Dieu et les sujets spirituels
p. 331-366
Texte intégral
1Le monde nous révèle la grandeur de Dieu et l’absolue liberté de son action créatrice. Dieu est le seul svatantra, la matière et les esprits dépendent de lui de la façon la plus totale. Connaître Dieu en vérité, c’est donc le connaître à travers la relation même qui nous fait dépendants de lui, en tout ce que nous sommes, en tout ce que notre connaissance atteint, en tout ce que notre action produit. La contemplation de la souveraineté divine prend sa source dans la vision de la dépendance du monde, et elle s’intériorise par la connaissance de notre propre dépendance vis à vis de celui qui “guide de l’intérieur” toutes nos expériences. Le progrès de la connaissance et de la dévotion consiste à devenir de plus en plus conscient du pouvoir divin, de plus en plus docile à son action. Tel est renseignement du Veda, telle la fin à laquelle nous tendons. C’est pourquoi Madhva ne craint pas d’affirmer que le second sūtra des Brahma-sūtra, “jammdyāsya”, disant que le Brahman est “celui dont proviennent la naissance et les autres états de l’univers”, nous donne d’emblée la définition de Dieu, son lakṣaṇa,1 grâce auquel nous pouvons entreprendre la jijñāsā, la recherche de sa connaissance. C’est en effet un lakṣaṇa qui atteint au cœur de son essence même, svarūpāntargatalakṣaṇa comme le précise Jayatīrtha.
2Mais ceci suscite aussitôt une question : si la définition même de Dieu est d’être créateur, que devient la transcendance divine ? Si la notion de Dieu se trouve relative à celle du monde, le svatantra dépend du paratantra tout autant que ce dernier est dit dépendre de lui. Il est certain cependant que les mādhva ne peuvent vouloir signifier une telle conséquence : ils affirment trop fermement et trop constamment que Dieu est plénitude absolue. Il n’a pas besoin du monde, il aurait pu ne pas créer. Aussi pour comprendre l’affirmation selon laquelle le fait d’être créateur est le lakṣaṇa de Dieu, faut-il se référer au sens technique du mot : le lakṣaṇa est le signe qui désigne un objet par un caractère tel que nous ne puissions le confondre avec aucun autre. Le lakṣaṇa donné ici n’est pas une définition exhaustive qui épuiserait le tout de Dieu, il indique un caractère qui n’appartient qu’à Dieu, et il n’est pas de meilleur signe de la divinité que cette puissance souveraine qui ne peut appartenir à nul autre. Dire que ce lakṣaṇa atteint l’essence même de Dieu ne signifie pas davantage une nécessité “d’être créateur” imposée à l’Etre absolu : ceci signifie que ce caractère est vrai, qu’il atteint une activité réelle de la puissance divine, et que nous connaissons par lui la relation authentique du monde à Dieu. C’est en ce sens en effet que Jayatīrtha commente lui-même sa formule : parler de svarūpāntargatalakṣaṇa,2 s’oppose à la doctrine selon laquelle il n’y aurait pas de relation réelle entre le monde et Dieu, à la position des non-dualistes pour qui le monde serait surimposé au Brahman par une relation illusoire. Le monde des advaitin est conçu comme étranger à Dieu, celui des mādhva est l’expression réelle d’une volonté divine véritable. Connaître le monde, le connaître comme réel, c’est connaître quelque chose de Dieu, une relation unique et qui vient du cœur même de la substance divine.
3Les exigences de la liberté divine ne sont nullement minimisées par les mādhva. L’Etre absolu est souverainement libre, parce qu’il est plénitude consciente de sa propre perfection : il ne peut donc avoir de but, prayojana, extérieur à lui-même, aucune fin supposant un manque qu’il désirerait combler.3 Les mādhva accumulent les expressions qui évoquent la gratuité radicale de l’action divine. Reprenant les formules traditionnelles selon lesquelles le monde serait un “jeu” divin, ils en accentuent encore la portée. Rāmānuja avait pensé que le jeu de Dieu avait pour fin le seul plaisir du jeu : Madhva écarte cette motivation, si gratuite soit-elle déjà. Dieu n’agit pas pour le plaisir qu’il trouverait en son activité, la relation est inverse : c’est par félicité qu’il déploie son jeu comme pour répandre et libérer un excès de joie.4 Madhva ne recule pas devant les comparaisons les plus hardies : comme nous voyons un homme ivre se mettre à danser et à chanter, de même pouvons-nous concevoir le jeu divin, ivresse de félicité.
4En mettant si vivement l’accent sur la gratuité de l’action divine, Madhva touche à l’extrême limite où cette gratuité deviendrait un autre nom de la nécessité, et on le voit en effet déclarer que Dieu agit par “sa seule nature”. Il semble faire allusion à une activité qui découlerait automatiquement de la substance divine lorsque, pour justifier la possibilité d’une action dépourvue de but, il donne en exemple les mouvements machinaux qui ne désignent pas tous forcément quelque objet.5 Mais d’autres indications corrigent cette nouvelle image : si Dieu agit “par sa nature” il agit aussi “par pure volonté”.6 Il n’est rien d’inconscient en Dieu, et le monde ne dérive pas de lui sans qu’il le veuille. Ce que signifie l’expression “par sa nature” en un tel contexte, c’est donc la spontanéité de l’action divine, qui ne peut exiger de son auteur aucun effort. Comment Dieu peut-il être heureux, s’il a la peine de régir le monde, est-il demandé ? Comment pourrait-il connaître la souffrance de l’effort, puisqu’il est le Tout-puissant à qui rien ne fait obstacle, répond Madhva7 ?
5Ayant ainsi poussé la notion de liberté divine jusqu’en ses dernières conséquences, Madhva.semble n’avoir plus rien à nous dire de Dieu et de la raison dernière de ses activités. La pensée paraît devoir s’arrêter devant le mystère d’une “puissance inconcevable”, acintyaśakti, source impénétrable de l’action de Dieu. L’image d’un monarque souverain dont la volonté arbitraire et despotique règle l’univers qu’elle a créé sans aucun motif, semble devoir s’imposer comme l’unique réponse à toutes nos interrogations. Ce n’est pourtant pas le terme de la réflexion mādhva. Dieu est sans but, a-t-il été dit, par la nécessité même de sa perfection. Cependant, être sans but signifie ici n’avoir pas de but personnel, ātmaprayojana, ne rien désirer pour soi-même. Ceci n’exclut pas dit Jayatīrtha, un but désintéressé, tourné vers le bien d’autrui, paraprayojana.8 Mais nous ne pouvons en parler qu’à titre purement hypothérique, sera-t-il objecté : nous ne sommes jamais capables de connaître directement les intentions d'autrui, encore moins celles de Dieu9. Pouvons-nous espérer dépasser cette nouvelle limite ? Le raisonnement ne peut nous y aider, mais nous avons ici l’autorité de la Révélation, capable de nous apporter d’autres certitudes. Les textes nous disent que le Seigneur a compassion du monde, qu’il descend comme avatāra pour le bien de ses dévots, pour rétablir la vraie connaissance et l’ordre du dharma chaque fois que ceux-ci se trouvent en péril.10 Cependant ces interventions temporelles, limitées à des situations déterminées, si elles témoignent d’un mouvement de compassion de la part du Seigneur, sont-elles susceptibles de nous assurer que le bien des êtres est la raison même de la création dans son ensemble ? Il semble que Madhva ne se satisfasse pas de ces indications trop partielles. Par un mouvement de pensée tout à fait original, il dépasse en effet le plan de tels arguments pour accéder à une raison beaucoup plus essentielle. Au beu de prendre pour base de certitude le contenu de tel ou tel récit scripturaire, il prend appui sur l’existence même de l’Ecriture. Celle-ci nous l’avons vu, est un pramāṇa indépendant, non seulement parce qu’il est indépendant des autres modes de connaissance, perception et raisonnement, mais parce qu’il se prouve lui-même, indépendamment de toute preuve préalable de l’existence de Dieu. Sa vérité, et la vérité de son existence, nous sont connues par elles-mêmes, svataḥ. Si nous prenons donc cette base ferme, et si nous considérons que le Veda forme une unité infrangible, dont chaque mot, chaque syllabe même, converge vers une signification unique, il nous suffit d’en tirer les conséquences. Le Veda vise à nous faire connaître le Brahman, cette connaissance nous est donnée comme notre but, prayojana, elle est pour notre salut, et ce salut peut être obtenu par grâce. Le Veda témoigne de l’intention salvatrice d’un Dieu qui veut et peut notre bien suprême.11 La notion de grâce suppose celle de volonté, et nous éclaire sur la nature de cette volonté, elle nous assure que la volonté divine peut vouloir notre bien12 sans rien perdre de sa liberté.
6Dieu est l'auteur des “natures, propres des réalités éternelles” il est donc aussi l’auteur de la nature même des êtres spirituels. Ceux-ci bien qu’existant depuis un temps sans commencement, ne sont ce qu'ils sont que par un vouloir divin.13 Dieu les a faits pour la connaissance et la félicité du salut. Le jeu gratuit qui est source du monde se trouve ainsi finalisé sans rien perdre de sa gratuité : jailli d’un excès de félicité, il vise à la félicité des êtres, à travers les épreuves du saṃsāra.14 Le monde est à la fois instrument de l’asservissement et de la libération des âmes : parce qu’il est réel, il les lie effectivement à une condition dont il ne leur est pas possible de s’affranchir par leurs forces propres. Dieu seul peut détruire, par la puissance de sa grâce un lien sans commencement, dont il est lui-même l’auteur.15 Les âmes délivrées du lien de la matière deviennent alors capables de se connaître elles-mêmes telles qu’elles sont, de connaître la félicité essentielle à leur nature.16 Le premier voile d’ignorance ayant été dissipé, Dieu écarte le voile par lequel il se cachait à leur vue, et c’est dans cette vision de Dieu que consiste la béatitude du salut.17 Ainsi le jīva, même parfaitement purifié, pleinement conscient de sa spiritualité, ne peut être sauvé, c’est-à-dire introduit dans la connaissance directe de Dieu, sans la grâce de celui-ci. Jusqu’à l’extrême fin de la destinée humaine, et au delà, se manifeste la dépendance radicale des êtres : les mukta dans le monde du salut sont, dit Madhva, comme des mendiants qui reçoivent constamment du Seigneur toute la félicité dont ils jouissent.18
7La conception d’une double étape de la libération ne signifie pas seulement la gratuité des actions salvatrices de Dieu, elle reflète une profonde originalité de la pensée de Madhva. Les autres systèmes conçoivent tous le salut comme un simple retour de l’âme à ce qu’elle était déjà, par prise de conscience de sa vraie nature que lui cachait l’ignorance. Rien ne se passe en fait que la dissipation d’une erreur. Or l’intuition de Madhva est tout autre : de même que le monde réel témoigne d’une causalité réelle de Dieu, l’œuvre divine de libération a une efficacité véritable et ne vise pas seulement à rétablir ce qui aurait toujours été. C’est pourquoi le salut est conçu comme un état nouveau et qui n’est pas seulement la jouissance par l’âme de ce qu’elle était de toute éternité. Il est une félicité nouvelle qui consiste en la relation de l’être avec la source de toute félicité. Cette relation est une relation d’amour, bhakti, ébauchée en ce monde, et persistant jusque dans le salut dans lequel elle “reparaît en forme de félicité”.19
8Ceci conduirait à penser que la grâce divine, en libérant l’âme produit en elle des transformations réelles, comme la causalité de Dieu produit des effets réels et nouveaux dans lé monde matériel. Mais une telle conception ne peut avoir place dans une tradition à laquelle elle serait totalement étrangère. Madhva insiste vivement lui-même sur le fait quel l'être conscient diffère absolument de la matière en ce qu’il ne reçoit aucune modification, vikāra, ne subit aucune transformation, pariṇāma. Cependant les exigences d’une pensée originale sont telles qu’elles infléchissent les notions les plus traditionnelles. Madhva introduit ici une notion qui apparaît comme la vraie résultante de cette double urgence. Il tient assurément que l’essence propre à chaque âme, son svarūpa, lui est donnée une fois pour toutes et que le salut la manifestera telle qu’elle est en vérité, mais il conçoit cette essence comme une “capacité” de l’être à atteindre effectivement ce qui lui est donné en droit. Le svarūpa propre à chacun de nous est une aptitude, yogayatā,20 qui nous est impartie de toute éternité, aptitude de connaissance et d’amour qui sera comblée dans le salut par la seule grâce divine. La notion de yogyatā a une résonance juridique : elle exprime une capacité légale à occuper un certain rang, à tenir une certaine fonction, et c’est bien avec ces résonances que Madhva l’entend.21 La yogyatā de chaque être détermine sa destinée future, fixe le rang ultime qu’il obtiendra.22 La distinction du fait et du droit, introduite ici, crée la distance nécessaire à une véritable causalité d’ordre spirituel : nous ne devenons pas ce que nous sommes déjà, nous accomplissons avec l’aide de Dieu les virtualités qui nous constituent.23
9La yogyatā distingue les âmes de façon qualitative et non pas simplement numérique, car la notion de capacité légale n’a de sens que dans un monde où les statuts des êtres sont divers, aussi bien que leurs aptitudes. La différence qualitative est la seule possible entre des esprits, précise Jayatīrtha. Concevoir ainsi que le fait le système sāṅkhya-yoga, tous les puruṣa comme autant de monades spirituelles, séparées mais identiques les unes aux autres, n’est en aucune manière un véritable pluralisme : si rien ne distingue les êtres spirituels entre eux, autant dire avec l’advaita qu’ils ne sont qu’un seul être.24 Nous constatons d’autre part cette diversité, c’est un fait d’expérience universelle, la variété des comportements et dés tendances foncières la manifeste. Il est impossible de se contenter de l’explication couramment donnée, selon laquelle la différence des karman, des actes accumulés par chacun, est la cause des diversités individuelles. D’où viendrait donc la diversité des karman si tous les êtres étaient fondamentalement identiques : chacun agit selon ce qu’il est.25 Expliquer ce qu’un être est actuellement par ses actions antérieures, et celles-ci à nouveau par la pression d’autres actions antérieures, indéfiniment, revient à un refus d’explication. Il faut remonter à une raison première, éternelle, à “l’essence propre” impartie à chaque âme par la seule volonté divine. Certes le karman joue son rôle dans notre destinée, mais comme toute autre cause il n’est qu’une cause seconde,26 utilisée par Dieu en fonction d’une fin supérieure : la réalisation par chacun de sa capacité essentielle.
10Mais Dieu n’a pas seulement voulu un monde spirituel varié, il a voulu un monde ordonné. La notion de yogyatā se trouve complétée par celle de tāratamya, de hiérarchie des âmes. Cette hiérarchie, comme la yogyatā sur laquelle elle repose, est à la fois établie de toute éternité et en processus perpétuel de réalisation. Le monde social, organisé en castes la reflète déjà mais de façon imparfaite, car le karman joue ici son rôle, et l’appartenance à une caste supérieure peut-être le simple fruit de mérites antérieurs sans correspondre à une supériorité foncière de l’individu. Les jīva appartiennent à cinq catégories hiérarchisées qui garderont leur ordre dans le salut :27 ce sont les deva, dieux, les ṛṣi, sages, les pitṛ, mânes, les pa, rois et les hommes, nara. Les dieux sont donc des des jīva, les plus hauts dans l’ordre hiérarchique, mais qui ne sont pas encore libérés du samsara. A tour de rôle, en chaque nouveau kalpa, l’un d’eux prend la fonction et le nom d’un des dieux connus par les textes.28 Il a pour rôle de régir l’un des éléments de l’univers pendant toute la durée du kalpa, et il atteint le salut à la fin de cette période cosmique. La classe des dieux est elle-même hiérarchisée et divisée en castes29 : Brahmadeva, brahmane par excellence régit tout l’univers, avec l’aide de Vāyu, de caste kṣatrīya, qui lui est de peu inférieur et qui le remplacera au kalpa suivant,30 Brahmā est le guru du monde entier l’instructeur qui connaît la totalité des Veda et règle le monde selon leurs prescriptions, Vāyu est le dieu de l’énergie cosmique, le vent qui pénètre de l’intérieur tous les éléments de l’univers en assurant la cohésion harmonieuse. C’est lui qui conduit les êtres à Viṣṇu.31 Puis viennent les autres dieux chargés de fonctions limitées, Garuḍa et Śeṣa, les premiers serviteurs de Visṇu, Rudra, Indra, Kāma, et une infinité d’autres dieux de degré inférieur, jusqu’à des dieux “déchus” qui s’occupent des déchets et des ordures.32 Les dieux dépendent les uns des autres dans l’exercice de leurs diverses fonctions, tout pouvoir dérivant ultimement de Viṣṇu. Leur connaissance est en ordre hiérarchique, comme l’est leur puissance et comme le sera leur félicité dans le salut. Pour réaliser leur délivrance il ne leur suffit pas d’accomplir selon les règles leurs fonctions cosmiques, ils se livrent aussi à d’extraordinaires ascèses purificatrices. La yogyatā est un don. exigeant, et les âmes les plus hautes s’imposent les plus grandes austérités pour être délivrées de la plus légère trace de souillure. Une seule âme est absolument pure de toute imperfection, c’est Sri,33 l’épouse de Viṣṇu, atipriyā,34 objet d’un amour extrême, éternellement libérée, nityamuktā.35 Si haute soit-elle par rapport à tous les jīva, elle est à une distance infinie de la perfection divine. Comme les autres êtres elle est paratantrā, dépendante du Suprême Seigneur, bien que celui-ci l’associe à sa création de tous les autres dieux : c’est d’elle que naissent Brahmadeva et son épouse Sarasvatī, de qui naissent tous les deva et leurs épouses, associées elles aussi, chacune en un rang inférieur, à la tâche accomplie par son époux, destinées chacune à l’accompagner dans le salut.36
11La diversité hiérarchisée du monde spirituel a sa source ultime dans la richesse infinie de la substance divine. Chaque jīva connaît à sa manière limitée tel ou tel aspect des attributs divins, tels qu’ils se reflètent dans sa capacité spirituelle. Mais il faut aller plus loin et dire que cette “capacité spirituelle” ellemême est constituée par la réflexion de tel aspect du Seigneur.37 Dieu est le modèle, bimba, dont chaque âme est un reflet, pratibimba. La meme relation de modèle à reflet a été utilisée par l’advaita pour rendre compte de la diversité des êtres : aussi Madhva est-il amené à préciser sa position. Selon les advaitin, en effet, l’image du miroir sert à concevoir comment le Brahman unique peut apparaître divisé en une multiplicité de consciences, sans que ceci affecte en réalité la simplicité absolue de l’Etre : le Brahman se reflète dans les upādhi, adjonctions illusoires, constituées par les divers “organes internes” antaḥ-karaṇa, limitations que la matière psychique de chaque sujet lui impose. Ainsi chacun se croitil faussement distingué des autres, jusqu’à la libération qui détruit le miroir et supprime l’individualité du reflet. Madhva rejette cette individuation par la matière qui ne pourrait être que provisoire et irréelle.38 Il précise, donc, qu’il entend la relation bimba-pratibimba au sens d'une réflexion dans laquelle le jīva est lui-même à la fois le miroir et l’image.39 C’est dire que Dieu fait la capacité de l’âme en même temps qu’il se reflète en sa “nature spirituelle”, et qu’il lui donne son essence individuelle par l’image de lui qu’il imprime en elle. Cette relation ne sera pas détruite mais manifestée dans le salut, lorsque l’âme connaîtra pleinement, et sa nature, et le reflet divin dont elle est l’expression.
12Le monde du salut est ainsi une immense harmonie d’êtres qui manifestent chacun à sa manière quelque chose de la perfection divine,40 un monde de reflets hiérarchisés qui expriment en mode de pluralité la plénitude infiniment simple d’attributs infinis. Chaque jīva s’y trouve premièrement ordonné au modèle unique, en même temps qu’il se trouve eu relation essentielle avec tous les autres jīva, centré par eux et avec eux sur le foyer dont tous rayonnent.41 Aussi ce monde est-il suprêmement régi par une hiérarchie sans faille de dépendance totale des jīva les uns par rapport aux autres, et tous ensemble vis à vis du Suprême Seigneur. La relation svātantrya-pāratantrya, autonomiedépendance, qui est constitutive du réel n’est pas abolie mais manifestée dans le salut.42 Ceci ne signifie pas que le salut soit un état passif : comme son nom l’indique il est délivrance, c’est-à-dire liberté positive. Les mukta ont des désirs, absolument purs et qui se trouvent instantanément réalisés parce qu’ils sont en accord avec la volonté du Seigneur, et ils les expriment en des activités multiples, spontanées, sans effort ni obligation. A cette fin ils possèdent un corps correspondant à leur yogyatā, c’est-à-dire un corps essentiel, purement spirituel “fait de connaissance et de félicité”.43 Par leurs organes spirituels les jīva peuvent connaître la forme toute spirituelle de Viṣṇu, son corps essentiel qui est, lui aussi, pure connaissance et pure félicité.44 Dans la sālokya-mukti, ils sont admis à vivre dans le monde même de Viṣṇu. Dans l’état appelé sāmīpya-mukti, ils restent en sa présence, en sa “proximité”, le servant comme des esclaves.45 Dans la sārūpya-mukti leur désir d’assimilation à Dieu est comblé par le don d’un corps semblable à celui du Seigneur.46 Dans la sāyujya-mukti, enfin, ils ont le privilège de pénétrer dans le corps du Seigneur, et de connaître par les organes divins eux-mêmes.47 Mais en aucun cas le salut ne peut être dit une identité de l’âme avec Dieu : cette identité détruirait la relation même d’amour qui fait le bonheur du salut. Pour chaque âme, dit Madhva, le Seigneur paraît uniquement occupé d’elle, de même qu’en ce monde nous avons chacun l’impression que le soleil nous regarde.48
13Cependant le mukta n’est pas seul, isolé dans sa relation unique avec Dieu, L’amour de Dieu s’accompagne de l’amour de ceux qu’il aime. Les lois de l’affection sont les mêmes en ce monde et en l’autre : lorsque nous aimons vraiment quelqu’un nous aimons aussi les siens. Les mukta se réjouissent de la compagnie les uns des autres ; bien plus ils se réjouissent de leur hiérarchie qui transmet de l’un à l’autre les reflets de la perfection divine. Comme de bons disciples les âmes inférieures reçoivent avec respect et dévotion la lumière qui leur vient des âmes supérieures qu’elles considèrent comme leurs guru.49 Aucune jalousie ni aucune envie ne sont possibles entre elles : toutes sont également heureuses car toutes sont également comblées à la mesure de leur capacité.50 La variété des jīva fait partie du bonheur du salut : la solitude est cause de souffrance et d’ennui, et les textes nous apprennent que même le dieu Brahmā, le premier-né, éprouva de l’effroi en se voyant seul à l’origine du kalpa.51
14La vision d’un tel monde spirituel, en perpétuel processus de réalisation finalise l’univers de la transmigration auquel elle donne sa raison d’être. Dans cette perspective la souffrance qui lui est liée semblerait devoir perdre tout caractère tragique : les peines du samsara ont pour fin la purification de l’âme appelée au bonheur du salut.52 Pourtant la pensée de Madhva est trop réaliste pour évacuer aisément le problème du mal, et dissoudre les imperfections de l’univers dans une harmonie universelle en voie d’accomplissement. Autre est en effet la question de la douleur, interprétée comme rétribution et purification, autre celle du mal manifesté comme volonté mauvaise. Or un tel mal existe, l’expérience nous l’apprend et il ne peut être intégré dans le progrès vers le salut. Il y a des êtres qui haïssent Dieu, et qui refusent le bonheur de l’aimer, qui refusent ainsi leur propre bonheur et se haïssent eux-mêmes. La bhakti posée comme valeur suprême fait apparaître son antithèse absolue qui est la haine. Madhva proteste contre tout essai de trouver à la haine sa finalité spirituelle.53 Il fait allusion aux histoires des purāṇa racontant comment tel grand adversaire de Dieu, tel démon obsédé par sa haine, aurait été finalement sauvé par la force même de cette obsession qui aurait produit en lui comme chez les plus sincères dévots, une unique occupation de Dieu. Il est impossible, dit-il, de comprendre ainsi ces textes : ils ne peuvent avoir qu’une signification métaphorique pour enseigner que le Seigneur doit être notre unique pensée.54 Mais il n’y a pas de “salut par la haine” : les ennemis de Dieu ne peuvent être l’objet de son amour. Commentant le cas de conscience posé au début de la Bhagavadgītā, Madhva affirme qu’il n’y a pas pour un dévot kṣatriya “de plus grand devoir que de réduire les ennemis de Nārāyaṇa”.55
15Ce mystère du mal absolu conduit Madhva à une position unique dans la pensée indienne : le refus du salut universel. Il y a des âmes qui sont condamnées par nature, et elles sont condamnées à l’enfer éternel. Au mal radical qu’est la haine correspond une hiérarchie d’univers démoniaques, réplique inversée des mondes divins, et aboutissant à l'éternité de la souffrance comme ceux-ci ouvraient vers l’éternité de la félicité. De même que le bonheur suprême est un amour de Dieu qui ne connaît pas de fin, de même la souffrance absolue est une haine que rien n’éteindra.56 Les jīva prédestinés à l’enfer sont eux aussi en ordre hiérarchique ; et ils pénètrent progressivement dans des mondes de plus en plus obscurs, régis par des démons hiérarchisés jusqu’à leur chef, Kali. Certains, des êtres qui sont actuellement dans le samsara sont donc des démons en puissance, objets de la haine étemelle de Viṣṇu et voués à le haïr éternellement.
16Si l’expérience nous montre l’existence d’êtres animés d’une volonté mauvaise, si constante et essentielle qu’elle ne peut s’expliquer que par une prédestination démoniaque, elle nous montre aussi la réalité d’une autre catégorie d’êtres, intermédiaires entre ceux-ci et les futurs élus. Ils ne sont ni bons ni mauvais, incapables de véritable amour comme de véritable haine de Dieu. Ils ne désirent pas le salut et ne cherchent que leur bonheur personnel, observant les règles morales et rituelles en vue des seules récompenses futures, en cette vie ou en d’autres. Ce sont les jīva destinés à demeurer éternellement dans le saṃsāra57 : ils ont une destinée mêlée de bonheur et de souffrance, pouvant jouir des mondes divins, à l’exclusion de celui du salut et souffrir dans les enfers, à l’exclusion du dernier de tous, d’où il n’est plus de retour.
17Une curieuse solidarité unit les trois niveaux de cet univers à la charnière desquels se trouvent les hommes de notre terre, ignorants de leur destinée ultime, subissant le fruit de leur karman passé, tout en accumulant sans cesse de nouveaux mérites ou démérites. Les potentialités de bonheur ou de malheur qu’ils acquièrent ainsi ne valent pas, en effet, pour eux seuls : la plus grande part de leurs mérites va aux dieux, et de celle de leurs péchés va aux démons. L’ordre de la hiérarchie divise automatiquement, en proportion du rang occupé par eux, la quantité du fruit, bon ou mauvais, qui leur revient.58 Les hommes, par leurs actions nourissent les dieux ou les démons, chacun de leurs actes a un retentissement spirituel cosmique. En retour les dieux les aident, par la délégation de pouvoir qui leur a été faite, et sans doute faut-il penser aussi que les démons tentent de les entraîner à leur condition. Il est donc utile et nécessaire aux hommes de rendre un culte aux divers deva régissant le monde, mais il leur faut être en cela très attentifs à la loi hiérarchique :59 honorer un dieu en oubliant que tout son pouvoir vient de Viṣṇu, est une des plus sûres voies ou l’un des plus sûrs indices de damnation. C’est pourquoi la connaissance du tāratamya est une condition nécessaire au salut.60 Comme un roi prend plaisir à l’estime que l’on montre à ses courtisans, comme un père est heureux de l’affection que l’on porte a ses enfants, de même Viṣṇu répand sa faveur sur ceux qui honorent ceux qu’il aime, et parmi ses bhakta les dieux occupent le premier rang.61 Mais en revanche sa colère est impitoyable contre ceux qui révèreraient un dieu inférieur en le tenant pour le Dieu suprême. De même c’est un grand crime de prendre son propre esprit pour support de méditation, en se considérant comme identifié au Seigneur.62 Mais si Dieu est tout-puissant, pourquoi ne pourrait-il réaliser une semblable unité est-il objecté ? Madhva répond que la puissance divine, si inconcevable soit-elle, ne peut jamais vouloir quelque chose qui soit contraire à elle-même, contraire à sa propre Seigneurie.63 Cette faute est analogue à celle de ceux qui rendent un culte à des objets inanimés, en les confondant avec Dieu. Les idoles ne doivent jamais être tenues pour étant Viṣṇu64 : le véritable dévot pense uniquement à la présence du Seigneur dans l’idole, comme il pense au pouvoir de Viṣṇu dans le dieu qu’il invoque.65
18L’importance donnée par Madhva à la gradation ascendante des dieux a évidemment une résonance sectaire, et particulièrement anti-çivaïte. Il s’agit de montrer que Viṣṇu est le seul Dieu, supérieur à tous les autres.66 Śiva a sa place dans l’ordre des divinités, à un rang très élevé, puisqu’il vient aussitôt après Garuḍa et Śeṣa, les serviteurs constamment associés à Viṣṇu, l’Aigle divin qui lui sert de monture, et le Serpent infini sur lequel il repose pendant le sommeil du pralaya. Mais comme les autres divinités Siva n’est pas encore libéré, il subira à la fin du kalpa la grande dissolution, par laquelle chaque dieu est absorbé dans un dieu supérieur, dévoré par lui, jusqu’à ce que tous se résorbent dans le corps de Viṣṇu, le grand Dévorateur des mondes et des dieux, selon la vision de la Bhagavad-Gītā.67 Tous les dieux perdent leur corps, et en même temps leur conscience, pendant le sommeil cosmique : seuls les mukta restent conscients pendant le pralaya, ainsi que Śrī, l'éternellement aimée et privilégiée.68 Après le pralaya chaque deva, reçoit comme les autres mukta, le corps spirituel que le Seigneur lui façonne : de même qu’un orfèvre purifie l'or au feu, de même le Bienheureux, par une dernière purification au “feu de l'ātman”, celui de la connaissance spirituelle, fait par sa propre volonté la forme qui sera celle du délivré.69 Alors seulement les dieux auront vraiment droit au nom qu’ils portaient dans l’accomplissement de leur fonction cosmique.70 Mais même délivrés ils resteront sous le pouvoir du Seigneur, et en particulier ils subiront périodiquement le pralaya comme tous les autres êtres : les mukta cependant ne perdent pas pendant le pralaya la conscience de leur félicité. Leur béatitude leur devient “intérieure” et ils sont dans un état de repos bienheureux qui est analogue au sommeil.71 Viṣṇu lui ne dort jamais72 : son sommeil durant le pralaya est un “sommeil de yoga”,73 une concentration suprêmement consciente d’elle-même. Ainsi Viṣṇu est-il l'unique, sarvottama, supérieur à tout autre dieu, que celui-ci soit chargé d’une fonction cosmique ou qu’il ait atteint son rang définitif dans le salut : sans doute pour détourner les humains d’avoir recours à ces êtres supérieurs aux dieux que sont les mukta, Madhva nous avertit que les mukta ne peuvent rien pour ceux qui sont dans le saṃsāra.74
19Si toutes les thèses de la doctrine de Madhva convergent ainsi de la façon la plus constante vers la supériorité de Viṣṇu, ce sarvottamatva qui n’est qu’un autre nom de son unique et souveraine liberté, svātantrya, elles rendent aussi plus difficile le problème de la liberté des êtres finis. La question ne se pose pas pour ces êtres libérés et libres que sont les mukta, car leur volonté est en accord total et permanent avec la liberté même de Dieu.75 Mais elle se pose pour les jīva qui sont encore dans le saṃsāra : ceux-ci, hommes ou dieux, ont des obligations à remplir pour accomplir leur destinée, ils ont des efforts à faire et des mérites à acquérir. La notion d’obligation suppose celle de liberté, comme Madhva le remarque lui même.
20Il est certain que la vision mādhva restreint la possibilité d’une liberté finie entre des limites très étroites.76 Les âmes sont prédestinées par nature,77 soit au salut, soit à l’enfer éternel, soit à une transmigration indéfinie. Elles agissent dans un monde où toutes les causes secondes sont au seul pouvoir de Dieu.78 Leur corps physique et leur corps psychique font partie de ce monde : elles se trouvent déterminées à la fois de l’extérieur par les conditions d’insertion de leurs actes, et de l’intérieur parles mouvements mêmes de leur “organe interne”79 que le Seigneur règle en fonction du karman acquis. Comment en ces conditions concevoir une marge, si faible soit-elle, de choix libre et efficace ? Madhva semble parfois la nier totalement : ne dit-il pas, par exemple dans son commentaire à la Bṛhadāraṇyaka-Upaniṣad que Dieu “fait l’homme bon et l’homme mauvais,” qu’il le “fait vertueux par la vertu qu’il a lui-même incitée et pécheur par le péché qu’il a incité.”80
21Il est cependant impossible de s’en tenir là. Madhva lui-même se pose l’objection impliquée par la notion de mérite. Si le jīva n’avait pas de pouvoir personnel d’action, les règles des śāstra, leurs prescriptions et leurs prohibitions seraient sans objet. C’est pourquoi, dit-il, “le jīva est aussi agent”.81 Il explique ce pouvoir d’action subordonné, par diverses images. Le jīva agit par lui-même, mais sur l’ordre du Seigneur, comme le charpentier qui exécute le travail commandé.82 Ailleurs il donne l’exemple du roi qui donne à ses fils une mission déterminée dans la protection de son royaume : ils ont eux aussi un certain pouvoir par délégation de la souveraineté paternelle, un svātantrya qui leur est “donné” par leur père.83
22Jayatīrtha tente de préciser le délicat agencement de cette double causalité. Le sujet peut être libre tout en étant sous le contrôle de la puissance divine dans la mesure où cette puissance tient compte de ce qu’il est et de ce à quoi il tend, pense-t-il.84 A l’objection selon laquelle les prescriptions et prohibitions seraient dépourvues de sens pour un sujet dépendant, Rāghavendra-tīrtha répond avec profondeur qu’elles n’en auraient pas davantage pour un sujet qui serait absolument indépendant.85 L’obligation implique la liberté, mais elle implique aussi une-norme reconnue par cette liberté. Une telle norme ne peut être constituée que par la volonté divine, telle qu'elle nous est connue par les règles des śāstra. Les textes enseignent au sujet spirituel ce qu’il doit faire pour atteindre son bien suprême : le Seigneur propose le but, l’action reste au pouvoir du jīva.86 Ceci correspond à l’expérience intérieure de la liberté, donnée immédiate du sākṣin, ce témoin infaillible de tout ce qui se passe en nous.87 A qui douterait du fait, Jayatīrtha a proposé l’expérience privilégiée du renoncement : je peux au même moment éprouver le désir d’un plaisir, et le désir de renoncer à ce plaisir.88 Deux plans de l’être se sont révélés simultanément, entre lesquels le choix est possible. Il y a en nous des désirs supérieurs qui peuvent mettre en échec les tendances inférieures. Plus profondément, il y a en chacun de nous, sauf chez les êtres démoniaques chez qui toute nature est pervertie, une tendance foncière au bonheur, qui à tout instant amorce une possibilité de choix entre des biens de valeur diverse un homme est capable de supporter de grands maux pour ne pas perdre une faible quantité de bonheur, fait remarquer Madhva.89 Nous nous trouvons comme incités au choix, avant même que ce choix devienne un choix moral, par une recherche naturelle de notre plus grand bien, aspiration si forte et si universelle qu’elle révèle par elle seule l’existence d’un niveau essentiel de notre être et le caractère dynamique de ce niveau. Cependant comme il n’existe aucune śakti, aucune puissance en ce monde, qui ne dépende de Dieu, il faut dire que la force par laquelle le sujet s’aime lui-même est mise en lui par le Seigneur.90 Celui-ci éveille les śakti des puruṣa, des personnes, comme il éveille les ṣakti de laprakṛti, de la matière. La puissance par laquelle il nous est possible de prendre du recul par rapport à nos impulsions immédiates, de choisir un plus grand bien, de choisir finalement notre vrai bien, est suscitée en nous par la puissance divine.
23Ceci suffit-il à nous faire libres, demandera-t-on ? Une certaine potentialité de liberté est éveillée en nous, mais en avons-nous la disposition véritable en un monde où rien n’arrive à l’actualisation sans la force divine ? Ce choix risque de rester tout intérieur et de ne pouvoir s’effectuer concrètement dans les réalités matérielles qui nous entourent et qui toutes sont en dépendance de Dieu. Comment la śakti toute spirituelle du jīva pourrait-elle agir sur la matière ? A ceci l’on peut répondre que Madhava conçoit une sorte de préordination de l’esprit au corps qu’il assume. Le sujet, quoique absolument simple, est structuré de telle sorte que son corps physique, instrument de son action sur le monde, est doublé d’un corps psychique, lui-même modelé selon son archétype spirituel, le manas essentiel centre des sens spirituels.91 Les énergies, indriya, des organes sensibles sont animées par les énergies essentielles appartenant à la substance même de l’âme. Cette harmonie préétablie devrait donner au jīva le pouvoir d’agir directement sur son instrument d’action. Mais a-t-il en fait un tel pouvoir ? Faut-il supposer ici encore une intervention de la puissance divine pour vaincre la résistance de la matière, et comment faut-il se représenter l’agencement de ces deux causalités ?
24Assez curieusement ce n’est pas sous cet angle que Madhava pose le problème mais dans une perspective absolument inverse. La question de l’action de l’esprit sur la matière ne semble pas faire difficulté pour lui. Si la matière est inerte, jaḍa, comment pourrait-elle résister à la śakti divine, toute-puissante, ou à toute autre śakti spirituelle animée par celle-ci ?92 Toute vraie causalité a été refusée à la matière, pour être réservée à la conscience. Le problème qui se pose est entièrement différent : le jīva, même doué d'indriya, d’énergies diverses, est en lui-même une substance absolument simple, parce que spirituelle. Il est sans dimensions ni parties, étant atomique, aṇu. Or un sujet simple ne pour rait agir que d’un seul mouvement, dans lequel il s’engagerait tout entier, dépensant comme d’un seul coup toute sa puissance.93 C’est en ce point précis qu’intervient la puissance divine : Dieu fait ce que le jīva ne peut faire, il lui permet d’utiliser dans le temps, engraduant et en diversifiant son effort, la puissance innée dont il dispose.94 Le pouvoir divin suspend, semble-t-il, comme l’on retiendrait un cheval par des rênes, une énergie qui sans lui se perdrait dans ses effets instantanés. C’est de cette manière qu’est possible la réflexion, l’évaluation des fins et le choix effectif. Certes la puissance de Dieu est partout présente, et elle s’exerce ici au cœur même du sujet, au centre intime de sa liberté : mais c’est en lui donnant la possibilité même de cette liberté. C’est pourquoi Jayatīrtha peut reprendre, à propos de la liberté, la notion de don qui avait déjà été rencontrée à propos du “don d’existence” fait aux êtres par la puissance divine. Nous possédons une “souveraineté qui nous est donnée” datta-svāmya,95 liberté limitée mais réelle comme l’atteste le regard intérieur du sākṣin.
25Ces conclusions s’éclairent et se précisent lorsque l’on envisage le même problème par rapport à la causalité divine. L’on peut en effet se poser à propos de Dieu une question analogue : comment est-il possible, demandera-t-on, que Dieu qui est éternel agisse dans le temps ? Ne devrait-il pas lui aussi s’engager totalement en chacune de ses actions, dépenser toute sa puissance en le moindre de ses effets, car ce n’est pas la matière inerte et passive qui pourrait lui faire obstacle. Dieu est un être spirituel et il est lui aussi, comme tel, infiniment simple, même s’il est infini et non atomique. La réponse ici fait appel à la liberté divine : Dieu est le seul être qui puisse disposer totalement de sa puissance, parce qu’il est le seul svatantra. Il lui est loisible de manifester dans le temps sa śakti éternelle, en la “spécifiant” comme de l’intérieur.96 Les manifestations, vyakti, de la puissance divine ne sont pas séparées de celle-ci, en étant des viśeṣa absolument identiques à leur support.97 Dieu peut donc actualiser ou rétracter ses énergies, par sa seule décision, il peut agir comme hors de lui sans se perdre dans son action, et sans que cette action lui devienne étrangère.98 C’est de cette manière que Madhva rend compte de la possibilité des “descentes” divines en ce monde, comme aussi de la diversité des formes transcendantes du Seigneur : avatāra et vyūha sont le Seigneur lui-même, sans que l’on puisse concevoir la plus petite distance entre la substance divine et ses manifestations. De ce pouvoir il n’est pas d’autre explication que son caractère de pouvoir absolu, c’est-à-dire absolument libre et se possédant parfaitement lui-même : pouvoir incomparable au nôtre, puissance inconcevable à notre esprit, acintyaśakti, mais essence même de la liberté divine, définition première de son svātantrya.99 Il nous indique, sans nous y laisser pénétrer le centre intime de la substance absolue, son intériorité personnelle, que nul ne peut connaître, pas même la plus haute des âmes, la déesse Śrī. La personne divine dispose de ses énergies parce qu’elle se possède pleinement elle-même. Elle peut donc par sa seule décision graduer et diviser son action, c’est-à-dire la dérouler dans le temps qu’elle a elle-même choisi, et c’est pourquoi “les spécifications du temps” procèdent directement de sa volonté. Jayatīrtha fait remarquer ici que toute autre conception est incapable d’expliquer que la substance totale de Dieu ne se perde pas dans ses effets :100 aussi bien les vivartavādin que les pariṇāmavādin sont impuissants à rendre compte d’une action partielle de Dieu dans laquelle la réalité divine ne s’épuiserait pas, comme en une seule fois. Un Dieu impersonnel n’aurait pas l’intériorité qui le fait transcendant au monde, libre par rapport à lui.
26Si l’on rapproche les réponses données à ces deux problèmes analogues, une analogie plus profonde apparaît, qui met en lumière l’ajustement des deux libertés. La liberté divine est l’intériorité même de la personne divine, et cette même liberté est la source de l’intériorité de la personne humaine. En effet, parce qu’il ordonne dans le temps son action, le Seigneur permet au jīva d’agir lui aussi dans le temps, en prenant du recul vis-à-vis de lui-même et de ses buts, en disposant de ses décisions et des énergies qui lui ont été données. Il lui donne d’être à son image un être absolument simple et cependant pourvu de viśeṣa,101 de puissances actives de spécification, grâce auxquelles le sujet peut prendre par rapport à soi la distance qui le fait conscient et libre, il lui donne donc d’être une personne. Ceci suppose que Dieu restreigne d’une certaine façon son pouvoir infini pour donner au jīva le temps de sa propre action, l’utilisation du temps qu’il lui offre.102 Il y a donc comme une attente en Dieu qui permet au sujet d’être lui-même, de se connaître lui-même et de réaliser par lui-même sa destinée propre. C’est tout le rapport de la grâce et de la liberté.
27Ayant posé le problème de la liberté finie en des termes quasi-insolubles, Madhva a été amené, par la difficulté des données acceptées au principe, à des approfondissements qui apparaissent remarquables. Ce serait trop que d’affirmer que la solution esquissée ici, telle qu’elle se présente dans le rapprochement d’indications partielles et dispersées, représente une synthèse claire et achevée de l’ensemble de la doctrine. Mais il paraît certain qu’elle correspond à une intuition fondamentale, partout présente dans l’œuvre de Madhva, et qui tend avec force et constance à des conclusions personnalistes. Définir la personne divine connue une liberté se possédant elle-même, et centrer sur cette autonomie souveraine tous les caractères de la transcendance absolue, donnent au “personanalisme divin” de Madhva des résonances incomparables, dont les harmoniques se révèlent au plan d’un “personnalisme humain” particulièrement cohérent et et précis. L’étude de la relation des deux personnes, absolue et relative, autonome et dépendante, apporte une confirmation importante de ce désir de vraie synthèse philosophique qui ne veut négliger aucun aspect du réel : la puissance divine, si totale soit-elle, ne peut supprimer les termes sur lesquels elle s’exerce, et dont la réalité rend témoignage à sa propre réalité. De même que le monde reçoit d’elle, par don, une existence dérivée mais véritable, de même faut-il dire que la liberté reçue du jīva est, bien que limitée, absolument vraie. La réalité du sujet spirituel peut donc être conçue en termes de don, don d’existence, don de connaissance et don de liberté à la fois. C’est l’intériorité de la Personne divine qui est ensemble le modèle et la source de son intériorité de personne finie.
Notes de bas de page
1 A.V., I.1. 97 [2] (p. 5a) janmādyasyeti tenaitad viṣṇor eva svalakṣaṇam/asyodbhavādihetutvaṃ sākṣād eva svalakṣaṇam/“Loisqu'il est dit ‘celui de qui (proviennent) la naissance etc., de ce monde’ par-là est assurément donnée la marque propre de Viṣṇu. Le fait d’être cause de la production etc., de ce monde est assurément sa marque propre immédiate”.
D’après B.N.K. Sharma, Hist.Dv.Sch. (I. p. 161) ce passage vise la doctrine de l’auteur du Vivaraṇa selon lequel le caractère d’être créateur est un taṭastha-lakṣaṇa un caractère extrinsèque du Brahman (cf. note suivante). Le Nyāya-kośa donne pour exemple de taṭastha-lakṣaṇa : “la maison de Devadatta est celle sur laquelle est posé un corbeau”.
2 Jayatīrtha résume ainsi les positions possibles en perspective advaita (N.S. ibid.,) : jagagjanmādikāraṇatvaṃ na lakṣyabrahmaṇaḥ svarūpāntargataṃ lakṣaṇam/kiṃ tu taṭastham eva/traividhyam atra sambhavati/māyāviśiṣṭaṃ brahma kāraṇam iti vā/māyāśaktmat kāraṇam iti vā/jagatkāraṇaṃ tu māyaiva tadāśrayatayā brahma kāraṇam iti veti/sarvathāpi jagatkāraṇatvaṃ bāhyam eva/na sākṣāt svarūpāntargatam iti/“Le fait d’être cause de la naissance etc., du monde n’est pas pour le Brahman connu indirectement une marque qui atteigne au centre de son essence. Mais c’est un caractère extrinsèque. Ceci peut se faire de trois manières : ou bien l’on dit que le Brahman qui est cause est le Brahman spécifié par la Māyā, ou bien qu’il est cause en ayant pour puissance la Māyā, ou bien que la Māyā est la cause même du monde et que le Brahman est nommé cause en tant qu’il est support de la Māyā. Dans tous les cas le fait d’être cause du monde lui est extérieur et n’est pas un caractère qui atteigne directement le centre de son essence”.
3 B.S. Bh., II. 1. 33 kṛtakṛtyatvānna prayojanāya sṛṣṭiḥ/kiṃ tu yathā loke mattasya sukhodrekād eva nṛttagānādilīlā/na tu prayojanāpekṣayā/evam eveśvarasya/“Parce qu’il a toutes ses fins accomplies, la création n’est pas pour un but. Mais de même qu’en ce monde un homme ivre, par excès de bonheur joue en dansant, en chantant etc., sans avoir aucun but, de même est le jeu du Seigneur”.
4 A.V., II. 1. 104 ss. [9] (p. 21b) sadāpravṛttir īśasya svabhāvād eva kevalam/aṅgaceṣṭā yathā puṃsaḥ kāścid uddeśavarjitāḥ/devasyaiṣa svabhāvo’yam ityāha śrutir añjasā/krīḍāṃ prayojanaṃ kṛtvā sṛṣṭiḥ śrutivirodhinī/iti kevalalīlaiva nirṇītā prabhuṇā svayam/atmaprayojanārthāya spṛhāṃ śrutir avārayat/“L’activité éternelle du Seigneur provient uniquement de sa nature. De même qu’il arrive à l’homme de remuer les membres sans vouloir rien désigner. La Śruti dit clairement ‘telle est la nature de Dieu”. Une activité créatrice qui prendrait son jeu pour but est contraire à la Śruti. Aussi le maître par lui-même l’explique-t-il comme ‘pur jeu’. La Śruti a écarté un désir qui aurait un but personnel”, (le texte cité est celui de Mā. U. Kā., I. 9, cf. ch. précédent note 1 p. 325).
5 Cf. Note précédente. A.V., I. 1. 186 ss. [6] (p. 8a) yasmāt sukhaṃ labdhvā karotyayam/karoti nāsukhī bhūmā sukhaṃ nālpe sukhaṃ bhavet/ityuktaṃ yat pra vṛttiśca nṛttagānādikā sukhāt/duḥkhād rodādikā caiva sarvakartṛtvato’sya ca/sarvaśakter na duḥkhaṃ syād ataḥ kevalalīlayā/pravartako na ced eṣa prāṇyād anyācca kaḥ pumān/‘C’est parce qu’il est heureux qu’il agit. Personne n’agit étant malheureux ; le bonheur est abondance, et il n’y a pas bonheur là où il y a une limitation, est-il dit. Une activité de danse, de chant etc, est due au bonheur, du malheur ne proviennent que les larmes etc. ; parce qu’il est l’auteur de tout et parce qu’il est tout-puissant il ne peut connaître le malheur, c’est pourquoi il agit par pur jeu, sinon ‘quel serait l’homme qui aurait vie et souffle” (Tai. U. II. 7).
6 A.V., II. 1. 108 ss. [9] (p, 22a) icchāmātraṃprabhoḥ sṛṣṭir iti sṛṣṭau viniścitāḥ/iti praśaṃsayā kāmaśrutibhyaścaiva yuktitaḥ/mahātātparyayukteśca necchāmātraṃ niṣidhyate/“Grace à l’affirmation : ils connaissent avec certitude la création ceux qui pensent que la création du Seigneur est pure volonté, et grâce aux Śruti qui parlent de son désir, et aussi grâce au raisonnement, et à la convergence de l’harmonisation totale, cette pure volonté n’est pas réfutée”, (citation de Mā.U. Kā. I, 8).
7 A.V., I. 2. 15 ss. [5] (p. 11b) ramaṇaṃ nātiyatnasya vikṣepād eva yujyate/iti cet sarvaniyamo yasya kasmānna śakyate/svātmanāniyataṃ vastu pratīpaṃ hyātmano bhavet/svādhīnasattāśaktyādi katham ātmapratīpakam/“Il n’y a pas de plaisir en un effort extrême, parce qu’il est cause de souci. Si l’on dit cela, nous demandons : qu’est-ce qui serait impossible à celui qui dirige tout ? Ce qui nous est obstacle est ce qui ne dépend pas de nous. Qu’est-ce qui pourrait lui faire obstacle à lui-même, à lui dont dépendent l’existence et les puissances etc., (des êtres) ?”
8 N.S., II. 1. 107 (p. 243a) ātmeti/paraprayojanārthatāṃ tvaṅgīkuruta eveti śeṣaḥ/“but personnel” : compléter “mais on admet qu’il ait pour fin un but tourné vers autrui”. (Le texte commenté ici est cité note 2. p. 333).
9 N.S., I. 1. 69 (p. 258a) īśvarapravṛtteḥ svaprayojanābhāvasya vakṣyamāṇatvāt/paraprayojanāni tu sūkṣmāṇyutprekṣituṃ na vayaṃ sthūladṛśvānaḥ prabkavāmaḥ/“parce qu’il sera dit que l’activité du Seigneur est dépourvue de but personnel ; quant à poser des intentions tournées vers autrui, qui sont du domaine subtil, nous ne le pouvons pas, nous qui ne voyons que le domaine grossier”.
10 N.S., I. 1. 1 (p. 12b) prādurbhūta iti/atra kṛtakṛtyo’pi harir ātmakṛpāspadair viriñcabhavapūrvakair amarair arthito vyāsaḥ prādurbhūto na tu jāto grantham imaṃ cakra ityanena nārāyaṇasya śāstraprabhavaive’nupapattiḥ parihṛtā/dṛśyante hi kevalaṃ kṛpāpāravaśyena paropakārāya pravartamānāḥ sutarāṃ tair arthitāḥ/ata eva paraprayojanam apyātmagāmīva manyamānasya bhagavataḥ śāstrapraṇayanam iti jñāpayitum ātmanepadaprayogaḥ/“‘Il apparut’dit-il : ici, en disant que Hari, bien qu’il ait tous ses buts atteints, sur la demande des immortels, Virinca, Bhava et les autres, objets de sa compassion, ‘apparaissant’et non ‘naissant’comme Vyāsa, fit ce traité, il écarte l’impossibilité que Nārāyaṇa soit l’auteur du texte. L’on voit en effet des êtres agir sous l’empire de la pitié pour autrui, en vue de les aider, à plus forte raison si ceux-ci le leur demandent. Ainsi, pour faire comprendre que la composition de ce texte est le fait du Bienheureux considérant la fin d’autrui comme la sienne propre, il emploie le mode réfléchi (le verbe cakre)”.
Ce texte commente le début de l’A.V. où, comme au début du B.S.Bh,. du G. Bh. etc., Madhva dit que le Seigneur apparaissant sous forme de Vyāsa a fait le texte sur la démarche des dieux.
11 A.V., II. 1. 109 [9] (p. 22a) mokṣārthāḥ śrutayo yasmāt sa ca tasya prasādataḥ/unninīṣati vākyācca lokadṛṣṭānusārataḥ/icchānimittako yasmāt tadabhāve kutaḥ śrutiḥ/mahātātparyarahitā pramāṇatvaṃ gamiṣyati/“... parce que les Śruti ont pour fin le salut, et parce que celui-ci provient de sa grâce, et à cause de la parole ‘Il veut y conduire’ ; parce que, par analogie avec ce que l’on voit en ce monde la cause en est une volonté, car si celle-ci n’existait pas, comment la Śruti qui se trouverait privée de son harmonisation ultime pourrait-elle avoir autorité ?” (pour le début de ce texte cf. note 1 p. 334).
12 Dans l’article La délivrance selon Madhva (Rev. Phil. 1957, no. 3) G, Dandoy (p. 324) fait remarquer que Madhva ne parle pas explicitement de l’existence en Dieu d’un but altruiste. Il cite un passage de la S.T.R.M. : tan nāvadit “il n’en parle pas”, (sans doute S.T.R.M. p. 12a). Ce passage est lui-même une citation de Jayatīrtha (comm, au V.T.V., p. 25 a-b). Dans les deux contextes il s’agit uniquement de savoir si les purāṇa ont été composés par Dieu dans un but altruiste : Jayatīrtha dit “parce que ce n’est pas utile ici il n’en parle pas”. Il semble bien que Madhva ne dise nulle part express ément que Dieu puisse avoir un but altruiste mais il le sous-entend en des passages tels que celui cité à la note précédente. Il ne nous semble pas que l’interprétation de Jayaūrtha (donnée plus haut n. 1 p. 335) soit contraire à la pensée du maître. Le passage de Madhva, qui dénie à Dieu tout but “personnel” (cf. n 2. p. 333) est en effet immédiatement suivi du passage cité à la note précédente. La Śruti a pour fin de nous conduire au salut. Puisque la Śruti est éternelle il y a donc en Dieu un désir éternel du bien des êtres : tel semble être l’enchaînement des affirmations de Madhva telles que les comprend Jayatīrtha (cf. également IIIe part. ch. 3, n. 4 p. 284 et 2 p. 297).
13 Cf. chapitre précédent, p. 323.
14 N.S. I. 1. 33 (p. 198a) nāsmanmate'jñāṅāhgīkāre doṣo’sti/yena śāstrasya viṣayaprayojanaśūnyatā syāt/jīvāśritaṃ jīvāvaraṇaṃ cājñānam ityaṅgīkārāt/tasya ca svata eva brahmane bhinnatvāt/.../tasya svaprakāśasyāpi parameśvareechayā parameśvare svadharmeṣu cājñānaṃ sambhavatyeva/.../yady api jīvacaitanyaṃ brahmasvadharmaprakāśātmakam/tathāpi parameśvarācintyādbhutaśaktyupabṛṃitāvidyāvaśānna tathā saṃsāraṃ prakāśayati/“Puisque nous admettons l’existence de l’ignorance, il n’y a pas dans notre doctrine le défaut que les textes soient privés d’objet et de but d’enseignement. Car nous admettons l’ignorance comme prenant support sur le jīva et comme obscurcissant le jīva et parce que celui-ci est en soi différent du Brahman...Bien qu’il soit lumineux à soi, il est possible que par la volonté du Suprême Seigneur il reste dans l’ignorance du Suprême Seigneur et de ses propres attributs...Bien que la nature spirituelle du jīva ait pour essence d’éclairer le Brahman et ses propres attributs, pourtant par la force de l'avidyā enserrée par la puissance inconcevable et merveilleuse du Suprême Seigneur, elle ne les illumine pas de cette manière pendant le saṃsāra”.
15 A.V., I. 1. 16 [1] (p. 2a) ..bandhamithyātvaṃ naiva muktir apekṣate/“Le salut ne dépend certes pas du caractère illusoire du lien”.
N.S., ibid. : api ca bandhavidhvaṃsalakṣaṇatvād bandhamithyātvaṃ naiva muktir apekṣate/kiṃ nāma satyaivam eva/na hi mithyābhūtasya śaśaviṣāṇāder dhva ṃso’sti/“parce qu’il est destruction du lien (du saṃsāra) le salut ne dépend pas du caractère illusoire de ce lien, mais bien plutôt de son caractère réel ; car il n’y a pas destruction d’une entité illusoire telle la corne de lièvre”.
16 A.V., I. 1. 15. Cf. IIIe part. ch. 2. n. 3 p. 253.
17 N.S., I. 1. 15. (p. 68a) parameśvaraśaktir eva jīvasvarūpāvaraṇaṃ mukhyam/avidyā tu nimittamātram/tato’vidyāyāṃ nivṛttāyām api nāśeṣānandābhivyaktir yāvad īśvara eva svakīyāṃ bandhakaśaktiṃ na tato vyāvartayati/ata evānandahrāsavṛddhī vakṣyete/“C’est la puissance du Seigneur qui est le principal moyen d’obscurcissement de la forme propre du jīva ; mais l'avidyā n’est que sa cause instrumentale. Aussi, même lorsque l'avidyā est écartée, il n’y a pas totale manifestation de sa félicité tant que le Seigneur n’a pas écarté de lui sa propre puissance d’asservissement. C’est pourquoi l’on parlera d’augmentation et de diminution de félicité”.
18 B.A.U.Bh., V. 5 (p. 37b) muktā api yaṃ bhikṣante so’tipūrṇamahānando bhagavān svata eva/“Celui dont les délivrés eux-mêmes implorent l’aumône, c’est le Bienheureux qui est en lui-même félicité immense en excès de plénitude”.
19 Cf. IIIe part. ch. 2
20 notion dont l’origine semble être le B.T. et la tradition qu’il représente. Cf. Introduction, p. 27.
21 A.V., III. 4. 112 [5-6], (p. 58a) anādiyogyatāṃ caiva kalivāṇīśvarāvadhim/ko nivārayituṃ śakto yuktyāgamabaloddhatāṃ/“et cette ‘capacité’ sans commencement, qui s’étend du (démon) Kali jusqu’à (la déesse) Vāṇī (Sarasvatī) pour trouver sa limite supérieure dans le Seigneur, qui peut la réfuter alors qu’elle a pour support la force des raisonnements et celle des textes”.
22 Cf. plus bas, note 2 p. 355.
23 B.S. Bh., III. 2. 19 nityasiddhatvāt sādṛśyasya nityānandajñānāder na bhaktijñānādinā prayojanam iti/“il est objecté : puisque la ressemblance de félicité, de connaissance etc., éternelles (entre l’âme et Dieu) existe éternellement, il n’y a aucun but à atteindre par la dévotion, la connaissance etc.” (Réponse) : bhaktiṃ vinā na tatsādṛśyaṃ samyag abhivyajyate/“sans la bhakti cette ressemblance n’est pas pleinement manifestée”.
24 N.S., II. 2. 30 (p. 42a) yat puruṣabahutvaṃ sāṅkhyenāṅgīkṛtaṃ tad api māyāvādibhir abhyupagatam eva/jananādiprakṛtidharmair eva hi tad bahutvaṃ na tu svarūpe kaścid asti parasparato viśeṣaḥ/“La pluralité des puruṣa telle qu’elle est acceptée par le sāṅkhya peut tout aussi bien être admise par les māyāvadin. Car cette pluralité n’est due qu’aux propriétés de la matière, naissance etc., sans qu’il y ait entre ceux-ci aucune distinction dans l’essence”.
25 Cf. le part. ch. 5, note 1 p. 135.
26 B.S. Bh., III. 2.39 (Cf. IIIe part. ch. 2,n. 3 p. 259). Ibid., III. 2. 42 parasya karmaṇaścobhayoḥ phalakāraṇatve’pi na karma parapravartakam/para eva karmaṇaḥ pravartakaḥ/../dravyaṃ karma ca kālaśceti caj“Bien que le Suprême Seigneur et le karman soient tous deux causes du fruit, ce n’est pas le karman qui fait agir le Suprême Seigneur mais c’est le Suprême Seigneur qui fait agir le karman... il a été dit, la substance, le karman, et le temps (ne sont que par sa faveur, et cessent d’exister s’il s’en détourne)” (Bhāg. pur. II, 10, 12).
27 T.S., p. 1b duḥkhaspṛṣṭam tadaspṛṣṭam iti dvedhaiva cetanam/nityādaḥkhā ramānye tu spṛṣṭaduḥkhāḥ samastaśaḥ/spṛṣṭaduḥkhā vimuktāśca duḥkhasaṃsthā iti dvidhā/duḥkhasaṃsthā muktiyogyā ayogyā iti ca dvidhā/devaṛṣipitṛpanarā iti muktās tu pañcadhā/evaṃ vimuktiyogyāśca tamogāḥ sṛtisaṃstithāḥ/iti dvidhā muktyayogyā daityarakṣaḥpiśācakāḥ/martyādhamāścaturdhaiva tamoyogyāḥ prakīrtitāḥ/te ca prāptāndhatamasaḥ sṛtisaṃsthā iti dvidhā/“L’être spirituel est de deux sortes seulement, l’être touché par la douleur et celui qui n’en est par touché. Eternellement exempte de douleur est Ramā, mais tous les autres sont touchés par la douleur. Les êtres touchés par la douleur sont de deux sortes, les uns libérés, les autres demeurant dans la douleur. Ceux qui demeurent dans la douleur sont également de deux sortes : les uns aptes au salut et les autres non. Les délivrés sont de cinq sortes, deva, ṛṣi, pitṛ, pa, nara, et de même sont de cinq sortes les êtres aptes au salut. Ceux qui ne sont pas aptes au salut sont de deux sortes : les uns vont à l’enfer, les autres restent dans le samsara. Ceux qui sont aptes à l’enfer sont de quatre sortes, daitya, rakṣas, piśācaka, et les hommes inférieurs. Ils sont encore de deux sortes, les uns ayant déjà atteint l’enfer le plus ténébreux, les autres demeurant (encore) dans le saṃsāra”.
28 Il se pose ici un problème : si le Veda est éternel, comment est-il possible que les dieux dont il parle ne soient pas les mêmes de kalpa en kalpa ? La réponse est que ceux-ci se succèdent dans les mêmes fonctions : (B.S.Bh,, I. 3. 29) ata eva sabdasya nityatvād eva ca devapravāhasya nityatvaṃ yuktam/“ainsi parce que la parole du Veda est éternelle, il convient aussi que la succession continue des dieux soit éternelle”.
29 B.A.U.Bh., III. 5. 5. (p. 23b-24a) viṣṇor brāhmaṇajātiḥ san brahmā jajñe caturmukhaḥ/ito’gre jagatas tasmāt kṣatrajātir ajāyata/vāyuḥ sadāśivo’nanto garuḍaḥ śakra eva ca/kāniaśca varuṇaścaiva somaḥ sūryo yamas tathā/evam ādyāḥ kṣatriyās tu devānāṃ brahmanirmitāḥ/ “Le dieu Brahmā, appelé Caturmukha, né de Visnu, est de caste brahmanique. De lui, à l'origine du monde naquit Vāyu, de caste kṛatriya, ainsi que Sadāśiva, Ananta, Garuḍa, et Śakra ; de même Kama et Varuna, Soma, Sūrya, Yama, ainsi que tous les autres kṛatrīya parmi les dieux, tous créés par Brahmā”.
B.A.U.Bh., III. 5. 9. (p. 24a-b) rudrād anye tathā rudrā vāyor anye ca vāyavaḥ/agner anye ca vasavo vaiśyā ityeva kīrtitāḥ/.../aśvinau pṛthivī caiva kālamṛtyava eva ca/śūdradevāḥ samuddiṣṭā devavarṇā iti smṛtāḥ/“Les Rudra autres que Rudra, les Vāyu autres que Vāyu, les Vasu autres qu’Agni sont déclarés (de caste) vaiśya...Les deux Aśvin, Pṛthivī, ainsi que Kāla et les Mṛtyu sont les dieux Śūdra, telle est la tradition parlant des castes des dieux”.
30 B.A.U.Bh., III. 2.4 (p. 4a) vāyur eva brahmā bhavatīti darśayituṃ vāyoḥ sṛṣṭiḥ prathamam uktā/vāyur eva yato brahmapadaṃ niyamato vrajet/“Vāyu devient Brahmā, c’est pour le signifier qu’il parle en premier lieu de la cr éation de de Vāyu : parce que c’est Vāyu qui régulièrement obtient le poste de Brahmā.” La deuxième phrase est une citation du B.T. par. 63.
31 B.A.U.Bh., III. 5. 9. (p. 24b) dharaṇād dharma ityāhur vāyur dhārayati prajāḥ/abalo'pi tato vāyor viṣṇubhaktyādirūpiṇaḥ/prāptumicchati yuktaḥ san viṣṇuṃ subalavattaraṃ/yathaiva yavarājena mahārājam abhīpsati/prāptuṃ dharmābhimānī sa vāytiḥ satydbhimānavān/“On le nomme Dharma parce qu’il soutient, le dieu Vāyu qui fait se tenir les créatures. Aussi, c’est par Vāyu, dont la forme est la bhakti etc., de Viṣṇu, que si faible soit-on l’on désire atteindre en s’unissant à lui, Viṣṇu qui est beaucoup plus puissant que lui, de même que l’on cherche à atteindre le Maharaja grâce au Yuvarāja. C’est lui Vāyu, divinité régissant le dharma qui est régent du vrai”.
32 A.V., II. 3. 89 ss [6] (p. 37a) viṇmūtrādyabhimāninyo yathāpabhraṣṭadevatāḥ/sūryādibhyas tathaivāyaṃ saṃsārī paramāt pṛthak/dehadoṣaiśca duṣṭatvād apabhraṣṭākhyadevatāḥ/anyāḥ sūryādidevebhyo hyanugrāhyāśca taiḥ sadā/“De même qu’il y a pour les excréments, l’urine etc., des divinités déchues différentes de Sūrya et des autres dieux, de même celui qui est dans le saṃsāra est autre que le Suprême Seigneur. Parce qu’elles ont des défauts corporels et parce qu’elles sont imparfaites, ces divinités déchues diffèrent de Sūrya et des autres dieux, et elles reçoivent constamment leur aide”.
33 Cf. plus haut, n. i p. 341, la classification du T.S. dans laquelle Śrī (Ramā) constitue à elle seule un ordre à part, n’ayant jamais été touchée par la douleur du saṃsāra. Ceci est un don de la grâce divine (cf. note 3).
34 Ch. U. Bh., VII. 25-26 (p, 38a) alpāpi hyamṛtā devï śrīḥ pūrṇātipriyatvata iti ca/“et il est dit que l’immortelle déesse Śrī bien que limitée est parfaite parce qu’elle est excessivement aimée”.
35 B.A.U.Bh., III. 5.4. (p. 12b) asya prasādād doṣavarjitā/sadā sukharūpā ca sarvadā jñānarūpiṇī/“elle est, par sa grâce, exemptée de tout défaut, toujours en forme de félicité, à jamais en forme de connaissance”.
36 B.A.U.Bh., III. 5. (p. 14b) anādikālādārabhya yā bhāryās tāḥ sadaiva tu/brahmādīnāṃ vimuktau ca bhāryāḥ syur niyamāt sadā/na kadācid vimuktānāṃ bhāryāḥ kāścit syur anyagāḥ/“Celles qui sont les épouses des dieux, de Brahmā et des autres toujours, depuis un temps sans commencement, restent leurs épouses nécessairement toujours dans le salut. Il n’arrive jamais que les épouses des délivrés changent d’époux”.
Commentant le passage de la B.A.U., (IV. 4. 5) qui déclare : “ce n’est pas pour l’amour de l’époux que l’époux est cher, pour l’amour de l’épouse que l’épouse est chère etc.,.. mais c’est pour l’amour du Soi (ātman) que tous les êtres sont chers”, Madhva renverse totalement les perspectives pour dégager ce texte de toute saveur non-dualiste ; le Soi (ātman) n’est pas le sujet en nous, mais c’est Nārāyaṇa, le Dieu Suprême. Ce n’est pas “pour” le Soi que l’on aime les êtres mais “par” la puissance de Dieu. Et c’est pourquoi la relation de l’époux à l’épouse, au moins pour les deva, est éternelle : B.U.Bh., IV. 4 (p. 32a) ātmā nārāyaṇaḥ/ tasyaiva hi kāṃena patyādiḥ priyo bhavati na hi patyādīnāṃ jāyādīnām ahaṃ priyaḥ syām iti kāmanāmātreṇa priyatvaṃ bhavati/ bhagavadicchayaiva hi tad bhavati/ “Le mot ātmā signifie Nārāyaṇa : c’est par sa volonté en effet que l’époux devient aimé. Car ni les époux ni les épouses ne peuvent être aimés par leur seul souhait ‘puissé-je être aimé’. C’est par la volonté du Bienheureux que ceci arrive”.
37 B.A.U.Bh., IV. 5. 1 (p. 33b) bhagavato rūpaṃ rūpaṃ prati jīvākhyaḥ pratibimbo babhūva/ “Selon chaque forme du Bienheureux il y a un reflet, qui est nommé le jīva”. (Allusion au texte B.A.U., IV. 5. 19 : rūpaṃ rūpaṃ prati rūpo babhūva)
B.S.Bh., III. 2. 18 tasya pratibimbatvam uktvā...bhedaṃ darśayati/ rūpaṃ rūpaṃ prati rūpo bahūva/ bahavaḥ sūryakā yadvat sūryasya sadṛśā jale/ evam evātmakā loke paramātmasadṛśā matā ityādi/ ata eva bhinnatvatadadhīnatvatatsādṛśyair eva sūryakādyupamā/nopādhyadhīnatvād ityādinā/ “En disant que le jīva est reflet il montre qu’il y a différence (entre les jīva) : ‘Une forme se produisit selon chaque forme’. De même que les reflets du soleil dans l’eau, semblables à lui, sont multiples, de même aussi les reflets de l’Ātman en ce monde, conçus comme semblables au Suprême Ātman. Ainsi la comparaison avec les reflets du soleil etc., est faite à cause de leur multiplicité, de leur dépendance vis à vis du Seigneur, et de leur ressemblance à lui ; et non pas parce qu’elle dépendrait de l’existence d’un upādhi etc.”.
38 A.V., III. 2. 133 ss. pass. [9] (p. 43a) jīvasya sadṛśatvaṃ ca cittvamātraṃ na cāparaṃ/ tāvanmātreṇa cābhāso rūpam eṣāṃ cidātmanām/ nopādhyadhīnatādyaiśca nātisāmyaṃ nidarśane/ kiñcit sukhādisādṛśyam apīśenāsurān ṛte/.... /jīva ābhāsa uddiṣṭaḥ sadaiva paramātmanaḥ/ na jalāyattasūryādipratibimbopamatvataḥ/ tadadhīnatvam eveti kiñcit sādṛśyam eva ca/ “La ressemblance du jīva est uniquement le fait qu’il est spirituel et elle ne va pas au delà. C’est en ce sens seulement que la forme de ces essences spirituelles est un reflet : on ne veut pas montrer qu’il y ait une ressemblance totale ni que celle-ci dépende des upādhi etc., mais il y a une certaine ressemblance de bonheur etc., avec le Seigneur, sauf pour les asura.... Le jīva est désigné comme un reflet permanent du Suprême Atman : par la comparaison avec le reflet (du soleil) on ne dit pas que le reflet du soleil etc., dépend de l’eau, mais seulement qu’il est en relation avec le soleil, et qu’il lui ressemble en quelque mesure”.
39 G. Bh., II 18 (p. 3b) na hyupādhibimbasannidhyanāśe pratibimbanāśaḥ sati ca pradarśake svayam evātra pradarśakaś cittvāt/ “car il n’y a pas destruction du reflet s’il n’y a pas destruction du modèle, de la condition (permettant la réflexion) et de leur proximité, du moment que le miroir est réel : (Le sujet) est ici lui-même le seul miroir, parce qu’il est spirituel”.
40 B.A.U. Bh., VI. 1. 2. (p. 47a) pratimādhikasādrsyānmukhyā viṣṇoḥ sadāramā/“l'éternelle Ramā est l’image par excellence de Viṣṇu, parce qu’elle a le plus haut degré de ressemblance”.
41 B.A.U. Bh., V. 4 (p. 37a) muktānām api sarveṣāṃ. viṣṇur eva niyāmakaḥj pūrṇānandasya tasyaiva muktā viplutsukhātmakāh/ tāratamyena tiṣṭhanti brahmā teṣvadhikaḥ sadā/ yathā candrāt sadā bhinnāḥ sarve tuhinabindavaḥ/ evaṃ viṣṇoḥ sadā bhinnā muktā brahmādikā gaṇāḥ/ “Tous les mukta eux-mêmes sont sous la conduite de Viṣṇu : leur essence de délivrés est la goutte de bonheur tombant de sa plénitude de félicité. Ils se tiennent en ordre hiérarchique, et Brahmā est toujours le plus haut. De même que toutes les étoiles se tiennent toujours séparées de la lune, de même sont toujours différents de Viṣṇu les délivrés, foule de Brahmā et autres dieux.
42 A.V., III. 2. 122 ss. [8] (p. 42b) chāyā yathā puṃsadṛśī pumadhīnā ca dṛśyatej evam evātmakāḥ sarve brahmādyāḥ paramātmanaḥ/ sattāpratītikāryeṣu pumadhīnā yatheyate /ābhāsā eva puruṣā muktāśca paramātmanaḥ/ chāyā viṣṇo ramā tasyāschāyā dhātā viśeṣakau/ tasyendrakāmau ca tayos tayor anye’khilā api/harer brahmāsya gīs tasyā viśeṣāvindra etayoḥ/ māras cābhāsakāḥ sarva etayos tadadhīnataḥ/ sarve’lpaśaktayaścaiva pūrṇasaktiḥ paro hariḥ/cetanatve’pi bhinnās te tasmād etena sarvadā/ “De même que l’on voit Pombre ressembler à l’homme et dépendre de lui, de même tous, Brahmā et les autres sont des ātman de réflexion du Suprême Ātman. Comme l’on sait que l’ombre dépend de l’homme pour son existence, pour son apparence, pour ses mouvements, de même les hommes et les délivrés sont des reflets du Suprême Ātman : Ramā est l’ombre de Viṣṇu, son ombre est Dhatṛ (Vāyu), Vi (Garuḍa) et Śeṣa sont l’ombre de celui-ci, de tous deux Indra et Kāma sont les ombres, et de ces deux tous les autres ; Brahmā est l’ombre de Hari, de lui l’ombre est Gīr (Sarasvatī), de celle-ci Vi (Garuḍa) et Śeṣa, sont les ombres, Indra et Māra (Kāma) sont les ombres de ces deux et tous les autres sont les reflets de ces deux-là, et ils en dépendent. Tous sont de faible puissance, la puissance absolue est celle du Suprême Hari, aussi, bien qu’ils soient de nature spirituelle, ils sont totalement différents de lui”.
43 B.A.U. Bh,, III. 5. 4 (p. 14b) cidānandaśirodehapāṇipātmakāḥ sadā/ sarvadoṣavinirmuktā muktāḥ krīḍanti nityaśaḥ/ “tête, corps, mains, pieds faits de connaissance et de félicité, forment leur essence, à jamais : délivrés de toute imperfection les délivrés n’ont d’autre activité que de jeu”.
44 B.A.U. Bh., III. 5, 4 (p. 12a) tasmād ānandaciddehaṃ cidānandaśiromukham/ cidānandabhujaṃ jñānasukhaikapadasārigulim/ ākeśād ānakhāgrebhyaḥ pūrṇacitsukhaśaktikam/ pratyekaṃ tu guṇāṃstāṃstu sadā sarvaguṇātmakān/ jñātvā vîmucyate viṣṇoh prasādānmānuṣo’pi san/ “Si l’on sait que son corps est félicité et connaissance, que sa tête et son visage sont connaissance et félicité, que ses bras sont connaissance et félicité, que même un seul de ses pieds jusqu’à l’orteil est connaissance et bonheur, que depuis la pointe de ses cheveux, depuis l’extrémité de ses ongles, il est puissance de bonheur et de connaissance en plénitude, si l’on connaît séparément ses perfections tout en sachant qu’elles ont toujours chacune l’essence de toutes, même si l’on n’est qu’un homme, on est délivré par la grâce de Viṣṇu”.
45 B.A.U. Bh., III. 5, 4 (p. 10b) viṣṇor dāsatayā viṣṇoḥ sāmīpyaṃ mokṣa ucyate/ “Le salut est dit le fait d’être en présence de Viṣṇu, en l’état de serviteur de Viṣṇu”.
46 P.U. Bh., VI. 4 (p. 5b) bhagavataḥ śarīravatsādṛśyayitkte jīve sukhaṃ bhavati/..../sādṛśyād dehavajjīvo viṣṇos tasya sukhaṃ bhavet/ “Pour le jīva se produit le bonheur d’être uni par sa ressemblance avec le corps du Bienheureux....Le jīva devient semblable à son corps, par ressemblance, c’est le bonheur qu’il peut avoir”.
47 B.A.U. Bh., VI. 1. 2 (p. 47b) praviśya dehaṃ yo bhogaḥ svarūpavyatirekataḥ/sāyujyaṃ iti taṃ prāhuḥ saṃyuktatvād viśeṣataḥ/iti ca/ “Cette jouissance qui consiste à entrer dans son corps, tout en restant distinct de son essence, c’est ce qu’on appelé l’état de sāyujya, on l’appelle une jouissance éminente parce que c’est une union, est-il dit aussi”.
48 Ch. U. Bh., II. 9 (p. 8a) sarveṣāṃ māṃ pratītyeva dṛṣṭisāmyācca sāma saḥ/ dṛṣṭisāmyaṃ maṇḍalasya viṣṇus tasya ca kāraṇam/ ‘parce que tous le voient également, en pensant ‘il est tourné vers moi’, il est le sāman (mêtre védique, mais jeu de mots avec sama, égal, équitable). Tous voient également le disque (du soleil) et Viṣṇu en est la cause”.
49 B.A.U. Bh., III. 5. 4 (p. 14b) na kadācid viyogaāca na vidveṣo na vāratiḥ/modalite sakitāḥ sarve sadā viṣṇuparāyaṇāḥ iti paingiśrutiḥ/ “Il n’y a jamais de conflit, ni de haine, ni de déplaisir ; il se réjouissent tous ensemble, toujours tournés vers Viṣṇu, dit la Paiṅgi-śruti”. A.V., III. 3. 188 ss, [20] (p. 53a) na tāvatā virodho’sti nirdoṣatvāt samastaśaḥ/ ābhāsatvāt pareṣāṃ tadavarāṇāṃ ca sarvaśaḥ/ yato’varānāṃ sarve'pi guṇāḥ sarvāḥ kriyā api/niyamenaiva pūrveṣāṃ suprasādanibandhanāh/ataḥ sacchiṣyavat teṣāṃ naiverṣyādiḥ kathañcana/“Et il n’y a pas pour autant d’opposition entre eux, parce qu’il sont tous sans défauts et parce que les inférieurs sont tous les reflets des supérieurs. Puisque toutes les qualités et toutes les activités des inférieurs sont réglées nécessairement par la faveur de ceux qui les précèdent, comme de bons disciples ils n’ont vis à vis d’eux pas le moindre sentiment d’envie etc.”.
50 B.A.U. Bh., III. 5. 4 (p. 14a) tattadyogyatayā pūrtau viṣṇor dṛṣṭih prajāyate/yathodaṃ ca na kumbhādeḥ saritsāgarayor api/alpena mahatā vāpi pūrtir yogyatayā bhavet/evaṃ narādibrahmāntajīvānām sādhanair api/anādisiddhair bhaktyādyaiḥ pūrtiyogyatayā bhavet/alpaiḥ partis tathālpānām mahadbhir mahatām apijbhaktyādyair jāyate teṣām sādhanair nānyathā kvacit/“La vision de Viṣṇu se produit lorsque la plénitude est atteinte, selon la capacité de chacun ; de même que l’eau n’est pas dans la cruche comme dans la rivière et l’océan, la plénitude est possible par une petite ou une grande quantité, selon la capacité. Ainsi les jīva depuis les hommes jusqu’à Brahmā peuvent atteindre la plénitude selon leur capacité, grâce aux moyens, tels que la bhakti etc., qui leur sont impartis depuis un temps sans commencement. Pour ce qui est petit la plénitude est obtenue avec peu, pour ce qui est grand avec beaucoup. C’est par la bhakti et les autres moyens qu’elle naît pour ceux-ci, et jamais autrement”,
51 A.V., III. 4. 97 ss. [4] (p. 57b) niḥśesagatadoṣānām bahubhirjanmabhiḥ punaḥ/syād āparokṣyaṃ hi harer dveṣerṣyādis tataḥ kutaḥ/bhaveyur yadi cerṣyādyāḥ sameṣvapi kuto na te/tapyamānāḥ samān dṛṣṭpziā dveṣerṣyādiyutā api/dṛśyante bakavo loke doṣā evātra kāraṇam/yadinirdoṣatā tatra kim ādhikyena dūṣyate/yadyanyadarśanābhāvād īrsyādir vinivāryate/adarśanād aratyādih katham tena nivāryate/brahmaṇo’pyaratir dṛṣṭā pūrvam ekākinaḥ śrutau/“La vision directe de Hari ne peut se produire que pour ceux dont toutes les fautes ont été effacées par de nombreuses naissances : comment la haine, l’envie etc., pourraient-elles encore revenir ? Puisque l’envie etc., est possible entre égaux, pourquoi n’existerait-elle pas entre des mukta (supposés égaux). On sait que même des ascètes voyant des égaux éprouvent de la haine et de l’envie ; les nombreuses imperfections de ce monde en sont la cause. Mais s’il n’y a plus de fautes dans le salut, pourquoi en commettrait-on à cause de la supériorité des autres ? Si on veut écarter l’envie etc., en supprimant la vue d’autrui, comment supprimera-t-on l’absence de plaisir provenant du fait de ne voir personne ? L’on sait par la ṇruti que Brahmā luimême éprouva du déplaisir en se trouvant seul au commencement”.
52 B.A.U.Bh., VII. 11 (p. 63b) vyādhīnchavahṛtiṃ caiva śavadāhādikaṃ tathā/viṣṇave tapa ityeva cintayan yāti tatparam/iti ca/akleśito’pi kleśādīn atītaiṣyān apīha yaḥ/viṣṇave tapa ityeva prārthayet sa paraṃ vrajet/“Celui qui considère les maladies, le transport de son cadavre, la crémation de son cadavre etc., comme une austérité offerte à Viṣṇu, atteint ainsi le lieu supérieur, est-il dit. Même s’il ne souffre pas, celui qui maintenant prie en pensant que les souffrances etc., passées et futures sont une austérité offerte à Viṣṇu, celui-là peut aller au séjour suprême”.
53 A.V., III. 4. 253 [5-6] (p. 63a) haridveṣo na śubhadaḥ saddveṣatvād yathā guroḥ/“La haine de Hari ne procure aucun bien, parce qu’elle est haine de ce qui est bon, de même que la haine du guru”.
54 A.V., III. 4. 224 ss. [5-6] (p. 62a) bhaktyā prasannato devān muktir ityeva tadguṇān/vadanti śrutayas sarvāḥ purānānyāgāmā api/yadi dveṣeṇa muktiḥ syād vaktavyo doṣasaṃcayaḥ/sṃartavyo bhagavān nityam ityarthenaiva hi kvacit/dveṣād iva gunān āha purāṇe kruddhavākyavat/yathā kruddhaḥ pitā putraṃ maretyākṣepapūrvakam/ “Le salut vient du Dieu rendu favorable par la bhakti, aussi toutes les Śruti, ainsi que les purāṇa et les āgama, disent-elles ses perfections. Si le salut se faisait par la haine il faudrait dire (Dieu) une masse d’imperfections. Quelquefois (l’auteur) dans un purāṇa exprime ses qualités par la comparaison de la haine, pour signifier que le Bienheureux doit être constamment présent à la pensée ; comme il en est des paroles de colère, comme lorsque le père irrité dit à son fils ‘meurs’, dans une (simple) intention de reproche”.
55 G.T., (Préambule) (p. Ib) tatra sākṣād indrāvatāram uttamam adhikāriṇam ātmanaḥ priyatamaṃ arjunaṃ kṣatriyānāṃ viśeṣato paramadharmaṃ nārāyaṇadviṭtadanubandhinigrahaṃ bandhusnehād adharmatvenāśaṅkya...bodhayati bhagavān nārāyaṇaḥ/“Ici le Bienheureux Nārāyaṇa éclaire Arjuna, l'avatāra d’Indra, le plus haut des adhikārin et qui lui est très cher, lui montrant que le plus haut devoir, particulièrement pour les kṣatriya, est de réduire ceux qui haïssent Nārāyaṇa ainsi que leurs alliés, alors qu’il hésitait par affection pour les siens se demandant si ceci n’était pas contraire au dharma”.
56 A.V., III. 3. 109. ss. [31] (p.50b) dveṣād yanmuktikathanaṃ śrutivākyavirodhi tat/ripavo ye tu rāmasya vimukhatvānnirāmiṇah/abhidrohapade nityam andhe tamasi te sthitāh/haridviṣas tamo yānti ye caiva tadabhedinaḥ/tannirguṇatvavettāras tasya doṣavido’pi ca/“Affirmer qu’il y a un salut par la haine est contraire aux paroles de la Śruti. Ceux qui sont ennemis de Rāma, se plaisant à se détourner de lui, ont pour lieu étemel les ténèbres aveugles, séjour de l’hostilité ; ils vont aussi aux ténèbres ceux qui haïssent Hari, et ceux qui se disent non-différents de lui, ceux qui le connaissent comme nirguṇa, comme ceux qui voient des imperfections en lui”. (Jayatīrtha comprend cependant le mot nirāmiṇaḥ comme “sans Rāma” c’est-à-dire sans joie).
57 Cf. note I. p. 341.
58 A.V., III. 4.267 ss. [7] (p. 63b) śubhāśubhaphalaṃ devā asurāśca samāpnuyuḥ/krameṇaiva yathāśakti yathā ye ye prayojakāḥ/prerakā api pāpanāṃ na devāḥ pāpam āpnuyuḥ/“Les deva et les asura obtiennent les fruits bons ou mauvais, selon leur ordre, conformément à leur puissance et selon ce que les uns et les autres font rechercher. Mais lorsque les deva inspirent des péchés ils n’en retirent pas de péché”.
59 A.V., III. 3.102 ss. [31] (p.5oa) ato viṣṇau parābhaktis tadbhakteṣu ramādiṣu/tāratamyena kartavyā pwuṣārtham abhīpsatā/svādaraḥ sarvajantūnām saṃsiddho hi svahāvataḥ/tato’dhikaḥ svottameṣu tadādkikhynusārataḥ/kartavyo vāsudevāntam sarvathā śubham icchatā/na kadācit tyajet taṃ ca krameṇainaṃ vivardhaye/sameṣu svātmavat snehaḥ satsvanyatra tato dayā/kāryaivam āparokṣyeṇa dṛśyate kṣipram īsvaraḥ/“Ainsi il faut pratiquer la plus grande bhakti envers Viṣnu, et selon la hiérarchie envers ses bhakta, Ramā et les autres, si l’on veut atteindre la fin de l’homme. Le respect de soi-même existe par nature en tous les êtres, aussi faut-il le pratiquer de plus en plus vis à vis de ceux qui nous sont supérieurs, selon l’ordre de leur supériorité, jusqu’à Vāsudeva, si l’on désire de toute manière le bien. Qu’on ne l’abandonne jamais et qu’on l’augmente selon l’ordre. Il faut avoir pour ses égaux de l’affection comme pour soi-même, il faut pratiquer la pitié envers les autres, s’ils sont bons : ainsi on obtiendra rapidement la vision directe du Seigneur”. (Jayatīrtha rapporte le mot satsu à la deuxième partie de la phrase).
60 A.V., III. 4. 245 ss. [5-6] (p. 63a) tāratamyena teṣvaddhā bhaktir dṛṣṭrstānusārataḥ/viṣṇuprasādānusārāt kāryā doṣas tadanyathā/svaprītyaṇusṛtau prītir loke’pyaddhaiva dṛśyate/tāratamyaparijñānam apyetenaiva sādhanam/lakṣmṣviriñcavāṇīśagirijeridragirāṃpatiḥ/sūryādayaśca kramaśo bhagavatprītigocarāḥ/teṣu bhaktiḥ krameṇaiva kāryā nityaṃ mumuk ṣ ubhiḥ/sarve’pi guravaścaite puruśasya sadaiva hi/tasmāt pūjyāśca namyāśca dhyeyāśca parito harim/“Vis à vis d’eux l’on a certes de la bhakti selon leur hiérarchie, comme l’expérience l’enseigne : il faut la pratiquer selon l’ordre de grâce de Viṣṇu, il y a péché autrement. Il est vu en ce monde aussi que l’on a plaisir à ce que l’on se conforme au plaisir des siens. La connaissance de la hiérarchie est ici le moyen à prendre. Lakṣmī, Viriñca (Brahmā) Vāṇī (Sarasvatī) İsa (Śiva) Girijā (Pārvatī) Indra, Girāṃpati, Sūrya et les autres sont, en ordre, objet du plaisir du Bienheureux : ceux qui désirent le salut doivent pratiquer constamment la bhakti envers eux selon leur ordre.
Ils sont tous en effet les guru de l’homme, toujours, c’est pourquoi il faut leur rendre un culte, les révérer et méditer sur eux, pourvu que Hari reste le premier”.
B.A.U.Bh., III. 5. 4. (p. 14b) svātmottameṣu vidveṣāt tamo niyamato vrajet/ “par la haine de son propre ātman, et la haine de ses supérieurs, l’on va nécessairement à l’enfer”.
61 A.V., III. 4. 242. ss. [5-6] (p. 62b-63a) tāratamyena tadbhakteṣvapi bhaktir viniścayāt/kartavyaiṣāpi tadbhaktir lokavedānusāratah/yo hi bhaktaḥ pradhāne syāt tadīyeṣvapi bhaktimān/dṛsyate’sau niyamato viparīto vipojyaye/vyabhicāro yadi kvāpi bhaktikrāso’tra kalpyate/bhaktidoṣo hyasau yanna tadbhakteṣvapi bhaktimānj “La dévotion qui doit être pratiquée, très certainement, envers lui, doit être aussi dévotion pour ses dévots selon leur hiérarchie, selon l’enseignement du Veda et. celui de ce monde. Car on sait que celui qui est dévoué au chef est aussi dévoué aux siens, en règle générale, et il leur est opposé dans le cas contraire. S’il y a une exception, il faut supposer là une diminution de dévotion : il a une dévotion imparfaite celui qui n’est pas aussi dévot aux dévots”.
62 A.V., IV. 1. 23 ss. [3] (p. 65a) svātmānaṃ pratimāṃ vāpi devatāntaram eva vā/cetandātanaṃ vānyad dhyāyed yaḥ keśavas tviti/kiṃ tena na kṛtaṃ pāpaṃ coreṇeśāpahārinā/“Celui qui prendrait intérieurement pour symbole de méditation, son propre esprit, ou bien une divinité, ou toute autre réalité, consciente ou inconsciente, en pensant que c’est Keśava, quel péché n’a-t-il pas commis, ce voleur qui dérobe le Seigneur”.
63 A.V., III. 2. 149[10] (p. 43b) īśasyācintyaśakiitvānnāśakyaṃ kvāpi vidyate/seśatānupapannaiva yadi jīvaikyatāsya hi/‘Il n'y rien que soit impossible au Seigneur, du fait de sa puissance inconcevable : cette seigneurie justement ne pourrait être admise s’il était un avec le jīva”.
64 A.V., IV. I. 19 ss. [3] (p. 65a) pratīkaviṣayatvena na kāryā viṣṇubhāvanā/pratīkaṃ naiva viṣṇur y an mithyāsā hyanarthadā/yo’nyathā santam ātmeśam anyathā pratipadyate/kiṃ tenu na kṛtaṃ pāpaṃ corenāmāpahārinā/ “Il ne faut pas penser à Viṣṇu en ayant pour objet une idole, car l’idole n’est certainement pas Viṣṇu, et un faux culte est cause de malheur. Celui qui comprend autrement qu’il n’est le Seigneur de l'ātman, quel péché n’a-t-il pas commis ce voleur, qui dérobe l’Ātman.”
65 C.R. Krishna Rao : Purandara Dāsa heaves a sigh of relief that we are rid of a multiplicity of gods : “halavu daivagaḷemba hambala biṭṭitu” [La pensée qu’il y a beaucoup de dieux a été abandonnée] Madhva Siddhanta our great heritage (5th A. I. M.SS. Souvenir p. 21) Les Dāsa ou Haridāsa représentent le mouvement de dévotion madhva qui s’est exprimé par des hymnes en langue katmaḍa. Purandara Dāsa est l’un des plus célèbres (1ère moitié du XVIe s.)
66 B.S. Bh,. I. I. X., śvapacād api kaṣṭatvaṃ brahmeśānādayaḥ surāh/tadaivācyuta yāntyeva yadaiva tvaṃ parāhmukhaḥ/iti brāhme ca vaivarte/nāhaṃ na ca śivo’nye ca tacchaktyekāṃśabhāginaḥ/bālaḥ krīḍanakair yadvat krīḍate’smābhir acyutaḥ/iti/“Les dieux Brahmā, Īsāna et les autres, vont à un malheur pire que celui des mangeurs de viande de chien, ô Acyuta, si tu détournes la tête, est-il dit dans le Brāhma-Purāṇa, et dans le Vaivarta : ni moi-même, ni Śiva, ni aucun autre ne partageons une seule partie de sa puissance ; comme un enfant joue avec ses jouets, ainsi Acyuta avec nous”.
67 Ch. U. Bh., VI. 6. 9 (p. 30a) muktāvumā tu vāgdkhyā rudraṃ yāti mano’bhidham/vāyum yāti śivaścāpi vāyus tejo’bkidhāṃ srïyām/vāyum ādāya sā devī yāti viṣṇum parātparam/dvāramātrā tu sā devī vāyuprāpyo janārdanaḥ/“dans le salut Umā va à Rudra, appelé manas ; Śiva va à Vāyu, et Vāyu à Śri appelée tejas ; la déesse prenant Vāyu avec elle, va à Viṣṇu le Très-Haut : la déesse n’est que la porte, c’est par Vāyu que l’on atteint Janārdana”.
68 Ai. U. Bh., II. 4. (p. 34a) suptās tatra yato jīvāḥ sarve brahmaśivādikāḥ/asuptāḥ śrīśca muktāśca svatantronmeṣavarjanāt/“Ils dorment là tous les jīva, Brahmā, Śiva, et les autres ; Śrī et les mukta ne dorment pas. Car aucun ne cligne des paupières par son seul pouvoir”.
69 B.A.U. Bh., VI. 4. 4 (p. 56a) svarṇakāro yathā svarṇamalamagnau nihatya ca/śuddhena tenu cātmeṣṭaṃ kurute rūpam añjasā/evaṃ sa bhagavān viṣṇur jīvasvarṇasya yanmalam/avidyākāmakarmādyam ātmāgnau nāśya sarvakṛt/svecchayā kurute rūpaṃ yadyogyaṃ tasya muktigam/pitṛjīvasya pitryaṃ sa gāndharvaṃ tasya caiva hi/daivaṃ tu devajīvasya prājāpatyaṃ prajāpateḥ/brahmaṇo brāhmam eveti nityānandasvarūpakam/ “De même que l’orfèvre détruit par le feu l’impureté de l’or, puis avec cet or purifié fait aussitôt la forme qu’il désire, de même le Bienheureux Viṣṇu, auteur de tout, ayant fait disparaître au feu spirituel la tâche d’ignorance, de désir, de karman etc., qui est dans l’or du jīva, fait par sa seule volonté la forme qui lui correspond pour entrer dans le salut : au jīva qui est pitṛ il donne la forme de pitṛ, ainsi que celle de gandharva ; au jīva qui est deva il donne une forme divine ; à Prajāpati la forme de Prajāpati ; à Brahmā celle qui est appelée brāhmique, image de sa forme de félicité éternelle”.
70 B.A.U.Bh., VI. 4. 4 (p. 56a) yadā mukto bhaved brahmā tadā brahmā sa mukhyataḥ/evaṃ prajāpatiścaiva tathaivānyé’pi sarvaśah/yathā hi svarṇarūpādyaṃ malahānau hi tad bhavet/pūrvaṃ tu yogyatāmātraṃ dvijatvaṃ bālake yathā/ityādi ca/ “Lorsque Brahmā devient libéré, alors il est vraiment Brahmā, de même Prajāpati, ainsi que tous les autres dieux. Ceci se produit comme on fait un bijou après avoir détruit l’impureté de l’or. Auparavant ils n’ont que la capacité (de ce qu’ils deviendront) comme un enfant possède la capacité de devenir un dvija (“deux fois né”) est-il dit”.
71 B. A. U. Bh., VI. 3. 8 (p. 49a) pralaye tu praviśyainaṃ bhagavantaṃ janārdanam/sthitvā jñānāvilopena nirgacchanti punas tataḥ/na ca jñānasukhādīnāṃ teṣāṃ sṛṣṭau laye’pi ca/viṣesaḥ kaścid antaśca bahiścaiva ramanti te/ “Mais pendant le pralaya ils entrent dans le Bienheureux Janārdana ; ils y demeurent sans perdre leur connaissance, et ils en sortent à nouveau ensuite. Il n’y a pas pour leur félicité, leur connaissance etc., la moindre différence au temps de la création et de la dissolution : leur plaisir est parfois extérieur, parfois intérieur”.
72 B.A.U. Bh., VI. 3. 15-18 (p. 51a) suptikāle’pyayaṃ viṣṇuḥ sadā jāgaritātmakaḥ/yāni jāgarite paśyet tāni supté’pi paśyati/nityajñānasvarūpatvād bhagavān puruṣotiamaḥ/nityānanyaprakāsatve’pyanyajyotir yadā bhavet/“Même au temps du sommeil, Viṣṇu est toujours par essence éveillé. Ce qu’il voit étant éveillé, il le voit aussi étant endormi, lui le Bienheureux, Suprême Personne, parce que son essence est de connaissance éternelle, puisque c’est lui qui est pour les autres la lumière éternelle tout en n’étant illuminé par nul autre”.
73 L’expression se trouve dans la Yukti-mallikā si. 54, comm.
74 Ch. U. Bh., VIII. 1-2 (p. 41a) na hi saṃsāriṇo muktā upakārakāh/ “car les mukta n’aident pas celui qui est dans le saṃsāra”.
75 B.A.U. Bh., VI. 4. 5 (p. 58b) sa bhagavān yathākāmo bhavati tathākāmo jīvo bhavati/itthaṃ kāmo’sya bhūyād iti bhagavadicchāvasād asya kāmo bhavatītyarthaḥ/ “Si le Bienheureux a un désir, le jīva possède le même désir. Par sa dépendance de la volonté du Bienheureux pensant ‘qu’il ait tel désir’, celui-ci éprouve tel désir, tel est le sens”.
V.T.V., par. 294 brahmamatyanukūlā me matir muktau bhaviṣyati/ataḥ prāyo’nukūlatvam idārīm api me sthitam/“Dans le salut ma pensée sera en conformité avec la pensée de Brahman, aussi puissé-je dès maintenant être le plus souvent en cette conformité”.
76 A.V., III. 2. 123 [8] (p. 426) sattāpratītīkāryeṣu pumadhīnā yatheyate/“de même que (l’ombre) est vue dépendre de l’homme en son existence, en son apparence et ses mouvements”.... Cf. note 1 p. 346.
77 B.S. Bh., III. 4. 34. sarvaprakāreṇotsāhe'pi ye jñiānayogyās ta eva jñānaṃ prāpnuvanti nānye/“Seuls ceux qui sont aptes à la connaissance atteignent la connaissance, et non les autres, quels que puissent être tous leurs efforts”.
78 Cf. note 2 p. 334.
79 B.S. Bh., I. 1. 1. sa hi sarvamanovṛttiprerakaḥ samudāhṛtaḥ/“Car il est déclaré être celui qui met en branle toute impression mentale”.
80 B.A.U. Bh., VI. 4. 5 (p. 58a) sa yathā karoti puruṣaṃ tathaivāyam bhaviṣyati/sādhur bhavati sādhuṃ cet karoti puruṣottamaḥ/pāpo bhavati pāpaṃ cet sa karoti janārdanaḥ/tatpreritena puṇyena puṇyo bhavati mānavah/tatpreritena pāpena tathā pāpaḥ pumān bhavet/“L’homme devient tel qu’il le fait ; devient bon celui que la Personne suprême fait bon, devient mauvais celui que Janārdana fait mauvais. L’homme est vertueux par la vertu qu’il a inspirée, et l’homme doit également être pécheur par le péché qu’il a inspiré”.
81 B.S. Bh., II 3. 33 jīvasya kartṛtvābhāve śāstrasyāprayojakatvaprāpter jīvo’pi kartā/ “comme les śāstra n’auraient pas pouvoir d’indiquer une fin si le jīva n’avait pas capacité d’action, le jīva lui aussi est agent”.
82 B.S. Bh., II 3. 40-41 yathā takṣṇah kārayitṛniyatatvaṃ kartṛtvaṃ ca vidyate evaṃ jīvasyāpi/sā ca kartrtvasaktih parād eva/ “De même que l’on voit le charpentier être dirigé par l’entrepreneur et avoir aussi son activité (propre), de même en est-il pour le jīva. Et cette puissance d’agir ne lui vient que de l'Autre”.
83 G.T.N., V, 14 (p. 19b) yathā pitṛdattaṃ pālakatvaṃ rājaputrāṇām evaṃ paramātmadattaṃ kriyāsvātantryalakṣaṇaṃ kartṛtvaṃ kriyāniṣpannadkarmādirūpakarmaṇi svātantryaṃ ca jīvānām apyastītyāśaṅkāṃ pariharati/ “De même que les fils d’un roi ont le pouvoir de protéger (le royaume), pouvoir qui leur est donné par leur père, de même il existe un pouvoir d’action, caractérisé par la liberté des actes, pouvoir donné par le Suprême Ātman : il rejette l’objection disant que les jīva doivent avoir eux aussi la liberté dans leur activité dont l’essence est le bien etc., produit par leurs actions”.
Commentaire de Jayatīrtha ibid. : svato jīvānām svatantrakartṛtvādyabhāve’pi paramātmadattaṃ tad asti/ “Bien que les jīva ne possèdent pas d’euxmêmes un pouvoir d’action libre, celui-ci leur est donné par le Suprême Ātman”.
84 B.S. Bh., II. 3. 42 tato'prayojakatvaṃ sāstrasya nāpadyate/ kṛtaprayatnāpekṣatvāt tatprerakatvasya/ “Ainsi l’on évite la conséquence que les śāstra n’auraient pas de but à proposer, car le jīva est incité à agir par le S eigneur en dépendance de ce qu’il a accompli et de son effort”.
T.P., II. 3. 42 jīvasyānādikarmaprayatnayogyatāpekṣa eva jīvaṃ prerayati na tvanapekṣo’to na jīvaśakter īśvarādhīnatvé’pi śāstravaiyarthyam/anapekṣayā preraṇe hi tat syād iti bhāvaḥ/ “Il guide le jīva en tenant compte de son karman sans commencement, de son effort et de ses aptitudes (yogyatā), et non sans en tenir compte : c’est pourquoi il n’y a pas inutilité des śāstra du fait que la puissance du jīva dépend du Seigneur ; ceci se produirait si le Seigneur guidait le jīva sans tenir compte de sa capacité”.
85 Bh, G. Vivṛtti, XVIII. 18 na ca svataḥkartrtṛābhāvāt parādhīnakartṛjīvasya vidhijñānadvārā kathaṃ pravṛttyādyarthaṃ vidhiviṣayatvaṃ iti śaṅkyam/aparādhīnakartṛtvasya vidkiviṣayatdyāṃ prayojakatvena kvāpyanupalambhenānvayavyatirekābhyāṃ parādhīnakartṛśaktikasyaiva vidhiviṣayatvāvaśyambhāvāt/ “Et il ne faut pas demander : comment un jīva ayant une activité dépendante, peut-il avoir pour objet des règles (morales), donnant un but à son action par l’intermédiaire de la connaissance de la règle, s’il n’a pas d’activité par lui-même ? Comme nous ne verrions jamais un agent (absolument) indépendant avoir pour objet des règles, lui indiquant son but, par raisonnement de présence et d’absence il est nécessaire que celui qui prend pour objet des règles soit justement un sujet ayant une puissance dépendante”.
86 B. S. Bh., II 2. 2 cetanasya svataḥ pravṛttidarśanācca/ “et parce qu’on voit l’être conscient avoir une activité par lui-même”. Comm. de Jayatīrtha : ahaṃ karomīti cetanasya pravṛttidarśanā/“parce que l’on voit que l’être conscient agit en pensant : c’est moi qui agis”.
87 T.P., II. 3. 34-35 na jīvasya kālpanikaṃ kartṛtvaṃ kiṃ tu pāramārthikam eva/ ...astu mokṣe jīvasya svābhavikaṃ kartṛtvaṃ prāmānikatvāt/ saṃsāre tu kālpanikam eva kiṃ na syāt.../ na jīvasya samsāre’pi kartṛtvaṃ kālpanikam : mokṣādyarthaṃ-sādhanādyupādānapratīteḥ/ “Le pouvoir d’action du jīva n’est pas imaginaire, mais il a une vérité absolue.... Admettons que dans le salut le pouvoir d’action du jīva lui soit essentiel, parce qu’on a des textes faisant autorité, mais pourquoi ne pas admettre que dans le saṃsāra son pouvoir d’action soit imaginaire ?... Même dans le saṃsāra le pouvoir d’action du jīva n’est pas imaginaire, parce que l’on sait qu’il est la base des moyens etc., qui ont pour but le salut”.
88 Cf. plus haut, IIIe part. ch. 2.
89 A.V., IV. 2. 96 [5] (p. 70b) sukhādidharmahānau tu mukteḥ kiṃ ca prayojanam/ yadyartho duḥkhahāniḥ syād anarthaḥ sukhanāśanam/tayośca duḥkhahānāddhi sukhanāśo’dhiko bhavet/ prāpyāpi duḥkhaṃ sumahat sukhaleśāptaye janaḥ/ yatate sukhahānau hi ko moksāya yatet pumān/ alpācca sukhanāśāddhi bibhetyatitarām janaḥ/ mahacca duḥkham āpnoti sukhanāsanivṛttaye/ na ca rāganimiittaṃ tadvītarāgā api, sphutamj nāradādyāḥ sukhārthāya sahante duḥkhaṃ añjasā/ “Si les caractères de bonheur etc., étaient détruits dans le salut quel but resterait-il ? Si la suppression d’un mal est un bien, la destruction d’un bonheur doit être un mal. Des deux certes la destruction d’un bonheur est plus importante que la suppression d’une douleur. L’on accepte même une très grande douleur pour s’efforcer d’obtenir un très petit bonheur : comment donc un homme ferait-il des efforts si le salut était destruction du bonheur ; car n’importe qui craint par dessus tout la destruction d’un bonheur même minime, et accepte une grande souffrance pour éviter la destruction d’un bonheur. Et ceci n’est pas l’effet des passions, car des êtres qui sont évidemment libres de passions, comme Nārada et d’autres sages, ont supporté sans aucun doute des souffrances en vue du bonheur”.
90 B.A.U, Bh., III. 5. 2 (p. 8b) ātmano’pi priyatvaṃ tu tenaiva kṛtam añjasā/.../sa ced apriyakṛd viṣṇur nātmāpi priyatāṃ vrajet/“Mais même le fait de s’aimer soi-même est directement son œuvre... Si Viṣṇu le fait indigne d’amour, il ne peut, atteindre même à l’amour de soi”,
91 Cf. Ie part. ch. 5.
92 B.S. Bh., II 3. 37 yathā jñāna idaṃ jñāsyāmītyaniyamaḥ pratīyate evaṃ karmaṇyapi jīvasya/ “De même que dans la connaissance on voit qu’il n’y a pas de nécessité lorsqu’on pense ‘je vais connaître ceci’, de même en est-il aussi pour le jīva dans ses actions”. La liberté de décision dans l'action est analogue à la liberté'de l’attention dans la connaissance. Cf. Ie part. ch. 5 note 2 p. 127 : Madhva parle d’une activité intérieure et extérieure.
93 B.S. Bh., II. 1. 27 ayaṃ ca doṣo jīvakartṛtvapakṣe/ ekenāhgulimātreṇa pravartamāno'pi pūrṇapravṛttiḥ syāt/na ca tad yujyate/sāmarthyaikadeśadarśanāt/na caikadeśena/niravayavatvāt/“Dans l’hypothèse où le jīva serait agent, il y a la difficulté suivante : il donnerait la totalité de son action en agissant seulement d’un doigt ; et ceci n’est pas possible : car on voit qu’il a un pouvoir partiel ; et ce n’est pas qu’il agisse avec une part de lui-même, car il est sans parties”.
94 A.V., II. I. 96 ss. [7] (p. 21b) anaṃśasyāpi jīvasya kiñcit sāmarthyayojanām/kāryeṣu yaḥ karotyaddhā namas tasmai svayambhuve/yadi bhāgena kāryeṣu jīvaśaktiṃ na yojayet/haris tadā hi sarvatra kṛsnayatno'ṃśitāpi vā/ “Lui qui adapte un certain pouvoir du jīva à ses effets, bien que ce jīva soit dépourvu de parties, salut à lui, l’Etre né de lui-même. Si Hari n’adaptait pas la puissance du jīva partiellement à ses effets, il y aurait partout pleine force d’action, ou bien il faudrait admettre que le jīva ait des parties”.
95 N.S., II 2. 27 (p. 37a) jiveśvarau dvāvapi śarīram adhitiṣṭhataḥ/tatreśvaro’ntaḥkaraṇaṃ spaṣṭaṃ dṛṣṭvā tatra jñānecchāprayatnarūpā vṛttīḥ svecchājñānaprayatnair utpādya bāhyakaraṇāni cādhiṣṭhāya ghaṭādyutpādayati/jīvas tu taddattasvāmyo’vatiṣṭhate.../ tasmād īśvarasyaiva mukhyaṃ svāmyaṃ kartṛtvaṃ ca/jīvasya tvamukhyam eveti/ “Le Seigneur et le jīva régissent tous deux le corps. Là, le Seigneur voyant clairement l’organe interne y produit les vṛtti en forme de connaissance, désir, effort, par ses propres désir, connaissance et effort, et gouvernant aussi les organes externes il fait produire un objet telle une cruche. Quant au jīva sa condition est d’avoir une souveraineté donnée par lui... Ainsi, à Īśvara appartiennent la souveraineté et le pouvoir d’action au sens premier, au jïva seulement en un sens dérivé”, Cf. plus haut, n. 3 p. 358 : les fils du roi ont un “pouvoir qui leur est donné” par leur père. Mais cela ne signifie pas que Viṣṇu puisse jamais se départir de sa souveraineté. Madhva le dit expressément, comme me l’a fait remarquer un mādhva : G.T.N., V. 14 (p. 19b) svātantryād bhagavān viṣṇuḥ svabhāva iti kīrtitaḥ/tatsvātantryaṃ kadāpyeṣa nānyasya sṛjati kvacit/ “Par son svātantrya Viṣṇu est proclamé svabhāva (la “nature propre” par excellence) : jamais celui-ci ne produit son svātantrya pour quelque autre”.
96 Cf. chapitre précédent, n. 1 p. 320 : le Seigneur a une śakti variée, vicitrā, et elle est toute-puissante. Cf. note suivante.
97 A.V., III. 2. 168 ss. [15] (p. 44b) tadabhinnā guṇā nityam api sarve viśeṣataḥ/ guṇatvena guṇitvena bhoktṛbhogyatayā sthitaḥ/ viśeṣātmatayā teṣāṃ nityaśaktyātmanā tathā/ nityaṃ sthiter na dharmāṇāṃ kriyādīnām anityatā/ na viśeṣātmatā ceyam anityā śaktirūpatā/ “Bien que ses qualités soient éternellement non-différentes de lui, toutes par le viśeṣa, existent selon la qualité et le support de cette qualité, selon le sujet et l’objet de jouissance. Parce que ses attributs existent selon le viśeṣa comme selon sa śakti éternelle, ils existent éternellement et ses actions etc., ne sont pas non-éternelles ; et ce mode de viśeṣa n’est pas non-éternel étant en forme de śakti”. (Le texte des deux éditions de l’A.V. porte sthitaḥ au singulier mais Jayatīrtha commentant ce śloka écrit sthitāḥ).
N.S. ibid. (p. 134b) kriyādīnāṃ nityatā śaktivyaktirūpatā vyaktirūpasyāpi nityatā śaktirūpābhinnatā saviśeṣatā viśeṣasyāpyabhedaḥ svanirvāhakatā ceti/ “Les actions etc., sont éternelles, étant en forme de puissance (śakti) et manifestation (vyakti) : pour la forme manifestée elle-même, il y a éternité, nondifférence de la forme de puissance, et possession de viśeṣa : le viśeṣa lui-même est non-différent, et il a la propriété de se supporter lui-même”. Peut être couchons-nous ici au point où la notion de viśeṣa manifeste le plus clairement ses affinités avec la notion de śakti : le B.T. (par. 28) a un passage analogue à celui-ci : le viśeṣa permet de comprendre que le jīva qui est sans parties puisse agir partiellement, que les actions du Seigneur aient forme de puissance et de manifestation, que les attributs ne soient pas séparés de la substance, et tout ceci est possible par la “puissance inconcevable” du Seigneur.
98 A.V., I. 2. 5 ss. [1] (p. 11a) anityatvāt kriyāṇāṃ tu katham eva svarūpatā/ iti cet saviśeṣo’pi kriyāśaktyātmanā sthiraḥ/ śaktitā vyaktitā ceti viśeṣo’pi viśeṣavān/ “Si l’on dit : puisque ses actions sont non-éternelles comment appartiennent-elles à son essence ? Nous répondons : il est immuable, tout en étant pourvu d’un viśeṣa selon l’essence de sa puissance d’action. Et ce viśeṣa, le fait d’être en puissance ou d’être en acte, est lui-même pourvu de viśeṣa”.
99 N.S., II 1. 102 (p. 237a) īśvarasyālaukikatvaśruter āgamaikagamyatvena yuktivirodhānavakāśād vicitraśaktiḥ puruṣaḥ sarvair yuktā śaktibhir devatā sāityādiśrutibhir vicitrāśeṣaśaktitvāvagamācca/“parce qu’il n’y a pas de place à la contradiction de la raison en face d’une Śruti qui déclare le caractère non-sensible d’Īśvara du fait qu’il ne peut être connu que par les textes, et parce que ces textes ‘la Personne dont la puissance est variée’‘cette divinité centre de toutes 3ses puissances’le font connaître comme puissance totale variée”.
100 N.S. ibid. (p. 237a-b) pariṇāmavādino vivartavādinaśca brahmaṇo jagadupādānatvaṃ kṛtsnaprasaktir iti.../ tathā hi/ na brahma jagadupādānam/ yatas tathātve kṛtsnasyāpi brahmaṇaḥ kāryākāratāprasaktiḥ syāt/sthitau ca brahmābhāve taddarśanopadeśānarthakyādi syāt/athaitad doṣaparijihīrṣayā brahmaikadeśena pariṇamate/ ekadeśena cāvatiṣṭhata ityucyate/ tadā niṣkalaṃ śāntam ityādiniravayavatvaśabdakopaḥ syād iti/ “Le pariṇāmavādin et le vivartavādin pour qui le Brahman est cause matérielle du monde ont (le problème) de l’engagement total du Brahman... En effet : le Brahman, n’est pas la cause matérielle du monde, parce que, s’il l’était, le Brahman tout entier s’engagerait en mode d’effets. Et pendant l’existence du monde, le Brahman n’existant plus, il serait sans signification d’enseigner à le voir. Ou bien pour éviter cette difficulté, l’on dit que le Brahman ne se transforme que pour une part, et que pour l’autre il reste ce qu’il est. Alors on encourt la colère des textes le disant dépourvu de membres : ‘le sans-parties, l’unifié’ etc.”.
101 A.V., II. 3. 25 [13] (p. 34b-35a) acchedyasyāpi jīvasya vibhāgaṃ bahudhā hariḥ/ kṛtvā bhogān pradāyaiva caikyam āpādayet punaḥ/ “Bien que le jīva soit dans division Hari le partage de multiples façons, lui donne ses expériences, puis le ramène ensuite à l’unité”.
Mu. U. Bh., III. 4 (p. 3a) hṛdayasthaḥ sadā viṣṇur bahudhā caikadhā bhavan/carati svecchayaivāntaḥ sarvajīvān niyāmayan/iti pravṛtte/ “Viṣṇu éternel se tenant dans le cœur, existant sous forme de pluralité et d’unité, se meut selon sa volonté dirigeant de l’intérieur tous les jīva, est-il dit dans le Pravṛtta”,
102 N.S., II. 1. 93 (p. 231b) anaṃśasyāpi parameśvarācintyaśaktivaśena kāryānurūpasāmarthyaprayogasambhavānna kṛtsnaprasaktir iti/.../nanu jīvaśaktyaivedaṃ ghaṭatām/maivaṃ tasyāghaṭitaghaṭakācintyaśaktyabhāvāt/ “bien que le (jīva) soit sans parties, puisqu’il lui est possible d’appliquer‘son pouvoir à proportion de l’effet, en dépendance de la puissance inconcevable du Suprême Seigneur, il ne connaît pas d’engagement total...Mais ceci ne pourraitil être réalisé par la seule puissance du jīva ? Non, car il ne possède pas la ‘puissance inconcevable’, capable de réaliser l’irréalisable”.
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