Chapitre I. Introduction
p. 3-50
Texte intégral
1D. I. Je salue le suprême Seigneur, ordonnateur de toute connaissance, Lui dont la Puissance, sous ses aspects de connaissance et d’action, dispense sur la terre la délivrance.
22. Je vais maintenant, en accord avec la logique et la Tradition, élucider la signification authentique du commentaire composé par l’éminent Nārāyaṇakaṇṭha sur le vénérable Mṛgendra.
33. Là où, dans cet exposé de la doctrine śaiva, l’auteur du commentaire fournit des explications parfaitement claires je ne vois rien à ajouter. Là seulement où l’auteur s’est tu, craignant la prolixité, ou bien n’a donné qu’une vague indication, j’ajouterai maintenant une explication conforme à la logique et à la Tradition.
44. M’attachant aux pas de ce lion rugissant qu’est le grand maître Rāmakaṇṭha,1 je ne crains pas les sophistes et leurs barrissements d’éléphants.
5Tout d’abord, dans la première moitié du śloka, le respectable maître, pour se conformer à la pratique des personnes cultivées et pour écarter les obstacles à l’achèvement du traité, rend hommage aux causes instrumentale, matérielle et efficiente du traité ainsi qu’aux maîtres qui l’ont initié. Dans la seconde moitié il annonce son commentaire de la doctrine.
6V. i. M’étant incliné devant la paire de lotus que sont les pieds de Celui qui se pare d’une demi-lune, devant Vāgīśvarī, Gaṇapati et devant mes maîtres dans leur ordre de succession, j’expliquerai brièvement et selon les forces de mon esprit, en accord avec la Tradition et la logique, la signification ultime du profond et vénérable Mṛgendra.
7D. Une “demi-lune” est un croissant de lune : C’est parce qu’elle illumine et apporte la joie que la puissance de connaissance — et elle seule — est décrite comme un croissant de lune. Celui-ci forme son diadème, sa parure : “Il est orné du croissant de lune de la connaissance dit la Révélation. Puisqu aller (caryate) c’est comprendre ou connaître et que “pratiquer” (ācaryate) c’est accomplir ou exécuter, “les deux pieds” (caraṇau) représentent les deux puissances de connaissance et d’action, instruments de la composition du traité. L’auteur dira plus loin : “L’instrument n’est autre que Sa Puissance”. Ces deux puissances, immaculées et propres à s’épanouir, forment ensemble une paire de lotus. Même si la Puissance est une, on la désigne métaphoriquement comme double afin d’exprimer la différence des conditions extrinsèques entre le domaine de l’action et celui de la connaissance.
8Vāgīśvarī que l’on “salue” — par le corps, la pensée et la parole — est une puissance assumée (par Śiva), faite de mahāmāyā et ayant pour essence la vidyā suprême ; elle constitue la cause matérielle du traité.2 Il est dit dans le vénérable Pauṣkara : “Vāgīśvarī est considérée comme la vidyā supérieure, māyā comme la vidyā inférieure”.3 On dira plus loin : “Que le son originel (nāda) procède de la puissance...”.4 Gaṇapati est le chef (pati) des troupes (gaṇa) de Vidyesvara, de Mantra et de Mantresvara inférieurs ainsi que des foules d’âmes liées (paśu). C’est Paramaśiva salué comme le (véritable) auteur du traité. Il est d’abord fait mention de l’instrument car c’est lui qui procure à l’agent un maximum d’efficience dans la production de l’effet. Et comme l’agent, même pourvu d’un instrument, est tributaire de la cause matérielle, c’est elle qui est ensuite citée et enfin vient la mention de l’agent. “Successivement” signifie : “dans l’ordre”. Les “maîtres” sont ceux qui ont transmis la doctrine : Ananta, Śrīkaṇṭha, Indra, Bharadvāja, Hārīta et d’autres encore dont la liste s’arrête à son propre maître. “M’étant incliné devant eux, j’expliquerai la signification ultime du vénérable Mṛgendra”, ainsi convient-il d’enchaîner. Śiva étant l’Auteur (véritable) du traité, il est établi que ce dernier fait autorité. Quant à la qualification du commentateur, elle est démontrée par le fait que la doctrine lui est parvenue par une tradition ininterrompue.
9“Brièvement” signifie : “avec concision” ; “selon les forces de mon esprit” veut dire : “selon ma compréhension”. Une doctrine, en effet, qui procède du suprême Seigneur ne peut être parfaitement comprise, même par un brahmane. Le commentateur, s’il exposait quoi que ce soit en tablant (seulement) sur sa propre sagesse, serait simplement une personne non qualifiée. Lorsqu’il dit : “en accord avec la Tradition et la logique” cela signifie : “sans attenter à la Tradition ni aux règles du raisonnement”. “Profond” signifie : “tout à fait abscons”. Ce qualificatif indique le motif pour lequel on entreprend ce commentaire. Il faut comprendre : “C’est uniquement en raison de sa profondeur que ce traité appelle un commentaire”. “La signification ultime du vénérable Mṛgendra” : Le suprême Seigneur, régissant toutes choses, est la sainteté même et (tout) traité rédigé par Lui, comme le Mṛgendra, participe de cette sainteté.
10— Mais, dans la liste des vingt-huit traités śaiva, on ne rencontre nulle part ce nom de “Mṛgendra” !
11— Certes, mais la somme doctrinale appelée “Kāmika’’ est (aussi) appelée “Mṛgendra” pour avoir été révélée à Indra qui avait revêtu l'aspect d’un lion (mṛgendra). On dira ici même en conclusion : “Tel est ce Kāmika, connaissance reçue du suprême Seigneur”. De même : “Voilà la doctrine suprême, profonde, qui a été révélée dans les trois mondes ; les savants l’appellent “Mṛgendra” à cause de la forme léonine assumée par celui à qui elle a été révélée. De ce traité on va “expliquer”, rendre manifeste “la signification ultime, la véritable signification.
12Dans le second śloka deux types de commentateurs sont critiqués. ceux dont les longs bavardages ne touchent pas au sujet et ceux qui, s’estimant experts, passent sur ce qui serait à expliquer en prétendant que c’est clair.
13V. 2. Certains, pour mettre en valeur la supériorité de leur propre entendement, braillent copieusement mais ne disent rien qui concerne le sujet.
14D’autres, en revanche, à l’esprit pénétrant, ne s’embarrassent pas de distinctions ; “c’est clair !”disent-ils et ils négligent ceci ou cela.
15D. Dans le troisième śloka il attire l’attention sur la valeur de son propre commentaire.
16V. 3. Les commentateurs qui, avec concision, expliquent les points obscurs du sujet en montrant la véritable relation entre les mots et le sens sont généralement respectés parmi les hommes à l’intelligence fine comme la pointe de l’herbe kuśa et parmi ceux qui redoutent une inutile prolixité.
17D. Dans la triade de śloka commençant par “en personne” il indique ce qui est le but d’une explication correcte.
18V. 4. Le vénérable Vidyākaṇṭha, ce soleil dont la puissance fait éclore les lotus de la pensée śaiva, ayant reçu (cette doctrine) du vénérable Rāmakaṇṭha qui était comme Śrīkaṇṭha descendu sur terre en personne pour encourager les hommes de mérite, m’ordonna en me la communiquant : “Compose, mon petit, un commentaire bref et clair qui sera utile à tous”.
195. Les traités se sont accumulés, rédigés par des gens appartenant à d’autres écoles de pensée, alors que notre doctrine demeurait scellée. C’est pourquoi mon maître me donna cet ordre.
206. C’est ainsi que j’ai entrepris ce commentaire. On ne saurait, en effet, ne pas tenir compte de l'injonction de son maître. Qui donc, de sa propre initiative, entreprendrait de s’attaquer au Mṛgendra aux paroles redoutables de profondeur ?
21D. Il indique la raison pour laquelle il entreprend ce commentaire qui s’inscrit dans la tradition relative à la doctrine. Voici ce qu’il a voulu dire : On n’entreprend d’étudier, ou de recevoir un enseignement oral, que sur l’ordre de son maître ; il en va de même lorsqu’il s’agit de commenter une doctrine. Certains maîtres ont dit encore ceci : “En toutes circonstances, et à commencer par l’approche respectueuse du maître, les disciples ne doivent entreprendre que sur l’ordre de ce dernier”.5 Le terme “Mṛgendra” désigne à la fois le traité et le lion. La “profondeur des paroles” désigne ici la profondeur du contenu et le fait que le traité possède lui-même la nature des Mantra.
22A partir de : “Pour tout ce qui... ” il fait amende honorable pour les lacunes, impropriétés et confusions (éventuelles).
23V. 7. Pour tout ce qui n’est pas dit ici ou est mal dit, pour tout ce qui n’apparaît pas clairement en dépit de mes explications, je demande aux plus intelligents de faire preuve d’indulgence et de s’employer, comme le soleil, à éclaircir ces obscurités et à écarter ces défauts.
248. Que les commentaires se succèdent à partir de celui-ci, comme une brillante série de lampes qui tire sa lumière d’une première lampe !
25D. Le terme “défaut” désigne à la fois la nuit (dans le cas du soleil) et le contraire d’une qualité. Les autres commentaires, dit-il, procèderont de celui-ci, exclusivement.
26V. Le Tantra (proprement dit) commence par : “Alors... qui est éternellement préservé de la souillure... ” ;6 quant au texte : “Après avoir salué le suprême Seigneur...”, il appartient au chapitre d’introduction. L’objet de ce chapitre est d’exposer l’ordre de succession dans la transmission de la doctrine, l’intérêt que présente le traité, son sujet, et la relation (entre le traité et le sujet).
27Jadis le bienheureux ascète Hārīta, disciple de Bharadvāja, qui avait assimilé l’ensemble des Veda et des śāstra, fut salué de l'añjali par ses disciples et sollicité de leur révéler cette portion du vénérable Kāmika, appelée “Mṛgendra, émise vers le haut7 (par Śiva). Ils avaient reçu l’initiation et désiraient connaître la doctrine, le rituel, les règles de comportement et le yoga. Habitant la forêt Naimiṣa, ils s’adonnaient aux austérités. Ayant vu qu’ils possédaient les qualités (requises) des disciples, Hārīta commença par saluer le supreme Seigneur puis leur exposa (le Mṛgendra). Reprenant le contenu de son discours, l’un des disciples de Hārīta, ou un disciple de ce disciple, s’adressa en ces termes à ses propres disciples :
Ā. i. Après avoir salué le suprême Seigneur et le ṛṣi Bharadvāja, écoutez — ô vous exacts dans vos observances — cet exposé de la doctrine venu de Hara et transmis selon un ordre de succession passant par Indra.
28V. “Exacts dans vos observances” : Il s’agit de ceux chez qui les “observances”, l’accomplissement des devoirs prescrits par la doctrine, sont d’une qualité supérieure car elles tirent leur supériorité d’une surabondance d’amour envers le suprême Seigneur. Ceux-là seuls sont des auditeurs avertis. On dira ici-même en conclusion : “Ô vous, blanchis par la lumière de cette lune qu’est Śiva, je vous ai enseigné cela selon Son désir”. “Ecoutez” : “Prêtez l’oreille à cet enseignement venu de Śiva et transmis selon un ordre de succession passant par Indra”, ainsi convient-il d’enchaîner.
29On doit considérer que le terme “Hara” s’applique exclusivement à l’époux d’Umā, en raison de la proximité du mot “Indra”, et cela même si une dénomination faisant appel à l’étymologie — du genre : “Il retire (harati) leurs liens aux âmes et les tire vers le haut, aussi est-il “Hara” — peut s’appliquer également au Seigneur Ananta etc. On a dit : “L’intention, le contexte, le genre, la présence d’un autre mot sont considérés comme les facteurs de particularisation des mots à sens général”8. Si l’on demande : “D’où tenez-vous cela ?” nous répondrons : “Dans cette portion du Kāmika révélée à Indra, la relation entre celui qui parle, le bienheureux époux d’Umā, et celui qui écoute, Indra, est bien connue”. C’est ainsi que, plus loin, Indra dira aux ascètes : “Cette connaissance énoncée par (le suprême) Śiva et par les Mantreśvara successifs est appelée Kāmika parce qu’elle réalise les désirs (kāma) et elle est très étendue. L’ayant reçue d eux, l'époux d’Umā, qui avait léché l’arbre de l’Amour (Kāma) avec la flamme de la lumière de son regard, me la communiqua”. La doctrine est “venue”, a procédé de “Hara”, c’est-à-dire de Srïkanṭha, selon un ordre de succession passant par Indra.
30Le traité est appelé ici “connaissance” parce qu’il sert à connaître la doctrine, le rituel, les règles de comportement et le yoga. Que doivent faire les disciples avant d’écouter ? S’incliner devant le suprême Seigneur. Celui-ci est appelé “Seigneur” parce qu’il régit toutes choses, pensantes ou non, en les créant, en les conservant et en les résorbant. La qualité de “Seigneur”9 peut, certes, être attribuée à des êtres comme Ananta mais le terme “suprême” introduit une distinction. Pour les autres (Ananta etc.), la manifestation de leur nature de Śiva ne s’accomplit que par Sa grâce ; Lui, au contraire, est dit “suprême Seigneur” parce qu’il crée etc. librement.
31“Après L’avoir salué”, par le corps, par la parole et en esprit, (on salue) “ensuite”, c’est-à-dire aussitôt après, le ṛṣi Bharadvāja, un de ceux qui ont transmis la doctrine. La racine R ayant la valeur de “aller”, celui-ci est ṛṣi au sens propre du terme (c’est-à-dire sage omniscient), de par la règle selon laquelle toute racine signifiant “aller” signifie aussi “connaître”. “Après avoir salué... écoutez” : Le conseil de saluer s’adresse (d’abord) aux auditeurs. S’ils ne commençaient pas par saluer le suprême Seigneur et par s’incliner devant leurs maîtres ils se heurteraient à des difficultés quand il s’agirait de comprendre la doctrine. Mais il est entendu que celui qui enseigne à la foule des auditeurs se conforme lui-même à cet usage : “Apprêtez-vous à m’écouter dans les mêmes conditions où moi je m’apprête à vous instruire, c’est-à-dire après avoir salué le suprême Seigneur et nos maîtres”, voilà comment il convient d’interpréter ce passage. Bien que le traité lui-même indique à la fin dans quelles conditions Indra fut instruit par l’époux d’Umā, j’en toucherai cependant un mot puisqu’aussi bien il est requis, au début d’un commentaire, de traiter de points comme la relation (entre l’enseignant et l’enseigné).
32Un jour Indra aperçut un grand Asura, méchant, entouré d’une multitude de ses semblables. Il avait quatre bras et, grâce à ses deux bouches portées par deux cous, il mêlait la lecture du Veda à l’absorption de la liqueur des dieux. Il avait la couleur des lotus bleus et prenait plaisir à s’ébattre sur le rivage de l’agréable septième océan10 dont le fond, tout en or, était ravissant avec ses amoncellements de joyaux rutilants. Śatakratu, qui était entouré d’une foule d’ascètes emplis de colère à la vue d’un tel spectacle, ne put supporter cela. Sachant que l’Asura ne pouvait être abattu directement par une arme, à cause d’une faveur qui lui avait été accordée, il lui trancha ses deux têtes de sa foudre (préalablement) enduite d’écume. Craignant de s’être rendu coupable, en le tuant, du meurtre d’un brahmane, il se mit à louer le bienheureux Acyuta par ses nulle noms et aussi par des ṛk, des yajus et des sāman. Bien disposé, Hari lui offrit une cuirasse de Narasiṃha, resplendissante comme le soleil levant et protégeant contre tous les êtres.11 Il lui dit : “Puisque tu as détruit le double corps de cet (Asura), pratique des austérités en adorant Pinākin. Lorsqu’au bout de mille ans tu L’apercevras, tu obtiendras tout ce que tu désires”. Sur ces mots, Murāri disparut et Indra accomplit tout cela. Et quand le bienheureux Pinākin lui apparut ce fut pour lui la fin de toute douleur. Alors le suprême Seigneur lui enseigna le vénérable Kāmika. Comme il a été enseigné à Indra dans sa forme d’homme-lion (nṛsiṃha) par l’époux d’Umā, il est connu sous le nom de Mṛgendra.
33Quant à la relation (entre l’enseignant et l’enseigné), elle est de six espèces, supérieure etc. Ainsi, au début de la création, le Seigneur suprême, aussitôt après l’illumination des huit Vidyeśvara favorisés de Sa grâce, enseigna aux Mantreśvara etc., comme on l’exposera plus loin, une connaissance quintuple qui procède vers le haut, vers l’Est, vers le Sud, vers le Nord et vers l'Ouest. C’est ainsi qu’il est dit dans 1 Kiraṇa12 : “Aussitôt après la création le Seigneur créa dix Śiva, ses fils. Ayant divisé la connaissance qui est une, il la répartit entre eux pour l’enseigner ; 1e Kāmika fut enseigné à Pranava, le Yogaja à Sudha etc.”. Par “fils” il faut entendre ici des êtres gratifiés d’une grâce “sans support” émanant de Lui. C’est d’eux que l’époux d’Umà reçut l’enseignement. Celui-ci le transmit à Śakra qui le transmit à Bharadvāja qui le transmit à Hārīta. Et celui-ci, à son tour, le transmit à ses disciples. Nous expliquerons tout cela plus loin.
34Quant à la matière du traité, elle consiste dans la doctrine, le rituel, le yoga et les règles de comportement. Le but du traité est de faire connaître les principes. Cette connaissance a elle-même pour but la jouissance et la délivrance.
35Sans doute serait-il utile de commencer par introduire les preuves de l’existence du suprême Seigneur et par réfuter les objections, cela aux fins d’établir l’autorité de cet Āgama dont II est l’Auteur. Nous attendrons cependant pour en parler d’être parvenus à l’endroit où le rédacteur du traité a lui-même abordé cette question. Nous n’en disons pas davantage pour l’instant. On a dit : “On admet qu’une personne est qualifiée quand elle connaît la médecine, ou le calcul (astronomique), l’art d’utiliser (à des fins magiques) l’art des Mantra, l’accentuation, ou quand elle obtient des résultats étonnants en alchimie”. En ce qui concerne les autres doctrines, la qualification de leurs auteurs, non omniscients à cause de la souillure qui les affecte, se limite à un domaine particulier. Mais l’Ordonnateur universel qui possède une puissance d’action et une puissance de connaissance universelles, insurpassées, immaculées, éternelles, qui répand sans cesse Sa grâce sur toutes choses — simplement parce qu’il est le Seigneur de toutes choses — est omnicompétent. Un tel Auteur, possédant ces qualités, ne peut pas être trompeur ; aussi, un traité émanant de Lui ne saurait manquer d’autorité. Or, nous le redirons en chaque occasion, c’est un tel Seigneur qui est l’Auteur du traité. Quant au traité, il Le fait connaître. Et il n’y a pas ici de cercle logique, étant donné la différence de leurs fonctions respectives. C’est comme lorsque quelqu’un dit : “Me voici arrivé, moi, Devadatta !” En entendant cela, d’autres pensent : “Devadatta est arrivé !”. Et il n’y a pas lieu ici de voir un quelconque cercle logique entre Devadatta et ses paroles. Une fois qu’on a constaté l’efficacité de cette doctrine dans le domaine du visible : recettes concernant les poisons, les génies, les drogues magiques, on conclut à la réalité de ce qu’elle enseigne dans le domaine de l’invisible également13. Mais en voilà assez là-dessus ; revenons à notre sujet.
36D. Par la citation : “(au-delà de la souillure) sans commencement...” il indique ce qui est proprement le texte du traité. A partir de : “Quant à ce qui...” il indique la fonction de ce chapitre d’introduction. On a dit : “Il faut considérer l’introduction comme une réflexion visant à déterminer le sujet de la discussion”. Par les mots : “Jadis... etc.” il se réfère à ce qui fournit l’occasion de ce chapitre d’introduction. “Ils avaient reçu l’initiation” : Le sens est que des personnes non initiées ne sont pas qualifiées pour entendre ce traité. Celui-ci a été “émis vers le haut”, c’est dire que les conclusions en sont assurées et ne dévient pas (de l’orthodoxie)14. Il est appelé (aussi) “Mṛgendrottara”. parce qu’il a été donné en réponse (uttara) à l’Homme-Lion. Il ne s’agit pas d’une partie du Mṛgendra, le texte possédant les quatre sections, doctrine etc...
37“Possédant les qualités requises des disciples” : on a dit (à ce propos) : “Celui qui possède désir et capacité (d’apprendre), qui n’appartient pas à une catégorie rejetée par la doctrine, qui a des connaissances, est qualifié pour l’étude du Tantra”. Dans l’expression : “le suprême Seigneur etc.”, le terme “etc.” désigne Bharadvāja ; en effet, au début d’un commentaire, il convient de rendre hommage à son maître et de le saluer. “Un disciple d’Hārīta” : le sens est que les disciples d’Hārīta se bornent à répéter ses paroles. Par “observances” il faut entendre le fait de se conformer aux disciplines prescrites par la doctrine, en tant qu’elles sont établies par des règles générales et particulières15. On lit dans le vénérable Bāhrgava : “Il ne faut pas transgresser, même en esprit, les (règles concernant) les castes, les stades de vie et les coutumes”.16 Et, de même, dans le vénérable Svāyṃabhuva : “Que les maîtres de maison engagés dans l’existence mondaine n’en transgressent pas les usages, une fois initiés ; qu’ils se comportent comme auparavant !”.17
38“Il retire (harati) aux âmes... d’où le nom de “Hara”” : ici, le nom “Hara” désigne Śrīkaṇṭa, disciple d’Ananta ; ce que l’on justifie par la proximité du nom “Indra”. Celui-ci, en effet, règne sur la zone médiane de l’œuf de Brahmā. Afin de pouvoir expliquer cela en détail on soulève une question : “Comment cela ?” et on y répond : “Parce que...”. On pose que, dans l’expression (de l'Āgama) “venu de Hara en passant par Indra”, le mot Indra désigne aussi, indirectement, Bharadvāja. On attire l’attention sur la Section de la connaissance : “c’est elle qui fait connaître”. Le terme “connaissance” désigne ici (ce dont traite) la Section de la doctrine, à savoir le Seigneur etc. “Parce que la manifestation de leur nature de Śiva s’opère par Sa Grâce” : chez des êtres tels que les Vidyeśvara etc. la manifestation de l’omniscience n’est due qu’à la Grâce de Śiva. On dira plus loin : “Alors, au commencement, Il crée un groupe de huit âmes pures, aptes (à partager sa perfection), pourvues de puissances comme Vāmā etc. et escortées de soixante-dix millions (de Mantra)”. Aussi, le terme de “Seigneur” ne s’applique-t-il en propre qu’à Lui. Ananta et les autres, bien qu’omniscients, ne s’engagent dans les activités de création etc. que sous l’incitation de Śiva. Leur activité est d’importance secondaire parce que dépendante de Śiva.
39La qualité de ṛṣi de Bharadvāja étant chose bien connue, on a craint que le mot “ṛṣi” entraîne une redondance, d’où le développement : “la racine R...” destiné à écarter (ce soupçon). Le terme “etc.”, dans l’expression : “la relation etc.”, montre que le but (du traité) est également désigné. C’est ici que l’on introduit une histoire destinée à éclairer cette relation. “Prenant plaisir à s’ébattre” signifie : “adonné à des jeux”. Ce “fut pour lui la fin de toute douleur” : la souillure, parce qu’elle est à l’origine de toute douleur, est (elle-même) la douleur tout entière. Sa “fin”, son départ, se produisit juste à ce moment là, préparée par l’involution de la souillure et la descente de la Grâce ; alors Indra reçut l’initiation libératrice (nirvāṇadīkṣā). Comme il était ainsi qualifié, le suprême Seigneur lui enseigna “le vénérable Kāmika”, le traité appelé “Kāmika”.
40A partir de : “Quant à la connection... elle est supérieure etc.” on énonce les divers types de relation : supérieure, grande, intermédiaire, divine, divine et non divine, non divine. On introduit ici la notion d’ “émanation quintuple” en référence aux cinq Mantra assumés (par Śiva), à Ses cinq activités et à Son corps dont il est avéré qu’il se compose de cinq Mantra. Seul ce genre de textes (émis vers le haut) comporte des conclusions assurées. Il n’en va pas ainsi pour les textes déviants (litt. “de gauche”) qui n’émanent pas (directement) de Śiva. Cependant on leur reconnaît parfois, figurativement, une certaine “nature de Śiva”, en tant qu’ils sont l’œuvre d’âmes guidées par Śiva.18 Quant à supposer que le suprême Seigneur n’a pas pu enseigner la doctrine, parce qu’il est dépourvu de corps, cela n’est pas admissible. En effet, Il a pu rendre les Vidyeśvara etc. imbus de la doctrine par une opération purement mentale, semblable à celle par laquelle II crée l’univers. C’est le sens de l’expression : “favorisés de Sa Grâce”.
41— Mais il est dit que les divers textes śaiva, le Kāmika et les autres, ont été communiqués à des êtres tels que Praṇava, comment peut-on alors parler d’un enseignement s’adressant aux Vidyeśvara ?
42— On répond : “aussitôt après l’illumination des huit Vidyeśvara”. Ce sont d’abord les Vidyeśvara et ensuite seulement Praṇava qui reçoivent l’enseignement. Parmi ces personnages, c’est du grand maître Ananta que Śrīkaṇṭha reçut l’enseignement et non de Sūkṣma et des autres. Il est bien connu, en effet, que (l’époux d’Umā) a été le disciple du seul Ananta. Il est dit aussi dans le vénérable Raurava : “... le Seigneur Ananta, cause du monde, est le maître (guru) suprême ; c’est lui qui a enseigné (la doctrine) à Srïkantha”19. La relation de Śiva à Ananta est dite “supérieure”, celle d’Ananta à SrĪkaṇtha “grande” celle de Śrīkaṇṭa à Śakra “intermédiaire”, celle de Śakra à Bharadvāja “divine”, celle de Bharadvāja à Hārīta “divine et non-divine”, celle d’Hārīta à ses disciples “non-divine”.
43“La doctrine, le rituel, le yoga et les règles de comportement” : par “doctrine” il faut entendre ici (la détermination) du Maître, de l’âme liée et du lien. “Le but... est de faire connaître” : la relation (ici, entre le texte et le sujet) est caractérisée come relation de moyen à fin. “Un tel Auteur” signifie : “un Auteur suprêmement qualifié”. “De l’un et l’autre...” : à cause de la différence de leurs fonctions respectives, à savoir créer (pour le suprême Seigneur) et faire connaître (pour le texte), il n’ya pas ici de cercle logique. On illustre cela par un exemple : “C’est comme lorsque quelqu’un...”.
44V. Alors l’ascète Hārīta, ayant promis à ses disciples de leur enseigner la doctrine, se mit en devoir de leur montrer (l’existence) d’un ordre de succession passant par Indra et déclara :
Ā. 2. Dans le saint ermitage de Nārāyaṇa Bharadvāja et d’autres deux fois nés se livraient à l’ascèse. Ils avaient installé une représentation de Śiva et leur esprit était tourné vers Lui seul.
45V. “Dans l’ermitage Badarikā de Viṣṇu,20 rendu saint du seul fait de son appartenance à ce dieu, des ascètes ayant à leur tête Bharadvāja se livraient à des austérités”, ainsi convient-il d’enchaîner. Comme l’appartenance de ṛṣi tels que Bharadvāja à la catégorie des “deux fois nés” est chose bien connue, ce qualificatif est à prendre au sens d’une (nouvelle) naissance résultant de l’union à la matrice de Vāgīśvarī et il a pour objet d’expliquer le surcroît d’excellence (apporté) par l’initiation. Le terme “deux fois né” ne fait pas référence, ici, à l’initiation brahmanique de ceux qui suivent la tradition védique. En effet, ceux qui n’ont pas reçu l’initiation (śaiva) ne sont pas qualifiés pour entendre les Tantra etc. Tout au contraire, cette audition entraînerait, dit-on, des conséquences malheureuses pour eux. Le texte veut dire qu’ils ont installé Śiva dans un liṅga de métal ou dans un bāṇaliṅga etc.,21 et cela tout en récitant des Mantra généraux. Autrement, ils ne poseraient pas ensuite de questions relatives à cette installation et portant sur la correction (rituelle) de telle ou telle de ses dispositions. Ayant “tourné”, concentré sur Lui seul leur esprit, ils pratiquaient l’ascèse dans ces dispositions. Le sens est qu’ils se livraient à une ascèse caractérisée par la propitiation de Śiva.
46D. (Le commentaire) mentionne le nom “Badarī” de l’ermitage à cause de l’existence de plusieurs ermitages de Visnu. A partir de “Bharadvāja et les autres” il commente l’expression “deux fois nés”. On a dit : “La première naissance procède de māyā, la seconde de vidyā”.
47— Mais comment peut-on parler, pour Bharadvâja et les autres, d’une initiation antérieure au moment où Śiva leur est apparu ?
48— En effet, à ce moment là, leur initiation n’était pas encore chose faite mais elle l’était à l’époque du discours d’Hārīta. “Ceux qui suivent la tradition védique” : on veut dire que le terme “deux fois né” n’a pas ici le sens qu’il revêt dans les dharmasūtra. Devala a dit : “Lorsque les rites de conception ont été accomplis par le père et la mère (l’enfant), dans la huitième année après la conception, est qualifié pour le rite de l’initiation brahmanique. En cette circonstance, c’est le maître qui est le père et la gāyatrī qui est la mère. Ainsi initié et pourvu de deux pères, il est appelé “deux fois né”. Dans l’expression : “Ils ne sont pas qualifiés pour entendre les Tantra etc.” ce sont les Mantra qui sont désignés par le terme “etc.”. Il est dit dans le vénérable Kālottara : “Mantra et Tantra ont été proclamés par Toi”. Il est dit dans le vénérable Parākhya : “Celui qui, ayant reçu l’initiation, est qualifié ; qu’il soit (déclaré) apte au bain (rituel), à l'adoration etc.”. On dira ici-même, au chapitre du monde : “Installé sur une aire pure, loin des oreilles des non-initiés (paśu)”. (Autrement) il y aurait des conséquences malheureuses” c’est ainsi que le vénérable Raurava déclare. “La transgression de ces commandements est réputée se solder par cent années à partager la condition de Rākṣasa.”22
49Le terme “deux fois né” peut aussi désigner la présence en eux d’une excellence qu’ils tirent de leur possession d’une (certaine) connaissance du Seigneur ; le fruit de celle-ci est l’obtention de la condition de “deux fois né”. Dans ce cas, et alors même qu’ils sont exempts de fautes comme la confusion du Soi et du non-Soi, ils ne s’avèrent cependant pas omniscients. Ils peuvent craindre, en effet, d’être encore liés par un autre lien et (alors) l’effort pour propitier Śiva prend sens pour celui qui, de par la descente de la Grâce, connaît le moyen de trancher ce lien. “Caractérisée par la propitiation de Śiva” : il s’agit d’un culte rendu à Śiva postérieurement à la descente de la Grâce, laquelle a été elle-même provoquée par l’involution de la souillure. Il est dit dans le Kiraṇa : “Le karman une fois neutralisé, en un moment ultérieur, à cause de la descente d’une Grâce intense”.23 De même lit-on dans le Svāyambhuva : “La Grâce suprême échoit à l’homme dans sa dernière naissance ; en conséquence de cette chute la souillure disparaît, elle qui est la cause de la transmigration. Et lorsque la souillure a disparu (la Grâce) conduit, par la voie de la connaissance, au bonheur suprême”.24
Ā. 3 Les ayant vus dans ces dispositions, Indra (Tridaśāddhipa) visita un jour leur ermitage, revêtu lui-même du costume des ascètes.
50V. Dès qu’il les vit dans ces dispositions, c’est-à-dire pleins de foi envers les Tantra, Śakra, ayant assumé l’apparence d’un ascète, visita leur ermitage.
51D. Si l’on adopte la leçon : tatra śraddhālūn, “pleins de foi envers cela” (ou “envers celui-là”), il faut comprendre : “pleins de foi envers Śiva”.
Ā. 4. Honoré par eux, il s'enquit de leur santé à tous et leur demanda : “Pourquoi n’obéissez-vous pas aux injonctions (védiques) ?”
52V. Indra, honoré par Bharadvāja et les autres selon les rites d’hospitalité propres aux ermitages, demanda à chacun des nouvelles de sa santé et puis s’adressa à eux (collectivement) en leur disant : “Pourquoi n’obéissez-vous pas aux injonctions (védiques) ?” On a défini l’injonction comme une proposition incitant à l’accomplissement d’une action : “Les rites enseignés par ces injonctions, pourquoi ne les observez-vous pas ?”. Tel est le point de vue de ceux qui, procédant par négation de l’applicabilité de l’attribut à d’autres sujets et par négation de l’inapplicabilité de l’attribut (au sujet considéré), estiment que l’injonction seule fait autorité en matière rituelle et que l’injonction est bel et bien une autorité. Selon eux, on n’est jamais frustré du fruit des rites, ni en ce monde ni en l’autre. C’est ainsi qu’il est dit : “L’homme qui se conforme aux rites prescrits par la Révélation et la Tradition acquiert en ce monde la renommée et, une fois mort, il accède à la condition suprême”.25
53Quant aux rites extérieurs au triple Veda, tels que l’adoration du liṅga etc., précisément parce qu’ils sont extérieurs au triple Veda, ils ne sont que futilité. Kumārilabhaṭṭa a dit : “Quant à ceux dont le comportement (rituel) se situe en dehors des limites du Veda, même celles de leurs affirmations qui s’avèrent vraies en pratique ne peuvent conduire à une connaissance correcte”.26 Et Manu encore : “Les traditions extérieures au Veda et les diverses doctrines perverties s’avèrent toutes stériles dans l’au-delà ; elles sont dites “faites de ténèbres”.27
54D. En disant : “à chacun” le commentaire exprime le sens du terme “tous” (dans l'Āgama). (Indra) s’adressa à eux en se plaçant au point de vue de la Mīmāṃsā. Par “injonctions” il faut entendre ici des énoncés qui enferment un ordre ou une défense. Dans cette définition de l’injonction est impliqué que l’autorité d’une phrase injonctive ne peut être admise que par rapport à un effet à produire et non par rapport à une chose déjà existante.
55— Mais la valeur d’incitation est fournie par le sens injonctif de simples suffixes comme liṅ (indice de l’optatif) etc., comment peut-on parler de “phrase” (dans la définition) ?
56— Il est vrai que la valeur d’injonction est donnée par le seul suffixe. Mais celui-ci n’incite l’homme à agir qu’en dépendance d’une production mentale particulière. Voici ce qu’il en est : à propos d’un ordre comme : “Que l’on fasse !” surgissent les questions “Quoi ?”, “Avec quel instrument ?, Comment ?”, et seule aura valeur incitative la phrase qui pourra préciser : Que l'on fasse telle chose, avec tel instrument, de telle manière...”. On a dit : C’est seulement quand il est assorti des (précisions) requises au sujet du “Quoi ?” etc. que le suffixe est en mesure de véhiculer une injonction”. Par “dharma (ici, rites) il ne faut pas entendre une qualité mentale exprimée par un suffixe abstrait, car ce n’est pas cela que les Mīmāṃsaka ont en vue, pas davantage une chose essentiellement existante, car (ce dharma) doit être produit. Il ne s’agit pas non plus de cette sorte spéciale d’effet appelée apūrva, car celui-ci est destiné à être produit postérieurement à l’exécution de l’acte. Mais, bien plutôt, s’agit-il de choses comme l’exécution d’un sacrifice etc.
57“Seule l’injonction fait autorité en matière rituelle” : c’est dire que les moyens de connaissance droite comme la perception etc. ne peuvent faire autorité en matière rituelle. Mais, contre l’hypothèse que l’injonction ne ferait pas davantage autorité, parce que non incluse dans la liste des moyens de connaissance droite, (le Mīmāṃsaka) affirme : “l’injonction est bel et bien un moyen de connaissance droite”. Son autorité ne peut être niée car elle fait connaître des objets suprasensibles. Son éternité la rend exempte des défauts qui peuvent affecter un auteur : manque de véracité etc. On a dit : “Ce qui permet de connaître un objet (encore) inconnu est un moyen de connaissance droite”. En affirmant : “(L’injonction) est un moyen de connaissance droite” on nie l’inapplicabilité (de cette qualité) à l’injonction ; en affirmant : “L’injonction seule...etc.”, on nie l’applicabilité (de cette qualité) à la perception etc.. “On n’est jamais frustré...” — Mais une telle frustration se produit ça et là, comme dans le cas de rites (accomplis) par désir d’un fils. Comment peut-on alors soutenir que l’injonction tire son autorité du fait qu’on n’est jamais frustré du fruit des rites ?
58— On répond : Il en va ici comme en agriculture où, d’aventure, la récolte ne vient pas bien, à cause d’un défaut chez le cultivateur ou dans ses instruments. Il n’y a ici aucun facteur d’invalidité (pour l’injonction). (Les autres rites) “ne sont que futilité”, présentent un intérêt minime.
59V. Ayant entendu ce discours dans lequel (Indra) s’était placé au point de vue du système de Jaimini, (les ascètes répondirent) :
Ā. 5. “Mais ces rites que nous pratiquons — ô ascète — nous sont prescrits par des injonctions. Moyens de propitier la divinité, ils nous conduisent, par la voie des austérités, vers la réalisation de nos désirs
60V. Bharadvāja et les autres, après avoir salué Indra du nom d’ascète à cause du costume qu’il portait, lui parlèrent ainsi : “Mais...etc.”. Ces rites que nous pratiquons, qui consistent à propitier une divinité appelée “Rudra” et qui sont destinés à nous faire atteindre, par la voie des austérités, le but que nous recherchons, découlent entièrement d’une injonction, sont établis par une injonction. Par “injonction” on entend une proposition incitant à une action, par exemple l’exécution d’un sacrifice, et ayant forme de commandement ou de défense. Elle s’exprime par les indices de l’optatif et de l’impératif ainsi que par le suffixe-tavya. On dira par exemple : “Que celui qui désire le ciel accomplisse le sacrifice du Jyotiṣṭoma !”28 Tout ceci est essentiellement de l’ordre de la Révélation (védique) mais vaut aussi pour la Tradition (védique) qui se fonde sur (la Révélation). C’est ainsi qu’on a dit : “Seules, donc, la Révélation et la Tradition font-elles autorité dans le domaine du dharma”.29 Et de même : “L’ensemble du Veda est le fondement du dharma, conjointement aux pratiques pieuses des connaisseurs du Veda et aux textes sacrés rédigés par eux”30.
61Nous admettons cela mais (il existe) certains types d’anciennes collections de textes sacrés, joints à d’autres traditions encore, qui ne sont pas opposées à la Révélation (védique) et aux autres bonnes doctrines et qui justifient notre (culte particulier). C’est ainsi qu’il est dit dans le Mahābhārata et dans d’autres textes :
62“Ceux qui vénèrent le dieu Rudra, époux d’Umā, propice (śiva), généreux ; ceux-là, après avoir atteint le bonheur en ce monde, s’en vont partager la condition suprême”.31
63“Celui qui, connaissant cette existence porteuse de toutes les formes, l’adore (comme présente) dans un liṅga, à celui-là le Seigneur qui a un taureau pour insigne (Śiva) procure une joie supérieure”.32
64De même : “Les Āditya, les Vasu, les Rudra et les ascètes à la grande énergie, après avoir adoré le liṅga selon les règles, s’en sont allés au séjour suprême”33.
65De même : “Celui qui, désirant obtenir un séjour stable (dans l’au-delà),34 adore avec foi un liṅga fait de sucre, de molasse, de farine, de bouse de vache de cendre ou de terre, obtient ce séjour”.
66Tout en admettant votre point de vue,35 nous déclarons : “Quant à ce dont vous parlez dans une certaine intention (critique), c’est le contenu même de la Révélation (védique) !”
67D. “Ces rites...etc.” : le sens est celui-ci : “Admettons qu’(en matière de rites) l’injonction seule soit moyen de connaissance droite, mais nous-mêmes n accomplissons que des actes prescrits par une injonction”. “...En vue d’atteindre le but que nous recherchons” : ce qu’ils recherchent c’est la disparition de la souillure et de ses effets. On montre que leurs rites procèdent d’injonctions : “Seule l’injonction incite à agir” a-t-on dit.
68— Mais ce n’est pas une simple proposition à valeur incitative qui pourra passer à nos yeux pour un moyen de connaissance droite, mais bien une injonction de caractère védique !
69— On répond : “Tout en admettant cela...nous déclarons...etc.”
Ā. 6. Il y a dans le Veda une saṃhitā appelée “Raudrī” et une divinité appelée “Rudra”. Dans un kalpa se trouve une injonction destinée à induire sa présence.
70V. On parle d’une samhitā “Raudrī” d’après la divinité Rudra. Cela vaut pour le Rgveda, le Yajurveda, le Sāmaveda et l’Atharvaveda. Dans le Yajurveda, en effet, se trouve la samhitā constituée par la série des hymnes aux onze Rudra. Les bienheureux Rudra y sont décrits comme capables de procurer la réalisation de tous les désirs.36 De même, dans le Ṛgveda, on trouve (des passages) contenant des déclarations telles que : “Sacrifions à Tryambaka !”,“Voici (des chants) pour Rudra, l’Ascèse aux cheveux enroulés en coquille”, “Voici (des chants) pour Rudra qui tient solidement son arc”.37 Ces (hymnes) ont les fruits particuliers prescrits pour chacun d’eux par le Rgvidhāna. Il en est question aussi dans le Sāmaveda, à l’intérieur du Sāmavidhāna : “C’est votre roi, c’est votre groupe ; les rituels des dieux sont avides de beurre fondu’’, telle est la saṃhitā Raudrī ; en l’employant on fait plaisir à Rudra”.38 Et, pareillement, dans l'Atharvaveda on trouve des invitations à propitier Rudra et des collections de Mantra se rapportant à lui.39
71Sans parler des saṃhitā, son nom est, en divers endroits, explicitement mentionné. C’est ainsi qu’il est dit : “Voici ta part, ô Rudra, avec ta sœur Ambikā ; offrons-la en oblation dans le feu, Sāvhā !”40 Mais il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Dans un “kalpa”, un membre auxiliaire du Veda, on trouve une injonction destinée à induire la présence du Bienheureux (Seigneur). C’est ainsi qu’à l’intérieur du Kāṭhaka on trouve dans le Rudrakalpa, texte qui a le caractère d’un pariśiṣṭa, après les mots : “Que l’on fasse journellement les trois abluablutions !”, (cette indication) : “Assis sur une litière d’herbe darbha, tenant à la main une touffe de cette herbe, il devient invisible même pour les Rākṣasa. Prenant de la nourriture mendiée à base de lait, de bouillie d’orge et de légumes, au bout de six mois il voit le Seigneur Pinākin lui apparaître”. Ainsi, même pour ces incrédules qui suivent l’ombre de Jaimini, il est établi que notre type de culte se fonde sur des injonctions, à plus forte raison (est-ce établi) pour les autres dont l’intelligence a été éclairée par l’action illuminatrice du suprême Seigneur qui a effacé les ténèbres du grand égarement (mahāmoha).
72D. “...à plus forte raison” : il s’agit de ceux qui sont certains de l’existence du Seigneur révélée à eux par la descente de la Grâce qui a détruit la connaissance erronée comportant un doute (sur cette existence). Le “grand égarement” ne doit pas être identifié ici à la souillure car cette dernière — on le dira plus loin — n’est écartée que par l’initiation.
Ā. 7. Le Seigneur (Indra), désireux, même après ce discours, de connaître le fond de leur pensée, leur dit en souriant : “Votre connaissance est erronée ; la divinité s'identifie au mot (qui la désigne)”.
73V. Ainsi, même après ce discours, le Seigneur (Prabhu) — Celui qui est habitué à régner (prabhavana) parce qu’il possède la toute-puissance en sa qualité d’Indra — restait désireux de connaître l’intensité de leur dévotion. Il dit en souriant à ces ascètes : “Votre connaissance, votre doctrine sur la propitiation de Śiva par des moyens tels que l’adoration du liṅga, est erronée ; elle n’est pas vraie car il est impossible qu’une telle divinité en soit l’auteur. C’est que (tout) résultat est produit seulement par l’exécution d’un rite et non par une divinité, “la divinité s’identifiant au mot (qui la désigne)”. Certes, nous ne nions pas purement et simplement la divinité comme le font les vils Cārvāka qui rejettent tous les moyens de connaissance droite autres que la perception. (Pour nous), au contraire, la divinité existe réellement mais elle n’est rien de plus que son propre nom. Il en va comme de la boule de fer (incandescente) et du feu : l’existence particulière d’un signifié non perceptible (par lui-même) ne consiste que dans son nom. Et c’est ce (nom) qui, entrant dans le contexte de tel ou tel sacrifice,41mérite le qualificatif de “divinité réceptrice du sacrifice”. On a dit : “Il faut méditer sur le Seigneur identifié à la syllabe Om où le sens et le mot ne sont pas séparés”.
74Et il n’est pas possible d’énoncer une règle restrictive comme : “Il existe un unique Seigneur de l’Univers” car il est question dans les textes révélés d’un grand nombre de divinités particulières et la multiplicité de leurs aspects est bien connue. La manifestation de l’insurpassable Grandeur, sous son aspect de Verbe, consiste, tout en restant Une, à devenir cause de la notion de telle ou telle divinité en même temps que cause de la notion d’Elle-même. La Révélation déclare : “On parle d’Indra, de Mitra, de Varuna, d’Agni et on mentionne l’oiseau divin Garuda. Ce qui est un, les prêtres le décrivent comme multiple : comme Agni, Yama, Mātariśvan”.42 Il est donc bien établi que la nature d’une divinité consiste dans son nom.
75D. Par les mots : “l’intensité de leur dévotion” on explique l’expression : “le fond de leur pensée”. La dévotion consiste à s’en remettre à Lui, à mériter la descente de la Grâce. C’est une connaissance particulière caractérisée par l’obtention de ce mérite. On a dit : “Une autre partie de la connaissance a été proclamée, connue sous le nom de “dévotion” et caractérisée par l’obtention du mérite”.43 A ce stade l’involution de la souillure est terminée. (Indra) se dit : “Puisque la puissance du suprême Seigneur, signalée par la descente de la Grâce, est présente (en eux) je m’en vais derechef, pour connaître l’intensité de leur dévotion, leur adresser une objection en me plaçant au point de vue des Mīmāṃsaka”. C’est ainsi qu’il s’adressa à eux avec un sourire non pas ironique mais plein de douceur.
76“...Par l’exécution d’un rite et non par une divinité” : il n’existe en effet aucun autre moyen de connaissance droite qui permette d’établir une telle divinité comme distincte d’appellations telles que “le Seigneur Rudra” dont on admet qu’elles expriment ces divinités. Comme on ne peut saisir la relation (entre des noms comme “Rudra” et leur sens) on ne peut pas non plus établir (une telle divinité) par le témoignage verbal. Et même si l’on pouvait saisir cette relation, (l’apparition) d’une relation de dépendance mutuelle (entre la relation nom-sens et l’existence de la divinité) empêcherait encore d’établir (la divinité). C’est en référence à des déclarations telles que : “L’on doit offrir à Rudra l’oblation caru” que (le Mīmāṃsaka) interprète le terme “divinité”, particularisé par tel ou tel aspect, comme (désignant) un élément du rite. D’où la thèse : “le résultat provient de l’acte et non de la divinité”. Ici même on déclarera : “Aucun moyen de connaissance droite, permettant d’établir (une telle divinité), n’apparaît qui ne soit contredit”. Et l’on ajoute que, même dans l’hypothèse où la divinité serait distincte de son nom, cette divinité particulière admise par (les ascètes) ne serait pas établie. En effet, remarque-t-on, des textes révélés attribuent la dignité de suprême Seigneur, qui à Brahmā, qui à Viṣṇu etc. Mais, en fait, rien de tout cela n’est admissible. C’est (notre thèse) qui est “bien établie”, c’est-à-dire établie en toute certitude.
77V. Après avoir ainsi utilisé la méthode de concordance, (Indra) confirme sa thèse par la méthode de différence.
Ā. 8. (La divinité), si elle est différente de son nom, ne pourra se présenter simultanément à des sacrifiants installés en des lieux différents car elle aura alors, comme nous, une forme visible déterminée.
78V. La divinité, si elle est différente de son nom, est ou bien pourvue d’un corps, ou bien dépourvue de corps, ou encore possède les deux aspects ou enfin ne possède ni l’un ni l’autre. Si elle ne possède aucun des deux aspects44 c’est qu’elle n’existe absolument pas. Elle n’a alors aucune nature. Si elle possède les deux aspects, alors, en lui supposant des qualités contraires, vous admettez la doctrine de la pluralité d’aspects qui s’oppose aux conclusions de votre propre système.
79De plus, vous êtes alors acculés (à assumer) les défauts propres à chacune de ces deux hypothèses. Enfin, si la divinité est dépourvue de corps, pourquoi alors critiquer son identification au nom ? Mais, si elle est pourvue d’un corps, il lui est impossible, de par sa matérialité, d’être présente auprès de sacrifiants installés en des endroits différents et simultanément engagés dans l’exécution de leurs sacrifices respectifs.
80— Mais on observe que les disques du soleil et de la lune sont “présents” à des personnes installées en des lieux éloignés les uns des autres et reçoivent (simultanément) leurs hommages. La matérialité peut ainsi s’interpréter en plusieurs sens.
81— Non, elle ne le peut pas. Cette présence dont vous faites état se réduit, dans le cas du soleil et de la lune, à la capacité d’être aperçu (simultanément) par beaucoup de gens. Parce qu’ils brillent de leur propre lumière et à cause de leur altitude, le soleil et la lune peuvent être observés de partout, mais ce n’est pas là une présence réelle. Ainsi, une danseuse qui se tient sur une scène très élevée est vue maintes et maintes fois par des spectateurs installés en des endroits éloignés (les uns des autres). Pourtant, elle ne dispose d’aucun don d’ubiquité qui lui permette d’être (simultanément) auprès de chacun d’eux. C’est ainsi que nous-mêmes, lorsque nous sommes invités pour le même moment par plusieurs amis, ne pouvons, à cause de notre matérialité, être présents dans plusieurs maisons en même temps. Aussi, considérant que la divinité, de par sa matérialité (supposée), ne saurait se trouver au même moment auprès de sacrifiants installés en des lieux différents, il apparaît préférable de l’identifier simplement à son nom.
82D. L’expression : “ne possédant aucun des deux aspects” signifie : “ni pourvue ni dépourvue de corps”, car il n’y a pas d’autre alternative. Quant à la doctrine de la pluralité d’aspects (évoquée par l’emploi de la formule : “si elle possède les deux aspects”), on la réfutera plus loin en disant : “Ceci est purement et simplement existant et cela purement et simplement non-existant”. A propos des “deux hypothèses prises séparément” (on peut compléter ainsi) : “Vous êtes acculés à (assumer) les défauts engendrés par chacune de ces deux hypothèses, celle de la divinité pourvue d’un corps et celle de la divinité dépourvue de corps, à savoir respectivement la médiocrité de la connaissance et l’impossibilité d’agir”.
83V. Et de plus...
Ā. 9a. Et aucun moyen de connaissance droite, permettant de prouver une telle divinité, n’apparaît qui ne soit contredit.
84V. Il apparaît, certes, qu’aucun moyen de connaissance droite n’est en mesure de prouver cette divinité particulière dont la forme serait absolument cachée, qui serait soustraite aux transformations, qui possèderait une félicité et une connaissance suprêmes jointes à une toute-puissance du plus haut degré. En tout cas, à cause de son invisibilité, elle n’entre pas dans le domaine du principal moyen de connaissance droite, la perception. Celle-ci, en effet, ne peut saisir ce qui est au-delà de la portée des sens. Si l’on objecte que la perception du yogin, ayant pour domaine les choses cachées et éloignées, pourra établir cette existence nous répondrons “non”. En effet, quand vous dites :”La perception du yogin porte sur les choses subtiles etc., elle atteint ainsi des objets hors de la portée de nos sens à nous et c’est elle qui voit le Seigneur”, cela est impropre, car nous ne disposons d’aucun moyen de connaissance droite pour établir (l’existence même du yogin).45 Il serait nécessaire, en effet, de prouver (d’abord) ce personnage suprasensible qui voit des objets suprasensibles. La connaissance perceptive d’un tel homme n’étant pas chose établie, comment n’avez-vous pas honte, vous attachés aux preuves, de vous en servir pour établir l’existence de la divinité ?
85— On objectera qu’il reste l’inférence dont la force probante (ici) n’a pas été réfutée. La propriété à établir au sujet de ce monde — qui comprend la terre, les montagnes, les rivières, les océans etc. — est qu’il est un effet. C’est qu’il se compose de parties. Or, tout ce qui se compose de parties est un effet, ainsi le faîte d’un toit, un mur d’enclos, un étang de lotus bleus. Il est non moins certain que là où le caractère d’effet est absent, comme dans le cas du Soi etc., le caractère “composite” fait également défaut. Et la raison (hetu) alléguée ici ne sera affectée d’aucune ambiguïté par (la prise en considération) du corps du Seigneur, au sens où les partisans de Jaimini ont dit : “Le corps du Seigneur introduira l’ambiguïté dans la raison alléguée par vous”,46 car nous expliquerons par la suite que ce corps (du Seigneur) est un effet de son propre désir. Après avoir établi que le monde est un effet nous (remarquons) qu’aucun effet ne saurait être produit sans un agent qui connaisse et agisse d’une manière déterminée, ainsi en va-t-il d’une cruche, d’une étoffe etc. Donc, cet effet qu’est le monde conduit lui aussi à un “constructeur”, en l’occurence à un Créateur en possession d’une connaissance et d’une activité insurpassées, et c’est le Seigneur.
86Comment (l’inférence) ne ferait-elle pas ici autorité ?
87— (Réponse du Mīmāṃsaka). Il en irait ainsi si elle n’était pas réfutée. Mais puisque le caractère “composite” est absent dans les atomes, les sens etc., qui sont des éléments du monde, la raison invoquée par vous n’est que partiellement valide. Quand vous dites : “Les atomes sont nécessairement des effets parce qu’ils ne pensent pas et parce qu’ils existent à de multiples exemplaires, à la manière des cruches etc.”, ce (n’) est là (que) votre hypothèse. Quant à vos exemples à l’appui, mur d’enceinte, faîte d’un toit, étang de lotus bleus etc., ces choses sont composées de parties au sens d’un assemblage dont la bonne ou mauvaise qualité dépend de la valeur des matériaux, facteurs auxiliaires, instruments etc. La terre, les montagnes etc. sont bien composées de parties mais non pas au sens de tel ou tel assemblage ; il y a là quelque chose de différent. La saine méthode consiste à poser comme valide (la démonstration) qui utilise un moyen terme homogène au terme majeur et cela grâce au souvenir laissé par l’appréhension d’une concordance universelle, elle-même dépendante d’une similitude réelle. Il n’en va pas ainsi lorsque la présence (de part et d’autre) du caractère “composite” se ramène à une similitude verbale. C’est ce que déclare Dharmakīrti :
88“Il est acquis que la structure etc. (d’un objet fabriqué) reflétera toujours les qualités de son constructeur ou l’absence de ces qualités. Est valide l’inférence qui se fonde là-dessus. Mais conclure à l’identité (de deux choses) sur la base d’une similitude verbale, et alors même qu’une différence essentielle (entre elles) est bien connue, par exemple inférer la présence du feu à partir de celle d’une substance jaune pâle, est inadmissible”.47
89De plus, les murs d’enceinte et autres (exemples à l’appui) font partie du sujet d’attribution (pakṣa) et ne peuvent donc pas servir d’exemples. S’ils n’en faisaient pas partie on ne pourrait plus considérer le Seigneur comme Agent universel. On constate en effet que les murs d’enceinte etc. existent ou n’existent pas selon qu’existe ou n’existe pas leur architecte. Et il ne sert à rien, après avoir écarté la cause visible, d’en imaginer une autre appelée “le Seigneur”. S’il en était ainsi, la relation de la cause à l’effet serait partout bouleversée. On a dit : “Telle chose étant donnée, telle chose uniquement est produite. Imaginer quoi que ce soit d’autre comme cause de cet (effet) entraînera partout l’instabilité des causes”.48
90Quant à l’hypothèse d’une divinité particulière qui créerait (le monde), tout en étant elle-même dépourvue de corps, elle n’est pas recevable car une telle divinité serait incapable de produire cet effet qu’est le monde. On a dit :
91“Seul est réel l’effet produit par un agent pourvu d’un corps. Le monde étant un effet, son auteur possède nécessairement un corps”.49
92Par conséquent, la “raison” invoquée, à savoir que (le monde) est un effet, aboutit à attribuer (au Seigneur) une nature opposée à la sienne propre (la possession d’un corps).
93Au contraire, si la (divinité) possède, comme nous, un corps, elle est apte à créer, à résorber (le monde) etc. Ce corps sera fabriqué ou bien par elle-même ou bien par un autre agent. Si c’est elle-même qui le fabrique (on demande) si, au moment de la création (du monde), elle est (déjà) pourvue d’un corps ou si elle en est (encore) dépourvue. Si, à ce stade, elle est (encore) dépourvue de corps et de sens, alors, comme on l’a dit, aucun effet d’aucune sorte ne peut être produit nulle part. Si c’est (déjà) pourvue d’un corps qu’elle se crée un corps, on demandera par qui a été fabriqué le premier corps. Qu’il ait été fabriqué par elle-même ou bien par un autre (agent), l’objection d’une régression à l’infini se présentera. Il n’existe donc aucun moyen de connaissance droite, permettant de prouver (l’existence) de la divinité, qui ne soit réfuté.
94D. (Le commentaire), après avoir démontré d’une manière générale que la divinité est identifiable à son nom, énonce l’absence des moyens de connaissance droite qui permettraient d’établir cette divinité particulière appelée le Seigneur. Il commence par poser que ce Seigneur ne tombe pas dans le domaine des sens : “En tout cas, à cause de son invisibilité, elle n’entre pas... etc.” On a dit : “La représentation qui surgit lorsque les sens d’un homme sont en contact effectif (avec un objet) est la perception ; elle ne permet pas (de connaître le dharma) car elle (n’) appréhende (que) le présent immédiat”.50 Ensuite, on met en doute l’autorité de la perception propre aux yogin. Puis vient une critique : en l’absence de moyens de connaissance droite, le yogin lui-même n’est pas établi (en tant que tel). A fortiori le Seigneur, qui devrait être établi grâce à la perception du yogin.
95On critique ensuite la thèse selon laquelle l’inférence serait le moyen de connaissance droite approprié pour établir l’existence du Seigneur. Comme Bharadvāja et les autres n’ont pas encore (à ce moment) l’intelligence (complète) de la vraie doctrine, ils adoptent la manière “purânique de concevoir le corps du Seigneur. A partir de : “Elle le serait...”, on montre ce qui ruine cette hypothèse également. On exhibe ensuite le défaut de la raison qui s’appuie sur le caractère “composite” (du monde). On s’adresse ici aux Sāṃkhya etc. qui croient au caractère éphémère des atomes etc. et en déduisent qu’ils sont des effets. Nous leur répondons : “Non, les atomes sont éternels. On peut les mettre sur le même plan que le Soi car ils ne sont pas composés de parties. Comme il n’est pas établi que le monde est un effet, l’existence d’un Créateur de ce monde s’en trouve réfutée. Enfin (le commentaire) met en évidence les obstacles logiques qui se présenteraient, quand bien même on admettrait que le monde est un effet.
96V. Mais — dira-t-on — la parole, sous la forme du témoignage verbal, est (aussi) un moyen de connaissance droite. Elle permet de déterminer des objets situés absolument hors de portée des sens, comme le montre l’exemple de ceux qui, en agissant sur ses indications, obtiennent ce qu’ils désirent. On a dit : “Un objet qui dépasse les sens et les signes d’inférence51 est révélé aux hommes par le śāstra”.
97On entreprend maintenant de réfuter cette thèse.
Ā. 9b. Ce genre de paroles revêt une signification différente ; quelle valeur a le bavardage du monde ?
98V. Il s’agit de (certaines) déclarations que l’on trouve dans les Purāṇa, les récits légendaires etc... Dans le Mahābhārata, par exemple, le bienheureux ascète Vyāsa déclare : “Voici Śiva, ô cher, plein d’éclat ; par sa grâce il se manifeste en notre présence. On dit qu’il règne, seul, sur tous les dieux, y compris Indra. Va chercher refuge auprès de ce maître de l’univers, le chef suprême des dieux”.52 De même, dans la Révélation : “Rendons hommage à ce Rudra qui est dans le feu, les eaux, les plantes, les arbres, qui a pénétré tous les mondes”53 et : “Sacrifions à Tryambaka”54. Ces déclarations et d’autres encore revêtent une signification différente. Ici, en effet, l’interprétation de la phrase résultant d’une première audition est démentie par la prise en compte de la relation de l’antérieur au postérieur. Par ce moyen on parvient à la conviction que (la première interprétation est le fait d’) esprits abusés par une idée prise isolément. Par exemple, lorsqu’il est dit : “Prenez du poison (mais) ne mangez pas dans une maison étrangère !”, la permission de prendre du poison est bien exprimée mais ne constitue pourtant pas le sens de la phrase. Celle-ci, au contraire, doit être interprétée uniquement comme une défense de manger dans une maison ennemie. On doit également interpréter ainsi certains passages eulogiques du Mahābhārata etc. où l’on affirme (d’abord) que rien ne s’oppose à ce que le guerrier déchaîné et animé du désir de vaincre mette à mort ses ennemis mais où (ensuite) on explique que, pour les Kṣatriya, l’accomplissement de leur devoir de caste est bénéfique.
99Dans la Révélation, les Mantra, les gloses etc. n’expriment pas — dit-on — la véritable nature de la chose, car ils sont des moyens de connaissance destinés à induire, en informant sur divers avantages, la foi (dans les rites). En effet, les hommes n’accomplissent pas (les rites) sans la connaissance de l’acte (rituel). Donc, par elles-mêmes, ces déclarations ne font connaître l’existence d’aucune divinité particulière. On a dit : “Un énoncé à valeur laudative, si on l’interprète sans tenir compte de la relation de l’antérieur et du postérieur, trompe l’esprit des gens en introduisant une idée différente (de la vraie)”.55
100— Mais l’expérience commune, attestée chez tous, ne saurait être disqualifiée ! On constate en effet que tous — y compris les femmes, les enfants et les ignorants — règlent leur conduite sur les décrets du suprême Seigneur et vont répétant : “C’est la volonté divine qui est ici la cause !” Ces gens, en lisant, en rapportant, en écoutant sans cesse des légendes telles que la destruction du sacrifice de Daksa, la mise à la raison de Kāla,56 le meurtre d’Andhaka, l’investissement des trois mondes etc.,57 et en suivant à cause de (la divinité) le chemin de la pratique religieuse, aussi pénible soit-il avec ses austérités, ses prières marmonnées, ses disciplines, ses obligations,58 nous font connaître l’existence de divinités particulières.
101— A cela on répond :’’(Quelle valeur a) le bavardage du monde ?” “Malheureux, tu es tombé dans un état pitoyable, toi qui désirais une preuve réelle, à cause de ce simple discours tenu par des sots, des conformistes qui n’ont pas examiné (la relation de) l’antérieur et du postérieur et dont l’erreur a été maintes fois dévoilée !”
102— Mais il y a le discours des personnes de confiance et c’est lui seul qui constitue le témoignage verbal (proprement dit) !
103— Mais par quel moyen de connaissance droite établit-on que ce sont précisément des personnes de confiance ? A partir de l’autorité du témoignage verbal qu’ils apportent, mais cette autorité reposera elle-même sur leur qualité de personnes de confiance, tel est le cercle logique. Et, dans le cas où le témoignage verbal est (posé comme) éternel, sa validité n’est établie (en tout état de cause) que pour des objets à produire, non pour des réalités existantes. Par conséquent, (le témoignage verbal) n’établit nullement (l’existence) de cette divinité particulière à laquelle vous tenez.
104D. On introduit une objection qui donnera l’occasion d’expliquer la formule : “ce genre de paroles revêt une signification différente”, le terme “maintenant” désignant ici la seconde moitié du śloka. La formule :’’Dans les Purāṇa, les les légendes etc.” se réfère à ce qui est commun à toutes les phrases à valeur incitative, la formule : “Dans la Révélation...” à une catégorie particulière (de phrase incitative). Mais l’expression : “... revêt une signification différente” vise les deux (types de phrase incitative), c’est dire que la validité des injonctions se limite à des objets à produire. On développe cette idée à partir de ’’Ici, en effet...”. A l’objection que certains types de phrase rencontrés dans le Veda, les gloses par exemple, seront, dans ce cas, également privés d’autorité, (le commentaire) répond :’’Dans la Révélation... etc.”.
105Ensuite, sans examiner l’analogie ni la présomption, incluses dans l’inférence, ni la non-perception, incluse dans la perception, on passe à l’explication de la phrase : “... le bavardage du monde”. On soumet à la critique l’idée selon laquelle le Seigneur pourrait être établi par la tradition populaire (aitihya), reconnue comme moyen de connaissance droite par les systèmes “purâniques” : la tradition populaire est dépourvue d’autorité parce que son caractère erroné a été démontré, tel est le sens. On fait place à l’objection selon laquelle le témoignage des personnes de confiance n’apparaît jamais sujet à l’erreur. Ensuite, on dispose de cette objection : que l’auteur de telle ou telle déclaration soit une personne de confiance, cela ne peut être établi par aucun moyen de connaissance droite. La formule :”... dans le cas où le témoignage verbal est (posé comme) éternel” répond à une déclaration antérieure (des ascètes) :”Il y a dans le Veda une saṃhitā appelée “Raudrī” et une divinité appelée “Rudra”. Cela a déjà été dit.
106V. L’ascète Hārīta, ayant ainsi rapporté les paroles de Śakra, s’adressa alors à ses disciples en son propre nom :
Ā. 10. Frappée ainsi par la houle puissante des paroles impies de Śakra, qui était comme un océan, la montagne de leur pensée n’oscilla pas, car elle était essentiellement massive.
107V. “Ainsi” équivaut à “de cette manière”. Les “eaux”, parce qu’elles suivent la ligne de plus grande pente, représentent (la bassesse des) paroles qui réfutent (l’existence) du Seigneur. La “houle” est leur véhémence. “Frappée”, battue par elle, “leur pensée”, celle de Bharadvāja et de ses compagnons, “n’oscilla pas”, ne fut pas ébranlée, cela à cause de son caractère massif et de son authenticité. Par qui fut-elle frappée ? “Par Śakra qui était comme un océan”. De même qu’une montagne dressée sur un rivage n’oscille pas, même sous la violente poussée des vagues de l’océan, de même la pensée de ces ascètes, assimilée métaphoriquement à une montagne, ne dévia pas de sa position d’équilibre, et cela grâce à ses qualités de discernement, etc.
108D. “L’authenticité” est ici celle de leur intelligence, c’est la capacité de saisir des objets subtils. “Le caractère massif”, c’est la fermeté qui consiste à ne pas laisser échapper un objet dont on s’est saisi.
109V. Alors, derechef, ils firent à Indra la réponse suivante :
Ā. II. La forme corporelle de la divinité n’est en aucune manière comparable au corps d’êtres comme nous. Elle est pourvue d’une puissance surnaturelle particulière. C’est pourquoi votre comparaison n’est pas valable.
110V. Il existe, en ce qui concerne la possession de pouvoirs surnaturels, une gradation qui tombe dans le champ d’observation d’êtres comme nous59 et qui affecte de simples êtres humains. Cela permet d’inférer, chez une divinité particulière dont le corps est invisible, la possession de pouvoirs surnaturels comme la capacité de se rendre minuscule etc. Pourquoi donc estimez-vous impossible l’ubiquité (de la divinité) produite par sa volonté irrésistible ? C’est que la forme corporelle de la divinité n’est jamais quelque chose de semblable au corps d’êtres tels que nous. Jamais non plus elle n’est assujettie à la souffrance, au karman, à la rétribution des actes, aux imprégnations mentales ;60 jamais elle n’est privée d’omniprésence. Elle est, en effet, pourvue d’une puissance surnaturelle qui consiste dans la capacité de créer, de conserver et de détruire des êtres tels que nous, tout cela à volonté. Si elle revêt une forme corporelle c’est pour protéger les âmes individuelles plongées dans l’hébétude et cela est très différent de notre “incarnation” à nous. Il s’ensuit que la raison invoquée pour réfuter l’ubiquité (de la divinité), à savoir la possession d’une forme corporelle, est inopérante.
111L’exemple à l’appui est, lui aussi, inapproprié : la propriété à démontrer n’est pas établie comme présente (dans l’exemple à l’appui). En effet, cette propriété — il s’agit de la privation d’ubiquité — n’y est pas constamment présente. Aujourd’hui même, l’ubiquité n’est pas chose impossible pour (certains) yogin évoluant parmi nous qui sont en possession de pouvoirs surnaturels tels que la capacité de se rendre minuscule, et pourtant ils sont pourvus d’une forme corporelle. Mais, dans le cas du suprême Seigneur qui possède toutes les excellences au plus haut degré mais dont l’activité cosmogonique est défigurée par ceux qui, imbus de leur propre système, l’interprètent sur le modèle de l’art du potier etc., il convient d’écarter toutes les confusions qui s’expriment à travers des questions comme : “Quel est son corps ?”, “Sur quoi s’appuie-t-il (pour créer) ?”, “Quels sont ses instruments ?” C’est ainsi que s’exprime le Siddhacūḍāmani :
112“En vertu de quel désir, avec quel corps, par quels moyens, grâce à quel support, à partir de quelle matière l’Ordonnateur crée-t-il le triple monde ?” demandent-ils. Cette mauvaise argumentation, appliquée mal à propos à Toi dont la toute-puissance est au-delà du raisonnement, fait divaguer certains esprits pervertis et provoque la confusion dans le monde.”61
113Nous expliquerons, dans le chapitre consacré à la démonstration (de l’existence) du Seigneur, comment l’hypothèse d’une divinité particulière dépourvue de corps ne comporte aucune contradiction (interne). Mais il ne servira à rien d’expliquer de mille et mille manières (l’existence du Seigneur) à ces gens acharnés à la réfuter. En fait, leur unique tort est d’être maudits par le destin. Comme l’a dit Rājānaka Utpaladeva :
114“Le suprême Seigneur a beau être établi par mille preuves éclatantes, Il ne parvient pas à l’être pour ceux dont l’esprit est abruti. Un authentique joyau, même tenu dans le paume de la main, échappe à celui qui est maudit par le destin.”62
115D. Les mots : “Alors, derechef... etc.” servent à introduire le stūra suivant. Nous allons expliquer ici la position de ceux qui apportent la conclusion définitive (de ce débat). Si l’on admet que la divinité s’identifie à son nom, alors le fruit (d’injonctions comme) : “Celui qui désire le ciel doit accomplir le sacrifice de l’Agniṣṭoma” aura beau consister dans l’accès au ciel, il se réduira lui-même à un mot, n’étant établi par aucun autre moyen de connaissance. Mais, peut-on faire remarquer, le mot “ciel” désigne un objet déterminé qui joue le rôle de fruit. Cela est connu à partir des Purāṇa, des légendes etc. Or le cas est le même ici. Il est donc prouvé que la divinité ne se réduit pas à son nom.
116On avait déjà formulé, dans le cadre même de la thèse adverse, diverses hypothèses concernant la divinité, dans le cas où elle serait autre chose que son nom : “A-t-elle un corps ou non ? Est-elle pourvue ou dépourvue des deux aspects à la fois ?” On a écarté les deux dernières hypothèses en refusant de les admettre. Quant à l’objection formulée contre l’hypothèse de la divinité pourvue d’un corps — à savoir la privation d’ubiquité — le (commentaire) indique qu’elle est abordée (par l'Āgama) à partir de : “(la forme corporelle de la divinité) n’est en aucune manière...”. “(Assujettie) à la souffrance, au karman, à la rétribution des actes” : en effet, les corps de dieux comme Brahmā, Indra etc. ne sont pas, à la différence des nôtres, assaillis d’une foule de maux. “(Jamais elle n’est) privée d’omniprésence” : aussi longtemps qu’elle remplit son office,63 (une divinité) possède certains pouvoirs surnaturels comme la capacité de se rendre minuscule etc.
117“(Tout cela) à volonté” : il s’agit du pouvoir yoguique appelé “volonté irrésistible” (prakāmya). On a dit : “Le yogin, grâce à sa volonté irrésistible, crée pour lui-même une multitude de corps et jouit simultanément de mille femmes. “Les âmes plongées dans l’hébétude” signifie : les êtres qui regorgent de nescience. Par “protection” il faut entendre les actions de conserver etc. Etant donné que les divers pouvoirs, comme celui de se rendre minuscule etc., prennent naissance dans la masse du corps jointe aux organes, c’est le corps et lui seul qui est investi par ces pouvoirs et par leurs effets, création etc. Il est dit dans le Matanga : “Trois (espèces de) pouvoirs surnaturels émanent de l’ensemble du corps ; des qualités telles que l’obtention (de toutes choses à volonté), au nombre de cinq chez les yogin, émanent des organes”.64 “Pour (certains) yogin...” : l’idée est que, pour nous, les yogin ne sont pas “non établis”. Il est dit dans la Révélation : “Ayant fait de soi-même le bois de friction (inférieur) et du pranava l’autre bois de friction (supérieur), on obtiendra la connaissance par cet effort de friction et on apercevra le dieu dans un clair-obscur”.65 La divinité est donc bien établie par la perception du yogin.
118Après avoir établi l’existence des dieux en général on prouve cette divinité particulière appelée le Seigneur. La divinité, même dans le cas où elle serait dépourvue de corps, conserve la capacité de produire des effets parce qu’elle possède une puissance illimitée. Comme il existe une relation (constante) entre elle-même et son nom, elle peut se rendre présente ici où là (sur les lieux des divers sacrifices où son nom est invoqué). Le nom, qui ne pense pas, n’est pas capable à lui seul de procurer des choses comme le fruit (des actes) mais l’acte lui-même, pour la même raison, ne peut produire de fruit en l’absence d’un Contrôleur. (Certes), on a dit : “Si le Seigneur est dépourvu de corps la création du monde est impossible” mais à cela (le commentaire) répond : “(Nous expliquerons)... comment...” L’idée est qu’un être incorporel (l’âme) s’avère capable d’imprimer un mouvement à son corps (et donc qu’un Seigneur dépourvu de corps pourra mouvoir le monde). Cela apparaîtra plus clairement dans la suite. De la sorte, le Seigneur sera établi également par le moyen de l’inférence. On montrera plus loin que les atomes (eux aussi) sont des effets : “Ceux pour qui le monde, y compris les êtres vivants, a pour cause les atomes...”
119V. Mais, dans le cas où l’on admettrait que cette “raison” et cet exemple à l’appui établissent ce qu’ils sont destinés à établir, la même règle — remarque-t-on — s’appliquerait à d’autres cas.
Ā. 12. Alors, que cette règle s'applique aussi à la “cruche", puisqu'elle est un mot comme “Indra" ! Mais le mot “cruche” ne contient pas d’eau et le mot “lune" ne brille pas !
120V. Vous déclarez que la divinité se réduit à son nom. Or, ne pas admettre que la divinité diffère de son nom revient à (poser) l’impossibilité d’un sens du mot distinct du vocable. De même qu’il n’existera aucun contenu signifié distinct des mots “Indra” etc., de même en ira-t-il pour les “cruches” etc. qui sont pareillement des mots. Mais cela est absurde parce que contredit par la perception. C’est ainsi que “le mot “cruche” ne contient pas d’eau”. Elle est l’objet d’une action (ghaṭaṭe), d’une activité, d’où le nom de “cruche” (ghaṭa). Et la “lune” (candra) s’appelle ainsi parce qu’elle dispense la joie (candati), parce qu’elle réjouit (les cœurs) et parce qu’elle brille. En fonction de ce genre d’étymologie, il est impossible que le contenu signifié soit distinct du mot et cela entraîne que le mot “cruche” devra contenir de l’eau et le mot “lune” dispenser la joie ! Mais cela n’est pas. Le pouvoir de remplir ces fonctions s’avère par expérience appartenir aux contenus signifiés par ces vocables, à savoir, respectivement, le fait de posséder une forme large et évasée vers le haut et celui d’être un disque brillant. Comme il n’y a pas identité du vocable et du contenu signifié, la divinité ne se réduit pas à son nom mais elle est le contenu signifié par ce vocable. Cela est acquis.
121D. L’idée est ici que l’hypothèse de la divinité identifiable à son nom, (hypothèse) qui s’appuie tant sur la “raison” consistant dans la possession d’une forme corporelle que sur l’exemple de notre (corps), est contredite par l’expérience directe.
122V. On formule maintenant une critique qui vise66 l’opinion adverse selon laquelle : “Ce genre de paroles revêt une signification différente”.
Ā. 13. Admettons que les mots désignant Śakra etc. aient (en réalité) un autre contenu. Comment, dans ces conditions, les mots désignant notamment des actions ou des qualités pourront-ils avoir (encore) un sens ?
123V. “Indra porte sa foudre, il a la couleur de l’or”, c’est ainsi, par exemple, que les Mantra et les gloses caractérisent Śakra ou d’autres divinités. Vous dites que ces expressions ne reflètent pas la réalité ; admettons-le. Mais on trouve, dans les textes révélés, des mots qui désignent notamment des actions ou des qualités. La fonction de ces mots est de faire connaître leurs objets ; comment auront-ils (encore) un sens ?
124Voici des termes d’action, désignant des activités, comme : “Ils battent le riz”, des qualificatifs et des termes désignant des espèces comme dans l’expression : “Que l’on sacrifie un bouc blanc !” Si l’on pose que des termes comme “blanc”, désignant une couleur, ou comme “bouc” désignant une espèce, ne peuvent pas refléter la réalité parce qu’en tant que mots ils ne se distinguent pas (d’autres mots comme) “Śakra” etc., alors ils seront privés de toute signification. Et, de la sorte, les paroles des injonctions seront mutiles. Ou bien encore, si l’on imagine que des paroles comme celles parlant de Śakra etc. désignent en réalité autre chose, comment pourra-t-on (encore) attribuer un sens aux descriptions de scènes animées par ces personnages, comme “Indra a tué Vṛtra” etc., ou aux termes qui les qualifient, comme les mille yeux (d’Indra) ou la foudre qu’il tient à la main ? Et il n’est pas possible ici de se contenter d’une demi-mesure incohérente67 qui ferait des seules paroles des injonctions — mais non de celles désignant Indra etc. — un reflet de la réalité.
125D. Le sens est celui-ci : “Même pour vous, il est établi que le mot a essentiellement pour fonction de faire connaître un objet à celui qui est au courant de la relation (constante) entre le vocable lui-même et sa signification. Mais, si l'on admet votre hypothèse, les mots n’auront plus ce pouvoir de faire connaître leurs objets et c’est pourquoi on doit considérer que des mots comme “Indra” reflètent eux aussi une réalité”. A partir de “Ou bien encore” (le commentaire) introduit une autre explication. Mais alors — pourrait-on objecter — comment expliquer que des formules comme : “Prenez du poison...” ont un sens différent (de leur sens littéral) ? Ceci se justifie — devra-t-on répondre — par la suite du texte : “...mais ne mangez pas dans la maison de celui-là !”68 C’est ainsi que le témoignage verbal peut servir, lui aussi, à établir l’existence d’une divinité particulière.
126V. On montre en quoi l’autre jugement (de l’adversaire) : “Quelle valeur a le bavardage du monde ?” est également incorrect.
Ā. 14. Il n’est pas correct de prétendre que la croyance populaire est tout entière fausse. Elle possède bel et bien un fondement car, si elle n'en avait pas, toutes les activités des êtres vivants seraient compromises.
127V. Une proposition comme : “Il y a au bord de la rivière un chariot de mélasse renversé” peut bien être sans fondement (dans tel cas particulier) ; elle ne l’est pas absolument car, parfois, il lui arrivera d’être en accord (avec la perception). C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de taxer de fausseté toute espèce de croyance populaire. Puisque la croyance populaire possède un fondement, sa fausseté n’est pas établie. Son fondement n’est autre que le témoignage verbal. On a dit : “Le témoignage verbal, lorsqu’il est universellement admis, prend le nom de (croyance) populaire”.
128Il ne sera pas davantage légitime de considérer comme fausses les seules croyances populaires (particulières) qui seraient privées d’un tel fondement car, dans cette hypothèse, toutes les activités des êtres seraient compromises. En effet, lorsqu’une personne s’engage dans des activités empiriques, aussi bien celles dont les résultats sont visibles, service, agriculture etc. que celles dont les résultats sont invisibles, sacrifices et œuvres pies, c’est qu’elle est désireuse d’obtenir un avantage ou d’éviter un désagrément. Ce faisant, elle ne table pas sur un quelconque moyen de connaissance droite préalablement déterminé mais, au contraire, elle agit dans un esprit d’imitation, guidée par la seule croyance populaire. Quelle sorte de fondement recherchez-vous donc pour la croyance populaire ? Si de nombreuses personnes attestent69 y avoir eu recours sur une longue période, elle est correcte. Autrement, il ne s’agit tout simplement pas d’une croyance populaire. Dans ces conditions, elle n’est pas entachée de fausseté.
129Mais si, alors même que la croyance a été depuis longtemps répandue parmi beaucoup de gens, on s’interroge sur son fondement en demandant : “Quelle est son origine ?”, c’est le témoignage verbal (en tant que tel) qui est alors mis en question et il ne s’agit plus d’un examen de la croyance populaire. Mais il n’en va pas ainsi car vous-mêmes admettez, comme (un des) fondements du dharma, quelque chose de distinct de la Révélation (védique), à savoir la conduite des gens de bien appelée “comportement vertueux”. Cessez donc de vous opposer à nous !
130L’existence d’une divinité particulière appelée le Seigneur est ainsi attestée par la croyance populaire, laquelle est bel et bien pourvue d’un fondement. N’est-il pas universellement connu que “l’ascète Upamanyu, ayant aperçu Hara, fut délivré de son chagrin” ?70 L’illustre ascète Vyāsa, dans le livre du Mahābhārata consacré aux enseignements, rapporte, dans les paroles mêmes d’Upamanyu, comment celui-ci se vit accorder un vœu par le suprême Seigneur :
131“Le Seigneur tout-puissant, le Bienfaiteur, me dit en souriant : “Mon cher Upamanyu, je suis satisfait. Contemple-moi, ô toi le meilleur des ascètes, toi, qui es ferme dans ta piété. O ṛṣi brahmane, j’ai voulu te connaître. Cette piété qui est la tienne me cause une très grande joie ; aussi t’accorderai-je tous les souhaits que tu nourris dans ton cœur”.71
132— Cela est faux ; c’est Upamanyu lui-même qui raconte tout cela pour se vanter ! Il n’existe, en la circonstance, aucun moyen de connaissance droite qui prouve que ce personnage a reçu les faveurs du Tout-Puissant.
133— Non pas ! “Comment pourraient être fausses les paroles de Celui qui régit l’océan de lait ?”72 Au vu de tous les ascètes, Il a imposé Sa loi à l’océan de lait : comment Ses paroles pourraient-elles être entachées de fausseté ? Cela signifie qu’une déclaration comme : “Le suprême Seigneur m’a accordé une faveur” pourrait (éventuellement) être fausse (dans le cas d’Upamanyu) si l’océan n’avait pas été dompté (par le Seigneur) sous les yeux d’une foule d’ascètes. Mais si même des témoignages concordants sont faux, alors plus aucune parole n’est vraie. Si vous pensez que des ascètes, dont les désirs et les haines sont apaisés, pour qui le passé et l’avenir sont comme le présent, ne disent pas (nécessairement) la vérité, alors vous n’avez plus que faire de Manu et des autres sages, habiles que vous êtes ! Mais voici d’autres témoignages :
134“Śveta, enchaîné par un lien formé d’un horrible serpent crachant une série de flammes empoisonnées, prononça la syllabe Hum et, sous les yeux d’un grand nombre de gens, il fut délivré par le Maître”.73
135Śveta, défaillant sous l’étreinte d’un horrible serpent venimeux qui émettait une succession de jets de feu empoisonnés, fut délivré par le Maître. On l’appelle “Maître” (Pati) parce qu’il protège (pāti), le suprême Seigneur étant essentiellement un Sauveur. Il suffit (à Śveta) de prononcer la syllabe Hum et il fut délivré (par le Seigneur) dont la colère réduisit en cendres (Yama qui avait amené ce serpent). Et ce spectacle se déroula “sous les yeux d’un grand nombre”, d’une foule dense, d’une multitude faite de gens comme nous et aussi d’êtres supérieurs (à nous) comme les ascètes etc. Si, dans ce cas également, on n’ajoute pas foi aux discours tenus par (les ascètes) qui voient d’une vue limpide74 (et simultanée) les trois (dimensions du) temps et par les dieux, alors il faut dire que c’est le témoignage verbal en tant que tel que l’on n’admet pas. S’il en est ainsi, (voyez) la Révélation (védique) elle-même qui se tourne vers vous, homme intolérant, épouvantée et affligée par la perte de son caractère d’autorité ; alors, par pitié pour elle, abandonnez votre entêtement irréfléchi !
136— Mais la Révélation (védique) n’a pas d’auteur, puisqu’elle est éternelle. Elle échappe donc aux causes de fausseté inhérentes au fait d’avoir un auteur ; pourquoi donc tourner en dérision son autorité ?
137— Nous n’en faisons rien ! Simplement, nous ne voyons pas en quoi la mise en évidence d’une absence d’auteur (pour la Révélation) procède (chez vous) d’un moyen de connaissance droite. Nous faisons observer, au contraire, qu’elle ne saurait exister sans l’activité d’un auteur, puisqu’elle est un arrangement (de parties), au même titre qu’une phrase comme : “Après avoir révéré Svayaṃbhū...”. Mais en voilà assez sur ce sujet, revenons à notre propos.
138D. “Sacrifices et œuvres pies” : il s’agit d’une part des choses offertes en sacrifice, d’autre part, des étangs, puits, réservoirs etc. que l’on fait creuser (au titre des bonnes œuvres). “Vous-mêmes (admettez)” : n’avez-vous pas déclaré : “L’ensemble du Veda est le fondement du dharma, conjointement aux pratiques pieuses des connaisseurs du Veda et aux textes sacrés rédigés par eux” ? “Par la croyance populaire... pourvue d’un fondement” : elle est en effet établie par les Purāṇa, les légendes etc. Le sens, ici, est que ces témoignages verbaux émanent de personnages comme les dieux etc. On montre que la Révélation (védique) fait elle aussi autorité parce qu’elle a été consignée par des personnes qualifiées. A partir de : “Mais (la Révélation)” c’est l’adversaire qui parle. Puis le maître répond :’’Nous n’en faisons rien !”, c’est-à-dire : “Nous ne tournons pas (la Révélation) en dérision”. Il indique quelle est notre position véritable : “Simplement... etc.”. Enfin, les mots : “(Revenons à) notre sujet” servent à introduire le sūtra suivant.
Ā. 15. Indra (Hari), les voyant, à la suite de ce discours, tout heureux de louer Hara d'une voix que les larmes75 faisaient balbutier, se réjouit.
139V. “Indra, ayant entendu Bharadvāja et les autres (parler d’) une voix rendue indistincte par leurs larmes de joie, engagés qu’ils étaient dans la glorification du suprême Seigneur à laquelle ils se livraient à l’occasion de cette discussion, conçut à leur sujet une grande joie”. Voilà ce que l’ascète Hārīta rapporta à ses disciples.
140D. “A leur sujet” : (Indra) se résolut à les traiter avec faveur,76 s’étant rendu compte qu’ils présentaient tous les signes d’une grâce intense (descendue sur eux).
Ā. 16. Alors Celui qui porte la foudre, le dieu aux cent sacrifices, leur révéla Sa forme propre qui avait l’éclat du soleil nouveau et qui était louée par les troupes de Marut.
141V. Celui qui tient la foudre dans sa main, le dieu aux cent sacrifices, leur rendit visible sa forme personnelle éclatante comme le soleil levant et louée tant par les dieux (principaux) que par les troupes de dieux (secondaires).77 Les deux qualificatifs “aux cent sacrifices” et “porteur de foudre” sont motivés par sa possession d’un excès de splendeur. La nature même de sa foudre, en effet, est cette possession d’un extraordinaire éclat. Et, du fait qu’il accomplit cent sacrifices, il possède une masse de splendeur dont la prodigieuse78 extension consiste dans l’importance des mérites acquis par ces sacrifices.
142D. Le sūtra qui commence par “sa forme...” comporte deux significations (distinctes). Le maître n’en expose ici qu’une seule ; nous exposons l’autre. “Le dieu aux cent sacrifices” : le sens est qu’(Indra) est un maître qui a accompli une infinité de sacrifices śaiva. Il est ce chef des trente (dieux) dont il était question dans un sūtra précédent parce que les autres (dieux) ne sont pas qualifiés pour enseigner la doctrine. L’expression “porteur de foudre”a valeur de désignation indirecte. Particularisé par ces traits particuliers que sont la foudre dans sa main et ses mille yeux, il révéla à Bharadvāja et aux autres sa forme propre, non adventice, faite d’omniscience et d’omnipotence, louée par les Marut, par les dieux tels que Brahmā et par les “troupes”, c’est-à-dire les Vidyeśvara etc., forme semblable au soleil levant en ce qu’elle éloigne les ténèbres de la souillure. Cela revient à dire que le chef des trente (dieux), leur ayant révélé son propre corps comme fondement de sa qualification à être guru, leur rendit visible leur nature de Śiva après avoir éliminé leur souillure par une sienne opération appelée “initiation”.
143— Mais, dans ces conditions, ils devraient immédiatement perdre leur corps (c’est-à-dire mourir) !
144— (Non), puisque cette (mort instantanée) ne se produit pas dans le cas de ce (type particulier) d’initiation libératrice (nirvāṇadīkṣā) qui ne se réalise pas dans l’instant,79 cela à cause de l’obstacle constitué par la fruition des actes (passés) dont les effets ont commencé (à se manifester). Il est dit dans le Kiraṇa : “La raison pour laquelle ce (corps subsiste) se tire de la jouissance (des fruits des actes)”.80 Mais le maître passe sous silence ce (second) sens parce qu’il est établi à la fois par le sūtra suivant, qui parle de louanges et de salutations, et par l’impossibilité, où (Indra) serait, autrement, d’enseigner la doctrine.
Ā. 17. Ils le louèrent avec des ṛc, des yajus et des sāman en s'inclinant (respectueusement). Celui-ci leur dit : “Choisissez le vœu au monde qui vous tient le plus à cœur !”
Ā. 18. Ils choisirent de connaître Śiva. “Ecoutez — leur dit-il — mais qu'un seul, approuvé par tous, m'interroge !”
145V. Eux, c’est-à-dire Bharadāvja et les autres, inclinés (en signe de modestie) louèrent avec des ṛc, des yajus et des sāman Indra qui leur avait révélé sa forme propre. Celui-ci leur dit : “Choisissez la faveur qui (pour vous) l’emporte sur tout au monde !”. A ces mots, ils optèrent pour la connaissance portant sur le suprême Seigneur. En vue de leur impartir cet enseignement qu’ils demandaient, il leur fit cette réponse : “Ecoutez !... un seul d’entre vous, approuvé par l’ensemble de l’auditoire, m’interrogera sur tout point non éclairci mais tous écouteront”.
146D. “Celui qui l’emporte sur toute chose dans l’univers” (sa ca sarvajagatpravara), le maître de tous les mondes, leur dit : “Formulez un vœu !”. Le mot “lui” (sa) peut aussi (à lui seul) désigner Indra. Le sens sera alors : “Demandez une faveur supérieure à toutes les autres”. “La connaissance portant sur le suprême Seigneur” : il s’agit d’une connaissance éminente et non point inférieure, car elle procède (directement) du suprême Seigneur Lui-même.
147V. Après que le bienheureux Śakra eut ainsi parlé...
Ā. 19. L'illustre Bharadvāja se plaça alors à leur tête. Il était éloquent et doué de présence d'esprit. Il questionna selon les règles Celui qu'honorent les dieux.
148V. “Alors”, aussitôt, (émergea) de leur groupe l’ascète Bharadvāja. Il était “illustre” parce qu’il possédait des qualités comme la maîtrise etc. et “éloquent” parce que ses paroles étaient dignes de louange, imprégnées qu’elles étaient par l’étude des diverses doctrines. Il était “doué de présence d’esprit” : là où se présentaient des questions à poser il ne manquait ni de pertinence ni d’à-propos etc. Il interrogea Indra “selon les règles”, c’est-à-dire en respectant les normes, en se comportant comme il sied à un disciple et en proposant de judicieuses thèses provisoires.
149D. “Des qualités comme la maîtrise etc.” : on a dit : “Selon la Révélation le bonheur se compose de six éléments : maîtrise absolue, virilité, renommée, richesse, dépassionnement et intellection”. Dans l’expression : “pertinence, à-propos etc.” le terme “etc.” désigne la mémoire. “Comme il sied à un disciple”, c’est-à-dire avec modestie. Il est dit dans le Mataṅga : “Plein de modestie, l’esprit parfaitement calme, (installé) ni trop loin ni trop près...”.81 “De judicieuses (thèses provisoires)” : il est dit dans ce même texte : “Les disciples doivent sans cesse poser des questions pour clarifier leurs doutes”.
150V. Que demanda-t-il ?
Ā. 20. Comment cette connaissance suprême a-t-elle procédé du grand Seigneur ? Et Lui, le Tout-Puissant, qu'avait-Il en vue lorsqu'il la conçut ?
151V. Cette (connaissance) que vous (Indra) avez entrepris de nous enseigner, supérieure à toutes les autres parce que celles-là ont un fruit qui n’est pas insurpassable, comment a-t-elle procédé du “grand Seigneur”, Śiva, essentiellement serein et indivisible ? La connaissance, en effet, revêt un double aspect, un aspect d’intellection et un aspect verbal. (Existante) sous son aspect d’intellection, elle emprunte l’aspect verbal et c’est ainsi qu’elle se diffuse partout82. Or, initialement, comment a-t-elle été acquise auprès du suprême Seigneur (chez qui) elle n’existait que sous forme d’intellection ? Et comment, ensuite, ayant revêtu son aspect verbal, s’est-elle considérablement divisée ? Et, par suite de quelle considération le Tout-Puissant l’a-t-Il établie ? En effet, on n’observe pas qu’un agent quelconque accomplisse son œuvre sans avoir un but en vue. C’est pourquoi on demande quelle raison avait le Tout-Puissant d’établir cette science.
152D. Par les mots “supérieure aux autres” etc. on explique le sens du terme “suprême”. (Cette) connaissance fait autorité parce que, tout en éclairant les objets accessibles aux autres systèmes, elle permet de comprendre ceux auxquels ces systèmes ne donnent pas accès. On a dit : “Fait autorité (une science) qui permet de connaître des choses (encore) inconnues”. La supériorité de son fruit, consistant dans les pouvoirs surnaturels et la délivrance, réside dans sa parfaite pureté et dans l’absence de réincarnation. On dira (plus loin) : “Selon la doctrine śaiva le réalisé (siddha) se tient au-dessus des autres êtres ; le délivré ne redescend plus dans le monde créé”. “Ayant revêtu son aspect verbal” signifie : “ayant été manifestée par la connaissance de caractère verbal”. Le sens de la question est le suivant : la connaissance revêt un double aspect, un aspect d’intellection et un aspect verbal. C’est seulement en s’adjoignant la seconde que la première espèce de connaissance se diffuse. Dans ces conditions, comment les Vidyesvara ont-ils pu la recevoir, sous son aspect verbal, de Śiva qui est dépourvu de corps et d’organes d’action ? Et dans quelle intention cette connaissance a-t-elle été établie par Lui ? Voici la réponse : le suprême Seigneur a commencé, au début de la création, par révéler sous forme de son indifférencié (nāda)83 la connaissance faite d’intellection, cela en vue de la réalisation des buts de l’homme, jouissance et délivrance. Ensuite, ayant assumé la condition de Gouverneur de l’univers, il l’enseigna aux Vidyeśvara etc. Nous avons indiqué précédemment qu’à l’orée de la création l’enseignement s’effectuait par Sa simple intention.
153V. Voici la réponse :
Ā. 21. Au moment de la création, le grand Seigneur, en vue de la réalisation des buts de l’homme, établit une connaissance immaculée, caractérisée par son expansion dans les cinq directions.
154V. Au début de la création, le suprême Seigneur, en vue de permettre aux hommes d’atteindre leurs buts consistant dans la jouissance et la délivrance, crée une connaissance “immaculée”. Il s’agit de cette connaissance faite d’intellection qui, se manifestant d’abord sous forme de son indifférencié, n’a encore assumé aucune différence extrinsèque. Ensuite, elle se caractérise par un quintuple épanchement, dirigé vers le haut, vers l’est, vers le sud, vers l’ouest et vers le nord ; elle apparaît alors sous la forme de Sadāśiva, tel est l’ordre de progression. Le dessein (du suprême Seigneur), sur lequel on s’interrogeait précédemment, a été ainsi exposé.
155D. Cette connaissance a été décrite comme quintuple, parce que (Śiva) a assumé cinq Mantra, parce qu’il a été révélé que Son corps se composait de cinq Mantra. Mais il ne convient pas ici d’admettre que le Seigneur possède, comme les Vidyeśvara, un corps fait de bindu. En effet, Il perdrait alors Sa nature de Seigneur et deviendrait sujet à la génération et à la corruption. Et — nous le redirons encore — cela entraînerait aussi une régression à l’infini.
Ā. 22. (Il crée aussi) les huit grands Seigneurs énoncés par le groupe de vocables inclus dans cette (connaissance) ainsi que dés Mantra au nombre de soixante-dix millions, (les uns et les autres) placés sur la voie pure.
156V. “Le groupe de vocables” est cette série de Mantra incluse dans la connaissance qui sera introduite dans le chapitre (de la section du rituel) sur la formation des Mantra84. Ces Vidyeśvara, Ananta etc., ont été placés dans le monde du pur Savoir parce qu’à ce stade la voie impure faite de māyā n’est pas encore apparue. En même temps qu’eux, le suprême Seigneur crée des Mantra au nombre de soixante-dix millions, ainsi convient-il d’enchaîner avec ce qui précède. Bien que le premier indice temporel ne s’applique pas à un temps particulier, il est évident qu’on doit comprendre : “Il (leur) a donné l’être, au moment même de la création. Ou bien encore il peut s’agir d’un simple présent : “Il (les) crée au moment du renouvellement de la création”.
157La création des Vidyeśvara comporte ici la mise en évidence en eux d’une majesté semblable (à celle de Śiva), du fait qu’il les dote de puissances comme Vāmā etc. Celle des Mantra comporte la manifestation de leur pouvoir de connaissance et d’action à la suite de l’enlèvement du voile de l’ignorance85. On doit savoir que, chez l’une et l’autre catégorie, se produit, grâce au suprême Seigneur, une exaltation des puissances de connaissance et d’action. Mais ici, à la différence des âmes délivrées, aucune action de purification n’intervient. Nous expliquerons plus loin comment le reste de souillure liée à leur fonction fait de leur délivrance quelque chose d’inférieur.
158D. On montre que pour expliquer l’ordre (dans la transmission) de l’enseignement il faut expliquer l’ordre dans l’action de la Grâce.
159“La pensée, c’est l’omniscience ; la protection, la Grâce accordée à l’être transmigrant. On parle de “Mantra” parce qu’ils comportent la pensée (manana) et la protection (trāṇa)”86.
160En fonction de cette règle, le terme “Mantra” s’applique ici avant tout à des êtres favorisés de la Grâce de Śiva ; par extension il s’appliquera aux vocables qui désignent ces êtres.
161“Ces huit Vidyeśa” présentent chacun un aspect relatif à l’âme individuelle, un aspect relatif à Śiva et un aspect relatif à sa Puissance.87 On a dit :
162“Selon la Révélation, Śiva (se fait) Mantra pour dispenser Sa Grâce au monde. Cette puissance en Lui qui dispense la Grâce a acquis la nature des Mantra”.
163Aussi sont-ils vingt-quatre, en fonction de Śiva et de sa Puissance, différenciés respectivement en tant que support et condition délimitante extrinsèque”.88
164Et les Mantra, au nombre de soixante-dix millions sont aussi de trois espèces. On a dit :
165“Les suprêmes Seigneurs des Mantra sont au nombre de vingt-quatre ; les uns relèvent de l’âme individuelle, les autres de Sambhu, les derniers de la Puissance. Et il en va de même pour les dizaines de milliers de Mantra”.
166Ces Mantra — remarque-t-il — sont purs et non pas impurs. Il est dit dans le vénérable Raurava :
167“Certains Mantra sont supérieurs et d’autres inférieurs, tels Brahma, Visnu etc. ; postés à l’intérieur de l’œuf (du monde), ils comportent la souillure et sont faits de sattva, de rajas et de tamas”.89
168Pour marquer la liaison avec l’activité (du Créateur) évoquée auparavant (le commentateur) répète lui-même : “Il crée...” On présente le façonnement de ces êtres comme un événement se déroulant au moment même de la création. Bien que la fabrication ou création soit en rapport avec les trois temps, l’indice temporel du présent étant requis ici, c’est lui qu’il convient d’introduire ici. “Au moment du renouvellement de la création” introduit une nouvelle réponse. A la question : “Comment ces êtres, qui sont éternels, pourraient-ils être créés ?” on répond à partir de : “Ici, la création des Vidyeśvara...” Les Vidyeśvara ont donc une quintuple fonction à remplir. Il est dit dans le Raurava : “Ils mettent en œuvre la création, la conservation, la résorption, le cèlement et la Grâce”. Nous aurons à dire que les Mantra jouent également un rôle dans (l’attribution de) la Grâce. “A la suite de l’enlèvement du voile de l’ignorance...” : Ces Mantra, recrutés parmi les seuls vijñānakevalin reçoivent eux aussi une Grâce, leur souillure disparaissant. A l’objection : “S’il en est ainsi, leur identité à Śiva fera qu’ils seront “délivrés !”, on répond : “chez l’une et l’autre catégorie...etc.” Etant donné que subsiste en eux un reste de souillure lié à leur fonction, ils ne sont pas identiques à Śiva.
169V. Après avoir mentionné les grands Mantreśvara (les Vidyeśvara) et les Mantra, on évoque les Mantresvara :
Â. 23. (Il créé) encore cent dix-huit Mantreśvara qui ont part à la māyā (mais) possèdent un éclat semblable à celui des Seigneurs installés sur un plan supérieur.
170V. “Il crée cent dix-huit êtres pourvus de la même majesté que les Vidyeśvara placés sur la voie pure ou supérieure”, ainsi convient-il de faire la liaison avec ce qui précède. “Avoir part à la māyā” c’est être qualifié pour régner sur (le monde de) la māyā. Il y a là les huit responsables des régions cosmiques évoqués plus loin, la série des huit êtres à partir de Krodha, le groupe des cent Rudra supports de l’œuf de Brahmā, Srïkantha et Virabhadra, en tout cent dix-huit. Tous ceux-là ont été installés par Śiva dans leur fonction de Mantresvara de la même manière que, précédemment, (les Vidyesvara dans la leur).
171D. On indique que la dignité de Mantresvara inférieur a été conférée, par la voie de la Grâce, à des âmes “pourvues de kalā” (sakala). Voici ce que (le commentateur) a voulu dire : ces âmes ont beau être pourvues de kalā, elles ne sont pas soumises au pouvoir du lien, comme le sont les âmes ordinaires, parce qu’elles ont reçu de Śiva la manifestation de leur omniscience. On a dit : “Bien que pourvues de kalā, elles ne sont pas en leur pouvoir, comme l’est la masse des âmes ordinaires”. Ces (Mantresvara) sont de trois espèces, comme précédemment, en fonction de leurs aspects se rapportant qui à Śiva, qui à la Puissance etc. On a dit : “Il y a les êtres qui supportent l’œuf (de Brahmā) avec à leur tête Virabhadra, et il y a Virabhadra lui-même et Srïkantha”. Ce Srïkantha habite des mondes situés au-dessus du principe des guna. Il n’est pas celui qui réside à l’intérieur de l’œuf de Brahmā et dont on sait qu’il a été l’élève de Śiva. Il n’est pas celui que l’on compte parmi les Vidyesvara et qui est dépourvu de kalā etc.
Ā. 24. Se manifestant à eux, Il leur révéla, pour leur réalisation spirituelle, cette (connaissance) qu'ils étaient aptes àrecevoir.
Quant aux autres êtres, Il leur révéla une connaissance adaptée (à leurs capacités).
172V. Le dieu, “se manifestant à eux”, c’est-à-dire aux grands Mantresvara, (les Vidyesvara) Ananta etc., aux Mantreśvara, aux responsables des régions cosmiques etc., leur révéla “cela”, c’est-à-dire cette connaissance que l’on s’apprête à exposer. Mais (l’auteur) se pose à lui-même la question : “A qui et dans quel but la révéla-t-il ?” et il apporte la réponse : “A eux qui étaient aptes et pour leur réalisation spirituelle”. Le sens est celui-ci : Il s’adresse à eux, que l’involution de leur souillure a rendu désireux du bonheur suprême, en vue de leur procurer jouissance et délivrance. “Quant aux autres...” ; il s’agit de ceux chez qui l’involution de la souillure n’est pas parvenue à son terme et qui adhèrent à des systèmes dignes des âmes liées,90 comme celui de Kapila ou comme le Pāñcarātra, se distinguant ainsi des êtres aptes à accueillir notre doctrine. A cette catégorie d’auditeurs, Il révèle le contenu doctrinal de ces systèmes, lequel est adapté à leur mentalité et rencontre leur assentiment. Cela revient à dire qu’il révèle successivement ces doctrines mêmes qui sont dignes des âmes liées. Il est en effet l’Inspirateur de ceux qui les mettent en forme.
173D. Ayant ainsi dispensé sa grâce aux Vidyeśvara, Il leur révéle cette connaissance. Pour eux seuls cette révélation est intuitive ; pour les autres êtres qui la méritent aussi, elle s’effectue par l’entremise d’une succession d’exposés (doctrinaux) inspirés (par Lui).
174V. Mais, demanda (Bharadvāja), cette connaissance qui va nous être présentée, quel nom porte-t-elle ?
Ā. 25. Cette connaissance énoncée par Śiva et par les Mantresvara successifs a été appelée “Kāmika,” parce qu'elle réalise les désirs et elle est très étendue.
175V. Cette “connaissance”, ce traité, qui procède du suprême Seigneur selon l’ordre indiqué, a été qualifiée d’“étendue” de par la multitude de ses subdivisions, elle-même fonction du grand nombre de ceux qui — à commencer par Skanda et par la Déesse — l’ont entendue séparément91. Parce qu’elle exauce les désirs, elle a été enseignée sous le nom de Kāmika par les grands Mantresvara, Ananta etc., qui règnent à la fois sur les Mantra et sur les Mantreśvara.
176D. On a indiqué en passant l’ordre de transmission de cette connaissance universelle. On précise maintenant que cette connaissance, destinée à être révélée à Bharadvāja et aux autres (ascètes), émane de Śiva.
177V. Qui — dit-il — l’ayant reçue d’eux, l’a transmise à qui ? Et quelle fut l’étendue de l’exposé ?
Ā. 26. L'ayant reçue d'eux, l'époux d'Umā qui avait léché l’arbre de l’Amour avec la flamme émanée de la lumière de son regard, me la communiqua en onze mille vers.
178V. L’ayant obtenue d’eux, le bienheureux époux d’Umā, qui avait consumé l’arbre de l’Amour par la flamme jaillie du feu de son troisième œil, me la donna après l’avoir condensée en un nombre de milliers de vers “égal à celui des Bhava”,92 c’est-à-dire en onze mille vers.
179D. “L’ayant reçue d’eux” directement, c’est-à-dire en fait du divin Ananta, l’époux d’Umā me la communiqua. Il est bien connu en effet qu’il fut l’élève d’Ananta. Selon l’interprétation du commentateur, le terme mada (dans le śloka précédent) désigne ici l’amour (madana) parce que celui-ci est cause d’excitation (mada).
Ā. 27. Alors, coupant court à toute prolixité, j’énoncerai clairement, en termes exprimant le sens de l’essentiel, la connaissance, généralement dans ses paroles mêmes.
180V. “Alors, en laissant de côté les développements propres aux textes explicatifs ou narratifs, j’énoncerai une connaissance dont je respecterai l’ordre (interne), en reprenant la plupart du temps les termes mêmes dont il s’est servi et, parfois, en utilisant un langage qui m’est propre, mais toujours en exprimant le sens de l’essentiel”. Voilà en quels termes Indra s’adressa aux ascètes, dit Hārīta à ses disciples.
181D. “Parfois en utilisant (un langage) qui m’est propre” : le sens est celui-ci : “Mon activité s’étend jusqu’à des choses comme ce grand Tantra divisé en quatre sections et traitant des trois catégories (principales)”. — S’il en est ainsi, il faudra dire que Bharadvāja et les autres — dans la mesure où ils prennent la parole sont les auteurs du traité et que celui-ci ne procède pas du suprême Seigneur !
182— Non, car, aujourd’hui encore, nous observons la même chose à propos de la rédaction des traités. Le traité (proprement dit) ne consiste que dans la réfutation des thèses provisoires et il est l’œuvre de Śiva, de Sa Grâce. Quant à Bharadvāja et aux autres, ils ne parlent que pour poser des questions.
Notes de bas de page
1 Il s’agit du cachemirien Rāmakaṇṭha II, le fils de Nārāyaṇakaṇṭha et l’auteur de divers commentaires dont celui du Mataṅgapārameśvara. On ne doit pas le confondre avec un autre Rāmakaṇṭha, dit Rāmakaṇṭha I, qui fut le maître spirituel de Vidyākaṇṭha, le père de Nārāyaṇakaṇṭha (cf. śl. 4, p. 6). Aghoraśiva, à travers toute la dīpikā, s’inspire en effet de Rāmakaṇṭha II mais rien ne permet de supposer qu’il a été son disciple direct. Voir K. C. Pandey, Bhāskarī, op. cit., p. XVII-XXII et N. R. Bhatt, Introduction à l’édition critique du Mataṅga, p. VIII-XVII.
2 Ici apparaît une première différence d’accent entre la vṛtti et la dïpikā. Nārāyaṇakaṇṭha, à l’orée de son exposé, salue Vāgīśvarī en tant que Déesse de la Parole, ou forme de Sarasvatī (la Déesse du Savoir). Sans doute l’identifie-t-il en même temps à la suprême Puissance, la Parèdre de Śiva. Celle-ci joue en effet un rôle important dans les diverses modalités de la cérémonie d’initiation (dīkṣā) où elle est associée à Śiva appelé alors Vāgīśvara : le disciple est placé “dans la matrice de Vāgīśvarī” en vue d’une re-naissance mystique (cf. Somaśambhupaddhati I, p. 236-238 et III, p. XXV, XL, 116n, 256n-26on et passim). Mais Aghoraśiva, pour avoir déjà reconnu la suprême Puissance (sous ses aspects de Connaissance et d’Action) dans les “pieds de lotus” de Śiva, ne peut plus faire sienne une telle identification. Il transforme donc Vāgīsvarī en une “puissance assumée” (parigrahaśakti), c’est-à-dire en une modalité du bindu (ici appelé mahāmāyā) dont Śiva se sert comme d’un matériau pour opérer cette création particulière qui est celle des Āgama. En effet, les 28 Āgama (ou Tantra), qui s’appellent aussi des “savoirs” (vidyā), sont considérés comme résidant dans le principe du Pur Savoir (śuddhavidyā), lui-même produit d’évolution du bindu.
3 Ne se trouve pas dans le texte édité du Pauṣkara. Voir à ce sujet : Śataratnasaṃgraha, éd. Pañcānana Śāstri, Calcutta, 1943, p. 40. Dans la mesure où Vāgīśvarī est identifiée à la fois à la “Grande māyā” et à suddhavidyā — laquelle, dans l’échelle des Principes, précède immédiatement māyā — il devient possible de parler de māyā comme d’une “vidyā inférieure”. Mais, par “vidyā inférieure”, le Pauṣkara peut aussi désigner le simple Principe du Savoir (quelquefois appelé aśuddhavidyā) qui, au niveau de l’individu, dérive de māyā (cf. chap. X, śl. 9, p. 221). Dans ce cas, la hiérarchie des deux vidyā ne ferait que refléter celle de leurs causes matérielles respectives : le bindu ou “Grande māyā” et la māyā proprement dite.
4 Kriyāpāda 1 2 ; éd. cit., p. 2.
5 Kiraṇāgamavṛtti de Rāmakantha, I.F.I. T.N° 290, p. 3.
6 Allusion au verset I du chapitre III (“Examen de la définition du Maître”). est tournée vers le haut (Voir J. Filliozat, Préface à l’édition critique du Rauravagama, vol. I, p. XI et Mrgendra, caryāpāda, I 35).
7 Les Āgama sont en effet classés selon les faces ou bouches (vaktra) de Śiva par lesquelles ils ont été originellement émis (cf. śl. 21, p. 45). Le Kāmika est considéré comme ayant été émis par la bouche Iśāna, celle précisément qui
8 Citation du Kāvyaprakāśa (II 9) de Mammata qui lui-même s’appuie sur Bhartṛhari, Vākyapadīya, II 315-316.
9 L’édition du Cachemire (C) porte idṛktvam, “une telle qualité...”.
10 C’est-à-dire l’Océan de Lait, celui précisément dont le barattement est censé avoir produit la “liqueur des dieux”.
11 Il ne s’agit pas d’une “cuirasse de mantra”, mais d’une vraie cuirasse matérielle, en forme d’Homme-Lion. La précision “protégeant contre tous les êtres” n’est donnée que par (C).
12 Kiranāgama, vidyāpāda, tantrāvatārapaṭala, śl. 3-4a, p. 32. Ceci se rapporte à la division bien connue — mais de signification encore incertaine — des 28 Āgama en une branche Śiva (śivabheda) et une branche Rudra (rudrabheda). La première comprend 10 textes et la seconde 18. Voir : caryāpāda, 142 ; Rauravāgama, éd. cit., I, planche entre les p. XVIII et XIX ; H. Brunner, Analyse du Kiraṇa, op. cit., p. 318. Ce qui fait problème ici, c’est le rapport de ces 10 Śiva-fils aux Vidyeśvara qui sont, eux-aussi, censés avoir été les premiers récipiendaires de la Science émanée à l’origine de Śiva. Sans doute se trouve-t-on en présence de traditions différentes dont le parfait amalgame n’a jamais pu être réalisé. “Sans support” signifie “sans le support d’un guru humain” car pour ces êtres du monde pur, c’est Śiva lui-même qui joue le rôle de guru.
13 En d’autres termes, la perception directe du son de la voix de Devadatta atteste de sa présence avant même qu’il l’ait lui-même confirmée. Pareillement, l’efficacité, supposée vérifiable, des “recettes” magiques etc. présentées par le Seigneur dans les Āgama atteste de sa qualité d’Auteur de ces traités, avant même que cela vienne à être spécifié dans les textes.
14 On peut comprendre également : “qui appartient à l’école du Siddhānta et non aux autres (écoles) telles que Vārma etc.” (il y a aussi l’école Bhairava...).
15 En lisant, (D), p. ii, 1. 9 siddham au lieu de asiddham.
16 Sur la signification de ce passage, important pour situer la doctrine śaiva par rapport à l’orthodoxie hindoue en matière de dharma, voir H. Brunner, Catégories sociales... op. cit., p. 452. Le Bhārgava est un texte inconnu.
17 Svāyambhuvāgama, antyeṣṭividhipaṭala, śl. 18 (I.F.I., T. 39, p. 116).
18 Cette expression pourrait désigner l’œuvre de saints guru, délivrés-vivants et inspirés par Śiva, mais dont la prédication personnelle ne s’insérerait pas directement dans l’un de ces “courants” d’émanation de la Science à partir de Śiva.
19 Rauravāgama, vidyāpāda, pataḷa, III, śl. 6-7, éd. cit. I, p. 7.
20 Mise en scène qui illustre bien une certaine tendance du Śivaïsme à “annexer les cultes d’autres Dieux. C’est dans ce même ermitage Badarikā que selon l’Iśvaragītā (Kūmapurāṇa II, 1-11), Śiva enseigne d’abord sa doctrine à 12 ṛṣi ; cf. J. Gonda, Viṣṇuism and Śivaism, op. cit., p. 96 sq.
21 Sur les diverses catégories de liṅga et leurs utilisations rituelles, voir H. Brunner, De la consommation du nirmālya de Śiva, Journal Asiatique, Paris, 1969, p. 217-219 et n. 27. La légende veut que le Démon Bāṇa adorait Śiva sur les bords de la Narmadā, fabriquant chaque jour un nouveau liṅga et jetant dans la rivière celui du jour précédent. Telle serait l’origine de ces galets noirs, polis, que l’on trouve dans le lit de la Narmadā et que les śivaïtes utilisent encore aujourd’hui sous le nom de bāṇaliṅga.
22 Sans doute dans le prayascittapatala du caryāpāda qui n’a pas encore été retrouvé. Mais ce śloka se trouve aussi dans le Sārdhatriśatikālottara, I.F.I., T. 74a, p. 33, śl. 2.
23 Vidyāpāda I, śl. 20b-21a.
24 Vidyāpāda, paśuvicārapaṭala, śl. 16b-17a (I.F.I., T. 39).
25 Manusmṛti, II 9.
26 Tantravārttika, I 3.
27 Manusmrti, XII 95.
28 (C) ajoute : “Qu’il ne mâche pas de kalanja (tabac ?)”.
29 Tantravārttika, I 3.
30 Manusmṛti, II 6a.
31 Māhābhārata, VII 173 19 (Droṇaparvan), éd. crit., vol. 9, p. 1043.
32 Ibid., VII 172 90, p. 1039.
33 Citation approximative de Kāmikāgama, patala 41 (I.F.I., T. 298).
34 pratiṣṭhrtāham, leçon de (D). L’édition (C) a pratiṣṭhāpya, “après avoir installé (le liṅga)”.
35 En suppléant tad eva (D) ou en lisant tatra pramāṇyam (C).
36 Voir les “Litanies à Rudra” (Śatarudryīa) in Taittirīyasaṃhitā, IV5 1-10 (trad. A.B. Keith, The Veda of the Black Yajus School, p. 353-361) et les remarques de M. Biardeau, Le sacrifice dans l'Inde ancienne, P.U.F., Paris, 1976, p. 95.
37 Respectivement, VII 59 12 ; I 114 1 ; VII 46 1.
38 Sāmavidhāna, I 4 16.
39 Références rassemblées par K.C. Pandey, Bhāskarī, op. cit., p. IL
40 Taittiryasaṃhitā, 18 6 ; trad, cit., p. 118.
41 Leçon de (C) ; (D) : misa teṣu... est moins satisfaisant.
42 Ṛgveda, I 164 46.
43 Cité également dans la Mataṅgavṛtti, I 11 (éd. cit., p. 11) mais non identifié.
44 Lacune dans (C) depuis “c’est qu’elle n’existe...” jusque “si elle possède les deux aspects”.
45 C’est en effet l’une des particularités de la Mïmāṃsā que de nier le yogin en tant que tel, ou du moins de mettre fortement en doute l’authenticité de son expérience et de ses pouvoirs. Voir Ślokavārttika, III 93-95 et M. Hulin, Le principe de l’ego dans la pensée indienne classique, Paris, 1978, p. 67.
46 Slokavārttika, XVI, 77 (saṃbandhākṣepaparihāra).
47 Pramāṇavārttika, I 13-14. Edition Bauddha Bharati Series, Bénarès, 1968, p. 13. En 13b (D) a saṃniveśādimad yuktam, qui semble incorrect.
48 Ibid., I 26, p. 17. Leçon légèrement différente (yeṣu satsu au lieu de yasmin sati et tebhyo au lieu de tato).
49 Cité également in Mataṅgavṛtti, VI 99 (p. 229) ; non identifié.
50 Mimāmsāsūtra, I114. Avec satsaṃprayoge au lieu de sati... et pratyakṣam animittam au lieu de pratyakṣanimittam.
51 Texte de (C) ; (D) paraît ici corrompu.
52 Mahābhārata, VII 173 14a et 10b (Dronaparvan), éd. crit., vol. 9, p. 1042 sq.
53 Taittirīyasaṃhitā, V 5 9, trad, cit., p. 448.
54 Rgveda, VII 59 12.
55 Traduit d’après (C). Le texte de (D) est ici lacunaire et corrompu. L’original (Ślokavārttika, XVI 63) a stutivākya au lieu de stutivāda et parāṇām au lieu de janānām.
56 Allusion à une légende purânique. Le sage Màrkandeya s’était vu accorder un vœu. Il choisit d’avoir un fils très intelligent mais de vie brève (16 ans). Mais quand le Roi de la Mort, Kāla (autre nom de Yama), se présenta pour l’emmener, l’enfant se cramponna au liṅga de Śiva. Et celui-ci, émergeant du liṅga, mit Yama à la raison.
57 Ni Brahmā en montant, ni Visnu en descendant (sous sa forme de Sanglier) n’avaient pu atteindre l’un la tête, l’autre les pieds de Śiva. Brahmā rencontra en chemin une fleur ketakī tombée de la tête de Śiva, la recueillit et prétendit ensuite être parvenu jusque là. Śiva le maudit : “Tu n’auras pas de temples” et prohiba de son culte l’usage de la fleur ketakī.
58 Seulement dans (C).
59 En lisant avec (C) gocarācri sāmānyapuruṣa... et non gocarasaśarīrasāmānya... (D).
60 Seulement dans (C).
61 Texte inconnu mais ce verset se retrouve dans le Śivamahimnastotra, śl. 5.
62 Iśvarasiddhi, śl. 55.
63 Dans la doctrine śaiva, les dieux autres que Śiva ne sont que des “régents cosmiques” dont la fonction — qui implique une “souillure” spéciale — ne dure au maximum qu’un kalpa. Ensuite, ils acquièrent le statut de délivrés à part entière et ce sont d’autres âmes qui viennent jouer leur rôle dans le gouvernement du monde.
64 Mataṅgapārameśvaragama, XVII 114, éd. cit., p. 407. Le texte oppose trois pouvoirs (corriger tṙtīyam en tritayam) “généraux” — qui sont animā, mahimā et laghutva — à cinq autres pouvoirs qui représentent chacun la perfection du fonctionnement d’un organe particulier. On ne sait d’ailleurs pas très bien si ces cinq derniers pouvoirs concernent les organes de connaissance ou d’action, ou les deux catégories.
65 Verset commun, avec des variantes, à la Brahmopaniṣad (18), à la Kai valyopaniṣad (11) et à la Dhyānabindūpaniṣad (21). Cité également in Mataṅga vṙtti III 17, p. 65.
66 D’après (D) : anūdya ; (C) a anusaṃdhāya.
67 Litt. : “On ne peut suivre ici la maxime de la femme à demi vieille”. Allusion probable à une maxime de la sagesse populaire selon laquelle il convient d’épouser soit une femme très jeune, soit une femme franchement âgée, chacune des deux solutions ayant ses avantages... alors qu’une demi-mesure ne ferait que cumuler les inconvénients. Autre exemple, souvent cité, de “mauvais compromis” : le fruit trop gros dont on aimerait ne consommer qu’une moitié en laissant l’autre sur l’arbre pour produire des graines.
68 En corrigeant ācāryasya en mā cāsya... (cf. supra, p. 29).
69 Udghoṣyamānatvam, leçon de (C).
70 (C), au mépris de toute vraisemblance, considère cela comme un démina appartenant au texte même de l'Āgama ; d’où, jusqu’à la fin du chapitre, un décalage dans la numérotation des śloka.
71 Mahābhārata, XIII 14 174-176 (Anuśāsanaparvan), éd. crit., vol. 17, p. 100. (D) a āgamya au lieu de āha mām dans l’éd. crit. et (C). Dans cet épisode on apprend comment un enfant, pleurant pour avoir du lait, se vit offrir par Śiva tout l’Océan de Lait.
72 A nouveau considéré par (C) comme une demi-śloka de l'Āgama.
73 Citation non identifiée. (C) en fait derechef un śloka de l'Āgama, ce qui, en l’occurence, n’est pas tout à fait invraisemblable puisque la vṛtti explique mot par mot une partie de ce verset.
74 amaladarśin, seulement dans (D).
75 Seulement dans (C).
76 Peut-être conviendrait-il de traduire plus directement : “consentit à leur conférer l’initiation”. Il semble bien en effet qu’entre l’initiation directe par Śiva (pour les Vidyeśvara, par exemple) et l’initiation par l’entremise d’un guru humain, il y ait place dans la doctrine śaiva pour des initiations conférées par des régents cosmiques.
77 La coordination (ca...), et donc la distinction réciproque, des deux catégories n’est faite que dans (C). Elle est cependant tacitement admise par la dīpikā.
78 En lisant avec (C) : adbhuta, mais on peut aussi comprendre avec (D) : udbhūta, “(une splendeur) produite (par le sacrifice)”.
79 Appelée techniquement asadyonirvāṇadīkṣā, elle représente le type “normal” d’initiation libératrice. L’autre, la sadyo-, est très rare et n’est guère conférée qu’à des agonisants ou à des personnes ayant reçu une grâce particulièrement intense. Elle-même n’est qu’une sous-espèce de l’initiation “sans graine” (nirbīja). Sur la dikṣā en général, voir SP III, p. VI-XXVII et sur ce point particulier, p. 10-11 (notes). Voir aussi Mataṅgavṛtti, VII 67-73.
80 Citation incorrecte du Kiraṇāgama, vidyāpāda, patala VI (dīksākarma paṭala), śl. 14a. Le vrai sens serait : “La raison pour laquelle la (délivrance) future est “bloquée” se tire de la consommation (nécessaire du karman)''. Voir le commentaire de Rāmakaṇṭha, I.F.I., T. 190, p. 98 et Ratnatraya, éd. cit., p. 59·
81 Matarigapārameśvara, caryāpāda, I.F.I., T. 186, p. 301 (guruvartana patala), śl. 19.
82 Leçon de (C) ; (D) a arthesu : “dans les objets”.
83 Ceci ne devient intelligible que dans le cadre d’une théorie des étapes de la Parole, théorie malheureusement absente, ou presque, du Mṛgendra. Le nāda ou son subtil — par ailleurs premier produit de l’évolution du bindu et identifié au śaktitattva — correspond sur le plan verbal à la “Parole Suprême” (parā vāk) de l’école Śivaïte du Nord. Quoiqu’au-delà de toute différenciation phonématique, il contient cependant, sous une forme potentielle, cette connaissance différenciée sur laquelle les Vidyesvara (qui ont eux-mêmes un corps fait de bindu) s’appuieront pour créer dans le domaine impur.
84 Il s’agit du premier chapitre du kriyāpāda.
85 L’“ignorance” en question désigne en fait la souillure originelle. Les Mantra sont des âmes déjà délivrées du karman, et donc aussi de la māyā, mais que Śiva, lors d’une re-création du monde, installe dans la fonction d’instruments de sa Grâce. Ceci implique qu’une dīkṣā ait déjà éliminé leur souillure propre. En revanche — comme les Vidyeśvara — ils sont inévitablement (mais de manière extrinsèque) “souillés par le fait même d’exercer une fonction” (adhikāramala) ; leur condition réelle est donc inférieure à celle des âmes délivrées.
86 Suprabhedāgama, kriyāpāda, paṭala III, śl. 2.
87 Ceci est un principe de détriplement de la série des 8 Vidyeśvara mais s’applique plus généralement à tout Mantra. Voir Kiraṇāgama, VIII et l’analyse d’H. Brunner, op. cit., p. 317.
88 Sans doute faut-il comprendre que l’aspect aṇu résulte de l’union du “support” (Śiva) et de la “condition limitante” (la Puissance).
89 Cité également in Mataṅgavṛtti, III, śl. 20-21 (p. 31), mais ne se trouve pas dans les parties connues du Raurava.
90 Le terme de paśuśāstra désigne avant tout des textes rédigés par des auteurs qui sont encore eux-mêmes des âmes liées ordinaires.
91 Leçon de (D) ; (C) est très confus ici.
92 Bhava étant un autre nom de Rudra, il y a onze Bhava parce qu’il y a (notamment) onze Rudra (cf. supra, p. 20).
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012