Conclusion
p. 367-371
Texte intégral
1La tension entre le non-dualisme et le dualisme domine incontestablement toute l’histoire de la pensée du Vedānta. En face de l'advaita de Śaṅkara, le système de Madhva représente l’extrême dualisme, dvaita, et entre ces deux pôles se situent les diverses et nombreuses écoles qui se refusent à accepter les conséquences ultimes du non-dualisme. Mais il est certain que l’équilibre de toutes ces pensées se place de lui-même autour du non-dualisme et que la position de Madhva représente seule le terme au-delà duquel aucune autre école n’est allée. L’attraction de l’unité constitue la force la plus puissante dans le monde du Vedānta, et elle est celle qui s’enracine le plus naturellement dans la tradition scripturaire. Il n’est que de voir, pour s’en convaincre, l’ingéniosité et la persévérance des efforts faits par Madhva en vue de réinterpréter les textes essentiels. C’est également en termes de non-dualisme que la pensée indienne moderne se présente elle-même ou présente ses traditions aux pensées d’occident, à tel titre que les exposants actuels de l’école mādhva semblent éprouver une certaine réticence devant le terme de dualisme. Certains cherchent, entre dvaita et advaita, des synthèses contestables et que l’orthodoxie rejette à bon droit. La plupart insiste sur le fait que le système de Madhva ne peut être qualifié de dualisme, dans la mesure où l’on entendrait par ce terme l’affirmation de deux principes indépendants l’un de l’autre, juxtaposés l’un à l’autre. Il est juste de dire, en effet, que Madhva, après avoir posé la réalité irréductible de la différence, bheda, entre Dieu et le monde, a comme compensé cette scission éternelle de l’être par une affirmation fondamentale : tout être autre que l’Etre absolu est dépendant de celui-ci, Dieu seul est svatantra, ne dépend que de lui-même. Le système de Madhva quoique dualiste est aussi fortement théocentrique que tout autre système vedāntin, mais son originalité est d’inventer une relation nouvelle entre l’Etre et les êtres. Seul l’Etre qui se pose lui-même dans l’existence est capable de faire exister des êtres différents de lui et totalement dépendants de lui. Dieu “donne” à toute réalité d’être, et d’être ce qu’elle est.
2Mais il est essentiel que ces êtres dépendants existent pleinement et ne constituent pas comme une sphère de moindre réalité. Ils ne sont ni des émanations atténuées de la substance divine ni des phantasmes illusoires. La transcendance de l’Etre suprême est à ce prix : un Dieu personnel et libre veut réellement un monde réel, le connaît dans sa vérité, le régit dans son devenir. La réalité de l’univers porte témoignage à la puissance de son auteur, qui produit le inonde sans être altéré en son acte et qui produit un monde réel parce qu’il agit vraiment. A l’objection qui leur est constamment faite, selon laquelle il ne sied pas à un système vedāntin de viser à prouver la réalité du monde, parce que le monde n’est pas la fin de l’homme, Madhva et ses disciples répondent que cette réalité manifeste la grandeur de Dieu. Or la source de la dévotion, de la bhakti, qui est l’unique moyen du salut, procède justement de la connaissance d’une telle grandeur.
3Le monde ne manifeste pas seulement la réalité de la puissance divine par sa seule existence, mais par la diversité des êtres qui le composent. Etres matériels ou spirituels, finis ou infinis, temporaires ou éternels, tous expriment chacun à leur manière quelque chose de la richesse de Dieu : le Seigneur, ayant créé le monde, entre en lui selon ses formes infiniment variées et éveille de l’intérieur les puissances des réalités, excitant la causalité des causes secondes. Le devenir de l’univers, les innombrables relations des êtres portent le même témoignage à la même puissance, mettant en évidence la diversité de ses aspects. Le devenir est aussi réel que l’éternité, la finitude que l’infini, la multiplicité que l’unité.
4La manifestation est pour des êtres auxquels elle est destinée. Au monde ordonné et unifié des réalités matérielles correspond un monde hiérarchisé de sujets spirituels, eux-mêmes reflets de la Personne suprême, exprimant chacun à sa manière propre un des aspects de celle-ci. Ils sont de ce fait aptes par nature à saisir le réel tel qu’il est, à connaître sa signification véritable, à reconnaître la puissance divine à travers sa manifestation. Il leur est possible de lire le langage de Dieu qu’est le monde, afin de comprendre le langage intemporel du Veda. Les mêmes puissances, qui sont à l’œuvre dans les êtres, sont à l’œuvre dans les syllabes qui les expriment, et ce sont les mêmes syllabes qui désignent en un sens limité les réalités dépendantes et en leur sens infini les attributs de Dieu. L’unité d’un seul vouloir divin garantit la correspondance de ces plans du réel, celle de notre connaissance et de son objet, comme le passage des vérités sensibles aux vérités suprasensibles.
5Nous pouvons connaître Dieu dans sa vérité parce que nous sommes d’abord capables de connaître le monde dans sa vérité. L’immense effort de Madhva pour fonder la connaissance vraie d’un univers réel, s’enracine immédiatement dans la vision théologique qui, à partir de la souveraineté divine en a déployé les harmoniques au plan de sa manifestation. Le postulat sous-jacent est certes religieux, et Madhva peut se défendre de l’accusation de prôner la connaissance de monde pour elle-même. Cependant un tel postulat se révèle fécond : l’optimisme philosophique qu’il imprime à la doctrine la rend capable d’affronter des adversaires redoutables et de construire une théorie de la connaissance originale et profondément cohérente. La certitude que nous sommes faits pour appréhender le vrai en ce monde comme en l’autre, et que le même sujet, avec les mêmes aptitudes, connaît la réalité de l’univers avant de connaître celle de Dieu, conduit Madhva à analyser le jugement de réalité et à y découvrir des éléments dont les seules impressions sensibles ne peuvent rendre compte, et qui témoignent de notre fin essentielle. La réduction par laquelle il montre, à propos de chacun des problèmes posés par son univers philosophique, qu’il est impossible de donner raison de la moindre de nos affirmations sans faire intervenir des notions qui soient propres au sujet pensant, représente une démarche de pensée tout à fait analogue à celle des rationalismes d’occident. Sans une capacité innée du sujet-témoin, du sākṣin, nous n’aurions ni la notion d’infini ni celle d’éternel, ni la conception de relations générales entre les êtres ni celle de l'identité individuelle de ceux-ci, nous ne connaîtrions pas l’opposition de l’être et du non-être non plus que la nécessité de la loi de non-contradiction. Certaines de ces notions se découvrent au sujet dans son activité connaissant elle-même, comme des expériences de la pensée présentes en tout jugement d’existence ou de relation. D’autres notions nous sont données comme des objets différents de nous, directement connus par le sākṣin qui est seul capable de saisir ce que les sens ne peuvent appréhender, tels l’espace et le temps infinis. L’on penserait ici à une sorte de platonisme, si Madhva et les siens n’insistaient sur le fait que les objets du sujet pur et les objets des sens sont de même degré d’être, et qu’un même acte de pensée saisit les réalités finies et le cadre infini dans lequel elles sont insérées.1 Cependant, sous un angle de perspective différent, un certain platonisme apparaît effectivement chez Madhva : les syllabes du Veda, sources de toute signification sensible et suprasensible, semblent jouer le rôle d’un monde d’archétypes, modèle du monde manifesté et le constituant en reflet de la pensée divine dont elles sont elles-mêmes la première et totale manifestation. Le Veda, langage parfait et qui exprime éternellement Dieu à lui-même, assure de surcroît l’unité du cosmos ; la vérité qu’il révèle n’abolit en aucun cas celle qu’atteint notre connaissance mondaine, et elle en confirme les exigences d’universalité. N’est-ce pas en effet par le Veda et par lui seul, que nous connaissons le contenu du dharma, de la loi morale qui régit l’univers, et dont nous trouvons en nous la notion innée ?
6Ce sont, nous semble-t-il, les découvertes faites par Madhva dans le domaine de la théorie de la connaissance qui retentissent sur sa conception de la personne. Il est vrai de dire que le courant de la bhakti porte en lui une tendance au personnalisme et que Madhva est ici l’héritier d’une tradition ancienne. Mais il est également vrai de dire que le personnalisme de Madhva présente des traits plus riches et plus fermement dessinés. Sa conception du sujet-témoin, structuré en vue de la saisie du réel, donne comme une densité spirituelle aux innombrables centres de conscience qui, sous des angles divers et avec des puissances diverses, appréhendent une même vérité. Ces sujets, quoique dépendants, possèdent un certain degré de liberté, comme l’atteste le témoignage du sākṣin lui-même, et cette liberté qui leur est “donnée”, comme leur sont données leur essence et leur existence, les constitue en unités vivantes. Ceci amène Madhva à concevoir une pluralité de relations personnelles des sujets entre eux et à élargir la vision de la bhakti au-delà de la relation unique de l’âme à Dieu, pour construire une société spirituelle, ordonnée et hiérarchique, faite d’êtres qualitativement distincts, susceptibles de réfracter les uns pour les autres la lumière qu’ils reçoivent, aptes à se transmettre les uns aux autres la grâce du Seigneur.
7La Personne divine est elle aussi un sākṣin, un sujet-témoin, mais ce Témoin possède la prérogative unique d’être absolument indépendant. Son intériorité est celle d’un Etre dont “l’existence, la connaissance et l’action” ne dépendent que de lui, centre subsistant par lui-même et rayonnant à partir de lui seul une pensée infinie, infiniment libre et infiniment puissante. Il en résulte que le Sujet Suprême n’est pas subordonné en sa connaissance à des objets qui lui seraient imposés, mais qu’il leur “donne” d’exister vraiment comme objets de sa pensée vraie. Il semble que nous puissions toucher, en ce point, l’origine du mouvement par lequel la pensée de Madhva aboutit à une conception des rapports de Dieu et du monde proche de celle que d’autres doctrines expriment par le mot de création. Le Seigneur constitue chaque réalité en objet subsistant de sa pensée, la douant d’une essence propre irréductible à toute autre, dont il manifeste, au temps qu’il choisit, les capacités d’agir ou de subir, de connaître ou d’être connue, d’être développée en ses énergies ou rétractée dans ses potentialités. Même les réalités éternelles ne sont telles que par sa volonté, et leur existence, matérielle ou spirituelle, reste radicalement contingente. S’il est vrai que la production du monde à chaque période cosmique tire l’univers d’une matière préexistante, cette matière n’est ce qu’elle est, support des réalités sensibles, que par le vouloir divin, et Dieu aurait pu se passer d’elle s’il avait de toute éternité choisi d’agir autrement. Une telle affirmation apparaît unique en contexte indien, mais il ne semble pas qu’il faille pour autant lui chercher des origines étrangères : les éléments s’en trouvent fournis par la vision traditionnelle et leur élaboration peut être tracée à partir de la réflexion sur la connaissance qui est celle de Madhva.
8C’est pourquoi il nous paraît possible d’affirmer que la notion de sākṣin constitue le centre véritable de la synthèse mādhva, et l’intuition féconde qui unifie le système tout en y ouvrant, à différents niveaux, des perspectives que la tradition indienne ne présente nulle part de façon aussi explicite. Celles-ci ne semblent guère avoir été pleinement reconnues dans le monde philosophique où elles ont été conçues, même à l’intérieur de l’école mādhva, plus préoccupée d’utiliser les arguments du maître dans les controverses que d’en développer les richesses internes. Dans la sèche opposition dialectique entre non-dualisme et dualisme, le système mādhva a pu faire figure de voie d’impasse conduisant à des positions sectaires, et paraître n’exercer sur l’ensemble de la pensée indienne que peu d’influence positive. Il est curieux pourtant de voir ce même système, envisagé à partir de son centre philosophique, déboucher sur des horizons tout à fait analogues à ceux qu’a tenté d’explorer la pensée universelle. Le sākṣin, témoin du vrai, reçoit lui-même témoignage de philosophies bien différentes de celles parmi lesquelles il a pris naissance, et il porte témoignage à l’unité de l’esprit humain dans sa recherche de la vérité.
Notes de bas de page
1 L’expression “objets purs” qui a été employée à l’occasion, risquerait de prêter à ambiguïté dans cette perspective. Elle a paru utile pour indiquer les caractères constamment affirmés des objets du sākṣin, objets saisis sans l’intervention d’organes matériels, et dont la réalité permet de déceler, dans le champ de l’expérience, l’exercice d’un organe “pur” qui leur corresponde. Ils sont connus dans leur essence propre, svarūpa, c’est-à-dire tels qu’ils sont, par l’organe dit essentiel, svarūpendriya, parce qu’identique au sujet connaissant. Mais ce ne sont évidemment pas des objets idéaux ni des idées d’objets, comme l’analyse a pu le montrer en chacun des cas.
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