Chapitre II. Réfutation des autres doctrines de salut
p. 51-99
Texte intégral
Ā. I. Alors Śiva, qui accomplit et connaît toutes choses, qui est éternellement préservé de la souillure, enlève à l’âme — devenue auparavant étrangère à Lui — son réseau de liens.
1V. La relation du traité (à son objet), sa matière et son but ont été examinés en premier lieu. Avec le mot “Alors”, donc immédiatement après la description de l’ordre de transmission du traité, commence la section de la connaissance (proprement dite). Notre doctrine admet trois catégories : le Maître, l’âme liée, le lien. (La catégorie du) Maître se distingue de celle de l’âme liée en ce que cette dernière n’est pas libre et elle est également distincte du lien qui ne pense pas. On décrira la quintuple activité du Maître avec ses instruments, māyā etc., qui se présentent comme autant de puissances, avec ses actions particulières telles que l’initiation, et avec le fruit de ces actions, à savoir l’obtention par les âmes liées de la délivrance suprême selon un processus appelé Grâce. Parce qu’il contient tout cela ce (sūtra) est appelé “sūtra fondamental”.
2Dans l’expression “anādimalāpeta” le terme anādi (“sans commencement”) a une valeur adverbiale : le suprême Seigneur est éternellement préservé de la souillure, immaculé par nature. Ces qualificatifs s’appliquent aussi à la multitude des âmes délivrées, lesquelles, d’une part, existent depuis toujours (en tant qu’âmes) et, d’autre part, voient l’ensemble de leurs souillures détruit par la Grâce. Quant à la foule des Mantra, Mantreśvara et grands Mantreśvara, elle a été libérée de la souillure sans commencement : en détruisant leur souillure naturelle le suprême Seigneur a révélé leurs pouvoirs de connaissance et d’action. Cependant, comme un reste subsiste, ils sont affectés d’une souillure qui a commencé, celle-là même qui est liée à leur fonction. Ainsi, grâce à ces trois manières de construire le composé (anādimalāpeta), les âmes délivrées ainsi que les Vidyeśvara etc., peuvent être considérés comme désignés ici en même temps que le Maître. Cette (catégorie), en ses trois modalités, connaît et crée toutes choses. Cependant les âmes délivrées, si elles possédent bien un pouvoir universel d’activité et de connaissance, n’ont que la capacité (potentielle) de retirer (aux âmes liées) leurs liens mais elles n’accomplissent pas effectivement cette action. En l’absence de quelque chose à accomplir elles n’agissent pas.
3Ne connaissant que leur seule félicité personnelle, elles possèdent la nature même de Siva1. Les Vidyeśvara (sont actifs) en ce sens qu’ils sont cause de l’obtention du royaume de Siva, et le Tout-Puissant en ce sens qu’il dispense la Grâce à tous les êtres. Ainsi, les âmes délivrées étant inactives et les Vidyeśvara dépendants du suprême Seigneur, (seul) le Tout-Puissant est (pleinement) libre.
4Que fait-il ? “Il enlève à l’âme — devenue auparavant étrangère à Lui — son réseau de liens”. Ces âmes sont de trois espèces : “dépourvues de kalā grâce à la connaissance”,2 “dépourvues de kalā durant la résorption cosmique”, “pourvues de kalā”. Chacune des deux premières catégories se subdivise en deux espèces selon que la puissance du Seigneur — qui a mis fin à leur souillure — leur a assigné une fonction ou non. Quant à l’âme pourvue de kalā, elle est ou bien liée par le triple lien ou bien simplement jointe aux kalā, dans le cas où, pour une raison quelconque, son karman s’est épuisé. Chacune de ces deux espèces se dédouble en fonction de la dichotomie incarné-désincarné (sadeha-videha). Chacune de ces (quatre) sous-espèces se subdivise encore en fonction de la présence ou de l’absence de la souillure liée à l’occupation d’un emploi. L’âme pourvue de kalā comporte donc finalement huit variétés. C’est chacune de ces multiples espèces d’âmes que le suprême Seigneur débarrasse de souillure ; tel est l’enchaînement du texte. A quelles âmes (individuelles) et de quelle manière l’enlève-t-Il, c’est ce que nous exposerons plus loin, lorsque l’occasion s’en présentera.
5Dans quelle condition se trouvait cette âme ? “Elle était devenue auparavant étrangère à Lui”. Elle avait été placée dans un état de différence par rapport au suprême Seigneur par le jeu respectif de ces facteurs qui sont la puissance d’obstruction du suprême Seigneur, le karman, la souillure et la māyā, “anciens”, c’est-à-dire sans commencement. L’âme est alors mûe par le Seigneur et pourvue d’un autre lien. Le sens est le suivant : l’âme, déjà privée de la nature de Siva par la souillure, par la puissance d’obstruction du Seigneur3, et par ses actes bons et mauvais, est ensuite pourvue d’un autre lien. Lorsque (tous) ces liens sont enlevés elle obtient la nature de Śiva. Quant à Siva dont les puissances de connaître et d’agir sont universelles, irrésistibles et insurpassées, Il “enlève”, Il retire la multitude des liens, mettant en œuvre Sa Grâce en tenant compte de l’aptitude (de l’âme). Le terme apohati (“Il enlève”) s’explique en fonction de la règle qui gouverne le régime de racines comme AS ou UH quand elles sont associées à un préverbe. Ce sūtra est ainsi appelé “fondamental” parce qu’il indique le contenu de l’ensemble du traité. On dira plus loin, dans une glose :
6“A l’endroit d’où, comme à partir d’une graine, l’arbre formé par la doctrine du grand Tantra entame sa croissance, apparaît le sūtra fondamental ; aussi est-il orné du terme “atha”4.
7D. On aborde le sūtra initial commençant par atha.
8— S’il en est ainsi, des choses comme le rapport (du texte et du sujet) vont devoir être indiquées !
9— On répond qu’elles l’ont été dans le chapitre précédent.
10— Mais le terme “atha” ne peut signifier : “aussitôt après l’indication du rapport...etc.” car il n’y a pas de connexion (intelligible) entre cela et l’action d’enlever (les liens). Pas davantage ce terme ne peut-il marquer le début (de l’enseignement proprement dit) car cela a déjà été établi par les mots : “Je proclamerai une connaissance immaculée”. Quelle est donc sa signification ?
11— La voici : “Immédiatement après que soit apparu dans l’âme liée un état de réceptivité produit par l’exhaustion du karman qui bloquait sa puissance de pensée, Śiva lui enlève son réseau de liens”.
12— Mais pourquoi ne pas admettre que le terme “atha” possède ici une valeur auspicieuse ?
13— Parce que c’est seulement en l’absence de la possibilité de l’interpréter comme succession (du discours) que le sens auspicieux est admissible. Ceci repose sur l’usage qui gouverne le choix entre les significations.
14— Mais, enfin, pourquoi le texte du commentaire porte-t-il : “après la description de l’ordre de transmission” ?
15— Ce n’est pas le texte du commentaire. Il s’agit d’une interpolation faite par des gens qui ne connaissaient pas cette doctrine. Nous ne commettons donc pas d’erreur5. A partir de : “Notre doctrine” le commentaire indique le contenu de ce sūtra initial. Aussitôt après (ce sūtra) on dira : “Le maître du monde, ayant condensé en un seul sūtra ce grand Tantra divisé en quatre sections et traitant des trois catégories...”. “Les trois catégories” désignent ici des classes d’objets où sont incluses toutes les autres choses.
16Les “âmes liées” ne sont pas capables, sans l’aide du Maître, de se délivrer de leurs liens, car elles sont privés d’indépendance, à la manière du bétail. Les liens qui sont inconscients, au même titre que des chaînes (matérielles) ne peuvent, sans l’intervention du Maître, être enlevés aux âmes liées. On objectera que, d’après les connaisseurs du Vedānta, les âmes se librèreront d’elles-mêmes, par la simple connaissance de leur Soi. Mais cette thèse est fausse : la souillure, matérielle comme une taie sur l’œil, ne peut être enlevée par la simple connaissance. Il y faut l’intervention du Seigneur, sous la forme de l’initiation, de même que (pour l’œil malade) est nécessaire l’intervention de l’oculiste.
17“Qui se présentent comme autant de puissances. : il s’agit des puissances inhérentes à la nature du Seigneur.
18— Mais comment la pluralité (des puissances) procède-t-elle d’une Puissance unique ?
19— On a déjà dit que c’était à cause des différences dans les conditions extrinsèques. Nous déclarerons encore : “Ce qui est unique devient infiniment divers en fonction de l’infinité des champs d’application”. Dans l’expression “māyā etc.” il s’agit de puissances assumées (par le Seigneur), le terme “etc.” désignant le bindu. Les “actions” (ou “rites”) se rapportent aussi au yoga et aux règles du comportement. “L’initiation etc.” : ici le terme “etc.” désigne aussi ce qui accompagne l’initiation et doit être accompli à sa suite, bains rituels, adorations etc.. Par “obtention de la délivrance” il convient d’entendre aussi bien celle de la (suprême) jouissance. “Parce qu’il contient tout cela”, parce qu’il contient la signification de la doctrine toute entière avec les trois catégories qu’elle admet.
20On range ici dans la catégorie du Maître à la fois les Mantra, les Mantreśvara, les grands Mantreśvara, les âmes délivrées et Śiva avec sa Puissance. La catégorie de l’âme liée est ici subdivisée en fonction des variétés de la connaissance, de ses fruits etc. Les liens sont décrits comme constitués par la māyā, le karman, la puissance d’occultation6 et la souillure. Dans l’expression : “Il enlève” sont résumés les moyens d’obtenir jouissance et délivrance lesquels — tout en relevant de la catégorie du Maître — seront décrits à travers les trois (autres) sections, à commencer par celle du rituel.
21— Mais comment la Puissance du Seigneur — qui est une — peut-elle être incluse à la fois dans la catégorie du Maître et dans celle du lien ?
22— Effectivement, cette puissance ne relève que de la seule catégorie du Maître. Nous lui attribuons par métaphore la nature du lien parce qu’elle se conforme aux particularités du lien :
23“Parmi elles se trouve la Puissance du grand Seigneur, bienveillante, dispensant la Grâce à tous les êtres. C’est seulement parce qu’elle se conforme aux caractéristiques (des liens) qu’elle est appelée métaphoriquement “lien”.7
24La souillure est une mais elle revêt une multiplicité de puissances qui cachent à la multitude des âmes (leur nature de Siva) : elle est éternelle et partout présente. Le karman diffère selon les individus ; il est à la fois bon et mauvais ainsi qu’éternel par renouvellement continu. La māyā est de deux espèces, pure et impure, et elle s’accompagne de ses divers effets. Nous aurons l’occasion d’expliquer tout cela.
25“Immaculé par nature...” : il ne s’agit pas ici de l’activité d’un être autre que le Seigneur car, dans ce cas, il s’en suivrait une régression à l’infini. Il n’est pas davantage possible d’attribuer au Seigneur une éternité par renouvellement continu car celui-ci — ayant pour essence la manifestation de sa forme propre — ne saurait s’anéantir. “Par la Grâce...” : (l’âme) n’est pas, comme le croient les partisans du Sāṃkhya, immaculée par nature. Elle n’est pas non plus, comme le croient les tenants du Vedānta, libérée par son propre pouvoir. Nous expliquerons tout cela. On explique les notions d’omniscience et d’activité universelle. L’omniscience est ici commune à tous. Mais l’activité des Vidyeśvara est moins universelle que celle du suprême Seigneur. Nous montrerons que celle des Mantra et des Mantreśvara l’est encore moins. Ces trois classes d’êtres peuvent cependant être désignées comme “Śiva”, associées qu’elles sont à l’action d’enlever (les liens). En effet, les Vidyeśvara supérieurs et inférieurs dispensent (eux-mêmes) la Grâce et les Mantra sont les instruments de cette opération. “Il dispense la Grâce à tous les êtres...” : c’est que même les Vidyeśvara reçoivent la Grâce. On interprète ici le terme “l’âme”, dans le sūtra, comme désignant l’espèce.
26“Dans le cas où...son karman est épuisé” : “Le karman étant épuisé par la connaissance, yoga, le renoncement ou bien par la jouissance (des fruits des actes), le corps continue à se maintenir par la force des impulsions reçues comme le fait la roue (du potier)”8. Alors (l’âme) est associée à la māyā et à la souillure seules. Par “corps” (deha) il faut entendre les corps qui appartiennent à ce monde-ci. “Incarné” signifie “joint à un corps”, “désincarné” signifiant ; “pourvu seulement d’un corps subtil”. Les âmes dites “dépourvues de kalā grâce à la connaissance” sont associées à la souillure et à la puissance d’obstruction ; celles dites “dépourvues de kalā durant la résorption cosmique” y ajoutent le karman. C’est pour être “devenue étrangère à Lui” que l’âme est “mûe” par le Seigneur, cela grâce à la puissance d’obstruction (du Seigneur). Il s’agit ici de l’âme dite “pourvue de kalā”, laquelle, mûe par la puissance d’obstruction, associée à la māyā, au karman et à la souillure, est encore “liée d’un autre lien”, à savoir précisément kalā et les autres (Principes). Le commentaire développe cette idée à partir de : “Le sens est le suivant Voyant qu’elle mérite la Grâce avec support9, Il enlève à telle âme la souillure et le karman, à telle autre les trois liens, tout cela en se réglant, comme on l’a dit, sur la condition respective des âmes.
27V. Le second sütra est destiné à éclairer le contenu indiqué (par le premier).
Ā. 2. Le Maître du monde, ayant condensé en un seul sūtra ce grand Tantra divisé en quatre sections et traitant des trois catégories, l'exposa à nouveau en détail.
28V. On parle de trois catégories puisqu’est réel le lien des âmes et qu’existe le Tout-Puissant, auteur de la création, du maintien dans l’être, de la destruction, de l’occultation et de la Grâce. Il n’existe aucune autre catégorie distincte de celles du Maître, du lien et de l’âme en lesquelles toutes choses sont incluses. De plus, dans l’expression : “Il enlève le réseau de liens”, l’action d’enlever fait indirectement référence aux section du rituel, du comportement et du yoga. De son côté, la mention du Maître, du lien et de l’âme se réfère à la section de la doctrine. De la sorte, les quatre sections ont été désignées. Ce Tantra est “grand” en ce qu’il procure des fruits supérieurs à ceux des autres doctrines ou en ce qu’il les dépasse en sa qualité de branche de la doctrine śaiva. Il est appelé “Tantra” parce que tel ou tel sujet s’y trouve élaboré (tantritam). L’ayant condensé en un seul sūtra, à savoir le précédent sūtra, le Maître du monde, Śrīkaṇṭhānātha, en exposa à nouveau le contenu en détail.
29D. Maintenant, expliquant l’expression “traitant des trois catégories”, il indique la raison pour laquelle on admet trois catégories. Il est question ici, à proprement parler, du Maître en tant qu’il dispense la Grâce, des âmes liées en tant que réceptrices de cette Grâce, et des liens en tant qu’ils peuvent être enlevés. Les autres choses sont incluses dans ces catégories en tant que parties annexes ou bien en tant qu’instruments. Dans le sūtra initial — remarque-t-il — l’existence de quatre sections a été suggérée. (Ce Tantra) procure “des fruits supérieurs à ceux des autres doctrines” : Il procure un type supérieur de délivrance dans la mesure où Il révèle des objets inaccessibles aux autres doctrines tout en permettant aussi d’atteindre tous ceux auxquels les autres doctrines donnent accès. “Le Maître du monde” est l’élève d’Ananta qui règne sur des mondes tels que la terre etc.
30V. On commente les deux qualificatifs (utilisés par) le sūtra fondamental : “qui accomplit toutes choses” et “qui connaît toutes choses”.
Ā. 3.La naissance du monde, son maintien, sa destruction, l'obscuration (des âmes) leur libération, tout cela, avec ses instruments et ses résultats, doit Lui êtreattribué.
4. Cet Auteur du monde, établi de par sa propre nature, doit nécessairement exister. Si (cet Auteur) était établi comme possédant un commencement il s'ensuivrait une régression à l'infini et la délivrance se produirait sans cause.
31V. La “naissance”, c’est la succession incessante des diverses renaissances de ce “monde”, c’est-à-dire de cette multitude de créatures vivantes munie des instruments requis pour l’expérience affective. Le “maintien” représente pour tout ce monde contraint par la volonté (du Seigneur) l’affectation déterminée de chacun à son domaine propre. La “destruction” est la reprise, la rétraction (de ces êtres) dans la matrice de l’univers. L’obscuration consiste en ceci que ne se perd pas l’expérience affective conforme (aux actes)10. A d’autres endroits on appelle cela “protection” (saṃraḳsana). L’auteur du Vārttika a dit : “Chez les êtres incarnés, le fait que l’expérience affective — qui dérive normalement de leurs constructions mentales — ne fait pas défaut a été appelé “protection” ; c’est une régulation11”. La “libération” désigne ici la Grâce en tant que sollicitude. Telle est la quintuple activité qu’il convient d’attribuer au suprême Seigneur. Il faut “savoir”, c’est-à-dire comprendre, qu’elle est accompagnée de ses “instruments”, les puissances, et de ses “résultats”, expérience affective et délivrance.
32Ce (monde) ne peut être l’œuvre de réalités non-pensantes, comme la mayā ou le karman. Il ne peut pas non plus être l’œuvre de l’homme car les puissances de celui-ci sont entravées par la souillure etc. Un auteur qui ne serait pas le Seigneur n’est pas davantage admissible. En effet, celui qui est capable d’accomplir création etc. possède nécessairement un savoir portant sur ces (opérations), parce qu’un effet quelconque manquera à être produit si une insuffisance, même partielle, apparaît au niveau des connaissances particulières qui se rapportent à l’effet désiré. Aussi, un Auteur du monde, omniscient et doué d’une activité universelle, établi de par sa propre nature, doit-il nécessairement exister. Arvāksiddha (litt. : “établi dans le sens descendant”) signifie : “établi comme possédant un commencement”. Si l’on n’admettait pas cela (on serait conduit à un dilemme). Ou bien le pouvoir créateur de cet auteur procède lui-même d’une cause et il faut rechercher cette cause, puis la cause de cette cause et ainsi de suite indéfiniment ; ou bien cette puissance souveraine lui est échue de manière spontanée, sans cause, et alors, pour tous les êtres, la délivrance se produira “sans cause”, sans dépendre d’aucun facteur particulier, ou bien ne se produira pas. On a dit :
33“Ce qui est sans cause — ne dépendant pas d’autre chose — est tout aussi bien inexistant que toujours existant. Ou c’est sur la base d’une (réelle) dépendance qu’a lieu la production des choses en des circonstances déterminées”.12
34Le sūtra précédent n’avait fait que désigner la catégorie du Maître (relative à un Seigneur) connaissant et accomplissant toutes choses, éternellement immaculé et insurpassé, établi de par sa propre nature. Le présent sūtra la caractérise et, par la suite, elle sera examinée (en détail).
35D. “Munie des instruments requis pour l’expérience affective” veut dire : “joints à un groupe de principes purs et impurs, munis d’instruments communs et particuliers, adaptés à l’expérience affective”. Ils sont ou bien internes, particuliers, de forme subtile, ou bien communs, possédant la nature de ce monde-ci, des corps de ce monde-ci. La “naissance” est ici la production directe et indirecte, à partir du bindu et de la māyā, causes matérielles respectives, de principes purs et impurs. Les Vidyeśvara, préalablement à la manifestation de leur omniscience et de leur activité universelle, sont joints à des corps faits de bindu, propres à l’accomplissement de leurs tâches respectives. Quant aux troupes d’âmes liées, elles sont jointes à des corps “de ce monde”, projetés par leurs actes et qui ont pour domaine (d’activité) les objets proches. Nous expliquerons que les Mantreśvara inférieurs sont affectés à leurs tâches propres à la faveur du surgissement de leur omniscience etc. et de leur association à kalā etc. Tout cela, le pur comme l’impur, doit être accompli par le suprême Seigneur, soit directement soit indirectement. On a dit : “C’est Siva qui est réputé opérer sur la voie pure et Ananta sur (la voie) obscure”.13
36“Contraint par la volonté...” : il s’agit du monde évoqué précédemment et qui est entravé par la Puissance du Seigneur. “La matrice du monde” est formée par la māyā et le bindu. Nous expliquerons plus loin que des facteurs comme kalā etc. (se dissolvent) dans la māyā et des facteurs comme le “Pur Savoir” dans le bindu. Pour les troupes d’âmes liées la rétraction se ramène à une dissociation d’avec kalā etc. durant la dissolution cosmique. On dira :
37“Ayant repris les instruments de l’expérience affective et les ayant résorbés dans leur cause (matérielle), Il investit celle-ci et les âmes (qu’elle contient) et Il s’y tient afin que (les créatures) trouvent le repos”.
38Pour les Vidyeśvara la délivrance se produit au moment de la rétraction cosmique, lorsque leur tâche prend fin. Dans le vénérable Raurava il est dit :
39“Lorsqu’Ananta cesse (ses fonctions), ces grands régents cosmiques ont part à la condition suprême qui confère l’omnipotence”.14
40V. On se propose maintenant de caractériser la catégorie de l’âme liée.
Ā. 5. La conscience, sous forme de connaissance et d'activité, est présente dans l’âme, partout et toujours, car, d’après les textes révélés, elle est universelle dans l’état de délivrance. 6. Elle est considérée comme entravée par Lui car, tout en étant réellement existante, elle ne se manifeste pas. Aussi, jusqu’à l’heure de la délivrance, l’âme doit-elle être régie par Celui dont l’énergie ne subit pas d’éclipse.
41V. Cette conscience, qui a pour essence la connaissance et l’activité, réside dans l’âme. Nous poserons, en réfutant le système Cārvāka, qu’elle n’est pas quelque chose d’inhérent au corps. Et elle y est “toujours” présente, pas seulement dans l’état de délivrance. Dans cet état de délivrance il n’y a pas — comme le voudrait le Vaiśeṣika — absence de conscience. Nous réfuterons plus loin ces vues qui assimilent la délivrance à un état d’inconscience. Cette conscience, qui a pour essence la connaissance et l’activité, est “universelle”. Elle n’est pas — comme le croient les Jaina — dépourvue d’omniscience parce que coextensive au corps. En effet, dans le chapitre consacré à la catégorie de l’âme liée, nous démontrerons son omniprésence. C’est que “les textes révélés” nous indiquent que la conscience est universelle dans les âmes délivrées. Et il ne convient pas de dire que cette qualité est produite en elles au moment même de la délivrance car, dans le chapitre consacré (notamment) à la doctrine de la préexistence des effets (satkāryavāda), nous expliquerons que c’est quelque chose de déjà existant qui est ici ’’produit”.
42— Mais la méthode de concordance et de différence ne nous interdit-elle pas de poser la réalité d’une telle conscience universelle dans l’état de transmigration ?
43En effet, les textes révélés ne nous enseignent sa réalité que pour le seul état de délivrance et, antérieurement (à la délivrance) on ne la perçoit pas !
44— C’est pour réfuter cette objection que (le sūtra) ajoute : “car, tout en étant réellement existante, elle ne se manifeste pas”. Certes, dans l’état de transmigration, on ne perçoit pas une conscience de ce type mais cette non-perception peut s’expliquer autrement. En effet, une non-perception provoquée par l’absence des conditions de la manifestation ne permet pas de conclure à l’absence de la chose (non perçue) ; (seule) le permet la non-perception qui se produit en dépit de la présence15 de ces conditions. Cette conscience universelle, bien que réellement existante, ne se manifeste pas. On en déduit qu’elle est contrecarrée par quelque facteur. C’est pour cette raison que l’âme, jusqu’à sa délivrance, doit être régie par Celui dont les capacités naturelles ne sont pas occultées.
45D. “Quelque chose de déjà existant est ici produit” : on objectera que, dans ces conditions, (la conscience) sera seulement potentielle dans l’état de transmigration et ne se manifestera que dans l’état de délivrance et que nous commettons ainsi l’erreur d’admettre une évolution réelle (pariṇāmitvam). Mais il n’en est rien : on s’est exprimé ainsi en fonction de la simple similitude consistant dans l’existence (dans l’une et l’autre hypothèse) d’une manifestation. Cependant, absolument parlant, la conscience est universellement présente, sans restriction ; elle devient manifeste à la faveur de la disparition de la souillure. C’est dans le contexte même de cette objection que (le commentaire) déclare : “pour le seul état de délivrance... etc.”.
46V. Après avoir ainsi exposé la seconde catégorie on entreprend de caractériser la troisième.
Ā. 7. La “couverture”, la force du Seigneur, le karman, l'effet de la māyā forment le quadruple réseau de liens. En bref, leurs fonctions ont été mentionnées à l’aide de ces noms mêmes.
47V. La souillure, par nature impure, recouvre largement (prakarseṇa ācchādayati), cache, dans les âmes, la connaissance et l’activité ; aussi appelle-t-on “couverture” (prāvṛti)” cette impureté congénitale”. Le ’’Seigneur” (Iśa) est tel parce qu’il régit (iṣṭe) librement. Sa puissance de blocage (rodhaśakti) forme le second lien. On dira plus loin :
48“Sur elles (règne), la puissance (de blocage) du grand Seigneur, bienveillante dispensant la Grâce à tous les êtres. C’est seulement parce qu’elle se conforme aux caractéristiques (des liens) qu’elle est appelée métaphoriquement “lien”.
49Ceux qui désirent obtenir un résultat agissent ; aussi parle-t-on d’“acte” (karman). Celui-ci est sans commencement car il est impossible d’apercevoir son origine dans le passé. En effet, c’est un être pourvu d’un corps qui accomplit des actes mais ce corps est lui-même obtenu grâce à d’autres actes. Et ceux-ci ont été eux-mêmes accomplis à l’aide d’un autre corps, lui-même issu d’un acte. Tel est le troisième lien. On parle de māyā parce que, lors de la dissolution cosmique, le monde entier trouve place (māti), en elle, sous forme potentielle et parce que, lors de la création, il passe à la manifestation (vyaktiṃ yāti). Il est dit dans le vénérable Saurabheya :
50“Lors de la grande dissolution les effets, sous leur forme potentielle, s’abîment en elle. Lors de la création ils passent à la manifestation”.
51Avec ses effets, kalā etc., le quatrième lien est également sans commencement. De ces liens, ainsi constitués, on parle en bref comme d’un réseau. Ils ressemblent en effet à un réseau par leur capacité à entraver les pouvoirs naturels (des âmes). Les fonctions correspondant aux propriétés de ces (liens) ont été indiquées “à l’aide de ces noms mêmes”, c’est-à-dire qu’elles ont été désignées de leurs noms propres, en conformité avec leurs natures respectives. Néanmoins, quand l’occasion s’en présentera, on les expliquera (en détail).
52D. “Par nature impure...” : la souillure, comparable à la paille et à la “barbe” (des céréales)16, est sans commencement. A la différence de la connaissance et de l’activité, elle ne constitue pas la nature propre de l’âme. “Le second lien” est la puissance (du Seigneur) qui, parce qu’elle se conforme aux caractéristiques du lien, est appelée métaphoriquement “lien”. Mais elle n’en est pas un au sens primaire du terme. Le commentaire expose cela à l’aide d’un texte faisant autorité : “On dira plus loin...”.
53— Mais l’asservissement existe aussi au niveau de la voie pure ! Comment peut-on dire alors que c’est accompagnée de ses effets, kalā etc., que (la māyā forme le quatrième lien) ?
54— Il est vrai que l’âme associée à cela (la māyā pure ou bindu) est, par comparaison avec la délivrance suprême, encore asservie. Mais nous aurons à qualifier cet état de “délivrance inférieure” en ce sens qu’il est cause de l’obtention (par les âmes) du statut de Vidyeśvara etc. Aussi a-t-on pu ici, sans contradiction, ne pas mentionner (la māyā pure) au nombre des liens.
55“Leur capacité à entraver...” : ils empêchent, en effet, (les âmes) d’accéder à l’omniscience et à l’activité universelle. “En bref” : le sens est qu’une énumération détaillée est impossible à cause de l’infinité des pouvoirs de la souillure, des actes propres à chaque individu, des effets de la māyā, tout cela étant à la fois commun, particulier, et des deux espèces. “Les fonctions...” comprennent l’occultation de la forme propre (de l’âme), la “préservation”, la production des fruits (des actes), celle du corps et des organes sensoriels etc.
56V. On conclut maintenant sur les trois catégories.
Ā. 8. C'est ainsi que dans les sections du comportement, du yoga et du rituel on exposera la répartition des trois catégories que la section initiale présente (ensemble).
57V. Ainsi, les trois catégories présentes dans la section de la connaissance seront “réparties”, distinguées les unes des autres, par les trois autres sections. Dans chaque section la distinction se fera selon la séquence : “le Maître, après avoir ainsi détruit les liens, procure aux âmes liées la délivrance”.
58On indique maintenant quels sont les fruits de (cette discrimination des catégories).
Ā. 9. Le fruit de cette répartition est la délivrance et, secondairement, la jouissance. L’une et l’autre se subdivisent en inférieure et supérieure, de multiples manières.
59V. De cette “répartition”, de cette distinction, la délivrance est le fruit. La jouissance l’est aussi mais “secondairement”, parce que produite en concomitance, comme on l’indiquera. Grâce à des (rites), comme l’initiation “bhautikī”, la délivrance suprême vient couronner la jouissance des choses désirées.17
60C’est ainsi que la Rudrasaṃhitā proclame :
61“Purifiés par l’initiation, ayant pris naissance dans les cercles de Gaṇapati et des Maîtres, rendus parfaits par des Mantra, leurs corps éblouissants comme le disque du soleil levant, entourés de myriades de femmes divines, ils goûtent longtemps les objets de jouissance. Enfin, leurs désirs apaisés, ils ont part à la condition suprême appelée “séjour de Śiva”.
62Jouissance et délivrance se subdivisent en inférieure et supérieure de multiples manières. La jouissance d’ordre supérieur consiste à régner sur divers mondes pourvus de splendeurs variées et qui s’étagent sur la voie qui va des enfers à kalā. La jouissance d’ordre inférieur consiste à être un simple habitant de ces mondes. De même, la délivrance d’ordre supérieur consiste à devenir semblable à Śiva, et celle d’ordre inférieur à partager la condition des divers Mantreśvara. Nous montrerons plus loin comment ces (quatre grandes classes) se subdivisent à leur tour de multiples manières.
63D. “De cette distinction la délivrance est le fruit” : la délivrance se réalise progressivement par la connaissance de cette répartition (des catégories) et par la mise en application (de cette connaissance). “Produite en concomitance” : dans l’initiation bhautikī, c’est immédiatement à la suite de la jouissance que se produit la délivrance et c’est pourquoi la jouissance aussi est désignée par “le fruit”. Cela revient à dire ceci : seule la délivrance est proprement le fruit de l’initiation mais il en va de la jouissance comme des oiseaux qui bénéficient de l’action de celui qui arrose un arbre (en venant boire à son pied l’eau qui n’a pas pénétré dans la terre). Ceci est produit par son association à la pensée qui qualifie (pour la délivrance) obtenue par la voie de l’initiation.
64V. L’ascète prend maintenant la parole, désireux qu’il est de savoir en quoi la connaissance relative au suprême Seigneur se distingue des autres systèmes.
À. 10. Dans les doctrines du Vedānta, du Sāṃkhya, du Jaïnisme, du Vaiśeṣika etc. il est aussi question de la délivrance et des moyens de l'obtenir. Qu’est-ce donc qui fait la supériorité de la Tradition śaiva ?
65V. Il s’agit (ici) des enseignements du Vedānta, tels que les présentent les Upaniṣad et autres (textes), du Sāṃkhya ou de la doctrine des soixante (catégories),18 de la doctrine de la “triade irréprochable” où les Arhat associent l’être et le non-être, des œuvres de Kaṇāda traitant de catégories comme la substance etc... Le terme “etc” implique qu’il est fait allusion aussi aux doctrines bouddhiques. Puisque ces doctrines proposent une délivrance avec les moyens d’y parvenir on demande en quoi la tradition śaiva leur est supérieure. Cette question est posée par l’ascète (encore) hésitant et désireux de connaître cette supériorité. Sa question ne procède pas d’une totale incertitude. Au début, en effet, il a commencé à écouter dans la conviction qu’une supériorité (de la doctrine śaiva sur les autres) devait nécessairement être assumée. Enfin, sa question ne procède pas d’une opinion contraire qu’il partagerait. En effet, nous savons déjà que ces ascètes, précisément parce qu’ils ont demandé à être instruits dans la doctrine śaiva, n’ont pas foi dans les autres systèmes. Etant donné que l’auteur (des sūtra) réfutera plus loin, quand l’occasion s’en présentera, le type de délivrance et les moyens d’y parvenir enseignés par tel ou tel système, on ne prend pas la peine de les examiner (ici) un par un.
66D. La question procède ici du désir de savoir en quoi consiste la supériorité (de la doctrine śaiva) et elle est posée dans le contexte d’une discussion sur la jouissance et la délivrance. Le mot “délivrance” désigne aussi indirectement la jouissance.
67V. Et voici la position définitive :
Ā. 11. Les auteurs (de ces traités) n’étaient pas omniscients et c’est pourquoi ils ne présentent pas clairement l’ensemble des réalités. Il en va de même des moyens et des fruits. Tout cela est présent, sous une forme supérieure, dans la doctrine śaiva.
68V. Ces “auteurs” sont Hiraṇyagarbha etc. ainsi que Kaṇāda, Patañjali, Kapila etc. Ceux-ci, n’étant pas omniscients, sont considérés comme inférieurs. Ils ne saisissent pas cet ensemble des réalités qui, tout en étant connaissable par la logique et la Tradition, passe la sphère de leur compréhension. On a dit :
69“Ceux qui parlent de la nature propre des choses, de l’Esprit et du non-manifesté, de l’acte, du Temps, du Soi, se font une fausse conception de la délivrance, faute d’avoir connu le suprême Seigneur”.
70De même : “Quelle raison y a-t-il d’affirmer : “le Bouddha est omniscient mais non Kapila” ? Ou bien, si les deux sont omniscients, pourquoi divergent-ils ?”19.
71C’est pour avoir été composés par de tels auteurs que ces traités ne présentent pas clairement l’ensemble des réalités. Le sens est que les catégories de l’âme liée, du Maître, du lien, ainsi que la délivrance, n’y sont pas présentées clairement. Quant aux “moyens” — connaissance de la distinction entre Esprit et Nature, réalisation du fait que toutes choses sont dépourvues de Soi, méditation répétée de l’absence de dualité au sein du Brahman — et aux “fruits”, obtention du ciel et délivrance, tout cela est pareillement faux parce qu’insoutenable, ainsi qu’on l’exposera dans les divers cas.
72La présente doctrine l’emporte ainsi sur celles-là dans la mesure où tous ces éléments s’y retrouvent mais “sous une forme supérieure”. Parce que (cette doctrine) a été proclamée par le suprême Seigneur, qui transcende les catégories de l’âme liée et du lien, qui est insurpassé, l’excellence de son Auteur se retrouve dans les moyens qu’elle met en œuvre, initiation etc., moyens dont on constate la parfaite efficacité. On observe ainsi que même un homme accablé d’un péché (aussi grave) que le meurtre d’un brahmane peut en être délivré par l’initiation. Par là est établie la disparition du pouvoir d’entraver détenu par les liens, au sens où l’on parle de la neutralisation des propriétés mortelles d’un poison. On a dit :
73“Le meurtrier d’un brahmane obtient, grâce à l’initiation, un état de pureté (attesté par l’épreuve de) la pesée. C’est essentiellement à partir de cette notion qu’il faut comprendre la disparition du lien, à la manière de l’extinction (des pouvoirs) d’un poison”20
74Quant au fruit, il est ici supérieur à celui qui est attesté dans les autres doctrines et qui comporte (un certain type de) jouissance et de délivrance. Il est dit, en effet, dans le Mataṅga :
75“Purifiés par l'’Agnihotra, par le jeûne selon les phases de la lune etc., ils se réjouissent dans les trois mondes, juchés sur des chars de triomphe.”21
76“Ayant accompli cent sacrifices, ils atteindront le séjour d’Indra, selon la règle”.
77“Ce séjour des dévots de Śiva, quand bien même ces grandes âmes l’auraient obtenu par des (moyens) d’une correction (rituelle) douteuse,22 (les non-initiés) ne sauraient le gagner — ô excellent ascète — même par mille sacrifices”.
78La délivrance promise par cette doctrine est “suprême” en ce sens qu’elle est hors de portée de toutes les autres doctrines. En effet, la “délivrance” enseignée par les autres doctrines n’est qu’un semblant de délivrance puisque leurs auteurs, affectés de la souillure, ne sont pas omniscients. Il est dit dans le vénérable Bhārgavottara :
79“Les hommes que les autres doctrines considèrent comme délivrés — à cause de l’épuisement, chez eux, du mérite et du démérite — sont appelés (ici) des Rudra” ; ils sont exempts des trois guṇa”.
80D. A partir de “Ces auteurs” le commentaire expose la conclusion définitive.
81— Des doctrines comme celles de Kaṇāda et d’autres, peuvent être fausses. Elles procèdent, en effet, d’un auteur lequel peut (en tant que tel) être supposé manquer d’autorité. Mais comment peut-on soupçonner de fausseté des doctrines telles que le Veda ? Leur autorité n’est pas sujette aux défauts liés à l’existence d’un auteur puisque, précisément, elles n’en ont pas !
82— A cela le commentaire fait la réponse suivante : on admet que tout assemblage, par exemple une étoffe, requiert un auteur ; on établit ainsi que le Veda, a une origine humaine et que sa fausseté est possible. Quant à l’auteur du Veda, c’est Hiraṇyagarbha. Certains maîtres, également ont dit : “Hiraṇyagarbha, Kapila, Matsyendra (sont les auteurs respectifs) du Veda, du Sāṃkhya, de la doctrine Kaula”.
83Ces doctrines admettent l’instantanéité de l’Esprit, ou son caractère non-pervasif, ou sa pureté essentielle. Elles font du Maître la cause matérielle, dénient tout pouvoir au lien, conçoivent la délivrance sous les espèces d’un retour à la Nature primordiale23 ou d’une extinction de la conscience.
84Dans l’expression “obtention du ciel et délivrance” le terme “délivrance” (déjà employé précédemment) ne constitue pas une (véritable) répétition. Il était question, tout d’abord, de la fausseté de ces (types de) délivrance mais, ici, il s’agit des moyens proposés pour y parvenir.
85— Mais pourquoi la doctrine śaiva ne serait-elle pas elle-même fausse ? Elle (aussi) procède d’un auteur dont il est loisible de penser qu’il n’est pas digne de confiance !
86— Sur ce point on répond que toute tromperie est impossible de la part du suprême Seigneur qui est suprêmement digne de confiance. On a dit :
87“Les bouddhistes s’arrêtent à la buddhi, les Jaina aux guna, les connaisseurs du Veda au puruṣa, les adeptes du Pāñcarātra au non-manifesté”.24
88V. On va maintenant indiquer ce qu’il en est de cette fausseté des autres doctrines.
Ā. 12a. Il n'existe, selon les textes du Vedānta, qu’un seul Soi.
On le connaît à travers ses manifestations, pensantes et non-pensantes.
89V. Des textes de la Révélation (védique) tels que : “Le Soi est à lui seul le monde entier” ou : “Unique régisseur, âme intérieure à tout être, qui rend multiple sa forme une”25 (enseignent) que le Soi suprême, assumant une nature qui consiste à manifester et à celer toutes les réalités particulières, pensantes ou non-pensantes, puissant de par la possession plénière des six qualités auspicieuses, libre, transmigre tout en étant unique. Il se conforme à des natures autres que la sienne propre et qui consistent dans les différences représentées par les conditions extrinsèques caractéristiques des divers esprits empiriques (manas). Correctement compris, il procure le bonheur céleste ; telle est la conclusion des tenants du Vedānta.
90Lorsque les conditions extrinsèques possèdent la nature du sattva, le Soi est, en quelque sorte, apaisé. Lorsqu’elles abondent en rajas, le Soi est, en quelque sorte, passionné. Lorsqu’elles consistent en tamas, qui a la nature de l’ignorance, le Soi est, en quelque sorte, hébété. Mais rien n’existe à part de ce Soi. Seul est réel ce (Soi) qui se présente dans tel ou tel état de diversité.26 C’est illusoirement, comme la lune, qu’il apparaît dédoublé. C’est ainsi que le respectable Bhartṛhari a déclaré :
91“De même qu’un homme affecté d’un défaut de vision (timira) considère cet espace immaculé comme empli de particules variées, de même ce Brahman éternel et dépourvu de modifications est, pour ainsi dire, souillé par la nescience et il assume une diversité de formes”.
92Ainsi le Brahman supérieur, non différencié, possède la nature du Soi suprême, tandis que les esprits empiriques entrent en conjonction avec le plaisir et la douleur, qualités du monde de la transmigration. Mais il en va du Soi suprême comme du soleil reflété dans les eaux : bien qu’indifférencié, il apparaît comme différencié à cause des conditions délimitantes extrinsèques. C’est ce qu’enseigne la Révélation : “De même que le soleil lumineux, qui est un, épouse les divers aspects des eaux (où il se reflète), de même, à cause des conditions délimitantes extrinsèques, le Soi non-né,27 divin, se démultiplie à travers les corps”.
93D. Maintenant, voulant faire éclater la fausseté des autres doctrines, on commence par s’attaquer au Vedānta que l’on présente à l’intérieur d’un demi-śloka. Selon cette doctrine, le caractère pervasif du Soi entraîne l’impossibilité pour toute chose — fût-elle aussi ténue qu’un atome — de ne pas être pénétrée par lui. Si cela était possible, alors, la forme propre et les qualités de cette chose n’étant pas pénétrées par le Soi, le caractère pervasif de ce dernier ne serait pas établi. En particulier, à l’intérieur de ce monde de la transmigration qui est unique, il n’y a pas place pour une multiplicité de Soi pervasifs. Le fait qu’une étoffe, par exemple, occupe un certain lieu exclut la présence en ce même lieu d’une autre étoffe. Donc seul existe le Soi suprême, unique.
94— Mais alors comment s’effectue la différenciation des formes individuelles, telles que celles de Devadatta ou de Yajñadatta ?
95— On répond à cela à partir de : “Il se conforme...”. A cause de la nescience (le Soi) apparaît nous une forme fausse, celle où, comme dans le sommeil, il revêt une multiplicité d’aspects ; il se présente sous la forme des âmes individuelles en fonction de l’infinie diversité des corps depuis ceux des animaux grands ou petits. Dans le rêve, en effet, (le Soi) apparaît sous l’aspect28 d’une multiplicité infinie de sujets différents. Ainsi ce Soi est-il établi, tant par la Révélation que par le raisonnement, comme présentant la (simple) apparence de la dualité, à la manière de la lune dédoublée. Il est réputé — une fois correctement compris — procurer le salut.
96V. Cela ne tient pas car...
Ā. 12b. Tout cela est pure assertion. Cette thèse, sur quoi se fonde-t-elle ? Ici, en somme, le Soi — qui est le moyen de connaissance droite — devient (en plus) l'objet à connaître.
97V. Si vous vous contentez d’accepter cette thèse en disant : “Qu’il en soit ainsi !” et sans examiner les arguments pour ou contre elle, très bien !, mais alors cette thèse ne fera pas autorité. C’est pourquoi on demande ici : “Cette thèse, sur quoi se fonde-t-elle ?”. Seule, en effet, une thèse fondée sur un moyen de connaissance droite est capable d’établir tel ou tel objet connaissable et il ne peut en aller autrement.
98— Mais on a indiqué que le moyen de connaissance droite utilisé ici était la Révélation védique !
99— On répond à cela à partir de : “Ici, en somme, le Soi...”. S’il existe un moyen de connaissance droite il est irréel parce que, absolument parlant, seul le Soi suprême existe. Connaître grâce à un tel moyen de connaissance droite équivaut à discerner à l’aide d’une lampe imaginaire des objets placés dans une profonde obscurité. Ou bien ce moyen de connaissance droite est réel ; alors il n’est autre que le Soi suprême assumant la condition d’objet connaissable. Un moyen de connaissance droite n’est tel, en effet, que dans la mesure où il est employé à discerner un objet connaissable. Autrement il ne mérite pas ce nom.
100D. On introduit le sūtra qui apporte la conclusion définitive, à savoir : “Ni l’unicité du Soi ni la délivrance produite par la connaissance de ce Soi ne sont possibles”.
101— Mais une raison a bel et bien été apportée, à savoir le caractère pervasif (du Soi) !
102— Cette thèse n’est pas recevable, démentie qu’elle est par l’universelle présence du caractère opposé (à celui dont la thèse fait état). Un sujet pervasif (vyāpaka) est établi en tant que tel dans la mesure où il pénètre un objet capable de l’être (vyāpya) — c’est le cas, par exemple, de la lumière solaire par rapport à la terre, aux montagnes etc. — mais non dans la mesure où il demeure enfermé en lui-même. Dans ce dernier cas, en effet, il y aurait régression à l’infini29.
103Ainsi la réfutation de la dualité est-elle elle-même réfutée, précisément par ce fait qu’un sujet pervasif est établi. Quant à la réponse selon laquelle il n’y a pas place pour un second sujet pervasif dans un monde déjà pénétré par un premier (sujet pervasif), à la manière d’un lieu déjà occupé par une étoffe, elle ne vaut que pour les choses pourvues d’une forme matérielle solide (mūrtānām) et non pour les autres. Ainsi, à l’intérieur d’une maison, la fraîcheur, la fumée, la lumière (sont-elles partout présentes en même temps). Il n’y a pas d’obstacle à cela.
104Quant à mettre au compte de la nescience la (fausse) apparence de dualité, il ne faut pas y songer car cela contredirait la non-dualité. Dans la mesure même où l’on admet que la nescience représente ce que la science doit écarter on en fait quelque chose de différent de la science.
105— Mais seule la science est réelle, non la nescience !
106— Dans ce cas, la nescience, irréelle comme les cornes du lièvre, sera éternellement supprimée et les moyens proposés pour la supprimer comme : “Il faut connaître le Soi, y réfléchir, méditer sur Lui....etc30” seront sans objet, exactement comme le seraient des moyens destinés à supprimer les cornes du lièvre. On ne saurait objecter ici que (la nescience) sera le moyen utilisé pour réaliser le Soi car le lien fait de nescience est irréel, absolument parlant, et ainsi le Soi est (toujours) réalisé par la science. Ce moyen sera inutile comme la lumière en un heu où l’obscurité est absente. Ainsi réfute-t-on l’unicité du Soi (prétendument) établie par le raisonnement.
107On en vient alors à la thèse selon laquelle l’unicité (du Soi) serait établie à partir du Veda et c’est à propos de cette Révélation prise comme moyen de connaissance droite qu’on l’attaque. A partir de : “S’il existe...etc.” on commente la conclusion définitive apportée par le sūtra. Voici ce que (le commentaire) veut dire : il y a dans le Veda des textes qui enseignent la dualité et ceux qui enseignent la non-dualité ont en fait un objet différent ; si, néanmoins, considérant que cette Révélation joue un rôle utile aussi en tant que moyen de connaissance droite, on admet l’autorité du Veda, ce moyen sera réel ou irréel. S’il est réel la non-dualité est en défaut et, s’il est irréel, il ne peut pas jouer son rôle de moyen de connaissance droite.
108V. Que s’ensuit-il ? Qu’y a-t-il encore ?
Ā. 13b. Là où cette dyade est présente, elle devient un ensemble de quatre éléments. C’est la ruine de la non-dualité, à moins qu’on n’abandonne tout moyen de connaissance droite.
Ā. 14a. (En découlent) également l’identité des expériences affectives et l’absence de délivrance, conséquences toutes deux inacceptables pour les partisans du Soi.
109V. Là où existe la dualité du moyen de connaissance et de l’objet à connaître une autre dualité s’y ajoute, celle du sujet connaissant et de l’activité de connaissance, ces termes étant interdépendants. En l’absence d’un sujet connaissant, moyens de connaissance et objet connaissable ne produisent jamais rien : lorsqu’il s’agit d’obtenir la production d’un effet, l’instrument et l’objet sur lequel porte l’opération sont tous deux tributaires d’un agent. Quant à la connaissance — en tant que processus actif — la méthode de concordance et de différence permet de la poser comme distincte (des autres termes). Ce sont donc quatre éléments qui devront nécessairement exister. Akṣapāda a dit : “Ces quatre termes épuisent l’essence de la réalité”.31
110Que (s’en suit-il) encore ? “la ruine de la non-dualité”. Cette ruine est virtuellement acquise lorsqu’on admet le commerce des moyens de connaissance et des objets connaissables. Vous réfutez donc votre propre thèse. Cependant, si l’on écarte (une telle relation), il n’y a plus de moyens de connaissance droite. De (la non-dualité) découlent encore deux conséquences malheureuses pour les partisans du Soi : l’identité des expériences affectives et l’absence de délivrance. Tout partisan du Soi, s’il tient à ne pas contredire la perception, doit nécessairement admettre cette diversité des expériences affectives (individuelles) qui est un fait d’expérience. Et il lui faut aussi admettre la (possibilité) pour les âmes d’accéder à la délivrance, car c’est en vue du bonheur suprême qu’on entreprend l’étude des traités. Mais (le partisan du Soi) pourra difficilement éviter de conclure à l’identité des expériences affectives. Des textes comme : “Omniprésent, Il n’assume ni mal ni bien” ou : “Il n’y a pas de condition d’agent, pas d’actes”32 impliquent l’absence d’actes qui, en introduisant une détermination particulière des expériences affectives par le jeu d’une détermination particulière des renaissances, seraient susceptibles de produire une diversité de fruits. C’est seulement dans l’hypothèse d’une (réelle) multiplicité des âmes que la diversité des expériences affectives prend sens. On dira alors : “un tel est heureux, un tel est malheureux...etc.”. D’autre part, si la délivrance se ramène à une absorption dans ce Soi suprême, dépourvu de parties, duquel a surgi la vie régie par la transmigration, alors ce surgissement se produira à nouveau et de nouveau la délivrance. Mais on n’a là qu’un mouvement de va-et-vient qui n’est pas la délivrance. C’est ainsi que le respectable maître Avadhūta déclare :
111“Dans votre système, ces délivrances, même produites par la connaissance de la réalité suprême, restent aussi vaines que des sillons tracés dans l’eau”.
112Ainsi, comme il n’y aura pas de (véritable) délivrance, les moyens indiqués pour y parvenir : “C’est le Soi, en vérité, qu’il faut écouter, qu’il faut penser, qu’il faut méditer”33 ne servent à rien. De plus, il est acquis que ce Soi suprême sera à la fois pensant et non-pensant puisqu’il est cause de la production de ce monde à la fois pensant et non-pensant et que les effets se conforment universellement à la nature propre de leur cause. On a dit :
113“Des existences, selon qu’elles présentent telle forme ou ne la présentent pas, sont issues d’une cause qui présente elle-même cette forme ou, au contraire, d’une cause qui ne la présente pas”.34
114Or la présence simultanée, dans le Soi suprême, du pensant et du non-pensant, réalités aussi opposées que l’existence et la non-existence et qui ne s’imposent chacune qu’en supplantant l’autre, est impossible. C’est ce que déclare le respectable Kheṭakanandana :
115“Deux déterminations opposées, simultanément présentes dans le même sujet, se détruisent mutuellement et provoquent ainsi leur propre disparition”.35
116Comme le Soi, d’autre part, est dépourvu de parties, il ne peut être partiellement pensant et partiellement non-pensant. Si on le suppose composé de parties, alors, à la manière d’un mur ou d’un grenier, il sera un effet et perdra sa nature de cause. De plus, toute cause matérielle, telle la glaise etc., est non-pensante. Le Soi suprême, s’il est cause matérielle, sera donc non-pensant et, s’il est pensant, il ne sera pas cause matérielle.
117— Eh bien, admettons qu’il soit non-pensant ! Quel inconvénient à cela ?
118— La cause des réalités pensantes sera elle-même non-pensante ! Quelle étrange affirmation ! De plus, si on le suppose privé de pensée, il ne sera pas capable de produire par lui-même ses propres effets, au même titre qu’une motte de glaise, par exemple, qui serait privée du contrôle d’un agent intelligent. Quant à ces soi individuels, sujets de l’expérience affective, établis en tant que sujets à partir de leur propre conscience, et qui sont réputés être issus du Soi suprême, ils seront nécessairement, en tant que produits, comparables (sous ce rapport) à des cruches, non-pensants. Ainsi s’avère insoutenable cette doctrine du Soi suprême et sans second, car elle tombe sous le coup de multiples objections.
119D. A partir de : “Que s en suit-il ?” on attire l’attention sur un autre défaut. On insiste sur cette conséquence malheureuse qu’est l’identité des expériences affectives. Mais, remarque (le commentaire), dès lors qu’on admet la diversité de ces expériences, la pluralité des soi (individuels) est chose acquise. L’expérience affective, en somme, consiste à éprouver le plaisir et la douleur. C’est ainsi qu’on a dit : “L’expérience affective est cette sensation éprouvée par l’homme et qui se caractérise par le plaisir, la douleur etc.”. C’est donc à partir de la diversité des expériences affectives que l’on établit la pluralité des soi individuels. En d’autres termes, de même que l’unicité du Soi suprême est établie à partir de sa propre conscience en tant que sujet pensant, de même la pluralité des soi individuels est établie à partir de la diversité de leurs expériences respectives. Tout ce qui est établi à partir de sa propre expérience est réel, ainsi l’unicité du Soi suprême. Donc la pluralité des soi individuels, établie à partir de leur propre expérience, est réelle. Ainsi réfute-t-on la non-dualité. Et il ne faut pas dire que cette raison (hetu) est mal assurée d’où l’on conclut que le soi personnel (svātmā) apparaît capable d’inférer l’existence d’autres soi (semblables à lui).
120— Mais la perception, ayant pour domaine ce qui est réellement existant, ne peut pas appréhender une différence car cela supposerait l’appréhension de l’absence de (ce qui constitue) l’un des termes dans l’autre ! On a dit : “Les sages ont posé la nature affirmative — et non pas négatrice — de la perception”.
121— Cela ne tient pas car cette absence de (la forme propre) de l’un des termes dans l’autre suppose leur différence déjà établie. Autrement, la confusion régnerait et l’on pourrait dire : “Que celui qui désire de l’eau se dirige vers le feu !”
122A partir de : “Si la délivrance se ramène... etc.” on insiste sur cette conséquence malheureuse (de la non-dualité) qu’est l’impossibilité de la délivrance. L’incohérence dans la (conception de) la délivrance se répercute sur (la conception) des moyens de la délivrance. Aussi — remarque-t-on — l’ensemble de la doctrine est-il incohérent. “Quelle étrange affirmation... etc.” : le sens est que la nature de la cause se retrouve dans les effets. A partir de : “Quant à ces soi... etc.” on attire l’attention sur un autre défaut encore.
123V. La doctrine des partisans du Vedānta a été réfutée. La connaissance discriminative de la Nature (prakṛti) et de l’Esprit (puruṣa), telle que Kapila la proclame, pourra-t-elle procurer le bonheur suprême ? On a dit :
124“Ainsi, une étude prolongée des principes suscite (une connaissance de la forme) : Je ne suis pas, rien n’est mien, il n’y a pas de “je”... et l’on parvient à un isolement absolu et définitif”.36
125De même, dans la Révélation (védique) : “L’unique (femelle) non-née, rouge, blanche et noire engendre une nombreuse progéniture semblable à elle-même ; un (mâle) non-né se repose auprès d’elle satisfait, un autre la quitte après qu’il en a joui”.37 On déclare pour réfuter cette doctrine :
Ā. 14b. Dans la doctrine Sāṃkhya aussi règne l’erreur : on y considère comme cause ce qui est un effet.
126V. Dans la doctrine Sāṃkhya également il y a ceci d’incorrect qu’ils rapportent leur idée de la “cause” — c’est-à-dire leur représentation illusoire de la cause suprême — à ce qui est (en réalité) un effet, à savoir à cette Nature qui est engendrée par le principe de kalā, lui-même issu du (principe de la) māyā. Ils admettent en effet que “la Nature n’est pas quelque chose de dérivé”. C’est qu’ils ne connaissent pas cette māyā, réceptacle de l’univers, qui a la nature d’une cause et qui engendre les principes comme celui de kalā etc. dont les fonctions respectives sont perçues séparément. Il est dit quelque part :
127“Parce que les partisans du Sāṃkhya ne conçoivent pas ce (genre) d’actes dont les conséquences sont éprouvées dans un domaine situé au-delà du principe des guṇa, leur “isolement” n’est pas acceptable, l’acte n’étant pas épuisé (dans ses conséquences)”.38
128En somme, les disciples de Kapila forgent puis érigent en cause suprême la notion d’une Nature constituée par l’équilibre des trois guṇa, distingués comme sattva, rajas et tamas. Cette Nature, tout d’abord, n’est pas quelque chose de différent des guṇa. Ils admettent, en effet, qu’elle n’est autre que les guṇa eux-mêmes. Or, si elle s’identifie aux guṇa, elle est nécessairement multiple ; mais toute chose non-pensante et multiple dépend d’une cause autre (qu’elle-même), ainsi en va-t-il de fils, de mottes de glaise etc. Si donc elle dépend d’une cause autre (qu’elle-même) elle ne peut être cause suprême.
129Il y a encore un point sur lequel il convient de les presser de questions. On pose la conjonction du spectateur et du spectacle comme cause de la transmigration et, subséquemment, leur disjonction comme cause de la délivrance. Mais cette conjonction de l’Esprit et de la Nature ne peut se présenter que sous la forme d’une relation entre un spectacle et un spectateur et non pas comme un contact physique. Celui-ci est impossible dans le cas présent puisqu’aucun des deux termes ne possède de forme matérielle tangible (amūrtatvāt). Or la Nature n’est pas en elle-même une chose visible : il est admis qu’elle échappe à la perception. Et il n’est pas davantage possible à un spectateur de la contempler à l’état évolué sous forme de mahat, d’ego etc. Dès lors, comment leur conjonction originelle serait-elle possible ? Et, si la conjonction fait défaut, comment la disjonction — conditionnée par elle — pourrait-elle avoir lieu ? La Nature est donc inopérante par rapport aux buts de l’homme puisque la conjonction et la disjonction des deux termes est impossible. Ce genre de connaissance est donc erroné.
130D. On s’apprête à exposer brièvement ce qu’a d’aberrant la doctrine Sāṃkhya. Selon les disciples de Kapila, l’Esprit est essentiellement inactif et immaculé. Tant que cet (Esprit) n’est pas parvenu à la connaissance discriminatrice, la Nature, agissant pour le compte d’une réalité autre qu’elle-même (l’Esprit), puisqu’elle n’est pas autonome, fonctionne comme cause suprême. Elle s’offre à l’expérience affective sous la forme de ses dérivés mahat etc., faits de plaisir, de douleur et d’aveuglement, et tout cela constitue le monde de la transmigration. Et il ne convient pas de dire — selon eux — que (la Nature) est incapable d’action parce que non-pensante. On observe, en effet, que des choses comme l’aimant attirent le fer. Aussi, lorsqu’apparaît dans l’Esprit l’idée qu’il diffère du sattva — et cela suit de la discrimination opérée entre Nature et Esprit — (la Nature) cesse de s’offrir à l’expérience de l’Esprit. Et c’est ainsi que celui-ci est délivré. Les partisans du Sāṃkhya déclarent :
131“De même qu’une danseuse quitte la scène après s’être exhibée aux spectateurs, de même la Nature se retire après s’être exhibée à l’Esprit”.
132“Il me semble qu’il n’y a personne au monde de plus pudique que la Nature, elle qui cesse de se montrer à l’Esprit dès qu’elle s’aperçoit qu’elle a été vue”.39
133Mais en quoi consiste donc cette erreur des partisans du Sāṃkhya ? On répond à cette question à partir de : “C’est qu’ils ne connaissent pas... etc.”. Nous montrerons en effet que ces principes sont établis par la Révélation et par la voie de l’inférence à partir de leurs effets. On montre ensuite que la Nature est un effet et l’on critique ce qui a été avancé au sujet du caractère inactif de l’Esprit.
134V. Pourquoi cela ? On répond :
Ā. 15a. Parce que (le Sāṃkhya) admet que l’Esprit — sujet de de l’expérience affective — est inactif et que la Nature — non-pensante — est autonome.
135V. Si l’Esprit n’était pas le sujet de l’expérience affective, qu’aurait-il à faire d’un corps, siège de cette expérience, d’organes sensoriels, instruments de cette expérience, d’objets d’expérience et (finalement) de l’expérience elle-même constituée par la sensation agréable ou désagréable ? Comme l’expérience est nécessairement accompagnée de son siège et de ses instruments il est impossible de dénier à l’Esprit le statut de sujet de l’expérience affective. Et, s’il est tel, comment pourrait-il être inactif ? S’il était inactif rien ne justifierait sa conjonction avec des organes. La connaissance et l’activité sont l’essence même de la substance pensante (caitanya). Lorsque l’activité est niée la connaissance l’est aussi. La sensation elle-même, qui a la nature d’une action, ne se départit pas (de son lien avec) l’activité.
136La doctrine Sāṃkhya est fausse pour une autre raison encore : "(Parce qu’elle admet que) la Nature — non-pensante — est autonome”. Comment la Nature, non-pensante, pourrait-elle produire ses effets si elle n’était pas mise en mouvement par un agent doué d’intelligence ? On ne saurait déjà pas admettre qu’un ver dépourvu d’attention systématique (anusaṃdhāna), bien qu’intelligent (d’une certaine manière), trace une lettre dans le bois (en le rongeant), a fortiori refusera-t-on d’admettre qu’une chose non-pensante (produise) en se transformant (un monde ordonné)40. Il n’est pas possible, pour quiconque a gardé son bon sens41, de souscrire à la thèse selon laquelle l’Esprit conscient serait dépendant de la Nature et non pas agent par lui-même.
137D. ”Si l’Esprit n’était pas... etc.” : on commence par montrer que — de toute évidence — la Soi possède le statut de sujet de l’expérience affective. On indique ensuite que son statut de sujet (essentiellement) actif en découle immédiatement. A partir de :”La connaissance et l’activité...” on montre que cette nature active (du Soi) peut-être établie (même) à partir de la sensation, car elle ne fait jamais défaut à tout ce qui est expérience consciente. Voici ce qu’on veut dire : l’Esprit conscient est le (véritable) agent, car il est perçu comme la cause de la mise en branle ou de l’arrêt de tous les autres facteurs d’action. Celui qui — lui-même en mouvement ou non — contrôle la mise en branle et l’arrêt des facteurs d’action est appelé “agent”.
138— Mais si la nature active (de l’Esprit) consiste à être siège d’une activité, alors, l’Esprit est chose muable, comme le vent etc. !
139— Non, car sa nature active ne s’identifie pas à ce fait d’être siège d’une activité, lequel (en effet) a pour conséquence la mutabilité. Mais elle consiste plutôt dans cette capacité de produire une action (que possèdent) des choses comme l’aimant. L’aimant, en effet, n’est pas le siège d’une activité : c’est, visiblement, le fer qui joue ce rôle, en fonction d’une capacité (possédée par l’aimant). Pareillement, l’activité, sans résider dans le Soi, apparaît dans les corps etc., en fonction d’une capacité (possédée par le Soi).
140— S’il en est ainsi, posons que l’activité (manifestée) dans le corps appartient (en fait) à la nature spécifique du corps !
141— On répond ainsi : le corps qui a pour essence la Nature ne peut être actif parce que, à l’instar d’une cruche, il ne pense pas.
142— Mais il est possible que la Nature, tout en ne pensant pas, agisse dans le sens de l’intérêt de l’Esprit. On observe en effet que le lait de la vache, par exemple, coule de lui-même pour le bénéfice du veau. Les partisans du Sāṃkhya disent : “De même que le lait non-pensant coule en vue de la croissance du veau, de même la Nature fonctionne en vue de la délivrance de l’Esprit”.42
143— Dans ces conditions, la Nature n’est pas autonome car, non-pensante, elle doit être accompagnée d’un principe incitateur pensant. On observe ainsi que le lait non-pensant coule sous le contrôle d’un être pensant tel que la vache. (De plus), comme on a supposé que l’Esprit était (essentiellement) immaculé, une activité dirigée vers lui n’a pas de sens. Une telle activité, si elle existait, serait relative à tous les Esprits : (en tant qu’immaculés) ils ne se distinguent pas. Il n’y a donc pas de délivrance dans le Sāṃkhya. Quant à l’hypothèse même d’un Esprit immaculé, on montrera qu’elle est irrecevable.
144V. Maintenant, en vue de réfuter la doctrine de la pluralité d’aspects des choses, on introduit cette doctrine, à titre de thèse préliminaire, par le biais d’une énumération (de ses catégories).
A. 15b. Il y a ici sept catégories. Les trois premières sont l’âme (jīva), le non-spirituel (ajīva), l'envahissement par le flot karmique (āsrava).
Ā. 16. On trouve ensuite l’arrêt (saṃvara) et l’usure (nirjara) du karman, ainsi que servitude et délivrance.
Toutes ces (catégories) sont marquées du “peut-être”, en fonction de la doctrine de la pluralité d’aspects des choses.
145V. La première catégorie, celle de l’âme, a été décrite sous l’appellation de “masse d’être du vivant” (jīvāstikāya) qui est caractéristique du système.43 Elle est triple et se subdivise en “parfaite depuis toujours”, “délivrée” et “enchaînée”. Les âmes parfaites depuis toujours sont appelées “grands saints” (Arhat), les âmes délivrées sont celles qui ont échappé à l’illusion, les âmes enchaînées celles qui sont en proie (à l’illusion). La catégorie du non-spirituel se subdivise en quatre masses d’être : la matière (pudgala), l’espace, la cause du mouvement (dharma) et celle de l’arrêt du mouvement (adharma).44
146Le première masse d’être, celle de la matière, est de six espèces : elle comprend les quatre grands éléments à commencer par la terre, les êtres organisés immobiles tels que les herbes, les arbustes ou les lianes, les êtres organisés mobiles nés du chorion, de l’œuf, de la vapeur d’eau, d’une pousse. La masse d’être constituée par l’espace est de deux espèces, cosmique et ultra-cosmique.
147“L’espace situé à l’intérieur des mondes est dit “cosmique”, celui qui s’étend à l’extérieur est appelé “masse d’être formée par l’espace ultra-cosmique”.
148La masse d’être dite “dharma”, différente de celle formée par la matière, est la cause du mouvement ascendant, celle dite “adharma” fait obstacle à ce mouvement. La catégorie du non-spirituel est donc bien de quatre espèces.
149L’“envahissement” est le fonctionnement des cinq sens, vue etc., chacun dans sa sphère propre.
150“Ce fonctionnement selon cinq modalités du groupe des sens, vue etc., parce qu’il “s’écoule” (sravati) continuellement, est appelé “envahissement par le flot karmique” (ou “influx”).
151On parle d’“arrêt” (saṃvara) en ce sens que la concentration mentale, préalablement dotée d’un fondement solide par la maîtrise des sens, “arrête” (saṃvṛnoti) le flot karmique, car c’est sa nature d’y faire obstacle. On appelle “usine” du karman son épuisement grâce à l’accumulation d’austérités : par exemple s’étendre sur un rocher brûlant ou s’arracher ongles et cheveux. La servitude, cause de la destruction de la liberté, forme une multitude que l’on peut ranger sous huit espèces, illusion etc. ; elle conditionne l’errance à travers divers enfers. On a dit :
152“La servitude, en tant qu’illusion etc., est multitude et elle est assumée par l’âme. De même qu’une outre enfermée dans une cage de métal et jetée à la mer coule au fond, de même l’âme enchaînée”.
153La délivrance est l’obtention par l’âme du séjour d’en-haut, lorsqu’elle recouvre sa liberté à la suite de la destruction de tous les obstacles. On a dit :
154“De même que l’outre revient à flot lorsqu’est brisée la cage de métal, de même l’âme monte vers la délivrance lorsque l’illusion et les autres obstacles sont détruits. Elle est alors pourvue de propriétés comme la connaissance et la félicité éternelles”.
155Ces sept catégories sont soumises à la règle du “peut-être”. Soit, par exemple, la question de savoir si l’âme, avant d’assumer un corps, existe ou non. Conformément à la doctrine de la pluralité d’aspects, il convient d’envisager les possibilités suivantes : cela peut être tel ; cela peut n’être pas tel ; cela peut être ou ne pas être tel ; cela peut être indéterminable comme tel ou non-tel ; cela peut être tel ou indéterminable comme tel ou non-tel ; cela peut n’être pas tel ou être indéterminable comme tel ou non-tel ; cela peut être tel, ou être indéterminable comme tel ou non-tel. Tout ce qui peut faire l’objet d’une interrogation peut être considéré comme existant ou non-existant. Grâce aux notions de déterminable et d’indéterminable, l’abolition de la négation (absolue) devient réalisable.
156“Pour ceux qui détiennent cette infaillible arme brahmique qu’est la règle aux sept divisions qu’y a-t-il d’insurmontable ? En usant du “peut-être”, positif ou négatif, les âmes incarnées meuvent le monde entier”.45
157— Mais celui qui soutient la doctrine de la pluralité d’aspects doit s’y tenir strictement, puisqu’il refuse la doctrine de l’univocité. Comment donc peut-il maintenir l’univocité absolue de la règle aux sept divisions elle-même ?
158— Nous ne commettons pas ici de faute parce que — à l’endroit même de la doctrine de la pluralité d’aspects — nous n’admettons pas d’univocité. (Nous disons en effet :) “Peut-être y a-t-il pluralité d’aspects ; peut-être univocité ; peut-être à la fois pluralité d’aspects et univocité ; peut-être tout cela est-il indéterminable ; peut-être y a-t-il pluralité d’aspects ou est-ce indéterminable ; peut-être y a-t-il univocité ou est-ce indéterminable ; peut-être y a-t-il pluralité d’aspects ou univocité ou indéterminabilité”.
159D. Les mots : “Maintenant... etc.” introduisent, en vue de l’expliquer, le sūtra qui commence par : “Il y a ici...”.
160— Mais celui qui entreprend de réfuter la doctrine de la pluralité d’aspects n’a pas à exposer la règle aux sept divisions. C’est comme si quelqu’un, désireux d’atteindre la mer se dirigeait vers l’Himâlaya !
161— Non, car il importe, avant de montrer l’incohérence de leurs opinions touchant la délivrance et les moyens d’y parvenir, de montrer ce qu’a d’inadéquat leur doctrine des catégories.
162V. On réfute brièvement tout cela :
Ā. 17. Qui donc raisonne en posant qu’une seule et même chose existe et n’existe pas ?
163V. Cette manière de poser une chose à la fois comme existante et comme non-existante est impropre. En effet, lorsqu’une chose est reconnue existante en fonction de son efficience, il n’est personne pour la poser comme absolument inexistante. Quelle personne saine d’esprit formerait l’idée de l’inexistence d’une cruche, par exemple, au moment où, en se présentant à son regard, elle impose l’idée de sa propre existence ? Et qui donc irait poser son existence46 lorsque, inexistante, elle ne laisse place à aucune assertion, aussi bien intérieure qu’à l’adresse d’autrui ? C’est que l’existence et l’inexistence, opposées comme l’affirmation et la négation, ne surgissent qu’en se supplantant réciproquement. Si l’inexistence — tout en devant sa naissance à l’absence de l’existence — était accompagnée par elle, elle ne serait plus l’inexistence, sa forme propre n’étant établie que par la destruction de l’existence. L’existence, pareillement, ne serait pas l’existence si elle n’était pas séparée de l’inexistence, son contraire.
164— Mais l’existence de l’inexistence signifie (simplement) qu’une cruche, par exemple, existe relativement à sa forme propre et n’existe pas relativement à une forme étrangère comme celle d’une étoffe !
165— Cela est inadmissible. Qu’a-t-on démontré par là ? que la cruche existe47 en tant47 que telle ou que l'étoffe n’existe pas dans la cruche ? Mais on a déjà accordé cela. Telle chose est considérée comme non-identique à telle autre parce qu’elle ne s’y trouve pas. On établit quelque chose de déjà établi : que cette cruche, distincte d’une étoffe, est autre qu’elle. Sur ce point nous déclarons :
Ā. 18a. L’être est une chose, le non-être une autre ; mais cela aboutit à démontrer quelque chose de déjà démontré.
166V. — On pourrait — semble-t-il — s’attendre à ce que la cruche remplisse son office aussi bien sous la forme d’une étoffe que sous sa propre forme de cruche. Or cela ne se produit pas. Donc elle n’existe pas sous la forme d’une étoffe. Si — de la même façon qu’elle n’existe pas sous la forme d’une étoffe — elle n’existait pas sous sa forme propre, elle ne pourrait même pas remplir son office propre. C’est en ce sens qu’elle a été posée à la fois comme existante et comme non-existante. De la sorte, “cruchéité” et “non-cruchéité” ne sont pas absolument séparées l’une de l’autre. Si elles étaient séparées, l’idée et le nom de la cruche ne se retrouveraient nulle part et il ne serait pas possible de parler de “cruche” et de “non-cruche” en les mettant syntaxiquement sur le même plan. Or cela s’avère possible ; Il existe donc un (fondement commun) qui possède les deux natures “cruche” et “non-cruche” et qui est susceptible de recevoir (à volonté) la signification de l’un ou de l’autre terme. Il n’y a donc pas de contradiction. — Tout cela est également inadmissible parce que l’absence de séparation n’existe pas. Le terme “non-cruche” signifie ou bien une négation portant sur l’action exprimée par le verbe (prasajyapratiṣedha), du genre : “la cruche n’existe pas” ou bien une négation portant sur le nom, du genre : “des choses comme une étoffe sont différentes de la cruche.”
167Dans le premier cas, puisque “cruche” et “non-cruche” ne sont pas séparés, lorsqu’on dit : “la cruche et la non-cruche peuvent exister”, l’absence de cruche est identique à la cruche. Si l’on admet cela il y aura un serpent en l’absence même de tout serpent.48 De la sorte, l’absence de serpent produira la peur comme le serpent lui-même. On ne fera pas de différence entre un lieu infesté de serpents et un lieu qui en est dépourvu. Dans le cas, également, d’une négation portant sur le nom, la non-cruchéité est différente de la cruchéité ; elle est quelque chose de distinct, étoffe etc., S’il n’y avait pas de distinction à faire entre les deux l’idée et le mot “étoffe” s’appliqueraient à des choses comme la cruche.
168Alors même que la cruche “sauterait aux yeux”, son idée ne se formerait pas dans l’esprit. Donc, il n’y a pas indistinction de la cruche et de la non-cruche et il n’existe aucun fondement commun de l’être et du non-être.
169D. Le commentaire interprète (dans le sūtra) la formule : “L’être est une chose, le non-être une autre” comme une défense de la thèse provisoire et la formule : “mais cela aboutit... etc.” comme la réplique (à cette défense). “L’idée et le nom de cela ne se retrouveraient... etc.” signifie :’’l’idée et le nom de la cruche... etc.”. Il y a “identité de fonction syntaxique” de l’existence et de la non-existence par rapport à la cruche précisément ; tel est le sens.
170V. De plus...
Ā. 18b-19a. “Le non-être est inférieur, l’être supérieur”, ainsi s’expriment les sages. La relativité ne fait pas que ces deux prédicats résident ensemble dans un même (support).
171V. Cette entité appelée “être et non-être”, qui serait à la fois supérieure et inférieure, ceux qui la connaissent refusent de la qualifier d’un nom unique, car elle s’applique à des objets distincts. On ne peut pas, en effet, appeler purement et simplement “supérieur” ce qui n’est qu’inférieur. La différence entre les réalités consiste dans ce fait qu’elles sont affectées de qualités différentes.
172— Mais ce que nous admettons ici c’est la qualité de supériorité ou d’infériorité et celle-ci appartient au même sujet, (bien qu’elle varie) selon le point de de vue où l’on se place ! Ainsi l’on dira que Devadatta, comparé à Yajñadatta, est beau mais que, comparé à Caitra, il est laid. De la sorte, l’infériorité de Yajñadatta aussi bien que la supériorité de Caitra sont choses relatives.
173— Mais ces deux (qualités) sont appréhendées sur des (sujets) distincts. Tout ce qui est (en soi-même) double n’est pas véritablement réel, parce que relatif. Ce qu’on appelle “point de vue” n’est pas en effet quelque chose qui existe réellement. Lorsqu’une chose réelle existe véritablement on n’a que faire du “point de vue”, puisque la qualité d’être une existence établie exclut toute relativité. On a dit :
174“Tout existant est une réalité non-relative ; comment serait-il subordonné à un point de vue ?”
175D’autre part, le “point de vue” ne peut rien faire d’une chose qui n’a pas reçu l’existence, puisque la seule inexistence de cette chose rend impossible tout “point de vue” sur elle. On a dit :
176“Le “point de vue” ne s’applique pas aux choses existantes, parce qu’elles sont établies ; il ne s’applique pas aux choses inexistantes, parce qu’elles ne sont pas établies. L’indistinction de l’être et du non-être est donc impossible”.
177D. A partir de : “Cette entité...” on commente le texte : “Le non-être est inférieur... etc.”. On interpréte à partir de : “Mais ce que nous admettons” les termes : “en fonction de la relativité” (dans le sūtra) comme une défense de la thèse provisoire. On y réplique à partir de : “Mais ces deux...”.
Ā. 19b-20. Mais s’ils admettent à la fois l’être et le non-être leur doctrine devient encore plus inacceptable. Par crainte du mélange des karman, ils ont proclamé le caractère non-pervasif (de l’âme).
C’est que ces hommes de peu d’intelligence ne connaissent ni la relation universelle ni l’autre.
178V. Admettant que (l’âme), avant d’être jointe à un corps, est à la fois existante et non-existante, ils se demandent si — en fonction de son caractère pervasif — il ne va pas se produire (pour telle âme) un mélange de son karman avec celui des autres. En effet, si (toute âme) est pervasive, comment va s’effectuer la répartition stricte des divers karman épars (dans l’univers) ? Par crainte du mélange des karman, “ces hommes de peu d’intelligence”, c’est-à-dire ces sots, “proclamèrent”, c'est-à-dire énoncèrent le caractère non-pervasif (des âmes). Ils estimaient que, si les âmes ne sont pas pervasives, le facteur de répartition (du karman) sera la catégorie du lien faite d’aveuglement etc. et présente en chacune des âmes.
179Mais d’où leur vient cette sottise ? “C’est qu’ils ne connaissent ni la relation universelle ni l’autre”. Cette relation du Soi à sa nature pervasive, universelle et sans commencement est une communauté de substrat49. Elle est destinée à exister en tous temps. “L’autre” (relation) est appelée ainsi parce qu’elle ne s’établit que dans la délivrance. De ces deux relations les partisans du pudgala n’ont pas la “connaissance”, c’est-à-dire l’intelligence. En effet, s’ils avaient cette intelligence, ils ne forgeraient pas leurs thèses inacceptables. Dire que le Soi — dont la nature essentiellement pervasive est entravée (dans sa manifestation) par des liens faits d’aveuglement etc. — est non-pervasif par nature, représente de leur part une contradiction.
180D. On déclare en somme ceci : si le Soi est pervasif, il sera partout présent et entrera ainsi en contact aussi bien avec les fruits de karman étrangers qu’avec ceux de son propre karman. Il devra donc aussi goûter les fruits de ces karman. On en déduit l’impossibilité de toute règle limitative le qualifiant pour goûter (seul) les fruits de son (seul) karman propre. Donc, pour rendre cela possible malgré tout — la situation inverse étant inadmissible — on devra admettre le caractère non-pervasif de l’individualité (pudgala). Davantage, pour les partisans de la pluralité d’aspects des choses, il est établi que le Soi ne s’étend pas au-delà des limites du corps. Ils font remarquer (notamment) qu’en dehors du corps, même à une distance infime, il n’y a pas de sensation.
181Mais — remarque le commentateur — tout ce qu’ils disent est inacceptable. Et il raisonne ainsi : si l’âme n’est pas pervasive, un acte dont on observe qu’accompli dans une certaine région, par exemple par une personne résidant (alors) au Kaśmir, il porte fruit dans une autre région, comme le Dekkan, devient (logiquement) impossible. En effet, privée comme elle est de forme matérielle concrète, l’âme ne saurait se déplacer.
182— Mais n’a-t-on pas déclaré : “L’individualité (pudgala) est, en un certain sens, pourvue de forme matérielle concrète et, en un certain sens, elle en est privée. Dans cette doctrine règne le principe de la pluralité d’aspects des choses” ?
183— Cela est inadmissible, car la possession ou la privation de forme matérielle concrète ne s’établissent qu’en s’évinçant mutuellement. On a dit : “Deux qualités opposées, présentes simultanément dans le même sujet, provoquent leur propre destruction en se neutralisant réciproquement”.
184— Mais comment, derechef, la sensation sera-t-elle possible à l’extérieur des limites du corps ?
185— Le commentaire répond à cette question à partir de : “Dire que le Soi... etc.”. Cela est dû à la souillure : là (seulement) où un facteur de manifestation tel que le corps est présent, l’âme est manifestée.
186V. Ainsi donc...
Ā. 21. Cette (âme), d’abord non-pervasive, comment peut-elle, à la fin, présenter un aspect (essentiellement) différent ? Si vous (faites état) de qualités comme la dilatation etc. vous (tombez dans) une suite ininterrompue de difficultés.
187V. “D’abord”, c’est-à-dire antérieurement, dans la condition d’être transmigrant, (l’âme) qui était (supposée) non-pervasive, comment peut-elle devenir pervasive dans l’état de délivrance ? On ne saurait donc admettre, à ce moment-là non plus, le caractère non-pervasif (de l’âme)50. De la sorte, en effet, transmigration et délivrance ne se distingueraient plus. On sera alors conduit à attribuer à l’âme le pouvoir de se dilater et de se contracter : dans la transmimigration elle se contracterait et, dans la délivrance, elle se dilaterait. Mais il s’en suivra une série de difficultés telles que la sujétion de l’âme aux transformations, son caractère non-pensant etc. L’opinion des partisans de “l’existence non-existante” s’avère ainsi totalement insoutenable.
188D. En exposant en quoi consiste la contradiction le commentaire glose par “antérieurement” le “d’abord” (du sūtra).
189— Mais on a dit : “Du mélange des karman (suivra) le mélange de leurs fruits” !
190— Non, car le désir d’agir, cause du karman, est différent d’un homme à l’autre. De cette différence découle celle des karman et de cette dernière la différence des fruits. Tout cela n’est que vétilles.
191V. On se propose maintenant de réfuter le type de délivrance proposé par la doctrine Vaiśeṣika. Dans ce but, on déclare :
Ā. 22-23. De la connaissance complète des six catégories suit la disparition de la connaissance erronée. Passion, haine, égoïsme, qui sont des qualités particulières de l'âme, disparaissent progressivement à sa suite, parce qu'elles naissent de l’union (de l’âme) avec le corps. Cette délivrance est un état d’inconscience absolue ! Pourquoi (alors) ne pas identifier le délivré au cadavre ?
192V. (Les partisans du Vaiśeṣika) admettent que la cause du bonheur suprême est la connaissance des propriétés communes et particulières des six catégories : substance, qualité, action, substrat générique, discriminatif, inhérence. Lorsque, grâce à la connaissance correcte de cet ensemble des six catégories, la nescience disparaît, que s’apaisent la passion et la haine et que disparaissent progressivement — parce qu’issues de l’union (de l’âme) avec le corps — les neuf qualités de l’âme : intellection, plaisir, douleur, désir, aversion, effort, mérite et démérite, construction psychique, c’est la délivrance.
193Mais, dans cet état, l’intellection et les autres qualités ayant disparu, l’âme, privée de ces qualités, ne conserve plus la moindre connaissance et c’est pourquoi il faut la considérer comme étant (alors) complètement inconsciente. Dans ce cas, pourquoi ne pas poser qu’un cadavre est, lui aussi, un délivré ? Lui aussi, en effet, est privé de connaissance, de désir etc., puisque l’intellection et les autres qualités lui ont été enlevées. Tel est le sens.
194D. Après avoir posé l’inadéquation de ce type de délivrance — l’acquisition du séjour d’en haut — proposé par eux (les Jaina), comme aussi des moyens d’y parvenir — s’étendre sur des rochers brûlants etc. — vous (les Śaiva) posez la souillure comme ce qui fait obstacle à la délivrance. Nous préférons admettre que (l’âme) est simplement inconsciente. De la sorte, nous n’avons pas à imaginer une multitude de facteurs invisibles.
195— Eh bien, disons que la conscience est (à l’âme) ce que le pouvoir d’éclairer est au feu : une qualité naturelle !
196— Cela non plus n’est pas possible, car cette conscience ne se manifeste que dans le voisinage immédiat d’un ensemble (de conditions) telles que le corps etc. et qu’en l’absence de ces conditions elle ne se manifeste pas. On montre ainsi qu’elle est engendrée par elles, comme la cruche est engendrée par l’ensemble des conditions (nécessaires à sa fabrication) telles que le potier etc. Ainsi, l’âme sera en elle-même inconsciente. Tant que le corps sera là, l’âme ne connaîtra aucune cessation définitive de la douleur et du plaisir. Il est dit dans le Veda : “Pour celui qui est pourvu d’un corps il n’y a pas de destruction de l’agréable et du désagréable. Mais, en vérité, l’agréable et le désagréable n’atteignent plus celui qui est séparé du corps”.51 La cessation de la douleur se produira ainsi à la faveur d’une (certaine) séparation d’avec le corps etc. provoquée par la cessation de la nescience, elle-même dépendante d’une connaissance réelle apportée par les “facteurs de cessation”.
197A partir de “Dans ce cas...” le commentaire indique les défauts de cette position. Quand se produisent les sensations qui ont pour domaine le corps et consistent dans les affects de la joie, de la tristesse etc., ce qui les fait apparaître se manifeste-t-il lui-même ou non ? En tout cas, il n’est pas juste de dire qu’il n’apparaît pas, car cela contredirait l’expérience personnelle de chacun. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’il apparaît bel et bien mais qu’il n’est autre que la connaissance au sens bouddhique du terme. Il s’agit en effet de l’âme qui, partout, se manifeste comme le principe qui éprouve le plaisir etc., tout en révélant tel ou tel objet. Et cela découle aussi de la forme propre de ce (principe). En effet, il apparaît toujours comme quelque chose de fixe qui manifeste individuellement les objets, aussi bien lorsqu’ils se présentent en succession que lorsqu’ils se présentent simultanément. Et la connaissance qu’il possède n’est pas engendrée par un ensemble de conditions telles que les divers sens etc. Mais, au contraire, l’âme est établie comme non-inconsciente, car elle apparaît toujours comme consciente, étant sujet connaissant de par sa nature propre. Mais, à cause des conditions (telles que le corps), elle est naturellement tournée vers l’appréhension des divers objets. Sa conscience, oblitérée par la souillure, ne peut s’appliquer aux objets sans l’aide du corps etc. Il est dit dans le Mataṅga : “La pensée (cit) est une qualité naturelle de l’esprit (citta) mais elle est oblitérée par la souillure sans commencement”.52 Donc, dans cette doctrine aussi, l’agencement de l’ensemble des réalités est présenté d’une manière obscure. La transmigration apparaît ainsi préférable à cette “délivrance” que les bûches de bois elles-mêmes peuvent aisément obtenir, car elle découle d’un simple retrait de l’intelligence. Une telle délivrance est absolument inacceptable. Et il en ira de même des moyens (indiqués pour y parvenir).
198V. Maintenant, désirant réfuter le type de délivrance proposé par les bouddhistes, on expose cette doctrine et on la critique.
Ā. 24. La pensée (cit), à cause de l'instantanéité des facteurs révélants, action etc., est manifestée comme naissant d’instant en instant. (Aussi), d’autres la considèrent-ils comme (elle-même) instantanée.
199V. La pensée est la connaissance, le fait d’éprouver sous la forme d’un sujet qui saisit (les objets). Cette pensée est “manifestée”, révélée comme naissant d’instant en instant, et cela à cause de l’instabilité de 1’“action”. Par “action” (karman) il faut entendre soit l’activité consistant dans l’application (des sens aux objets) avec la perception (subséquente), soit l’objet même à saisir, cruche, étoffe etc. La mention du terme “etc.” fait référence à (l’instabilité) d’organes sensoriels comme l’œil ou de conditions adjuvantes comme la lumière. Le sens est le suivant : selon la doctrine — dont on parlera plus loin — de la présence réelle des effets (dans leur cause), étant donné l’instabilité des existences soumises à la manifestation et au cèlement en fonction des différences dans l’activité, le lieu et le temps, la connaissance (de ces existences), manifestée d’instant en instant à partir de leurs diverses conditions limitantes, est elle-même instantanée. Et ces “autres” estiment que seule cette connaissance est correcte. On a dit :
200“Il n’y a pas de connaissance droite qui soit fixe, car ce qui fait autorité c’est l’accord avec la chose (même) ; or celui-ci n’est pas stable mais, en fonction de l’impermanence de l’objet à connaître, il naît en succession”.53
201La pensée donc, est instantanée, établie par l’expérience intérieure sous la forme de la mise en évidence de tel ou tel objet, mais il n’existe pas de Soi séparé d’elle, car il n’y a pas manifestation, sous forme d’activité distincte, de quelque chose qui soit séparé de l’expérience. C’est ainsi qu’on a déclaré : “Nous observons un unique élément, ayant forme de conscience, qui revêt les apparences de la joie, du chagrin etc. Qu’on le désigne comme on voudra !”.
202Sur l’expérience interne, qui est instantanée, l’imagination projette la stabilité, à cause de l’illusion produite par la similitude des moments successifs ; ainsi en va-t-il du mouvement d’une rivière. La doctrine du Soi est donc un produit de la nescience. On a dit :
203“On fait des efforts en vue d’abandonner la fausse surimposition et cela alors même qu’est irréel le sujet tendu vers la délivrance”.54
204Lorsqu’on admet le Soi on se croit différent de ce qui existe en dehors de soi-même et la distinction du “propre” et de “l’autre” apparaît. C’est pourquoi le vénérable Bouddha, considérant que la croyance au Soi — parce qu’elle engendre des maux tels que la passion et la haine — est servitude, enseigna la doctrine de l’inexistence du Soi. On a dit :
205“Si le Soi existe (apparaît) la notion d’“autre” ; la distinction du “propre” et de 1’“autre” engendre l’attachement aux possessions et l’animosité (envers autrui). Tous les maux prennent alors naissance parce qu’ils dépendent de ces deux-là”55.
206Quant à cette éternité du Soi que vous admettez, elle n’existe pas. Tout ce qui existe est instantané. Une chose non-instantanée ne saurait produire une action, ni progressivement ni d’un seul coup ; son existence n’est donc pas établie. On a dit :
207“A ce niveau existe absolument ce qui est doué d’efficience. Les choses non-instantanées sont donc inexistantes en tant qu’incompatibles avec (toute activité) progressive ou instantanée”.56
208Un existant permanent, en effet, devrait produire son action ou bien progressivement ou bien d’un seul coup. Or l’effectuation progressive est impossible. C’est que cet (existant) est supposé posséder une nature propre stable, sans origination ni disparition. Cet existant, pourquoi ne produit-il pas à l’instant même l’action destinée à être accomplie à un moment ultérieur ? En effet, l’action destinée à être produite en une autre occasion, (cet existant) ne pourrait l’accomplir à l’aide d’une autre nature propre, car celle-ci possède une forme unique. En effet, s’il y a altération de la forme propre, celle-ci est détruite et (l’existant), n’étant pas séparable (de sa forme propre), connaît aussi la destruction et donc n’est pas permanent.
209— Cette chose produira une action seulement en présence de facteurs auxiliaires. Dans les cas où c’est l’absence de ces (facteurs) qui l’empêche de produire son action il n’y a pas de raison de nous le reprocher !”
210— Il n’en va pas ainsi : ou bien les facteurs auxiliaires n’ont aucune efficacité et, dans ce cas, en quoi (la cause principale) dépendra-t-elle d’eux ? ou bien ils possèdent une efficacité et, alors, cette efficacité est-elle distincte ou non (de celle de la cause principale) ? Si elle en est distincte, en quoi (la cause principale) est-elle tributaire de ces (facteurs) ? Mais si elle n’en est pas distincte, alors, on en vient à admettre que la (cause principale) est elle-même constituée par les facteurs auxiliaires. Mais on ne saurait admettre qu’une chose permanente,57 possédant cette nature, soit produite par quelque chose d’impermanent, car elle procède de ses propres causes et ce qui est (déjà) accompli ne peut plus l’être (à nouveau).
211— Eh bien, disons qu’à cette chose dont la nature propre est permanente les facteurs auxiliaires apportent un surcroît d’excellence lui permettant, en un moment ultérieur, de déployer une efficience (particulière) !
212— Cela non plus ne tient pas, car, en admettant que la nature propre (de la chose) est différente selon qu’on y ajoute ou non ce surcroît d’excellence, on fait voler en éclats la permanence d’une nature propre unique. De la sorte, on est conduit à admettre qu’au moment où surgit le surcroît d’excellence apporté par les facteurs auxiliaires la nature propre (de la chose), qui était précédemment apparue sans ce surcroît d’excellence, se détruit elle-même. Si, en effet, elle est impérisssable de par sa nature propre, une cause (extérieure) de destruction ne peut rien contre elle. Si, au contraire, sa nature propre implique que (la chose elle-même) ait un commencement et une fin, les facteurs auxiliaires ne joueront (ici encore) aucun rôle et, comme cette nature propre ne se modifiera pas d’instant en instant, nous retrouverons l’instantanéité (de la chose elle-même).
213Une chose (réputée) permanente ne saurait donc rien produire progressivement. Mais une production dans l’instant n’est pas davantage possible. Il faudrait en effet que (la chose), tout en produisant instantanément une action, ne se départisse pas de sa nature propre, parce qu’elle possède (en définitive) une nature propre permanente qu’elle ne pourrait abandonner sans se détruire elle-même et, dans ce dernier cas, nous retrouverions l’instantanéité.
214— Mais elle n’assume pas une autre nature ! Au contraire, elle n’agit pas ; c’est seulement l’effet qui a atteint sa maturité, car il y a impossibilité à accomplir ce qui est (déjà) accompli.
215— Cela non plus ne tient pas. Il est bien difficile, en effet, de poser l’existence de cette (chose) qui ne déploierait aucune activité. N’a-t-on pas dit : “A ce niveau existe absolument ce qui est doué d’efficience” ? Du moment que la nature propre de la chose, en tant qu’elle n’inclut pas dans son essence l’activité, est différente de la nature propre (de cette même chose), en tant que caractérisée par le déploiement de cette activité, comment (la chose) ne serait-elle pas jointe à une autre nature propre ? Et si, tout en déployant son activité d’un seul coup, elle ne cesse pour autant d’agir, alors, en l’absence de toute différence concernant sa nature propre, on est conduit à la conséquence (non souhaitée) d’une activité universelle et ininterrompue. Cela permet de donner un sens à l’expérience interne, en tant qu’instantanée, mais ne permet pas d’établir un Soi permanent et distinct d’elle. Ainsi se présente la thèse provisoire.
216D. Selon le commentaire, le terme “d’autres” (dans le sūtra) fait allusion à une (prochaine) réfutation. Par “application” (yoga) il faut entendre ici le contact des sens avec leurs objets et par “perception” (sāṃgrahaṇa) la saisie de la structure de l’objet grâce aux renseignements obtenus (sur lui). Le sens de termes tels que “karman etc.” (dans le sūtra) désigne l’objet. Le commentaire dit cela sous une autre forme et il éclaircit ce point à partir de : “Le sens est le suivant...”
217— Mais l’instantanéité défendue par les bouddhistes ne concerne que la connaissance, action de saisir un objet, et non pas le Soi, sujet de l’appréhension !
218— A cela le commentaire répond : “La pensée donc,... etc.”. Le sens est qu’il n’y a pas deux perceptions, l’une de l’objet, l’autre du Soi.
219— Mais comment se produit alors l’apparence d’une permanence de ce (Soi) ?
220— A cela le commentaire répond : “Sur l’expérience interne... etc.”. Il montre ensuite que, même si l’on admet un Soi séparé de la connaissance, sa permanence est impossible. On explique cela en détail à partir de : “De la sorte, on est conduit à admettre... etc.”.
221V. Voici maintenant la thèse définitive :
Ā. 25a. Cela n’est pas (admissible) parce qu'il y a jouissance (des fruits) de l’action et remémoration de l’expérience passée.
222V. Cette instantanéité de la sensation et cette hypothèse que l’on forge de l’inexistence du Soi ne sont pas admissibles, eu égard à l’évidence du Soi non caché, à la forme stable, établi par sa propre perception.
223— Mais nous avons dit que la permanence avait été surimposée (à l’expérience interne) parce qu’on avait été abusé par la similitude de moments successifs !
224— Cela ne tient pas : la surimposition est (ici) impossible, car une action exercée sur soi-même est contradictoire. Quant à l’inférence destinée à établir la doctrine de l’impermanence des choses et qui, sous prétexte qu’on ne saurait établir l’existence de quelque chose de non-instantané, cela s’avérant incompatible avec un déploiement d’activité progressif ou opéré d’un seul coup, conclut à l’instantanéité de tout ce qui existe, elle est incorrecte parce que réfutée par la perception de ce (Soi permanent) que caractérise l’expérience de lui-même. L’expérience interne établit en effet que tout ce qui est cognition est non-instantané. Cette (inférence) est également affectée d’incertitude parce que la “raison” invoquée ne comporte que la concordance positive et est ainsi dépourvue de force probante. Il y manque, en effet, l’exemple complémentaire négatif qui devrait consister en l’absence de réalité absolue58 de quoi que ce soit de non-instantané. Dans ces conditions, on ne parvient pas à montrer que (la “raison”) est exclue du prédicat inverse (de celui qui est à établir)59. La raison invoquée appelée “existence” est par elle-même incertaine, car, dans le cas des cruches etc. qui déploient une certaine activité en toutes circonstances, il est incontestablement possible de poser leur concordance universelle avec la non-instantanéité, laquelle (précisément) est le contraire de ce que vous voulez prouver.
225Quant à cette (autre) preuve utilisée par vous et selon laquelle il y aurait incompatibilité entre une chose permanente et une activité aussi bien progressive que s’exerçant d’un seul coup, elle est également irrecevable, son fondement n’étant pas assuré. Vous n’admettez, en effet, aucune réalité permanente sur laquelle cette preuve pourrait faire fond. De plus, rien ne s’oppose à ce qu’une chose permanente, par exemple un joyau lumineux, jette successivement sa lumière sur des objets situés en des lieux différents ou bien les illumine en même temps, s’il s’agit, par exemple, d’une étoffe et d’une cruche présentes dans la même pièce.
226Par contre, une expérience interne instantanée ne sera pas en mesure d’accomplir une opération s’étendant sur plusieurs instants, cette possibilité étant exclue dans le cas d’une chose qui disparaît à l’instant même où elle naît. Et il n’y a pas de permanence surimposée capable d’effectuer telle ou telle opération, car — avons nous dit — une telle surimposition sur soi-même est impossible. Et comme la (permanence) à surimposer est dépourvue de réalité effective, elle ne peut pas être mise en relation avec l’accomplissement d’une action. Mais si elle est une chose réelle, alors, il n’y a plus de divergence entre nous, car nous-mêmes admettons, sous les espèces du Soi, un pouvoir de compréhension qui est permanent. On n’admet en aucune manière une continuité d’existence distincte des instants, et, ainsi, la permanence du Soi pensant est réellement établie. Autrement, on ne saurait rendre compte de ce fait d’expérience qu’est l’accomplissement des actions. L’expérience de l’action met donc en lumière ce qu’a d’inadéquat la doctrine de l’instantanéité.
227(De plus), s’il n’y a qu’une simple expérience consciente qui ne s’étend pas à l’instant suivant, la jouissance des fruits des actions devient impossible. Nous admettons en effet que le même sujet dont on a constaté qu’il accomplissait une action : service, labourage etc. en recueille le fruit. Et il est de bonne méthode de concevoir l’invisible sur le modèle du visible. Si l’on admet — en dépit de la différence des corps (assumés) en deux existences (successives) — un sujet de l’expérience affective qui soit unique et indivis, alors la jouissance du fruit des actes ne rencontre pas d’obstacle. Mais si, par exemple, l’acte appelé “vénération d’un caitya” est accompli par telle personne et que son fruit, obtention du ciel etc., échoit à une autre, alors il sera difficile d’écarter la conséquence (non souhaitée) d’une assomption de ce qui n’est pas accompli et d’une destruction totale de ce qui est accompli. Il est dit dans le vénérable Mataṅga :
228“L’acte accompli par telle personne, comment telle autre en recueillerait-elle le fruit ? (le soutenir) témoignerait d’une inaptitude à raisonner”.60
229— Il n’y a pas là de faute, puisqu’il est possible que le courant de conscience — sans avoir reçu de (nouveau) corps — jouisse dans une existence ultérieure du fruit des actes accomplis en cette vie !
230— Cela ne tient pas, car nous ne disposons d’aucun moyen de connaissance droite pour établir l’existence réelle d’un courant de conscience en l’absence d’un corps. Vous établissez la continuité des représentations en faisant valoir qu’autrement la jouissance du fruit des actes serait impossible, et (vous établissez), le fait de la jouissance du fruit des actes en vous appuyant sur cette continuité (supposée déjà) établie. L’impermanence de la conscience s’avère ainsi insoutenable.
231Une autre raison est que l’instantanéité n’existe pas. Pourquoi donc ? “Parce qu’il y a remémoration de l’expérience passée”. En effet, dès lors qu’on admet un Soi dont la nature est fixe et qui opère la liaison entre deux moments successifs, la remémoration, sous forme d’un maintien61 de l’objet antérieurement perçu, est possible. Elle ne l’est pas dans la perspective de l’instantanéité. La sensation de plaisir ou de douleur éprouvée en un moment antérieur ne pourra être remémorée par l’instant présent ou par un autre encore à venir, (simplement) parce que cet instant sera différent. De la même manière, ce qui a été éprouvé par Devadatta ne peut être remémoré par son fils. Or, on observe que ce qui a été éprouvé dans l’enfance, par exemple, est remémoré à d’autres âges de la vie, jeunesse, vieillesse etc... Ainsi cette remémoratoin de l’expérience antérieure exclut-elle l’instantanéité de la conscience, mais elle ne permet pas de démontrer le Soi à la nature immuable. En effet, dans le cas de ce dernier, qui est établi à partir de sa propre perception, l’autoexpérience est le seul moyen de connaissance droite. Ainsi, en fonction de la jouissance (du fruit) des actes et en fonction de la remémoration de l’expérience passée, l’instantanéité de la pensée s’avère insoutenable.
232D. Le terme “sensation” désigne ici le sujet qui saisit et non pas le processus mental dont (chacun) admet qu’il est instable. Le sens est le suivant : à partir de l’expérience de soi-même est établi un Soi, sujet de l’appréhension, stable, qui prend la forme d’une mise en relation (des instants), et qui se distingue du processus mental instable, pure action de saisir les objets. Le commentaire met alors en évidence l’absence de défaut dans la doctrine de la non-instantanéité et le défaut de celle de l’instantanéité. Voici ce qu’il veut dire : si le Soi n’existe que dans l’instant, l’étude des traités religieux et l’accomplissement des actions prescrites par eux, vénération des caitya etc., deviennent impossibles.
233— Mais l’action peut être accomplie par un courant de conscience, alors même que la conscience est instantanée !
234— A cela le commentaire répond : “On n’admet en aucune manière... etc.”. Ainsi, lorsqu’existe une liaison entre les instants antérieur et postérieur, (on retrouve) purement et simplement la permanence. Si, au contraire, il n’y a pas de liaison, l’accomplissement de l’action est impossible. Et il indique que la permanence (est établie) tant par l’autoperception (du Soi) que par l’impossibilité, dans l’autre hypothèse, d’accomplir les actions et de jouir du fruit des actes que l’on doit accomplir. On introduit encore une autre raison : la remémoration de l’expérience passée. On expose ce point en réponse à la question : “Pourquoi donc ?” ; on le clarifie à partir de : “Dès lors qu’on admet...”.
Ā. 25b. Au milieu de l'anéantissement total il n'y a de stabilité ni pour la mémoire, ni même pour l'action.
235V. La permanence de la mémoire est — comme on l’a dit — impossible parmi des instants de conscience toujours en voie d’anéantissement et qui ont l’instabilité de grains de moutarde tombant sur la pointe d’une aiguille. Et la permanence n’est pas davantage possible pour l’action. Mais en voilà assez de cet attachement aveugle à la doctrine de la fragmentation (de la durée) en instants, doctrine dont la position est rendue confuse par de fausses suppositions !
236De plus, il y a ici un autre défaut, à savoir :
Ā. 26. L'infirmité caractérisée par la destruction continuelle (des pensées) ne disparaît pas, même dans la délivrance. (Ou bien) il n'y a plus aucune expérience interne. Alors, mieux vaut l'existence mondaine !
237V. La délivrance ne serait-elle pas pour vous le surgissement d’un courant de pensées pures, ou bien quelque chose comme une lampe qu’on souffle ? Dans le premier cas, il n’y a pas, même dans la délivrance, de cessation de cette infirmité caractérisée par l’anéantissement d’instant en instant et qui est projetée mentalement par le sujet lui-même. Dans le second cas, en l’absence de toute sensation — puisque la délivrance est alors conçue sur le modèle de l’extinction d’une lampe — il n’y a plus aucune expérience interne. Alors, la condition d’être transmigrant est préférable à cette “délivrance” des bouddhistes, consistant essentiellement dans l’annihilation des pensées, et que même les souches et les murs peuvent aisément obtenir. En voilà assez des aspirations à une délivrance de cette sorte !
238D. Le commentaire, après avoir montré le manque de clarté de (leur doctrine sur) l’arrangement des choses, introduit par les mots : “De plus... etc.” le sūtra commençant par : “L’infirmité... etc.”, et ce dans le but de faire ressortir le manque de clarté du type de délivrance proposé par eux. Quant au manque de clarté touchant les moyens de délivrance proposés, représentation de l’absence de Soi etc., il est (implicitement) établi à travers les preuves de la permanence du Soi.
239V. Après avoir exposé en détail le manque de clarté et de cohérence de l’enchaînement des réalités tel qu’il est présenté par les autres doctrines, Vedānta, Sāṃkhya, Jaïnisme, Vaiśeṣika etc. — et il en va ainsi parce que les promoteurs de ces doctrines ne sont pas omniscients — on se propose de montrer que ceux qui adhèrent à d’autres doctrines encore, en pensant qu’elles suivent la même voie (que la doctrine śaiva), ne peuvent obtenir la félicité suprême.
Ā. 27. Des sots, s'appuyant sur telle doctrine proposée par des gens (eux-mêmes) aveuglés par l'ignorance, y cherchent la délivrance. D'insectes phosphorescents ils espèrent retirer du feu.
240V. Ceux qui n’ont pas la compréhension de ce que l’on doit rechercher : Siva, Sa Puissance, les Vidyeśvara etc., et de ce que l’on doit éviter par dessus tout :62 la souillure, le karman, la māyā etc., ceux-là, aveuglés par l’ignorance, sont ceux qui proposent ces autres doctrines. Ceux qui, stupides, s’appuient sur leurs “doctrines”, leurs systèmes, et y cherchent la délivrance, “espèrent retirer du feu d’insectes phosphorescents”. De même que (ces amateurs de feu) s’épuisent en vain, de même sont stériles les peines (de ces chercheurs de délivrance).
241D. On introduit alors le sütra suivant. C’est à la doctrine du Pāncarātra que fait allusion le terme “etc.”.
242V. De même...
A. 28. L'isolement obtenu par la discrimination de l'Esprit et de la Nature, l'apaisement qui accompagne la considération de toutes choses comme étant le Brahman, ainsi que toutes ces “délivrances" produites par les liens, se défont lors de la création.
243V. Il s’agit de cet isolement que Kapila imagine découler de la discrimination de l’Esprit et de la Nature ou de cet accès au Brahman, par abandon des constructions dualistes, qui se produit lorsqu’on réalise : “Tout, en vérité, est Brahman”. Il s’agit encore de toutes les doctrines de délivrance ‘ produites par les liens”, soutenues, par exemple, par les partisans du Pāñcarātra. C’est ainsi qu’il a été dit :
244“Il y avait des Seigneurs de la suprême Nature, Kṛṣṇa, Aniruddha, Makaradhvaja, Rauhina”.
245Ou bien, selon ceux qui s’en tiennent au Temps :
246“Le Temps crée les êtres, le Temps absorbe les créatures. Le Temps veille parmi ceux qui dorment, le Temps est difficile à transcender.
247Ou encore, d’après certains :
248“La pensée est, à elle seule, le monde de la transmigration, car elle est souillée par la passion et les autres afflictions. Elle seule, une fois libérée de ces (impuretés), est appelée “délivrance”.
249Toutes ces “délivrances” sont “produites par les liens” en ce sens qu’elles ont la forme d’un lien : Nature, Temps, pensée etc. ont la capacité de lier. Au moment où commence (à nouveau) la création elles se “défont”, c’est-à-dire sont anéanties. Il est dit dans le vénérable Mataṅga :
250“Aussi, sous le nom de “Nature”, a-t-on désigné une réalité non-pensante. Elle est donc, non pas suprême mais inférieure. Ceux dont la ferme conviction est qu’il n’y a rien au-delà ne sont pas — ô tigre parmi les ascètes — des délivrés ; ils reprennent le chemin d’en bas”.63
251De même :
252“Pour ceux qui sont comme noyés dans les causes matérielles le retour (ici-bas) est assuré”.
253Cependant, chez ceux-là mêmes qui sont victimes de cette surimposition64 du faux, l’immensité ténébreuse de l’ignorance ne recouvre pas complètement leur intelligence. Au contraire, à mesure que s’élargira progressivement leur pouvoir de discrimination, ils finiront un jour par entrer dans le champ de la Grâce du suprême Seigneur. C’est ainsi qu’il est dit dans le vénérable Pauṣkarapārameśvara :
254“Jamais l’homme n’atteint la délivrance par sa propre capacité, sans la Grâce du dieu Siva qui écarte tout ce qui est funeste (asivahārin)”,65
255D. Le commentaire indique que, dans la première moitié du sūtra, on achève la réfutation des types de délivrance mentionnés plus haut et caractérisés par l’absorption dans la Nature ou l’obtention du Brahman. Dans la seconde moitié, on réfute la délivrance telle qu’elle est conçue dans le Pāñcarātra ou dans d’autres (écoles) qui posent une pensée située au-delà des sens. “Toutes ces délivrances...etc.” : on fait ici référence à cette “suprême Nature” appelée “Nārāyaṇa” et qui est non-pensante, puisqu’on la considère comme cause matérielle.
256Le Temps ne peut pas davantage être cause (suprême), car il est une réalité à la fois multiple et non-pensante : il se divise en effet en trois éléments, passé etc. Quant à la pensée (citta), elle est un évolué, au même titre que les éléments matériels, et donc ne pense pas (véritablement). Aussi, ceux qui recourent à telle ou telle de ces réalités voient leur délivrance toucher à sa fin, chaque fois que cette réalité est rétractée. Au moment de la création (suivante), comme le karman, la souillure etc. sont présents, la transmigration reprend.
257— Mais, dans ces conditions, il n’y aura donc jamais pour ceux-là la moindre possibilité de délivrance ?
258— Non — répond le commentaire — avec l’involution de leur souillure, ils connaîtront eux aussi la délivrance, par l’entremise de la Grâce de Śiva.
259V. La délivrance proposée par les autres doctrines étant — comme on l’a dit — irréelle, en quoi consiste ici la différence entre la réalisation (siddhi) et la délivrance ?
Ā. 29. Selon la doctrine śaiva, le réalisé se tient au-dessus des autres êtres ; le délivré ne redescend plus dans le monde créé. Affermissant toutes choses par sa propre splendeur, il est pour toujours indépendant du Seigneur de toutes choses.66
260V. Ici, dans notre système, le réalisé goûte telles ou telles jouissances procurées par diverses souverainetés et accessibles dans des mondes variés. Il devient supérieur à tous. C’est ainsi également que s’exprime Bṛhaspati :
261“Cette majesté du suprême et bienheureux Śiva, incomparable, éternelle, inconcevable, cette majesté échoit au réalisé qui a détruit l’ensemble des liens”.
262Nous avons dit également que la délivrance procurée par les autres doctrines, sous forme d’absorption en Brahman, de destruction de la conscience, de discrimination de la Nature et de l’Esprit etc., ne présentait pas les mêmes qualités que la nôtre. Mais, dans notre système, le délivré est celui qui ne retourne plus en bas au commencement de (chaque) création.
263Il ne participe plus à la transmigration parce qu’il a perdu toute réceptivité envers la puissance d’obstruction du suprême Seigneur, le souillure, le karman et le māyā, qui sont cause de l’enchaînement. Que fait-il donc ? “toutes choses”. L’âme délivrée — tout en régissant toutes choses — ne fait rien (à proprement parler) car, pour elle, plus rien n’est “à faire”. En effet, elle possède une majesté semblable à celle de Śiva, puisqu’en elle ont été manifestées une omniscience et une activité universelle insurpassées.
264— Mais, avant la délivrance, (l’âme) ne faisait rien et après elle est également (inactive) ; quelle est donc la différence ?
265— La différence est qu’alors elle n’est plus dirigée, mûe, par le suprême Seigneur qui dirige toutes choses.
266— Est-ce seulement pour un moment qu’elle devient indépendante ?
267— Non, c’est “pour toujours”, définitivement, que le Seigneur Śiva cesse de la diriger ; tel est le sens.
268D. On résume ici — remarque le commentaire — la conception cohérente que notre système se fait de la jouissance et de la délivrance, cohérence à laquelle on avait déjà fait allusion plus haut en disant : “Dans la doctrine śaiva tout est supérieur”.
269— Mais — même à partir de cette délivrance — un retour (dans la transmigration) est possible à l’occasion de la grande dissolution cosmique !
270— A cela on répond : “parce qu’il a perdu...etc.” ; le sens est qu’il n’y a pas de retour possible, car cette délivrance prend la forme d’une rupture de la totalité des liens.
Notes de bas de page
1 On rapprochera ces remarques, importantes pour la conception du délivré dans le Mṛgendra, des considérations par lesquelles se termine le chapitre (cf. p. 99). Ontologiquement, l’âme délivrée est non pas “semblable” mais bien identique à Siva, cela grâce à la manifestation de son omniscience et de son omnipotence, et pourtant ces facultés demeurent chez elle comme inemployées. D’une part, en effet, elle est au delà de la souillure qu’impliquerait une quelconque participation au gouvernement du monde (en tant que Vidyeśvara etc.). D’autre part, l’existence en nombre indéfini de telles âmes empêche la doctrine śaiva de les faire participer aux opérations propres à Siva (ici la Grâce, mais il en irait de même pour la création etc.). Comme le remarque H. Brunner (SP III, p. XII), la doctrine se tient à mi-chemin entre les conceptions inspirées par la bhakti — qui requièrent positivement le maintien d’une différence entre le délivré et le suprême Seigneur — et “le non-dualisme des grandes Upanishads”. On notera cependant que, dans la non-dualité elle-même, l’idée d’une participation des délivrés aux opérations cosmiques apparaît si paradoxale que même un Śaṅkara recule devant les conséquences qu’elle entraîne (cf. Brahmasūtrabhādṣya, IV 4 17-18).
2 Rappelons que, dans toutes ces expressions, kalā désigne l’association (de l’âme) à l’ensemble des Principes ou tattva qui, dans l’ordre de l’émanation, apparaissent à la suite de kalā, donc la possession d’un corps grossier et la résidence dans les mondes impurs. On trouve en (C) la forme normale vijñānākala, “dépourvues de kalā (etc.) grâce à la connaissance”. Mais (D) a vijñānakala, forme fréquemment attestée elle-aussi, et d’interprétation plus délicate. Le terme a peut-être été formé sur le modèle de vijñānakevalin qui désigne l’âme dont le lien est réduit au mala grâce à la connaissance. Pour une autre interprétation possible, voir H. Brunner, SP III, p. V, n. 9.
3 La “puissance d’obstruction” (rodhaśakti) est conçue ici comme l’opéraration de Siva par laquelle il rend actifs les liens, enfonçant ainsi l’âme individuelle dans les heurs et malheurs de l’existence, mais lui offrant du même coup l’occasion d’épuiser, par consommation, les conséquences de ses actes passés et d’accélérer l’involution de sa souillure. Elle apparaîtra donc plus tard à l’âme individuelle, en quelque sorte rétrospectivement, comme une Grâce (cf. VII 11, p. 180). Son rapport aux liens est l’inverse de son rapport aux âmes fiées : elle apparaît d’abord comme puissance de Grâce (on dit qu’elle “vient en aide” aux liens) et ensuite comme puissance d’obstruction (après la dīkṣā elle les rend inopérants).
4 Caryāpāda, I 49, éd. cit., p. 223.
5 A plusieurs reprises au cours de la dīpīkā, Aghoraśiva fait mention de telles “interpolations”, et cela parce que ses positions philosophiques propres sont quelquefois incompatibles avec celles de Nārāyaṇakaṇṭha, sans qu’il veuille en convenir. Ici, cependant, la portée doctrinale d’une telle mise au point paraît bien faible.
6 Tirodhānaśakti, pratiquement synonyme de rodhaśakti.
7 Citation interne : VII 11, p. 180.
8 Amalgame de Paramokṣanirāsakārikā, 54b et de Sāṃkhyakārikā, 67b.
9 C’est-à-dire celle conférée par un guru humain.
10 Ceci n’est pas simplement un aspect particulier de l’opération par laquelle Siva préserve l’ordre cosmique — à ce titre elle reléverait du “maintien” — mais aussi et surtout une modalité d’exercice de la “puissance d’obstruction” (cf. n. 3).
11 Parikalpanam (C) ; (D) a simplement paripālanam, “préservation”.
12 Pramāṇavārttika, III 35, éd. cit., p. 270.
13 Kiraṇāgama, vidyāpāda III, śl. 27b. Formule très fréquemment citée par les commentateurs d’Āgama et auteurs de manuels.
14 Cf. Raurava, éd. crit. I, p. 14, n. 6.
15 D’après (D) : sati vyañjake ; le texte de (C) est corrompu ici sur deux lignes.
16 Ou peut-être “à la balle et au son”.
17 L’initiation bhautikī correspond à l’esprit du “chercheur de jouissance” (bubhukṣu), pratiquement identifiable au sādhaka (cf. le commentaire d’Aghoraśiva sur Ratnatraya, 6). C’est une forme modifiée de la nirvāṇadīkṣā où l’on tient compte des vœux particuliers du disciple. Par exemple, on récitera les mantra dans un ordre “descendant” (au lieu de l’ordre “ascendant” qui est la règle pour les mumukṣu), on laissera volontairement intact une partie du karman accumulé etc. Détails in H. Brunner, Le sādhaka..., op. cit., p. 414-421. Voir également Mṛgendra, kriyāpāda VII et début de VIII.
18 C’est le Ṣaṣṭitantra, forme archaïque du système Sāṃkhya (cf. M. Hulin, Sāṃkhya Literature, Wiesbaden, 1977, p. 137). La leçon de (D) catuṣṣaṣṭitantra fait peut-être référence aux 64 Tantra traditionnels de l’école śākta, mais ceci est incohérent avec la mention — absente en (C) — de l’école Sāṃkhya dans la même phrase.
19 Attribué à Kumārila Bhatta par la Sarvajñasiddhi de Ratnakīrti (d’après N. R. Bhatt, éd. crit. du Matanga, p. 67. n. 18).
20 Tattvasamgraha, 36. On commence par établir, à l’aide de pierres etc., la tare exacte du disciple. Ensuite, après la cérémonie d’initiation, on le repèse. Si les pierres sont désormais plus lourdes que lui, cela signifie que sa souillure a diminué dans l’opération ! (D’après une note de (C), p. 63).
21 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda XXVI, śl. II, éd. cit., p. 559.
22 Cette surprenante affirmation doit sans doute être comprise comme une sorte d’arthavāda, une louange hyperbolique de l’excellence de la doctrine śaiva.
23 La “dissolution dans la Nature” (prakṛtilaya) n’est, selon le Sāmkhya, qu’une forme inférieure de délivrance, celle qu’obtiennent ceux qui ont maîtrisé leurs passions mais sans pour autant accéder à la connaissance discriminatrice (cf. Sāṃkhyakārikā, 45 et le commentaire de Gauḍapāda).
24 Strophe très souvent citée (avec de nombreuses variantes) par les commentateurs d’Āgama et les auteurs de manuels śaiva (cf. SP III, p. 552-553 et notes).
25 Kaṭhopaniṣad, V 12 (Trad. L. Renou), avec la leçon rūpam, meilleure que viśvam qui est commun à (C) et à (D).
26 En adoptant la leçon de (C) : avasthiteḥ satyatvāt.
27 Ou “ignorant”, ajña (C). Voir Śankara, Brahmasūtrabhāṣya, III 2 18.
28 En corrigeant le second prakāśa en prakāra.
29 Le postulat implicite du commentaire est ici que “l’être diffusé dans...” est une activité qui, en tant que telle, requiert un sujet et un objet. D’où la contradiction d’un Soi diffusé en lui-même et la nécessité, pour résoudre cette contradiction, d’un second Soi jouant le rôle de “celui qui est diffusé” dans le premier etc.
30 Citation approximative de Bṛhadāraṇyakopaniṣad, II 4 5.
31 Nyāyasūtrabhāṣya de Vātsyāyana (Introduction).
32 Bhagavadgītā, V 15 et V 14.
33 Même citation que (30) mais exacte.
34 Pramāṇavārttika, II 251a, éd. cit., p. 176. Il convient, en (D), de corriger tad etad en tadatad.
35 Mokṣakārikā, 21b-22a. Kheṭakanandana est un autre nom de Sadyojyoti.
36 Amalgame de Sāṃkhyakārikā, 64a et 68b.
37 Śvetāśvataropaniṣad, IV 5·
38 Paramokṣanirāsakārikā, 52.
39 Sāṃkhyakārikā, 59 et 61.
40 L’idée est que la régularité observable dans la marche du cosmos matériel — déjà très supérieure à celle des traces laissées par un ver creusant “au petit bonheur” dans le bois — devient incommensurable à ce que pourrait produire une substance non-pensante (en cela inférieure au ver) qui se développerait d’une manière automatique et aveugle.
41 On peut aussi comprendre : “de la part de ceux qui s’en tiennent à la Nature primordiale” (prakṛtistha).
42 Sāṃkhyakārikā, 57.
43 D’après (C) : tantrarītyā ; (D) a simplement nitya, “permanent”, appliqué à l’âme.
44 Pour la signification exacte de toutes ces catégories caractéristiques du Jaïnisme, voir l’exposé d’O. Lacombe, Inde Classique II, p. 639-657.
45 Leçon de (C) : pudgalibhir. Il semble bien que le texte ait en vue, plus que le système de la transmigration (sāṃsāra), l’ensemble mouvant des rapports sociaux (vyavahāra).
46 Leçon de (C) : niścinuyāt ; (D) n’est pas clair ici.
47 La tournure positive employée par (D) est ici plus satisfaisante que la tournure négative de (C) mais le vā, “ou”, ne se trouve que dans (C).
48 Leçon de (C) ; (D) a sūrya qui ne s’accorde pas avec le contexte.
49 Sādhāraṇyam (C) ; (D) en fait un adjectif.
50 Traduit d’après (D). On peut aussi lire avec (C) : vyāpakatvam (sans a privatif) et comprendre tadānīm au sens de “dans la condition transmigrante”. Il s’agit en somme d’un dilemme : ou bien le Soi est pervasif, et dans ce cas il devrait déjà se manifester comme tel dans la condition transmigrante, ou bien il est non-pervasif et destiné à le rester au sein même de la délivrance. (D) insiste sur la première branche du dilemme, (C) sur la seconde.
51 Chāndogyopaniṣad, VIII 12 1.
52 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda VI, śl. 81a, p. 214.
53 Citation approximative de Pramāṇavārttika, I 9-10, éd. cit., p. 7-8.
54 Pramāṇavārttika, I 194b, éd. cit., p. 67 (en lisant moktari à la place de bhoktari).
55 Ibid., I 221b-222a, éd. cit., p. 77.
56 Ibid., II 3a, p. 100, jusqu’à “efficience” ; le reste non identifié.
57 Il convient de corriger asthirasya en sthirasya.
58 On doit lire aparamārthasato.
59 Dans l’inférence indienne, la concordance positive doit être complétée par la concordance négative. Ainsi, la liaison constante feu-fumée (dans la cuisine, par ex.) doit être complétée par leur co-absence (dans l’eau, par ex.). Le “prédicat inverse” (vipakṣa) serait ici la permanence (absolue ou relative). Le bouddhiste devrait donc fournir des contre-exemples négatifs, à savoir des non-existants non-impermanents !
60 Mataṅgapārameśvara, vidyāpāda VI, śl. 28, p. 165.
61 En lisant, avec (C), asāṃpramoṣa, “la non-perte”.
62 Leçon de (D). (C) : heyaparamārtha, “nuisible en dernière analyse”, est plus ambigu.
63 Mataṅgapārameśvara, vidypāda XV, sl. 6b-7a, p. 368.
64 Leçon de (C). On peut aussi comprendre, avec (D) : “ceux-là mêmes qui s’efforcent ainsi...”.
65 Pauṣkarāgama, vidyāpāda, patipaṭala, śl. 90.
66 Il semblerait qu’on ne cherche pas ici à opposer la “réalisation” et la délivrance, comme deux visées différentes, voire incompatibles (la première étant rapportée au sādhaka...), mais plutôt à opposer la délivrance, conçue à la manière śaiva comme incluant une phase de “réalisation” et se présentant par là-même comme supérieure, aux simples “délivrances” proposées par les autres doctrines. On verra, dans la Section du Yoga, comment le Mṛgendra met particulièrement l'accent sur cette conjonction de la jouissance des pouvoirs et de la délivrance.
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2010
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2012