La réalité du temps
p. 154-170
Texte intégral
1Il ne suffit pas, fait remarquer Jayatīrtha, sitôt achevé l’examen de l’existence de l’espace, de dire que celui-ci est vrai parce que connu par le sākṣin. Encore faut-il prouver que cette existence dure à travers le temps. Mais, dira-t-on, ceci n’est-il pas déjà acquis ? L’espace est donné comme infini, ce qui signifie que nous ne pouvons penser sa non-existence. Il n’y a ni avant ni après de l’espace, aucun non-être antérieur ni postérieur à lui. L’espace s’étend donc à tout le temps. Il est connu dans l’instant présent, mais il est connu comme existence éternelle. Le “témoin” en saisit la réalité avec la même nécessité qu’il saisit sa propre réalité. De même qu’il ne peut nier sa présence de lui-même à lui-même, il sait, d’un seul regard, que son objet pur, absolument vrai, est “toujours” vrai, puisqu’il ne peut sans contradiction le penser comme non-existant.
2Mais les arguments des bouddhistes visent la stabilité même du vrai, en refusant au temps toute continuité. Le temps est fait d’instants qui se succèdent en s’annulant les uns les autres. Rien n’est permanent, pas même l'ātman, le sujet pensant, dont la substantialité est illusoire. Si donc la conscience est capable de douter de sa propre stabilité, comment pourrait-elle garantir celle de ses connaissances ? Madhva fait allusion à ce doute : il arrive que l’erreur porte sur l'ātman lui-même.1 Jayatīrtha énonce aussitôt la rectification “je ne suis pas fait d’instants discontinus, je suis permanent” : sans doute l’évidence intérieure redresse-t-elle immédiatement de telles aberrations, encore celles-ci ont-elles été possibles. C’est pourquoi, pour en triompher définitivement, il faut examiner la notion du temps comme on l’a fait de celle de l’espace, en établir la substantialité qui interdit l’émiettement de son cours en instants discontinus, montrer que le temps possède une nature propre irréductible à toute autre, suffisante à elle-même, ou comme dit Madhva, svoddiṣṭa “indiquée par soi”.2
3Le temps n’est pas connu par les sens dont le fonctionnement ne nous donne, par contact actuel, que du présent. Il semblerait possible d’attribuer au manas la perception de la durée psychique, puisque cet organe est par excellence l’organe de la mémoire. Cependant il ne semble pas que ceci le fasse apte à percevoir le cours même du temps. Il est en effet dans l’acte de rappel, mis en contact actuel avec ses impressions antérieures, par l’intermédiaire des saṃskāra, et si, grâce à ceux-ci, il perçoit des vṛtti qui portent la marque du passé, il ne perçoit pas les saṃskāra eux-mêmes, dont tout le devenir et la maturation se produisent en dessous du seuil de la conscience, et qui sont dits atīndriya.
4Cependant, grâce au manas, la perception du présent est riche d’expériences passées et capable d’anticiper l’avenir : elle peut donc connaître la répétition, le mouvement, le changement. Ceci ne suffit-il pas à nous donner la notion du temps ? Jayatīrtha évoque en effet les arguments des naiyāyika selon lesquels les représentations de proche ou d’éloigné, de simultané ou de successif, de lent ou de rapide, seraient les six indications, liṅga, à partir desquelles nous formerions l’idée du cours du temps.3 Il ne s’y arrête guère disant que de toutes façons chacune de ces notions suppose la connaissance préalable de ce qu’est le temps. De façon plus générale, comme le fait remarquer Madhva à sa manière concise, tout raisonnement visant à prouver le temps le postule.4 Il prend en effet appui sur une expérience qui nous est fournie par la perception ou par la mémoire : c’est dire que cette expérience est située nécessairement dans un temps déterminé. Nous ne pouvons trouver en notre monde aucun fait “réel” qui soit étranger, “indifférent”, udāsīna, à la qualité d’être présent, passé ou futur. D’autre part le raisonnement lui-même est un processus qui se déroule dans le temps, ordonnant ses étapes vers une conclusion. Il est donc vain de l’utiliser à prouver ce que sa seule existence suppose.
5Si donc toute perception sensible, toute activité mentale sont nécessairement précédées de la connaissance du temps, c’est que celle-ci doit être référée à un niveau qui supporte les unes et les autres, au niveau même de la conscience connaissante et de ses expériences propres.5 La perception du “témoin”, saisissant le temps comme condition nécessaire de toute connaissance vraie, situe en lui toutes les connaissances qui lui sont acquises par l’intermédiaire de ses divers organes. Objet vrai, parce que nécessairement présent en toute évidence, le temps est un objet spécifique du sākṣin. Il ne faut pas cependant comprendre que ce temps pur soit une simple “forme” de l’intuition sensible. De même que l’espace, il est une réalité substantielle en laquelle toutes choses existent : selon l’expression extraordinairement concrète de Madhva, tout ce que nous percevons, ou nous rappelons, est “incrusté”, khacita, dans le temps.6 Le temps, établi par le sākṣin, se présente comme le support de tous nos jugements de réalité7 : la chose et le temps dans lequel elle existe, sont connus comme des notions distinctes, en relation de pratiyogin et de dharmin, et cependant appréhendées ensemble, yugapat, explique Jayatīrtha.8 Sans doute peut-on penser ici à une sorte de surimpression, analogue à celle qui avait été évoquée dans le cas de l’espace : la vision immédiate du sākṣin nous donne l’un des termes, le temps, et la même vision nous donne les objets à travers les organes des sens.
6Bien que la connaissance du temps soit ainsi étroitement liée à celle des choses existantes, il est possible de la mettre en évidence comme à l’état isolé. Une expérience privilégiée joue ici le rôle réducteur, c’est l’expérience du sommeil profond, suṣupti,9 sommeil sans rêve, dans lequel les activités sensorielles et celles du manas se trouvent également suspendues. Au réveil existe pourtant l’affirmation d’un temps écoulé, la connaissance d’une certaine durée pendant laquelle nous avons “bien dormi”. Nous ne pouvons expliquer ceci comme un acte de mémoire car il n’y a eu, pendant cet état, aucune activité mentale qui ait pu laisser des traces dans la substance psychique. Il s’agit bien pourtant d’une expérience positive, non d’une reconstruction a posteriori : un raisonnement de ce genre nous ferait tout au plus conclure à l’“absence de douleur”, non au plaisir vraiment éprouvé. Il y a donc pendant le “sommeil profond”, une connaissance réelle d’un objet réel, le temps,10 saisi en lui-même, comme la durée d’une expérience parfaitement continue, quoiqu’elle ait été privée de tout événement et vide de toute activité mentale.
7Une telle perception nous livre de plus l’essence du temps comme à l’état, pur. Pas plus que l'avyākṛta-ākāśa ne devait être conçu comme non-spatial, ce temps en soi ne se présente comme non-temporel. Il est un écoulement, un flot, pravāha11, sans interruption, nirantara, Cette continuité est ici encore signe d’infinité : on ne peut pas plus penser l’absence du temps à l’intérieur de son cours qu’on ne peut la penser au-delà de lui.12 Seul le sākṣin est capable de saisir en son évidence immédiate la double infinité qui caractérise le temps comme elle caractérisait l’espace. Il n’y a sous son regard ni avant ni après du temps total, il n’y a non plus aucune période de temps, aucun instant si bref soit-il, qui ne soit le temps lui-même : le temps remplit tout le temps, comme l’espace remplissait tout l’espace. Le temps doit donc être dit lui aussi svagata, “contenu en lui-même”13.
8Il est vrai que le flot du temps nous est connu dans l’expérience concrète comme marqué de différences absolues, correspondant aux trois temps, présent, passé et futur. Cependant ces notions ne peuvent diviser le cours continu du temps : elles n’ont de sens en effet que par rapport à un temps unique dont elles sont des spécifications. Grâce à notre vision de ce temps un, nous pouvons connaître les temps divers, comme différents les uns des autres, et cependant comme appartenant à la même réalité substantielle qui les supporte tous. De ce fait les doctrines instantanéistes ne menacent plus la consistance du temps. L’instant présent n’est pas la limite de deux néants, d’un passé qui n’est plus, d’un futur qui n’est pas encore, mais la jonction réelle de deux réalités. Nous connaissons l’une et l’autre par le sākṣin dont le regard embrasse l’infinité du passé et du futur. Ainsi quelque soit le degré auquel nous portions la division du temps, nous ne rencontrons jamais le discontinu14. Les instants, viśeṣa, spécifications ultimes du temps, sont réels comme lui. La divisibilité à l'infini du temps comme celle de l’espace manifeste la solidité de sa trame, la nécessité de sa réalité, la plénitude irréductible d’un monde qui se fait en aucun lieu, en aucun instant place au néant. La fonction assignée au temps complète celle de l’espace. Les deux coordonnées de l’univers assurent au monde une consistance qui accueille en elle la pluralité, ainsi que le devenir, dans leur vérité, et permettent à l’une et à l’autre d’être des faits aussi réels que le sont l’unité et la permanence.
9Le parallélisme semble donc complet entre les deux conceptions du temps et de l’espace, objets propres au sākṣin. Pourtant une difficulté se présente dans le cas du temps, qui n’existait pas dans celui de l’espace. Les spécifications, viśeṣa, de l’espace lui étaient connaturelles : l'avyākṛta-ākāśa possédait, comme par avance, les directions qui devaient permettre de localiser en lui les choses, et ces directions étaient des viśeṣa éternels de l’espace. Mais il est impossible de dire que les viśeṣa du temps sont “éternels” comme lui15, il serait absurde d’affirmer qu’ils sont comme lui dépourvus de production, utpatti, et de destruction, vināśa. La définition même du passé et du futur suppose que le premier est pourvu d’un “non-être postérieur”, le second d’un “non-être antérieur” : ils se limitent mutuellement, leur rencontre détruit l’un en produisant l’autre. Le lieu de leur rencontre, l’instant, est quant à lui, sans cesse produit et détruit : viśeṣa d’un temps éternel, l’instant contredit donc radicalement la nature de la substance qu’il spécifie et la marque de cette double négation qui est absolument exclue du temps essentiel.
10La difficulté, qui est grande, est soulignée par une affirmation de Madhva déclarant, en effet, que “le temps n’a pas de viśeṣa” Il ne peut certes énoncer ceci de façon absolue, car il n’admet en aucun cas l’existence de réalités totalement indéterminées, qui soient dépourvues de toute spécification ; et en effet la même formule donne ce temps “qui n’a pas de viśeṣa” comme étant aussi “un flot unique et éternel”, toutes qualifications qui interdisent d’en faire une réalité nirviśeṣa, ne possédant aucune spécification déterminée. Les viśeṣa qui sont ici niés du temps sont, le commentaire de Jayatīrtha le précise, les “instants” nommés kṣaṇa, lava etc., selon la fraction de durée envisagée16. Mais, si les instants sont dits des viśeṣa du temps et si le temps est déclaré dépourvu de viśeṣa, la contradiction est évidente. L’interprétation de Jayatīrthane peut être récusée, car Madhva lui-même en un autre contexte, déclare les instants, nimeṣa, des viśeṣa du temps, “kālasya viśeṣāḥ”.17 On serait tenté de dire qu’il ne s’agit pas dans les deux cas du même temps, si la phrase de Madhva ne déclarait justement le temps “unique”, et s’il n’avait été dit par ailleurs qu’il n’y a pas d’autre temps que le temps, parce que celui-ci est svagata, se contenant lui-même.
11Le texte du Tattva-saṅkhyāna18 de Madhva, déclarant de façon assez mystérieuse le temps nitya-anitya “éternel-non-éternel” souligne la difficulté du problème. Sans doute faut-il entendre par là que le temps de ce monde, non-éternel, se trouve inclus dans le temps éternel, le temps pourvu de viśeṣa dans le temps dépourvu de viśeṣa. Mais une telle expression semble bien plutôt baptiser la difficulté que la résoudre : comment une même réalité pourrait-elle être le support d’attributs opposés ? Les mādhva utilisent volontiers cet argument contre leurs adversaires, lorsqu’ils refusent des notions composées d’être et de non-être, sad-asat, ou de différence et de non-différence, bheda-abheda. Quand ils emploient eux-mêmes de telles formules ils prennent soin de préciser que la réalité ainsi qualifiée d’attributs contradictoires ne peut jamais être dite, en même temps et sous le même rapport, l’un et l’autre. Mais ici ils n’ont pas un tel recours : c’est en effet le temps lui-même qui comporte des spécifications contradictoires, et il faut bien le définir “en même temps” par l’une et par l’autre. Il est impossible également de parler d’une simple question de point de vue, et de dire, en appliquant au temps la relation à sens unique qui unit la substance à ses viśeṣa, que le temps peut se penser sans spécifications alors que celles-ci ne peuvent exister sans lui. Le problème est en effet différent, car la difficulté est ici de penser le temps “avec” des spécifications qui le contredisent, et de comprendre comment une réalité éternelle est le support d’instants périssables. Ces derniers lui appartiennent cependant puisqu’il n’y a qu’un seul temps, et ils lui appartiennent vraiment. La seule façon d’expliquer le paradoxe ne serait-elle pas de dire que les instants sont des viśeṣa possédés par le temps de fait mais non de droit : ils auraient été comme introduits en lui, insérés en son cours éternel et l’auraient ainsi rendu “éternel-non-éternel” ? C’est à cette position que l’examen de la doctrine mādhva semble aboutir en effet.
12Mais comment comprendre ceci ? Une solution consisterait à dire que ces divisions de temps sont purement relatives, forgées par nous, surimposées au temps. Il n’est pas besoin de montrer à quel point cette hypothèse serait contraire à l’esprit de la doctrine. Jayatīrtha la refuse formellement : comme pour les divisions de l'espace, il affirme que les divisions du temps sont réelles et non dues aux upādhi, aux adjonctions, qui délimiteraient conventionnellement son cours19. Ce serait, ici encore, un cercle vicieux que de vouloir déterminer la succession des temps grâce aux événements qui les remplissent, puisque le déroulement même de ces événements ne nous serait pas connu sans la notion préalable d’un ordre temporel. C’est ce que la critique antérieure avait montré : le temps n’est pas perçu à travers les changements puisque ceux-ci le supposent. Ainsi les divisions du temps et d’abord l’ordre fondamental du passé, du présent et du futur, ne sont pas des conventions forgées par notre esprit : elles ont leur nature propre, elles sont svābhāvika et non aupādhika, elles sont indépendantes des choses qui se trouvent situées en elles. Les divisions du temps sont réelles, et les instants qui à leur tour les divisent, le sont également.
13Si les viśeṣa du temps ne sont pas notre œuvre, il ne reste qu’une possibilité : Dieu seul est capable d’introduire l’instant dans le temps, le périssable dans l’indestructible. L’hypothèse a le support de l’Ecriture qui enseigne que “tous les viśeṣa du temps sont toujours sous le pouvoir du Seigneur”, en affirmant que “de la Personne [Suprême], qui est éclair, jaillissent tous les instants”.20 Une telle conception est, d’autre part, en accord avec les exigences de la liberté divine : si les parties du temps en étaient des spécifications nécessaires, si tous les instants existaient d’avance en son cours éternel, Dieu serait déterminé par eux et ne pourrait créer le monde au temps qu’il choisirait. Les textes confirment que le Seigneur crée non seulement tous les instants, mais toutes les divisions du temps, et produit les périodes cosmiques entre lesquelles sont contenues les manifestations périodiques du monde.21 Ils disent donc en vérité d’une part qu’il n’y a qu’un temps éternel, mais de l’autre également que le temps peut être produit et détruit, car ces temps divers sont dans le seul et unique temps.
14Madhva ne précise pas, à notre connaissance la façon dont il conçoit cette “création” des temps et de leurs instants. Il se contente de se référer aux textes qui affirment la dépendance de toutes les réalités, en particulier de l’espace et du temps, par rapport au Seigneur. Mais ses disciples ont à répondre à une telle question : Jayatīrtha la présente dans toute sa difficulté en marquant une opposition très nette entre la production de l’espace et celle du temps. L’espace “acquiert” des viśeṣa en dépendance du Seigneur mais ce processus ne produit en lui rien de “nouveau”. Pour le temps cependant il y a “production de ce qui n’était pas”, abhūtvābhavana.22 Ainsi les viśeṣa de l’espace étaient en lui à titre potentiel, mais ceux du temps représentent une réalité nouvelle par rapport à ce qu’était le temps essentiel.
15Le terme d'abhūtvābhavana demande à être précisé : il ne peut en aucun cas signifier la production d’une réalité à partir du néant.23 Les mādhva rejettent une telle possibilité, et ils objectent fréquemment aux bouddhistes que le Vide ne peut rien créer. Jayatīrtha écarte formellement la possibilité de toute “production de ce qui n’était pas” abhūtvābhavana, en l’entendant comme “production du non-être absolu,” de l'atyantāsat, ainsi que le précise son commentateur. Il reste qu’il emploie le terme, mais en un sens relatif, pour signifier que le temps concret n’est pas un simple développement des potentialités du temps “en soi” : il est nouveau par rapport à lui, et chacun de ses instants représente également une réalité nouvelle. Mais comme nul n’admet de production à partir du néant, il faut expliquer comment ceci peut se faire. C’est en effet l’objection que soulèvent aussitôt les adversaires : “si vous admettez une production du temps, disent-ils, il vous faut en donner la cause”. Jayatīrtha n’envisage pas que le pouvoir du Seigneur puisse être une cause suffisante par elle-même. Ce pouvoir est en effet conçu par les mādhva comme pure causalité efficiente, nimitta-kāraṇa, et il s’exerce sur une cause matérielle, upādāna-kāraṇa, une substance de laquelle il tire ses effets. La cause matérielle nécessaire à la production des temps est, dit Jayatīrtha, la prakṛti,24 la matière éternelle de qui sort le monde, et en qui celui-ci se résorbe à la fin de la période cosmisque. Mais la prakṛti est inerte par elle-même et son mouvement d’évolution et d’involution dépend de la causalité divine. Ainsi faut-il comprendre que Dieu mettant en branle la prakṛti, crée le temps dans lequel se déroule son mouvement et qu’il crée ce temps à partir d’elle-même. Chaque instant se trouve ainsi extrait par le Seigneur d’une substance autre que le temps, et il est, semble-t-il, introduit dans le temps éternel,25 rendant son cours “éternel-non-éternel”, pour la durée de chaque manifestation du monde. Il faut ajouter que ces instants sont produits individuellement et introduits, comme un à un, dans le cours du temps : aucune liaison autre que la volonté de Dieu ne les relie. Ce dernier point ressort d’une discussion où Jayatīrtha rejette l’hypothèse selon laquelle le temps serait “cause efficiente” de lui-même, ce qui signifierait que chaque instant serait capable de produire celui qui le suit.26 Il est impossible de penser une telle série causale car tout instant par définition disparaît au moment où naît l’instant suivant. Pour qu’il y ait causalité de l’un à l’autre il leur faudrait pouvoir coïncider par quelque fraction de leur durée, car le contact de la cause et de l’effet se produit “dans le même temps”. La continuité du temps est donc directement sous le pouvoir du Seigneur, qui fait la liaison de son cours. Commentant l’affirmation de Madhiva que “les viśeṣa du temps sont toujours sous le pouvoir de Hari”, Jayatīrtha rapporte à la volonté divine l’écoulement continu et ordonné de ces instants : “par ce mot de ‘toujours’ il est dit que la création de tous les instants ne se fait pas simultanément, de telle sorte qu’ils seraient ‘instantanés’, mais selon un écoulement ‘continu”.27
16Que la conception de Jayatīrtha, selon laquelle les instants concrets sont : tirés d’une substance autre que celle du temps, de la prakṛti, qu’il désigne comme leur upādāna-kāraṇa, représente une interprétation originale des paroles du maître, ressort d’un exposé assez tardif, celui du Madhvasiddhāntasārasaṅgraha. Ce texte laisse apparaître des divergences intérieures à l’école sur la question précise de la “cause matérielle” du temps : pourquoi, auraient dit d’autres interprètes, ne pas penser que le “temps soit sa propre cause matérielle” ? Pourquoi est-il besoin, en effet, de chercher quelque autre substance, et pourquoi ne pas dire que le Seigneur tire les instants de l’étoffe même du temps ? A cette hypothèse est objecté le texte de la Nyāya-Sudhā, en même temps qu’un texte de Vyāsatīrtha, déclarant que “le temps et l’espace ne peuvent, étant le support de tout, se transformer en forme de quelque substance que ce soit”.28 La nature immuable des deux principes, les empêche en effet de subir des modifications, comme il en est des substances matérielles, de l’argile par exemple dont on peut faire la cruche. Mais la prakṛti, la matière primordiale, est capable de donner naissance à divers objets par pariṇāma, par transformation évolutive de ses modes, vikāra, cependant qu’une part d’elle, la plus fondamentale reste inchangée. Ce caractère de la matière permet à l’auteur du Madhvasiddhāntasārasaṅgraha de répondre à une autre objection : si prakṛti est cause matérielle de l’univers comment le serait-elle aussi du temps de l’univers ; deux réalités peuvent-elles avoir même cause matérielle et celle-ci ne s’épuise-t-elle pas tout entière en l’un de ses effets ? La réponse est que seuls certains éléments de la prakṛti donnent naissance au temps, cependant que d’autres restent inaltérés, et que d’autres encore forment le substrat de l’univers. Comment, insistent les opposants, comprendre que ce temps, qui serait ainsi créé à partir de certains des constituants de la matière, enveloppe en son cours tous les autres effets issus de la même matière ? La réponse est embarrassée : il arrive, dira-t-on, que des causes limitées produisent des effets plus étendus qu’elles.29
17Quelle que soit la valeur de ces réponses, la raison fondamentale pour laquelle les partisans de Jayatīrtha ne peuvent accepter que le temps soit cause matérielle de lui-même, est donnée par le même auteur, et elle est très éclairante : si le temps était l’étoffe d’où sont tirés les instants, il ne se produirait rien de vraiment nouveau, car la cause matérielle perdure sous ses effets, n’étant pas détruite lorsque ceux-ci sont produits.30 La raison avancée ici est symétrique de celle qui avait été donnée précédemment, lorsqu’il s’était agi d’écarter l’hypothèse selon laquelle le temps serait sa propre cause efficiente : dans ce cas la continuité de son cours disparaissait, dans le cas présent c’est la nouveauté de celui-ci qui serait mise en danger.
18La discussion met donc en évidence les deux points auxquels les mādhva s’attachent inébranlablement, la réalité sans fissure du temps et la réalité des temps, de leurs périodes immenses ou infinitésimales. L’une et l’autre sont également vraies, le devenir n’est pas moins réel que l’éternité. Le temps de ce monde, avec ses viśeṣa, existe dans le temps sans viśeṣa qui le contient, et le “cours éternel” de ce dernier est présent à chacun de ses instants. S’il est permis de reprendre l’expression de Madhva, affirmant que “tout est incrusté dans le temps”, nous pourrions dire que chaque instant est lui aussi “incrusté à sa place dans l’éternité. Il en est de même, de toutes les périodes de temps, en particulier de la période qui s’étend de la production à la dissolution du monde : Jayatīrtha voulant exprimer cette création du temps concret la caractérise comme pravāhi-janma,31 soit naissance d’un pravāhin c’est-à-dire d’une réalité sujette au devenir, pravāha. Il s’agit donc d’un devenir qui ne se sépare pas des choses en devenir, ayant pour support la matière même de ce monde mise dans le temps. C’est toute la prakṛti qui est ici arrachée à son état d’inertie. Le monde tout entier est mis en branle, et ce monde se trouve inséré, comme totalité consistante et homogène, dans le temps essentiel. Dans cette perspective l’interprétation de Jayatīrtha, selon laquelle les instants sont créés a partir de la matière paraît moins étrange : la production des instants comme celle de périodes de temps ne se distingue pas de celle des choses en état de devenir, et c'est pourquoi le support indispensable aux unes et aux autres est la prakṛti. Dans cette perspective aussi, les explications maladroites du Madhvasiddhānta-sārasaṅgraha paraissent trahir l’interprétation même qu’elles veulent soutenir. En faisant du temps concret une “chose” séparée, issue d’une première scission de la matière, elles s’interdisent d’expliquer son rapport avec les autres éléments de cette même matière. La pensée de Jayatīrtha semble être au contraire que la matière en devenir et son devenir ne font qu’un, qu’un seul et même acte divin met en branle l’univers et le temps de cet univers.
19Il est remarquable que l’expression pravāhi-janma par laquelle Jayatīrtha semble livrer le dernier mot de sa conception des rapports du temps éternel au devenir concret, soit justement le point précis sur lequel il dépasse les affirmations du maître. Cette expression intervient en conclusion du passage dans lequel il a opposé la création de l’espace et celle du temps. Il a parlé pour le premier "d’acquisition de viśeṣa en dépendance du Seigneur” parādhīnaviśeṣāvāpti et pour le second d’abhūtvābhavana “de production de ce qui n’était pas”. “Pour le cours du temps, dit-il, la prise du viśeṣa c’est la naissance d’une réalité qui s’écoule, pravāhi-janma, pour le mahat et le reste c’est l’acquisition d’un état développé”.32 Cependant le passage de l’Anuvyākhyāna, que commente ici Jayatīrtha, n’établit aucune distinction de ce genre.33 Madhva y cite en effet un texte déclarant que “la matière, la personne, le temps, les veda, et les divinités qui les régissent, comme aussi le mahat etc., naissent” et cette naissance signifie, dit-il, le fait de posséder des spécifications qui sont sous la dépendance d’un Autre.34 Il commente à nouveau un peu plus loin : “en disant, le matière, la personne, le temps, l’Ecriture enseigne que toutes ces réalités doivent naître par spécifications dépendant du Seigneur”.35 Les mots jāyante, “naissent”, janyā, “doivent naître”, sont ainsi associés par deux fois à l’idée d’“acquisition de viśeṣa”, et ces termes sont employés ensemble pour toutes les réalités, dont le temps.36 Il est donc certain que Jayatīrtha en distinguant si nettement la naissance du temps, de celle de l’espace, en attribuant au temps une “production de ce qui n’était pas”, dépasse la lettre du texte qu’il commente. Ceci explique sans doute les résistances, signalées plus haut. Les opposants37, qui voyaient le temps “acquérir ses viśeṣa” par modification de sa “propre substance”, pouvaient se croire en accord avec la pensée du maître. Il est à noter que l’auteur du Madhvasiddhānta-sārasaṅgraha leur objecte les définitions de Jayatīrtha et de Vyāsatīrtha, mais aucune citation de Madhva lui-même, ce qu’il n’eût pas manqué de faire si quelque texte avait donné de telles précisions.
20Ceci ne signifie pas cependant que Jayatīrtha ait tort et que ses développments s’opposent à la doctrine de Madhva.38 Sur un problème délicat ils sont fidèles à l’esprit du système : il s’agit de rendre compte des réalités “telles qu’elles sont” et de ne rien sacrifier ici des caractères antinomiques du temps quelles que soient les difficultés rencontrées. Il semble que Jayatīrtha, pour arriver à son explication propre, ait procédé par élimination de toutes les hypothèses qui laissaient échapper l’un ou l’autre des aspects du temps, soit sa continuité, soit au contraire sa perpétuelle nouveauté. La conclusion, réservant à Dieu le pouvoir de produire les instants et les temps concrets et de les introduire dans le temps éternel, est certainement fidèle à la pensée fondamentale du maître : Dieu seul est indépendant, toutes les réalités dépendent de sa seule volonté. Lui seul peut donc faire que le devenir du monde s’insère dans le temps éternel, sans perdre sa qualité de devenir véritable fait d’instants nouveaux les uns par rapport aux autres, sans que ce devenir non plus affecte la continuité du temps essentiel. Le temps de ce monde se trouve donc au terme de ces analyses confirmé dans sa fonction : de support du réel : les objets qui existent et se transforment en lui ne sont pas frappés d’irréalité par le seul fait de leur devenir, il est possible de les penser dans l’écoulement de leur durée sans que celui-ci mette en question leur vérité. La temporalité n’est en rien signe de moindre degré d’être, elle est au contraire un caractère indissolublement lié à toute existence réelle, puisque tout ce qui est “est incrusté dans le temps”.
Notes de bas de page
1 A.V., II. 2. 93 [6] (p. 25b) cf. Ie part ch. 4, note 1 p. 115.
2 Cf. plus bas, note 1 p. 158.
3 N.S., I. 4. 100 (p. 115a) parāparādiviṣayāh pratyayās tāvat kālaviśiṣṭapiṇḍaviṣayā iti pareṇaivoktam/ tathā ca liṅgapratītāveva liṅginaḥ kālasya sphuraṇāt kathaṃ tena tadanumānam/na hi daṇḍijñānena daṇḍo'numīyate/ atha viśiṣṭajñānatvād idaṃ viśeṣaṇajñānapūrvakam/viśeṣaṇaṃ ca na kālātiriktam astītyanumīyate/tarhi nedaṃ kālānumānam/kiṃ tu jñānānumānam/ tacca siddhasādhanam/ sākṣinddhakālaviśiṣṭapratyayābhyupagamād iti/ “Notre adversaire dit : du fait que les représentations ayant pour objet le proche, l’éloigné etc., ont pour objet une chose qualifiée par le temps ; ainsi, au moment où l’on a la représentation du signe indicatif (liṅga), se manifeste ce qui est porteur de ce signe (liṅgin) c’est-à-dire le temps : comment dire que le raisonnement établit le temps de cette façon ? Car on ne conclut pas à l’existence du bâton par le moyen de la connaissance de l’homme porteur du bâton. On encore l’inférence serait : puisque nous avons connaissance d’un tout qualifié, cette connaissance est précédée de la connaissance de ce qui le qualifie, et ce qui le qualifie n’est pas différent du temps. En ce cas vous ne prouvez pas l’existence du temps mais celle de sa connaissance, et c’est tout acquis, parce que nous pensons que nous avons la représentation d’un tout qualifié par le temps, lequel est établi par le sākṣin”.
4 A.V., I. 4. 100 [6] (p. 16b) pakṣīkartum aśakyatvānnānumā tatra vartate/tad etad iti sarvaṃ ca dṛśyaṃ vā smṛtigocaram/ sākṣisiddhena kālena khacitaṃ hyeva vartate/ tasmānna taṃ vinā kiñcit smartuṃ draṣṭum athāpi vā/ śakyaṃ tannityasiddher hi nānumāvasaro bhavet/ “Parce qu’on ne peut prendre le temps pour prémisses (du raisonnement servant à prouver le temps), le raisonnement n’a pas de fonction ici. Tout ce dont on dit ‘c’est ceci’, que ce soit un objet de la vue ou un objet de la mémoire, se trouve en effet, en tout cas, incrusté "dans le temps qui est établi par le sākṣin. Aussi rien, sans le temps, ne peut être vu ni remémoré : comme il est en effet éternellement établi, il n’y a aucune place pour le raisonnement”.
5 Cf, Ie part. ch. 5, note 1 p. 133.
6 Cf. plus haut, note 2 p. 155.
7 A.V., II. 2. 229 [8] (p. 30b) ātītānāgatau kālāvapi naḥ sākṣigocarau/ tatsambandhitayā sattvam api dṛṣṭasya sākṣigam/ “le temps passé et le temps futur sont pour nous l’objet du sākṣin ; du fait qu’elle est en relation avec les deux, la réalité du donné (présent) est également connue par le sākṣin”.
8 V.A., par. 460-1 tena ca kālena sarvaṃ viśiṣṭaṃ evānubhūyata iti sarvādhūratayā stheyam/ astyāsīd bhaviṣyatīti vā pratītim apahāya padārthapratīter audāsīnyenānubhavāt/ tadvad eva yugapat pratītayor dharmipratiyogibhāvena bhedapratītyupapatter api nānyonyāśrayādyāpātaḥ/ “Puisque tout est connu comme qualifié par le temps, il doit être posé comme supportant tout ; car aucune expérience ne nous donne de réalités indifférentes (au temps), sans la représentation ‘c’est, c’était ou ce sera’. Même, en ce cas, parce que l’on peut penser [les deux représentations simultanément, puisqu’il est possible de penser leur différence selon une relation de support et de contre-partie, on ne tombe pas dans les défauts de support mutuel etc.,”.
9 A.V., I. 4. 99 [6] (p. 16b) kālo hi sākṣipratyakṣaḥ suṣuptau ca pratītitaḥ/ cf. 1e part. ch. 4 notes 2 et 3 p. 104.
10 V.A., par. 458-9 tasmāt suṣuptāvapi sukhānubhavādiviśeṣaṇatayā pratīyamānaḥ kālaḥ sākṣiṇaivekṣaṇīyaḥ/ tatra cātra prayogaḥ/ kālo bāhyapratyakṣādyatiriktapramāṇaviṣayaḥ/ asatsvapi teṣu pratīyamānatvāt/ “En conséquence le temps qui est connu même dans le sommeil profond, comme qualifiant une expérience de plaisir etc., doit être vu par le seul sākṣin. Voici quelle est la connexion : le temps est l’objet d’un pramāṇa différent de la perception extérieure etc., car il est connu alors que ce pramāṇa et les autres ne fonctionnent pas”.
11 A.V., II. 3. 17 [1] (p. 34b) kālapravāha evaiko nityaḥ.../ “Le cours du temps est unique et éternel...”
12 M.S.S.S., p. 64a purvāvadhirahitānāṃ parasparam atyantabhinnānāṃ sajātīyānām anavaratam utpattimatāṃ vicchedābhāvo hi pravāhato’nādinityatvam/ “Le fait d’être sans commencement ni fin selon l’écoulement, c’est le fait qu’il n’y ait pas de coupure entre des éléments qui n’ont pas de limite antérieure, qui sont absolument différents les uns des autres, qui sont de même nature et qui sont produits de façon incessante”.
13 A.V., II. 2. 174 ss. [6] (p. 28b) īśo deśaśca kālaśca svagatā eva sarvadā/ īśādhīnau ca tau nityaṃ tadādhārau ca tadgatau/ iti śrutir api prāha kāle svoddiṣṭa eva tu/tatkālasṛṣṭim evāto vāñchatīśaḥ sadaiva hi/ syāt kālaḥ sa tadaiveti kālasya svagataivataḥ/ “Le Seigneur, l’espace et le temps sont à jamais contenus chacun en soi ; et ces deux derniers ont éternellement le Seigneur pour support, reposant sur lui, dit la Śruti, qui dit aussi que dans le temps ainsi indiqué par soi seul, le Seigneur désire constamment la création de tel temps : ‘que soit alors ce temps-là’, est-il dit, car le temps est contenu en soi-même”.
14 S.T.R.M., p. 9b deśaparamāṇau daiśikāṃśāḥ kālaparamāṇau kālikāṃśā anantāḥ/ ubhayatrāpi tādṛśāṃśeṣu punar anantāṃśāḥ/ tadekaikāṃśe’pyevam ityaparyavasitiḥ daiśikāṇau kālikāṇau sākṣiṇā dṛśyate/iyāṃs tu viśeṣaḥ/ deśaparamāṇvaṃśāḥ sarve nityāḥ/ alpālpatarālpatamāditvenāparyavasitāṃśopetāḥ/ kālāṃśās tu sarve'nityāḥ/ kālataḥ sūkṣmasūkṣmatarasūkṣmatamādirūpeṇāparyavasitāṃśopetā iti/ “dans l’atome d’espace sont des parties d’espace, dans l’atome de temps des parties de temps, en nombre infini ; et dans les deux cas, dans leurs parties, sont à nouveau des parties en nombre infini ; et de même en chacune de ces parties : cette divisiblité sans limites de l’atome d’espace et de l’atome de temps est vue par le sākṣin. Mais voici quelle est la différence : toutes les parties des atomes d’espace sont éternelles, pourvues de parties sans fin de plus en plus petites ; mais toutes les parties du temps sont non-éternelles, pourvues de parties sans fin de plus en plus subtiles selon le temps”.
15 Cf. note précédente : les parties d’espace sont toutes éternelles, les parties de temps sont toutes non-éternelles.
16 A.V., II. 3. 17 [1] (p. 34b) kālapravāha evaiko nityo na tu viśeṣavān/ “le cours du temps est unique, éternel et il ne possède pas de viśeṣa”,
N.S. ibid. : viśeṣavān kṣaṇalavādirūpaḥ/ “pourvu de viśeṣa, c’est-à-dire en forme de kṣaṇa, lava etc.,”.
17 A.V., II. 2. 171 [6] (p. 28b) viśeṣāścaiva kālasya harer icchāvaśāḥ sadā/ sarve nimeṣā iti hi śrutir evāha sādaram/ “et les viśeṣa du temps sont certes constamment sous le pouvoir de la volonté de Hari ; car la Śruti dit avec force ‘tous les instants’...”. Jayatīrtha donne le texte de la citation (p. 43a) : sarve nimeṣā jajñire vidyutaḥ puruṣād adhi iti/ “tous les instants naissent de la Personne Suprême qui est éclair” (Mahānārāyaṇa-Up., I. 2, cf. note 1 p. 162).
18 T.S., p. ib nityānityavibhāgena tridhaivācetanaṃ matam/ nityā vedāḥ purāṇādyāḥ kālaḥ prakṛtir eva ca/ nityānityaṃ tridhā proktam anityaṃ dvividhaṃ matam/asaṃsṛṣṭaṃ ca saṃsṛṣṭam.../ “Le non-spirituel est considéré comme de trois sortes, grâce à la division de l’éternel et du non-éternel : les Veda sont éternels ; l’éternel-non-éternel est dit de trois sortes, les purāṇa et autres (textes de la Smṛti), le temps et la prakṛti ; le non-éternel est de deux sortes ; (création) non-composée et composée”.
19 N.S., II. 2. 170 (p. 42b) kiṃ kāladeśāder aupādhiko bhedaḥ kiṃ vā svābhāvikaḥ/ nādyaḥ/ nirastatvāt/ dvitīye tvapasiddhāntaḥ/ “Est-ce que la division du temps, de l’espace etc., est due aux adjonctions ou est-elle essentielle ? Ce n’est pas le premier cas, car il a été écarté. Pour le second, c’est la position que vous refusez”. Le sous-commentaire explique que la discussion porte sur la question de la création. Si l’on pense que les divisions du temps sont adventices, elles sont déterminées par les événements qui surviennent : en ce cas le temps de la création est déterminé par le fait de la création, mais comment pourrait-il y avoir une création sans le temps de la création ? sṛṣṭyādikam antareṇa sṛṣṭyādikālānupapattiḥ/sṛṣṭyādikālam antareṇa ca sṛṣṭyādyanupapattir ityanyonyāśrayatvaprasaṅgāt/ “sans la création etc., il ne peut y avoir de temps de la création, et sans le temps de la création, il ne peut y avoir la création : il s’ensuit le défaut de support mutuel” (p. 44a).
20 A.V., II. 2.171 [6] (p. 28b) cf. plus haut, note 2 p. 160. Jayatīrtha explique : viśeṣeṇa dyotata iti vidyut tasmāt paramapuruṣāt sarve nimeṣāḥ kālabhedā adhi jajñire yathā svaṃ jāyanta iti/ “L’éclair est ce qui brille de façon éminente, c’est pourquoi (il s’agit ici) du Suprême Puruṣa de qui tous les instants, divisions du temps, jaillissent, c’est-à-dire naissent en leur temps”. Le sous-commentaire explique en effet ce “yathā svam” : svam svīyaṃ kālam anatikramya yathāsvam.../ “en ne dépassant pas chacun ce qui lui appartient, c’est-à-dire son propre temps” (p. 44b).
21 Madhva oppose au système du nyāya-vaiśeṣika que si Dieu crée le monde avec des instruments éternels, et indépendants de lui, les atomes, le temps et l'adṛṣṭa, l’on ne comprend pas la possibilité d’un moment de la création ; si le Seigneur ne déterminait pas les temps de son propre vouloir, la création serait éternelle, elle se produirait “toujours” puisque toutes ses causes seraient toujours présentes : A.V., II. 2. 169 ss. [6] (p. 28a) nityecchatvāt pareśasya paramāṇusadātvataḥ/ adṛṣṭakālayoścaiva bhāvāt kāryaṃ sadā bhavet/ na hi kālavibhedo’sti tatpakṣe'smanmate hareḥ/ viśeṣakāla evaitatsṛṣṭyādīcchā sadātanī/ viśeṣāścaiva kālasya harer icchāvaśāḥ sadā/ “Puisque la volonté du Suprême Seigneur est éternelle, puisque les atomes existent toujours, puisque l'adṛṣṭa et le temps sont aussi là, leur effet devrait se produire toujours. Car il n’y a pas dans cette doctrine de division du temps, mais dans notre position la volonté de Hari qui est éternelle, désire telle création en un temps spécifique et les viśeṣa du temps sont certes constamment sous le pouvoir de Hari”.
22 N.S., II. 3. 17 (p. 6a) īśvarādhīnaviśeṣeṇaiva nābhūtvābhāvinetyarthaḥ/ kālasya tvabhūtvābhavanam apyasti/ “Le sens est ‘selon une spécification en dépendance du Seigneur’ et non pas ‘comme un existant qui n’a pas été auparavant’. Mais pour le temps il y a production de ce qui n’était pas”.
23 N.S. ; II. 3. 21 (p. 8b) pariṇāmavādibhiḥ kvāpyabhūtvābhavanānabhyupagamāt/ “parce que les pariṇāmavādin n’acceptent jamais la production de ce qui n’était pas”. Les pariṇāmavādin sont les partisans de la causalité ‘en transformation continue’ et les mādhva se considèrent comme pariṇāmavādin, contre le discontinuisme des bouddhistes. Le sous-commentaire précise que l’on refuse ici une production de l’effet à partir du non-être absolu, atyanta-asat-kāryavāda. Cf. IIIe part, ch, 4.
24 N.S., II. 2. 171 (p. 43a) nanu te kālabhedā yadi nityās tadā sa prasaṅgas tadavasthaḥ/vyarthaśca kālabhedābhyupagamaḥ/anityatve tatkāraṇaṃ vācyam iti cet/satyam/upādānaṃ tu prakṛtir eva/“Mais si les divisions du temps sont éternelles, cela revient au même (que de ne pas admettre de division : c’est-à-dire, la conséquence est aussi que la création ne dépend pas d’un décret divin) ; et il est inutile d’admettre des divisions du temps. Si les divisions du temps ne sont pas éternelles, il vous faut donner leur cause. C’est vrai : il y a une cause substantielle qui est la prakṛti”.
25 C’est au passage de A.V., II. 3.17 (cité n. 1 p. 160) auquel Madhva dit que le temps est éternel et “sans viśeṣa” que Jayatīrtha introduit le terme d’abhūtvā bhavana, signifiant pas là que les viśeṣa du temps sont “produits” dans un temps sans viśeṣa. Le sous-commentaire précise : nanu kṣaṇalavādirūpasya kālaviśeṣasyopādānanimittayor abhāvenābhūtvābhavanarūpotpatter asambhavāt kathaṃ tadabhyupagama ityato vaiśeṣikaparīkṣāyāṃ viśeṣāścaiva kālasya harer icchāvaśāḥ sadā ityādinā granthena prakṛtiharīcchārūpopādānanimittakathanenābhūtvābhavanalakṣaṇotpatteḥ samarthitatvānnānupapattir iti/ “Mais, puisque du fait que le viśeṣa du temps, en forme de kṣaṇa, lava etc., n’a ni cause matérielle ni cause efficiente, il n’est pas possible qu’il y ait pour lui de production ‘de ce qui n’était pas’, comment accepter cette position ? A cette objection il est répondu au passage de l’examen de la doctrine des vaiśeṣika : ‘et les viśeṣa du temps sont toujours sous le pouvoir de la volonté de Hari’ (A.V., II. 2. 171 cf. n. 2 p. 162) parce qu’il n’y a pas d’impossibilité à une production de ce qui n’était pas, si l’on dit que la prakṛti est la cause matérielle et la volonté de Hari la cause efficiente” (p. 7b).
26 N.S., II. 2. 173 (p. 45a) pūrvakālaḥ parakālasya nimittam iti cenna/idānīṃ jātas tadānīṃ jāta ityadhikaraṇatayā kālasya kāraṇatāvadhāraṇat/adhikaraṇasya kāryotpattisamānakālīnatāyā gehe jāto goṣṭhe jāta ityādau niścitatvāt/ “Si l’on dit que le temps antérieur est la cause efficiente du temps postérieur, nous ne l’acceptons pas : parce que nous limitons la causalité du temps au fait d’être support (des événements) lorsque nous disons, né à ce moment-ci ou né à ce moment-là. Parce qu’il est certain que le support doit exister au même moment que la production de l’effet (qu’il supporte) comme lorsqu’on dit, né dans la maison ou né dans l’étable”.
27 N.S., II. 2. 171 (p. 43a) sadetyanena na yugapat sarvakṣaṇaṣrṣṭir yena teṣām api kṣaṇikatvaṃ syāt/kiṃ tu nirantarapravāhatayetyuktaṃ bhavati/
28 M.S.S.S., p. 64 a : pūrvapūrvakālā evottarottarakālopādānam :yathā bālyāvasthāyāṃ vidyamānasyaiva dehasyottarottaradehopādānatvam/yathā vā dīpajvālāyā uttarottaradīpajvālopādānatvam/..../tanna/kālopādānaṃ prakṛtir iti sudhāvirodhaprasaṅgāt/.. /kiñca na sarvādhārabhūtau deśakālau kiñcid dravyātmanā vikuruta iti viyatpādīyacandrikāvirodhaprasaṅgāt/“Chaque temps antérieur est successivement cause matérielle de chaque temps postérieur, comme le corps qui existe à présent, dans l’état d’enfance, est cause matérielle de l’état du corps ultérieur, ou de même que la flamme de la lampe est cause matérielle des flammes qui lui succèdent....Ceci n’est pas : parce que ce serait en contradiction avec le texte de la Sudhā disant que la cause matérielle du temps est la prakṛti...et ce serait en contradiction avec la Candrikā, au viyat-pāda, disant : l’espace et le temps, qui sont support de tout, ne se transforment en aucune façon en mode de substance”. La Sudhā est la Nyāya-sudhā de Jayatīrtha, citée plus haut, n. 1 p. 164. La Candrikā est le commentaire de Vyāsa-tīrtha à la Tattva-prakāśikā, elle-même commentaire de Jayatīrtha au B.S. Bh. Le viyat-pāda est le passage commençant au sūtra II, 3. 1 : na viyad aśruter.
29 M.S.S.S., p. 64 b : yaccoktaṃ sarvaprakṛteḥ kālopādānatva upādānābhāvān mahadādyutpattir na syād iti/tanna/sarvatra vyāptānāṃ katipayaprakṛtisūkṣmāṇāṃ kālopādānatvaṃ katipayānāṃ mahadādyupādānatvaṃ katipayānāṃ ca mūlarūpeṇāvasthānam ityaṅgīkārāt/na caivam alpasūkṣmopacitatvāt kālasya vyāptatvaṃ na syād iti vācyam/upādānopādeyayoḥ samaparimāṇatvaniyamābhāvāt/alpānām eva mahākāryātmanā pariṇāmasambhavāt/ “Pour ce qui a été dit, que si la prakṛti tout entière est cause matérielle du temps, il ne peut plus y avoir production du mahat etc., parce qu’il n’y aurait plus pour lui de cause matérielle, nous ne l’acceptons pas. Parce que nous considérons que la propriété d’être cause matérielle du temps appartient à certains éléments de la matière lesquels sont subtils et pénètrent tout le reste, que d’autres sont la cause matérielle du mahat etc., et que d’autres restent en leur état originel. Et il ne faut pas dire qu’en ce cas, le temps, produit de l’accroissement d’un petit nombre d’éléments subtils ne serait pas omni-pénétrant : parce qu’il n’est pas nécessaire que la cause matérielle et son effet aient même mesure ; il est possible que de petites causes produisent en se transformant de grands effets”.
30 M.S.S.S., ibid. : na hi pūrvakālasyottarakālopādānatve pūrvakālavināśo yuktaḥ/ “Car il est impossible que le temps antérieur soit détruit s’il est la cause matérielle du temps suivant”.
31 N.S., II. 3. 19 (p. 6b) kālapravāhasya pravāhijanma mahadādīnāṃ copacayāvāptir viśeṣalābha iti spaṣṭatvānnātroktam/ “Pour le cours du temps, l’acquisition de viśeṣa c’est la naissance d’un pravāhin, pour le mahat etc., c’est l’obtention d’un accroissement, parce que c’est évident il n’en parle pas ici”.
32 Cf. note précédente.
33 comme Jayatīrtha le remarque lui-même : “il n’en parle pas ici” dit-il. Cf. n. 2 p. 167.
34 A.V., II. 3.9. [1] (p. 34a) prakṛtiḥ puruṣaḥ kālo vedās tadabhimāninaḥ/ mahadādyāśca jāyante parādhīnaviśeṣitā/idaṃ sarvaṃ sasarjeti janimattvam ihoditam/
35 A.V., II. 3. 16 [1] (p. 34b) prakṛtiḥ puruṣaḥ kāla ityete ca samastaśaḥ/ īśādhīnaviśeṣeṇa janyā ityeva śabditāḥ/
36 il faut même dire que le texte de Madhva spécifie qu’il en est de même “pour toutes ces réalités”, samastaśah.
37 L’auteur de la S.T.R.M. (p. 9a) semble bien représenter une de ces interprétations divergentes : il avance que la prakṛti ne peut être cause matérielle des instants et qu’il est possible d’interpréter autrement le texte de Jayatīrtha : jagadupādānaprakṛtyatiriktaḥ kāladravyaviśeṣa eva kālopādānatayā parivartate/ na tu triguṇātmikā prakṛtiḥ/tasya copādānatayā prakarṣeṇa karotīti vyutpattyā prakṛtināmatvokter na sudhāvirodhaḥ/kālasyātivilakṣaṇatvena svagatatvena ca na codyāntarāvakāśaḥ/ “Ce qui se transforme en cause matérielle du temps c’est un viśeṣa de la substance du temps, différent de la prakṛti qui est cause matérielle du monde, et ce n’est pas la prakṛti aux trois guṇa. Il n’y a pas contradiction avec la Nyāya-sudhā à ce que (ce viśeṣa du temps) soit cause matérielle, parce qu’on enseigne que le sens du mot prakṛti est ‘ce qui agit excellement’. Du fait que le temps est absolument distinct (de la matière) et du fait qu’il est contenu en soi il n’y a pas là place à d’autres discussions”.
Il est possible que ce soit à ce texte que réponde le M.S.S.S. (p. 64a) : na ca prakarṣeṇa karotīti prakṛtir iti śabdasya kālaparatvam iti vācyam/ “il ne faut pas dire que le mot prakṛti s’applique au temps, eu disant que la prakṛti est, ce qui agit excellement”. Cette interprétation du mot prakṛti est donnée par Madhva lui-même à B.S.Bh., I.4.47, mais dans une tout autre intention : afin de montrer que même les noms féminins peuvent s’appliquer à Viṣṇu.
38 La S.T.R.M (p. 9a) après avoir donné l’explication ci-dessus, propose une image permettant de comprendre l’affirmation de Jayatīrtha, au cas où l’on comprend le mot prakṛti comme signifiant la matière primordiale : bhavatu vā triguṇātmikā prakṛtir eva kālopādānaṃ tathāpi noktadoṣaḥ/yathā hi darpaṇāder darparṇatvādyanapāyenaiva pratibimbopādānatvam/tadā darpaṇapratibimbayor ubhayoḥ sadbhāvaḥ/yathā caikasyaiva darpaṇasya yugapad anekavidhamukhavṛkṣārkamaṇḍalādivicitrapratibimbopādānatā īśaśaktyā dṛśyate/tathātrāpīśaśaktyā prakṛtitvānapāyenaiva kālapravāhiṇāṃ mahadādīnāṃ copādā natvopapatteḥ/ “Admettons même que ce soit la prakṛti aux trois guṇa qui soit la cause matérielle du temps, en ce cas non plus il n’y a pas la difficulté dont on parle. En effet de même que le miroir, sans perdre sa qualité de miroir etc., est cause matérielle du reflet, et qu’en ce cas tous deux existent réellement, de même aussi qu’un seul miroir peut, par le pouvoir du Seigneur, être cause matérielle à la fois de reflets variés de plusieurs choses, visages, arbres, disque du soleil etc., de même aussi, il est possible que par le pouvoir du Seigneur la prakṛti, sans perdre sa nature, soit cause matérielle des éléments du temps en écoulement, ainsi que du mahat etc.,”. (Les mādhva, voulant maintenir la réalité du reflet le disent une transformation du miroir). L’image est intéressante, car elle permettrait de penser que le temps éternel est le modèle se reflétant dans la prakṛti, et que ce miroir, au fur et à mesure de ses transformations, produit de nouvelles images du temps, images correspondant à ses propres changements.
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