Dieu et le Veda
p. 273-298
Texte intégral
1Le Veda n’a d’autre but que de nous faire connaître le Brahman, et le Brahman, objet atīndriya, suprasensible, ne peut être atteint par aucun autre mode de connaissance. Le Veda est pramāṇa, mode spécifique de saisie du réel, capable de nous le faire connaître tel qu’il est. Il nous décrit donc de façon absolument vraie l’objet absolu, le Brahman saguṇa, comme plénitude d’infinies perfections, et sa description est celle d’un langage parfait et parfaitement cohérent. Les paroles multiples des textes expriment, chacune à sa manière, l’un des aspects du Seigneur, et leur multiplicité converge en une unité essentielle, celle de l’Etre infiniment simple.
2Mais, dès que de telles affirmations sont posées, elles soulèvent de très grandes difficultés, que les mādhva ne peuvent ignorer. Comment, demanderont les advaitin, le Veda qui est multiple pourrait-il exprimer adéquatement l’Un ? Comment un langage qui use de termes appartenant au domaine sensible ; pourrait-il signifier une Réalité qui se situe par définition hors de ce domaine ? Il faut dire que le Veda est un pramāṇa, qu’il vise à nous faire connaître le Brahman, mais qu’il ne peut le faire que de manière approximative, adaptée aux conditions relatives de notre pensée. Il est incapable de signifier pleinement et directement le Brahman : lui-même le reconnaît en plusieurs passages, déclarant que l’Etre absolu est inconnaissable, ajñeya, inexprimable, avācya. S’il est vrai que certains textes décrivent les perfections de l’Etre suprême, nous enseignent comment le louer par des hymnes ou l’honorer par un culte, ceux-ci ressortissent à une connaissance inférieure. Le Veda ne parle-t-il pas lui-même de deux degrés de connaissance, l’inférieure et la supérieure, aparā et parā vidyā1 ? La première est réservée à ceux qui pensent le Brahman comme un Etre suprême, semblable à nous, Seigneur du monde qu’il régit, Seigneur de nos âmes qu’il conduit. Mais c’est encore là le point de vue des ignorants, engagés dans le monde de la multiplicité, et ne pouvant concevoir Dieu qu’à leur image, comme Brahman saguṇa, Personne parfaite, infiniment supérieure à nous mais analogue à nous. Le Veda se sert de telles notions par approximation, en vue de nous introduire à une connaissance supérieure, celle du Brahman nirguṇa, sans qualités, de l’Etre absolument simple, nirviśeṣa, inaccessible à toute spécification de la parole ou de la pensée. Ce dernier nous demeure inconnaissable tant que nous n’avons pas atteint l’illumination définitive, l’expérience directe, aparokṣānubhūti, connaissance par identification ; celle-ci est seule apte à nous faire saisir l’unité du suprême Brahman en abolissant toute conscience de multiplicité, toute dualité du sujet connaissant et de l’objet connu, toute illusion de différence entre le Brahman et nous. Nous éprouverons alors en sa plénitude la signification de la formule des Upaniṣad qui donne la clé de tout l’enseignement védique : tat tvam asi “tu es cela”.2
3Une telle conclusion se situe à l’exact opposé de toute la théologie de Madhva, pour qui l’affirmation de la non-dualité entre les âmes et Dieu est un véritable blasphème, qu’aucun terme ne saurait flétrir avec trop d’énergie. Pour ruiner en son fondement le processus qui porte en lui d’aussi funestes conséquences, il est nécessaire d’en examiner le postulat premier. Est-il possible de soutenir en même temps que le Veda est un pramāṇa, un mode de connaissance valide, et de distinguer en son enseignement des vérités de divers ordres ?
4Si l’on admet que le Veda comporte deux sortes de textes, dont les uns seraient à l’usage des ignorants, les autres à celui des sages, il est impossible de maintenir l'unité de son enseignement. Plus encore il est impossible de lui reconnaître quelque valeur d’enseignement3 : aux ignorants est dispensée une vérité inférieure qui ne détruit pas leur ignorance ; aux sages il n’a rien à apprendre puisque leur expérience de la non-dualité se suffit à elle-même,4 et n’est pas plus aisément exprimable par les termes du Veda, que par tout autre moyen d’expression. Les paroles considérées comme “vérité supérieure” restent, de l’aveu même des advaitin inadéquates à signifier le Brahman. Faut-il penser pourtant que, malgré leur insuffisance, elles auraient pouvoir de rendre caduque la grande majorité des autres textes ?
5Au nom de quel critère par ailleurs, opérer cette dichotomie ? L’on pourrait invoquer ici la distinction admise entre karma-kāṇḍa et jñāna-kāṇḍa, section des actes et section de la connaissance. La première consacrée aux rites viserait le Dieu qualifié, la seconde aurait pour but la connaissance du non-qualifié. Même si nous reconnaissions une telle division, répondent les mādhva, celle-ci serait inapte à fournir le critère désirable. Le problème ne serait que déplacé, car c’est à l’intérieur du jñāna-kāṇḍa lui-même qu’il faudrait maintenant justifier de la distinction entre enseignements supérieurs et inférieurs. Il est faux d’ailleurs de dire que les Upanisad, par exemple, ne parlent jamais de rites et que ce que l’on nomme karma-kkāṇḍa parle seulement des actes. L’analyse des notions de prescription et d’interdiction a montré que celles-ci sont dépourvues de sens si elles ne sont référées à un but, à une fin connue comme bonne. Le ritualisme ne se suffit pas à lui-même : le karma-kāṇḍa implique la connaissance et l’atteinte du même objet suprême que celui du jñāna-kāṇḍa.
6Priver le Veda de son unité revient à le priver de son autorité : une fois le doute porté sur la valeur de telle de ses paroles, rien n’empêche de l’étendre à l’ensemble du texte.5 Par quelle aberration les advaitin peuvent-ils dire avec tous les vedāntin que le Veda est pramāṇa, moyen de connaître le vrai, et introduire à l’intérieur même de ce pramāṇa une contradiction radicale, par l’hypothèse de deux enseignements dont l’un serait capable d’abolir totalement l’autre ? Par quelle aberration plus grande encore se rallient-ils à la position traditionnelle selon laquelle le vrai est connu par soi-même, svataḥ, et non justifié par des raisons extrinsèques, alors que finalement, ils subordonnent le degré de vérité des paroles védiques à leur conformité à une expérience d’un tout autre ordre, puisqu’elle est de leur propre aveu inexprimable ? Qui ne voit le cercle vicieux : c’est au nom de leur propre philosophie que les advaitin divisent les enseignements révélés en deux niveaux distincts et en éliminent la plus grande part au profit de quelques formules, dont ils disent qu’elles sont vérité absolue dans la mesure où elles concordent avec leurs affirmations métaphysiques. Mais leurs affirmations se fondent elles-mêmes sur une expérience inaccessible par nature au commun des hommes, réservée au petit groupe qui se fie à la parole d’un maître advaitin.6 De tels postulats disqualifient ceux qui les posent pour toute controverse philosophique sérieuse, en même temps qu’ils détruisent le seul critère de vérité théologique, l’autorité du Veda.
7Mais le Veda n’enseigne-t-ii pas lui-même qu’il doit être dépassé, retorquent les advaitin ? C’est lui qui nous dit le Brahman hors des prises de notre pensée, au-delà de l’expression de notre parole ; il nous indique par là sa propre impuissance à faire connaître l’Etre absolu, dans sa transcendance essentielle. Il emploie les mots avācya, ajñeya à propos de celui qu’il qualifie négativement comme le Brahman nirguṇa. A la lumière de ces mots-clés, s’ordonnent tous ses autres enseignements. S’il en était ainsi, répondent les mādhva, il serait nécessaire de prendre des termes aussi importants en leur sens le plus fort. Mais, au sens fort, les mots ajñeya ou avācya n’auraient qu’une signification possible, ils indiqueraient que le Brahman est radicalement inconnaissable et ne peut être atteint ni enseigné par aucun pramāṇa.7 Par ces seuls termes le Veda nierait sa propre fin affirmée solennellement par d’autres passages, et proposée à nos efforts comme notre but ultime, la connaissance du Brahman.8 Il est légitime, avant d’accepter une contradiction aussi radicale et de se résigner à une tromperie aussi décevante, de se demander si les termes en fonction desquels l’on voudrait interpréter tout le Veda ne sont pas eux-mêmes à interpréter à la lumière de tout le Veda. Il y va de la raison d’être de l’enseignement révélé, et l’exigence de cohérence9 est ici assez forte pour justifier la recherche d’une exégèse qui ne mettrait pas en question sa propre norme de vérité. Or s’il est impossible de prendre les mots avācya ou ajñeya au sens fort, il n’est pas difficile de les comprendre en un sens moins absolu, qui concorde avec l’ensemble de renseignement védique. Dire que le Brahman est au-delà de ce que nous pouvons dire de lui, revient à exprimer qu’il est une réalité “merveilleuse” adbhuta,10 et que nous ne le connaissons pas totalement, mais ceci ne signifie pas que cette connaissance partielle soit fausse. Elle n’est pas fausse, peuvent répondre ici les advaitin, elle n’est qu’inférieure. La notion même de vérité inférieure est une contradiction dans les termes, réplique Madhva, qui s’appuie ici encore, et plus fermement que jamais, au principe qui soutient toute sa pensée : “la vérité ne connaît pas les limites du temps”.11 Si une vérité est destinée à être abolie, ceci ne peut avoir qu’une signification : elle n’a jamais été vraie, quoi que nous ayons pu croire au moment de notre méprise. C’était une connaissance erronée que nous reconnaissons pour telle lorsque nous sommes désabusés : c’est la définition même de l’erreur. Il n’y a pas de vérité inférieure parce qu’il n’y a pas de moyen terme entre vérité et erreur, comme il n’y en a pas entre être et non-être, parce que l’erreur consiste à affirmer le non-être à la place de l’être, ou l’être à la place du non-être, et parce que la vérité abolit totalement l’erreur ne lui laissant plus droit au moindre degré d’existence.12 Si la plus grande partie des enseignements védiques était de vérité inférieure elle devrait tout simplement être déclarée fausse. Plus encore les enseignements dits supérieurs n’auraient pas davantage statut de vérité : ne sont-ils pas à leur tour destinés à être abolis par l’expérience ultime, laquelle serait par hypothèse inexprimable ? Pourquoi, dans ces conditions, accorder plus de crédit aux énoncés négatifs qu’aux énoncés positifs, et en quoi la négation aurait-elle plus que l’affirmation, capacité d’exprimer l’inexprimable.13 La négation n’est jamais que l’envers d’une affirmation, et, qui plus est, elle la suppose toujours : il n’y a donc aucune raison de chercher le secret ultime du Veda dans des expressions négatives qui auraient pouvoir d’abolir l’immense harmonie de ses affirmations.14
8Les advaitin refusent cependant de se laisser acculer à de telles conséquences. Il est évident que ce qui est inexprimable ne peut être signifié par le langage, et il est certain que le Veda est un langage. Mais ce que le langage ne peut exprimer, il peut le suggérer. Nous disons, avancent-ils, que le Brahman m’est pas signifié directement par les termes du Veda, mais qu’il est désigné par eux en mode indirect, par lakṣaṇā. Les poètes connaissent cette figure de style, qui a pour effet de suggérer une réalité par l’intermédiaire d’une autre, la pratique courante du langage en use. Lorsque nous disons, par exemple : “les pasteurs vivent sur le Gange”, nous ne signifions pas qu’ils sont établis sur le fleuve lui-même, mais sur sa rive. Ainsi en est-il du Veda : il nous parle du Brahman pourvu d’attributs, de perfections innombrables, mais il vise à nous introduire par-là à la connaissance d’un Etre qui est autre que tout cela. La simplicité divine ne peut être suggérée que secondairement, par négation de toute multiplicité d’attributs, par négation de toutes les paroles qu’il a fallu multiplier pour signifier sa plénitude. C’est pourquoi le processus de négation est indiqué par les textes védiques qui se déclarent eux-mêmes incapables de définir l’unité divine autrement que par la formule ekam evādvitīyam “Il est l’un sans second”, formule qui annule toutes les qualifications des autres textes, après avoir pris appui sur elles. Le processus de négation est donc un processus de dépassement. Le Veda nous guide par pédagogie négative, comme le fait celui qui, voulant montrer l'étoile arundhatī, trop petite pour être aisément repérée, nous fait trouver une étoile voisine en disant que “c’est arundhatï”, avant de nous faire voir la véritable arundhatī.15 Il s’agit en effet de nous faire connaître une réalité qui est au-delà des conditions normales de notre connaissance, une simplicité que nous ne pouvons concevoir du seul fait que nous la pensons naturellement comme celle d’un objet distinct de nous. Le Veda ne peut que “suggérer” la non-dualité de l’Etre suprême, comme il ne peut que nous “suggérer” la non-dualité de notre être et de cet Etre suprême.
9Le recours à la notion d’expression indirecte ne désarme nullement la logique des mādhva. En quoi, demandent-ils, cet artifice de style aurait-il le pouvoir étonnant de nous faire évader des conditions normales de notre connaissance, en nous ouvrant la voie vers une expérience d’un tout autre ordre ? Certes le procédé de lakṣaṇā est bien connu, et le Veda l’emploie, mais ni dans le langage ordinaire ni dans le langage védique, cette figure de style ne conduit à une expérience de non-dualité. L’objet suggéré indirectement n’est pas moins objet que l’objet exprimé, et nous qui le connaissons par mode indirect ne perdons pas pour autant notre qualité de sujet connaissant en relation nécessaire avec un contenu de connaissance. Bien plus l’expression indirecte suppose l’expression directe, la connaissance de l’objet suggéré requiert la connaissance préalable de l’objet exprimé si nous comprenons d’emblée les mots “sur le Gange” comme signifiant “sur la rive du Gange”, c’est que nous connaissons déjà le Gange comme un fleuve, et que nous savons qu’un fleuve a des rives.16 Aucune désignation indirecte n’aurait de sens si elle ne pouvait être référée à une désignation directe sous-entendue, et si l’on voulait la référer à une autre désignation indirecte, il faudrait à la fin aboutir à la connaissance d’un objet réel et directement connu, sous peine d’être entraîné dans un processus de régrès à l'infini.17
10Comment d’ailleurs le Brahman nirguṇa des advaitin pourrait-il, en aucun cas, être exprimé indirectement par le procédé de lakṣaṇā ? S’il est par hypothèse dépourvu de toute qualification il n’a pas davantage celle d’être désigné indirectement18, et de plus il ne peut offrir la moindre prise à la désignation indirecte.19 Celle-ci ne peut être utilisée que dans le cas d’objets complexes, doués de caractères divers dont l’un peut être employé pour désigner tel autre, composés de parties différentes permettant de nommer le tout par la partie ou la partie par le tout, présentant avec d’autres objets des similitudes sur lesquelles fonder des métaphores.20 Mais comment la désignation indirecte pourrait-elle s’appliquer à un objet déclaré d’emblée absolument simple et radicalement incomparable21 ? Elle ne s’applique à lui que négativement, sera-t-il répondu, par négation de toutes les similitudes grâce auxquelles nous chercherions à concevoir l’Etre absolu. Toutes les affirmations du Veda seraient donc affectées secondairement d’un signe négatif qui leur permettraient de dépasser leur objet premier, le Brahman saguṇa, pour suggérer au-delà de lui le Brahman nirguṇa. En ce cas pourquoi le Veda multiplierait-il des négations qui auraient toutes le même sens ? Si l’on répond qu’il est nécessaire de nier successivement les divers attributs affirmés du Brahman saguṇa, afin d’introduire à la connaissance du nirguṇa, c’est que l’on ne considère pas ces diverses négations comme équivalentes. Ceci revient à reconnaître que, sous mode négatif, elles visent des aspects divers de l’absolu. Mais ces aspects divers sont des viśeṣa et il est impossible en ce cas de continuer à soutenir que le Veda enseigne le Brahman nirviśeṣa, sans spécification. La négation multiple suppose le viśeṣa tout aussi nécessairement que l’affirmation multiple.22
11La seule supposition que le Veda puisse nous faire connaître le Brahman nirguṇa par l’intermédiaire du Brahman saguṇa, se heurte à des objections plus graves encore, car il n’y a aucun passage d’une notion à l’autre.23 Elles ne sont pas seulement différentes, elles sont radicalement opposées, comme le sont l’affirmation et la négation. Si la fin du Veda était de nous faire connaître le nirguṇa, ce terme devrait être pris en son sens le plus fort, il devrait signifier l’absence totale de guṇa, de qualités, donc de perfections. L’être ainsi désigné ne pourrait être que le contraire du suprême Brahman, celui qui serait dépourvu de toutes qualités ne pourrait être que le mal absolu24 : vous pouvez bien si vous y tenez-vous identifier au démon, ironise Madhva, il n’y a en tout cas rien de commun entre votre Dieu et le nôtre.25 Il faut aller plus loin encore, car il n’y a aucune raison de s’arrêter dans la voie négative, et d’attribuer au Brahman sans attributs la propriété d’exister. Rien ne distingue finalement le Brahman des advaitin du néant absolu,26 de la Vacuité, śūnyatā, des bouddhistes de l’école śūnyavāda. Madhva met au défi ses adversaires d’essayer de prouver le contraire : ne se sont-ils pas condamnés eux-mêmes au plus absolu mutisme relativement à leur Brahman inconnaissable et inexprimable27 ?
12Ceux-ci répondent cependant. S’il est vrai que l’enseignement ultime du Veda doit aboutir à exprimer négativement le Brahman, ceci ne signifie pas que celui-ci soit pur néant. Les enseignements du Veda portent sur une réalité, si totale et si parfaite que nous ne pouvons la saisir. Le rôle des négations est seulement d’écarter les limitations que la parole ou la pensée imposent nécessairement à l’Etre absolu. Les paroles du Veda relatives au Brahman saguṇa ne sont pas fausses, elles sont inadéquates, les paroles relatives au nirguṇa montrent en quel sens dépasser cette inadéquation. Mais il s’agit du même Brahman, de la même réalité infiniment positive, qui nous est présentée à des niveaux différents. Au niveau inférieur est projeté sur la pureté de l’Etre le réseau des qualifications surimposées qui le font apparaître comme doué d’attributs illusoires. Mais comment expliquer un tel phénomène, demandent alors les mādhva ? Comment le Brahman nirguṇa pourrait-il vouloir se montrer ainsi à nous, sous une apparence qui nous le cacherait plus qu’elle ne le révélerait ? Peut-on supposerons le Brahman des advaitin quelque chose qui corresponde à un désir de se faire connaître ? S’il est tel que le conçoivent les partisans du nirguṇa, il ne peut rien connaître car il ne se connaît pas lui-même,28 et il ignore le monde illusoire des êtres multiples. Il faut donc supposer que c’est notre esprit qui surimpose des attributs imaginaires sur l’Etre pur : par quel prodige ? L’Etre parfaitement pur ne peut donner aucune prise à une telle déformation, rien en lui ne peut être prétexte à délimitations arbitraires et à surimposition d’attributs illusoires.29 Il faut donc faire intervenir un troisième facteur, celui que les advaitin nomment la Māyā, l’illusion cosmique. Ceci revient à avouer que la connaissance par laquelle nous saisissons le Brahman pourvu d’attributs est fruit de l’illusion, et que le Veda, en nous enseignant le Brahman saguṇa, appartient au domaine de cette même illusion. Il nous enseigne donc sa propre fausseté, se donnant lui-même pour le produit de la Māyā. Il ne sert donc à rien de dire que le Veda possède une vérité inférieure : une vérité inférieure n’est que fausseté, et les advaitin sont bien obligés à la fin de lui donner son vrai nom, de l’appeler illusion.30
13La preuve en est fourme par les assertions mêmes des tenants de Fadvaita : ce Veda qu’ils conçoivent comme surimposé sur le Brahman par l’effet de la magie cosmique, porte en lui des fruits dignes de son origine. Il ne peut nous enseigner dans cette perspective que des notions contradictoires. La notion de Brahman nirguṇa était dépourvue de sens, tout au plus pouvait-elle signifier le contraire même de la perfection suprême. Que dire de la notion de Brahman saguṇa telle que la présentent les advaitin ? Elle correspond selon eux à un niveau inférieur d’enseignement. Ceci signifierait que le Brahman saguṇa serait une réalité inférieure, destinée à être dépassée. Mais qu’est-ce qu’un “Dieu inférieur” et qui ne voit la contradiction absolue de ces deux mots31 ? Comment penser un être parfait qui ne serait pas en même temps l’être suprême, un absolu qui devrait être dépassé ? Les advaitin nomment le Brahman saguna, Iśvara, le Seigneur du monde, ils lui assignent un rôle cosmique, lui reconnaissent une fonction dans la conduite des âmes. C’est le Dieu que peuvent prier et honorer les hommes tant qu’ils n’ont pas atteint la pleine connaissance de la vérité par l’expérience de la non-dualité. Il leur faut cependant répondre à une question unique mais essentielle : cet Īśvara existe-t-il ou non ? S'il existe, voici la dualité introduite dans l’absolu lui-même, et il est paradoxal de voir la doctrine du non-dualisme incapable de maintenir la simplicité divine.32 Mais s’il n’existe pas, la conséquence est tout aussi grave ; ainsi le Veda nous enseignerait à honorer un Dieu qui serait illusoire, à demander son aide et sa grâce à celui qui, n’étant rien, ne pourrait rien pour nous.33 Il n’est guère de tromperie plus sacrilège.
14L’accumulation de tant de contradictions confirme le caractère fallacieux du point de départ, l’admission de degrés de vérité dans l’enseignement védique, et d’une façon plus générale la notion même de degrés de vérité. Si donc le Veda est vrai il l’est tout entier et il l’est de façon absolue. Le principe d’une bonne exégèse est de prendre toutes ses affirmations en leur sens premier, et d’abord de prendre en son sens premier ce que le Veda dit de lui-même, qu’il a pour fin de nous faire connaître le Brahman. Il nous prescrit en outre de rechercher cette connaissance, en vue de notre salut et un tel ordre n’aurait pas de signification si les moyens de la jijñāsā, du désir de connaître, ne nous étaient en même temps donnés'. La jijñāsā porte sur les attributs du Brahman et c’est le Veda qui nous parle de ces attributs en nous enseignant les perfections du Brahman saguṇa34, et qui, ce faisant, nous conduit à lui : le Veda a pour but le salut, et le salut ne peut être obtenu que par la faveur du Seigneur.35 Or c’est en louant ses perfections que l’on peut appeler sur soi une telle faveur36 et une Ecriture qui enseignerait le Brahman nirguṇa manquerait son but et tout en nous faisant manquer le nôtre,37 Comment expliquer cependant que l'Ecriture emploie les termes de nirguṇa ou de nirviśeṣa en parlant du Brahman ? Puisque entendre ces mots en leur sens fort conduit à des contradictions absolument inacceptables, il est évident que nous avons le droit de chercher ici encore une interprétation cohérente. La signification purement négative étant exclue, d’autres explications sont possibles qui ne s’opposent pas à l’ensemble des affirmations des textes. Le Veda lui-même nous y invite, qui parfois dans une seule phrase renforce une expression positive par une expression négative : l’exemple le plus remarquable en est la fameuse formule ekam evādvitīyam, “Il est l’un sans second”, dans laquelle les advaitin lisent toute leur théologie négative. Mais cette phrase est absolument affirmative, elle affirme la simplicité du Brahman,38 en insistant sur le fait qu’il est “sans second” pour signifier qu’aucun ne lui est égal, ni comparable.39 De la même manière toutes les expressions négatives du Veda sont supportées par le contexte entièrement positif de ses affirmations : dire le Brahman nirguṇa ne signifie pas que les guṇa du Seigneur doivent être niés en vérité absolue, mais que ces guṇa sont des perfections incomparables aux qualités des êtres finis, à tout ce que nous pouvons nommer guṇa dans le monde sensible.40 Ceci est en accord avec le but du Veda, qui a pour fin de nous instruire de réalités qu’aucun autre moyen ne pourrait atteindre.
15Une nouvelle objection se présente aussitôt : comment pouvons-nous comprendre les affirmations du Veda, si elles désignent des réalités incomparables à celles que signifient les mots du langage courant ? Comment les mêmes termes peuvent-ils valoir dans les deux domaines ? Ceci serait une difficulté sérieuse si le Veda lui-même ne nous éclairait : il nomme Dieu par un terme qui exprime l’expansion sans limite, le Brahman, mot provenant de la racine BṚH qui signifie croître, il le nomme pūrna “plein”, pour signifier que cette expansion infinie est en même temps infinie plénitude, il le définit comme svatantra, autonome, pour indiquer qu’il porte en lui la source d’une perfection que rien ne saurait limiter ni entraver.41 C’est en ce sens que le Brahman est l’Etre incomparable, et que ses guṇa infinis et en nombre infini sont incomparables aux guna connus dans le monde, lesquels sont tous soumis à des limitations et à des restrictions diverses. Mais il nous est toujours possible de passer du sens partiel au sens plein puisque le “témoin” en nous a la connaissance de l’infini. Jayatīrtha donne l’exemple de la félicité, ānanda, dont nous avons l’expérience en nous-même ; pour passer de celle-ci à la notion de félicité divine, nous concevons, comme le Veda nous y invite, la félicité au sens plein, une félicité qui ne dépendrait que d’elle-même, ne serait soumise à aucune condition, ne rencontrerait aucune limitation.42
16Le langage du Veda se comprend donc, comme tout langage, par le processus que les mādhva ont défini comme sāmāuyānvitābhidhāna, saisie de la “signification de ce qui est relié en mode général” : le jugement de ressemblance est à la base de la compréhension de tout mot et de toute phrase, car les mots désignent toujours des ensembles de réalités semblables entre elles sous quelque rapport, et l’agencement des mots dans une phrase donnée spécifie leur application à tel objet particulier, à tel événement déterminé par des conditions de lieu, de temps, de causalité, indiquées par les liaisons des termes en présence.43 Dans le cas du Veda cependant, ces conditions limitatives sont niées par le texte lui-même qui nous invite à connaître une réalité infinie, éternelle et indépendante : la liaison de tous les termes employés les fait converger vers un Etre en qui ceux-ci prennent un sens absolu. Tout le Veda peut être considéré comme une phrase unique qui désigne un seul objet, l’Objet suprême. C’est dire que le Veda vise, à travers la valeur commune des mots qu’il emploie, une signification suprêmement spécifiée, celle du seul Etre auquel chaque mot puisse s’appliquer en son sens éminent. Nous passons ici encore d’une connaissance de nature générale, sāmānyataḥ, à une connaissance de forme spécifiée viśeṣataḥ, en entendant ce dernier terme en son double sens de particularisation et d’excellence.
17Tous les termes de tout le Veda se portent ainsi les uns les autres à leur valeur absolue, révélant pleinement la śakti, la puissance de signification inhérente aux mots du langage sanskrit. Cette śakti, qui apparaît comme limitée dans l’usage courant du langage, est ici pleinement libérée de toutes déterminations secondaires, et se manifeste dans sa vraie capacité en s’appliquant à son objet absolu.44 Les termes du problème posé se trouvent ici inversés : si l’on admet que le Veda est pramāṇā, on admet qu’il est un langage parfait et parfaitement ordonné à son objet suprême. Les mots qui le composent ont donc premièrement pour fin de signifier l’absolu, ils ne s’appliquent aux réalités sensibles qu’en un secondaire et dérivé, obtenu par limitation de leur signification fondamentale. Leur sens premier, mukhya, est leur sens essentiel, svābhāvika, le sens étymologique, connu et transmis par les premiers voyants du Veda :45 la grâce divine réveille en nous cette connaissance,46 nous fait goûter le sens plein et fort de tous les termes védiques, leur śakti qui a puissance d’évoquer la réalité parfaite.47 Les mêmes termes en un sens restreint et secondaire, amukhya, s’appliquent aux réalités de ce monde. Nous pouvons passer des secondes à la première, en découvrant progressivement la cohérence parfaite du langage révélé, ce samanvaya48 qui fait converger tous les mots et phrases du Veda en leur objet suprême, nous obligeant à un perpétuel passage à la limite par lequel nous saisissons l’absolu. Il n’est pas nécessaire pour cela de connaître la totalité du Veda : sa cohérence est présente partout, et en fait cette unité sans fissure qui le constitue en un pramāṇa digne de ce nom, aussi vrai dans sa totalité qu’en chacune de ses expressions.
18Il faut pousser plus loin encore les conséquences d’une telle position. Le Veda n’est pas seulement vrai dans ses phrases et dans ses mots, mais dans les éléments constitutifs de ces mots, les varṇa, les syllabes fondamentales de l’alphabet sanskrit : elles aussi possèdent un sens mukhya, une signification essentielle, connue grâce à celle des racines dans lesquelles elles figurent. Ainsi chaque mot de l’Ecriture peut avoir plusieurs sens selon l’analyse que l’on en fait, soit qu’on le réfère à la racine d’où il dérive, soit que l’on réfère chacune de ses syllabes aux racines dont elles se trouvent faire partie. De la sorte toutes les affirmations du Veda sont riches de significations diverses, selon que l’on s’en tient au sens mukhya des mots, ou que l’on prend celui des varṇa de ces mots. Une telle méthode d’exégèse vise à introduire l’infini dans le fini49 : grâce à elle le Veda, en apparence limité possède la capacité d’exprimer l’absolu, en développant toutes les śakti de toutes ses syllabes, et toutes les combinaisons possibles de ces śakti.50 A l’objection qui se présente aussitôt, celle du caractère arbitraire et ésotérique de ce processus d’interprétation, les mādhva répondent qu’ils s’appuient d’une part sur la connaissance des racines définies par la grammaire, et de l’autre sur la règle du samanvaya. Cette dernière vaut pour la liaison des varṇa comme pour celle des mots et des phrases : les significations découvertes par l’analyse des syllabes ne peuvent contredire la signification de tout le Veda. Elles ne visent qu’à ajouter, à l’infini, de nouvelles résonances à l’harmonie des textes qui tous expriment la grandeur du suprême Brahman.51
19Les varṇa possèdent un sens par eux-mêmes, qu’ils soient ou non assemblés en mots. Ce sont les éléments ultimes et permanents du langage védique comme du langage ordinaire : nous les retrouvons identiques à eux-mêmes en toute énonciation. Le jugement d’identité que nous pouvons porter à leur sujet paraît une preuve suffisante de leur réalité omniprésente, vibhu, compénétrant tous les mots. Nous disons en effet “c’est ka, c’est ga” en “reconnaissant” ces syllabes, sans faire intervenir de jugements de ressemblance. Nous affirmons l’identité essentielle de chacun des varṇa, alors qu’ils nous sont donnés différemment, prononcés par des voix différentes, avec des intonations différentes.52 Reconnaissant leur identité, nous les connaissons d’emblée connue éternels et immuables.53 Ces syllabes sont aussi infinies, compénétrant non seulement les mots du Veda mais aussi tous les sons de notre langage profane et même tous les sons de l’univers.54 Les commentateurs mādhva expliquent cette omniprésence par une raison supplémentaire : les varṇa étant des substances doivent être, comme toute substance éternelle, soit atomiques soit infinis.55 Ils ne peuvent être atomiques, aṇu, car ils seraient alors inaccessibles à nos sens, et ne pourraient être entendus comme des sons, ils sont donc infinis. L’infinité des varṇa a pour conséquence leur compénétration mutuelle, puisqu’ils se trouvent chacun coextensif à tout l’espace.56 Ainsi l’unité du Veda est fondée dans l’être : l’unité, essentielle à ce langage parfait, développe et manifeste une unité ontologique, dans laquelle coexistent éternellement tous les éléments dont il est constitué.
20Il y a de ce fait deux états du Veda, l’un correspondant au temps de la manifestation de l’univers, l’autre au temps de la dissolution cosmique. L’un est le texte de la Śruti, tel que nous le possédons, tel qu’il a été entendu à l’origine de chaque nouveau kalpa par les ṛṣi védiques.57 L’autre est constitué par l’ensemble des varṇa éternels et infinis, immuables et omniprésents. Il n’y a pourtant qu’un seul Veda, aussi vrai dans un cas que dans l’autre, exprimant parfaitement dans ses deux états la réalité du Brahman. Ce Veda est toujours vrai, car le vrai n’est jamais aboli : le salut nous donnera une connaissance plus complète de l’Objet suprême, mais en aucune manière il ne supprimera la connaissance que nous avions déjà de celui qu’enseigne le Veda, dès ce monde, en toute vérité. Contrairement à ce que disent les advaitin, il n’y a pas d’expérience qui dépasse et abolisse la révélation védique : l’expérience directe du salut nous donne l’objet même que nous indiquait le Veda, et nous le donne tel qu’il nous avait été décrit par lui.
21Mais si ces conclusions sont en harmonie avec la théorie de la vérité que les mādhva soutiennent avec une exemplaire constance, elles ne laissent pas de présenter des difficultés certaines par rapport à d’autres thèses tout aussi essentielles à leur système. Le Veda se trouve ici érigé en absolu : il est l’expression parfaite de l’Etre parfait, il existe de toute éternité en regard de celui-ci. Quelle est la relation de ces deux réalités, également subsistantes, sans commencement ni fin, se suffisant chacune à elle-même ? Bien plus, du point de vue des mādhva, le but du Veda est de nous révéler que la réalité suprême est la réalité indépendante, svatantra, dont tout le reste dépend : comment pourraient-ils dire du Veda qu’il est lui aussi dépendant du seul Etre svatantra, alors que par ailleurs ils se rallient fermement à la thèse selon laquelle le Veda est sans auteur, apauruṣeya ?
22Il s’agit de s’entendre sur le sens du mot apauruṣeya, répond Jayatīrtha. Ce terme écarte nettement un certain nombre de conceptions qui sont en effet indignes d’une causalité divine.58 Il signifie que le Veda n’est pas composé par Dieu, à la manière dont le serait un livre fait par un auteur humain, selon une mise en ordre progressive, et un arrangement découvert peu à peu, par une pensée qui ne connaîtrait pas d’avance la totalité de son œuvre. Ceci contredirait évidemment à l’omniscience divine, et s’opposerait à la permanence du Veda qui ne se reproduirait pas nécessairement de façon identique d’un cycle à l’autre. Il ne faut pas non plus dire que le Seigneur compose chaque nouveau Veda en se rappelant un Veda antérieur qu’il prendrait comme modèle : ce serait supposer l’oubli dans la conscience omnisciente, ce qui serait une autre impossibilité. Dira-t-on que le Veda a continué d’exister sous sa forme développée tout le temps du pralaya et que le Seigneur se contente de l’énoncer au début de chaque nouveau kalpa ? Ceci serait porter également atteinte à la majesté de Dieu en réduisant son rôle à celui d’un simple récitant. Cependant tous ces sens étant exclus par la notion d’un Veda apauruṣeya, sans auteur personnel, il n’en faut pas conclure que le Veda soit indépendant de Dieu. Seuls les varṇa existent immuables dans leur interpénétration mutuelle : l’ordre de ces varṇa n’a de sens que pour des consciences auxquelles il s’adresse dans le temps, en vue de leur faire connaître un objet, l'unique objet de tout le Veda. Comme cet objet est unique et parfait, il n’y a aussi qu’un seul ordre des varṇa, celui qui est indéfiniment reproduit de cycle cosmique en cycle cosmique.59 Le Seigneur au début de chaque kalpa “manifeste” cet ordre, bien que l'on ne puisse le déclarer son auteur au sens anthropomorphique du terme.60 Ainsi le Veda dépend de Dieu, sa vyakti, sa manifestation aux esprits finis, est l’effet d’une volonté divine, volonté de se faire connaître à ceux-ci en vue de leur bien et ultimement de leur salut.
23Mais c’est se contenter de peu apparemment. Certes il est possible de dire, en ce sens, que le Veda dépend de Dieu, mais cette dépendance se réduit à une simple mise en branle d’une réalité préordonnée, nécessairement identique à elle-même, portant en elle son déroulement automatique. Nullement, répondent les mādhva, car ce serait supposer que les varṇa possèdent comme un pouvoir de s’ordonner eux-mêmes, de s’organiser en un langage significatif,61 et ce serait tout confondre. Les varṇa ne sont pas des réalités conscientes, ils sont inertes, jaḍa, et ne deviennent un langage que par l’intervention d’une pensée qui en fait les instruments de son expression. D’ailleurs les varṇa étant éternels et infinis, il ne peut y avoir entre eux un ordre de l’espace, non plus qu’un ordre du temps : le seul ordre possible est un ordre de la buddhi, de la volonté consciente, l’ordre pensé par le Seigneur et voulu par lui de toute éternité. Ainsi, il est possible de dire que Dieu n’est pas l’auteur qui a composé le Veda, et pourtant que l’ordre du Veda est pensé éternellement par lui, manifesté dans le temps par sa volonté, soutenu dans cette manifestation par le pouvoir divin. Sans la pensée divine il n’y aurait aucune parole védique, aucune harmonie des paroles védiques, aucune vérité du Veda : Dieu, dit Madhva, est “l’éternel voyant” du Veda.62
24Mais le problème se pose maintenant à un autre niveau, pourrait-on objecter. Le Veda serait donc dépendant de Dieu en son état de langage manifesté ; il reste que les varṇa semblent bien exister de plein droit, de toute éternité, substances immuables en regard de Dieu, seules existantes pendant la grande dissolution de toutes choses, pendant le temps du sommeil cosmique de toutes les consciences : elles n’ont plus alors pour fonction de faire connaître le Seigneur, elles ne sont plus des instruments de connaissance vraie en relation avec l’objet qu’elles auraient à signifier, elles se suffisent à elles-mêmes, comme un second absolu en face de l’absolu divin.
25Ceci ne signifie pas que les varṇa dans leur état éternel, ne soient pas “dépendants” de la puissance divine. La doctrine selon laquelle il n’y a qu’un seul Etre svatantra, est de vérité absolue, et le Veda lui-même l’enseigne. L’existence du Veda comme toute existence, éternelle ou non-éternelle, est dite paratantra, c’est-à-dire en dépendance de l’Autre, selon les trois caractères d’essence propre, svarūpa, de connaissance, pramiti, d’activité, pravṛtti, comme l’a expliqué Jayatīrtha dans son commentaire au Tattva-saṅkhyānai.63 Ce texte a son répondant dans un passage de Madhva lui-même. Dans l’Anuvyākhyāna, Madhva déclare que toutes les śakti, toutes les puissances des êtres conscients ou inconscients sont sous le pouvoir de la seule śakti autonome, et il précise les trois modalités de dépendance de ces śakti, l’existence sattā, la connaissance, pratīti, et l’activité, pravṛtti64 Jayatīrtha explique en ce passage que le fait d’exister, sattva, peut être conçu de trois manières, comme svarūpa, le fait d’avoir telle essence, pramāṇa-yogyatva, le fait de pouvoir être atteint par la connaissance vraie, ou enfin comme arthakrīyavattva, le fait de produire des résultats effectifs : en ces trois sens, dit-il, toute réalité dépend du Bienheureux.65 Cette triple dépendance vaut pour les éternels comme pour les non-éternels : Madhva cite en effet ici un texte disant que “les natures propres, les jīva, les karman, la substance, le temps, la Śruti, les activités, existent par sa grâce et n’existent plus s’Il se détourne d’eux”.66 Ainsi les réalités éternelles sont dites dépendre du Seigneur pour leur existence même et il faut ajouter que leur éternité est voulue par lui : “Il régit, dit Madhva, éternellement les êtres, les éternels selon leur nature éternelle, les non-éternels selon leur nature non-éternelle”.67 Le Veda est inclus dans la liste des réalités qui n’existeraient pas sans le vouloir divin : c’est Dieu, dit ailleurs Madhva, qui “donne aux Veda leur éternité”.68
26Il est donc possible d’appliquer au Veda les définitions précédentes : sa pravṛtti,sa mise en activité, l’ordre qu’il reçoit au début de chaque kalpa sont voulus éternellement par la pensée divine. Mais sa dépendance ne s’arrête pas là. Ses śakti ne sont ce qu’elles sont que par le pouvoir de l’unique Śakti. C’est dire que les varṇa en leur réalité individuelle, comme en leur pouvoir propre de signification, śakti, sont voulues par Dieu. En eux-mêmes les sons primordiaux ne sont que des réalités inertes, et la puissance par laquelle ils désignent l’un ou l’autre aspect de la réalité divine leur est donnée par Dieu, du fait que toutes les “natures propres” sont fondamentalement dépendantes de cette seule puissance. C’est le regard de Dieu, “éternel voyant du Veda”, qui fait de celui-ci, en sa totalité comme en chacune de ses syllabes, une réalité porteuse de vérité. Dieu, pensant les varṇa, les constitue par là-même en miroir de ce qu’il est, ayant éveillé en eux, de toute éternité, la śakti qui les rend aptes à l’exprimer parfaitement.
27Pendant le temps du pralaya, les varṇa restent donc l’objet de la conscience divine.69 Toute conscience est en relation et celle du Seigneur serait vide lorsque disparaît le monde si elle ne possédait un objet éternel.70 Dieu cesserait d’être conscient pendant le pralaya s’il ne pensait le Veda. Celui-ci n’a plus alors le rôle de le faire connaître aux esprits finis, mais il est réduit à sa fonction essentielle, fonction de louange71 : il exprime à Dieu même la perfection divine.72 Ainsi le Veda n’est pas un absolu en face de l’absolu, son existence ne limite en aucun cas la puissance infinie. L’on peut même dire qu’elle en est la première et la plus totale manifestation, car elle fait apparaître l’indépendance de la pensée divine : celle-ci en effet n’a pas besoin du monde pour être sujet conscient, elle se constitue à elle-même la sphère de sa propre connaissance objective, elle se donne un objet digne d’elle qui reflète sa perfection.
28L’on se demandera pourtant de quelle matière sont constitués ces varṇa, réalités non-spirituelles, objets de la pensée divine et différentes de celle-ci. Aucune réponse ne se trouve donnée, à notre connaissance. Comme l’espace, comme le temps, les varṇa sont différentes de la matière dont est produite l’univers. Ces trois premières réalités sont étroitement liées, puisque les varṇa existent dans tout l’espace et dans tout le temps, et elles semblent constituer ensemble comme une première sphère objective immédiatement connue et voulue par Dieu : tout leur être, toute leur matérialité, paraît consister en leur “nature propre”, capacité d’extension infinie, capacité de devenir infini, capacité d’expression infinie. Il faut remarquer que l’extension à tout l’espace et à tout le temps est un attribut de la substance divine elle-même : faut-il comprendre que le temps et l’espace sont, dans leur existence substantielle, la contrepartie objectivée des attributs divins et que, de même, les varṇa, manifestant ses perfections projettent comme à l’extérieur de Dieu une première sorte de création intemporelle, expression sous mode multiple de la simplicité essentielle ? Il faudrait en conclure que la pensée divine se pose à elle-même à partir d’elle-même des objets éternels et infinis, dont tout l’être est d’être pensés comme des essences distinctes entre elles, et ajouter que ces essences propres sont objectivées, connues comme subsistantes et soutenues dans l’être, par cette même pensée divine. Il est difficile d’aller aussi loin en un domaine que la doctrine mādhva n’explicite pas, et qu’elle semble être seule, de toute la tradition indienne à envisager. Cependant c’est bien le sens qu’elle indique. Les exigences de la liberté divine, impliquées dans la notion de svātantrya sont en effet très grandes : il semble possible de dire que tous les êtres sont contingents, car même s’ils sont éternels ils ne sont tels, et ne sont ce qu’ils sont, que dans la mesure où Dieu a pensé leur essence comme objective, l’a voulue comme réalité subsistante. L’éternité ne confère de soi aucune nécessité d’être. A propos d’une autre des réalités éternelles, celle de la prakṛti, la matière dont est produit le monde, Madhva dira expressément que Dieu aurait pu faire l’univers sans elle.73 Il n’est pas interdit de penser qu’une contingence analogue peut appartenir aux autres éternels, au temps, à l’espace, et aux varṇa du Veda.
Notes de bas de page
1 Mu. U., I. 1. 4.
2 N.S., I. I. 35 (p. 211a) mantrabrāhmaṇayor atattvāvedakayor avidvadvisayayor dvaitālambanatve’pi ūpaniṣadām advaitaniṣṭhatvāt/ taira hi tat tvamasītyādivākyaṃ sāksājjīvasya brahmatām pratipādayati/ “Parce que, les Mantra et les Brāhmaṇa qui ne font pas connaître la réalité, qui sont objets des ignorants, supportent le dualisme, les Upaniṣad sont consacrées au non-dualisme : c’est dans ces textes que des paroles telles que ‘tu es cela’ enseignent directement que le jīva possède la nature du Brahman”.
3 A.V., IV. 2. 50 [4] (p. 68b) atattvāvedakaṃ yasmāt pramāṇaṃ tena kathyate/ “parce que celui-ci déclare pramāṇa ce qui ne fait pas connaître la réa lité”.
D’après B. N.K. Sharma, Hist. Dv. Sch. I. p. 193 et note I, les expressions tattvāvedaka et attatvāvedaka sont caractéristiques de l’ouvrage advaitin Saṃkṣepaśārīraka de Sarvajñamunin.
4 N.S., I. 1. 104 (p. 15b) aikyasya caitanyasvarūpābhede’ṅgīkriyamāṇe tadaikyam tat tvam asītyādinā śāstreṇa pratipādyaṃ na syāt/ kutaḥ/ svarūpasya svaprakāśatvena nityasiddhatvāt/ tanmātratvāccaikyasya/na hi prakāśamānam eva śāstrapratipādyaṃ vaiyarthyaprasaṅgāt/ “Si l’on pose qu’il n’y a aucune différence entre l’unité et la forme propre du principe spirituel, l’unité de ce dernier ne peut être enseignée par des paroles telles que “tu es cela”. Pourquoi ? Parce que cette forme propre est admise éternellement comme lumineuse par elle-même. ; et parce que l’unité n’est rien d’autre que celle-ci ; il ne faut donc pas dire que ce qui est (évidemment) lumineux doive être enseigné par les śāstra, parce que ce serait les reconnaître, de ce fait, comme inutiles”.
5 N.S., III. 2. 49 (p. 66b) sarvo’pi hi vedo’pauruṣeyaḥ svataḥpramāṇabhūtaścaj tatra caikasya bhāgasyāprāmāṇye parasyāpi tat syāt tasya prāmāṇye’syāpi katkaṃ tanna syāt/ “C’est le Veda tout entier qui est sans auteur et de validité intrinsèque : si l’une de ses parties n’est pas vraie l’autre non plus, si l’une est vraie comment l’autre ne le serait-elle pas aussi”.
6 N.S., I. 1. 16, cf. texte cité IIIe part. ch. 1 note 2 p. 239.
7 A.V., I. 1. 150 [5] (p. 7a) sarvaśabdair avācyaṃ tad uktvā tadviṣayaṃ punaḥ/ śātraṃ vadantam unmattaṃ kathaṃ loko na vārayet/ “Si après avoir dit qu’il n’est exprimable par aucun mot, il dit ensuite que l’Ecriture l’a pour objet, comment n’arrête-t-on pas cet homme ivre ?”
8 A.V., I. 1. 144 [5] (p. 6b) mānena kena vijñeyam avācyājneyanirguṇam/ ameyaṃ cen na śāstrasya tatra vṛttiḥ kathañcana/ “Par quel moyen de connaissance sera-t-il saisi ce “sans-qualités”, inexprimable et inconnaissable ? Si l’on dit qu’il n’est pas objet de pramāṇa, l’Ecriture ne peut en aucune manière s’appliquer à lui”.
9 A.V., II. 1. 20 2] [(p. 18b) yukto’yuktaśca yadyartha āgamasya pratīyate/syāt tatra yukta evārtho.../ ‘Si l’on connaît à un texte un sens logique et un sens illogique, que l’on prenne bien sûr le sens logique”.
10 A.V., I. 1. 153 ss. [5] (p. 7a) adbhutatvād avācyaṃ tad atarkyājñeyam eva ca/ anantaguṇapūrṇatvād ityūde paiṇgināṃ śrutiḥ/ avācyam iti loko'pi vaktyāścaryatamaṃ bhuvi/ “C’est parce qu’il est merveilleux qu’il est inexprimable et s’il est au-delà du raisonnement et de la connaissance, c’est parce qu’il est plénitude de qualité infinies, a dit la Śruti des Paiṅgin. Les gens disent bien ‘inexprimable’ pour signifier : le plus prodigieux du monde”.
11 A.V., III. 2. 60. Cf. texte cité le part. ch. 1 note 2 p. 45.
12 Cf. Ie part. ch. 3
13 N.S., I. 1. 107 (p. 18b) abhāvaviśeṣāṅgīkāre ca bhāvaviśeṣaiḥ kim aparāddham/ “Si l’on admet des viśeṣa négatifs, pourquoi rejeter les viśeṣa positifs”.
14 A.V., III. 2. 45 [1] (p. 39b) adṛśyatvādayo’pyasya guṇā hi prabhuṇoditāḥ/ yadi syus tādṛśā dharmāḥ sarvajñatvādayo na kim/ “Puisque les qualités d’être invisible etc., sont dites de lui par le Maître (auteur des Brahma-sūtra), pourquoi n’aurait-il pas de même les attributs d’omniscience etc. ?”
15 N.S., I. 1. 224 (p. 47a) yathā vārundhatīpraśne tatsamīpavartinī pṛthulā tārakārundhatītvenopadiśyate/ arundhatījñānadvāratvāt/ “ou encore, de même que, en réponse à la question ‘où est arundhatī ?’l’on montre l’étoile pṛthulā, proche de celle-ci, comme étant arundhatī, parce qu’elle sert d’intermédiaire pour la connaissance d’arundhatī”.
16 N.S., I. 1. 145 (p. 59a) lakṣaṇā hi lakṣyārthapramitipūrvikā dṛṣṭā/ na hi tīraṃ svarūpato gaṅgāsambandhitvena ca pramāṇato’pratipannaṃ gaṅgāśabdena jñāpyate/ “La désignation indirecte en effet est reconnue comme précédée de la connaissance de l’objet qu’elle désigne, car, si l’on ne savait pas grâce à un moyen de connaissance vraie que la rive est naturellement liée au fleuve Gange, le mot Gaṅgā ne ferait pas naître la connaissance de celle-ci”.
17 A.V., I. 1. 121 [5] (p. 5b) īksanīyatvato viṣṇur vācya eva na cānyathā/ lakṣyatvarṃ kvāpi dṛṣṭam hi kiṃ tad ityanamsthitiḥ/ “du fait qu’il est caractérisé (par le sūtra) comme ‘devant être vu’, Viṣṇu est certainement exprimable, sinon il ne pourrait jamais non plus être désigné indirectement, car il y aurait faute de régrès à l’infini du fait que l’on demanderait (toujours) : qu’est cela (qui est désigné indirectement) ?” Sūtra I.1.5. Cf. note 6p. 310.
18 A.V., III. 2. 185 15] [(p. 4.5a) lakṣyate cet tena lakṣyam ityapi syād viśeṣitā/ “Si l’on dit que (le nirśeṣa Brahman) est exprimé indirectement il se trouve de ce fait avoir une qualification, celle d’être désigné indirectement”.
19 V.T.V., par. 428 sarvaśabdāvācyasya lakṣaṇāpi na dṛṣteti na śāstragamyatvam/ “Pour celui qui n’est exprimé par aucun mot la désignation indirecte n’est pas non plus possible et on ne peut l’atteindre par les textes”.
20 N.S., 1. I. 148 (p. 61a) vācyatvalakṣyatvasadṛśaguṇayogitvābhāvācca na śābdatvam/ “Il (le Brahman nirguṇa) ne peut être objet de l’Ecriture puisqu’il ne lui est adjoint aucune qualité semblable à celles (qui permettent) d’être exprimé directement ou indirectement” (cf. note 2 p. 282).
21 N.S., I. 1.138 (p. 52b) śuddhaṃ cet kiṃ lakṣaṇayā/ “S’il est pur quel usage faire de l’expression indirecte ?”
22 A.V., I. 2. 26. Cf. IIe part. ch. 3, note 1 p. 178.
23 Il faudrait ajouter que même lorsque l’Ecriture emploie le mot nirguṇa elle signifie encore par lui le saguṇa : N.S., I. 1. 138 (p. 52a) na ca saguṇaṃ nirguṇapadavācyam/ vyāghātāt/ saguṇasya hi nirguṇaivaṃ tathā sati syād iti/ “et il ne faut pas dire que le saguṇa est exprimé par le mot nirguṇa. Parce que ce serait contradictoire : autant dire en ce cas que le saguṇa possède la propriété d’être nirguṇa
24 A.V., 1.1. 103 [2] (p. 5a) nirguṇaivaṃ tadā ca syād āsuratvaṃ ca nānyathā/ “et le fait d’être nirguṇa ne serait rien d’autre alors que la nature démoniaque”.
25 A.V., I. 1. 147 [5] (p. 6b) astu tanmā vaded vādī na cāsmacchāstragaṃ tu tat/ avācyaṃ vācyam ityuktvā kim ity unmattavanmṛṣā/ asmacchāstrasya cauryāya yatate svoktidūṣakaḥ/ “C’est bon, qu’il n’en parle pas notre parleur, il ne s’agit pas en tout cas de Celui que désignent nos textes. S’il dit qu’il va exprimer son inexprimable, il est aussi vain qu’à un homme ivre de lui demander ce qu’il dit. Ce sont nos textes qu’il s’efforce de voler, infirmant sa propre parole”.
26 A.V., IV. 2. 48 [5] (p. 68b) nirviśeṣatvato naiva viśeso brahmaśūnyayoḥ/ “du fait qu’ils sont tous deux dépourvus de qualification, il n’y a certes aucune qualification distinguant le Brahman du Vide”.
27 A.V., I. I. 124 [5] (p. 5b-6a) avāeyatvaṃ kathaṃ brūyānmūko’ham itivai sudhīḥ/ “Comment pourrait-il parler de ce qui est inexprimable, notre sage ? Autant déclarer ‘je suis muet’”,
28 V.T.V., par. 429-30 ato ’vācyatvād ajñeyatvācchūnyam eva iti prāptam/ na ca svenāpi jñeyatvaṃ tair ucyate/ “Ainsi parce qu’inexprimable et inconnaissable, il ne peut être saisi que comme le vide. Et ils disent qu’il n’est même pas objet de connaissance pour lui-même”.
29 A.V., III. 2. 49 ss. [1] (p. 40b) dharmāropo’pi sāmānyadharmādīnāṃ hi darśane/ idaṃtadādidharmitve dhamo’nyaḥ kalpyate’tra hi/sarvadharmavihīnasya dharmāropaḥ kva dṛśyate/ “La surimposition d’attributs n’est en effet possible que si l’on voit des attributs communs etc., car l’on peut supposer un attribut étranger sur ce qui a qualité de support d’attributs, tels que l’on dise ‘c’est ceci’. Mais pour celui qui serait privé de tout attribut comment verrait-on une surimposition d’attributs ?”
30 V.T.V., par. 161-3 mitkyāvāditve ca śruteḥ katham aikyasya satyatvam/ kathaṃ caivaṃvādināṃ vedavāditvam/ vedoktasya mithyātvāṅgīkārād eva hyavedavāditvaṃ bauddhādīnām api/ “Et si la Śruti enseigne ce qui est illusoire comment l’enseignement de l’unité serait-il vrai ? Et comment des docteurs parlant de cette manière pourraient-ils être docteurs du Veda ? Considérer que les paroles du Veda sont illusoires, c’est exactement le refus de la doctrine du Veda qui est celui des bouddhistes etc.”.
31 A.V., I. 1. 128 [5] (p. 6a) vandhyāputropamaṃ māyāśabalaṃ vācyam ityapi/ kalpayitvā vinā mānaṃ lakṣyaṃ śuddhaṃ vadan padaiḥ/ ātmaśabdoditasyaiva jñānaṃ muktāvasādhanam/ āha śrutipariiyāgaḥ syāccāsyāśrutakalpanā/ syāt sarvatra ca.../ “Si, après avoir supposé sans preuve que celui qu’expriment les textes est le Brahman coloré par l’illusion, qui ressemble au fils d’une femme stérile, il dit que le pur Brahman est exprimé indirectement par les mots, ceci revient à dire que la connaissance de l’être désigné par le terme ātman n’est pas moyen du salut, ce qui serait partout abandon de ce qui est révélé et supposition de ce qui ne l’est nullement”.
N.S. ibid., (p. 47a) māyāśabalasya brahmaṇo vandhyāputropamatvāt/tat katham/../śrutiṣvātmabrahmādiśravaṇāt teṣāṃ ca pūrṇābhidhāyitvena māyāśabalāviṣayatvāt/ “parce que le Brahman coloré par la Māyā est une notion semblable à celle du fils d’une femme stérile. Comment cela ?...Parce que les termes ātman, brahman, sont révélés par les Ecritures, et parce que celles-ci ne peuvent avoir pour objet un être coloré par l’illusion, quand elles l’ont désigné comme le parfait”,
32 A.V., I. 1. 102 [2] (p. 5a) sadaiva guṇavattve’sya bhinnaṃ syānnirguṇaṃ sada/“puisque les qualités du Brahman qualifié sont éternelles, le Brahman nirguṇa devrait être éternellement distinct de lui”.
33 N.S., I. 1. 129 (p. 47a) gauṇātmajñānasya mokṣāsddhanatvānupapatteḥ/ “parce qu’il est impossible que la connaissance de leur ‘ātman qualifié’ soit un moyen du salut”.
34 A.V., III. 2. 47 [1] (p. 40a) sarvadharmojjhitasyāsya kiṃ śāstreṇādhigam yate/“Comment celui qui serait privé de tout attribut pourrait-il être atteint par les Ecritures ?”
A.V., III. 2 : 42 [1] (p. 39b).. yadi dharmā na kecana/brahmaṇo naiva jijñāsyam jijiñāsā dharmanirṇayaḥ/ “Si le Brahman ne possédait aucun attribut il ne pourrait certes pas être l’objet du désir de connaître : le désir de connaître est investigation des attributs”.
35 A. V., I. 1. 92 [2] (p. 4b) guṇāḥ śrutā iti hyasmānna doṣo’rthaḥ śruter bhavet/ prītyā mokṣaparatvācca tātparyaṃ naiva dūṣaṇe/“Comme il est dit ‘ses qualités sont révélées’, une imperfection ne pourrait être l’objet d’un texte de la Révélation ; du fait que celle-ci est consacrée au salut, par la complaisance (du Seigneur), son interprétation ne peut certes pas viser un défaut (en celui-ci)”.
36 A.V., III. 2.112 [8] (p. 42a) prasannatā guṇotkarṣajñānād eva hi kevalam/“et la propitiation ne peut se produire autrement que par la connaissance de l’excellence de ses perfections”.
37 V.T.V., par. 112-4 prītiśca guṇotkarṣajñānād eva viśeṣato dṛṣṭā nābhedajhānāt/abhedajñānād aprītir evottamānāṃ bhavati/ghātayanti hi rājāno rājāham iti vadantamjdadati ca sarvam abhipretaṃ guṇotkarṣaṃ vadataḥ/“et l’on éprouve du plaisir lorsqu’est connue l’excellence de ses qualités, non celle d’une identité. Le déplaisir se produit chez les supérieurs si (les inférieurs) se croient identiques à eux. Car les rois mettent à mort celui qui dit : je suis le roi, mais ils donnent tout ce qu’il désire à celui qui proclame l’excellence de leurs qualités”.
38 N.S., III. 2. 208 (p. 152b) anantaguṇātmakatve'pi na tasyaikyaṃ vihanyate nāpyekenābhinnānām anantatvaṃ guṇatvaṃ cetyarthaḥ/“le sens est : bien qu’il ait pour essence des perfections infinies, son unité n’en est pas détruite, ni non plus le fait d’être infinies, et le fait d’être perfections, pour ces perfections qui ne sont pas séparées de son unité”. Le texte commenté ici est celui de A.V. cité IIIe part. ch. 2 note 5 p. 251.
39 N. S., I. 1. 146 (p. 59b) nanvekam evādvitīyam iti brahmane nirguṇatvam abhidhīyate/ataḥ kathaṃ guṇārṇavatvam ityata uktam/advandvam akhiottamam iti/advandvam asamam/samādhikarāhityaṃ śrutyartha ityarthaḥ/ “Mais le texte ‘il est l’un sans second’ ne signifie-t-il pas le fait d’être nirguṇa ? En ce cas comment est-il dit ‘océan de guṇa’ ? C’est pourquoi il le dit advandva, non-duel, c’est-à-dire ‘supérieur à tout.’ Advandva signifie sans égal. Le sens de la Śruti est ‘le fait d’être sans égal ni supérieur”.
40 G.Bh, VII. 13 (p. 29b) kevalo nirguṇascetyādisrutibhyaśca/traiguṇvavarjitam iti coktam/ “Et les Śruti qui le disent isolé et ‘nirguṇa’ disent qu’il est dépourvu des trois guṇa”.
41 Cf. chapitre précédent.
42 A, V., III. 2. 211 ss. [16] (p. 46a) anyānandādisādṛśyam ānukūlyādi nāparam/pūrṇatvādi mahat teṣāṃ vailakṣaṇyaṃ srutau śrutam/pūrṇo’śeṣaniyantā ca sukhād uttama ekalāḥ/guṇādisamudāyo’yaṃ vāsudevaḥ suniṣkalaḥ/ “La ressemblance de sa félicité à celle des autres est selon la connaturalité de cette félicité etc., mais ce qui est inférieur ne possède pas la plénitude etc. ; la différence entre elles est grande : c’est ce que révèle la Révélation. Il est plénitude, celui qui régit l’univers, possesseur du suprême bonheur, unique, ensemble de toutes les qualités, Vāsudeva parfaitement sans division”.
N.S., ibid. (p. 153b) laukikānandādisādṛśyaṃ bhagavadānandāder vidyate/tataśca yo asmadānandasadṛśo bhagavadguṇah sa ānandādiśabdavācya ityādir upadeśo ghataṭe/“la félicité etc., du Bienheureux est semblable à la félicité connue en ce monde ; ainsi, il est possible d’enseigner que la qualité du Bienheureux qui ressemble à ce qu’est pour nous la félicité peut être exprimée par le mot félicité”.
43 Cf. IIIe part, ch.I
44 A.V., I. 1. 66 [1] (p. 3b) pratyakṣavacca prāmāṇyaṃ svata evāgamasya hi/ “Car l’autorité de l’āgama est intrinsèque, semblable à celle de la perception.”
N.S., ibid., (p. 239a) tatra kaḥ sambandho vivakṣita ityapekṣāyām uktaṃ svata eveti/svābhāvikenaiva sambandhenetyarthaḥ/tad uktaṃ jaimininā/autpattikas tu śabdasyārthena sambandha iti/vakṣyati cācāryaḥ/nityayogo’pi śabdānām arthair naiva niṣidhyata iti/“ici, si l’on demande de quel lien on veut parler, il est dit ‘intrinsèque’ : c’est-à-dire ‘par un lien essentiel’. Comme le dit Jaimini : ‘mais le lien du mot au sens est originel’et le maître (Madhva) le dira : ‘le lien éternel des mots avec leur objet n’est pas rejeté’” (à A.V., 1. 4., 20 Cf. note 2 p. 288).
45 A.V., III. 2. 210 [16] (p. 46a.)...vidvadvyutpattito’pi ca/taisfaiśśabdaiśca bhaṇyante yujyate copadeśatah/“(Ses perfections) qui ont été connues par les sages, sont aussi exprimées par tel et tel mot, et ainsi est possible l’enseignement”.
N.S., ibid. (p. 153b) aviduṣāṃ kathaṃ vyutpattiḥ/..atīndriye katham upadeśa ityata āha anyeti/ laukikānandādisādṛśyaṃ bhagavadānadāder vidyate/“Comment ceux qui n’ont pas la sagesse peuvent-ils être enseignés,...et comment peut-on signifier ce qui est au-delà du sensible ? C’est pourquoi il dit ‘des autres’. Il y a ressemblance entre la joie de ceux qui sont en ce monde et la joie du Bienheureux”. (Cf. la suite de ce texte, note 3 p. 286).
46 N.S., I. 4. 20 (p. 18b) arthaiḥ śabdānāṃ nityayogo naivāmābhis tyajyata iti yojanā/../pūrvajanmani pratītaṃ svataḥ siddham eva sambandham iha janmani suptaprabuddhanyāyeneśvavaprasādād avabuddhyata iti/“La relation éternelle des mots avec leur sens n’est pas abandonnée par nous : tel est le sens.. Nous disons que le lien évident par lui-même, connu dans une existence antérieure est éveillé par la grâce du Seigneur dans notre vie actuelle, selon la relation de ce qui est latent et de ce qui est réveillé”.
47 A.V., I.1. 121 [4] (p. 5b) mukhyārtho bhagavān viṣṇuḥ sarvaśāstrasya nāparaḥ/“le bienheureux Viṣṇu, et aucun autre, est le sens premier de tous les textes”.
N.S. ibid. (p. 36a) tad evatn jagajjanmādikāraṇatvena mukhyayā vṛttyā varnapadavākyātmakāśeṣaśāstrapratipādyaṃ nārāyaṇākhyaṃ brahmaiva/“C’est lui qui doit être enseigné au sens plein par tous les textes faits de leurs syllabes de leurs mots de leurs phrases, comme étant la cause de la naissance etc., du monde, celui qu’on nomme Nārāyaṇa qui est le Brahman”.
C’est la doctrine de la sarvanāmatā, le fait que Visnu est objet de tous les noms, parce qu’il est la cause des significations, śakti, de tous les mots du Veda comme du langage profane.
48 A.V., I. 1. 142 [4] (p. 6b) kathaṃ ca lakṣaṇāvādī bryūyād brahmasamanvayam/yo’sau śabdasya mukhyārthas tatraiva syāt samanvayaḥ/“Comment le partisan de l’expression indirecte pourrait-il parler de l’harmonisation (des termes) en Brahman : ce n’est que si les mots ont en lui leur sens premier que l’on peut avoir une harmonisation portant sur lui”.
49 A.V., 1.4. 16 ss. [1] (p. 13b)... aseṣakriyānāmaśabdair eko janārdanaḥ/ucyate mukhyato yasmāt padavarṇasvarātmabhih/tasmād anantaguṇatā śrutitātparyato’sya hi/“L’unique Janārdana est exprimé par tous les verbes et tous les noms en leur sens premier, en tant que ces termes sont mots, syllabes et intonations : c’est pourquoi il a des qualités infinies dont le sens est dans la Śruti”.
50 N.S., I. 4. 17 (p. 16a) nanu varṇānām api vācakatve vibhaktyantatve ca padatvam eva/tat kimartham pṛthaggrahanam/ekānekavarṇātmakatvavivakṣayeti brümah/anantaguṇatā siddhyatīti śeṣaḥ/“Mais les syllabes qui ont un pouvoir de signification pourvu qu’elles soient terminées par une désinence, ont nature de mots. Pourquoi donc les prendre à part. Nous disons que c’est pour signifier que (le Brahman) est l’essence (aussi bien) d’une seule (que) de plusieurs syllabes. Il faut compléter ‘le fait d’avoir des qualités infinies’ est établi”.
51 A.V. I, 4. 42 [1] (p. 14b) tasmāt samanvayo viṣṇau svaravarṇapadātmanaḥ/api vedasya kim uta vākyarūpeṇa saṇgatiḥ/“ainsi l’harmonisation se fait en Viṣṇu du Veda, en tant qu’il est fait d’intonations de syllabes et de mots ; à plus forte raison est-ce en lui que se fait sa convergence sous forme de phrases”.
52 V.T.V., par. 27-8 na coccāraṇakāla eva varṇānām utpattir iti vācyam/tad evedaṃ vacanam itipratyabhijñāvirodhāt/“et il ne faut pas dire que les varṇa sont produits au moment même de leur énonciation ; car il y aurait contradiction avec l’acte de reconnaissance déclarant ‘c’est telle syllabe’
53 P.P., III. 6 varṇāḥ sarvatra kūṭasthanityāḥ/sarvagatāśca/padānyapi niyatānyeva/teṣāṃ padārthasambandho’pi svābhāvika eva/“les syllabes existent partout transcendantes et éternelles, et elles sont omnipénétrantes. Les mots aussi sont nécessaires et leur lien avec leur signification est essentiel”.
54 Ait. U. Bh., II. 2 (p. 10a) samudrameghavṛkṣapatanabherītāḍanādi sarve ghoṣā api tasyaiva nāmāni yathāyogyaṃ yojanīyāni/“L'océan, les nuages, la chûte des arbres, le battement du tambour, tous les bruits sont aussi ses noms qu’il faut lui attribuer selon leur capacité”, ibid., III. 2 (p. 55a) sarvaiśca vaidikapadair api lokaśabdair meghāgnivāridhitalādiravaiśca sarvaiḥ/eko’bhidheyaparipūrṇaguṇaḥ priyo’laṃ nārāyaṇo mama sadaiva sutuṣṭim etu/“par tous les mots du Veda, et par tous les sons du monde, bruits des nuages, du feu, de l’océan, des tambours etc., le seul Nārāyaṇa est exprimé dans la plénitude totale de ses perfections : lui qui est tout mon bonheur, puisse-t-il avoir toujours de moi la louange qui convient”.
Madhva à Ait. U, Bh., II. 2 (p. 10a) cite un passage de la Bṛhatsaṃhitā, disant que le son de l’océan est hum et signifie la victoire sur les adversaires, que le vent dans les nuages émet le son om et exprime la suprématie de Viṣṇu. Le son du tambour qui est grave signifie sa générosité, le son des cloches qui est moyen exprime que tout est inférieur à lui, et le cri aigu de l’oiseau Garuḍa exprime l’éminence de Viṣṇu. Un souffle doux et continu dît l’immuabilité éternelle de Viṣṇu.
55 V.T.V., comm. Jayatīrtha p. 41a dravyatve’pi sarvagatatvāt/aṇutve’tīndriyatvāpatteḥ/madhyamaparimāṇatve nityatvavirodhāt/“parce que, tout en étant des substances ils sont omnipénétrants : parce que s’ils étaient atomiques ils ne seraient pas saisis par les sens et s’ils étaient de dimension limitée cela contredirait leur éternité”.
56 P.S., p. 59b sarve laukikā vaidikāśca śabdā ekapañcāśadvarṇātmakāḥ pratyekaṃ vyāptā anādinityāśca/ “tous les mots du langage ordinaire et du Veda sont faits des cinquante-et-un varṇa : ceux-ci sont, chacun, omnipénétrant, sans commencement et éternel”.
57 A.V., II. 3. 23 [2] (p. 34b) vedasyāpīśvarecchayā/vyaktir nāma viśeṣo’sti tasmāt tadvaśataiva hi/utpattir atra kathitā.../“Pour le Veda également, il y a par la volonté du Seigneur une manifestation, qui lui est un état spécifique, c’est pourquoi l’on parle pour lui aussi de production en dépendance de son pouvoir.”
N.S. ibid., (p. 8b) niyataviśiṣṭānupūrvîkatvenārthabodhakatvaśaktyāvirbhāvo vyaktiḥ/“la manifestation (du Veda) c’est le fait qu’il soit mis en lumière comme puissance de faire connaître sa signification selon la succession ordonnée d’un ensemble fixé”.
58 N.S., I. 1. 120 (p. 31b) ayaṃ cāśeṣārthaprakāśakasya śāstrasya praṇetātaḥ sarvajña iti cet/kim idaṃ vedapraṇetṛtvaṃ nāma/kiṃ pramāṇāntareṇārtham upalabhya svecchayā padādinibandhanakartṛtvaṃ kiṃ voccāraṇamātram/ādye pauruṣeyatvāpattiḥ/dvitīye sārvajñāsiddhiḥ/upādhyāyavat/“Si l’on dit : nous concluons qu’il est omniscient du fait qu’il est l'auteur des śāstra qui font tout connaître, qu’entend-on par le fait d’être l’auteur du Veda ? Est-ce opérer la connexion des mots selon sa propre volonté sur un sujet saisi à l’aide d’un autre pramāṇa, ou bien est-ce seulement énoncer le Veda ? Dans le premier cas on tombe dans la difficulté du Veda pauruṣeya. Dans le second, on ne prouve pas qu’il soit omniscient, car ce serait le faire semblable à un précepteur”.
59 V.T.V., par 41 nityā vedā samastāśca sāśvatā viṣṇubuddhigāḥ/sarge sarge ’munaivaita udgīryante tathaiva ca/tatkrameṇaiva tair varṇais taiḥ svarair eva nānyathā/“Les Veda sont éternels, et ils sont tous ensemble et toujours dans la pensée de Viṣṇu. De sarga en sarga ils sont chantés par lui, dans leur ordre, selon leurs syllabes, selon leurs intonations et non autrement”.
60 N.S., I. 1. 68 (p. 249b) nanu ko'yaṃ vedaḥ kiṃ ca tasyāpauruṣeyatvam/kramaviśeṣaviśiṣṭavarṇā vedas tasya niyataikaprakāratvam apauruṣeyatvam/svatantrapuruṣapūrvatvābhāva iti yāvat/“Mais qu’est donc ce Veda, et qu’est-ce que son caractère apauruṣeya ? Le Veda est un ensemble de syllabes, organisées en un ordre spécifique, et son caractère apauruṣeya, c’est le fait qu’il ait une seule forme fixée. C’est dire qu’il n’est pas précédé de la volonté d’un auteur agissant à son gré”.
61 Y. M., śl. 56 sa ca vaktānādinityasiddhabuddhikramāt kramam/varṇānāṃ kramaśūnyānām api paśyeddhi sarvadā/“Et celui-ci (le Seigneur) est le récitant (du Veda) selon l'ordre de sa buddhi qui existe éternellement sans commencement ; car il peut voir toujours l'ordre des varṇa bien que ceux-ci soient privés d’ordre (en eux-mêmes)”.
62 A.V., III. 4. 188 [5-6] (p. 61a) jñatṛjñeyavihīnaṃ ca jñānaṃ ced bhoktṛbhogyataḥ/hīnaṃ bhojanam eva syāt tāḍanaṃ kartṛtāḍyataḥ/nityatvāt tādṛśaṃ ca syād iti cennityavāg api/vācyavaktṛvihīnā syānna hi sā caiva tādṛśī/draṣṭāro vedavāco hi santi vācyāni cāñjasā/nityo draṣṭā ca vācyaśca bhagavān eva ca svayam/na hi vaktṛvihīnā ca vācyahīnāpivāk kvacit/jñātṛjñeyavihīnaṃ ca jñānam eva na tad bhavet/na hi nilyo’pi vaktāsti vākyavācyavivarjitaḥ/jñānajñeyavihīnaśca jño’pyevaṃ naiva vidyate/“S’il existait une connaissance sans sujet connaissant ni objet de connaissance, il existerait une jouissance sans sujet ni objet de jouissance, un châtiment sans auteur et sans victime. Si l’on dit qu’une telle connaissance pourrait exister parce qu’elle serait éternelle, il existerait aussi une parole éternelle sans objet énoncé sans personne pour l’énoncer : et certes celle-ci n’est pas telle. Car il y a des voyants de la parole védique, et celle-ci a des objets immédiats. Le voyant éternel, et l’objet exprimé également c’est le Bienheureux lui-même. Ainsi il n’existe nulle part de parole privée de celui qui l’énonce ou de la signification énoncée, et cette connaissance sans sujet ni objet ne peut davantage exister ; car même l’éternel récitant n’est pas sans parole ni sans objet de sa parole. De même il n’y a pas non plus de connaisseur sans connaissance ni objet de connaissance”.
63 Cf. IIIe part. ch. 2 et note 4 p. 252.
64 A.V., II. 2. 35 ss, [2] (p. 23b) anayatra kāpi śaktir na svātantryeṇeśa eva hi/ śaktīs tāḥ prerayatyañjas tadadhīnāśea sarvadā/ sattā pradhānapuruṣaiaktīnāṃ ca pratītayaḥ/ pravṛttayaśca tah sarvāḥ...| cf. p. 323.
65 N.S., II 2. 36 (p. 48a) kecin manyante svarūpam eva vastunaḥ sattvam iti/ apare tu pramāṇayogyatva/ anye punar arthakriyāvattvam/ tad idaṃ trayam api prakṛtyādīnāṃ bhagavadadhīnam eveti/ “certains pensent que le fait d’être réel (sattva) est, pour une chose, son essence propre ; d’autres que c’est le fait de pouvoir être saisie par pramāṇa ; d’autres encore que c’est le fait de produire des effets pratiques : il déclare que ces trois (façons d’être réels) pour la matière et les autres êtres, dépendent elles-mêmes uniquement du Bienheureux”. (Jayatīrtha prend ici le mot pratīti, du texte cité note précédente, au sens “d’être objet de connaissance”, ce qui permet d’appliquer la triple formule aussi bien aux êtres inconscients qu’aux êtres conscients).
66 A.V., II 2. 37 ss. [2] (p. 23b)...nityaṃ nityātmanā yataḥ/ taihānityatayā nityaṃ nityaśaktyā svayeśvaraḥ/ niyāmayati nityaṃ ca na ṛte tvad iti śruteḥ/ svabhāvajīvakarmāṇi dravyaṃ kālaḥ srutih kriyāḥ/ yatprasādād ime santi na santi yadupekṣayā/iti śruter na sattādyā api nārāyaṇaṃ vinā/“Car le Seigneur par sa puissance éternelle qui lui appartient en propre, régit éternellement l’éternel, selon sa nature éternelle, de même qu’il régit le non-éternel selon sa nature non-éternelle. Comme le dit la Śruti : rien ne (se fait) sans toi (R̥gV. X. 112. 9). ‘Les natures propres, les esprits, le karman, la substance, le temps, l’écriture, les actions, tout ceci existe par sa grâce et cesse d’exister s’il se détourne’ : ainsi la Śruti dit que l’existence etc., elle-même, ne serait pas sans Nārāyaṇa”. Ce dernier texte, dit de Śruti, est très proche du texte du Bhāgavata-purāṇa que Madhva cite avec prédilection, cf. Introduction p. 22.
67 Cf. note précédente.
68 Ch. U. Bh., III. 1-5 (p. 15b) sa vācyaḥ sarvavedānām evaṃ pañcātmako hariḥ/vedānāṃ sārabhūto’sau vedānāṃ nityatāpradaḥ/“C’est ainsi que Hari sous ses cinq formes est exprimé par tous les Veda : lui qui est l’essence des Veda, donne aux Veda leur éternité”.
69 N.S., III. 4. 188 (p. 70b) vaktāra iti vaktavye draṣṭāra ityuktam apauruṣeyatvāvighātārtham/ añjaseti. vācyasabdhāve na kācidanupapattir ityuktam/ nanu santi sthitisamaye vedavāco vasiṣṭhādayo draṣṭāra indrādayaśca vācyāḥ/na tu mahāpralaya ityata āha nitya iti/ “il dit des ‘voyants’ au lieu de dire des récitants pour ne pas atteindre le caractère apauruṣeya (du Veda). Il dit añjasā pour dire qu’il n’y a aucune impossibilité puisqu’il existe un objet à exprimer. Mais, dans la période de conservation du monde, il y a des voyants de la parole védique, Vasistha et les autres ṛṣi, et des objets de cette parole, Indra et les autres dieux, mais non pendant le mahāpralaya. C’est pourquoi il dit ‘un (voyant) éternel’. Le texte commenté ici est cité plus haut note I p. 294.
70 Cf. plus haut, note 1 p. 294.
71 Bh. T., X.94. 15 (p. 85a) anyadā stutimātro na tu jīvānāṃ prayojakaḥ/ “en d’autre temps il n’est que louange et n’a plus en vue les jīva”.
72 Cf. texte A.V. cité note 1 p. 294 : nityo draṣṭā ca vācyaśca / il est “l’éternel voyant” et “l’éternel exprimé” à la fois.
73 Cf. chapitre suivant.
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