Dieu et le monde
p. 299-330
Texte intégral
1L’existence du Veda et la nature de la relation qui le fait dépendant de Dieu, représentaient comme le premier degré d’un problème plus vaste et plus complexe, celui de la relation entre Dieu et toute autre réalité différente de lui. Dans le cas du Veda la question se trouvait relativement simplifiée : le Veda, objet différent de Dieu mais l’exprimant parfaitement, objet multiple mais absolument unifié, était par essence un objet digne de Dieu. Sa raison d’être première était d’être connu par la pensée divine, et ce fait seul T établissait dans une relation de dépendance essentielle et éternelle vis à vis de Dieu.
2Cependant le monde concret, fait de multiples réalités, soutenant entre elles des relations diverses, se transformant sans cesse et influant sur leurs transformations mutuelles, est loin de présenter les degrés de transparence et de docilité qui appartenaient aux varṇa du Veda. Les êtres individuels que nous sommes se pensent pourvus d’un pouvoir autonome par lequel ils agissent sur les phénomènes naturels. Est-il possible de continuer à affirmer avec la même intransigeance que Dieu est le seul être svatantra, qu’il possède toute la puissance et que cette puissance est totalement libre, et à déclarer que le monde réel, monde de transformations réelles et monde où agissent des sujets réels, existe en absolue dépendance de sa souveraineté ? Le problème est double : d’une part il met en cause la possibilité d’une relation entre Dieu et le monde matériel, de l’autre celle du rapport entre la liberté divine et les libertés individuelles. Le second aspect du problème dépend évidemment des données et des solutions du premier, puisque les jīva agissent dans un monde de matière, par l’intermédiaire d’un corps. Il faut donc d’abord comprendre comment Dieu, qui est esprit, peut régir en toute souveraineté l’existence et le devenir de la matière.
3Comment penser le lien de causalité capable d’unir Dieu et l’univers, le Brahman unique et la multiplicité concrète, l’Etre immuable et le monde du devenir ? La première solution qui se présente à Madhva, parmi celles de ses prédécesseurs vedāntin, est celle de Bhāskara, pour lequel Dieu est la cause matérielle, upādāna-kāraṇa, du monde. Ce monde est réel, et repose sur le Brahman comme sur son support, sans lequel il ne pourrait subsister. L’étoffe de l’univers est Dieu lui-même, identique en tous les êtres, comme la même argile est la matière de tous les objets façonnés par le potier. Le devenir du monde est manifestation successive de formes diverses qui retournent les unes après les autres à l’indifférenciation première, comme la cruche cassée redevient finalement de la terre. L’ensemble de l’univers est manifesté à partir de sa source unique en des périodes régulières, les kalpa, et se résorbe en celle-ci au moment des grandes dissolutions cosmiques, pralaya. Le monde peut donc être dit à la fois différent et non-différent du Brahman, la relation qui l’unit à sa cause matérielle est une relation de bheda-abheda : la cruche ne peut en effet être déclarée absolument différente, non plus qu’absolument non-différente de l’argile dont elle est tirée. Ainsi est possible l’affirmation de l’Ecriture “Il est l’un, sans second”, ainsi est possible la relation entre l’Etre et les êtres. Dans cette perspective, lorsque les textes parlent d’une réalité de la matière, la nomment la prakṛti, il faut comprendre qu’ils ne parlent que du Brahman considéré en de tels cas comme la cause matérielle du monde : il n’y a et il ne peut y avoir qu’une réalité. La position bheda-abheda est une position advaita, différente de l'advaita çankarien en ce qu’elle accepte la réalité du monde, émanation de la réalité divine.
4Une telle interprétation de l’Écriture présente de sérieuses difficultés fait remarquer Madhva. Même si l’on néglige les nombreux textes parlant de la prakṛti, la matière primordiale étoffe du monde, il reste à accorder ces vues avec ce que le Veda nous dit du Brahman. Il nous dit qu’il est “pur” ‘‘immuable” “éternel” et plus explicitement encore il le dit sans modifications, avikāra ou nirvikāra.1 C’est par modification, vikāra, que la cause matérielle se transforme en son effet, qu’elle développe à partir d’elle-même de nouvelles formes d’existence, perdant certains de ses caractères pour en acquérir d’autres. Toute cause matérielle est donc modifiée en sa nature même par la transformation continue, pariṇāma, qui donne naissance à ses effets2 : le lait ne devient caillé qu’en perdant certaines des qualités qui lui sont propres. Comment, dans ces conditions, concevoir que le Brahman puisse se faire cause matérielle du monde sans perdre sa nature de Brahman, sans perdre son immuabilité, son éternité et cette simplicité que le non-dualisme devrait vouloir sauvegarder au premier chef ? Toutes les difficultés du panthéisme surgissent de cette contradiction première : comment, demande Jayatīrtha, un Dieu éternellement heureux pourrait-il vouloir se transformer lui-même en un monde imparfait, indigne de lui de toutes les manières ? Un fou lui-même ne désirerait pas cela. Dira-t-on que cette imperfection n’apparaît pas telle aux yeux de Dieu, qui voit le monde dans sa totalité divine ? Ceci ne revient-il pas à refuser à Dieu l’omniscience : s’il est Dieu, il connaît tout ce que nous connaissons pour vrai, et la réalité de la douleur et de l'imperfection est bien l’une de nos évidences. Il est impossible aux partisans du bheda-abheda-vedānta de se réfugier, comme pourraient le faire les māyāvādin, dans le caractère illusoire de la douleur, puisque leur doctrine a reconnu la réalité du monde.3
5D’autre part l’Ecriture décrit le Brahman comme un esprit, une conscience suprême, parama-ātman. Ceci augmente les difficultés du non-dualisme réaliste de Bhāskara, Il est contraire à toute pensée claire de concevoir la matière comme une transformation de l’esprit : entre ce qui est spirituel, cetana, et ce qui est jaḍa, inerte, la différence est totale.4 Si l’on se risquait à dire que la matière est une modification de l’esprit, rien n’empêcherait de dire tout aussi bien que l’esprit n’est qu’une modification de la matière.5 C’est ce que soutiennent justement les matérialistes cārvāka, considérant que l’esprit n’est rien d’autre qu’un produit des éléments matériels, une sorte d’épiphénomène de la matière : la conscience naîtrait en nous par une fermentation de la nourriture absorbée, transmutation analogue aux effets de cette puissance d’intoxication, mada-śakti, que recèle l’alcool. A de telles hypothèses, le panthéisme n’a rien à répondre puisqu’il a déjà aboli lui-même la distance entre le spirituel et le matériel.
6Dira-t-on pour sauvegarder la transcendance divine et la primauté du spirituel, que le Brahman, bien que cause matérielle du monde, ne s’engage pas tout entier dans la transformation évolutive qui donne naissance à l’univers. La doctrine bheda-abheda peut en effet se nuancer, en admettant l’existence en Brahman de plusieurs śakti, de puissances ayant diverses fonctions. L’une d’elles serait sat-śakti, pouvoir d’être, elle seule serait cause matérielle du monde dont elle soutiendrait l’existence. Une autre serait cit-śakti, puissance de pensée, principe spirituel immuable capable de guider le devenir sans s’y engager lui-même6. La production de la cruche ne requiert pas uniquement de l’argile, elle suppose l’activité intelligente de l’artisan, cause efficiente, nimitta-kāraṇa. En Brahman ces deux causalités n’en font qu’une : l’évolution de l’univers les dissocie, de telle sorte que pendant le temps de la manifestation Dieu puisse être à la fois support et régent du monde.
7Quelle est donc la relation de ces deux aspects de Dieu, demande alors Madhva ? Si l’on dit que cette relation est rapport de non-différence, c’est-à-dire d’identité absolue, pourquoi avoir pris la peine de supposer diverses śakti en Brahman ? Si l’on répond qu’il s’agit là encore d’une relation de différence-non-différence, l’on explique la difficulté par elle-même : c’est admettre que pour une part de son être, le Brahman immuable est engagé dans les transformations du devenir. Il n’y a plus qu’une issue, c’est de parler de différence absolue, bheda entre les deux aspects du Brahman, de reconnaître une dualité réelle entre la puissance qui le ferait cause matérielle du monde et celle qui lui donnerait causalité efficiente sur celui-ci. Ce serait évidemment une solution inacceptable. Cependant disent les mādhva, c’est la seule solution, pourvu de ne pas nommer Brahman la cause matérielle de l’univers. C’est ce que nous disons : nous distinguons en effet absolument les deux causalités, mais, selon nous, la cause matérielle est autre que le Brahman. Elle est la prakṛti, la matière primordiale, de laquelle Dieu tire l’univers, à la façon dont une cause efficiente produit ses effets, c’est-à-dire sans être aucunement modifiée par son acte de production, et en demeurant totalement différente de ses produits.7
8Mais l’Ecriture ne compare pas la création du monde au travail d’un artisan, peuvent objecter les partisans de la “transformation du Brahman”, brahma-pariṇāma-vādin : elle utilise des images qui expriment une relation substantielle entre le monde et Dieu. Ainsi le monde est dit sortir du Brahman et être résorbé en lui, de la même manière que les fils de sa toile sont “émis” puis “repris” par l’araignée. Elle utilise aussi l’exemple de la génération, et nomme Dieu le “père” du monde. Madhva nie que ces images appuient la thèse panthéiste : l’araignée ne se modifie pas en sa toile, non plus que le père ne se transforme en son fils. C’est la nourriture absorbée par l’araignée qui devient la matière de sa toile, l’araignée elle-même reste inchangée.8 De même la semence émise par le père est produite par la nourriture qu’il a prise, et elle devient cause matérielle d’un nouveau corps, sans que le corps du père se trouve transformé par l’acte de génération. Ce que disent de telles métaphores, c’est que la production du monde n’est pas pour Dieu le résultat d’un effort laborieux : elle est l’effet d’un simple désir, provenant de la seule “nature” du Seigneur, exprimant celle-ci sans l’altérer en aucune manière. Au début de chaque nouveau kalpa, Dieu produit le monde qu’il avait absorbé à la fin du kalpa précédent. Il le produit de la même matière éternelle qui se résorbe périodiquement en lui, mais ne devient jamais lui. Cette production est une “émission” sṛṣti, séparant de lui l’“œuf du monde”, et c’est pourquoi Dieu est à la fois père et mère de l’univers.9 Bien que le monde sorte de son corps il ne faut cependant pas comprendre que le monde soit une modification de son “corps essentiel”, tout spirituel, et qui ne peut se transformer en matière. Il s’agit de sa forme extérieure, dit Jayatīrtha, constituée de cette prakṛti dévorée par lui, mais toujours différente de lui.10
9Les bheda-abheda-vādin peuvent cependant faire appel à des textes formels qui semblent bien être d’inspiration panthéiste. Le plus caractéristique paraît être le passage : so’kāmayata bahu syām “il désira : puissé-je être multiple”,11 qui indiquerait la volonté du Seigneur de se transformer lui-même pour devenir le support du monde. Ce texte signifierait qu’il est à la fois cause efficiente et cause matérielle de l’univers, étant l'unique origine du devenir et de la multiplicité qui ne seraient pas différents de lui. Madhva rejette cette interprétation et en propose une autre qui maintient la transcendance divine. La multiplicité existe en Dieu à l’état potentiel, car il est la réalité infiniment riche, douée d’un nombre infini de formes et d’attributs. Le texte dit que le Seigneur désire créer le monde, afin d’y entrer sous ses formes variées qui se manifestent ainsi dans leurs fonctions diverses, en énergies destinées à guider de l’intérieur toutes les réalités. Le même texte ne poursuit-il pas en déclarant “c’est pour cette raison qu’il a créé cet univers” ? Dieu ne peut avoir de but extérieur à lui car il est le svatantra, que les textes désignent comme satyakāma “celui dont les désirs sont vrais”, c’est-à-dire éternellement réalisés. Dieu ne peut donc pas désirer devenir multiple, encore moins devenir le monde multiple indigne de lui, mais par un seul acte de volonté il déploie la diversité des êtres afin de se manifester en elle dans toute sa souveraineté.12 Il est l’incitateur, preraka, le guide intérieur du monde, antaryāmin, mais il ne devient jamais le monde.13 Il pénètre tout de sa présence active, il est sarvagata, omniprésent, mais il ne se perd jamais dans la multiplicité des existences mises en branle par sa puissance.
10Aux difficultés du panthéisme, il est pourtant une autre réponse, celle des māyāvādin, à laquelle Madhva se doit maintenant de faire face Les advaitin de l’école çankarienne, pleinement conscients des apories de toute doctrine qui poserait une relation d’identité, même partielle entre Dieu et le monde, ont en effet transformé si radicalement les termes du problème qu’ils ont pensé le faire évanouir. Il est vrai que les images et certaines paroles de l’Ecriture paraissent présenter le Brahman comme la cause matérielle du monde, disent-ils, mais ce sont des enseignements inférieurs, adaptés à notre ignorance, visant à travers leurs métaphores à nous faire saisir l’unité de l’Etre. En vérité absolue, il faut dire que le Brahman ne peut en aucune manière être le support de la multiplicité, sa pureté et sa transcendance immuable lui interdisent non seulement toute participation au devenir, mais aussi toute relation à ce qui serait autre que lui. Il n’y a qu’une réalité celle du Brahman : il faut donc dire que toute autre réalité est illusoire, et que la relation du Brahman à un monde illusoire est elle-même illusoire. Si le monde nous apparaît réel, ceci est l’effet d’une erreur invisible, comparable à l’illusion d’optique qui nous fait voir un serpent là où il y a une corde : toute la réalité du serpent est empruntée à la corde sur laquelle son image est surimposée. De même l’image de l’univers multiple est surimposée à la pureté de l’Etre dont la réalité transparaît sous les phénomènes, leur conférant comme à son insu une apparence de réalité. La production du monde est vivarta, altération illusoire, modification apparente de Celui que rien n’altère et que rien ne modifie. Comment peut, cependant, se produire une telle phantasmagorie ? Les écoles advaita ici divergent, appelant māyā, illusion ou avidyā, ignorance, la puissance d’erreur qui nous fait croire à notre existence et à celle du monde, attribuant cette magie soit au Brahman lui-même, soit à l’ignorance des jīva. Jayatīrtha fait allusion à cette pluralité d’explications, qui manifeste par elle-même que le problème est loin d’être évacué par la position advaita, mais il fait remarquer en même temps que Madhva ne s’embarrasse pas de réfuter séparément toutes ces doctrines. Selon son habitude, Madhva réduit le problème à une très simple alternative : pour qu’il y ait illusion, il faut qu’il y ait un sujet à qui apparaisse cette illusion, et il faut que ce sujet soit, ou bien le Brahman, ou bien le jīva.14 En perspective advaita, fi n’y a qu’un être, qu’un sujet : il faudra donc dire que c’est le Brahman qui produit l’ignorance, dont il sera lui-même dupe. Si pour sauvegarder la pureté de la pensée divine, l’on attribue cette illusion aux seuls jīva, l’on reconnaît par-là l’existence d’autres sujets que le Sujet unique. Si l’on dit que l'existence de ces sujets est illusoire, causée par leur propre ignorance, l’on explique l’illusion par l’illusion, considérant que les jīva sont à la fois cause et effet de l’apparence fausse du monde.15 Si pour échapper au cercle l’on introduit un troisième terme, la Māyā cosmique, puissance qui serait responsable de la multiplicité des consciences individuelles, l’on réalise une entité différente du Brahman, et l’on perd l’unité de l’être. C’est bien ce que finalement les advaitin sont amenés à faire, qui appellent l'Avidyā “ignorance en forme d’existence”, bhāvarūpājñāna et font de la Māyā une puissance cosmique, qui joue le rôle de cause matérielle du monde.16
11Ainsi, par un biais ou par un autre, les advaitin sont amenés à réintroduire, pour expliquer l’inexplicable apparence des existences multiples quelque réalité autre que le Brahman. Il ne leur sert à rien de dire que cette réalité n’est pas une véritable réalité, une existence de plein droit, car la notion même de degré de réalité est contradictoire en soi. Aucune expérience ne nous la donne, pas même l’expérience de l’illusion d’optique sur laquelle les advaitin fondent toute leur doctrine.17 L’expérience du rêve n’y fait pas exception, car il nous faut admettre la réalité du rêve au moins comme contenu de conscience.18 Que nous soyons éveillés ou que nous dormions, que nous soyons abusés par une fausse apparence ou que nous reconnaissions notre erreur, notre pensée porte des jugements d’existence, ou elle nie ses affirmations d’existence, mais elle ne connaît pas de degré intermédiaire entre affirmation et négation. Dans ces conditions, il est paradoxal de vouloir rendre compte de toute notre expérience à l’aide d’une notion qu’aucune expérience ne peut nous confirmer. La même notion contredit en outre les exigences radicales de la connaissance vraie, car si l’on admet des degrés d’être l’on admet des degrés de vérité, ce qui revient à supprimer la différence entre vrai et faux et à détruire la notion même de vérité. L’hypothèse de la Māyā en apporte la preuve : en déclarant que l’illusion cosmique ne peut être définie ni comme être ni comme non-être, les advaitin forgent une notion contradictoire de laquelle jaillissent comme naturellement toutes les autres contradictions de leur système. La Māyā porte finalement la contradiction au cœur de l’Absolu lui-même, prenant le Brahman pour son propre support ou se constituant en réalité autonome rivale de l’Absolu. Dans un cas la source même du vrai se trouve entachée d’illusion, dans l’autre elle se trouve comme impuissante en face d’un pouvoir d’erreur indépendant d’elle.
12Mais répondent les advaitin, nous reconnaissons volontiers le caractère mystérieux de l’illusion, et c’est le mérite même de notre système que de mettre en évidence son irrationalité : “l’irrationalité de l'avidyā est parure et non injure pour notre doctrine” déclare l'Iṣṭasiddhi.19 C’est une hypothèse en effet, mais la seule hypothèse possible. La relation du Brahman et du monde est inconcevable, elle ne peut donc être exprimée qu’en termes contradictoires. Notre conviction possède d’ailleurs un fondement, le plus solide qui soit, celui du Veda. C’est le Veda qui nous enseigne le Brahman en termes si absolus qu’ils ne nous permettent pas de concevoir l’existence d’autre chose que lui, encore moins sa relation à quelque autre existence. Il faut donc que cette relation soit illusoire, c’est-à-dire inexplicable.
13Les mādhva contestent vivement le droit d’utiliser l’hypothèse, arthāpatti, à de telles fins. L’hypothèse n’est jamais qu’une forme du raisonnement, anumāna, et le raisonnement n’a aucun pouvoir par lui-même, s’il ne prend appui sur des données de fait qui soient incontestables.20 Or l’hypothèse de la Māyā ne peut se réclamer d’aucune expérience : celles qu’invoquent les advaitin sont, on l’a vu, rejetées les unes après les autres par l’analyse des mādhva. Cependant l’hypothèse pourrait prendre appui, non sur des données d’expérience, mais sur celles de la Révélation21 : le Veda lui-même pourrait nous enseigner que ce monde n’existe pas.22 Admettons un instant que la vérité du Veda proclamée supérieure, ait pouvoir de détruire toutes nos évidences, et non seulement nos évidences sensibles mais nos évidences intellectuelles, le témoignage intérieur du sākṣin, quelle en sera la conséquence ? La Śruti nous enseignerait donc le caractère illusoire de tout ce qui est autre que le Brahman, mais elle-même est autre que le Brahman, elle-même fait partie de ce monde dont elle nie la vérité. Il faut donc en conclure que la Śruti affirme sa propre fausseté. Elle se donne ainsi elle-même pour un support bien faible, si c’est un tel support qu’il faut tenir pour vérité supérieure, capable d’abolir toute autre vérité. L’hypothèse de la Māyā se révèle ici encore comme une hypothèse dévorante, qui sape ses propres bases et ne laisse subsister aucune vérité en dehors d’elle. Il faut ajouter, en effet, que si la Śruti nous trompe, nous n’avons aucune raison de la croire quand elle nous parle du Brahman. Rien ne peut empêcher le doute d’atteindre jusqu’à l’existence de la vérité suprême.
14C’est pourquoi il est impossible de comprendre le texte ekam evādvitīyam23 comme affirmant que toute existence différente de celle du Brahman serait illusoire. De même le texte neha nānāsti24, ne signifie pas “il n’y a pas de pluralité en ce monde”, mais il n’y a pas de pluralité en Brahman, lequel est absolument simple et possède par identité toutes ses perfections. Quand les textes parlent de la Māyā du Seigneur, ils ne parlent pas d’une illusion cosmique, mais du pouvoir du Seigneur, de sa Śakti.25 Bien plus, nombreux sont les textes qui affirment positivement la réalité du monde, et parlent d’une réalité de la matière, substance éternelle et unique, dont les transformations donnent naissance à la diversité des êtres. La Bhagavad-gītā parle de la prakrti, dont les trois guṇa lient à son corps le jīva.26 Le Bhāgavata-purāṇa explique que cette prakṛti est parfois nommée d’un nom neutre, pradhāna, lorsque les textes parlent d’elle dans son état originel, non manifesté avyakta, avant qu’elle n’ait donné naissance aux vingt-quatre tattva, qui sont issus d’elle sans être autres qu’elle.27 Existe-t-il aussi des Śruti qui parlent de la prakṛti : Madhva l’affirme contre les autres commentateurs des Brahma-sūtra, au sūtra 1,1,5 que tous comprennent comme refusant la prakṛti parce qu’elle serait aśabda, non désignée par les textes.28 Cependant la doctrine même de Madhva tenant que le Veda ne parle que de Viṣṇu le met ici dans une position difficile et l’on a la surprise de le voir rejeter au sūtra I.4. 1, un texte qui va en son sens. La Kaṭhaupaniṣad en effet hiérarchise les réalités et déclare que “au-delà du mahat se trouve l'avyakta, au-delà duquel est le Puruṣa”29 Madhva affirme que l'avyakta est le Brahman, concédant secondairement le sens de pradhāna,30 Mais dans son commentaire de la Gītā, il accepte ce texte comme parlant de la prakṛti et cite à l’appui le passage du Bhāgavata-purāṇa selon lequel le pradhāna est nommé avyakta.31 Dans l'Anuvyākhyāna sa position est plus explicite : au passage correspondant à celui du Brahma-sūtra-bhāṣya, il cite le texte de la Śvetāśvatara-upaniṣad parlant de celle qui est “non-née, unique, de trois couleurs” comme désignant la prakṛti, aux trois guṇa, éternelle et unique sous ses diverses transformations.32 Mais il maintient en même temps que ce sens est un sens second et que tous les termes, même les termes féminins, désignent le Brahman parce qu’il est cause de tout et cause aussi du sens de tous les mots.
15En accueillant en leur sens réaliste33 tous les textes qui donnent pour étoffe à l’univers la prakṛti unique, portant en elle la potentialité des existences matérielles comme de leurs transformations, la pensée de Madhva semble ici s’écarter de la tradition védāntique pour se rapprocher du dualisme du système sāṅkhya. Cependant la différence des doctrines apparaît aussitôt comme fondamentale. Il est vrai que le sāṅkhya théiste reconnaît l’existence de deux ordres de réalités irréductibles, la matière d’une part et de l’autre l’ensemble des sujets conscients, les puruṣa parmi lesquels le Puruṣa suprême, Iśvara, le Seigneur. Mais la même doctrine dénie toute activité aux puruṣa, et en revanche considère que la matière est par nature douée d’une énergie spontanée grâce à laquelle elle fait apparaître par évolution continue les modifications qui composent le spectacle de l’univers. Les puniṣa, simples spectateurs, se laissent prendre à la représentation, s’identifient faussement à leur corps matériel, à ses sensations et à ses désirs, et se trouvent ainsi liés à la matière, tant qu’ils n’ont pas su retrouver, grâce au yoga, leur vraie nature de sujets spirituels, impassibles et inactifs en leur isolement essentiel. Le Puruṣa suprême éternellement libéré des prestiges de la matière, éternellement “isolé”, n’agit pas sur le monde, ne le peut en aucune manière, ne peut même en concevoir le désir. L’opposition du dualisme sāṅkhya et du dualisme mādhva est aussi totale qu’il est possible : Madhva a défini Dieu comme le svatantra duquel toute réalité dépend, et la matière comme ce qui est essentiellement inerte,34 jaḍa. Sa critique du sāṅkhya porte au premier chef sur la conception d’une matière active, capable de constituer le monde par le seul développement de ses énergies latentes.35 Comment comprendre l’ordre du monde, si celui-ci n’est pas guidé par un principe intelligent ?36 Comment concevoir une matière capable de s’organiser elle-même, sinon en réintroduisant subrepticement l’esprit à l’intérieur de la matière : c’est bien ce que font les sāṅkhya qui ne voulant pas situer les désirs et la volonté dans le principe spirituel, les assignent au manas qui est un produit de la matière. Ceci rend inexplicable Je désir du salut, puisque la même matière aurait ainsi pouvoir d’asservir le puruṣa et de lui ouvrir la voie de la libération.37
16Malgré son dualisme le système sāṅkhya ressemble à l’advaita, fait remarquer Jayatīrtha, car le salut y est considéré comme la destruction d’un lien illusoire, d’une relation qui n’a jamais pu exister entre deux réalités conçues de telle manière qu’elles sont parfaitement étrangères l’une à l’autre, juxtaposées par “simple proximité”, sannidhimātra, comme le disent les sāṅkhya. Le fait de reconnaître la réalité de la matière ne suffit même pas à distinguer substantiellement les deux doctrines, car si la matière du sāṅkhya est conçue comme réelle, ses transformations ne le sont pas et le monde qu’elle produit n’est qu’un spectacle illusoire.38 Ceci est manifesté par la doctrine de la causalité reçue dans leur système : les sāṅkhya se déclarent partisans de la doctrine sat-kārya-vāda, doctrine selon laquelle l’effet est préexistant en sa cause matérielle. La prakṛti ne produit donc rien de nouveau, rien de réel, à partir d’elle-même, elle ne fait que manifester ses potentialités. Après avoir mis toute la causalité du côté de la matière, les sāṅkhya se révèlent incapables de douer celle-ci d’une puissance véritable. Il ne faut guère s’en étonner.
17Ainsi apparaît une exigence essentielle du vrai réalisme : il ne consiste pas seulement dans l’affirmation de la réalité de la matière, mais il se doit de rendre compte des transformations de celle-ci, des effets dont elle est la cause. Si ces effets sont réels, ils sont autre chose qu’une simple manifestation d’un état préexistant. Ils se présentent comme des existences nouvelles, des touts concrets, et non comme des modifications passagères d’une unique réalité. Ils n’étaient pas avant leur production et ne seront plus après leur destruction, et c’est la définition même des termes utpatti et nāśa que de signifier production de ce qui n’était pas auparavant, prāg-abhāva, destruction de ce qui existait, pradhvaṃsa-abhāva. Si l’on définit au contraire la production comme manifestation, vyakti, de ce qui existait déjà, il en résulte que l’étoffe, avant d’être tissée, alors qu’elle ne serait encore saisie par aucun pramāṇa, pourrait être déclarée existante. Il n’y aurait plus aucun critère de l’existence comme de la non-existence, il s’en suivrait l'“instabilité” radicale de toutes nos notions d’être et de non-être.39
18Madhva affirme donc en opposition à la doctrine sat-kārya-vāda du sāṅkhya, la position qui est la sienne, selon laquelle l’effet est à la fois sat et asat, existant et non-existant en sa cause, sad-asat-kārya-vāda. La formule a de quoi surprendre, alors qu’on a vu Madhva rejeter comme contradictoires des définitions analogues, unissant dans un même concept des notions opposées, telle la relation de bheda-abheda de l’école de Bhāskara, tel encore le caractère sadasad-vilakṣaṇa du monde empirique selon les advaitin. Cependant Madhva peut justifier sa définition : elle ne donne pas l’effet comme “à la fois” réel et irréel, ni comme intermédiaire entre existence et non-existence, elle se contente de décrire le fait même de la causalité dans l’aspect temporel qui lui est essentiel. Avant sa production, l’effet existe “en tant que” sa cause existe, mais il n’existe pas “entant qu’effet”, après sa production, il est réellement autre que sa cause.40 Ceci signifie que l’effet ne sort pas du néant : avant sa production il était indiscernable de sa cause,41 mais une fois la production accomplie, il constitue une nouvelle réalité42 ayant son existence individuelle, nommée d’un autre nom, capable d’acquérir à son tour de nouvelles spécifications, et de donner naissance à d’autres réalités. Ainsi l’étoffe est autre que ses fils, elle est une existence propre, un viśiṣṭa, porteur de ses viśeṣa particuliers. Les màdhva en voient la preuve dans le fait que la relation de l’étoffe à ses fils est une relation différente de celle du tout à ses parties : les fils sont des avayava, des constituants de l’étoffe considérée comme leur produit, avayavin, mais une “partie” de l'étoffe est encore de l’étoffe, étant elle-même un avayavin, étant elle-même constituée de fils. La relation de la partie de l’étoffe à la totalité de celle-ci est celle de l'aṃśa à l'aṃśin : l’opération qui mesure ou découpe des morceaux de toile est absolument différente de celle qui consisterait à défaire la texture de l’étoffe pour en récupérer les fils.
19Il n’est pas d’indication plus frappante de l’importance donnée par Madhva à sa doctrine de la nouveauté de l’effet, que la façon dont il interprète le texte célèbre de la Bhagavad-gītā, dont le sens est traditionnellement donné comme “il n’y a pas de production pour le néant, pas de destruction pour l’être ; entre les deux, les sages savent que la distance est infranchissable”.43 A vrai dire rien n’empêcherait Madhva de souscrire à cette formule, car pas plus qu’un autre vedāntin, il n’admet la production de quelque réalité à partir du non-être absolu. Cependant le texte ne spécifie pas de quel non-être il s’agit, et l’on pourrait vouloir appliquer la maxime à tout non-être. C’est pourquoi, dit Madhva, une telle interprétation est impossible, le texte affirmerait le contraire de ce que notre expérience nous enseigne, car la production ne peut être rien autre que la naissance de ce qui n’était pas auparavant, celle d’une spécification nouvelle qui fait un être nouveau.44 Il en conclut que les mots sat et asat, dans ce contexte doivent être pris dans le sens moral : d’une action bonne ne provient aucun mal, d’une action mauvaise, aucun bien.
20S’il en est ainsi, cependant, si l’effet “qui n’était pas” peut être produit, comment être sûr que n’importe quel non-être ne surgira pas à l’existence ? Tout pourrait se produire, l’ordre de l’univers, la régularité de ses phénomènes n’auraient plus aucune base assurée. L’objection couramment faite aux bouddhistes, ne peut-elle être faite aux mādhva ? Mais ces derniers adressent également le même reproche aux bouddhistes et se jugent hors de son atteinte. En effet, explique Jayatīrtha, en nous déclarant, non asatkāryavādin, mais sadasatkāryavādin, nous affirmons que l’effet ne sort jamais du néant mais d’une cause préexistante, et il faut ajouter d’une cause déterminée, ayant pouvoir, śakti, pour le produire.45 Il existait en sa cause avant sa production, il y existait “en tant que sa cause existait”, il était une des nombreuses potentialités possédées par cette dernière.46 Sa production est le fait d’une transformation, pariṇāma, de sa cause qui perd certains de ses viśeṣa et en acquiert d’autres, comme on voit le lait perdre son goût sucré pour devenir caillé, mais il s’agit d’une transformation continue, sans aucun hiatus par lequel pourrait faire irruption l’asat. Il n’y aurait pas de causalité si l’effet et la cause n’étaient “dans le même temps”47 c’est-à-dire en continuité, disent les mādhva, rejetant l’instantanéisme bouddhiste. Ceci signifie ultimement que la prakṛti, la matière primordiale, se transforme de façon continue, assurant en tant que cause matérielle du monde la régularité de ses phénomènes et la permanence de l’être en chaque existant, comme dans la totalité des existants. Rien ne se perd, rien ne se crée, et le non-être absolu ne risque pas d’être introduit en quelque fissure de la trame absolument solide de l’existence.48
21Nous sommes pariṇāma-vādin,49 affirme donc à plusieurs reprises Jayatīrtha, et ce faisant il prémunit son école des conséquences extrêmes de la position asat-kārya-vāda. Mais du même coup ne rejette-t-il pas le système tout entier dans la position sāṅkhya, sat-kārya-vāda ? Ne semble-t-il pas donner à la matière le pouvoir de manifester ses effets par le seul déroulement de ses potentialités, de les maintenir dans l’être par sa puissance propre, de leur donner, par cette même puissance, le pouvoir d’exercer à leur tour leur causalité spécifique ? Jayatīrtha ne dit-il pas en propres termes que l’effet provient d’une cause déterminée, ayant un “pouvoir” déterminé ? Si les causes partielles ont chacune leur śakti spécifique, l’on est en droit de penser que la matière, cause upādāna de tout l’univers, est également douée de śakti et l’on ne comprend plus ce qui distingue le système mādhva du sāṅkhya : si la cause est śakti, puissance causale, l’effet est vyakti, simple manifestation de ce qu’il était déjà en sa cause.
22Il faut donc analyser la notion de śakti. Il est vrai, disent les mādhva, que l’examen de la causalité nous conduit à poser cette notion, sans laquelle il serait impossible de comprendre que telle cause produise tel effet. Mais nous maintenons que la śakti n’est nullement une propriété de la chose matérielle, car la matière est inerte et n’a aucun pouvoir par elle-même. En d’autres termes, la śakti d’une réalité est différente de son svarūpa, de ce qu’elle est : nous pouvons connaître le feu, nous pouvons connaître le bois, et cependant ignorer que le feu soit capable de brûler le bois. Notre expérience ne nous donne jamais la śakti du feu : nous ne la saisissons que par inférence, pour avoir observé une concomitance régulière, compris une vyāpti et reconnu son caractère constant et vrai. C’est ce que nous exprimons en disant que le feu possède la śakti de brûler le bois. La śakti, réalité atteinte par anumāna à partir des données de l’expérience, est une réalité atīndriya, inaccessible aux sens.50 Sans doute faut-il ici encore attribuer sa connaissance au sākṣin, bien que ceci ne soit pas dit de façon explicite : n’est-ce pas en effet le sākṣin qui saisit la vérité de la relation, vyāpti, qui permet le raisonnement de causalité ? Il semble que la notion de śakti soit une des conceptions propres au sākṣin, une de ces catégories innées qui lui permettent d’appréhender la vérité des êtres et, en ce cas particulier, la vérité des relations entre ces êtres.
23Mais si la śakti est invisible, et si elle est différente de la nature de la chose, c’est qu’elle manifeste dans les êtres la présence d’une puissance d’un autre ordre. Elle renvoie immédiatement à une autre source, à une autre causalité que la causalité matérielle. Il n’y a que deux ordres de réalités, esprit et matière, et il n’y a de même que deux ordres de causalités, spirituelle et matérielle.51 Celle-ci est vikāra, transformation passive de l'upādāna-kāraṇa, celle-là est consciente, elle provient du cetana, elle est cause efficiente autonome, svatantra-nimittakāraṇa. Nous voyons en ce monde bien des effets provenir de la collaboration de cette double causalité, le travail des artisans nous la manifeste à chaque instant. Mais ceci n’est qu’une image inférieure de la vérité ultime : l’Ecriture est là pour nous enseigner qu’il n’y a qu’un Etre qui soit véritablement svatantra, qui puisse être véritablement cause.52 Le raisonnement nous confirme que le Brahman, défini comme tout-puissant, ne peut avoir aucun rival. Ainsi la seule cause, la seule śakti qui agisse sur le monde est la Śakti divine.53 Celle-ci est absolument simple comme l’est l’Etre divin lui-même, mais elle est capable d’infinies spécifications. Elle se diversifie “pour entrer dans le monde”, se faire śakti de chaque être individuel, et c’est pourquoi l’Ecriture nomme le Seigneur, l'antaryāmin, le “régent interne” de l’ensemble de l’univers comme du moindre des êtres de cet univers : “se tenant en chaque être, Viṣṇu éveille en chacun sa śakti ; bien que de loin, il a cette extrême puissance, lui qui est le Seigneur, agissant par pur jeu”.54 La transcendance divine n’est pas altérée par sa présence active dans les êtres, car les śakti que Dieu éveille en ceux-ci, tout en étant identiques à la śakti divine restent différentes des réalités qu’elles dirigent.55 Comment est-il possible de concevoir une semblable action du Seigneur sur lui-même, demandera-t-on, ne voyons-nous pas partout en ce monde que le sujet d’une action est autre que l’objet de cette même action ? Où est la loi universelle, demandent à leur tour les mādhva, n’en connaissons-nous pas des exceptions évidentes ? Chaque fois que nous prenons conscience de nous-même, ne sommes-nous pas à la fois sujet et objet de l’acte de connaître.56 La réponse est profonde car elle permet de concevoir l’action de Dieu sur ses énergies comme semblable à l’acte par lequel Dieu se connaît lui-même. Par un acte aussi simple que celui de la conscience de soi, la conscience divine, éternellement lumineuse à elle-même, connaît ses formes multiples, désire les manifester, conçoit la diversité des êtres que chacune de ses śakti régira, tout ceci comme par un seul mouvement, sans effort, par “seul désir,” par “pur jeu”.
24Ainsi, il ne faut rien moins que la causalité divine pour rendre compte de la causalité que nous voyons à l’œuvre dans le moindre phénomène de l’univers, dans la mesure même où celui-ci représente une nouveauté qui ne peut être expliquée par la causalité purement matérielle. Madhva résume sa pensée en une définition riche de signification. Tout vikāra, toute modification, est, dit-il, anyathā-bhāva, un état différent, qui est “acquisition de viśeṣa en dépendance d’un autre”. Cet Autre ne peut être ultimement que le Seigneur. Il est remarquable que Madhva ajoute à l’idée de nouveauté celle d’irréversibilité : anivartyānyathābhāva, précise-t-il, “un état autre qui est irréversible”.57 L’originalité de cette précision est-elle apparue trop grande à Jayatīrtha ? Toujours est-il que sur ce point il atténue la pensée de son maître, en comprenant que le mot “irréversible” sous-entend aussi toutes les autres transformations, aussi bien réversibles qu’irréversibles. L’interprétation ne s’impose pas, c’est le moins qu’on puisse dire, et elle rend le mot anivartya parfaitement inutile. Il est au contraire tout à fait conforme à la pensée de Madhva de passer de l’idée de nouveauté de l’effet à celle d’irréversibilité de la transformation causale. S’il est vrai de dire que son univers pluraliste ne comporte pas de réalités absolument identiques entre elles, il est possible de dire également qu’aucun changement ne peut rétablir purement et simplement un état antérieur dans un nouvel environnement concret, une nouvelle situation temporelle de la totalité du réel.
25Est-il possible de préciser les autres termes de la formule et de comprendre ce que représente la notion “d’acquisition de viśeṣa”. L’adjonction à une réalité d’un caractère “qu’elle ne possédait pas auparavant” en fait un tout nouveau, à tel point dit Jayatīrtha qu’il est légitime d’employer à son sujet le mot de naissance, janana,58 Cependant, l’analyse du viśeṣa l’a montré comme intérieur à la chose, ne faisant qu’un avec sa cohésion intime, soutenant ses viśeṣa périphériques. Il a bien été dit que ces viśeṣa périphériques ne sont pas tous aussi nécessairement unis à l’objet concret ; certains qui ne sont pas “conformes à la substance”, ayāvaddravya, peuvent être détachés d’elle sans changer sa nature. Mais il s’agit ici d’une transformation plus radicale, puisque cette perte ou cette acquisition de viśeṣa font une autre réalité, nommée d’un nouveau nom,59 complètement séparée de celle qui lui a donné naissance. Pour comprendre ceci il faut, semble-t-il, se référer au caractère actif du viśeṣa, que Jayatïrtha nomme padārtha-śakti, puissance de la chose. Si le mot de śakti, employé ici, est pris dans le sens précis que lui donnent les mādhva, le viśeṣa n’est pas la chose, il diffère de ce qu’elle est, de son svarūpa, comme la śakti du feu a été dite différer du svarūpa du feu.60 Comme toute śakti il relève d’un pouvoir d’un autre ordre, il est une force qui maintient la cohésion de la chose et qui se trouve directement sous le contrôle du Seigneur. Il semble que dans la vision du monde des mādhva, les transformations des êtres proviennent d’une expansion ou d’une rétraction de cette puissance interne, donnant aux réalités la capacité d’absorber les éléments les unes des autres, jusqu’à un certain point de rupture après lequel une chose a acquis ou perdu trop d’éléments pour garder le même équilibre intérieur. Une nouvelle cohésion se refait, une nouvelle śakti intervient, pour soutenir dans son existence propre un nouveau tout concret. Ceci se trouve confirmé par une formule de Rāghavendra-tīrtha, disant que Dieu “dans le domaine des choses inertes” “donne aux réalités, comme existences et comme effets, l’accroissement et la destruction”.61 Ainsi à des choses matérielles ne s’adjoignent à proprement parler que des éléments matériels, mais l’adjonction elle-même n’est possible que par l’intervention d’une nouvelle puissance de cohésion, qui est “acquisition d’un viśeṣa”.
26La notion de śakti ne rend donc pas seulement compte des transformations causales, elle est requise tout aussi bien pour expliquer la permanence des êtres. Madhva le dit en termes exprès à propos de la conservation, sthiti, du monde. Il est absurde de penser, dit-il, que seules l’émission et la destruction du monde dépendraient du Seigneur, et que sa conservation se ferait d’elle-même, par sa seule nature, svabhāva : “Toute nature propre dépend du Seigneur’’.62 Jayatīrtha précise qu’il s’agit de la nature propre de chaque être, de son existence concrète constituée de ce qu’il est en lui-même, svarūpa, et des attributs, dharma, qu’il possède. Ainsi se précise la relation de dépendance qui unit tout être à l’Etre : c’est l’existence, sattā, de chaque réalité qui se trouve constamment causée par la cause unique. Madhva affirme ailleurs de façon solennelle la puissance totale qui appartient au seul Seigneur, maître des śakti de la matière et des âmes : “en aucun être n’existe de puissance autonome, car seul le Seigneur rend actives ces puissances, et toujours dépendent directement de lui l’existence, les connaissances et les activités des puissances du pradhāna et des puruṣa, elles en dépendent toutes”.63 Par souci de cohérence Jayatīrtha comprend le mot pratīti, “connaissance”, comme le fait d’être connu par pramāṇa, objet de connaissance vraie, pramā-viṣaya, de telle sorte que la formule puisse s’appliquer aussi bien à la matière qu’aux esprits.64 L’idée est ingénieuse et profonde : Dieu ne fait pas seulement que les êtres soient ce qu’ils sont et qu’ils agissent selon leur nature, mais encore qu’ils puissent être connus en toute vérité ; il garantit de ce fait la valeur de nos connaissances, l’adaptation des capacités de connaître et des capacités d’être connu.
27Ce qui est vrai de chaque être en devenir, est vrai également de l’univers en sa totalité. Bien que la matière primordiale, la prakṛti, soit éternelle il est possible de lui appliquer la notion de création, en entendant celle-ci au sens de parā dhīnaviśeṣāvāpti, “acquisition de viśeṣa en dépendance d’un autre”, en dépendance de l’action du Seigneur. A l’origine de chaque nouveau kalpa, l’équilibre interne des trois guṇa de la prakṛti se trouve détruit, et ce mouvement fait apparaître dans leur ordre les vingt-quatre tattva, principes constitutifs du monde, tels que les donne la tradition des textes et que les enseigne le “vrai” sāṅkhya. Il est remarquable cependant de voir Madhva infléchir ce schème en un sens plus résolument créationniste : cette évolution interne de la prakṛti ne représente à ses yeux qu’un premier temps de la création qu’il nomme asaṃsṛṣṭa, c’est-à-dire “non pleinement produit”.65 Çe n’est encore qu’une manifestation des propriétés de la prakṛti, portant en elle la potentialité de l’univers, ce n’est pas la production achevée d’êtres individuels, porteurs de leurs propres spécifications, séparés entre eux par des divisions réelles et susceptibles eux-mêmes de production et de destruction. Une telle production correspond au second temps de la création nommé saṃsṛṣṭa “pleinement produit” qui porte sur l’univers concret, “l’œuf cosmique et tout ce qu’il contient” dit Madhva.66 La distinction semble vouloir insister sur le caractère nouveau de cet effet qu’est le monde, par rapport aux tattva que contenait en puissance la prakṛti, en vue de mettre en évidence l’intervention nécessaire de la causalité divine en tout nouvel effet. En d’autres termes il ne suffit pas d’une chiquenaude initiale à partir de laquelle une évolution continue produirait automatiquement le monde : seule la puissance divine est capable de faire apparaître à l’existence comme de soutenir dans leur durée et leur individualité propres, les réalités infiniment variées de cet univers.
28Pour produire le monde Dieu n’utilise pas seulement la prakṛti, cause matérielle et support des êtres, mais il se sert encore d’une cause instrumentale, qui est le temps. Celui-ci est éternel comme la matière, et il est lui aussi susceptible d’acquérir des viśeṣa, de prendre des spécifications en dépendance de la volonté divine. Cependant, alors que la matière portait en elle la potentialité de ses viśeṣa multiples, le temps est par nature “dépourvu de viśeṣa”,67 son cours continu est absolument homogène. Le point de départ de chaque période cosmique n’est pas inscrit en lui de toute éternité,68 il ne porte pas en lui un rythme naturel qui lierait la volonté divine. C’est cette volonté seule qui introduit en lui des viśeṣa, distinguant les temps, celui de la création, celui de la conservation, celui de la destruction, et spécifiant le devenir du monde en divisions mesurables, en ces fractions de durée que nous nommons kṣaṇa, lava etc. De tels viśeṣa sont produits au sens fort, étant toujours nouveaux les uns par rapport aux autres, et ne pouvant se produire les uns les autres : il est possible de leur appliquer le terme d’abhūtvā-bhavana “production de ce qui n’était pas auparavant”.69 Ainsi au caractère nouveau de l’événement causal, mis en évidence par la doctrine sadasatkāryavāda, correspond le caractère nouveau du temps de cet événement : l’auteur de toute nouveauté est directement le Seigneur, cause première et cause unique. Pour produire le moindre effet, celui-ci produit une spécification toute neuve en son instrument éternel. C’est pourquoi il ne semble pas indifférent que Madhva ait précisé que les transformations causales étaient irréversibles.
29Le temps n’est pas seulement l’instrument d’une action sur les réalités temporelles. Par lui les réalité éternelles sont mises en relation au devenir du monde. Ceci était déjà vrai de la matière, mise en branle, mise dans le mouvement du temps. Mais toutes les autres réalités éternelles se trouvent, par le moyen du temps, soumises à une sorte de création, entendue au sens “d’acquisition de viśeṣa en dépendance de l’Autre”. Au moment de la création du monde, l’espace avyākṛta devient spécifié du fait qu’il se trouve lié aux êtres concrets qu’il reçoit en lui ; le Veda acquiert la spécification d’un ordre immuable de ses syllabes ; les jīva enfin, sortant du sommeil cosmique, reçoivent un corps auquel ils sont liés. Ainsi est-il possible de dire que tout est soumis à la volonté divine, exprimée en son instrument premier qu’est le temps. C’est pourquoi le Bhāgavata-purāṇa appelle le temps une śakti, une puissance du Seigneur70 : il est 1 expression privilégiée de sa puissance, absolument docile à son action, directement spécifié par elle au point que tout éternel soit-il, il est dit naître du seul désir divin : “que le temps soit” disent les textes.71
30Mais, est-il objecté, si Dieu produit le monde à l’aide d’auxiliaires éternels, que devient sa toute-puissance ? N’est-il pas ainsi éternellement asujetti à des conditions déterminées, obligé de se conformer à la nature des causes qu’il emploie ? Comment parler au sens absolu d’autonomie divine, de souveraineté exclusive, comment continuer à définir Dieu comme le svatantra ? Madhva ne pense pas que l’objection porte sur son système, car c’est justement celle qu’il fait aux vaiśeṣika. Ceux-ci pensent en effet, comme les mādhva, que Dieu est cause efficiente et non cause matérielle du monde. Il produit celui-ci avec l’aide de causes auxiliaires éternelles, les atomes, le temps et la puissance invisible de l'adṛṣṭa, causalité morale. En ce cas objectent les mādhva, Dieu n’est pas cause autonome,72 il dépend de ses auxiliaires. Mais ne rencontrent-ils pas la même difficulté ? La réponse introduit un nouvel approfondissement de la notion de toute-puissance. Il faut affirmer d’abord que Dieu n’a pas besoin du monde car il est le Parfait, pūrṇa, la plénitude qui se suffit à elle seule. Il faut affirmer ensuite que Dieu est le tout-puissant, absolument libre et ne tirant que de lui-même les règles de son action. Dieu aurait pu ne pas créer, et il aurait pu créer “autrement” dit Madhva.73 Agir “autrement”, commente Jayatīrtha, ceci signifie qu’il aurait pu agir “sans causes” ou en employant d’autres causes. Il n’est pas assujetti à la matière ni au temps, il aurait pu se passer d’eux, ou bien prendre le temps comme cause matérielle et la matière comme cause efficiente ; il aurait pu aussi créer dans un autre ordre, sans suivre le processus qui fait sortir les uns des autres les divers tattva.74 Toutes ces différentes possibilités sont mises sur le même plan ; l’une d’elles pourtant est chargée d’une signification métaphysique assez surprenante. Si Dieu peut créer sans cause c’est qu’il peut créer du néant, même s’il a, de fait, choisi d'agir autrement. Mais les mādhva écartent à plusieurs reprises toute production à partir du non-être absolu, celle-ci leur paraissant une notion contradictoire. Il faut noter cependant qu’ils reconnaissent à Dieu le pouvoir de réaliser les contradictoires, c’est là sa “puissance inconcevable”, acintya-śakti. La formule de Jayatīrtha n’est, en tout cas, pas un lapsus ni une simple figure de style : il la répète identiquement en deux passages différents de la Nyāya-sudhā.75 Un texte de Madhva confirme par une image cette contingence de la matière dans l’œuvre créatrice. Commentant le texte de la Bhagavad-gītā dans lequel le Seigneur déclare qu’il agit “en prenant appui sur sa prakṛti”, Madhva précise qu’il en est comme d’un homme qui pouvant marcher sans canne en prend une, par jeu, pour s’appuyer.76
31Il est de fait, l’Ecriture l’enseigne, que Dieu crée le monde à partir de la matière et en prenant le temps pour instrument. Mais il faut appliquer à ces deux auxiliaires de l’action divine ce qui a été dit de toutes les réalités éternelles : leur essence propre est voulue par Dieu. Les causes dont Dieu se sert tirent de lui leur nature de cause, elles ne sont efficaces que par l’efficacité de son seul pouvoir. Il n’y a donc, pense Madhva, qu’une cause véritable, la cause svatantra, et elle est toute-puissante ce qui signifie qu’elle peut donner à d’autres réalités la capacité de lui servir de moyens. Celles-ci ne constituent pas une limitation de la puissance divine mais, bien au contraire, elles nous font connaître en pleine lumière son pouvoir absolu.77 Dira-t-on cependant, se demande Jayatīrtha, que ces causes secondes une fois constituées en lois régulières, deviennent des normes auxquelles la volonté divine doit se conformer ? Certainement, répond-il, mais ceci ne la prive aucunement de son autonomie car cette régularité, inscrite dans la notion de cause, est elle-même le fait d’un vouloir divin.78 Ainsi l’ordre du monde ne contredit pas la toute-puissance : bien que “Hari soit capable d’agir autrement, c’est selon des causes déterminées qu’il fait constamment ce monde, selon la détermination de son seul désir”, dit Madhva.79
32C’est donc en un sens très absolu qu’il faut entendre dans cette perspective un texte du Bhāgavata-purāṇa que Madhva cite avec prédilection : “la substance, le karman, le temps, les natures propres de même que les jīva, existent par sa faveur, cessent d’exister s’il se détourne”.80 Le pouvoir divin fait la réalité des éternels comme des non-éternels,81 il donne aux êtres d’être ce qu’ils sont, aux causes d’être efficaces et au devenir d’être réel. Le monde tout entier est absolument contingent, à la fois dans son essence, dans son existence et dans les lois de cette existence. De ce point de vue l’affirmation de Jayatīrtha déclarant que Dieu aurait pu créer “sans causes”, prend toute sa force. Elle n’apparaît pas comme une simple formule laudative, elle correspond à une nécessité interne de la doctrine. En approfondissant les implications de la notion de svātantrya, elle en met en évidence les exigences totales : un monde réel, absolument dépendant de Dieu, doit dépendre de celui-ci pour sa réalité même ; Dieu aurait donc pu lui donner directement toute sa substantialité, sans le tirer d’une matière préexistante. Cette matière elle-même quoique éternelle tient tout ce qu’elle est, son existence et son éternité, du vouloir divin. Une dépendance si totale exprime une relation très proche de celle de création ex nihilo, bien que celle-ci ne soit jamais envisagée en contexte indien dans lequel le monde est considéré comme éternel. Il s’agit en effet d’une relation absolument réelle, entre des êtres conçus comme également existants, mais dont l’un seul peut “donner” aux autres d’être ce qu’ils sont. C’est en effet en terme de don que Madhva, citant le Brahma-tarka, exprime sa pensée : si Dieu est appelé régent du monde, c’est en ce qu’il “donne” aux êtres l'existence et la nature propre”.82 Les éternels nous avaient déjà paru subsister sans autre matière que leur essence propre en face du regard divin, le monde en devenir apparaît lui aussi constamment suspendu au don de Dieu, par une sorte de création continuée ab aeterno. Dieu est la source de toute réalité et c'est pourquoi aucune existence ne saurait limiter son être ni sa puissance : la réalité du monde, dit Jayatīrtha “manifeste la grandeur de Dieu”.83
Notes de bas de page
1 A.V., I. 4. 58 ss [6] (p. 15a) na ca prakṛtiśabdena brahmopādānam ucyate/ avikāraḥ sadā suddho nitya ātmā sadāhariḥ/ sadaikarūpavijñānabala ānandarūpakaḥ/nirvikāro’kṣaraḥ suddho nirātanko’jaro’maraḥ/viśvo viśvakartā’jo yah paraḥ so'bhidhīyate/ nirvikāram anaupamyaṃ sadaikarasam akṣayam/ brahmeti paramātmeti yaṃ vidur vaidikā janāḥ/iti srutipurāṇoktyā na vikārī janārdanaḥ/ “Et il ne faut pas dire que le mot prakṛti signifie le Brahman comme cause matérielle. Toujours sans modes, pur, éternel Ātman, l’éternel Hari, dont la connaissance et la puissance sont toujours de même nature, dont la forme est de félicité, dépourvu de modes, impérissable, pur, sans douleur sans vieillesse sans mort, lui qui n’est pas le tout, qui est l’auteur du tout, lui-même sans naissance, c’est lui qui est désigné comme le Suprême. Celui qui est dépourvu de modes, auquel nul n’est comparable, toujours de même essence, indestructible, lui qu’on nomme Brahman, lui qu’on nomme Paramātman, c’est lui que connaissent les hommes versés dans le Veda. Ces paroles de la Śruti et des Purāṇa affirment que Janārdana ne connaît pas de modifications”.
2 N.S. ibid. (p. 54b) upādānatvaṃ ca brahmaṇaḥ śrutyādiviuddham/ pariṇāmikāraṇaṃ hyupādānam ucyate/ yathā ghaṭarucakādīnāṃ mṛtsuvarṅādi/brahmaṇaśca rupāntarāpattilakṣaṇo vikārāparaparyāyaḥ pariṇāmo niṣiddhyate śrutyādau/ “Déclarer le Brahman cause matérielle, contredit la Śruti et les autres textes. La cause matérielle est nommée, en effet, cause en transformation, comme l’argile est transformée en crache, et For en bijou. Mais pour Brahman, la Śruti et les autres textes écartent ce pariṇāma qui est un autre nom de la modification, et qui est défini comme l’acquisition d’une nouvelle forme”.
3 N.S., I. 4. 62 (p. 57a-b) sakalo’pi khalu vikāraḥ parādhīno bhavatīti nidarśitam/ na caivam evāsau kvāpi dṛṣṭaḥ/tathātve vā sarvadā syāt/ na ca brahmaṇo vikāranimittaṃ kiñcid asti/ ../ astu jaḍeṣu parādhīno vikāraḥ/ cetanaṃ brahma tu svecchayaiva jagadākāveṇa vikriyatej tad ātmānaṃ svayam akurutetyādiśruter iti cenna/ prekṣāvatas tasya nānāvidhānartharūpaprapañcībhavanecchāyā evānupapatteḥ/ na hyunmatto’pyātmano’nartharūpatām icchati/ dūre prekṣāvān/ na ca prapañcasyānartharüpatāṃ na vijānāti brahma/asarvajñatāpātāt/ nāyaṃ prapañco brahmaṇo'nartharūpa iti cenna/ duḥkhādirūpeṇa parinatasya na duḥkhādirūpatetyasya vyāhatatvāt/ na hi vivartavādinām iva kalpito’yaṃ prapanco bhavatām/ satyatvābhyupagamāt/ “Il est montré que toute modification, sans exception se produit en dépendance d’une autre cause. Et celui-ci n’est jamais certes dans une telle dépendance, ou alors il y serait toujours, et il n’y a rien qui puisse être cause d’une modification du Brahman Admettons que dans les choses matérielles la modification se produise en dépendance d’une autre cause, mais le Brahman est esprit et il peut se transformer par sa seule volonté en cause du monde. Il y a le texte ‘il s’est fait lui-même cela’. Non : car il est impossible que lui qui est sage puisse avoir le désir de devenir un monde de bien des manières indigne de lui. Même un fou ne désire pas devenir inférieur à lui-même, combien un sage en est-il éloigné. Et il ne faut pas dire que le Brahman ne connaît pas cette nature inférieure du monde, car il ne serait plus omniscient. Si l’on dit que le monde n’a pas une nature indigne du Brahman, nous le refusons car il serait contradictoire de dire que ce qui est transformé en forme de douleur etc., n’ait pas nature de douleur etc., car vous ne pouvez dire comme le vivartavādin que ce monde est imaginaire, puisque vous tenez qu’il est réel”.
4 A.V., I. 4. 68 ss [6] (p. 15b) na cetanavikāraḥ syād yatra kvāpi hyacetanam/ nācetanavikāro'pi cetanaḥ syāt kadācana/ na cānyasyānyarūpatvaṃ vikṛtatve’pi dṛiyate/ na kṣirād anyathā dadhnaḥ kenacid dṛśyate kvacid/sarvajñād brahmaṇo’nyatvaṃ jagato hyanubhūyate/ “Car le non-spirituel ne peut en aucun cas être une modification du spirituel et jamais non plus le spirituel ne peut être une modification du non-spirituel, et même par modification aucune transformation réciproque de nature n’est connue. Il n’arrive nulle part à personne de voir du caillé se faire autrement qu’à partir du lait. Parce qu’il est omniscient, le Brahman est connu comme autre que le monde”.
5 N.S. ibid. (p. 64a) yadi punaḥ kāraṇasvarūpānugamam antareṇa vikārivikārabhāvo’bhyupagamyeta/ tadā cetano’pyacetanavikāraḥ kiṃ nābhyupagantavyaḥ/ “Si, de plus, sans tenir compte de la nature de la cause, on considère cette relation comme celle “de support modifié à sa modification” (vikārivikāra), pourquoi le spirituel ne pourrait-il lui-même être une modification du non-spirituel ?”
6 D’après B.NK. Sharma, Phil. Madhva, p. 172, ceci pourrait faire allusion à la doctrine de Śrīkaṇṭha, ou à celle d’un de ses prédécesseurs çivaïtes (cf. Hist. Dv. Seh. I. p. 96).
7 A.V., I. 4. 71 ss [6] (p. 15b) abhedaḥ sattvamātreṇa syāt kharvasvarṇayor api/ bhāgena pariṇāmaśced bhāgayor bheda eva hi/ yo bhāgo na vikārī syāt sa evāsmākam īśvaraḥ/ “S’il y avait non-différence ‘en tant seulement qu’existence’, entre le bracelet et l’or, et s’il y avait transformation partielle, du Brahman il faudrait admettre une différence entre les deux parties : c’est cette part qui n’est pas soumise à la modification qui est notre Īśvara”.
N.S. ibid (p. 67b) parasparam atyantabhinne dve vastunī/ tatraikaṃ nirvikāraṃ jagannimittam eva/ aparaṃ tu pariṇāmi jagadupādānam eva/…./nirvikārnsya jagannimittasyāsmābhir īśvaratvena pariṇāmino jagadupādānasya pradhānatvena svīkṛtatvāt/ “Ce sont deux réalités absolument différentes l’une de l’autre. L’une d’elles, qui est sans modification est la cause efficiente du monde, mais l’autre qui est soumise à la transformation est la cause matérielle du monde parce que nous considérons que la cause efficiente du monde, dépourvue de modifications est le Seigneur, et que la cause matérielle, sujette aux transformations est le Support (pradhāna) du monde”.
8 N.S., I. 4. 83 (p. 87a) na hy ūrṇanābher utpadyamānasya tasminneva līyamānasya ca tantor ūrṇanābhir upādānam/ kiṃ tu tadupabhuktam annum eva/ “Car l’araignée n’est pas la cause matérielle du fil produit par l’araignée et qui se résorbe en elle : mais c’est uniquement la nourriture mangée par celle-ci”.
9 A.V., I. 4. 66 [6] (p. 15b) icchāmātrāt prabhoḥ sṛṣṭir avikārasya sarvadā/ svabhāvo'yam amntasya rajo yenābhavajjagad/ svadehād icchayā viśvaṃ bhuktapūrvaṃ janārdanaḥ/ sasarja mātāpitṛvad ūrṇanābhivad eva vā/pradhānaṃ pariṇāmyeśo nirvikāraḥ svayaṃ sadā/ “Par seul désir se fait la création du Seigneur qui reste toujours sans modification. Telle est la nature de cet infini, par qui le rajas (et les autres guṇa) devinrent le monde. A partir de son propre corps, par son désir, il créa le monde après l’avoir dévoré, Janārdana, comme un père et une mère, ou comme l’araignée. Mettant en branle les transformations du pradhāna, le Seigneur reste lui-même toujours sans modifications.” (Le texte icchāmātraṃ prabhoḥ sṛṣṭir provient de Mā. U. Kār., I. 8)
10 N.S., I. 4, 64 (p. 61b) yat pitrādyupabhuktam annaṃ taccharīrabhūtaṃ putrādigatācetanāṃśopādānaṃ bhavatīti/ pakṣāntarasyāsaṃbhāvitatvāt/ na cāyam asmākam aniṣṭaḥ/ mahāpralaye parameśvareṇa nigīrṇaṃ mahadādikāryaṃ taccharīrarūpakapradhānatām gacchati/tacca pradhānaṃ punar makadādikāryopādānam bhavatyaṅgīkārād iti/ “La nourriture mangée par le père par exemple, devient cause matérielle partielle de la matière constituant le fils, par exemple. Parce qu’il n’y a pas d’autre explication. Et ceci ne nous est pas difficulté. Au moment du mahāpralaya les effets tels que le mahat, sont absorbés par le Seigneur et atteignent l’état de pradhāna prenant la forme de son corps, parce que nous admettons que c’est ce pradhāna qui redevient ensuite la cause matérielle des effets, mahat etc.” ; le sous-commentaire précise (p. 62a) : bhagavaccharīrarūpaketyarthaḥ/ mukhyaśarīratvābhāvajñāpanāya kapratyaya iti jnātavyam/ “le sens est selon la forme du corps du Bienheureux : il faut comprendre le suffixe ka comme indiquant qu’il ne devient pas le corps essentiel”,
11 Tai. U., II. 6.
12 A.V., I. 4. 83 [6] (p. 16a) bahu syām iti tasyaiva hyuktamārgeṇa yujyate/ tattadgatena rūpeṇa tadarthaṃ hyasṛjajjagat/ “La parole ‘puissé-je devenir plusieurs’ s’applique à lui, en effet, mais de la manière dite : selon chacune des formes qui lui appartiennent, pour cette raison-là il a créé le monde.”
N.S. ibid, (p. 84a) tattatpadārthaniyāmakabahnsvarūpatvakāmanānantaraṃ niyamyāpekṣatvānniyāmakatvasya tadartham niyāmakabahusvarūpatvārthaṃ niyamyaṃ jagat tāvad asṛjat tato niyāmakabahusvarūpo bhūtvā tad evānuprāviśat/ “Sans autre désir que d’avoir une pluralité de formes capables de régir les réalités qui leur correspondent, parce que le fait d’être régent suppose un objet à régir, pour cette raison, pour avoir une pluralité de formes sous sa régence, il créa un monde à régir ; ainsi ayant pris des formes multiples de régence, il entra en ce même monde”.
13 G. Bh., IV. 24 (p. 22a) sarvam etad brahmetyucyate/ tadadhīnasattāpratītitvāt/ na tu svarūpatvāt/ “Il est dit : ‘cet univers est Brahman’ parce que son existence et sa connaissance dépendent de lui, mais non parce qu’il aurait l’essence propre du Brahman”.
14 A.V., I. 4. 84 [6] (p. 16a) yaccāvikṛtam evaikaṃ brahma viśvātmanā mṛṣā/ drsyate mandadṛṣtyaiva sa sarga iti kathyate/ sā mandadṛṣṭis tasyaiva brahmaṇaḥ kiṃ tato’nyagā/ brahmaṇaścet kva sārvajñam anyagā cet svato’nyatā/ “Quant à ce Brahman, unique, qui tout en étant en fait non-modifié, est vu faussement comme essence du monde à cause d’un trouble de vision, si bien qu’il est enseigné ‘il est la création’, est-ce au Brahman lui-même qu’appartient cette vision troublée, ou bien est-elle le fait d’un autre que lui ? Si c’est au Brahman, que devient l’omniscience, si c’est à un autre, c’est que l’altérité existe par elle-même”.
15 A.V., I. 4. 87 ss. [6] (p. 16a) kiṃ bhrāntikalpitaṃ tatra bhedo’pi bhramajo yadi/bhrānter ajñānamūlatvāt tasya bhedavyapekṣayā/nājñānakalpakaṃ kincid anyonyāśrayatā yataḥ/bhramatve tviyam uktiśca tadantaḥpatanānna hi/“Qu’estce qui se trouve ici forgé par l’erreur : puisque la différence est elle-même née de l’erreur, comme l’erreur a pour racine l’ignorance, puisque l’ignorance dépend de la différence, rien ne peut forger l’ignorance, car ce serait le support mutuel. Et dans l’hypothèse de l’erreur (universelle) cette affirmation elle-même n’est rien, puisqu’elle tombe à l’intérieur de son domaine”. Cf. note 3 p. 309.
16 V.T. V., par, 380 svābhāvikatvāt satyatvāt sadvitīyatvaprasakteśca/“et si (l’ignorance) a une nature propre, elle est réelle et il s’ensuit que (le Brahman) est avec un second”.
17 Cf. Ie part. ch. 3.
18 Cf. Ie part. ch. 4.
19 Cf. Introduction et note I p. 28 ; et Ie part. ch. 3 p. 84.
20 Cf. Ie part. ch. 3.
21 Il y a en effet deux sortes de raisonnements par arthāpatti : dṛṣṭa-arthāpatti et śruta-arthāpatti.
22 N.S., I. 4. 87 (p. 91a) yadi viyadādikaṃ sarvaṃ bhramasiddhaṃ syāt tadā tadantaḥpātitvād iyaṃ śrutiśca tathā syāt/bhramāropitaṃ cāsad iti śruter apyasattvānnārthadhīhetutvam iti/ “Si le monde entier, l’espace et tout le reste, était prouvé être illusoire, en ce cas cette parole de la Śruti le serait aussi, puisqu’elle tombe à l’intérieur du monde. Et comme ce qui est surimposé par illusion n’est rien, comme cette Śruti aussi n’existerait pas, elle ne pourrait produire la pensée d’une signification”. Il s’agit ici du texte neha nānāsti, dit Jayatīrtha,
23 Ch. U. VI. 2.1.
24 B.A.U., IV. 4. 19.
25 C’est également l’interprétation de Rāmānuja.
26 XIV. 5.
27 A.V., I. 4. 55 ss [2] (p. 15a) yat tat triguṇam avyaktaṃ nityạṃ sadasadātmakam/ pradhānaṃ prakṛtiṃ prāhur-aviśeṣaṃ viśeṣavat/ pañcabhiḥ pañcabhir brahma caturbhir daśabhis tathā/ etaccaturviṃśatikaṃ gaṇaṃ prādhānikaṃ viduḥ/ iti bhāgavate prāha vidyādhīsaḥ svayaṃ prabhuḥ/ “Ce que les textes nomment ‘aux trois guṇa’‘non développé, éternel, fait d’être et de non-être’c’est le pradhāna ou la prakṛti selon qu’ils sont sans viśeṣa ou avec viśeṣa. O Brahma, les cinq, les cinq, les quatre et les dix, tel est le compte des vingt-quatre que l’on sait appartenir au pradhāna. C’est ce que dit dans le Bhāgavata le Seigneur lui-même, maître de pensée vraie.” (Bhāg. pur. III. 26. 10-1) Jayatīrtha explique les mots aviseṣaṃ viśeṣavat comme désignant l’un le pradhāna dans son état non-effectué, l’autre la prakṛti dans son état effectué (akāryatva, kāryatva)
28 īkṣater nāśabdam. Cf. V.S. Ghate, Vedānta, pp. 18-9.
29 Ka. U., III. 11.
30 B.S. Bh., I. 4. 1. parātmana evāvyaktaśabdaḥ.../
31 G.Bh., XII. i avyaktaṃ prakṛtiḥ/mahataḥ param avyaktam iti prayogāt/yat tat triguṇaṃ...iti bhāgavate/ (cf. note 5 p. 310).
32 A.V. I. 4.49 [i] (p. 15a) ajām ekām iti prāha śrutir etāṃ yadā tadā/ko doṣaḥ sarvathaivāsti pariṇāmi jaḍaṃ yadi/ “Si l’on dit que la Śruti disant ‘elle est nonnée, unique,’ parle d’elle, quelle difficulté y a-t-il, puisque ce qui est matériel se transforme par pariṇāma en toutes formes ?”
33 Madhva se tourne volontiers vers les textes védiques pour y trouver des fondements réalistes :
A. V., I. 4. 96 [6] (p. 16b) viśvaṃ satyaṃ yacciketa praghānvasya yathārthataḥ/ityādiśrutayaḥ sarvā viśvasatyatvavācikāḥ/“toutes ces Śruti déclarent le caractère réel de l’univers :”
(Voici, d’après le sous-commentaire, quels sont les textes auxquels il est fait allusion)
(Ṛg Veda, II. 24. 12) viśvaṃ satyaṃ maghāvānā yuvayor id āpaśca na pra minanti vrataṃvām/
(ibid., X. 55. 6.) yacciketa satyam it tannamogham/
(ibid., II. 15. 1) pra ghā nvasya mahạto ṃạḥāni satyā satyasya karaṇāni vocam/
34 G. Bh., III. 15 (p. 16b) na ca jaḍānāṃ svataḥ pravṛttiḥ sambhavati/“et il n’est pas possible que les êtres matériels aient une activité provenant d’euxmêmes”.
35 A.V., II. 2. 19 ss. [1] (p. 23a) svatantravṛttī racanā sā caivācetane kutaḥ/acetanatvaṃ svātantryam iti cātmapramāhatam/svecchānusāritām eva svātantryaṃ hi vido viduḥ/kuta icchā cetanasya secchaṃ cet him acetanam/“La mise en ordre est activité libre, comment pourrait-elle donc se trouver dans le non-spirituel, et si l’on dit que le fait d’être libre c’est le fait d’être non-spirituel, c’est détruire l’évidence intérieure. Car les sages savent que le fait d’être libre c’est le fait de suivre son propre désir : comment le non-spirituel pourrait-il posséder le désir, et s’il possède le désir comment serait-il non-spirituel ?”
36 A.V., II. 1. 72 [4] (p. 20a-b) buddhipūrvapravṛttir hi kartṛtvam iti niścitam/“Car il est certain que le fait d’être agent constitue une activité précédée de pensée”.
37 Cf. IIIe part. ch. 2 et note 1 p. 256.
38 N.S., II. 2. 30 (p. 42b) na ca prapañcasatyatvaṃ viśeṣaḥ/kāraṇamātraivābhyupagamena kāryaprapañcasya sāṅkhyena nirastatvāt/“et le fait d’admettre la réalité du monde ne constitue pas une différence : car le sāṅkhya ne l’admet que pour la cause (de celui-ci) mais au monde en tant qu’effet il la refuse”.
39 A.V., II. 1. 93 ss. [6] (p. 21a) asat yat kāryarūpeṇa kāraṇātmatayāsti hi/anavasthānyathā hi syāt sarvatrotpattināśayor/“Car ce qui n’existe pas en tant qu’effet, existe selon l’essence de sa cause, car autrement partout se produirait l’instabilité de la production et de la destruction”.
N.S. ibid., (p. 225a) anyathā kāryasya prāg utpatter ātyantike sattve kāraṇenātyantābhede cāṅgīkṛte sarvatrotpattināśayor anavasthāvyavasthā syāt/“autrement, si l’effet était tout à fait existant avant sa production, et si on le considérait comme entièrement non-différent de sa cause, il y aurait partout instabilité, anavasthā, c’est-à-dire avyavasthā, incertitude, de la production et de la destruction”.
N.S. ibid., yadi patas tanivātmakaḥ prāg utpatter api sanneva tadāpyupalabhyeta tantuvat/yadi cānupalabhyamāno’pi sannabhyupeyate/tadā sarvatrotpattināśayoḥ sadasattvayor anavasthā syāt/upalabhyamānaṃ ghaṭādikam astyanupalabhyamānaṃ kharaviṣāṇādikaṃ nāstīti sarvajanasammatā vyavasthā na syāt/“Si l’étoffe faite de fils existait avant même sa production en ce cas elle serait aussi appréhendée comme le sont les fils ; et si, tout en n’étant pas appréhendée, elle était considérée comme existante, alors il y aurait partout anavasthā de la production et de la destruction, c’est-à-dire de l’être et du non-être. La cruche qui est appréhendée existe, la corne de lièvre qui n’est pas appréhendée n’existe pas : telle est la certitude, acceptée par tout le monde, qui serait supprimée”.
40 A.V., II. 1. 93 [6] (p. 21a) nityabhedo nimittena hyupādānena tu dvayam/asad yat kāryarūpeṇa kāraṇātmatayāsti hi/“Il y a différence éternelle entre l’effet et sa cause efficiente, mais entre lui et sa cause matérielle il y a les deux, car ce qui n’existe pas en tant qu’effet, existe selon l’essence de sa cause”.
Jayatīrtha commente ‘les deux’, par bhedābhedau : différence et non-différence.
41 N. S., II. 2. 140 (p. 27b) etad uktaṃ bhavati/kāryaṃ kāraṇena bhinnābhinnam/tata eva prāg utpatteḥ sadasat/ataḥ kāraṇaṃ prāk kārakavyāpārād akāryātmakaṃ saikāryarūpatā yad āpādyate sā janir iti/“Voici ce que nous disons : l’effet est différent et non-différent par rapport à sa cause ; ainsi lorsque la cause, qui n’a pas la nature de l’effet avant l’action d’un agent, atteint la forme d’un effet réel, c’est cela que nous nommons production”.
42 Cette doctrine est celle du B.T. (par. 14) : tantubhyo’nyaḥ paṭaḥ sākṣāt kasya dṛṣṭipathaṃ gataḥ/“que l’étoffe soit autre que les fils ceci se trouve immédiatement, pour chacun dans le champ de sa vue”.
43 Bh. G., II. 16.
44 G.T.N., II. 16 (p. 4b) na cāvidyamānavidyamānayor utpattināśaniṣedhako’yaṃ ślokaḥ/pratyakṣavirodhāt/sanniti vyavahriyamāṇam eva padārthasvarūpam utpatteḥ praṅ nāśottaraṃ ca nāstīti sarvaloko vyavaharati/.../ādyantyoḥ sarvakāryam asad eveti niścitam/yadyasanna viśeṣo’tra jāyate ko'tra jayāte...na ca sadasadvilakṣaṇaṃ kiñcid astītyatra kiñcinmānam/ “et ce śloka n’a pas pour objet de nier la production de ce qui n’est pas, ni la destruction de ce qui est ; parce que ce serait contraire à la perception. L’usage est bien de déclarer sat une chose selon ce qu’elle est, et avant sa production, ou après sa destruction tout le monde déclare qu’elle n’est pas...Il est certain que tout effet, à son origine et à sa fin, n’existe pas. Si un viśeṣa qui n’était pas, ne naissait pas alors, qu’est-ce qui naîtrait là ? Et ce texte n’est en aucune manière une preuve de l’existence de quoi que ce soit de sadasadvilakṣaṇa, indéfinissable comme être et comme non-être”. Le passage “ādyantoḥ..jāyate” est une citation du B.T. par. 137.
45 N.S., II. I. 94 (p. 226b) nanu yad asad utpadyeta sacca vinaśyeta/tadā sarvatrotpattivināśayor anavasthaiva syāt/evaṃ sati hi kharaviṣāṇam apyutpadyeta/ātmā ca naśyed ityata ahā anavastheti//anyathā kāraṇaśaktyanādaraṇe hīyam utpattināśayor anavasthā syāt/na caivam/kiṃ tu yasyotpattikāraṇam asti tad asad apyutpadyate/yasya ca vināśakāraṇaṃ vidyate tad sad api nirudhyate/.../atha vā syād iyam anavasthā yadyatyantāsad evotpadyate/sanmātraṃ vinaśyatīti brūmaḥ/sadasad evotpadyata iti coktaṃ vināśakāraṇavad eva ca vinaśyatīti/“Mais si l’asat peut naître et si le sat peut être détruit, n’y aurait-il pas partout justement instabilité de la production et de la destruction : s’il en est ainsi, en effet, la corne de lièvre elle-même peut être produite, et l'ātman peut être détruit ? C’est pourquoi il dit : ‘il y aurait instabilité’. Autrement, c’est-à-dire si l’on ne tenait pas compte de la śatki de la cause, il y aurait en effet une telle instabilité de production et de destruction. Et il n’en est rien : mais ce dont il existe une cause de production, cela, bien qu’asat est produit, ce pour quoi il se trouve une cause de destruction, cela, bien que sat est supprimé... Ou encore : il y aurait une telle instabilité si ce qui est seulement non-être absolu était produit, et si l’être pur était détruit. Mais il a été dit que c’est le sad-asat qui est produit, et que seul ce qui a une cause de destruction est détruit”.
46 B.T., par. 14 viśeṣo’pi svarūpaṃ saḥ svanirvāhaka eva ca/dravyātmanā sa nityo’pi viśeṣātmaiva jāyate/“Le viśeṣa est l’essence propre et il se supporte lui-même : il est éternel en tant que substance mais en tant que spécification il est produit”.
47 A.V., II. 2. 199 [7] (p. 29b) kāryakāraṇayoścaikakālīnatvaṃ vinā katham/“et comment (ceci est-il possible) sans le fait que la cause et l’effet existent dans le même temps ?”
48 B.S.Bh., II. I. 10 sata utpattiḥ saśeṣavināśaśca hi loke dṛṣṭaḥ/“et en ce monde on voit que la production se fait à partir de ce qui est, et que la destruction est avec reste”.
49 N.S., II. 2. 91 (p. 118b) et II, 2. 20 (p. 72a)
50 N.S., I. 2. 9 (p. 25b) kinca mṛttantvādisvarūpaṃ pratyakṣādisiddham/tasya ghaṭādikāraṇatvaṃ tvanvayavyatirekasamadhigamyam/anvayavyatirekagrahaṇopāyaśca sāmānyam/tacca pratyakṣādisiddham iti pareṇāpi svīkṛtam/na ca kāraṇatνaṃ svarūpaṃ sahakārisamavadhānaṃ vā/svarūpasyānvayavyatirekānapekṣādhigatatvāt/kāraṇasyaiva sahakārisamavadhānānveṣaṇāt/tato’tīndriyam eva kiñcinmṛdādīnāṃ ghaṭādikāraṇatvam abhyupagamanīyam/tad eva śaktir iti śaktivādibhir abhyupeyata ityāstāṃ prapañcaḥ/“Bien plus, ce que sont l’argile et le fil (leur svarūpa) est établi par un moyen tel que la perception. Mais le fait que l’argile soit la cause de cruches etc., doit être compris par concordances et différences, et le moyen de saisir concordances et différences est la généralité, et si vous dites que celle-ci aussi est établie par la perception, votre adversaire l’accepte également. Et cela ne signifie pas que le fait d’être cause soit le svarūpa ou bien la convergence des circonstances auxiliaires, parce que le svarūpa est connu sans intervention de concordances et différences, et parce que c’est la cause que l’on recherche par l’investigation de la convergence des circonstances auxiliaires. En conséquence il faut accepter quelque chose d’invisible qui est pour l’argile, par exemple, la qualité d’être cause de cruche etc. Et c’est cela qui est conçu comme la śakti par les partisans de la śakti ; aussi trêve de développements.”
51 G.T.N., III. 5 (p. 14b) kartṛtvaṃ dvividhaṃ proktaṃ vikāraśca svatantratā/vikāraḥ prakṛter eva viṣṇor eva svatantratā/iti paiṅgiśruteḥ/ “L’activité est dite de deux sortes, la modification et l’autonomie ; la modification appartient à la seule prakṛti, et l’autonomie au seul Viṣṇu dit la Paiṅgi-śruti”,
52 Le terme de svatantra comme qualifiant Viṣṇu par opposition à tout le reste, se trouve dans plusieurs “Śruti inconnues” (Cf. Introduction, pp.24-6). La Paiṅgi-Śruti (cf. note précédente), la Parama-Upaniṣad citée au V.T.V., par. 454, et la Parama-Śruti au V.T.V., par, 301 et 304. Le B.T. emploie également ce terme (par. 90 et 99) pour qualifier le Seigneur.
53 G.T.N., III. 35 (p. 15b) yasmāt svatantrakartṛtvaṃ viṣṇor eva ca nānyagam/ tadadhīnaṃ svatantratvaṃ svāvarāpekṣayaiva tu/ “parce que l’activité autonome appartient au seul Viṣṇu et n’est le fait d’aucun autre ; pour tout être inférieur à lui cette autonomie dépend de lui”.
54 A.V., I. 2. 2 [1] (p. 11a) tatra tatra sthito viṣṇus tattacchaktiprabodhakaḥ/dūrato’pyatiśaktaḥ sa līlayā kevalaṃ prabhuḥ/
55 B. S. Bh., II. I. 29 paramātmano vicitrāśca śaktayaḥ santi nānyeṣām/ “Le Suprême Ātman possède des śakti variées non les autres êtres” ; ibid. II. 1. 31 ato na kevalaṃ vicitraśaktiḥ kiṃ tu sarvaśaktir eva/“Ainsi il n’est pas seulement puissance variée mais toute-puissance”.
56 Cf. Ie part. ch. 1 notes 2 et 3, p. 54
Ait. U. Bh., II. 2 (p. 15a) na ca kartṛkarmavirodho nāmāstītyatra kiñcinmānam/ śrutyanubhavasiddhatvācca svadarśanādeḥ/ “et il n’y a ici aucune preuve qu’il y ait contradiction au fait d’être (à la fois) objet et agent de l’action, et parce que le fait de se voir soi-même est établi par la Śruti et par l’expérience”.
57 A.V., I. 4. 62 [6] (p. 15a) parādhīnaviśeṣāptir anivartyo’nyathābhavaḥ/ ksīrādivad vikāraḥ syānnaiva sa syād hareḥ kvacid/ “Le vikāra est une transformation irréversible qui est acquisition de viśeṣa en dépendance d’un autre, comme pour le lait etc., et il ne peut jamais se produire en Hari”. Cf. IIe part. ch. 2 et notes 2 et 3, p. 168.
58 N.S. II. 3. 10. Texte cité plus haut, IIe part. ch. 1 note 2 p. 151
59 A.V., II. 3. 21 ss [2] (p. 34b) naiva kiñcit tato janmavarjitaṃ paramād ṛte/ parādhīnaviśeṣatve janmanaḥ sthūlatābhavaḥ/ pūrvaśabdavilopaśca yadi janmeti kīrtyate/ “C’est pourquoi il n’y a absolument rien qui soit exempt de naissance, sinon le Suprême, comme la naissance est le fait d’être modifié en dépendance d’un autre. Puisque c’est prendre l’état grossier et perdre le nom antérieur, l’on appelle aussi cela naissance”.
N.S. ibid. (p. 8a-b) upādānadharmiṇo dharmyantarātmanā parivartaḥ sthūlatābhāvaḥ/ ata eva pūrvaśabdavilopaśca pūrvaśabdanivṛttau śabdāntarapravṛttiścetyarthaḥ/ “L’état dans lequel sont les choses grossières c’est celui de la transformation d’un support qui est leur cause matérielle, en forme d’un autre support, c’est pourquoi se produit la perte du nom antérieur, puisqu’il y a retrait de l’application du nom antérieur pour lui appliquer un nom nouveau, tel est le sens”.
60 Nous avons déjà signalé plus haut (IIe part. ch. 4 n. 2 p. 198) une certaine disparité de vocabulaire entre les citations du B.T. qui déclarent le viśeṣa “essence propre de la chose” (vastu-svarūpa) et la doctrine de Madhva selon laquelle c’est la différence bheda qui est définie comme vastu-svarūpa. La distinction des deux notions semble s’accentuer ici : en effet si le viśeṣa est une śakti il faut le dire du point de vue des mādhva “autre que le svarūpa” : il serait le pouvoir qui fait le svarūpa, qui maintient chaque réalité dans son existence propre et assure la cohésion de chaque substance à ses attributs. Ce pouvoir “invisible” doit être rapporté à la śakti divine, déclarée cause des svarūpa, des essences propres de tous les êtres. Les deux notions de śakti et de svarūpa semblent cependant dans le B.T. ne faire qu’une seule notion comme en témoigne le texte cité plus haut n. 1 p. 317 déclarant le viśeṣa “essence propre”, se supportant lui-même, et ajoutant qu’il est éternel selon la substance, et qu’il naît selon la forme spécifique : ces derniers caractères semblent davantage correspondre à la relation śakti-vyakti, puissance-manifestation.
61 T.s., comm. (p. 5) jaḍeṣu bhāvakāryapadārthānāṃ vṛddhikṣayādidānam/
62 A.V., III. 2. 166 ss. [13] (p. 44a-b) sṛṣṭināśau tadadhīnāvitīrite/svabhāvatvāt sthiter naitad apekṣeti na yujyate/yatas svabhāvo’pyakhila īśāyatto’khilasya ca/ “Si l’on dit que la production et la destruction (du monde) dépendent toutes deux de lui, mais que sa conservation se produit par sa propre nature, sans être relative à lui : ceci ne convient pas ; parce que toute la nature propre de tout est elle-même en dépendance du Seigneur”.
63 Cf. chapitre précédent, note 2 p. 295
64 ibid. note, 3 p. 295
65 C’est la traduction que donne, de ce terme, B.N. Venkateśachar, dans sa traduction du Tattva-saṅkhyāna. “not fully created”. Le contexte y invite puisqu’il s’agit de la sṛṣṭi, de la création du monde. Mais le terme saṃsṛṣṭa a aussi le sens plus technique de “ce qui est en combinaison indissociable”. La première création serait celle de réalités “non-combinées” entre elles, la seconde produirait des ensembles subsistant dans leur existence individuelle.
66 T.S., p. 1b anityaṃ dvividhaṃ mataṃ/ asaṃsṛṣṭaṃ ca saṃsṛṣṭaṃ asaṃsṛṣṭaṃ mahān aham/ buddhir manaḥ khāni daśa mātrā bhutāni pañca ca/saṃsṛṣṭaṃ aṇḍaṃ tadgaṃ ca samastaṃ samprakīrtitam/“Le non-éternel est de deux sortes, non-pleinement créé et pleinement créé. Le non-pleinement créé est : le mahān, l'ahaṅkāra, la buddhi, le manas, les dix indriya, les cinq éléments subtils et les cinq éléments grossiers. Le pleinement créé est connu comme l’œuf (du monde) et tout ce qu’il contient”.
Cf. Ie part. ch. 5, note 3 p. 124.
67 Cf. IIe part. ch. 2.
68 A.V., II. 2, 175 ss. [6] (p. 28b) tatkālasṛṣṭim evāto vāñchatīśaḥ sadaiva hi/syāt kālaḥ sa tadaiveti kālasya svagatatvataḥ/ svabhāvād eva hīcchaiṣā devasyaiṣa iti śruteḥ/ svabhāvo’pi pareśecchāvaśa ityuditaḥ purā/ nityā anityāśca tatas tadadhīnā iti śrutiḥ/ “C’est ainsi que le Seigneur, dans sa volonté éternelle désire la création de tel temps : ‘que soit alors ce temps’, dit-il, du fait que le temps est contenu en lui-même. Car c’est par sa nature que sa volonté est telle, puisque la Śruti dit ‘telle est (cette nature) de Dieu’ (Mā. U. Kā., I. 9). II a été déjà dit que la nature propre elle-même est sous le pouvoir du suprême Seigneur ; et la Śruti dit que, de ce fait, les éternels et les non-éternels dépendent de lui”. (Cf. ch. suivant, note 2 p. 333.
69 Cf. IIe part. ch. 2.
70 A.V., II. 2. 172 [6] (p. 28b) udīrayati kālākhyāṃ śaktim ityasya ṿāgapi/ kālasya kālagatvena na virodho’pi kaścana/ asaṅkhyātaviśeṣatvād icchāyā api sarvadā/ “Sa parole elle-même dit ‘qu’il suscite une puissance nommée temps’. Du fait que le temps est contenu dans le temps, il n’y a là aucune contradiction : car sa volonté possède éternellement un nombre incalculable de spécifications”. (Bhāg, Pur. III. 8. 11.)
71 Cf. note I p. 325.
72 B.S. Bh., II. 1. 15 svatantrabahusādhanā sṛṣṭir loke dṛṣṭā/ naivaṃ brahmaṇaḥ/ svarūpasāmārthyād eva tasya sṛṣṭiḥ/ “L’on voit en ce monde des productions utilisant beaucoup de moyens indépendants. Il n’en est pas ainsi pour le Brahman : c’est par la seule puissance de sa nature propre qu’il produit (le monde)”.
73 A.V., II. I. 92 [6] (p. 21a) śakto’pi hyanyathā kartuṃ svecchāniyamato hariḥ/kāraṇair niyatair eva karotīdaṃ jagat saḍā/“Bien que Hari soit capable d’agir autrement, c’est par des causes déterminées qu’il fait constamment ce monde, selon la détermination de sa seule volonté”.
74 N.S. ibid. (p. 220a) anyathā kāraṇair vinā kartuṃ śakto’pi hariḥ kāraṇāntarāṇyupādāyaiva kariṣyāmīti svecchāniyamataḥ kāraṇair evedaṃ jagat sadā sṛjati/ evam anyathā prakṛtyāhaṅkāram ahaṅkāreṇa mahāntam ityevam/tathā prakṛtiṃ nimittīkṛtya kālādikaṃ copādānīkṛtya kartuṃ śakto’pyetenaivedam etad upādānīkṛtyaivedaṃ srakṣyāmīti svecchāniyamato niyataiḥ kḷptair eva tathā niyataiḥ svaniyatasattāśaktyādimadbhir eva kāraṇair idaṃ jagat sadā karoti/ “Autrement” : bien que capable d’agir sans causes, Hari crée toujours ce monde à l’aide de causes selon la détermination de sa volonté par laquelle il déclare : je vais créer (ce monde) en prenant appui sur des causes différentes de moi. De même ‘autrement’ (peut signifier) en produisant l'ahaṅkāra à partir de la prakṛti et le mahān à partir de l'ahaṅkāra. De même, bien qu’il soit capable d’agir en prenant la prakṛti comme cause instrumentale et le temps etc., comme cause matérielle, il décide : je vais créer ce monde par tel instrument et en prenant telle cause matérielle ; ainsi il fait toujours ce monde par des causes déterminées, façonnées par sa seule volonté, qu’il a déterminées ainsi, c’est-à-dire comme possédant une existence, une puissance etc., déterminées par lui”.
75 A.V., II. 1. 94 ss. [6] (p. 21a) śakto’pi bhagavān viṣṇur akartuṃ kartum anyathā/ svabhinnaṃ kāraṇābhinnaṃ bhinnaṃ viśvaṃ karotyajaḥ/ “Quoique le Bienheureux Viṣṇu soit capable de ne pas agir ou d’agir autrement, lui le NonNé fait cet univers différent de lui, et à la fois non-différent et différent de sa cause (matérielle)”.
N.S. ibid. : akartuṃ śakto’pi karoti/ anyathā vinā kāraṇais tadvyatyāsena ca kartuṃ śakto’pi niyataiḥ kāraṇaiḥ karotīcchayeti yojyam/ “Bien que pouvant ne pas agir, il agit. Bien que pouvant agir ‘autrement,’sans causes ou en inversant celles-ci, il agit par sa volonté avec des causes déterminées, tel est l’enchaînement du sens”.
76 G. Bh., IX. 8 (p. 34a) prakṛtyavaṣṭambhas tu yathā kaścit samartho’pi pādena gantuṃ līlayā daṇḍam avaṣṭabhya gacchati/
77 B.S. Bh., II. I. 19 sādhanānāṃ sādhanatvaṃ yadātmādhīnam iṣyate/ tadā sādhanasampattir aiśvaryadyotikā bhaved/ ityādeḥ sādhanāntareṇa sṛṣṭir yuktā/ “puisque les causes ont leur caractère de cause en dépendance de l'Ātman, l’agencement des causes doit mettre en lumière sa souveraineté, est-il dit : c’est pourquoi il convient que la création se fasse par le moyen d’une cause autre (que lui)”.
78 N.S., II. 1. 92 (p. 220a) yad uktam īśvarasya kāraṇopādānādiniyamo’sti na veti/ tatrāstīti brūmaḥ/ tathā ca prakṛtyādīnāṃ kāraṇatvaṃ yuktam/ sa ca niyamo na kulālāderiva tānyapahāya vyatyasya vā karaṇe śaktyabhāvanibandhanaḥ/ yena tasya svātantryaṃ teṣāṃ ca pāratantryaṃ na syāt/ kiṃ nāma svecchāyatta eva/ tataḥ svātantryādikam api yuktam/ na ca tāni svādhīnasattāśaktyādimanti/ yenaiśvaryaṃ nirargalaṃ na syāt/ kiṃ tu bhagavatyeva tadīyaṃ sattādikam āyatate/ tatas tatsācivyam atiśayenaiśvaryasya dyotakam eva/ “Pour la question qui nous a été posée : est-ce que le Seigneur a nécessairement des causes matérielles etc., ou non, nous répondons que cette nécessité existe, et c’est ainsi qu’on peut parler pour la prakṛti etc., de leur nature de cause. Et cette nécessité n’est pas comme celle qui lie le potier, le restreignant, par absence d’efficacité de son instrument, quand il omet ou inverse les causes, ce qui serait refuser à celui-ci l’autonomie, et à celles-là l’hétéronomie. Mais une telle nécessité dépend de sa volonté elle-même, et c’est pourquoi on peut parler d’autonomie. Et il ne faut pas dire que ces causes possèdent une existence, une puissance etc., qui ne dépendent que d’elles-mêmes, de telle sorte que la souveraineté divine ne serait pas sans obstacles, mais bien que l’existence etc., qui leur appartient dépend du seul Bienheureux. En conséquence, le fait qu’elles l'accompagnent met justement en évidence, de la plus haute façon, sa souveraineté”.
79 Cf. plus haut, texte cité note 4 p. 326.
80 Bhāg. Pur. II. 10. 12 dravyaṃ karma ca kālaśca svabhāvo jīva eva ca/ yadanugrahataḥ santi na santi yadupekṣayā/ (Dans le seul A.V. ce texte est cité à I. 1. 13, II. 1. 90 Cf. aussi II. 2. 37, note suivante.
81 Cf. chapitre précédent, note 4 p. 295. (Madhva y cite une Śruti parallèle au texte du Bhāg : Purāṇa).
82 B.T., par. 13 devatānāṃ svabhāvo’pi svarūpam api sarvadā/ tadadhīnaṃ yato yāmī vāsudevaḥ prakīrtitaḥ/ svabhāvasattādātṛtvaṃ yantṛtvam iti kathyate/ “La nature même, l’essence même, des divinités dépendent toujours de lui, c’est pourquoi Vāsudeva est proclamé le régent : régir c’est pour lui donner l’existence et la nature propre”.
Jayatīrtha précise à N.S., I. 2.16 (p. 40b) na rājādivanniyāmakatvamātram antaryāmitvam api tarhi sattādipradatvam ityuktaṃ bhavati/ “Il est dit que cette régence intérieure n’est pas seulement un contrôle analogue à celui d’un roi, mais c’est le fait de donner l’existence etc.”.
83 N.S., I. 4. 95 (p. 102a) apuruṣārthatvānna prapañcasatyatāyāṃ tātparyam iti cenna/ satyajagannirmātṛtvādipārameśvaramāhātmyajñānasyaiva purusārthahetutvāt/ “Si l’on nous dit que le sens de ces textes ne peut être la réalité du monde, parce que cela n’a pas rapport à la fin de l’homme, nous disons que si, car la connaissance de la grandeur du Suprême Seigneur, dans son activité créatrice d’un monde réel, est bien la fin de l’homme”.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012