Les degrés de la conscience
p. 102-118
Texte intégral
1La définition de la vérité s’est située sur le plan de la seule intuition intellectuelle, ne mettant en cause que le rapport idéal sujet-objet, dans lequella conscience connaissante a été considérée comme à l’état pur. C’est sa lumière transparente à elle-même qui a été prise comme le point de référence auquel mesurer toute expérience du vrai et en contre-partie toute interprétation de l’erreur. Mais dans les conditions concrètes de l’existence humaine, la même lumière subit des variations de clarté qui échappent pour la plupart à notre volonté : nous sommes soumis à l’alternance de la veille et du sommeil et nous éprouvons, en l’un et l’autre état, des disparitions totales de conscience. Le rêve se distingue en effet du “sommeil profond” qui semble être un état de complète inconscience, et pendant la veille elle-même peuvent se produire des interruptions de la conscience claire, comme dans le cas de l’évanouissement. La perspective psychologique indienne distingue de la sorte trois états, avasthā, de la vie psychique, le sommeil profond, suṣupti, le sommeil avec rêves, svapna, et l’état de veille, jāgrat. La distinction établie entre eux est radicale : entre le sommeil profond et le rêve la discontinuité est aussi nettement marquée qu’entre le rêve et le r éveil, le passage de l’une des avasthā à l’autre étant également en dehors de notre action directe. Il y a là comme une mystérieuse dépendance qui nous manifeste notre condition d’asservissement] : seuls les êtres qui ont conquis des pouvoirs supérieurs, les yogin, peuvent dominer partiellement ces variations de la conscience et échapper à la tyrannie de leurs alternances. Plus que la capacité à dominer les passions, plus que celle de se rendre insensible au plaisir et à la douleur, l’aptitude à ne plus dépendre de la succession de trois avasthā, est considérée comme le signe même de la libération. Celle-ci est nommée quatrième avasthā, mode d’être ultime que les différentes écoles se représentent de façons très diverses, mais toujours comme affranchi des alternances subies en la condition commune.
2La hiérarchie des avasthā correspond à une certaine conception des niveaux l’être total, et le passage de l’un à l’autre de ces états opère une sorte de réduction spontanée qui met en évidence les divers plans de notre existence. Dans l’état de veille, les organes du corps physique appréhendent les objets extérieurs que nous cessons de percevoir dans le sommeil. Le sommeil avec rêve fait apparaître une activité psychique indépendante des données sensibles et révèle de ce fait l’existence de l’organe interne, antaḥ-karaṇa ou manas, en qui se forment les images mentales. Le sommeil sans rêve est un état dans lequel l’organe interne cesse toute activité : avec les images disparaissent les sentiments, désirs, émotions, remplacés par un bonheur stable, ānanda, dépourvu de toute cause extrinsèque, une félicité qui a sa source en nous seuls et dont nous gardons au réveil le goût essentiel. Le sommeil profond n’est donc pas un état purement négatif : il révèle un plan de l’être différent des niveaux physique et psychique, une avasthā, façon d’exister là où ont disparus les autres modes de notre existence. Il suggère par lui-même la réalité de la quatrième avasthā, la possibilité de la libération, en même temps qu’il nous en donne le désir. Nous souhaitons pouvoir retrouver, par nous-même et de façon définitive, la félicité qui est nôtre et qui pourtant n’est pas en notre pouvoir, nous souhaitons jouir en toute clarté de ce bonheur enveloppé dans l’obscurité de l’inconscience.
3L’état de sommeil profond, suṣupti, pose un problème difficile aux philosophes vedāntin pour qui le sujet est svaprakāśa, lumineux à soi. Par quel mystère se fait-il que cet état, dans lequel nous touchons comme à l’essence de notre être, soit en même temps un état d’inconscience ? La lumière intérieure ne devrait-elle pas resplendir de tout son éclat, en un tel mode d’existence pure, débarrassé des activités adventices, dues aux fonctions physiques et psychiques ? Comment comprendre que le sujet semble se perdre lui-même, en cet instant où plus rien ne le sépare de son être réel ? La réponse des advaitin est qu’il s’agit là d’une expérience particulièrement précieuse, en ce qu’elle nous ouvre la voie des plus hautes vérités. L’état de suṣupti constitue bien un paradoxe, mais de ceux qui nous éclairent, en nous faisant apercevoir le caractère paradoxal de toutes les expériences que nous pouvons éprouver en un monde illusoire. Situé à l’intérieur de notre connaissance relative, il y est le signe même d’un passage possible vers une connaissance d’un autre ordre. Cette expérience étrange, en effet, et qui nous laisse comme nous échapper à nous-même, nous fait pressentir notre vraie nature, notre état de sujet pur tel qu’il sera dans le salut, délivré de la fausse croyance en son existence individuelle. C’est une expérience confuse et fugitive cependant, qui nous permet d’entrevoir notre être véritable pour l’ensevelir, au même instant, dans la nuit de l’inconscience. Mais comment pourrions-nous penser clairement un mode d’existence que nous n’avons pas encore atteint, et qui est hors des prises normales de notre pensée ? L'avidyā, l’ignorance originelle, est ainsi devinée au moment même où elle nous subjuge, mais elle n’est pas véritablement démasquée, et le sommeil profond n’est pas l’illumination libératrice. Une trace demeure au réveil de sa présence insaisissable, l’ambiguïté d’une expérience que le sujet ne peut s’expliquer à lui-même : celui-ci sait seulement qu’il n’a pas sombré dans le néant alors qu’il était privé des conditions normales de sa connaissance, et il se pressent autre qu’il ne s’apparaît à travers les limitations de sa conscience habituelle,
4Le réalisme de Madhva est insensible aux vertigineuses ouvertures d’une expérience limite, et son premier soin est d’en évacuer toute irrationalité. L’expérience du réveil ne nous met pas en présence d’interrogations insondables. Nous ne pensons pas nous être perdu nous-même ni avoir atteint un état momentané d’impersonnalité. Nous n’éprouvons en sortant du sommeil aucun doute sur notre identité personnelle.1 La façon dont nous exprimons notre expérience le montre : en disant “j’ai bien dormi”, j’affirme la réalité de ce “je” auquel l’état de sommeil est référé comme tout autre état, et je ne fais aucune allusion à quelque conscience métempirique. Il faut aller plus loin et affirmer que l’obscurité du sommeil profond ne produit aucun hiatus dans la continuité intérieure, aucun passage à vide dans la lumière consciente. Non seulement le sujet se retrouve lui-même, mais il ne s’est effectivement jamais perdu. Il sait en effet que cet état a eu une certaine durée : “j’ai, bien dormi” dit-il “j’ai dormi tant de temps”.2 Aucun événement n’a cependant meublé ce temps, aucune impression n’a marqué en nous de traces grâce auxquelles nous pourrions rétablir par raisonnement une continuité personnelle, puisque nous ajoutons volontiers : “je n’avais connaissance de rien”. Puisque l’inférence n’a pas ici la moindre prise, comment expliquer la connaissance de cette continuité, sinon par une expérience continue, et cette expérience, à qui la référer, sinon au sākṣin, au sujet-témoin,3 qui sait de connaissance certaine qu’il n’a jamais cessé d’être lui-même et de le savoir ? Si l’expérience du sommeil profond peut être considérée comme une expérience privilégiée c’est par la réduction qu’elle opère, réduction qui révèle la vraie nature du sujet, du centre toujours conscient qui est nous-même. Ce noyau irréductible c’est le “je” subsistant dans toute son intégrité consciente de soi. quand tout le reste a disparu, mais ce n’est en aucun cas un “sujet pur” qui serait impersonnel.
5Mais n’est-ce pas défier l’évidence que de parler de la luminosité de la conscience en cet état que caractérise une obscurité totale, et comment comprendre l’expérience d’une conscience qui ne connaîtrait rien d’autre qu’elle-même, alors que Madhva a si fortement posé que le sujet se saisit toujours dans l’acte par lequel il vise un objet différent de lui ? La réponse est que cette exigence de bipolarité n’est nullement abandonnée dans l’état de suṣupti. Le sujet, en effet, est alors en présence de ténèbres psychiques, et il n’y a aucune difficulté à dire que ces ténèbres sont un objet de connaissance.4 Si l’on pense à la métaphore visuelle contenue dans le terme de sākṣin, la connaissance qui s’exerce en ce cas peut être considérée comme semblable à la vision de l’œil ouvert dans l’obscurité : le rayonnement subtil qui sort de cet organe vient frapper une masse obscure, dans laquelle il ne peut révéler aucun attribut sensible à sa lumière. De la même manière le sākṣin se trouve comme placé devant une étoffe uniformément noire, mais cette étoffe n’en constitue pas moins un objet différent de lui, et appréhendé par lui comme tel. L’obscurité n’envahit en aucun cas le sujet lui-même, ne peut en aucune façon lui enlever son caractère inaliénable de sujet conscient et connaissant. C’est ce que signifie la formule “j’ai bien dormi, je n’avais connaissance de rien”. Ce “rien” n’est pas un pur néant dans lequel le sujet pensant aurait sombré. En tel cas nous ne pourrions “rien” en dire, nous ne saurions pas même que nous avons dormi. Le vide total n’est pas pensable, il serait une interruption absolue de toute conscience. Tel n’est pas le cas ici : les ténèbres sont connues comme ayant occupé un certain temps de mon histoire personnelle, le sommeil profond a rempli une durée déterminée, et j’ai été heureux pendant toute cette période de mon existence.
6Si le néant n’est pas objet de pensée, le non-être relatif n’a, lui, rien de mystérieux. Nous connaissons l’absence de telle réalité aussi aisément et clairement que nous connaissons, en autres cas, sa présence. Le processus par lequel nous affirmons l’absence de cruche sur le sol, est un jugement parfaitement sûr, déterminé par un ensemble de connaissances positives. Il nous suffit, en effet, de connaître la cruche qui est la contre-partie, pratiyogin, de son absence, ainsi que le sol qui est le support, dharmin, de cette même absence. Le vide absolu n’a ni dharmin ni pratiyogin, mais on ne peut en dire autant de l’obscurité qui occupe le champ de la conscience durant l’état de suṣupti. Celle-ci est l’absence momentanée de représentations ou d’émotions mises en branle par les activités physiques et psychiques : les vṛtti, les modifications mentales, constituent le pratiyogin des ténèbres uniformes que nous voyons pendant le sommeil sans rêves. Quel est donc ici le dharmin, demandera-t-on ? La réponse en psychologie indienne est aisée : les représentations ou les sentiments sont des modifications de l’étoffe psychique, de la matière subtile dont est fait le manas. C’est le manas qui est le support des vṛtti, des impressions inscrites en lui par le fonctionnement de de nos organes externes, c’est donc lui aussi qui est le support, dharmin, de l’absence des mêmes vṛtti.5 Mais n’est-il pas paradoxal que l’étoffe de la vie psychique, connue ici comme à l’état pur, se manifeste justement par son opacité ? Le manas, répondra-t-on, est une réalité complexe : matière à l’état subtil, il porte en lui toutes les qualités de la matière, les trois guṇa, dont la combinaison constitue sa trame.6 Le guṇa sattva le fait lumineux sous le regard du sākṣin, le guna rajas le rend dynamique et le guṇa minas est sa composante obscure et inerte. Dans l’état de sommeil profond ce dernier aspect prédomine seul en lui : c’est le tamas qui est vu comme ces ténèbres psychiques, immédiatement présentes à la vision intérieure, unique objet du sujet connaissant durant tout le temps de l’état de suṣupti. La loi fondamentale de la pensée n’est pas enfreinte : le sākṣin a toujours un objet de pensée, différent de lui, car le manas matériel est autre que le sujet spirituel, tout en étant immédiatement saisi par lui. Il est un de ses objets privilégiés : l’état de sommeil profond le montre, qui ne laisse subsister que ce seul contact alors que toutes autres connexions sont suspendues, nous indiquant par là même le caractère nécessaire du lien, bandha, de l’esprit et de la matière pendant la durée du samsara. Nous subissons l’obscurité du tamas, en nous, si proche qu’elle s’impose à nous dès que nos activités ordinaires cessent, envahissant de son opacité tout le champ de notre conscience. Elle ne touche cependant pas notre conscience elle-même : l’inconscience doit être rejetée tout entière du côté de la matière. Le sommeil profond met en évidence notre passivité, la réalité du bandha et notre impuissance à nous en délivrer par nos seules forces, mais il manifeste en même temps le caractère inaliénable du sujet-témoin qui, à aucun moment, ne se perd lui-même. La félicité de cet état en est la preuve : c’est une félicité de profonde passivité, dans laquelle nous éprouvons l’avant-goût de la félicité du salut.7 La réalité de notre asservissement nous fait pressentir la puissance dont nous dépendons totalement, celle du Seigneur qui produit les diverses avasthā,8 et de qui dépend également la quatrième avasthā, celle qui nous rendra à notre vraie nature de connaissance et de félicité essentielles.
7Il est possible que l’on passe sans transition de l’état de “sommeil profond” à l’état de veille, comme l’on passe également sans transition de F évanouissement à la reprise de connaissance, mais c’est entre ces deux avasthā que doit se situer le degré intermédiaire du “sommeil avec rêve”, svapna. Il manifeste en effet un état distinct, privé comme le sommeil profond de l’activité des organes des sens, et cependant doué d’une activité psychique propre. Cet état intermédiaire n’est pas une simple transition entre l’inconscience et la conscience : il existe pour lui-même, constituant pendant un temps déterminé une expérience autre que celle de la veille. Nous sommes spectateurs d’un spectacle qui s’impose à nous, comme présent et différent de nous9 : nous croyons à sa réalité, nous subissons réellement les émotions qu’il nous fait éprouver. Au réveil nous découvrons que ce monde constituait un niveau se suffisant à lui seul et ne communiquant par aucune relation de causalité avec celui de la veille10 : on ne fabrique pas un bracelet avec l’or possédé en rêve.
8Le rêve est fait de vāsanā, dit Madhva, et pour cette raison son contenu n’est pas en général aussi clair que celui de l’état de conscience éveillée.11 Les vāsanā appartiennent en effet au plan que nous appellerions subconscient du psychisme, ce sont des résidus déposés en lui par les expériences subies, traces qui demeurent en nous comme demeure l’odeur d’un parfum dans le récipient qui l’a contenu. En d’autres passages, Madhva dit le rêve fait de saṃskāra : Jayatīrtha donne pour équivalents les termes de vāsanā, bhāvanā et saṃskāra.12 Les deux derniers mots ont une nuance plus dynamique : bhāvanā, provenant de la racine BHū devenir, sous sa forme causative, est de préférence appliqué à des états psychiques en voie de manifestation, affleurant à la conscience en mode d’imagination ou de forces affectives ; le terme de saṃkāra a une signification active, étant dérivé de la racine KṚ faire., renforcée du préfixe sam, qui indique une composition des éléments de cette action. Les saṃskāra sont les traces dynamiques de nos expériences, associées en faisceaux de tendances, aptes à être réveillées par des situations similaires et à faire ressurgir les images ou les sentiments auxquels elles ont été liées. Vāsanā ou saṃskāra, les réalités latentes de notre vie psychique sont dites atīndriya, hors des prises de nos moyens de connaissance : le saṃskāra, dit Jayatīrtha, s’épuise en la vṛtti, en l’image qu’il appelle, et c’est elle seule que nous saisissons. Ces images, à peine formées en évoquent d’autres qui les dissipent. Pour qu’elles deviennent nettes, distinctes les unes des autres, il faut un acte d’attention de l’organe interne, les maintenant dans le champ lumineux, et à un degré plus précis encore, les reconnaissant comme souvenirs, localisés dans mon histoire passée. Dans le rêve, cependant, tout nous est donné comme présent : les images ne sont pas connues comme images, mais reçues comme un. spectacle, encore moins sont-elles reconnues comme souvenirs. Nous assistons à une transformation continue, du type pariṇāma, transformation évolutive par modifications successives de la substance subtile qui compose le manas, flux d’images dont les contours restent le plus souvent flous, quoiqu’il puisse arriver, fait remarquer Madhva, que certaines d’entre elles apparaissent en toute clarté.13 Le rêve se situe donc au passage même du subconscient au conscient, oscille à cette limite. Comment se fait-il que les saṃskāra, invisibles, produisent des effets visibles, se demande Jayatīrtha ? La comparaison qu’il dorme, en réponse, suggère l’idée d’un seuil psychique : il en est ici, dit-il, comme pour les atomes du système vaiśeṣika, qui invisibles à l’état isolé sont dits produire par leur combinaison les objets de notre perception.14
9Puisque les rêves ont pour “cause matérielle” les saṃskāra, tout ce que nous voyons en rêve a sa source dans les résidus de nos expériences passées. Si l'on objecte que certains de nos rêves nous font vivre des événements dont nous n’avons pu avoir aucune expérience, tel le rêve dans lequel nous croyons avoir la tête coupée, la réponse est aisément fournie par la succession indéfinie des existences antérieurement traversées,15 L’on objectera encore l’absurdité du rêve qui peut nous présenter des objets qu’aucune expérience, en aucune vie, n’a pu nous faire connaître : qui pourrait affirmer, par exemple que nous ne rêverons jamais d’un lièvre pourvu de cornes ? Jayatīrtha le reconnaît : il est vrai que le rêve peut nous faire voir des choses totalement inexistantes, tel ce lièvre pourvu de cornes que les logiciens prennent pour exemple du non-être absolu, atyanta-abhāva, qui n’existe en aucun des trois temps. Mais cette image n’est que la combinaison de deux images qui ont été effectivement perçues, et cette combinaison elle-même a une base dans notre expérience : l’exemple est couramment donné, le langage a fréquemment rapproché les deux termes, créant, au moins dans l’esprit des philosophes, un saṃskāra qui peut fort bien reproduire dans leurs rêves la même association.16
10Autant Jayatīrtha insiste sur le fait que les rêves ont leur cause dans une expérience réelle, autant prend-il soin de montrer que le rêve n'est pas un acte de mémoire. Bien que la matière du rêve soit constituée par des impressions passées, celles-ci ne revivent pas dans la conscience avec le caractère propre au souvenir, reconnu comme tel, portant la marque du passé et localisé en un moment déterminé de notre histoire. Les images du rêve peuvent d’ailleurs surgir de vies antérieures dont nous n’avons aucun souvenir conscient. Dira-ton que le rêve est une erreur de la mémoire ? Il serait un souvenir (mal localisé, ou non localisé, mais il serait évocation du passé. Pour dire ceci, répond Jayatīrtha, il faudrait montrer qu’on lui reconnaît, au moins en certain cas, la nature de souvenir, car il n’y a erreur de mémoire que s’il y a parfois mémoire. Or le rêve ne possède jamais le caractère de souvenir, il ne porte jamais la marque du passé, et les événements qui le composent apparaissent invariablement comme présents. Mais, dira-t-on encore, ces événements ne sont-ils pas fruits de saṃskāra, dont les racines plongent dans le passé ? Les saṃskāra sont bien tels, sera-t-il répondu, mais ils ne sont pas de la catégorie du souvenir. Il est impossible de saisir sur eux le signe du passé pour la bonne raison qu’ils sont subconscients : au moment où ils affleurent, à la conscience c’est sous la forme d’une représentation qui porte toutes les marques du présent, et ils “s’épuisent” en elle, sans être appréhendés en eux-mêmes.17
11L’activité de la mémoire étant exclue du rêve, dira-t-on que celui-ci s’apparente à un acte d’imagination ? Les images évoquées volontairement ont en effet pour base les mêmes impressions passées que celles du rêve, elles suivent les pentes des mêmes saṃskāra qui orientent nos rêves. Elles ne portent pas cependant la marque qui les classerait comme souvenirs vécus et localisés en tel moment du passé. Toutes ces affinités entre rêverie et rêve ne sont pas niables. Il y a pourtant entre eux une différence capitale, fait remarquer Jayatīrtha : dans le cas de l’imagination les images sont enchaînées par une activité volontaire, et nous avons conscience de l’effort que nous faisons pour les susciter et les ordonner.18 Cet effort peut être un effort de concentration mentale, recherché et développé par l’exercice, comme dans le cas de la méditation, lorsque nous prenons pour support de la pensée telle image de telle divinité, nous la rendant présente et maintenant cette présence au centre de notre conscience. Mais rien de tout cela ne se produit dans le rêve. Nous savons que nous n’y faisons aucun effort mental et au contraire le rêve nous est toujours donné comme un spectacle que nous ne faisons pas, auquel nous ne pouvons rien, mais que nous subissons avec toutes les émotions agréables ou pénibles qu’il comporte.
12Si cependant le rêve ne relève d’aucune activité mentale volontaire, d’où lui vient son dynamisme propre ? Une réponse qui se présenterait tout naturellement, attribuerait ce dynamisme à l’action même des saṃskāra. Ils sont apparus comme des potentialités tendant à s’actualiser. La pensée indienne les doue d’une spontanéité latente, qui mûrit invisiblement jusqu’au moment où son fruit se manifeste à la clarté consciente. Madhva insiste, contre les doctrines instantanéistes sur la continuité des saṃskāra, qui se transmettent de l’un à l’autre les résidus de nos expériences, les traces affectives déposées en nous par cet héritage psychique.19 C’est sur la continuité des saṃskāra que s’appuie la notion de karman, causalité morale et loi de rétribution des actes : toutes nos actions, bonnes ou mauvaises, laissent nécessairement une trace en nous sous forme de tendances dont le mûrissement orientera notre destinée future, en cette vie ou en une autre. Une telle loi, qui est universelle, rend compte des plus petits événements de notre existence et il est de croyance courante qu’elle oriente aussi nos rêves. Ces derniers ont le rôle bienfaisant d’épuiser une partie du karman que nous ne cessons d’accumuler, en opérant par les sentiments agréables ou désagréables qu’ils produisent, la récompense ou le châtiment purificateurs.
13Madhva, certes, ne rejette pas la notion de karman, mais il tend à réduire toute causalité secondaire au profit de la seule causalité divine. C’est pourquoi également il refuse aux saṃskāra un dynamisme autonome : pour que ceux-ci passent de l’état potentiel à l’état actuel il faut qu’ils soient excités, udbuddha, ce qui se produit soit par une cause extérieure, soit par une activité mentale. La cause extérieure ne pourrait provenir que du fonctionnement des organes, et ceux-ci sont au repos pendant le sommeil. L’activité psychique a été également éliminée : les rêves ne sont l’effet ni d’un acte de mémoire ni d’un effort d’imagination. Il ne reste qu’une cause possible à la création du monde des rêves, c’est la cause qui préside à la création du monde de la veille, la causalité divine20 dont nous nous trouvons dépendre pendant tout le temps du rêve de la façon la plus totale.21 Seul un Dieu omniscient peut créer en nous, à partir de nous-même, un monde d’expériences capables d’exprimer et d’épuiser les puissances subconscientes qui sont hors des prises de notre connaissance claire.22 Certes Dieu tient compte de la loi du karman en produisant nos rêves, comme il en tient compte en produisant le monde de la veille, mais c’est lui seul qui donne au karman son efficacité, comme c’est lui seul qui donne aux saṃskāra leur dynamisme. Ceux-ci fournissent à l’action divine la cause matérielle, upādāna-kāraṇa, dont elle use pour déployer le spectacle qu’elle rétracte ensuite en sa source au moment du réveil. Il est remarquable que Madhva dénie aux saṃskāra toute spontanéité indépendante : les forces subconscientes n’ont pas pour lui de pouvoir propre et elles n’introduisent aucune irrationalité dans notre expérience.23 Ce qui semblerait se faire en nous, sans nous, provient en réalité de la volonté absolument claire et infiniment sage de Dieu lui-même.
14C’est pourquoi l’expérience du rêve, pas plus que celle du sommeil profond ne peut être utilisée pour jeter le doute sur la valeur de notre connaissance empirique. L’argument du rêve est un de ceux dont usent avec prédilection les advaitin, pour suggérer le caractère relatif de notre expérience éveillée : de même que, au moment du réveil, nous nions le monde du rêve, le connaissant pour une pure illusion, de même au moment de l'expérience ultime, nierons-nous la totalité de ce que nous appelons le monde réel, reconnaissant l’illusion cosmique, la māyā, magie responsable d’une phantasmagorie universelle. Madhva applique au cas du rêve sa critique de la notion d’annulation : ce qui a été expérimenté ne peut jamais être nié au sens absolu. Le fait que nous avons eu tel rêve, les images que nous avons vues, les sentiments que nous avons éprouvés, sont autant de faits qui ont occupé un certain temps de l’histoire personnelle de chacune de nos consciences. Le réveil n’annule pas l’expérience du rêve, car c’est le même sujet qui se retrouve lui-même et sait qu’il a eu tel rêve. Bien plus, que nous soyons éveillés ou endormis, la relation sujet-objet reste vraie, et la vérité de cette relation n’est à aucun moment mise en doute. Le vrai reste identique à lui-même en toutes les avasthā que nous traversons, étant jugé par le témoin immuable qui connaît avec certitude chacune des expériences qu’il éprouve. L’état de sommeil avec rêves est aussi réel que l’état de veille, déclare hardi ment Madhva, et l’un et l’autre sont aussi réels que le sujet pensant.24 Le rêve n’est pas une illusion, au sens advaitin du mot, bien qu’il comporte une part d’erreur. Cette erreur du rêve ne consiste pas en son contenu mais dans le seul fait que nous nous croyons éveillé. Mais qu’une expérience comporte une part d’erreur ne prouve pas qu’elle soit totalement illusoire : n’arrive-t-il pas que certains philosophes se trompent sur la nature du sujet pensant lui-même, leur erreur ne l’en rend pas pour autant illusoire. Toute erreur suppose une réalité sur laquelle elle porte et lorsque les bouddhistes tentent de prouver que le sujet pensant n’existe pas, étant fait d’instants discontinus,25 leur effort même pour le nier repose sur la continuité de leur expérience, sur la stabilité de ce dont ils essaient de montrer l’inexistence.26 Se tromper au sujet de l'ātman ne fait que mettre en évidence la réalité de l'ātman, se tromper au sujet de l’une des avasthā, confondre l’état de sommeil avec l’état de veille, ne met pas en cause la réalité de ces avasthā.
15Lorsque nous nous réveillons, nous ne mettons pas en doute le fait que nous ayons rêvé, nous ne mettons pas en doute le contenu de notre rêve, nous ne mettons pas non plus en doute notre continuité personnelle.27 C’est dans le cadre de ces jugements de réalité qu’il faut expliquer l’erreur du rêve. Nous pensions être éveillés. Nous voyions des objets présents, qui nous étaient effectivement présents, mais nous les voyions dans l’espace extérieur à nous, alors qu’ils étaient en nous. Nous prenions pour des choses faites de matière grossière de ce qui était images faites de matière subtile, nous prenions pour leur lieu d’existence l’espace développé de la perception sensible, alors que ces images existaient dans un espace subtil. C’est donc dans le seul jugement d’extériorité que consiste l’erreur du rêve,28 et il faut remarquer que cette erreur de jugement n’est pas elle-même totale. Les image du rêve ne sont pas sans extension, puisqu’elles ont forme et couleur, mais elles sont faites de matière extrêmement subtile ce qui permet de comprendre qu’elles tiennent dans l’espace intérieur du cœur,29 lieu où se retire le manas pendant le temps du sommeil, et point de jonction de l’âme et du corps. Nous les voyons hors de nous parce qu’elles sont effectivement différentes de nous, objets du sākṣin et non pas intérieures à lui, non plus que créées par lui. Nous leur associons naturellement l’impression d’extériorité qui appartenait aux objets dont elles proviennent. Sans doute faut-il attribuer aux saṃskāra une telle projection. Cependant un passage de Madhva semble donner une indication plus profonde. Dans le Viṣṇu-tattva-vinirṇaya, après avoir dit que toute illusion suppose deux éléments réels et une ressemblance réelle entre eux, Madhva ajoute qu’il en est de même aussi dans le rêve, dans lequel un monde réel, fait de vāsanā existant dans le manas, est vu comme extérieur, et il continue en disant “entre le corps et l'ātman aussi existe une ressemblance, celle de se trouver en un même point de l'espace”.30 Peut-être faut-il comprendre que l’élément d’extériorité est attribué au rêve par le sujet spirituel du fait que celui-ci se trouve lié au corps, en contact avec l’étendue concrète, au moins “en un point”, et comme incliné par sa condition d’asservissement à objectiver le monde de ses images.
16S’il est possible de cerner ainsi l’erreur du rêve en la réduisant à d’étroites limites, il reste pourtant que ceci n’est possible que du point de vue de la conscience éveillée. Tant que nous dormons nous sommes abusé et nous n’avons aucun moyen de nous en rendre compte. Tous les arguments du scepticisme peuvent retrouver ici leur force : s’il nous arrive de croire être éveillé alors que nous dormons, comment savons-nous que nous sommes éveillé quand nous croyons l’être, et quelle certitude avons-nous de la réalité du monde ? Madhva ne peut ignorer le problème, et il fait remarquer lui-même que les images du rêve ont parfois la vivacité de celle de la veille.31 Il semble qu’il soit possible de tirer de ses diverses remarques les éléments d’une réponse : la différence décisive entre les deux avasthā est que la conscience éveillée connaît l’état de rêve, alors que la réciproque n’est pas vraie. Dans l’état de veille en effet, la mémoire entre en jeu,32 nous rendant capables de connaître la continuité de notre moi à travers la succession des divers états. Mais pendant le rêve la mémoire n’a aucun rôle : les saṃskāra font bien ressurgir des images mais celles-ci ne sont pas évoquées consciemment, reconnues comme passées, localisées en un moment de notre histoire personnelle.33 Dans le rêve tout est présent : si donc nous sommes en état de faire la différence entre le passé et le présent, nous sommes aussi en état de faire la différence entre l’état de veille et celui de rêve, et nous sommes sûrs d’être éveillés. Il nous suffit de pouvoir posséder cette certitude pour exorciser l’irrationalité du rêve. Les lois de la pensée, les critères de la vérité, ne sont pas atteints par l’erreur, dans la mesure où nous pouvons, à un moment donné, connaître cette erreur de façon objective et certaine. Pas plus que le sommeil profond, l’état de sommeil avec rêves n’introduit en nous d’éléments réfractaires à la lumière de la conscience.
17Comme le sommeil profond, l’état de sommeil avec rêve manifeste notre dépendance : nous subissons en rêve les conséquences de nos actes antérieurs, par l’effet de la volonté divine qui use de ce moyen pour nous purifier peu à peu du poids de notre karman. Ceci apporte la dernière explication au mystère de l’erreur du rêve : il faut que nous croyions à ce spectacle pour en être vraiment affectés, pour éprouver dans leur réalité les sentiments par lesquels nous épuisons notre karman. La récompense ou le châtiment seraient sans effet si nous les tenions pour un pur spectacle qui ne nous concernerait pas directement, la catharsis ne jouerait pas si nous ne croyions pas à l’actualité des événements auxquels nous sommes mêlés durant le rêve. Dieu qui est cause du déroulement du rêve est cause de l’état de rêve lui-même, il est donc cause de l’erreur du rêve. C’est là sa magie, sa puissance par laquelle il nous abuse : mais il nous abuse pour notre bien et afin de nous libérer. En aucun cas il ne cherche à nous priver de notre pouvoir de connaître le vrai.
Notes de bas de page
1 N.S., III. 2. 108 (p. 105b) na hi yaḥ suptaḥ sa evottiṣṭhatyanyo veti kasyacit saṃśayo'sti/ “car personne ne demande si celui qui s’était endormi est celui qui se réveille ou si c’est un autre”.
2 A.V., I. 4. 99 [6] (p. 16b) kālo hi sākṣipratyakṣaḥ suṣuptau ca pratītitaḥ/ “car le temps est objet de la perception du sākṣin et il est connu pendant le sommeil profond.” La réduction opérée par le sommeil profond met ainsi en évidence l’un des objets purs du sākṣin, cf. IIe part. ch. 2.
3 N. S., ibid., (p. 114a) suṣuptau hīndriyāṇām uparatatvānna bāhyapratyakṣānumānāgamānāṃ tatra pravṛttiḥ/asti tadāpi kālapratibhāsaḥ/etāvantaṃ kālaṃ sukham aham asvāpsam iti suṣuptyutthitasya parāmarśadarśanāt/na hyananubhūiasya parāmarśo yujyate/ataḥ pariśeṣāt sākṣivedya eveti gamyate/ "En effet, comme, dans le sommeil profond les sens sont en repos, il ne s’y produit aucun fonctionnement de la perception extérieure, du raisonnement ni du témoignage verbal. Il s’y produit pourtant l’évidence du temps, puisque l’on voit celui qui sort du sommeil profond en rendre compte en disant j’ai bien dormi, tant de temps’. Or il n’est pas possible de rendre compte de ce qui n’aurait pas été expérimenté. Aussi par élimination, l’on comprend que le temps ne peut être connu que par le sākṣin”.
4 ces “ténèbres” sont désignées par le mot de tamas, le guṇa obscur de la matière primordiale, cf. plus loin.
Mā. U. Bh, I. 1. 5 (p. 4a) suṣuptaṃ hi tamo jñeyaṃ hariṃ prāpya tadāvṛtaḥ/na kāmayennaiva paśyej jīvaḥ svātmatamo vinā/kālaṃ ca... : “car l’état de sommeil profond doit être connu comme tamas ; enveloppé par celui-ci, ayant atteint Hari, le jīva ne peut plus avoir de désirs, il ne peut rien voir sinon lui même, le tamas et le temps”.
5 V.A., par. 110-111 na kiñcid avediṣam iti parāmarśasiddhiḥ sauṣuptikānubhavo'stu pramāṇam iti cenna/tasya jñānābhāvaviṣayatayopapatteḥ/nanvabhāvapratīter dharmipratiyogibodhaparādhīnatayā tadabhāve tasyānubkavitum ayogyatvam iti cenna/sākṣiṇā dharmipratiyogigrahaṇopapatteḥ/ “Admettons que l’expérience du sommeil profond, dont nous rendons compte en disant ‘je ne connaissais rien' soit preuve (de l'avidyā des advaitin). Nous le refusons, parce que cette expérience peut avoir pour contenu l’absence de connaissance. Mais puisque la représentation d’une absence dépend d’autres notions, celle de support et de contre-partie (de cette absence), en l’absence de telles notions il n’est pas possible d’avoir l’expérience de cette représentation. Nous le refusons : parce qu’il est possible, grâce au sākṣin, que nous saisissions ce dharmin et ce pratiyogin.” Rāghavendra-tīrtha explique ainsi cette dernière phrase : tathā ca sākṣiṇā dharmipratiyogigrahaṇe satyantaḥkaraṇavṛttirūpajñānābhāvo’nubhavituṃ śakyaḥ/prākṛtendriyāṇām uparame'pi svarūpendriyasyānuparamāt/ “et ainsi, puisque cette saisie du support et de la contre-partie se fait par le sākṣin, il est possible d’avoir l’expérience d’une absence de connaissance, en tant que modification de l’organe interne. Même lorsque les organes matériels sont au repos, l’organe essentiel ne se repose pas” (p. 89).
6 A.V., III 2. 6 [1] (p. 38b) triguṇātmakaṃ mano’styeva yāvan muktiḥ sadātanam/ “le manas est fait des trois guṇa, de façon permanente, jusqu’au salut”.
7 Mā. U.Bh., II.4. (p. 5b-6a) nātmānaṃ naparāṃścaiva na satyaṃ cāpi nānṛtam/prājñaḥ saṃvedayet kiñcij jīvakālatamo vinā/suptyavasthāṃ sukham cāpi vinā nānyat pradarśayet/sarvaṃ tu darśayenmuktau turīyaḥ parameśvara iti/ “il est dit : sous le nom de prājña le Suprême Seigneur ne veut rien dévoiler, ni lui-même, ni les autres, ni le vrai ni le faux, sinon le sujet, le temps, et le tamas ; il ne veut rien montrer d’autre que l’état de sommeil et son bonheur mais, sous le nom de turīya, il lui fera voir tout dans le salut”.
8 C’est de cette manière que Madhva interprète le 2e pāda du 3e adhyāya des Brahma-sūtra, lequel commence par l’évocation des diverses avasthā : ce chapitre est selon lui entièrement destiné à exposer la grandeur de Dieu et tout d’abord à montrer sa puissance sur les avasthā ; il enseigne donc la bhakti, la dévotion à Dieu. Seul de tous les commentateurs, Madhva découvre la notion de bhakti dans les Brahma-sūtra au sūtra III, 2,20 ambuvad agrahaṇād, qu’il comprend “parce qu’on ne le saisit pas sans une connaissance ayant la viscosité de l’eau, qui est la bhakti.” Cf. V.S. Ghate, le Vedānta p. 86. Le mot “viscosité”, sneha, signifie aussi “attachement”. Madhva définira la bhakti comme “un attachement précédé de la connaissance de la grandeur de Dieu”, cf. IIIe part, ch.2.
9 A.V., III, 2. 12 [1] (p. 38b) draṣṭuḥ svapnasya dṛṣṭatvād bhedasyaivākhilair janaiḥ/ “parce que tout le monde constate qu’il y a certainement différence entre le rêve et celui qui le voit”.
10 N.S., III. 2, 8 (p. 5a) na tāvat te bāhyamṛ dādyupādānāḥ/bāhyāvthakriyāsāmarthyarahitatvāt/ “ces objets n’ont pourtant pas pour cause matérielle des substances telles que l’argile etc., qui appartiennent au monde extérieur ; car ils sont dépourvus de la capacité d’action des objets extérieurs”.
11 A.V., III. 2. 11 [1] (p. 38b) vāsanāmātramūlatvājjāgradvat spaṣṭatā na ca/ “et comme il a pour source les seules vāsanā, il n’a pas la clarté de la veille”.
12 N.S., III. 2. 5 (p. 1b) vāsanā iti/bhāvanāparanāmakāḥ saṃskārāḥ/ “il dit ‘vāsanā’ : c’est-à-dire les saṃskāra qui sont aussi nommés bhāvanā”,
13 A.V., III. 2. 104 ss. [1] (p. 42a) cidacinmiśram evaitanniano yāvacca saṃsṛtiḥ/tenāvasthā imās sarvā jīvaḥ paśyati sarvadā/manovikārā viṣayāḥ svāpnā yad bāhyavanna te/sthūlā bhavantyatas teṣāṃ spaṣṭatā na tathā kvacit/kvacit spaṣṭā api syuṣ ṭe vāsanā mānasī ca sā/ “le marias, qui est mélange de spirituel et de non-spirituel, persiste tant que dure la transmigration ; par lui le jīva voit constamment toutes ces avasthā. Les objets des rêves sont des modifications du manas : comme ils ne sont pas faits de matière grossière comme les objets extérieurs, ils n’ont pas non plus la même clarté. Ils peuvent pourtant parfois être clairs, mais c’est au manas qu’appartient la vāsanā” (pour la formule ‘mélange de spirituel et de non-spirituel’, voir le chapitre suivant).
14 V.A., par. 282 atīndriyakāryasyāpi tryaṇuvad upalambhaḥ sambhavati/ “Il est possible de concevoir un effet même de ce qui est au delà de notre puissance de perception, comme le composé de trois atomes”. Le commentaire de Rāghavendra-tīrtha ajoute (p. 225) : nanu rūpādihīnāyā vāsanāyā kathaṃ rūpādimadgajāditvena pariṇāma iti vācyam/vedāntināṃ nīrūpād api vāyo rūpavato’gner utpatteḥ sammatatvāt/ “mais comment peut-on dire que la vāsanā qui est privée de forme etc., se transforme en mode d’éléphant etc., pourvu de forme ? Parce que tous les vedāntin s’accordent à admettre que le vent, quoique sans forme, produit le feu qui en a une”. (Le mot rūpa signifie à la fois forme et couleur)
15 N.S., III, 2. 8 (p. 4a-b) svapne'pi svaśiraśchedādayo'pi pratīyante/na ca tadutpattāvupādānam asti/ananubhūtaivena saṃskārodayāyogāt/.. / saṃsā rasyānāditvāt kvacijjamnani svaśiraśchedāder apyanubhavasambhavena saṃskāropapatteḥ/ “L’on peut même en rêve se croire décapité ; il n’y a pas de base à la production d’un tel rêve, car il ne peut y avoir de résurgence de saṃskāra pour ce qui n’a pas été éprouvé.... (Si) car ce saṃskāra peut exister parce que la transmigration est sans commencement, et puisqu’il est possible qu’en l’une des existences l’on ait eu l’expérience d’être décapité”.
16 N.S., III. 2. 8 (p. 4b) śaśaviṣaṇādipramā’bhāve'pi śabdādinā bhrāntisambhavena saṃskāropapatteḥ/yena tu śaśaviṣāṇādikaṃ bhrāntyāpi na pratipannaṃ tasya kathaṃ na hi sarvo'pi bhramayatīti niyamo’sti/nāpi svapne na tat paśyatīti niyantuṃ śakyate/ “parce que, même s’il n’y a pas de connaissance des cornes de lièvre etc., il se peut qu’il existe un saṃskāra, du fait du langage etc., donnant la possibilité de leur apparition illusoire ; de plus, même si l’on n’a pas été sujet à l’illusion des cornes de lièvres, comment donner pour règle que personne ne l’est, et l’on ne peut non plus poser en règle qu’on ne les verra pas en rêve”.
17 N.S., III. 2. 8 (p. 3b) smaraṇatvaṃ khalvasya taccihnasya tadityidlekhasya sadbhāvād vā kalpyate/asannihitagocaratvād vā saṃskāraprabhavatvād vā/ “Lorsque l'on suppose que le rêve est de la nature de la mémoire, dit-on ceci parce qu’il possèderait effectivement, imprimée sur lui, une marque signifiant ‘c’est tel (souvenir)’, ou bien parce que son domaine n’est pas en proximité, ou bien parce qu’il a pour cause les saṃskāra ?”
nādyaḥ/idamityullekhena tadabhāvāt/ata eva smṛtiviparyāso'yam iti cenna/smṛtitvasyaivāsiddheḥ/ “Ce n’est pas la première raison : car cette marque n’existe pas, puisqu’il a celle qui le désigne comme ceci (dans le présent). Disons alors qu’il est une altération de la mémoire. Non, puisque c’est justement son caractère de mémoire qui n’est pas démontré”.
na dvitīyaḥ/viṣayasannidhyāsyopapāditatvāt/ “Ce n’est pas la seconde raison. Car on a enseigné la proximité de son objet”.
na tṛtīyaḥ/padārthajamnani saṃskārasyopakṣīṇatvenāsiddheḥ/ “Ce n’est pas la troisième, parce qu’on ne peut la montrer du fait que le saṃskāra s’épuise en donnant naissance aux objets (du rêve)”.
18 N.S., III. 2.8 (p. 3b) tasmād manorathe dhyāne vā saṃskārayonīn arthān manasānubhavatyevaṃ svapne’pīti kim anupapannam/iyāṃs tu viśeṣaḥ/manorathādau prayatnapūrvikā padārihasṛṣṭiḥ/svapne punar īśvarādhinaiveti/ “En ce cas, pourquoi ne pas dire que dans le rêve, de même que dans l’imagination ou la méditation, on a l’expérience grâce au manas d’objets nés de la matrice des saṃskāra. Voici quelle est la différence : dans l’imagination etc., la création des objets est précédée d’un effort, mais dans le rêve nous disons qu’elle dépend du Seigneur”.
19 A.V., II. 2. 200 ss. [8] (p. 45b) pūrvasaṃskārayogī syād uttaro niyamena ca/sambaddhā eva saṃskāram anyatrādadhate’khilāḥ/asambaddhaḥ kathaṃ pūrva uttare vāsanākaraḥ/ekakālatayā yogaṃ vinā saṃskārataḥ katham/ “Le saṃskāra suivant est nécessairement relié au saṃskāra précédent ; c’est parce qu’elles sont en continuité que les (réalités psychiques) se transmettent de l’une à l’autre un saṃskāra ; comment une (réalité) qui ne serait pas en continuité produirait-elle une trace en celle qui lui succède, comment expliquer ceci par le saṃskāra s’il n’y a pas conjonction en un même temps ?” Jayatīrtha sous-entend le mot padārthāḥ pour expliquer la seconde phrase.
20 A.V., III. 2. 8 [1] (p. 38b) saṃskārair bhagavān eva sṛṣṭvā nānāvidhaṃ jagat/svapnakāle darśayati.../ “Le Seigneur lui-même ayant créé avec les saṃskāra ce monde varié, le montre au moment du sommeil...”
A.V., III. 2. 107 [2] (p. 42a) sṛṣṭvaiva vāsanābhiśca prapañcaṃ svāpnam īśvaraḥ/vāsanāmātratāṃ tasya nītvāntardhāpayatyajaḥ/ “Le Seigneur ayant lui-même créé avec des vāsanā cet univers du rêve, régit sa nature d’être fait des seules vāsanā, tout en nous la cachant, lui le Non-né”.
21 L’expérience du rêve nous fait concevoir à la fois la puissance du Seigneur et son omniscience : c’est une voie vers la bhakti, reconnaissance de notre dépendance foncière. Cf. IIIe part. ch. 2.
22 N.S., III. 2. 8 (p. 3b) na kevalam evam arthānāṃ satyatvasambhavena bhagavadadhīnatvam/api tu tajjñānasyāpītyuktaṃ darśayatīti/.../darśanasādhanaṃ ca mana eveti vakṣyati/darśanaṃ cānubhavo vivakṣitaḥ/tena smaraṇam evaitad iti mataṃ nirastaṃ bhavati/ “Ce n’est pas seulement quant à la possibilité de leur existence que les objets dépendent du Bienheureux, mais aussi quant à la connaissance que nous avons d’eux ; c’est pourquoi il est dit ‘qu’il montre’(le monde du rêve au jīva). Et l’instrument de cette vision c’est le manas, comme il le dira ; et la ‘vision’ est entendue comme une expérience : par là se trouve écartée la position selon laquelle le rêve serait un acte de mémoire”.
23 A.V., I. 4. 89 ss. [6] (p. 16a)... na ca svapno’pi no mṛṣā/vāsanājanitatvena tasyāpyangīkṛtatvataḥ/sa hi karteti vākyācca jāgrattvam iti hi bhramaḥ/ “...et le rêve lui-même n’est pas fausseté pour nous, parce que nous le considérons comme produit des vāsanā, et à cause de la parole ‘C’est Lui qui est l’auteur’. L’erreur (du rêve) c’est de penser être éveillé”.
24 A.V., III. 2. 92 ss. [1] (p. 41b) mānamātṛprameyāṇāṃ taducchitir na hi kvacit/svāpnānām api caiteṣāṃ na bādho dṛśyate kvacit/jāgrattvamātram atraikam anyathā dṛśyate sphuṭam/ato mithyā na ca svapno jāgradvajjāgrad eva ca/ātmavat kvacid ātmā ca syād eva bhramagocaraḥ/etāvatā na mithyāsau svapne jāgarite tathā/ “Ainsi, (tad est pour tasmād dit Jayatīrtha) il n’y a jamais en effet de destruction de ces trois, moyen de connaissance, sujet de connaissance, objet de connaissance : même en tant que rêvés, l’on ne voit jamais d’annulation de ces (trois) termes. L’on voit clairement que l’altération consiste seulement en une chose, le caractère de la veille (prêté au rêve). Ainsi le rêve lui-même n’est pas illusion, pas plus que (le monde) de la veille, et ce monde de la veille ne l’est pas plus que le sujet pensant. Il arrive que le sujet lui-même soit l’objet d’erreur, il n’en est pas pour cela illusoire, ni pendant le rêve ni pendant l’état de veille”.
25 N.S. ibid. (p. 98b) kṣaṇiko’ham ityādi bhramagocaraḥ/upalakṣaṇaṃ caitat/na kṣaṇiko’haṃ sthira eveti bādhagocaraścetyapi draṣṭavyam/ “il est ‘objet d’erreur’ lorsqu’on dit ‘je suis fait d’instants (discontinus)’, ceci est sous-entendu, et il faut comprendre aussi qu’il est objet de l’annulation ‘je ne suis pas fait d’instants, je suis stable’”.
26 N.S., II. 2. 194 (p. 65b) vākyārthajñānam ityanekānusandhānaṃ/nātmanaḥ kṣaṇikatāyām upapadyate/ “Ce qui fait la connaissance du sens d’une phrase c’est la conscience synthétique (anusandhāna) de plusieurs connaissances ; elle ne serait pas possible si le sujet était instantané”.
27 A.V., III. 2. 94 [1] (p. 41b) yadyātmanyanyathā dṛśyaṃ bhrāntam atrāpi tad bhavet/ abādhitānuvṛttes tu svapnāder bhrāntatā kutaḥ/ “si l’altération de la vision portait sur le sujet pensant, elle serait elle aussi connue comme erreur ici (au moment du réveil) ; mais comme la continuité n’est pas annulée, comment parler du caractère illusoire du rêve etc., ?”
28 P.P., I. 13 svapne’pi gajādidarśanaṃ ced yathārtham eva/mānasavāsanā-janyatvād gajādīnāṃ/teṣu yad bāhyatvajñānaṃ sa viparyaya eva/ “même en rêve la vision d’éléphants etc., est (une connaissance) yathārtha. Parce que ces éléphants et autres, naissent des vāsanā du manas. La seule erreur, en eux, est dans la pensée qu’ils sont extérieurs”.
29 Comm. de Rāghavendra-tīrtha à V.A., par. 282 (p. 225) antar hṛdayadeśe/tajjanyānāṃ gajaparvatādīnām atisūkṣmatvāt/ “à l’intérieur de l’espace du cœur : car les objets qui y naissent, éléphants, montagnes etc., sont extrêmement subtils”.
30 V.T.V., par. 345-6 svapne’pi vāsanārūpaṃ satyam eva jaganmanasí sthitaṃ bahiṣṭhatvena dṛśyate/dehātmanor api ekadeśasthaivādisādṛśyam astyeva/ “dans le rêve un monde qui est réel, existant dans le manas en forme de vāsanā est vu comme extérieur. Entre le corps et l’esprit aussi il y a une ressemblance, du fait de se trouver dans un même lieu etc.,”. Il nous semble que ces deux phrases sont en continuité, bien que Jayatīrtha les divise, comprenant qu’il s’agit de deux exemples différents d’erreurs : la deuxième étant celle par laquelle nous nous identifions faussement avec notre corps. Mais Madhva rejette formellement la possibilité d’une telle erreur, quelques lignes plus loin, par. 349 : na cātmanyanātmabhramaḥ kvāpi dṛṣṭaḥ/ “et l’on ne voit jamais l’erreur qui imposerait le non-spirituel sur le spirituel” et ceci est un des arguments qu’il oppose aux advaitin, qui pensent que la confusion du sujet spirituel avec ses instruments de connaissance, organe interne et corps physique, est la source de toute illusion. La même idée est affirmée dans l’A.V. (cf. ch. suivant). Par ailleurs le passage en question fait suite à un autre exemple d’illusion, celui de l’huître-argent, à propos de laquelle il est affirmé qu’il y a toujours un élément de “ressemblance” : il semble normal qu’ici cette extériorité erronée soit expliquée de façon analogue.
31 Cf. plus haut, note 1, p. 109
32 N.S., III. 2. 88 (p. 95a) na ta saṃskārasya svatantrasya jñānahetutvam/smṛter mānasapratyakṣajatvāṅgīkārāt/ “et il n’est pas au pouvoir du saṃskāra de causer par lui seul la connaissance, parce que nous considérons la mémoire comme naissant d’une perception du manas”.
33 N.S., II. 1. 58 (p. 145b) saṃskārasya kāraṇatve’pi nāsau sattāmātreṇa smṛtiṃ janayati kiṃ nāmodbuddha eva/ “bien que le saṃskāra soit cause, ce n’est pas lui qui fait naître le souvenir par sa seule existence, mais il faut qu’il ait été réveillé”.
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Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
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