les deux types de délivrance, inférieur et moyen, intervient un certain échange réciproque. Il y a obtention d’un séjour supérieur ou inférieur parce qu’il est possible de déchoir de son propre séjour ou (au contraire) d’augmenter son pouvoir. Mais (dans les deux cas) il n’y a jamais obtention immédiate de la délivrance absolue. Dans le troisième type, au contraire, cette (délivrance absolue) est atteinte immédiatement après l’obtention des fonctions propres aux “gouvernants” de ces séjours.10
25D. En vue d’introduire le sūtra commençant par : “Chez ceux qui se réalisent...” on présente une objection faite du point de vue des autres doctrines : “Mais qu’a-t-on à faire... etc.”. On indique que dans l’expression : “une triade de ces choses-là”, le terme “ces” désigne des types particuliers d’actions. “Leur dévotion et leur foi” : ce sont les comportements dont on a parlé précédemment, dévotion etc., que l’on a en vue ici.
26— Mais, dans ce cas, on ne devrait pas prendre en considération les deux comportements indirectement désignés dans l’expression : “Celui qui ne se réjouit pas...” !
27— Non ! Ils sont en rapport avec la foi et la dévotion et doivent être pris en considération avec eux ; tel est le sens. “Parce qu’il est possible de déchoir...” il y a possibilité de descente au début d’une création dans le cas de ces types de délivrance qui consistent en l’obtention de tel ou tel monde et ne subsistent que jusqu’à la grande dissolution cosmique. C’est qu’un reste de karman (s’attache à ces âmes).
28— Mais, s’il en est ainsi, ces deux délivrances perdent leur nature de délivrance !
29— Certes, mais comme elles ne consistent qu’en une apparence de délivrance,11 il n’y a pas ici de contradiction. “Parce qu’il est possible... d’augmenter son pouvoir” : cette expression désigne indirectement l’obtention de la (vraie) délivrance. Puisque l’involution de la souillure se produit également à l’intérieur de ces mondes, la délivrance par la voie de l’initiation y est possible. Les maîtres spirituels habitent dans toute la série des mondes.
30V. D’où vient cette diversité dans les signes, en fonction de laquelle il existe trois espèces différentes de “délivrance avec fonction” ? On répond :
Ā. 8. Chez les êtres vivants ces signes dépendent de la puissance d'obstruction du maître des ténèbres, selon qu’elle a disparu dans une faible mesure, ou bien à demi, ou bien en ne laissant que des traces minimes.
31V. Le “maître des ténèbres” est le Seigneur Vāmadeva12 qui entrave les puissances de connaissance et d’action. La gradation des signes (de la délivrance prochaine) s’établit chez les êtres incarnés en fonction de ce pouvoir d’obstruction, selon qu’il a disparu dans une certaine mesure, à moitié, ou en ne laissant que de faibles restes.
32D. A partir de “D’où vient...” on indique que les signes de la descente de la Grâce apparaissent lorsque (les âmes) cessent d’être sous l’emprise de la puissance d’obstruction du Seigneur.
33V. Ainsi donc...
Ā. 9. En transcendant cette triade de qualifications, le grand Seigneur dispense Sa Grâce à l'âme pendant le sommeil cosmique. C’est que cette (triade) est en rapport avec les fonctions.
34V. C’est sans prendre en considération cette triade des qualifications qu’il dispense à l’âme Sa Grâce pendant le sommeil cosmique, le singulier (“l’âme”) désignant ici l’espèce. Le sens est qu’il dispense alors la Grâce aux âmes sans se régler sur cette diversité des qualifications. On en donne la raison : “C’est que cette (triade) est en rapport avec les fonctions” ; la triade des qualifications dépend des fonctions. Or, à ce moment là, on n’a que faire des fonctions ; c’est pourquoi cette (triade) n’est pas prise en considération.
35D. “Cette triade des qualifications...” : on a dit que la cause de cette souillure liée à l’occupation d’une fonction était une (certaine) involution de la souillure...13 Et il n’existe pas de (quatrième) qualification caractérisée comme une complète involution de la souillure, car ce serait là une conclusion dépassant les prémisses.14 De plus, la Grâce “sans support” est possible également pendant la période de maintien de l’univers que désigne ici indirectement l’ex pression “pendant le sommeil cosmique”. Enfin, on a parlé plus haut (du séjour de Śiva) “caractérisé par la paix”.
Ā. 10a. Au début d’une (nouvelle) création et lors de la troisième rétraction des êtres, (il en va) comme dans l'état de sommeil cosmique.
36V. Lors du futur recommencement de la création, vers la fin de la période de rétraction, et lors de cette troisième rétraction des êtres dont il sera question plus loin, les âmes qu’il favorise de Sa Grâce deviennent des Śiva, au même titre que les âmes favorisées de la Grâce pendant le sommeil cosmique.
37D. “Lors de la troisième rétraction des êtres...” : lors de la grande dissolution cosmique. On parlera (aussi) de la dissolution du triple monde et de la dissolution moyenne.
38V. On a dit plus haut : “Il dispense à l’âme Sa Grâce pendant le sommeil cosmique”. On va maintenant définir ce qu’on entend par “âme”.
Ā. 10. Ce qu’on appelle “âme” (aṇu), c’est ce qui est rendu tel après qu’il en ait écarté cela.
39V. Il s’agit de ce sujet dont on vient de parler et qui est favorisé de la Grâce, soit au début de la création, soit lors de la troisième rétraction des êtres, soit pendant le sommeil cosmique. Après que cela en ait été “écarté”, éloigné, elle est rendue “telle”, c’est-à-dire que sa nature de Śiva devient manifeste. Ce sujet doit être connu sous le nom d’âme (aṇu). Etant subtile (aṇu), elle est écartée (de la transmigration).
40D. La citation : “Il dispense à l’âme... etc.” sert ici à introduire le sūtra commençant par : “Ce qu’on appelle...”. On doit donner (dans le sūtra) au mot yad (“cela”) la valeur de yasmād (“parce que”) et comprendre ainsi, en complétant : “parce qu’il en écarte la souillure etc.” Par “tel” il faut entendre “favorisé de la Grâce”. “Sa nature de Śiva devient manifeste...” : Elle est appelée aṇu (“âme” ou “principe subtil”) en raison de sa subtilité, une fois débarrassée de ses liens ; tel est le sens.
41V. Ce qui avait été énoncé plus haut ainsi : “Eveillant ceux qui sont susceptibles de l’être” a été (ensuite) présenté comme la manifestation d’une infinitude de la connaissance et de l’activité. De même, la formule : “entravant ceux qui sont destinés à l’être” a été développée par la suite : “Ceux dont Il provoque la délivrance pendant le sommeil cosmique...”. Ce genre de Grâce n’étant accordé qu’à quelques âmes, il allait sans dire que les autres âmes restaient alors entravées. On va maintenant commenter la formule : “faisant mûrir le karman de ceux qui en sont affectés”.
Ā. 10b. Il fait ainsi mûrir ce qui est la graine du corps etc., et ce à partir du moment où (les âmes) entrent en repos.
42V. Les puissances du Seigneur sont engagées dans toutes les activités. A l’aide de ces puissances Il fait mûrir chez les créatures, pendant le sommeil cosmique, le karman qui est à l’origine du corps, des sens, de la naissance, de la vie et de l’expérience affective. Il le “prépare” afin de le rendre apte à produire des fruits.
43D. Les mots : “Ce qui avait été énoncé... etc.” servent à relier au contexte le sūtra commençant par : “Il fait ainsi...”. “On va maintenant...” : l’opération d’obstruction ayant déjà été impliquée, remarque le commentaire, c’est la maturation du karman qui reste (à commenter), et c’est sur elle que portent les mots : “Il fait ainsi mûrir... etc.”. On explique alors l’expression : “à partir du moment où elles entrent en repos” par : “pendant le sommeil cosmique”. Ceci désigne aussi indirectement la période de maintien de l’univers. Le sens est que (le Seigneur) fait mûrir le karman jusqu’au moment de la création du corps etc. qui s’appuie sur lui.
44V. Aussi...
Ā. II. (Le karman), s’il était dépourvu d’un certain élément constitutif de la qualification, ne (fructifierait) pas immédiatement, à l’instar des plantes etc.
45V. “Dépourvu” signifie “non accompagné par” ; la “qualification” est l’aptitude, 1'élément constitutif le facteur productif qui consiste en une disposition appelée “maturation”. Sans cet élément, le karman ne peut pas “immédiatement, aussitôt, porter de fruits. Il en va de lui comme de la plante connue sous le nom de myrobolam jaune (harītakī), ainsi convient-il de compléter. On a dit. Des choses comme le myrobolam jaune peuvent bien être réelles. Si elles ne sont pas parvenues à maturation, elles seront incapables de produire leurs effets (spécifiques), justement parce que la maturité, cause auxiliaire de l’aptitude, leur fait défaut”. De même, le karman, même réel, ne peut porter de fruits tant qu’il n’est pas parvenu à maturation. C’est en ce sens qu’il dépend de la maturation.
46Mais — remarque-t-on — le karman ne mûrit pas spontanément :
Ā. 12. Même apte à mûrir, (le karman) n’est pas en mesure d’accomplir par lui-même sa propre maturation. Cela est la loi commune de toute réalité sujette à se transformer.
47V. Même susceptible de se transformer, il n’est pas capable de se faire mûrir par une opération de lui-même sur lui-même. Cela est la loi commune de toute chose, de toute réalité sujette à se transformer, ainsi le lait etc. Leur transformation s’opère en dépendance de quelque autre principe et non autrement. Ainsi, parce qu’il est une réalité sujette à se transformer, la maturation du karman n’est pas un processus indépendant. Cela a été montré également par l’expression : “rendant aptes à la manifestation Ses puissances de māyā”, car cette puissance aussi est chose sujette à se transformer. Et l’on a dit qu’il n’est pas facile,15 pour qui n’est pas le Seigneur, de faire évoluer la souillure, la māyā et le karman. Mais l’expression : “(le puruṣa) gouverne (īśati)” n’est pas fautive, dans le sens de : “il se comporte comme le Seigneur (īśa)”. Il faut se référer ici à la tradition des grammairiens selon laquelle : “Tous les thèmes nominaux... recevront le suffixe kvip”, (de sorte qu’ils pourront être traités comme des racines).
48D. “Même susceptible de se transformer... etc.” : parce que (le karman) est chose non-pensante et parce qu’il y a contradiction à ce qu’une chose agisse sur elle-même ; tel est le sens. “Et l’on a dit... etc.” : c’est la même loi — remarque-t-on — qui s’applique à la māyā etc.. “Il n’est pas aisé... etc.” : l’esprit (puruṣa) n’étant pas autonome, il ne peut provoquer activement leur maturation ; tel est le sens.
49V. Jusqu’ici on a (seulement) démontré l’activité universelle du suprême Seigneur ; on démontre maintenant Son omniscience.
Ā.13. Il est omniscient parce que doué d'une activité universelle. Celui qui connaît (une activité) avec ses moyens, ses auxiliaires et ses résultats, exerce cette activité. Cela est bien établi.
50V. L’omniscience du Seigneur est un corrélat de Son activité universelle, car cette dernière ne serait pas possible sans l’omniscience. Celui qui connaît “quelque chose”, c’est à dire ce qui sert à accomplir une action avec ses instruments et ses résultats, celui-là, puisqu’il est en possession des divers facteurs productifs de cette opération, est bien celui qui l’accomplit (effectivement) ; ainsi en va-t-il des tisserands etc. et de la fabrication des étoffes etc. Mais celui qui, dans un domaine quelconque, est ignorant, n’est pas en mesure d’y déployer une activité ; c’est le cas du sot, lorsqu’il s’agit d’apporter des raisonnements et des connaissances etc. “Cela est bien établi” : il en va toujours ainsi.
51D. Par les mots : “Jusqu’ici... etc.” on introduit le sūtra commençant par “Il est omniscient”. A partir de : “L’omniscience du Seigneur”, on explique le sūtra lui-même. “Ce qui sert à accomplir une action...” : il s’agit de la cause matérielle qui est à l’origine de l’accomplissement d’une opération. En effet, celui qui fabrique une étoffe est au courant de ce qui est à fabriquer, l’étoffe, ainsi que des matériaux, fils etc., et des accessoires qui concourent à la fabrication, tels que brosse, métier à tisser etc., et enfin du résultat (recherché), possibilité de se couvrir d’un manteau etc. Ainsi le Seigneur, Auteur de cet univers entier, pur et impur, connaît — puisqu’Il a fait tout cela excellemment — la cause matérielle de ce monde, consistant dans la māyā et la grande māyā, les activités annexes telles que le culte du Seigneur etc., les résultats, c’est-à-dire l’expérience d’objets situés sur les voies pure et impure et aussi la délivrance. Comme Il connaît tout cela et l’accomplit correctement, Son omniscience est établie. Comme on ne Le voit pas utiliser un support pour exercer aucune de Ses activités, (on dit) qu’il agit sans support ; il en va comme de la lumière d’une lampe (qui n’est pas vue en tant que telle).16
52— Mais l’on observe que toute conscience ne produit des effets qu’en prenant appui sur un corps. Or, on a précédemment nié que le Seigneur possédât (réellement) un corps et, dans cette hypothèse, Il se caractérise comme un Soi qui ne comprend pas tout à travers ses activités ; c’est dire que le Seigneur sera tout simplement ignorant !
53— Non, car l’exemple du vent est là pour ôter (à cette inférence) toute portée universelle. Le vent, en effet, même si l’on observe en ce monde qu’il produit la respiration en utilisant le support constitué par le corps, produit (aussi bien), sans avoir besoin de support, l’agitation des arbres etc. Ainsi en va-t-il de la connaissance (du Seigneur) et, comme elle n’a pas besoin de support, Son omniscience est établie.
À. 14. Cette (connaissance), étant libre de toute obstruction, n’a pas besoin de s’appuyer sur des facteurs de manifestation. Elle ne comporte jamais le doute et n’est donc jamais erronée.
54V. Cette omniscience de Śiva, étant éternellement exempte de la souillure, n’est pas tributaire des facteurs de manifestation. Pour cette raison même elle n’est pas non plus sujette au doute, à la contradiction, comme l’est (la connaissance) des êtres transmigrants.
55D. La connaissance du Seigneur n’est donc pas semblable à celle d’êtres tels que nous. C’est que — remarque le commentaire — elle ne souffre d’aucune obstruction. Cela s’applique aussi, indirectement, à Son activité.
56V. C’est ainsi que...
Ā. 15. (Les connaissances) qui dépendent d’un facteur de manifestation, étant recouvertes par les puissances de la souillure, sont exposées à être contredites, en fonction de ce facteur même.
57V. Les connaissances qui, en vue de la production de l’expérience affective, sont tributaires d’un facteur de manifestation, kalā etc. — cela parce qu’elles sont recouvertes par la puissance de la souillure — sont, en raison de la faible lumière apportée par ces facteurs, sujettes à contradiction dans le domaine des objets connaissables en rapport avec tel ou tel de ces facteurs. La connaissance du Seigneur n’est pas de cette espèce, car elle est exempte d’obstruction, comme on vient de le dire. Le vénérable Kiraṇa déclare également : “Śiva, étant éternellement exempt de la souillure, est ainsi omniscient”.17
58Et par suite...
Ā. 16. La connaissance de Śiva ne passe pas par les sens ; elle n’est pas dépendante d’un signe d’inférence, ni de caractère verbal. Elle resplendit, immaculée, toujours et en toutes choses.
59V. Si Sa connaissance était une perception elle serait tributaire des sens. Elle se modèlerait sur leur acuité ou leur absence d’acuité, sur leur existence ou leur non-existence, et ainsi elle serait sujette à la contradiction. Or la connaissance de Śiva n’est pas telle et n’est donc pas une perception. Elle n’est pas davantage de l’ordre de l’inférence, car cette dernière fonctionne en dépendance de la perception. La connaissance de caractère verbal est tout à fait hors de question, car elle a pour domaine les objets complètement cachés. Or rien n’est caché pour le Seigneur. C’est pourquoi Sa connaissance brille en portant sur tous les objets.
60— Mais (les Āgama) n’enseignent-ils pas eux-mêmes que (Śiva) est uni à un corps et à des sens, lorsqu’ils parlent de Ses cinq faces dont chacune comporte trois yeux ? Comment la connaissance et l’activité du Seigneur pourraient-elles ne pas dépendre de ces choses, alors même qu’elles sont réelles ?
61— Chez (le Seigneur), l’union à un corps et à des sens ne sert pas à la connaissance ou à l’activité. Il possède en effet par nature des puissances d’action et de connaissance portant sur tous les objets, puisqu’il est capable de produire la création, le maintien etc. de l’univers, simplement en le désirant. C’est en vue de dispenser Sa Grâce à Ses dévots qu’il revêt une apparence sensible. Autrement, s’Il en était dépourvu, méditation et rites d’adoration seraient impossibles. Il est dit dans le Pauṣkara :
62“C’est pour Le rendre perceptible à Ses adorateurs qu’on Le décrit revêtu d’une forme sensible. (En réalité) partout sont Ses pieds et Ses mains, partout Ses yeux, Sa tête, Sa bouche”.
63D. On introduit une objection : “Mais les Āgama... etc.” à laquelle on répond à partir de : “Chez Lui...” ; il faut compléter ainsi “Son union à un corps et à des sens a été proclamée dans les Āgama”.
Ā. 17. Sa (connaissance), qui est une, revêt une infinité d’aspects différents en fonction de l’infinité de ses objets. Son activité — parce qu’elle n’en est pas distincte — est (considérée) également ainsi, en un sens figuré.
64V. Sa connaissance, qui est une et où les choses se reflètent telles qu’elles sont, revêt une infinité au sens figuré, “en fonction de l’infinité des objets à connaître”, en fonction de différences dans les conditions limitantes extrinsèques. Sous forme de Traité aussi (elle est infinie), eu égard à la diversité (infinie) des directions dans lesquelles elle rayonne, de ceux qui l’étudient et de ceux qui l’enseignent. Comme ceux-ci sont supérieurs ou inférieurs, cette infinité n’a qu’une signification secondaire. Des textes comme : “La puissance de Śiva, qui est une, a la forme d’une connaissance et d’une activité universelle”18 montrent que son activité aussi, parce qu’elle n’en est pas (réellement) distincte, revêt une infinité (figurée) de ce genre.
65D. A partir de : “Sa connaissance...” le commentaire indique qu’on développe ici l’idée précédemment évoquée selon laquelle l’absence d’unicité de ces (puissances du Seigneur) est à prendre en un sens simplement figuré.
66V. Le śloka suivant est destiné à récapituler ce qui a déjà été exposé et à désigner par allusion ce qui reste à expliquer.
Ā. 18. Ceux qui ont pris connaissance de la catégorie du Seigneur, avec son existence, sa forme propre, ses organes, ses buts, ses opérations, sa connaissance — toutes choses qui ont été brièvement expliquées — ceux-là sont capables de libérer les âmes enlisées dans la boue de l'existence ; mais ceux qui connaissent (cette catégorie), (même) en détail, sous la forme de l’âme liée ou du lien, n’en sont pas capables.
67V. Des textes comme : “Considérant que des choses comme le corps etc. ont la nature des effets, nous venons à connaître leur auteur” ont démontré l’existence du Seigneur. Sa forme propre est indiquée dans le texte : “Eternelle parce que non délimitée par le temps, non-localisée de par son immensité. Produisant à la fois progressivement et simultanément, elle a le pouvoir de produire progressivement et autrement”. Ses organes ont été indiqués dans le texte : “L’instrument n’est autre que Sa puissance ; cette Puissance de pensée (du Seigneur) n’est pas elle-même non-pensante...”. Son but, Son motif, est décrit dans le texte : “Le fruit de cette répartition est la délivrance et, secondairement, la jouissance”. Ses opérations sont décrites dans le texte : “La naissance du monde, son maintien, sa destruction, l’obscuration (des âmes), leur libération, tout cela... doit Lui être attribué”. Sa connaissance, enfin, est décrite dans le texte : “Elle ne passe pas par les sens ; elle n’est pas dépendante d’un signe d’inférence...”.
68Ceux donc “qui en ont pris connaissance”, qui connaissent cette catégorie du Seigneur avec son existence, sa forme propre, ses organes, ses buts, ses opérations, sa connaissance, telles que ces choses ont été ici brièvement décrites, ceux-là libèrent les êtres transmigrants enfoncés dans la fange de la transmigration. Mais cela n’est pas possible à ceux qui ont acquis une connaissance (même) détaillée du Seigneur sous la forme de l’âme liée ou du lien. C’est ainsi que l’on a dit : “Le Soi est à lui seul toutes choses ; l’Esprit (purụsa) est à lui seul toutes choses”. De la sorte, certains parlent du Seigneur comme s’il avait la forme de cet Esprit. D’autres parlent de Lui comme ayant la forme des liens, comme le non-manifesté, le temps, ou le karman. Mais les âmes liées ne peuvent rien accomplir par elles-mêmes, plongées qu’elles sont dans la nescience sans commencement. Et les liens ne peuvent posséder la nature du Seigneur, car ils dépendent d’autre chose, à la manière des entraves matérielles. Ils n’exercent une activité que par rapport à la chose qu’ils servent à lier, soit qu’on les y applique, soit qu’on les en retire. Ainsi une “délivrance absolue” supposée résulter de la compréhension d’un Seigneur de cette sorte serait la dérision de tous. Le mot “âme liée”, enfin, est ici employé pour faire allusion à la catégorie de l’âme en général (ātman) abordée dans le chapitre suivant.
69D. Une telle connaissance complète du suprême Seigneur n’est-elle pas inutile ? Le commentaire indique que c’est à cette question que le (présent) sūtra apporte une réponse : il faut qu’il existe un maître spirituel qui connaisse (la nature du Seigneur). Certains maîtres ont dit : “Pour le maître qui confère l’initiation et explique la doctrine, la connaissance est essentielle”.19 Une telle utilité ne se rencontre pas chez ceux qui connaissent le Seigneur tel qu’il est établi par les autres doctrines : “Mais cela n’est pas possible à ceux qui... etc.” Dans ces doctrines où (le Seigneur) revêt respectivement la forme de l’âme fiée et celle du lien et il ne sert à rien de Le connaître sous ces formes. Par exemple, certains philosophes du Pāñcarātra admettent que la Nature, appelée “Brahman suprême” ou “Nārāyaṇa”, est la cause suprême. Mais cette (Nature) est cause matérielle ; elle est donc nécessairement en rapport avec un Ordonnateur, comme c’est le cas pour les fils, cause matérielle de l’étoffe. Conformément à des textes révélés tels que : “Hiraṇyagarbha est apparu au début, maître de ce qui est”, certains philosophes ont parlé d’Hiraṇyagarbha comme du Seigneur, alors (qu’en fait) il est une modification de la Nature.
70Pour certains Pāncarātra, (le Seigneur) est caractérisé par une quadruple nature. On a dit : “Il y avait des Seigneurs de la suprême Nature, Kṛṣṇa, Aniruddha, Makaradhvaja, Rauhiṇeya”. Ceux-ci également, étant sujets à apparaître et à disparaître, requièrent un Ordonnateur, comme pour Brahmā ou Indra.
71Les partisans de Patañjali admettent un Seigneur qui résulte du contact (de l’Esprit) et d’une intelligence (buddhi) ; les adeptes du Nyāya et ceux du Vaiśeṣika (admettent un Seigneur) qui résulte d’un contact avec le manas. Mais ce contact qui est le moyen pour le Seigneur (de se réaliser comme tel), précisément parce qu’il est un contact, comme celui d’une cruche et d’une étoffe, n’est ni éternel ni partout présent. Une telle nature du Seigneur ne sera donc pas présente partout et toujours. Ces régents cosmiques seront donc eux-aussi soumis à un Ordonnateur. Mais Celui qui est l’Ordonnateur au-dessus de tous est considéré par nous comme le (véritable) Seigneur. On ne saurait, en effet, établir qu’il dépend à son tour d’un autre Ordonnateur.
72— Mais les Seigneurs admis par les autres doctrines sont établis par la tradition populaire ; pourquoi refuser de les considérer comme suprêmes Seigneurs ?
73— Non, car les Veda, les Śāstra et les traditions posent (le seul Śiva) comme le grand Seigneur. C’est ainsi qu’on trouve dans le Veda : “Rudra était seul, sans second”. Ici, par l’exclusion d’un second, la qualité de grand Seigneur est incontestablement attribuée à Rudra. De même, dans les Rudrasaṃhitā : “Hommage au grand Seigneur Śitikaṇṭha avec la Déesse”, ou dans les Purāṇa “Ce n’est pas à l’aide de plantes — ô grand Seigneur — ni de mantra ou d’élixirs qu’une telle félicité est atteinte, si l’on ne célèbre pas Ton nom !”. Dans le Mahābhārata aussi, dans les cent hymnes à Rudra composés par Vāsudeva en Son honneur, la qualité de grand Seigneur (de Śiva) est bien connue. Dans la Bhagavad-Gītā, également, au dixième chant, on trouve le texte : “Celui qui me connaît, non-né, sans commencement, grand Seigneur du monde...”20. Dans cette œuvre, le maître Nārāyana indique lui-même que sa souveraineté est limitée aux sept mondes à partir de la terre et ne s’étend pas à tous les principes et à tous les mondes — Mais alors pourquoi est-il dit dans le Mahābhārata : “Il n’y a pas de dieu au-delà de Keśava”21 ?
74— Celui-ci a été décrit comme situé au-delà de l’octuple groupe de divinités qui commence avec les Piśāca, et a pour domaine la création matérielle se termine avec l’ancêtre Brahmā, mais il n’a jamais été décrit comme situé au-delà du grand Seigneur. Aussi, quelle contradiction y a-t-il ici ? On a dit : “La création divine comporte huit formes, l’animale cinq, l’humaine une seule ; telle est en résumé la création matérielle”.22 Cela peut aussi se conclure à partir de textes tels que : “Brahmā et les brahmanes... etc.”. On a dit : “Agni est le plus bas des dieux, Visnu le plus haut”. En ce monde même il est bien connu que Brahmā, Visnu etc. sont (simplement) des maîtres (svāmin), comme l’indiquent les expressions : “le maître au disque”, “le maître de Madhurā”. Le seul Tout-Puissant (Śiva) est considéré comme le grand Seigneur (Iśvara) : en des lieux saints possédant un liṅga “apparu spontanément”, comme Prayāga, Il est appelé “le Seigneur terrible” (Bhīmeśvara) ou “le Seigneur des créatures (Bhūteśvara) ; en des lieux où le liṅga a été installé (par quelque adorateur) Il est connu sous les noms de Brahmeśvara, Someśvara, Rāmeśvara, etc.23 Même si l’on interprète le terme svāmin comme indiquant la souveraineté, il s’agit d’une souveraineté s’exerçant sur les divinités secondaires, parce que cette expression est usitée en référence au pouvoir de quelqu’un qui a acquis telle position. La qualité de Seigneur, faite de supériorité, est tout autre chose, elle est établie par l’exemple des monarques terribles. Il est dit dans le vénérable Parākhya : “Le Seigneur doit être connu à partir de la notion traditionnelle qu’on en a”, c’est ainsi que le grand Seigneur est également établi par la tradition populaire. Et il n’est pas vrai que la tradition courante ne soit pas un moyen de connaissance droite. On a dit : “Le mot qui désigne une substance, celui qui désigne une espèce, une action ou encore une qualité commune, le mot qui possède un sens à la fois étymologique et conventionnel, sont (tous) établis par le seul usage traditionnel, ainsi (I) le soleil, (2) la vache, (3) le déplacement, (4) blanc, (5) pankaja (“né de la boue” et “lotus”)” ; désignant tel ou tel objet, le mot est déclaré tel (c’est-à-dire exprimant la nature même de l’objet)”.
75— Mais certains partisans de Jaimini n’ont-ils pas dit que la tradition courante n’était pas plus un moyen de connaissance droite que le simple témoignage : “un Yaksa habite le banyan” ?
76— Cela, non plus, ne vaut pas : on a dit que toute jonction d’une signification à un vocable repose sur l’usage traditionnel. Si (cet usage) ne pouvait faire autorité, le sens du Veda lui-même ne reposerait plus sur rien et tout serait sens dessus dessous. Ainsi le grand Seigneur est-Il établi à la fois par les Śāśtra et par la tradition populaire. J’ai moi-même déclaré dans “Le triomphe sur les hérétiques” : “Quand la majesté de Śiva a été exprimée par la Révélation, la Tradition, les Purāṇa, par d’excellents ascètes et par d’autres encore, comment les hommes peuvent-ils encore être dans l’incertitude (à son sujet) ?”.
Notes de bas de page
1 Svāyambhuvāgama, vidyāpāda, paśuvicārapaṭala, śl. 17 (I.F.I., T. 39, p. 118).
2 Avachinnatvāt (D) ; ou encore avachannatvāt (C).
3 En résumé, il semble que tout ce processus soit commandé essentiellement a) par les divers degrés d’involution ou de “maturation” du karman et de la souillure ; b) par les nécessités de la phase cosmique où ils sont censés avoir lieu. Schématiquement, les possibilités se laissent regrouper sous quatre chefs. 1) Pendant la résorption cosmique il n’y a, par définition, ni âmes sakala ni fonctions à remplir. Mais, dans la mesure où l’on admet que le karman et le mala peuvent y poursuivre leur maturation, il devient possible à certains vijñānakevalin, voire à certains pralayākala dont le karman et le mala atteindraient simultanément leur complète maturité, d’accéder à la délivrance 2) Dans la phase de re-création, des postes de régents cosmiques sont à pourvoir : d’où la sélection, pour ces postes, d’âmes vijñānākala. Celles dont le mala est très mûr deviennent des Vidyeśvara, les autres Mantreśvara ou simplement Mantra. Il peut cependant arriver, pour certains Vijñānakevalin, que leur mala arrive à complète maturité juste à ce moment-là, ils sont alors eux-aussi délivrés. Peut-être est-ce à leur intention que Śiva destine la moitié des 70 millions de Mantra à mettre en œuvre la Grâce “sans support’, ces Mantra étant eux-mêmes promis à la délivrance sitôt cette tâche accomplie. 3) Pendant la phase où l’univers est manifesté, ce sont avant tout certaines âmes sakala qui obtiennent la délivrance (grâce à la dīksā conférée par un guru et dont l’effet, par suite du “karman entamé”, n’est généralement pas immédiat). 4) Pendant la phase de rétraction cosmique sont délivrés automatiquement les Vidyeśvara, Mantreśvara etc. et l’autre moitié des 70 millions de Mantra, à savoir ceux qui avaient servi de véhicule à la dīkṣā conférée par des guru durant la phase précédente, ainsi que certaines autres âmes dont le karman et la souillure parviennent juste à maturité à ce moment-là. Enfin, ceux dont le mala est alors très mûr, mais non totalement, sont promus promus à des postes de Rudra (peut-être à cause d’une certaine affinité ressentie entre les caractères de cette phase de destruction cosmique et l’aspect “terrible” des Rudra), postes qu’ils occuperont effectivement lors de la prochaine re-création du monde. Mais le processus est extrêmement compliqué dans le détail et il ne semble pas que les Śivaïtes soient parvenus ici à une conception parfaitement unifiée et cohérente. Voir à ce sujet le Tattvasaṃgraha, 8-16 et les remarques de P.S. Filliozat, op. cit., p. 264-271.
4 Cf. Ibid., sl. 136 et son commentaire (p. 313).
5 En lisant, avec (C), Sadāśivānta (et non-śānta).
6 Cité également Kriyāpādavṛtti VIII, śl. 2 (p. 120) et Mataṅgavṛtti, vidyāpāda II, śl. 1 (p. 26) mais ne figure pas dans les portions connues du Raurava.
7 Leçon de (D) : vyatikara.
8 Sur cette distinction, voir H. Brunner, SP III, p. 12n. 190n ; 630-631n. et, accessoirement, Le sādhaka..., op. cit., p. 418.
9 Déjà cité, cf. n. 20 du chap. IV, p. 137.
10 Prise au pied de la lettre, cette expression serait contradictoire. Elle signifie simplement que ces Vidyeśvara sont délivrés à l’instant même où prend fin — à l’occasion sans doute de la rétraction cosmique — leur fonction dans le gouvernement de l’univers.
11 Il n’est pas sûr qu’Aghoraśiva exprime ici le point de vue de tous les śivaïtes. Normalement, la “délivrance inférieure” (aparamukti) inclut le cas des Mantreśvara et des Rudra.
12 Lorsqu’il est dans son “état de gouvernement”, c’est-à-dire en train d’accomplir telle ou telle de ses cinq opérations, Śiva est identifié à Sadàśiva et volontiers nommé d’après celle des cinq faces de Sadāśiva qui se trouve être associée à l’opération particulière à laquelle on se réfère ; ici Vāmadeva, associée à la “puissance d’obstruction”.
13 Ici s’insère dans la dīpikā l'expression pūrvapūrvakṛtaṃ ca qui ne semble pas pouvoir se rattacher au contexte.
14 Atiprasaṅgāt. Aghoraśiva veut dire qu’un “quatrième stade” — c’est-à-dire une totale involution de la souillure — se traduirait purement et simplement par la délivrance et placerait donc l’individu concerné en dehors du champ des qualifications (et de leurs “signes”), tel qu’on le décrit dans ce verset et les précédents.
15 En lisant : na... suśakam (C).
16 Bien qu’il agisse toujours en “assumant” telle puissance (le bindu etc.), ni lui-même en tant qu’agent ni le support de son activité ne tombent sous les sens. D’où l’objection qui vient ensuite : sans corps (au sens ordinaire), le Seigneur n’est-il pas privé d’organes des sens et donc de toute connaissance des objets ?
17 Kiraṇāgama, māyāpaṭala, §1. 2b.
18 Bhogakārikā, 25.
19 Corriger vyākhyātyoh en vyākhyānayoḥ. Le pluriel est sans doute un pluriel de majesté et la personne ainsi désignée Rāmakaṇṭha II.
20 Bhagavadgītā, X 3.
21 Cf. éd. crit., vol. 4 (Āraṇyakaparvan), App. 13, śl. 17, p. 1058.
22 Sāṃkhyakārikā, 53 ; déjà cité (n. 15 du chap. IV).
23 Voir “Les mille noms de Śiva” in Śivapurāṇa (Koṭirudrasaṃhitā, 35) et J. Gonda, op. cit., p. 207, n. iii.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012