L’âme et le corps
p. 119-136
Texte intégral
1L’état de veille met la conscience en contact avec les données des sens, et ce seul fait dissocie les impressions qui se trouvaient confondues dans les autres états de conscience. Dès l’instant du réveil nous faisons la différence entre le présent et le passé, que le rêve ne discernait pas. Nous distinguons d’autre part le monde intérieur du monde extérieur. La notion de temps présent et celle d’étendue objective nous situent dans un univers différent de nous, avec lequel nous communiquons par l’intermédiaire des organes de notre corps.
2Deux plans apparaissent ainsi en notre être, plan psychique et plan physique, tous deux objets de notre connaissance, tous deux différents du sujet-témoin. Au premier sont référées la durée de notre vie mentale, la permanence de ses impressions, la capacité de les faire revivre, au second l’appréhension du donné actuel, sous les formes diverses qu’en présentent nos organes de connaissance, jñāna-indriya. Ces deux plans peuvent être saisis séparément par le sākṣin : notre pensée n’est pas immergée dans les impressions sensibles, le sujet peut réfléchir les données reçues du monde extérieur, les connaître comme images mentales aptes à évoquer d’autres images, ou comme sentiments faisant surgir des désirs, nous incitant à l’action. Nous réagissons alors par l’intermédiaire de notre corps et de ses puissances d’action, karma-indriya. Mais, en ce passage inverse du plan psychique au plan physique, nous pouvons également saisir les deux niveaux comme distincts : nous ne sommes pas nécessairement poussés à des réactions automatiques, nous pouvons réfléchir notre action, l’ordonner à des fins prévues organiser les moyens par lesquels les atteindre. L’action qui porte sur un “objet à réaliser” kārya1, est, dit Madhva, en dépendance de la connaissance, elle requiert la conception d’un but, connu directement ou indirectement.2] Jayatīrtha rapporte cette détermination au pouvoir par lequel le sujet se saisit lui-même : si nous n’avions pas directement conscience de nous-même, nous serions incapable d’action réfléchie, fait-il remarquer.3 La décision intérieure précède normalement la mise en branle, pravṛtti, qui est un mouvement orienté de notre psychisme, accompagné d'une tension interne, d’un sentiment d'effort, et cette pravṛtti, précède elle-même l’action effective. L’ anusandhāna, la connaissance synthétique de ce qui est mien, la prise de conscience de ce qui me concerne,4 est un acte du sākṣin sans lequel le projet d’action ne pourrait se former en nous.
3L’action consciente vise un but, y ordonne des moyens, et le jugement qui la dirige implique l’existence d’un monde différent de nous. Une telle certitude est immédiate, elle ne dépend pas de raisonnements, mais se présente normalement comme intégrée directement à mon expérience concrète : je suis situé dans un univers sur lequel je peux agir, un univers stable dans lequel je peux utiliser l’acquit de mes impressions antérieures. Les deux niveaux psychique et physique sont en consonance habituelle. A leur charnière se trouve le corps matériel, objet et instrument de ma connaissance ainsi que moyen de mon action. Intermédiaire auquel nous sommes nécessairement lié, support pour chacun de nous de connaissances qu’il est seul à posséder,5 le corps propre ne constitue cependant pas un obstacle à l’immédiateté de l’expérience. Cet instrument est en effet pénétré par la conscience : le sujet connaissant est immédiatement en contact avec chaque point de son corps, nous savons à l’instant même ce qu’éprouve telle partie de notre organisme, nous connaissons simultanément et sans les confondre les impressions qui l’affectent en divers points. Mais ce corps est un objet donné comme étendu, sera-t-il objecté, comment l’esprit qui est non-spatial peut-il être en rapport direct avec la matière ? Madhva, soucieux en tout de maintenir la différence radicale de l'esprit individuel et de Dieu, insiste sur le caractère atomique,6 aṇutva, du sujet spirituel. Atome sans parties, substance absolument simple, le jīva pénètre cependant le corps par son attribut de connaissance7 : il en est ici comme du rayonnement d’une lampe qui, à partir d’elle-même, éclaire toute la pièce.8 Il en est encore, dit-il, comme de la goutte de liquide parfumé au santal : la sensation de fraîcheur qu’elle donne se répand dans tout le corps.9 Encore faut-il qu’il y ait contact entre cette goutte et un point de l’organisme, est-il objecté. Madhva concède un point de contact entre l’âme et le corps : les textes nous apprennent en effet que le jīva réside à l’intérieur du cœur.10
4Ceci signifie que le sujet spirituel est effectivement lié à un corps mais qu’il reste, par essence transcendant à lui : il le pénètre de son énergie connaissante, le connaît de ce fait comme sien, exclusivement sien et entièrement sien, mais il ne s’identifie jamais à lui.11 L’expérience la plus commune en témoigne, car personne ne dit “je suis un corps” mais “j’ai un corps”.12 Cet argument est employé contre les matérialistes, mais il est également valable contre les advaitin. Ceux-ci pensent en effet que nous nous identifions faussement avec notre corps, et que de cette première illusion proviennent toutes les autres, par lesquelles nous croyons exister en tant qu’êtres individuels, dans un monde différent de nous. Mais où trouver l'évidence d’une illusion aussi invincible qu’universelle, alors que les plus ignorants savent qu’ils possèdent un corps et ne pensent nullement à s’identifier avec celui-ci13 ? Par ailleurs, si nous ne sommes pas réellement différents les uns des autres, d’où vient que nous n’éprouvions jamais les expériences d’autrui et que nous ne puissions jamais connaître les autres que par analogie avec nous-même ?14 Les advaitin répondent que notre apparatus psychique et physique constitue un upādhi, une condition adventice, “surajoutée” à notre nature spirituelle, unique et commune, la faisant faussement s’apparaître à elle-même comme morcelée en une pluralité de centres conscients. En ce cas, demandent les mādhva, comment expliquer que l’enfant n’ait pas souvenir des expériences de sa mère, puisque son upādhi s’est trouvé en continuité avec le sien ? Comment expliquer par ailleurs l’existence des yagin qui peuvent assumer simultanément plusieurs corps et éprouver en un seul centre de conscience leurs expériences diverses : leur conscience ne devrait-elle pas se diviser en autant de centres différents, qui ne devraient pas communiquer entre eux ? Plus profondément si l’illusion fondamentale consistait en une identification erronée de l' ātman et du corps, notre expérience ne pourrait jamais les dissocier, l' ātman ne pourrait jamais en ce monde se connaître comme transcendant au corps, et nous n’aurions aucun moyen de savoir si la surimposition illusoire porte sur le corps ou sur l’âme. Les advaitin disent qu’un corps illusoire est surajouté à un ātman réel, mais le contraire serait tout aussi possible, l’ātman illusoire pourrait être surimposé à un corps réel ce qui reviendrait à la position des matérialistes, selon lesquels l’esprit n’est qu’une sorte d’épiphénomène de l’organisme.15
5La même expérience qui m’apprend que je suis différent de mon corps, m’apprend aussi que ce corps est différent de l’univers dans lequel il se trouve. A travers les divers organes, me sont transmises des données objectives que je situe spontanément hors de moi dans l’espace. Je ne suis jamais tenté de confondre un sentiment avec une sensation, et je ne dis pas “je suis bleu” lorsque je vois de la couleur bleue.16 La sensation porte en elle l’expérience d’un contact, sannikarṣa, et ce contact indique la présence d’une réalité différente de l’organe qui la touche. Toutes les écoles s’accordent pour appeler les organes du toucher, du goût et de l’odorat prāpyakārin, c’est-à-dire aptes à percevoir leurs objets “en les atteignant”. La divergence se produit à propos des organes de la vue et de l’ouïe, que les bouddhistes considèrent comme aprāpyakārin, percevant sans aller toucher leur objet, tandis que les jaïns tiennent que la vue est seule capable de connaître son objet sans aller à lui. Les mādhva affirment pour leur part que tous les sens, sans exception, sont prāpyakārin : ils touchent leur objet en allant à lui, par un “rayonnement” qui est de l’ordre du tejas, de l’énergie lumineuse17. Mais il s’agit d’un rayonnement invisible, trop subtil et trop rapide pour, être appréhendé.18 En considérant les organes physiques comme animés d’énergies dérivées de la matière subtile, les mādhva se réfèrent au schéma de la création du monde communément donné par la tradition des textes. A l’origine de l’univers la prakṛti, matière primordiale, est mise en branle par une tension intérieure due au désiquilibre de ses trois guṇa. De sa transformation évolutive naît d’abord la réalité nommée, mahat, le mahat-tattva, qui donne à son tour naissance à l'ahaṅkāra-tattva. Celui-ci se dissocie en trois plans qui correspondent à la hiérarchie des trois guṇa : le vaikārika-ahaṅkāra, qui est à prédominance sattvique est à l’origine du manas, le taijasa-ahaṅkāra, rajasique, donne naissance aux indriya, et du tāmasa-ahaṅkāra proviennent les éléments primordiaux de la matière.19 C’est donc la nature dynamique de la matière subtile, son tejas, son ardeur rayonnante, qui explique le fonctionnement des indriya. Selon cette dérivation les organes, qu’ils soient instruments de connaissance, jñāna-indriya, ou d’action, karma-indriya, tirent leur capacité du guṇa rajas, aspect dynamique de la prakṛti. Les organes de connaissance ne sont pas de simples capacités réceptives : ils agissent eux aussi pour atteindre leurs objets grâce au tejas dont ils sont dérivés.
6Un tel contact cependant, bien que rapporté à la matière subtile reste un contact matériel. Comment des organes matériels peuvent-ils être source de connaissance ? La position de Madhva est qu’il n’existe à proprement parler qu’un indriya, un seul organe de connaissance au sens premier du terme, c’est le svarūpa-indriya, l’organe essentiel, c’est-à-dire le sākṣin, le sujet-témoin. Les divers indriya ne sont que des intruments matériels, destinés à mettre en contact le sujet et son objet. Les instruments de mise en présence ne sont pas des instruments de connaissance, ils ne connaissent rien par eux-mêmes. Il n’y a donc qu’une sorte de contact, celui de la relation sujet-objet, viṣaya-viṣayī-bhāva,20 comme il n’y a pour l’objet qu’une façon d’être connu, c’est d’être immédiatement saisi par le sākṣin, seul capable d’appréhender les données de ses indriya, seul capable de les saisir comme présentes à son regard.21 Il faut donc parler de deux sortes d’organes : l’un est purement spirituel, c’est le sākṣin, et l’autre, matériel, est de six sortes, comprenant les cinq organes de connaissance et l’organe interne, le manas.22
7Commentant cette affirmation, Jayatīrtha déclare que la position de Madhva écarte aussi bien celle des vaiśesika, qui disent les organes formés des éléments, bhūta, du monde matériel, que celle des sāṅkhya qui rapportent le pouvoir des indriya à l'ahaṅkāra.23 Cependant nous venons de voir les mādhva expliquer eux aussi le pouvoir des organes par leur dérivation à partir de l’ahaṅkāra-tattva. Mais les mādhva refusent de définir les indriya comme āhaṅkārika pour deux raisons. La première est que l'indriya par excellence, qui n’est pas d’ordre matériel, échapperait à la définition. La seconde est que les organes matériels sont indissolublement āhaṅkārika et bhautika, ils participent des deux niveaux de la matière qui en ce monde, une fois achevée l’œuvre de création, n’existent plus à l’état pur. L’organe interne, ahaṅkāra, ou manas, dérivé de l'ahaṅkāra-tattva est le produit d’une sorte de condensation, par laquelle les tattva se sont “accrus” de parties des bhūta, éléments primordiaux de l’univers physique. Le manas quoique subtil, représente un stade d’évolution qui préforme le stade grossier, et les indriya subtils qu’il possède sont déjà mêlés de bhūta : “c’est parce qu’il possède des indriya subtils qu’il peut posséder des indriya grossiers”, dit Jayatīrtha. Tout ce qui est matériel est donc à la fois āhaṅkārika et bhautika24 en proportions diverses selon le jeu des trois guṇa. Ceux-ci, après avoir donné l’impulsion première qui a s éparé les tattva, continuent à présider ensemble aux diverses réalités produites. Ils sont tous trois présents partout, rendant homogènes entre elles les combinaisons concrètes de la matière. Un passage de Madhva, dans le Bhāgavata-tātparya, met en évidence cette homogénéité des éléments qui nous constituent : sans faire référence aux plans subtil et grossier, ni à la dérivation différente du manas et des indriya, il attribue à l’action du guṇa sattva l’activité du manas et des indriya de connaissance, à celle du guṇa rajas l’activité des indriya d’action, tandis que le guṇa tamas régit le domaine du corps physique, et de ses impressions.25
8Les organes subtils transmettent aux organes physiques l’énergie lumineuse, tejas, qu’ils tiennent de leur origine, les animant’ d’une puissance perceptive qu’ils possèdent en germe mais ne pourraient exercer sans eux. Le manas est incapable par lui-même d’atteindre les objets du monde extérieur, tout en constituant l’intermédiaire, indispensable au sujet-témoin, pour entrer en rapport avec l’univers concret.26. Jayatīrtha indique encore que la position de Madhva écarte, avec les conceptions vaiśesika et sāṅkhya, celle des jaina, qui distinguent les indriya en deux catégories, bhāva-indriya et dravya-indriya.27 Il n’en indique pas la raison, mais il semble que l’on puisse la comprendre dans cette perspective. Les jaina considèrent que les bhāva-indriya appartiennent au jīva lui-même, et que les organes physiques, dravya-indriya, ne sont que de simples canaux, fenêtres directement ouvertes au pouvoir perceptif du sujet. Il apparaît impossible aux mādhva que l’esprit entre en contact avec la matière physique sans l’activité de la matière subtile.
9Les organes subtils sont coordonnés entre eux, appartenant ensemble à un même organisme psychique, le liṅga-śarīra, corps subtil qui est conçu comme le “germe” du corps physique. En lui se résorbent à la mort les diverses énergies vitales, et par lui se fait la transmission de notre héritage psychique d’une existence à la suivante. Le liṅga-śarīra est une réalité complexe,28 composée de parties, kalā : il porte en lui les indriya de connaissance et d’action sous leur forme subtile, les prāṇa, ou souffles vitaux, sous forme subtile également, il est enfin le siège du marias. C’est dans le manas que s’accumulent les saṃskāra, résidus de nos expériences, tendances qui cherchent leur accomplissement et façonnent chacune de nos nouvelles destinées. Le manas apparaît donc comme le centre du corps subtil : au moment de la grande dissolution cosmique, plus rien ne demeure de ce dernier que les saṃskāra sous forme subtile,29 et à partir d’eux, au moment de la nouvelle création, se refait notre individualité psychique, porteuse des conséquences de nos actions passées. La libération consiste dans le rejet du liṅga-śarīra, dès que le centre de ce corps cesse de l’animer, quand les saṃskāra anciens sont épuisés, et quand notre détachement et la grâce divine nous ont rendus inaptes à acquérir de nouveaux saṃskāra. C’est pourquoi il est dit également que la libération est la séparation du jīva et du manas matériel,30 support des saṃskāra.
10C’est donc le manas, sorte de cœur du liṅga-śarīra, qui fait de celui-ci un tout organique, et lui conserve son individualité en le liant de façon permanente à un seul jīva. Bien que le corps subtil soit composé de parties, il peut donc se comporter comme un instrument unique pour le sujet pensant. Aussi le manas est-il appelé également antaḥkaraṇa, organe interne. Il est le moyen par lequel le sākṣin met en branle et dirige les énergies de connaissance et d’action : en lui se réunissent et se coordonnent les données diverses des sens, de lui partent les impulsions qui orientent notre attention ou notre effort. Constamment remodelé par les empreintes qu’il reçoit du monde extérieur, le manas se porte avec tout son acquit vers les situations nouvelles, et dirige les énergies qu’elles mettent en œuvre. L’organe interne est le “régent” des indriya. Mais comme tout organe il a aussi une fonction propre qu’il peut exercer indépendamment des organes qu’il régit. Cette fonction est celle de la mémoire31 : par un acte psychique, dont nous éprouvons la tension dans l’effort d’évocation des souvenirs, le manas appelle à la clarté consciente, maintient dans le champ éclairé, les images passées. Il faut aller plus loin et dire qu’il existe une relation étroite entre les deux fonctions du manas : c’est parce que nous sommes capables de souvenir, que nous pouvons interpréter le donné présent, organiser notre perception sensible. Entre tous l’acte de “reconnaissance”, pratyabkijñā, met en évidence une telle connexion. Il suppose l’activité des sens, mais ceux-ci ne pourraient par eux-mêmes ne nous donner que du présent, il suppose également le souvenir mis en branle par les saṃskāra. Mais il n’est en soi ni perception ni mémoire. En faire un mélange de l’une et de l’autre n’est que confusion.32 Notre expérience ne nous donne rien de tel, mais elle nous présente un acte psychologique simple, sur lequel le sākṣin met le sceau de l’évidence, par le jugement qui affirme “c’est ceci”. Le manas est l’instrument qui permet au sujet connaissant d’opérer ses synthèses, d’atteindre les objets, non comme une poussière de données instantanées, mais comme des réalités stables, existant en elle-même. Le manas est l’instrument indispensable du moindre jugement de réalité.
11Ainsi la psychologie mādhva tend-elle dans toutes ses analyses à hiérarchiser les divers indriya en une intégration aussi étroite que possible. Les énergies du corps physique sont animées par celles du corps subtil, sans que ces dernières puissent agir indépendamment des premières, et le corps subtil à son tour, rassemblé en son centre, le manas, est en sa totalité l’instrument du sākṣin, seul agent connaissant. La dualité esprit-matière, si fortement posée par Madhva, se trouve comme compensée par cette intégration, qui vise à réserver au sujet seul le principe de toute connaissance, en lui permettant d’atteindre ses objets. L’immédiateté de la connaissance n’est pas affectée par son passage à travers le double niveau, subtil et grossier, de la matière : quand les indriya fonctionnent normalement le sujet est vraiment et directement en contact avec le monde.33
12Une ambiguïté demeure pourtant, inévitable. A la charnière même de l’esprit et de la matière, le manas quoique dit matériel, semble à bien des égards participer de la nature de l’esprit. Régent des organes, il est le centre de l’attention sélective et de l’orientation des impulsions. Ces activités ne pourraient-elles s’expliquer comme une sorte de mécanisme psychique, automatiquement mis en branle par les saṃskāra ? Mais les mādhva, en toute occasion, dénient aux saṃskāra un dynamisme propre. C’est un des points qu’a mis en relief leur analyse du rêve : les saṃskāra ne sont que la cause matérielle des rêves, l’étoffe dont ils sont tirés, ils ne créent pas le rêve.34 Ils ne sont pas davantage, capables de mettre en branle par eux-mêmes les organes des sens, comme l’analyse de l’illusion l’a montré : toute illusion des sens suppose un fonctionnement préalable des organes, un contact réel avec quelque support de l’illusion, elle n’est pas hallucination pure.35 Les saṃskāra ne sont pas davantage, par eux-mêmes, causes de la mémoire : cette fonction est due à l'activité propre du manas et les saṃskāra n’y jouent qu’un rôle auxiliaire. Ceci ressort d’une discussion portant sur le mécanisme même de la remémoration. Vous avez dit que tous les sens sont prāpyakārin, connaissent leurs objets spécifiques en les touchant, demandent des opposants, comment donc pouvez-vous appeler le manas un indriya ? Il devrait pouvoir être lui aussi en contact avec ses objets spécifiques, les souvenirs, or ceux-ci étant passés n’existent plus. Le contact est possible, répond Jayatīrtha, par l’intermédiaire des saṃskāra : ce sont eux qui mettent l’organe interne “en contact” avec ses impressions passées.36 Il en résulte que le manas, dans l'exercice de sa fonction spécifique, transcende ses propres saṃskāra, il se dédouble et se réfléchit lui-même, et se trouve de ce fait ressembler davantage à un centre conscient qu’à une énergie matérielle.
13Mais la doctrine des mādhva a trop nettement insisté sur le caractère unique et simple du sujet pensant, pour accepter de faire du manas comme une conscience secondaire. Elle a trop vivement rejeté toute doctrine de “surimposition” pour admettre une sorte de transfert de la lumière spirituelle à la matière psychique. Puisque les catégories de la pensée et de la matière ne peuvent en aucun cas participer l’une de l’autre, il ne reste qu’une voie de solution, aussi curieuse soit-elle : elle consiste à dédoubler le manas d’avec lui-même. Nous possédons, dit Madhva, deux manas, l’un est matériel, fait des trois guṇa, l’autre est spirituel, il est de la nature même de l’ātman.37 Il ajoute que nous possédons, de même, deux sortes d'indriya : les organes spirituels appartiennent, comme le manas essentiel, à la nature de l'ātman. Tant que dure le saṃsāra, ce que nous appelons organe interne est une réalité composée, mêlée de spirituel et de non-spirituel. Ce mélange dure jusqu’au salut : alors le “manas matériel” se détache du sujet libéré, et celui-ci garde le “manas spirituel” intégré à son essence38 La logique même de leur pensée amène ainsi les mādhva à transporter la dualité esprit-matière au cœur de la réalité qui devait servir à les unir, au manas, instrument de notre asservissement, lien de l’âme et du corps. Ceci peut apparaître un aveu d’impuissance, réponse maladroite à un problème posé en termes insolubles. Une telle réponse a en tout cas l’intérêt de préciser le point même de la difficulté, en déterminant les limites exactes. Elle appelle en outre de nouveaux développements qui éclairent la vision mādhva de la relation entre l’âme et le corps dans le saṃsāra, par sa conception de l’état de libération.
14La doctrine en effet, surprend les adversaires. Quoi donc, demandent-ils, le manas dit “essentiel” sera-t-il éternel comme le sākṣin, et demeurera-t-il dans le salut ? Faut-il aussi admettre que les diverses avasthā, sommeil profond, rêve et veille, continueront à se produire dans l’état de libération, et que nous y subirons les alternances de conscience et d’inconscience qui sont caractéristiques de notre asservissement39 ? Non, répond Jayatīrtha, ces états sont effectivement liés à notre condition présente, ils ne se produiront plus dans le salut, car alors l’essence du manas sera pleinement manifestée. Jusque là le manas est à la fois aide et obstacle au jīva. Dans le salut donc, le “manas essentiel” est un instrument docile du sujet : il lui donne la disposition parfaite et immédiate de ses organes spirituels, il lui donne également la pleine disposition de toutes les images, passées, présentes ou futures, vers lesquelles se tourne son attention. Le sujet-témoin, même dans l’état de transmigration, possède la connaissance de l’infinité du temps : libéré des conditions matérielles il peut connaître à son gré le passé ou l’avenir.40 Il garde donc aussi le souvenir du samsara : le vrai n’est jamais annulé, et les connaissances véritables que nous avons eues en ce monde ne sont pas abolies dans la condition de délivrance. Une objection se présente pourtant, si l’on se réfère au mécanisme de la mémoire : il a été dit en effet que l’acte d’évocation est possible grâce aux saṃskāra, or les saṃskāra n’existent plus dans le salut. Le cas des libérés, mukta, doit, dit Jayatīrtha, se comprendre par analogie avec celui des yogin, qui ont connaissance de la totalité de leurs vies antérieures. Eux aussi ont épuisé leurs saṃskāra mais le dharma, le mérite “né de leur yoga”, joue alors le rôle des saṃskāra.41 Jayatīrtha n’explique pas davantage ce qui paraît être une notion admise : peut-être faut-il comprendre que le mérite individuellement acquis est conçu comme une qualité consonante à la puissance de l’ordre cosmique, nous mettant à même de saisir l’enchaînement moral des événements de toutes nos vies.
15La condition de délivrance ne comporte pas seulement la possession d’un manas essentiel mais aussi celle de sens spirituels. Le sākṣin avait été dit svarūpa-indriya, organe essentiel, mais il apparaît maintenant comme spécifié en différents organes, capables de nous faire faire saisir les qualités diverses du monde spirituel.42 Śrīnivāsa-tīrtha, commentant la définition du sākṣin comme svarūpa-indriya précise en effet que cette énergie essentielle est de six sortes, comprenant outre le sujet lui-même, ses cinq indriya43 : il ajoute que ces organes spirituels se trouvent, en l’état de transmigration mêlés aux organes subtils du liṅga-śarīra et aux organes du corps physique “comme l’eau est mêlée au lait.” Il avait été dit que les organes physiques sont animés par les organes du corps subtil : il faut concevoir maintenant que ces derniers possèdent comme un archétype spirituel, la structure même, capable de spécification, du sujet-témoin. Celui-ci possède, intégré à son essence, un véritable corps, fait de pensée, forme qui lui appartient en propre, et le rend éternellement différent des autres êtres spirituels. Vādirāja, dans la Yukti-mallikā, précise que cette forme est la cause de la forme de notre corps physique : l’οn ne peut expliquer cette dernière par la forme du liṅga-śarīra car celui-ci est matériel, il faut donc remonter jusqu’à la forme spirituelle pour expliquer les diverses apparences physiques des êtres.44 Madhva affirme, contre les advaitin, que l’individualité physique qui nous distingue les uns des autres n’est pas due au seul karman, au seul héritage psychique qui lierait à des corps subtils différents une substance spirituelle indifférenciée : ce serait expliquer la différence des conditions par celle des actes, puis celle des actes par celle des conditions. 45 Il faut remonter jusqu'à une “différence essentielle”, qui explique à la fois l’une et l'autre, une différence de nature, voulue de toute éternité par le Seigneur lui-même.
16Toute la vision du monde spirituel de Madhva est dominée par la notion de yogyatā, capacité propre à chaque jīva, capacité qui sera entièrement comblée à la mesure de chacune des âmes lorsque celle-ci atteindra la délivrance.46 Il semble possible de lier cette conception à celle de corps spirituel. Où faire résider en effet la diversité essentielle des esprits sinon dans la structure intégrée à l’essence de chacun d’eux ? Elle ne peut en effet être attribuée au sākṣin en tant que sujet connaissant, car la pure lumière de pensée doit être identique chez tous, faute de quoi il n’y aurait pas de vérité objective. La diversité des êtres doit donc être fondée, non dans leur pouvoir de connaissance, mais dans la “capacité” de cette connaissance, et il paraît normal de rapporter cette capacité propre à l’instrument qui spécifie immédiatement le pouvoir du sākṣin, au “manas essentiel”.47 Par analogie avec le rôle joué par les indriya du corps physique, cet indriya spirituel aurait pour fonction de présenter au sujet la détermination d’un certain angle de vision, de le situer dans un rapport défini aux autres êtres spirituels, et de le mettre également : dans une certaine relation permanente avec la réalité divine. Chaque jīva en effet occupe une place définie dans la hiérarchie des êtres spirituels et cette hiérarchie est déterminée par le fait que chacun “reflète” à sa manière l’un des attributs divins.
17Il n’est pas besoin de souligner l’originalité des conceptions qui apparaissent ainsi liées à la notion de “manas essentiel”. Confronté au difficile problème du rapport de l’âme et du corps, rendu plus difficile encore par les exigences d’une pensée radicalement dualiste, Madhva s’est avancé très loin dans la voie du personnalisme. Toutes ses conclusions tendent à montrer que la raison de notre diversité essentielle doit être cherchée du côté de l’esprit et non de la matière. De plus toutes nos “énergies”, tous les pouvoirs et les niveaux de notre être, se trouvent hiérarchisés par le sommet, du fait des capacités inscrites dans le sujet pensant. Ultimement la raison profonde de notre adaptation monde matériel, de notre aptitude à le saisir dans sa vérité, repose sur une sorte de préadaptation de notre être physique à la structure de notre être essentiel. C’est la volonté divine qui nous rend capable de vérité, et notre condition d’asservissement ne supprime pas les capacités innées de l’être spirituel. Celui-ci assume un corps qui limite son champ de connaissance mais ne le fausse pas, du moins normalement. Nous sommes faits pour le vrai en ce monde comme en l’autre.
Notes de bas de page
1 A. V., I. 1.42 [1] p. 3a) kāryatā ca na kācit syād iṣṭasādhanatāṃ vinā/ “et il n’y a aucune notion d’acte devant être accompli, sans celle de moyen de se procurer un bien”.
2 A.V., I. 1.54 [1] (p. 3a) aparokṣaṃ parokṣaṃ vā jñānam iṣṭasya sādhanam/ “C’est la connaissance directe ou indirecte qui est le moyen de nous procurer notre bien”.
3 Cf. ch. I, n. 1 p. 53.
4 N..S., I. 1. 8 (p. 32b) trividhā hi puṃsāṃ cittavṛitiḥ/anubhava icchā prayatnaśca/tatra sādhanagocarāvicchāprayatnau pravṛttir ityucyete/.../na hi kaścit kṣutprahāṇādikam ananusandhāya bhoktum icchati prayatate vā/ “La modification du citta (autre nom du manas) est en effet de trois sortes : expérience, désir et effort. Parmi eux on nomme pravṛtti, activité, le désir et l’effort qui ont pour objet leurs moyens de réalisation...Car personne ne désirerait manger et ne ferait effort en ce sens s’il n’avait conscience que ceci fait cesser la faim”.
5 V.A., par. 478 śarīratvaheturapi parasparānanusaṃhitabhogāyatanatvena vivakṣita iti na tatrāpi doṣaḥ/nāpi dṛṣṭāntālābhaḥ/yogiśarīrāṇāṃ vyatirekidṛṣṭāntatāsambhavāt/ “La raison (de la différence existant entre les divers sujets) tirée du fait qu’ils possèdent (chacun) un corps (différent) puisque celui-ci est support d’impressions dont nous n’avons pas mutuellement conscience, peut être donnée sans qu’il y ait ici de faute. Et il n’y a pas non plus omission d’un exemple : parce qu’il est possible de prendre le cas de la pluralité de corps assumés par les yogin comme un exemple par opposition”. C’est le caractère propre des yogin que de n’être pas limités aux expériences d’un seul corps, mais ceci n’est justement pas la condition normale.
6 Dieu seul est omniprésent, vibhu. La position de Madhva est identique à celle de Rāmānuja sur ce point.
7 Mā. U. Bh., III. 6. 9 (p.7a) aṇūnām api jīvānāṃ prakāśo vyāpako bhavet/ “Bien que les jīva soient atomiques il est possible que leur rayonnement pénètre tout (le corps).” Le passage provient du B.T. par. 8
8 B.S. Bh., II. 3.26 yathālokasya prakāśaguṇena vyāptir jyotirūpeṇāvyāptir evaṃ cidguṇena vyāptir jīvarūpeṇāvyāptiḥ/ “De même que pour la lampe il y a extension par sa qualité de rayonnement, et non-extension par son essence de lumière, de même il y a extension selon la qualité de connaissance et non-extension selon l’essence du jīva”. La position de Madhva est ici encore proche de celle de Rāmānuja, mais il ne pose pas comme le fait le Śrībhāṣya, la connaissance comme étant substance en elle-même, et attribut par rapport au sujet : la connaissance pour Madhva est une qualité et non une substance. Il se peut que Madhva, prenant appui sur le même exemple que Rāmānuja, fasse allusion à sa position lorsqu’il dit que le rayonnement lumineux est guṇa, alors que Rāmānuja le dit substance en même temps qu’attribut de la lampe. Cf. O. Lacombe, Abs. Vedānta, p. 187 note 3.
9 B.S.Bh., II. 3. 24 aṇor api jīvasya sarvaśarīmvyāptir yujyate/yathā haricandanavipluṣa ekadeśapatitāyāḥ sarvaśarīravyāptiḥ/ “bien que le jīva soit atomique il peut pénétrer tout le corps, de même que la goutte de santal tombant sur un point du corps pénètre tout le corps”.
10 ibid., II. 3. 25 hṛdi hy eṣa ātmā/ “car cet ātman est dans le cœur” (ceci est une citation de la Pr.U, III. 6).
11 A.V., II. 2. 43 [3] (p. 23 b) dehād anyo’nubhavata ātmā bhāti śarīriṇām/mama deha iti vyaktaṃ mamārtha itivat sadā/ “dans notre expérience d’êtres incarnés l’esprit se manifeste comme autre que le corps : il est évident que nous disons toujours ‘mon corps’ comme nous disons ‘mon bien’”. Jayatīrtha insiste sur le mot sadā, toujours : cette expérience n’est jamais annulée, bādhita, et il commente le mot vyaktam comme “parce que c’est une expérience immédiate”, aparokṣatayānubhavāt.
12 A.V., III. 2. 65 [1] (p. 40b) dehātmatvaṃ yadi na tat prāptaṃ pratyakṣataḥ kuacit/mama deha iti hyeva na deho’ham iti pramā/ “que le corps apparaisse comme ayant la nature de l’esprit, ceci n’est jamais saisi par perception : ma connaissance est que j’ai un corps et non que je suis un corps”.
13 S’il arrive que l’on s’exprime autrement c’est par imprécision de langage et non parce qu’on aurait une expérience d’identification. A.V., III. 2. 67-72 pass, [1] (p.4ob) kathaṃ ca bhedo dehāder ātmano na pratīyate/.../vyāptatvād ātmano dehe vyavahāreṣvapāṭavāt/bhedajñāne’pi cāṅgāravahnivat svāviviktavat/bhavanti vyavahārāś ca na hi pratyakṣagān api/arthān yathānubhavataḥ pratipādayituṃ kṣamāḥ/lokāḥ../ “et comment la différence entre l’esprit et le corps ne serait-elle pas connue ?...Parce que l’esprit pénètre tout le corps, par absence de précision dans le langage courant, tout en connaissant leur différence, l’on parle comme si le sujet n’en était pas distinct, comme il en est pour le feu et le charbon, car il est possible que les gens ne parlent pas conformément à leur expérience de réalités qu’ils connaissent pourtant par expérience”.
14 U. Kh., p. 1b ceṣṭāliṅgena sātmatve paradehasya sādhite/anyatvaṃ svātmanas tasmāt sarvair evānubhūyate/ “puisque grâce aux signes donnés par le comportement l’on connaît que le corps d’autrui est pourvu d’un esprit, l’altérité pour chacun de son propre ātman est un fait d’expérience universelle”.
15 V.T.V., par. 349-353 na cātmanyanātmabhramaḥ kvāpi dṛṣṭaḥ/na hi kaścid aham ahaṃ na bhavāmīti bhrānto dṛśyate/ātmanyanātmabhrama evāyaṃ prapañca iti tair ucyate/taṃ vinaivānātmanyātmabhramakalpane’nātmanas satyatvaṃ syāt/tadā cādvitīyatvakalpane’nātmaivāsti nātmeti bhavati/ “et l’on ne voit jamais l’erreur qui imposerait le non-spirituel sur le spirituel, car personne n’est connu se tromper en disant : je ne suis pas moi. Ils (les advaitin) disent que cet univers est l’imposition erronée du non-spirituel sur le spirituel. Puisque, cette erreur n’étant pas donnée, on peut aussi supposer l’imposition erronée du spirituel sur le non-spirituel, le non-spirituel devient la réalité ; et, puisque vous supposez que cette réalité est unique, il s’ensuit que c’est le non-spirituel qui existe et que le spirituel n’existe pas”.
16 N.S., II. 2. 206 (p. 74b) bahirmukhatayedantvena hyayaṃ nīlādyākāro ‘parokṣam avabhāsate/na jātvantarmukhatayāhaṃ nīlam iti/ “... en effet ce mode de bleu apparaît de façon immédiate comme de la catégorie de ‘ceci’ existant extérieurement : car certainement je ne dis pas ‘je suis ce bleu’ en me tournant vers l’intérieur”.
17 P.P., I. 28 ataḥ sarvendriyāṇāṃ svasvaviṣayaiḥ svasvaviṣayapratiyogikābhāvena ca sākṣād eva raśmidvārā sannikarśaḥ/“ainsi pour chaque organe il y a contact avec son objet spécifique, comme avec l’absence qui est la contre-partie de cet objet, immédiatement, grâce aux rayons.” Vedeśa-tīrtha précise : raśmidvāretīndriyāṇāṃ taijasatvāt/... /śrotrasyaiva raśmidvārā gamanopapatteḥ/“en disant ‘par les rayons’ il dit ‘parce que les organes sont de la nature du tejas... parce que pour l’ouïe aussi est possible cette sortie, grâce aux rayons”.
18 T.P., III. 2.15 cakṣurādiprakāśasya laukikaprakāśavailaṣaṇyāt/“parce que ce rayonnement des yeux etc., est différent des rayonnements que l’on connaît en ce monde”.
19 Ces indications ne se trouvent pas de façon directe et systématique chez Madhva lui même. C’est le P.S. et son commentaire le M.S.S.S. qui les donnent (pp-35b ss.) Elles sont résumées par B.N.K. Sharma, Phil. Madhva pp. 162-4 et par K. Narain, Outline Madhva Phil. pp. 81-3. La dérivation donnée par le P.S. est assez complexe : du mahat-tattva dérive l’ahaṅkāra-tattva, qui se divise en vaikārika, taijasa et tāmasa ; du même mahat-tattva dérive le buddhi-tattva, par l’accroissement qu’il prend à partir du taijasa-ahaṅkāra ; le manas-tattva dérive, lui, du vaikārika-ahaṅkāra, et les indriya, comme tattva, sortent du taijasa-ahaṅkāra ; le tāmasa-ahaṅkāra donne naissance aux tan-mātra, définis comme les objets des indriya, considérés comme des “substances” (śabda, sparśa, rūpa, rasa, gandha), lesquels produisent les cinq éléments, bhūta, correspondants (ākāśa, vāyu, tejas, ap, pṛthivī). A partir du buddhi-tattva, le P.S. introduit une distinction entre tattva-rūpa “de l’essence du tattva”, et tattva-bhinna, “autre que le tattva,” est-à-dire entre les buddhi, manas, indriya, comme substances et comme fonctions de connaissance. Il ne développe pas la nature de la buddhi en tant que fonction, et en réalité les mādhva tiennent qu’elle n’est qu’un aspect du manas. Le manas et les indriya “autres que les tattva” sont divisés en nitya et anitya, éternels et non-éternels ; les premiers appartenant à la forme propre du sujet, sont le manas et les sens spirituels, les autres sont extérieurs à cette essence et sont les organes des corps subtil et physique. Cette classification est déroutante : car les organes dits “autres que les tattva” sont différents de ceux-ci pour deux raisons opposées. Les organes éternels le sont parce qu’ils sont spirituels et n’ont rien de commun avec la matière des tattva, les organes non-éternels parce qu’ils ne sont plus les tattva à l’état subtil, mais proviennent d’un nouveau stade de combinaison : le manas issu du vaikārika-ahaṅkāra et les indriya issus du taijasa-ahaṅkāra s’accroissent des bhūta et passent ainsi de l’état subtil à l’état grossier, c’est-à-dire, dans le langage de Madhva, de l’état asaṃsṛṣṭa, non-composé, de la création à son état composé, saṃsṛṣṭa. Cf. III part. ch. 4.
20 G.Bh., II. 14 (p-3a) ātmanaśca tair viṣayaviṣayībhāvasambandhād anyaḥ sambandho nāsti/“entre le sujet et ceux-ci (ses objets) il n’y a pas d’autre relation que la relation sujet de connaissance, objet de connaissance”,
21 Cf plus haut ch. 2, le refus de la notion de jñātatā, comme aussi la position des mādhva au sujet du rapport de la connaissance et de ses instruments.
22 A.V., II. 1. 29-31 pass. [2] (p. 18b) prākṛtaṃ śuddhacaitanyam akṣaṃ tu dvividhaṃ matam/...pañcendriyamanobhedāt prākṛtam ṣaḍvidhaṃ smṛtam/“Mais l’organe de connaissance est considéré comme de deux sortes, organe matériel et organe purement spirituel...les organes matériels sont de six sortes selon la division des cinq sens et du manas”.
23 N.S. ibid., (p. 86a) tuśabdenācaitanyam evendriyaṃ taccāhaṅkārikam eveti vadatāṃ sāṅkhyādīnāṃ bhautikam eveti bhāṣamāṇānaṃ vaiśeṣikādīnāṃ dravyendriyabhāvendriyabhedād dvividham iti jalpatāṃ jainānāṃ ca mataṃ vyavacchinatti/ “Par le mot tu ‘mais’, il distingue sa doctrine de celle des sāṅkhya et autres disant que les organes sont non-spirituels et qu’ils appartiennent à la nature de l'ahaṅkāra, de celle des vaiśeṣika qui les déclarent faits des éléments, et de celle des jaina qui les prétendent doubles selon la division entre dravyendriya et bhāvendriya” (pour la position jaina cf. plus loin).
24 N.S. ibid, jaḍasya ca nityāhaṅkārikabhautikaivaṃ sūkṣmendriyāṇi santyeva syuḥ sthūlānyapyahaṅkṛteḥ/ teṣāṃ bhūtair upacayaḥ sṛṣṭikāle vidhīyata ityādi smṛtisiddham/na ca kevalāhaṅkārikatve bhautikatve vā pramāṇam asti/ “et ce qui est matériel est toujours à la fois de la nature de l'ahaṅkāra et de celle des celle des bhūta ; c’est parce que l'ahaṅkāra possède des organes subtils qu’il peut posséder des organes grossiers. La Smṛti nous assure que, au moment de la création, est produite la condensation de ceux-ci, accrus des éléments ; et il n’y a aucune autorité nous parlant de ce qui serait uniquement āhaṅkārika ou bhautika”.
25 Bh. T. N., II. 5. 19 (p. 16a) jñānendriyaiśca manasā sattvaṃ badhnāti pūruṣam/rajaḥ karmendriyair nityaṃ śarīreṇa tamas tathā/āntaraṃ yat tu kartṛtvaṃ tat sattvenābhimanyate/rajasā tvabhimanyeta karaṇaiḥ karmakāraṇaiḥ/śārīraṃ vedanādyaṃ tu tamasā hyabhimanyate/ “Le guṇa sattva lie l’âme par le moyen des organes de connaissance et par le manas ; le rajas par les organes d’action, de façon permanente, ainsi que le tamas par le corps. L’activité qui est interne est régie par le sattva, celle qui est due à des instruments, causes d’action, doit l’être par le rajas, mais celle qui appartient au corps, impressions etc., est régie par le tamas”.
26 P.P., I. 25 (Cf. note 2, p. 129)
27 Cf. plus haut, note 3, p. 126.
28 P.S., p. 159 b liṅgaśarīraṃ ca daśendriyāṇi sūkṣmarūpāṇi pañcaprāṇāḥ sūkṣnarūpāḥ manaśca sūkṣmarūpam āhatya ṣoḍaśakalopetam/tasya bhaṅgo nāma jīvasambandhanāsaḥ/ “Le liṅgaśarīra est fait de seize parties réunies, les dix indriya sous forme subtile, les cinq prāṇa sous forme subtile et le manas sous forme subtile. C’est sa destruction qui supprime l’asservissement du jīva”.
29 A.V., III. 2. 5 ss. [1] (p. 38b) vāsanā sarvavastūnām anādyanubhavāgatāḥ/santyevāśeṣajīvānām anādimanasi sthitāḥ/triguṇātmakaṃ mano’styeva yāvan muktiḥ sadātanam/tatraivāśeṣasaṃskārāḥ sañcīyante sadaiva ca/sūkṣmatvena laye sacca prākṛtair upacīyate/sṛṣṭikāle yadā tanna kutaḥ saṃsārasaṃsthitiḥ/ “Les traces de toutes choses, traces transmises par une expérience sans commencement, existent certes pour tous les jīva, dépos ées dans leur manas qui est sans commencement. Le manas, fait des trois guna demeure jusqu’au salut, sans interruption. C’est en lui que s’accumulent aussi sans cesse les saṃskāra ; pendant la dissolution cosmique il continue à exister sous forme subtile et au moment de la création il s’accroît des éléments de la matière ; sinon comment le samsara se continuerait-il ?”
30 T.P., II. 4. 4. mano hi saṃsārahetuḥ/ “car c’est le manas qui est cause du samsara”. Il s’agit ici du manas matériel, jaḍa, fait des trois guṇa, car comme on le verra plus loin le manas “spirituel” demeure dans le salut.
31 P.P., I. 25 manasas tu bāhyendriyādhiṣṭhānenaite sarve viṣayāḥ/svātantryeṇa smaraṇasādhanaṃ manaḥ/ “parce que le manas est le régent des organes externes, tous ces objets sont les siens ; par son pouvoir propre le manas est la cause de la mémoire”.
32 A.V., III. 2. 87 ss. [I] (p. 41a) mānatvaṃ pratyabhijñāyā api sarvānubhūtigam/atītavartamānatvadharmiṇī sā ca dṛṣyate/ na sā ca smṛtimātrārdhā tadidantvagrahaikataḥ/ato na vartamānaikaniyamaḥ syād grahe’kṣaje/“la validité de l’acte de reconnaissance est certes acceptée par l’expérience de tous, et celui-ci est connu comme ayant pour attribut l’actualité de ce qui était passé ; et il n’est pas pour une part seulement mémoire, car on saisit en un seul acte le terme ‘c’est’ et le terme ‘ceci’(dans le jugement : c’est ceci) : ainsi il n’y a pas de nécessité que la connaissance provenant de la perception ne porte que sur le présent”.
33 Cf. plus haut ch. 2 : rapport du kevalapramāṇa et des anupramāṇa.
34 Cf. chapitre précédent.
35 Cf. ch. 3.
36 P.P., I. 26 manojanyā smṛtiḥ/saṃskāras tu manasas tadarthasannikarṣarūpa eva/..../tataśca saṃskārasahakṛtaṃ mano’nanubhūtām api nivṛttapūrvāvasthāṃ viṣayīkurvat smaraṇam janayed iti ko doṣaḥ/vartamānamātraviṣayāṇyapīndriyāṇi sahakārisāmarthyāt kālāntarasambandhitām api gocarayanti/ “La mémoire doit naître du manas. Mais c’est le saṃskāra qui institue le contact entre le manas et ses objets... Ainsi, quelle faute y a-t-il à dire que le manas, avec l’auxiliaire des saṃskāra, rend présent un état psychique antérieur qui n’est plus, même si on ne l’expérimente plus, pour faire naître l’acte de mémoire. Les organes des sens eux-mêmes, bien que n’ayant que des objets présents, par la puissance de cette cause auxiliaire nous donnent leurs objets comme reliés à un autre temps (dans le cas du jugement de reconnaissance)”.
37 B.A.U. Bh., III. 5. 9 (p. 19b)...manaśca dvividham mataṃ/cetanaṃ ca jaḍaṃ ceti cakṣurādyaṃ tathaiva ca/cetanaṃ tvindriyaṃ hyātmasvarūpānnāparaṃ smṛtaṃ muktānāṃ cetanaṃ tveva baddhānām ubhayaṃ tathā/ “...et le manas est conçu comme de deux sortes, spirituel et matériel : l’organe qui est spirituel est tel parce qu’il est de l’essence propre de l’ātman mais non l’autre ; les délivrés possèdent le seul manas spirituel, ceux qui sont asservis possèdent les deux”. Ce passage est une citation du B.T., par. 4.
38 N.S., III. 2, 6 (p. 1b) (Comm. du texte de l’A.V. cité plus haut ch. 4, n. 2 p. 106 : “Le manas est fait des trois guṇa jusqu’au salut”) ātmasvarūpamanaso muktau sattve'pi jaḍamano'bhipretyāyam avadhir uktaḥ/ “Bien qu’il existe dans le salut un manas qui appartient à la forme propre de l'ātman, c’est en pensant au manas matériel qu’il pose cette limite”. Cf. aussi plus haut ch. 4, n. 1 p. 109 “le manas est mêlé de cit et d’acit”.
39 N.S., III. 2. 104 (p. 102b) yadi manasā sarvāvasthāprāptis tadā mokṣe’pi tasya bhāvād evāvasthāḥ syur ityata uktaṃ yāvat samsṛtis tāvad eva jīvasyopakārāpakārau karotīti/kārtsnyenānabhivyaktasvarūpatvāt/ “L’on dira : puisque le manas saisit toutes les avasthā, ces mêmes avasthā doivent aussi exister dans le salut du fait que le manas s’y trouve. C’est pourquoi il dit ‘tant que dure la transmigration’, dans la mesure où le manas constitue alors à la fois une aide et un obstacle au jīva, parce que son essence propre n’est pas entièrement manifestée”.
Il faut remarquer cependant que les mukta connaissent, pendant le pralaya, un état analogue au sommeil, mais non privé de conscience. Cf. IIIe part. ch. 5.
40 A.V., I. 4. 99 [6] (p. 16b) atītānāgatau kālāvapi nāsākṣigocarau/“Les temps passé et futur ne sont pas sans être objets du sākṣin”, c’est-à-dire, commente Jayatīrtha “objets d’un autre que du sākṣin”.
41 A.V., II. 1. 59 [2] (p. 19b) mānasaṃ taddhi vijñānaṃ tacca sākṣipramāṇakam/atītānāgataṃ yadvad yogibhir dṛśyate’ñjasā/ “Cette fonction (de mémoire) est en effet du domaine du manas et son autorité est garantie par le sākṣin ; de même que le passé et l’avenir sont directement connus par les yogin".
N.S. ibid. (p. 151a) nanvindriyāṇāṃ prāpyakāritvaniyamād atītena ca manasaḥ prāpter ayogāt kathaṃ smṛter mānasapratyakṣajatvam iti/ “Mais selon la règle que les sens perçoivent en allant toucher leurs objets, et comme il n’est pas possible que le manas aille toucher le sien puisqu’il est passé, comment dire que la mémoire naisse de la perception du manas ?” La réponse est : evaṃ ca yathā yoginām indriyeṇaīvātītānāgatārthasākṣātkāras tathātītam api manasā smaryata iti ko doṣaḥ/ “même ainsi quelle faute y ȧ-t-il à dire que, de même que le passé et le futur sont tendus immédiatement présents aux organes des sens des yogin, le passé est rappelé par la perception du manas ?”
Dans la P.P., I. 26 Jayatīrtha explique que les saṃskāra jouent le rôle d’intermédiaire pour produire le contact entre le manas et ses objets passés, comme le fait, pour les yogin, le “dharma né du yoga”.
42 V.T.V., par. 81 akṣāṇi ca svarūpāṇi nityajñānātmakāni ca/viṣṇoḥ śriyas tathaivoktānyanyeṣāṃ dvividhāni tu/svarūpāṇi ca bhinnāni bhinnāni trividhāni ca/daivāsurāṇi madhyānītyetat pratyakṣam īritam/ “Les organes essentiels sont faits de connaissance éternelle : tels sont dits ceux de Viṣṇu et de Śrī ; pour les autres ils sont de deux sortes, organes appartenant à leur essence et organes différents de celle-ci ; les seconds sont dits de trois sortes à leur tour, ceux des dieux, ceux des démons et ceux des êtres intermédiaires, tel est ce qu’on nomme perception”. Ce texte est une citation du B.T., par. 3.
43 comm. de P.P., I. 24 svarūpendriyam api ghrāṇādibhedena ṣaḍvidhaṃ saliṅgadehasthasūkṣmaṣaḍindriyaiḥ sthūlaśarīrasthasthūlendriyaiśca miśraṃ tiṣṭhati kṣīranīrvat/ “L’organe essentiel, étant lui-même de six sortes selon la division en odorat etc., se trouve mêlé aux six organes subtils qui appartiennent au corps principiel et aux organes grossiers qui appartiennent au corps physique, comme l’eau se mêle au lait”.
44 Y.M., 203-6 (p. 31b) ataḥ svarūparūpasyābhāve rūpaparamparā/nirnimittā bhavet tasmāt sākārā jīvarāśayaḥ/kañcuke’sti tanucchāyā na tvakañcukavāsasi/tataḥ svābhāvikābhāve na syur aupadhikā api/syāddhi sphaṭikalauhityaṃ svato lohitasannidhau/svena rūpeṇa niśpattiṃ muktim āha tataḥ śrutiḥ/ “ainsi, s’il n’y avait pas de forme essentielle, il n’y aurait pas de cause à la série des formes, et c’est pourquoi la multitude des jīva est celle d’êtres pourvus de forme spécifique : la forme du corps existe dans la tunique et non dans une étoffe non taillée, de même s’il n’y avait une nature essentielle, il n’y aurait pas non plus de formes adventices. La couleur rouge du cristal existe lorsqu’il est mis en contact avec une réalité qui est rouge en elle-même. C’est pourquoi la Śruti donne le salut comme accomplissement en sa forme propre”. Ce passage est signalé par K. Narain, Outline Madhva Phil. p. 141.
45 V.T.V., par. 424-5 na cānādikarmabhedād bhedaḥ/aupadhikabhedasiddhau karmabhedasiddhiḥ tatsiddhau ca tatsiddhir ityanyonyāśryatvāt/ “et la différence (entre les jīva) n’est pas expliquée par la différence de leurs karman qui sont sans commencement, parce que c’est le défaut de support mutuel : vous expliquez la différence de karman par la différence des conditions et celle-ci sert à expliquer la différence des. karman”. Un texte analogue se trouve dans U.Kh., (p. 1b.) Jayatīrtha le commente et conclut : karmāṇyupādhayaśca vibhinnā eva dṛśyante iti cet/satyam/tadbhedasya svābhāvikātmabhedenaivopapatteḥ/“Mais l’on constate bien que les karman comme les upādhi (conditions) sont différents. C’est vrai, mais parce que leur différence est possible par une différence de nature propre entre les âmes”.
46 Cf. IIIe part. ch. 5.
47 C’est l’idée qui paraît impliquée dans un texte du B.T. (par. 109) qui attribue aux mukta des désirs, du fait de leur manas (citta) essentiel, svarūpabhūtacitta. Ce texte est cité par le M.S.S.S. p. 40 a, à l’appui de la thèse de la diversité essentielle des jīva : svarūpabhūtacittena kāmādyāḥ syuḥ sukhātmakāḥ/ duḥkhātmakāḥ prākṛtā vā muktānāṃ na katham ca na/ “du fait de leur citta, appartenant à leur essence, les mukta ont des désirs etc., en forme de bonheur, ceux qui seraient en forme de malheur ou qui seraient matériels ne leur appartiennent en aucun cas”. De même, un autre passage du B.T. qui conteste la doctrine advaita selon laquelle la différence des jīva serait due aux upādhi, aux conditions de leur lien avec tel corps, et plus précisément avec l’antaḥ-karaṇa, organe interne, leur oppose l’upādhi qui est essentiel et éternel et explique la diversité des jīva. Puisque les advaitin appellent le manas un upādhi, il y a des chances que l'upādhi essentiel soit le manas essentiel. B.T., par. 73 : upādheścaiva nityatvān naiva jīvo’pi naśyati/svarūpatvād upādheśca na bhinnopādhikalpanam/na cābhinnatvam īśena cinmātratvaṃ ca vidyate/ “et parce que cet upādhi est éternel le jīva n’est pas détruit, et parce que cet upādhi possède une nature propre, il n’y a pas à supposer un upādhi différent de celui-ci, et l’on ne conçoit pas (le jīva) comme Tien que pensée’ et non-différent du Seigneur”.
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