Erreur et non-être
p. 80-101
Texte intégral
1La première vérité qui ait été acquise est une vérité d’existence affirmant la réalité du sujet connaissant. Le caractère privilégié de cette connaissance, qui atteint la source même du vrai, n’en fait pas pour autant une expérience exceptionnelle : elle sous-tend et fonde tous nos actes de connaissance valide dont elle éclaire la structure profonde. Ceux-ci sont nécessairement orientés vers un objet différent du sujet et donné comme existant : il n’y a pas de connaissance sans sujet connaissant et sans objet connu, et il n’y a pas davantage de jugement de vérité sans affirmation1 d’une réalité.
2Ainsi tout ce que nous connaissons comme existant devrait pouvoir être dit vraiment existant, pourvu que rien ne fasse obstacle à l’activité du “témoin”. Le sākṣin en ce cas saisit l’objet tel qu’il se présente à son regard infaillible, c’est-à-dire tel qu’il est, yathārtha. Il le saisit donc avec les modes qui lui appartiennent effectivement et en premier lieu avec celui d’existence.
3La question qui se posera ici aussitôt sera celle du jugement négatif, qui semble interdire de lier nécessairement vérité et réalité. Madhva n’est nullement embarrassé par une telle objection. Certes, poser comme réelle la négation absolue est impossible parce que ce serait une contradiction dans les termes, et la poser comme vraie serait contredire à la condition même de la connaissance. Le sujet ne peut atteindre le vide en soi, le néant total n’est pas pensable, et il ne peut être l’objet d’aucun jugement puisque son indétermination interdit toute prédication même négative. Mais si le non-être total n’est pas objet du “témoin”, le non-être relatif ne fait quant à lui aucune difficulté, car il s’inscrit sur un fond d’existence dont le jugement négatif exprime les modalités au même titre que le jugement positif : qu’il s’agisse du non-être de destruction, pradhvaṃsa-abhāva, “il n’y a plus de cruche,” du non-être antécédent, prāg-abhāva, “le potier n’a pas fait la cruche”, ou du non-être réciproque, anyonyābhāva, “la cruche n’est pas l’étoffe”, la négation ne se comprend que par rapport à un ensemble d’affirmations, et elle peut elle-même être convertie en jugement positif. L’absence de la cruche sur le sol peut s’exprimer en termes affirmatifs : “on a changé la cruche de place.” La négation réciproque est, elle aussi, une forme d’affirmation, et, pourrait-on dire, elle est même l’affirmation la plus essentielle, celle de la différence2 : dire “la cruche n’est pas l’étoffe” revient exactement à affirmer que la cruche et l’étoffe sont des existants absolument séparés. Ainsi le jugement négatif appréhende et exprime des relations entre des réalités, et ces relations ont nécessairement un contenu affirmatif même si elles utilisent des termes d’exclusion ou d’absence. En droit secondaire par rapport au jugement positif qu’elle suppose toujours3, la négation ne peut fonctionner que dans les limites précises que lui fournissent le support, dharmin, et la contre-partie, pratịyogin, de l’objet déclaré absent. Si le jugement négatif implique des affirmations, il n’en faut cependant pas conclure qu’il soit nécessairement le fruit d’un raisonnement, seul capable de découvrir l’absence au terme d’éliminations successives. Il arrive certes que nous connaissions telle absence par raisonnement, à partir de ce que nous voyons ou entendons dire, mais nous pouvons aussi fort bien “voir” l’absence, la connaître par intuition immédiate4. Nous savons que la cruche n’est pas là, nous savons que nous ne sommes pas heureux, avec la même certitude qui accompagne nos expériences positives. Expérience immédiate, l’expérience de l’absence peut donc être elle aussi absolument vraie, conforme à son objet, le faisant connaître “tel qu’il est”, c’est-à-dire absent.
4Mais l’illusion, bhrānti, vient bouleverser ces constatations car elle porte justement sur les modes d’existence et de non-existence, qu’elle inverse tout en leur conservant leur immédiateté apparente. L’exemple classique est celui de l’illusion “huître-argent” qui nous fait prendre un fragment d’écaille d’huître pour un morceau d’argent ; nous voyons un argent irréel et nous ne voyons pas l’huître qui est devant nous. Si le non-être peut paraître existant et l’être ne pas être perçu comme existant, et si cette illusion s’accompagne de la même impression de certitude immédiate que toute autre expérience, c’est l’ensemble de nos certitudes qui se trouve mis en question. Comment pourrons-nous jamais être certains de connaître un objet tel qu’il est, puisque des modes aussi fondamentaux que ceux d’être et de non-être peuvent ainsi se trouver intervertis ? À la limite, on pourrait concevoir que tout ce qui nous apparaît soit illusoire et que le monde entier ne soit qu’apparence fausse.
5Le premier soin de Madhva est d’empêcher cette généralisation dévastatrice de toute certitude. Il n’est pas question certes de nier l’erreur. Elle est part intégrante de notre expérience, et cette expérience est confirmée par la Révélation, dont les enseignements montrent le jīva sujet à l’erreur tant qu’il est asservi au cycle des renaissances. Mais, si l’illusion est un fait, il est important de prendre ce fait pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour exceptionnel. Ceci limite d’emblée toutes prétentions à la généralisation. Or il est certain que l’expérience universelle définit le fait de l’illusion comme un accident, dû à un dérèglement de notre perception que des causes adventices ont faussée. Ces causes ont été repérées : défauts des organes dus à quelque maladie, défaut d’éclairage, trop grand éloignement ou trop grande proximité de l’objet, etc.,. L’illusion est un phénomène exceptionnel pour l’individu qui en est occasionnellement victime, et un tel individu est lui-même exceptionnel en cet instant où il est seul à en être victime. L’illusion huître-argent est le contraire d’un fait que l’on puisse généraliser ; il est le contraire d’un “exemple” sur lequel puisse être fondée une relation universelle, vyāpti. Car on ne peut procéder à un raisonnement valable qu’à partir d’un fait réel et reconnu par tous. Que peut-on bien tirer d’une apparence illusoire sinon un raisonnement faux ? Une fois l’illusion dissipée, nous ne pouvons que reconnaître la fausseté de la conclusion inférée, et nous n’avons pas le droit d’en faire la base d’autres raisonnements.
6Mais il reste que, tant que nous sommes abusés, nous n’avons aucun critère intrinsèque nous permettant de reconnaître notre erreur. Même si l’illusion est exceptionnelle, elle ne porte aucune marque la caractérisant comme telle. Il est donc important de déterminer le domaine qui reste absolument hors de ses prises. Une perception sensible fausse peut jeter le doute sur les autres perceptions sensibles, mais doit-elle pour cela atteindre tout ordre de connaissance, et la notion même de vérité ?
7Il est en effet des connaissances qui sont données comme vraies sans que la moindre possibilité d’erreur se glisse en elles : la connaissance du sujet par lui-même, dans sa luminosité de soi à soi, est le roc de la certitude, nous l’avons vu. Mais les réalités psychiques, modifications de l’organe interne, du manas, sont tout aussi évidentes au regard du témoin.5 Personne n’a l’idée de douter un instant de ce qu’il éprouve6 : les sentiments de joie ou de souffrance, de crainte ou de pitié sont connus tels qu’ils sont et ne sont jamais invalidés par une expérience ultérieure. Ils se succèdent mais ne s’annulent pas7. Que leur cause soit vraie ou fausse ne change rien à leur vérité intrinsèque : une mère à qui l’on apprend par erreur la mort de son enfant souffre tout aussi réellement que si la nouvelle était vraie, et la joie qu’elle connaîtra ensuite ne supprimera pas la réalité de la souffrance éprouvée. Il en est de même des représentations. Même si l’impression est faussée par des causes adventices, elle est, en tant que telle, un fait de conscience, un donné réel ; même si je suis victime d’une illusion, cette erreur a occupé mon esprit pendant un certain laps de temps, elle a produit des sentiments, provoqué des réactions8, et je me suis peut-être vraiment baissé pour ramasser ce que j’ai pris pour un morceau d’argent.
8Ainsi ce n’est pas au niveau de la relation sākṣin-manas que peut se glisser l’erreur. Pour que l’illusion se produise il faut l’intervention des organes des sens, c’est à la jonction de leurs données et des réactions du manas9 que le dérèglement peut s’introduire. Mais ce dérèglement lui-même n’est pas total ; nous ne confondons pas n’importe quoi avec n’importe quoi. La confusion repose sur une ressemblance objective dont nous pouvons juger lorsque nous cessons d’être abusés. De plus ce dérèglement se produit à l’intérieur d’une certaine structure pensante : le sujet connaît de toute manière son objet comme différent de lui, et s’il le pose comme réel, c’est qu’il suit les exigences de son fonctionnement normal. L’immédiateté, même, garante de vérité, n’est pas entièrement détruite : l’erreur ne se produirait pas, en effet, sans un objet existant hors de nous, qui soit en contact réel avec nos sens, et qui serve de support à l’illusion. Tout n’est pas erreur dans l’erreur même10, et tout n’est pas opacité dans la connaissance que nous en avons.
9Peut-on aller plus loin et donner de l’illusion une définition claire ? C’est bien l’intention de Madhva qui se trouve ici immédiatement aux prises avec la position advaita. Celle-ci insiste sur le mystère de l’erreur. Elle y découvre un indice de l’existence de l’irrationnel faisant irruption dans notre monde mental, et à travers l’illusion fugitive, elle aperçoit la racine de toute erreur, l’ignorance essentielle, avidyā, ou l’illusion cosmique, māyā, qui nous asservit à la pseudo-réalité du monde. Une telle illusion est essentiellement incompréhensible, et pour que nous soyons libres de ses prestiges, elle doit être connue comme telle, démasquée finalement comme la source de toutes les antimonies auxquelles notre pensée “mondaine” est acculée : “l’irrationalité de l’ignorance, disent les advaitin, nous est une parure et non une injure”. Madhva fait, à plusieurs reprises, allusion à cette parole, qui provient de l’Iṣṭa-siddhi11, le premier livre qu’il ait étudié, nous dit son biographe, sous la conduite du maître advaitin auquel il s’opposa et qu’il convertit par la suite. L’indignation qu’il manifeste porte témoignage du scandale intellectuel qu’il dût éprouver devant ce paradoxe. Il va jusqu’à vouer à l’enfer éternel les auteurs d’un tel blasphème contre la vérité : “qu’il se pare donc éternellement de ses ornements d’irrationalité, s’écrie-t-il, celui dont les deux vêtements doivent être les ténèbres aveugles et la douleur éternelle.”12
10La théorie de l’illusion soutenue par les advaitin est appelée amirvacanīyakhyāti, "connaissance de l’indéfinissable.” L’illusion ne peut, en effet, remarquent-ils, se définir en termes d’être, sat, non plus que de non-être, asat ; l’argent est présent et ne peut être dit existant ; il n’est cependant pas pur non-être puisqu’il nous apparaît, et on ne peut davantage le considérer comme un mélange d’être et de non-être puisque ces deux notions sont contradictoires. Il faut donc le dire différent du sat, différent de l’asat et tout autant du sadasat de “l’être-non-être”. La seule définition que l’on puisse donner est négative : l’illusion est sadasadvilakṣaṇa, “non-caractérisée comme être ni comme non-être”.
11Une telle définition veut rendre compte du caractère surprenant de l’illusion, de son apparition et de sa disparition également mystérieuses. Une sorte d’hallucination projette devant nous l’apparence d’un objet qui s’évanouit ensuite sans laisser de trace. L’existence temporaire qu’il a assumée semble donc tout empruntée à celle de son support. Il semble que l’être du support, quoique méconnu, ait transparu à travers l’image qui lui a été comme superposée, lui donnant pour un instant quelque consistance. Aucune causalité objective n’unit cependant l’huître à l’argent, seule une ressemblance subjective a favorisé leur association apparente, et cette surimposition disparaîtra comme elle s’est manifestée, sans avoir affecté la nature du support sur lequel elle s’est produite, mais qui ne l’a aucunement produite. Expérience mystérieuse, l’illusion est une expérience précieuse, car elle nous permet de comprendre que l’univers, avec ses formes multiples, puisse être lui aussi “surimposé” à l’Etre, sans que celui-ci en soit aucunement modifié ; elle permet aussi de deviner que l’illusion universelle pourra se dissiper au moment de l’illumination, sans laisser le moindre résidu, dans la certitude qu’il n’existe et n’a jamais existé qu’un seul être. La même formule rend compte de la nature ambiguë du phénomène-argent et du phénomène-monde : “s’il existait, il ne pourrait être annulé, s’il n’existait pas, il ne serait pas connu.”13
12Les mādhva contestent un tel raisonnement au nom de l’expérience : aucune expérience ne nous donne jamais la notion à laquelle on prétend ainsi aboutir, celle d’une réalité intermédiaire entre être et non-être14. Tant que l’illusion dure, l’argent paraît réel, et c’est bien ce que nous pensons quand nous faisons le geste de le ramasser15. Lorsque nous sommes désabusés, nous ne parlons pas davantage de demi-réalité, nous disons tout bonnement qu’il n’y avait pas là d’argent.
13Aucun des deux membres du raisonnement advaitin ne soutient l’analyse, Dire en effet que “si l’argent existait, il ne serait pas annulé”, n’a aucun sens quelle que soit la manière dont on en interprète les termes. Qu’est-ce en effet que cette annulation et qu’atteint-elle ? L’huître n’a pas cessé d’exister et l’argent n’a jamais existé : l'annulation ne peut avoir aucun effet, ni sur l'une ni sur l’autre16. Dira-t-on qu’elle supprime une relation fausse ? mais cette relation n’a pas à être annulée, n’ayant jamais été connue, puisque par hypothèse nous ne voyons pas dans l’illusion deux réalités mais une seule. Si l’on dit que l’annulation porte, non sur des réalités extérieures à nous, mais sur la connaissance que nous en avons, la difficulté n’est pas moindre, car l’illusion en tant que fait psychique est vraie, et même si je ne suis abusé qu’un instant, il reste éternellement vrai que j’ai été abusé. La notion d’annulation, bādhyatva, dont usent avec tant de faveur les advaitin, n’a aucun sens véritable hormis celui de négation, niṣedhyatva, et la négation n’est elle-même rien d’autre que le contraire de l'affirmation17. Elle est aussi absolue que celle-ci et ne peut porter que sur l’inexistence totale : si l’argent est “annulé”, cela ne signifie pas qu’il ait eu pendant quelque temps une pseudo-existence, mais uniquement qu’il n’a jamais, ni en aucune manière, existé.
14L’autre membre de la proposition n’est pas davantage acceptable, quoique à première vue il soit difficile de voir pourquoi les mādhava y sont hostiles. “Ce qui n’est pas n’est pas connu”, disent les advaitin, et les mādhva affirment également que le non-être n’est pas pensable. Mais, en disant ceci, ces derniers parlent exclusivement du non-être total, du vide indéterminé. Celui-ci en effet n’existe ni n’apparaît, mais il n’en est pas de même du non-être déterminé, de la négation de telle ou telle réalité : l’argent, par exemple, qui est faussement affirmé dans l’illusion, est un non-être dont nous pouvons avoir connaissance. Nous le connaissons comme existant pendant que dure l’illusion, et nous le connaissons tel qu’il est, c’est-à-dire comme non-existant, lorsque nous sommes détrompés. Nous connaissons donc l'asat, et les advaitin qui le nient, le connaissent eux aussi, car ils ne pourraient raisonner à son sujet s’ils n’en avaient pas la moindre notion18 : comment pourraient-ils poser leur affirmation selon laquelle nous n’avons pas connaissance de l'asat, s’ils ne savaient de quoi ils parlent, et s’ils disent savoir de quoi ils parlent, ils détruisent pas là même leur affirmation.
15Ainsi, ce que l’expérience ne nous présente en aucun cas, la saisie d’une entité qui ne soit ni être ni non-être, ne peut être conclu d’un raisonnement hypothétique qui chercherait à enfermer la pensée dans une alternative dont aucun des termes ne peut être fondé en expérience. L’hypothèse, arthāpatti, grâce à laquelle les advaitin posent la notion de sad-asad-vilakṣaṇa, “non-déterminable comme être ni comme non-être”, ne peut en aucun cas prétendre à être un moyen de preuve par elle-même : elle n’est, disent les mādhva, qu’une forme de l’inférence, anumāna, et comme l’inférence, elle n’a valeur que si elle prend appui sur des faits réels. Encore moins, peut-elle prétendre à nier l’expérience, pour prouver ultimement que toute perception est fausse et que le monde entier est illusoire. Plus profondément, l’expérience que l’on cherche ici à récuser n’est pas seulement la perception sensible, c’est la perception du sujet-témoin, l’expérience même de vérité. Car s’il est une évidence première de la pensée, c’est bien l’opposition absolue des contradictoires, de l’être et du non-être, comme du vrai et du faux19. Cette nécessité intérieure de la pensée, présente en tous les jugements du sākṣin, ne saurait être absente des moyens de connaissance dont celui-ci fait usage, et le raisonnement, hypothétique ou non, n’échappe pas à une telle condition. Il serait suprêmement paradoxal que le raisonnement, instrument de cohérence, fût utilisé à forger des notions porteuses de contradictions internes20.
16En face de la position advaita, les mādhva définissent leur doctrine de l’erreur comme anyathā-khyāti-vāda “doctrine du connaître autrement”, c’est-à-dire, comme l’explique Madhva, connaître ce qui est comme n’étant pas et ce qui n’est pas comme étant21. L’erreur ne porte pas seulement sur un mode faussement surajouté à un être donné, mais sur l’être même qui nous est présenté. Voyant l’éclat argenté nous affirmons l’existence de la substance-argent, car nous ne pouvons voir ou penser un viśeṣa, un caractère spécifique, isolé du support auquel il appartient par identité, selon la relation de sa-viśeṣa-abheda “non-différence pourvue de spécification” qui caractérise tout existant. Nous posons donc dans l’être une totalité concrète qui n’existe absolument pas, en cet instant, devant nos yeux, et nous nions implicitement la réalité qui nous est donnée. C’est donc le non-être qui est affirmé dans l’erreur, un non-être absolu, ātyantika-asat, qui n’existe en aucun des trois temps : au moment où nous sommes désabusés, nous affirmons que cet argent n’a jamais existé. Le fait d’affirmer autrement, anaythā-khyāti, c’est le fait d’affirmer ce qui n’est pas, d’affirmer l'asat : anyathātvam asat, dit Madhva.22
17En affirmant que l’objet de l’illusion est un ātyantika-asat, une “non-existence dans les trois temps”, la doctrine des mādhva s’oppose à celle des naiyāyika qui eux aussi appellent leur position anyāthākhyātivāda. Ces derniers tiennent en effet que l’argent qui apparaît dans l’erreur est réel mais qu’il est seulement connu “autrement”, c’est-à-dire là où il n’est pas : il est “ailleurs”, dans la boutique par exemple, alors que nous le voyons devant nous. Comment cela ce peut-il faire ? leur demande-t-on. Par un contact supra-sensible, alaukikasanni-karṣa, répondent-ils. Les mādhva rejettent comme inutile une hypothèse aussi hardie23 : nous n’avons jamais conscience d’un tel processus mental et quand l’illusion se dissipe nous ne disons pas “cet argent, que j’ai cru voir ici, est en réalité dans la boutique”, mais “il n’y a pas d’argent et il n’y a en jamais eu.” Pour différencier leur doctrine de celle des naiyāyika, les mādhva l’appellent parfois abhinavānyathākhyātivāda “nouvelle doctrine de l’anyathākhyāti,”
18Les mādhva s’opposent tout autant aux prābhākara qui pensent, eux aussi, que l’argent saisi dans l’illusion existe : mais il n’existe pas en une autre place, il existe comme souvenir. L’erreur est, selon eux, une connaissance confuse dont tous les éléments sont réels. Cette confusion produit une expérience faussement simple dont les composantes hétérogènes ne sont pas dissociées. L’erreur est ainsi définie comme la “non-saisie” d’une différence, bheda-agmha. Dans le cas de l’“huître-argent”, l’illusion provient du défaut de discernement entre deux réalités dont l’une est de l’ordre de l’expérience, l’autre de celui de la mémoire : ni l’une ni l’autre ne sont fausses, mais leurs données sont confondues. La doctrine porte le nom de viveka-akhyāti “le fait de ne pas connaître une distinction.” Les mādhva cependant, qui s’opposeront aux prābhākara à propos de leur théorie de la “reconnaissance” refusant que la reconnaissance vraie, pratyabhijñā, soit pour une part acte de mémoire et pour une autre, perception,24 ne peuvent davantage accepter leur explication de la reconnaissance erronée. Ils le font sur la même base, celle de l’expérience qui ne nous donne rien de tel. Nous ne saisissons en l’un et l’autre cas qu’un acte simple, une perception tournée vers le présent et qui ne dissimule aucun acte de mémoire. Comment d’ailleurs un acte de mémoire pourrait-il passer inaperçu du sujet lui-même qui le pose25 ? S’il ne nous est connu ni au moment où il se produit, pendant l’illusion, ni ensuite, quelle raison avons-nous de le supposer ? Certes la vision de l’argent ne s’explique pas sans le fait que nous ayons déjà vu de l’argent, mais il suffit que la perception éveille des images, sans que celles-ci soient connues comme souvenirs, ni localisées dans un contexte passé26.
19Si l’argent qui apparaît dans l’illusion n’existe ni en un autre lieu, ni dans la mémoire, ne faudra-t-il pas se résigner à le déclarer, avec les mādhva, totalement inexistant ? Une autre possibilité se présente cependant : c’est celle que proposent les boudhistes vijñānavādin qui, eux aussi, refusent l’apparition d’un argent irréel. Celui-ci n’est, selon eux, ni une réalité extérieure, ni un souvenir, mais un mode de la connaissance, jñānākāra, représentation mentale que nous projetons hors de nous. Leur doctrine de l’erreur porte le nom d’ātmakhyāti “connaissance de ce qui est subjectif.” Mais comme les vijñānavādin pensent par ailleurs que le monde dit réel est lui aussi une projection des modes de la connaissance, la différence entre vrai et faux leur devient difficile à définir. Si cependant ils veulent le faire, ils ne peuvent, comme le remarque Jayatīrtha, se passer de la notion d’asat : déclarer en effet que ce qui est en moi existe hors de moi, c’est attribuer à une représentation un caractère d’extériorité qu’elle “ne possède pas”, c’est donc affirmer l'asat27 ; ce serait de surcroît affirmer implicitement que les représentations vraies, à l’opposé des illusions, nous présentent de façon légitime leur objet comme externe, et reconnaître du coup l’existence objective du monde.
20Ainsi il n’y a pas d’erreur sans l’affirmation de l' asat, mais il n’y a pas non plus d’affirmation de l'asat sans affirmation du sat. C’est ce dernier point qui différencie absolument la doctrine des mādhva de celle des bouddhistes śūnyavādin, les seuls à poser que l’illusion nous fait connaître le non-être, asatkhyātivāda. Le phénomène de l’illusion n’est pour les śūnyavādin qu’un cas particulier de manifestation du non-être, car l’essence de toute réalité est le vide, śūnyatā. Le monde entier n’a ainsi pas plus de consistance que l’illusion d’argent, qui apparaît alors qu’elle n’est rien. A cette position les mādhva répondent que le non-être indéterminé, le vide absolu, ne peut se manifester en formes multiples, n’étant rien et ne pouvant rien, et que l’illusion d’argent qui est en effet asat, ne se produit pas davantage à partir du vide. Il lui est indispensable d’avoir un support sur lequel elle se présente : l'affirmation “ceci est de l’argent” porte toujours sur une réalité28, celle qu’indique le mot “ceci”. Pour que l’illusion se produise il faut que cette réalité existe et soit connue autrement qu’elle m’est, et c’est grâce à sa présence méconnue que l’argent irréel apparaît lui aussi autre qu’il n’est, c’est-à-dire comme réel. L'asatkhyāti ne peut se soutenir que comme anyathākhyāti, car il n’y aurait pas d’illusion s’il n’y avait cette “altération” qui inverse être et non-être, tout en supposant aussi bien l’un que l’autre. Le non-être n’est donc connu que sur fond d’être, et il est impossible d’imaginer un monde irréel apparaissant sur un vide total.
21En insistant sur la nécessité d’un support, ālambana, de l’illusion, les mādhva se séparent des śūnyavādin, mais semblent subrepticement revenir à la position des advaitin : car ceux-ci insistent tout autant sur le fait que l’illusion se produit non sur le Vide mais sur l’Être. C’est la réalité du Brahman qui, selon les advaitin, prête au monde sa réalité apparente, de même que c’est au morceau d’écaille que l’argent emprunte son existence fugitive. Quelle est la différence entre cette position et la nôtre, se demande Jayatīrtha29 ? Pour les advaitin, répond-il, l’erreur ne porte que sur la forme surimposée ; pour nous, le support comme la forme adventice sont également atteints par le jugement faux : quand je déclare en effet que cet éclat est celui de l’argent, je nie du même coup qu’il appartienne à tout autre objet, je nie donc la réalité de l’huître. Mais comment pourrais-je nier la réalité du support, insistera l’advaitin, puisque tout ce que j’en connais c’est sa réalité et puisque c’est justement et uniquement cette réalité que j’affirme ? Ceci implique que nous pouvons connaître une réalité indéterminée, un être dont nous ne savons rien sinon qu’il existe et que, de même, à travers les apparences du monde nous connaissons l’être du Brahman comme pur support d’existence. Les mādhva rejettent absolument la possibilité de connaissances indéterminées, nirvikalpaka30 : dans le cas de l’illusion, le support sur lequel celle-ci apparaît n’est nullement un être dont nous ne puissions connaître que l’existence. C’est au contraire un objet caractérisé par, au moins, deux traits : celui de se trouver devant moi, hic et nunc, et celui d’avoir un certain éclat. Le morceau d’écaille, même mal vu, est vu, et semblable à tout objet réel, il se présente comme un tout concret, pourvu de qualifications précises. L’erreur porte forcément sur la totalité de cette réalité infrangible, et substituant un objet à un autre, elle nie nécessairement l’un du seul fait qu’elle affirme l’autre.
22Il est remarquable de voir les mādhva insister sur cette irréductible présence de l’asat dans le jugement erroné, alors qu’ils admettent que la matière de l’illusion est composée de réalités. Réalité du support qui lui est absolument nécessaire, réalité aussi de cette vṛtti d’argent qui est un mode mental et existe de ce fait en tant que tel. Ceci montre que la fausse composition de réalités, qui permet l’erreur, n’est cependant pas l’erreur : tant que nous suspendons notre jugement, comme nous le faisons dans le doute, saṃśaya, hésitant entre deux interprétations, nous demandant si ceci est de l’argent : ou un morceau d’écaille, nous essayons des compositions diverses mais nous ne nous trompons pas. L’erreur commence au niveau du jugement faux, c’est à dire au moment où nous prenons position et affirmons réel ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi on ne peut se suffire d’explications psychologiques de l’erreur, qui en fassent la résultante d’un certain nombre de mécanismes mentaux. C’est pourquoi aussi, aucune description de ce genre ne rend, en fait, compte de l’illusion, sans pouvoir éviter de faire intervenir la notion d’asat. Si l’on parle par exemple de confusion entre mémoire et expérience, il faut sous-entendre que cette confusion “n’est pas connue” pour telle, et, comme les mādhva le reprochent aux prābhākara, supposer que la mémoire puisse fonctionner sans s'en apercevoir. Si l’on explique l’illusion par les vṛiti mentales objectivées et jugées extérieures à nous, il faut ajouter qu’il y a erreur lorsque ces modes psychiques ne sont pas connus pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour internes, et lorsqu’on leur a adjoint, sans le savoir, un caractère d’extériorité “qu’ils ne possèdent pas”.
23Il n’y a pas d’erreur sans asat, parce que l’erreur est jugement et, comme telle, s’inscrit nécessairement dans le cadre de tout jugement, dans l’alternative de l’affirmation ou de la négation. Nous ne pouvons affirmer une réalité sans nier sa contre-partie, au moins implicitement, et il n’y a pas de moyen terme entre poser l’être et nier le non-être : l’être est de la nature de l’affirmation, vidhi, et le non-être est de celle de la négation, niṣedha, déclare Madhva31. Tous nos jugements impliquent l’une et l’autre, et le jugement faux n’y fait pas exception, car cette opposition est la condition même du vrai, et sans vérité il n’y aurait pas d’erreur. Admettre une demi-vérité, comme admettre une demi-réalité, revient à détruire à la fois la notion de vérité, et celle d’erreur.
24La négation est donc l’exact envers de l’affirmation, et la négation d’une négation ne nous donne rien d’autre que notre première affirmation. Toute existence doit pouvoir être conçue comme contre-partie d’une non-existence et réciproquement. Ainsi un objet réel peut fort bien être défini comme la négation de sa propre non-existence, antérieure à sa production ou postérieure à sa destruction. Dire qu’un objet est éternel c’est dire également qu’il n’est jamais nié. L’illusion est connue comme éternellement niée, n’ayant d’existence en aucun des trois temps32. Il en résulte qu’il n’y a pas de degré d’être entre une réalité éternelle et une réalité temporaire, comme il n’y a pas de degré de non-être entre une apparence illusoire et ce qui n’existe pas. Le jugement ne connaît qu’une opposition absolue et l’applique en tous les cas avec la même nécessité. Le sākṣin oppose l’être et le non-être par la loi de sa nature, par sa qualité de témoin du vrai.
25C’est donc au sākṣin lui-même qu’il faut référer la connaissance de l'asat. Sans doute celle-ci peut-elle nous apparaître de façon immédiate dans la perception sensible, lorsque nous “voyons” immédiatement l’absence de cruche sur le sol. Mais une analyse plus poussée nous montre qu’il y a des absences dont seul le sākṣin est témoin : nous savons, par exemple, par perception immédiate que nous ne souffrons pas ou que nous n’éprouvons pas de plaisir33. Puisque les données psychiques sont connues par le sākṣin, et par lui seul, leur absence est également objet de sa seule perception34. En remontant plus haut encore, il faut dire que le sākṣin saisit immédiatement en lui-même l’évidence ou l’absence d’évidence de ce qu’il connaît ; lui seul également peut appréhender “l’absence de faute” ou “l'absence d’erreur” au terme de ses investigations35. La connaissance du non-être se trouve ainsi comme enracinée dans le fonctionnement même de la pensée vraie. Puisque le sujet-témoin est ultimement le seul organe de connaissance, il nous est donc possible de parcourir le chemin inverse de ce processus de réduction, et de dire que la connaissance de l’absence, telle qu’elle nous est donnée par les sens, requiert la notion d’absence qui est saisie par le sākṣin, de façon immédiate. Et c’est bien pourquoi nous pouvons avoir l’expérience “immédiate” de l’absence dans la perception sensible : son immédiateté et son caractère d’évidence sont la marque même du sākṣin. Le témoin sait d’avance ce qu’est l'asat, le non-être, et en applique la catégorie à telle absence précise.
26Mais en disant ceci l’on semble revenir subrepticement à la conception d’un non-être indéterminé, dont les mādhva nient que nous ayons la connaissance. Cette nouvelle difficulté n’est qu’apparente cependant, car l'asat est toujours déterminé, au moins par un caractère qui est d’être le contraire du sat. Les mādhva insistent sur le fait que tout non-être est connu en contre-partie d’un être possible, et non comme un pur néant. L’intervention du sākṣin dans la connaissance du non-être ne consiste donc pas à poser un non-être vide de toutes qualifications, elle se marque d’une tout autre manière : le sujet voit en effet l’infinité du non-être, infinité qui ne nous est pas donnée dans l’expérience sensible36. Le prāg-abhāva, “non-existence antérieure”, de telle réalité est dépourvu de commencement, le pradhvaṃsa-abhāva, “non-existence de destruction”, est dépourvu de fin et l'atyanta-abhāva, “non-existence absolue'', n’est pas un vide informe mais la négation permanente d’un objet qui n’existe en aucun des trois temps, tel l’argent dans la perception illusoire, telle la notion de “corne de lièvre”, telle encore celle de “fils d’une femme stérile”. Dans chaque cas nous possédons une notion déterminée que nous nions pour des raisons précises, de fait ou de droit, sans que l’un des non-êtres soit plus ou moins non-existant que les autres. L'atyanta-abhāva est donc lui aussi relatif, il possède une contre-partie, pratiyogin, qu’il nie dans toute la durée du temps. L’infinité du non-être, dans chacun des trois cas, reste homogène : elle n’est qu’un autre nom de l’opposition absolue de la non-existence à l’existence, une autre façon de dire qu’une réalité ne coïncide jamais avec sa non-existence, ou encore d’affirmer qu’il n’y a aucun degré intermédiaire entre l’être et le non-être.
27Mais ceci amène à donner une définition de l'atyanta-abhāva qui soit cohérente aux définitions du prāg-abhāva et du pradhvaṃsa-abhāva, l’un et l’autre définis en contre-partie de l’objet dont ils sont la négation. Si l’on dit comme le fait en un endroit Jayatīrtha que le non-être absolu est niṣpratiyogika, sans contre-partie,37 l’on contredit de ce fait toute la construction précédente. Aussi n’est-ce pas en ce sens qu’il faut entendre le terme niṣpratiyogika. Les commentateurs le précisent : il faut comprendre que l'atyanta-abhāva est la non-existence qui prend pour contre-partie l'asat, asat-pratiyogika.38 Cet asat est ce qui n’existe en aucun temps, n’étant donné comme tel par aucun des trois pramāṇa. En un autre endroit, en effet, Jayatīrtha dit que le fait d’être illusoire, mithyātva, lequel pour les mādhva est identique au non-être absolu, atyanta asat,39 est contre-partie de l'atyanta-abhāva, de la négation d’existence dans les trois temps. Sous des formes diverses, la définition de l'atyanta-abhāva comme asat-pratiyogika40 se retrouve dans toute la dialectique de l’école mādhva au sujet du non-être. Ainsi la négation dans tout le temps possède, comme les autres négations, une contre-partie, mais cette contre-partie est l'asat) le non-être.
28Cependant il semble ici que la logique même de leurs définitions ait conduit les mādhva à une difficulté nouvelle et redoutable. Qu’est-ce donc que cet asat, ce non-être, qui se trouve distingué de l'atyanta-abhāva, au point d’en être dit la contre-partie ? Si l'asat est autre que l'abhāva, ce dernier ne représente plus le terme ultime de la pensée, l’exacte opposition de l’être : le vrai non-être, l'asat, se trouverait au-delà, et les trois abhāva qui ont été dits de même degré y perdraient ensemble leur caractère radical.
29Il est intéressant de voir l’auteur de la Sattattvaratnamālā poser cette difficulté sous la forme suivante : Madhva et ses premiers commentateurs ne distinguent pas entre asat et abhāva. Jayatīrtha emploie également les deux termes comme s’ils étaient synonymes, et cependant c’est lui qui est l’auteur de, la définition qui fait de l'asat la contre-partie de l'abhāva.41 Quel est donc le sens de cette distinction ? Peut-elle signifier, se demande l'auteur, que l’un des termes, l'asat, représenterait une notion aprameya, insaisissable à la pensée valide, cependant que l'abhāva serait seul connaissable, prameya. Il écarte aussitôt une telle supposition, en citant des textes qui montrent que Jayatīrtha donne formellement l'asat comme prameya, au même titre que l'abhāva.42 Il ajoute à l’appui de cette remarque la définition de l’illusion reçue dans l’école mādhva : il est dit qu’en ce cas “l'asat apparaît en forme de sat", ce qui suppose que l'asat est connu. Un tel asat n’est nullement un non-être indéterminé, aprameya, dont on ne puisse rien dire ; il est par exemple le morceau d’argent que nous voyons à la place du morceau d’huître, et qui a forme et localisation précises. Il est donc impossible de considérer L'asat, le non-être, comme le fond indéterminé sur lequel se détacherait l'abhāva. Il n’y a pas pour les mādhva de connaissance indéterminée, et la connaissance du non-être n’y fait pas exception.
30Quelle peut donc être, en ce cas, la distinction admise entre asat et atyantābhāva ? La définition de l'abhāva a été donnée, il a été dit niṣedha-ātmaka, “ayant pour essence la négation”. L’asat, son pratiyogin, pourrait être conçu comme l’“objet qui doit être nié”, niṣedhya. Mais ceci introduit aussitôt une distance entre les deux termes et risque d’objectiver l’asat, en faisant de lui une réalité. L’auteur de la Sattattvaratnamālā propose ici une solution ingénieuse : comment l'asat se demande-t-il pourrait-il être un “objet à nier” puisqu’il est par définition éternellement nié ? Il ne peut donc, en tout état de cause, être nié en tant qu'asat, en tant que n’existant pas, mais seulement en tant qu’existant faussement, ayant une existence imaginaire, āropita, empruntée, comme celle que peut avoir un instant l’image des “cornes de lièvres”, composition fausse de deux images dérivées de perceptions vraies. Ainsi la négation absolue, atyantābhāva, ne porte pas sur l'asat en tant que tel, mais sur la prétention du non-être à l’existence, sur la tentation que nous pourrions avoir de l’objectiver, comme nous le faisons justement dans l’erreur.43 Ce qui est donc éternellement nié, ce n’est pas le non-être mais la fausse existence de ce non-être : l'atyantãbhāva n’est pas opposé au non-être, il est la négation d’une erreur susceptible d’enlever à l'asat sa vérité de non-être.44 La définition de l'atyantābhāva comme asatpratiyogika, n’oppose pas malgré les apparences asat et abhāva, elle dissocie deux temps de la pensée qui pourrait les distinguer, mais annule aussitôt cette distinction. Il était et reste tout à fait légitime d’employer les deux termes comme synonymes. Quel est l’intérêt d’un tel détour pourra-t-on demander ? Il met en évidence l’homogénéité des trois non-être, prāg-,pradhvaṃa-, et atyanta-abhāva : chacun d’eux est connu comme possédant un pratiyogin, chacun d’eux nie une affirmation possible, et une affirmation précise, même si, comme dans le cas “des cornes de lièvre”, celle-ci doit être immédiatement et totalement écartée. Il est impossible, de ce fait, de jamais concevoir le non-être comme un néant informe, insaisissable à la pensée claire.
31La définition de la non-existence totale comme ce dont la contrepartie n’existe jamais, a une autre conséquence dialectique tout aussi importante. Elle permet en effet de donner une définition de l’être qui soit homogène à tout être. L’être peut, en effet, être défini comme “ce qui n’est pas nié dans les trois temps”, ou de façon plus technique “ce qui n’est pas la contre-partie d’une négation dans les trois temps et dans tout l’espace”,45 comme le dit Vyāsatīrtha dans le Nyāyāmṛta. Ceci signifie qu’une existence limitée dans le temps comme dans l’espace, est aussi réelle qu’une existence éternelle et omnipénétrante. Tous les êtres existent au même niveau, existent autant les uns que les autres, et ils sont tous l’exact envers du non-être.46 Il est curieux de voir cette dialectique qui tiendra tant de place chez les auteurs tardifs, s’enraciner en deux mots de la Tattvasaṅkhyāna-ṭīkā de Jayatīrtha, deux mots qui sont sa définition de l’être : anāropitaṃ tattvam “le fait d’être cela” c’est “le fait de n’être pas surimposé”,47 c’est-à-dire le fait d’être le contraire d’une surimposition illusoire, non telle que la conçoivent les advaitin, comme sadasadvilakṣaṇa, mais comme atyanta-asat. L’être est l’opposé de l’illusion qui n’existe en aucune manière, en aucun temps.
32Toute la doctrine de l’erreur tient en ces deux mots, en même temps que toute la théorie de la vérité propre aux mādhva. L’erreur témoigne à sa manière du vrai, et témoigne que le vrai atteint l’être. Sans affirmations capables d’exprimer les réalités “telles qu’elles sont” et d’abord comme existantes, la notion même d’illusion s’évanouit, Si le débat qui a été instauré ici autour de l’erreur a quelque signification, n’est-ce pas dans la mesure où ses participants essaient de distinguer le vrai du faux ? Ceci les oblige à admettre tous, implicitement, l’opposition de l’être et du non-être : les mādhva n’en demandent pas davantage.
Notes de bas de page
1 au moins implicite, car le jugement négatif suppose toujours un jugement affirmatif préalable, comme on le verra par la suite.
2 Cf. IIe part. ch. 4. L'anyonyābhāva étant identique à la différence, bheda, il en sera traité à son propos.
3 V. T. V., par. 239 tadabhāvasya tajjñānapūrvakatvaṃ cānyatra tasya sattvād eva dṛṣṭam/ “Et la négation de tel objet est précédée de la connaissance de celui-ci, parce qu’il existe assurément ailleurs”.
4 Madhva suit ici le B.T. ne reconnaissant comme lui que trois sortes de pramāṇa ; il n’accepte pas la “non-saisie”, anupalabdhi, comme pramāṇa indépendant nous faisant connaître l’absence. Celle-ci est connue soit par perception soit par raisonnement (procédant à partir de données de perception ou de témoignage verbal). Les deux autres pramāṇa, “comparaison” upamāna, et “hypothèse” arthāpatti sont considérés comme des formes d’inférence, anumāna. Cf. B.T., par. 3, cité dans V.T.V., par. 81.
5 V.T.V., par. 396 viśeṣataśca jñānājñānasukhaduḥkhātmabhedsyādiviṣayaānubhavasya na mithyātvaṃ dṛṣṭam/ “et de façon toute particulière l’on ne voit pas de caractère illusoire aux expériences qui ont pour objet la connaissance, l’ignorance, le plaisir, la douleur, la différence du sujet (des autres sujets) etc.”.
6 A.V., III. 4.155 [5-6] (p. 59b) icchā jñānaṃ sukhaṃ duḥkhaṃ bhayābhayakṛpādayaḥ/ sākṣisiddhā na kaściddhi tatra saṃśayavān kvacit/ “le désir, la connaissance, le plaisir, la douleur, la crainte, l’absence de crainte, la pitié etc., sont établis par le sākṣin, car personne n’a en telle matière la moindre hésitation.” Jayatīrtha complète le ādi, etc., en disant (p. 52b) : ādipadena prayatnadveṣāvetadabhāvāśca gṛhyante : “par le mot ādi sont compris l’effort et la répulsion ainsi que leur absence.” (Cf. plus loin : l’absence, abhāva, est connue par le sākṣin).
7 A. V., II. 3.62 [14] (p, 36a) na duḥkhānuóhavaḥ kvāpi mithyānubhavalāṃ vrajet/na hi bādhaḥ kvacid dṛṣṭo duḥkhādyanubhavasya tu/ “jamais l’expérience de la douleur ne se transforme en expérience illusoire, car jamais on ne constate l’annulation d’une expérience comme celle de la douleur, etc.”
8 A.V., I. 4.91 [6] (p. 16a) sarpabhramādāv api hi jñānam asty eva tādṛśam/tad evārthakriyākāri tat sad evārthakārakam/ “En effet dans les illusions comme celle du serpent (causée par la vue d’une corde) il existe aussi une réalité, la connaissance qui est du même genre (dans les deux cas) : c’est cette connaissance qui produit un effet et ce qui produit un effet existe”.
9 A.V,. III. 4. 154 [5-6] (p. 59b) mānase darśane doṣāḥ syur na vai sākṣidarśane/sudṛḍho nirṇayo yatra jñeyam tat sākṣidarśanam/ “il peut y avoir des défauts dans la vision du manas, non dans celle du sākṣin : là où la décision est absolument ferme, c’est la vision du sākṣin.” Jayatīrtha ajoute : sākṣidarśanaṃ ca nirṇayātmakam eva bhavati/ “et la vision du sākṣin est justement en elle-même décision”.
10 A.V., III. 4. 173 [5-6] (p. 60b) bhrame'py ahhraniabhāgo’sti.../ “dans l’erreur elle-même il y a un élément qui n’est pas erroné”.
11 I, 140 cf. Introduction p. 28.
12 A.V., I. 1. 131 [5] (p.6a) alaṅkṛtaḥ sadaivāyaṃ durghaṭair eva bhūṣaṇaiḥ/andhaṃtamo nityaduḥkhaṃ tasya syād vasatiadvayam/les allusions à cette formule sont fréquentes dans les œuvres de Madhva. A.V., I. 1. 33 ; A.V., III. 2, 99 ; V.T.V., par 388 ; 40, ; 403 etc.
Nous traduisons durghaṭatva “le fait d’être difficile à atteindre, à saisir par la pensée” par “irrationalité”, car c’est en ce sens que Madhva le prend : en particulier à V.T.V., par. 40, il ironise en citant toutes les propositions absurdes que l’on devrait en ce cas ériger en vérités supérieures, et il demande à ses adversaires pourquoi ils n’attribuent pas aussi au Sujet Suprême la parure de l'incompréhensible illusion.
13 Jayatīrtha cite la formule de Citsukha dans Vādāvalī par. 32 (Tattva-pra dīpikā, p. 76. Cf. V.A. Notes p. 162) : saccenna bādhyeta/asaccenna pratīyeta ity arthāpattir evānirvacanīye pramāṇamiti cenna/ “si vous dites : le pramāṇa prouvant l’indescriptible est l’hypothèse ‘s’il existait il ne serait pas annulé, s’il n’existait pas il ne serait pas connu’, nous le refusons.” L'hypothèse, étant une forme, d’inférence, (cf. plus haut) n’a pas plus qu’elle pouvoir de pramāṇa indépendant, capable de contredire la perception. Dans l’A.V. Madhva fait allusion au même raisonnement, et Jayatīrtha précise à ce passage qu’il s’agit de la formule “saccet..”etc. A.V., II. 3. 47 [14] (p. 35b) na ca pratyakṣam atrāsti na cārthāpattir iṣyate/bādhāyogāt sata iti bādhābhavata eva hi/iṣṭāpattir na hi bhrāntāvapi bādho ’vagamyate/ “et la perception ne donne rien ici, et nous n’acceptons pas l’hypothèse (comme pramāṇa indépendant) : si vous dites' parce qu’il n’est pas] possible que ce qui existe soit annulé’, ceci nous convient tout à fait, car il n’y a pas d’annulation, et nous ne l’admettons même pas pour l’illusion.” Madhva transforme légèrement la formule : l’advaitin disait “s’il existait, il ne serait pas annulé (par l’expérience supérieure)”, et Madhva prend la relation énoncée en son sens absolu : “ce qui est n’est jamais annulé”, et ce qui n’est pas ne l’est pas davantage, puisqu’on ne détruit pas le pur néant.
Un peu plus loin A.V., II. 3. 52 [14] (p. 35b) Madhva fait allusion à l’autre partie de la formule : pratītir nāsata iti vadannaṅgīkaroti tām/niṣedho hy apratītasya kathañcinnopapadyate/ “celui qui dit ‘il n’y a pas de représentation du non-être’ admet qu’il a cette représentation, car la négation de ce dont on n’a pas la représentation n’est en aucune manière possible.”
Madhva fait plusieurs fois allusion à cet argument : cf. A.V., I127. [1] (p. 2b), V.T.V., par. 144 (cité plus loin, η. 1 p. 88).
14 V.A., par. 37. comm. de Rāghavendra-tīrtha (p. 42) : sattvāsattvaudāsīnyena jñānāsambhavāt/ “parce qu’il ne peut y avoir de connaisssance qui soit sous un mode indifférent à l’être et au non-être.”
15 N. S., I. 1. 28 (p. 185b-186a) rajatam anirvacanīyaṃ manyamānasyāpi mate tat kim anirvacanīyatayā pratīyate/utāsattvena/atha vā sattvena/na prathamadvitīyau/tathā pratītyannpalambhāt/tathā pratītau pravṛttyabhāvaprasaṅgācca/..../tathā cānubhavaḥ sad idaṃ rajatam iti/pravṛttiścaivam upapadyate/rajatapratītmiātrāt pravrttir iti cennaj uktānuhhavavirodhāt/vidhiniṣedhāvavadhūya pratyayāyogācca/ “dans la doctrine de celui qui pense que l’argent est indéfinissable, est-ce que cet argent est connu sous le mode de l’indéfinissable, ou de la non-existence, ou bien de l’existence ? Ce ne peut être ni le premier ni le second cas, parce qu’on ne saisit pas de représentations de cette sorte, et parce que, si la représentation était telle, dans les deux cas, il s’ensuivrait l’absence d’impulsion à agir....Ainsi l’expérience est que cet argent existe, et c’est de cette manière qu’est possible l’action. L’on dira que cette action se fait par la seule représentation de l’argent : ceci n’est pas, car c’est opposé à l’expérience décrite, et parce qu’il ne peut y avoir de représentation éludant l’affirmation et la négation”.
16 A.V., I. I. 26 [1] (p. 2a) jñānabādhyatvam api tu na siddhaṃprativādinaḥ/ “mais votre adversaire n’admet pas que quelque chose soit destiné à être annulé par la connaissance.” Jayatīrtha explique : śuktirajatāder anirvacanīyalvaṃ tāvat prativādino mamāsiddham/mayātyantāsativenāṅgīkrtatvāt/ “parce que votre adversaire, moi-même, n’admet pas que l’huître-argent soit indéfinissable, car je la considère comme non-être absolu”.
17 A.V., III. 3. 145 ss. [19] (p. 51b) bhāvatvaṃ vidhirūpatvaṃ niṣedhatvam abhāvatā/niṣedhasya niṣedho’pi bhāva eva baiād bhavet/prathamapratipattis tu bhāvābhāvaniyāmikā/ “L’existence a pour nature l’affirmation, la non-existence est la négation. La négation de la négation donne forcément la seule existence. Quant à la première appréhension, elle est nécessairement d’existence ou de non-existence”.
18 V.T.V., par. 144 asataḥ khyātyayogād iti vadataḥ khyātir abhūnna vā/yadi nābhūt na tatkhyātmirākaraṇam/yadyabhūt tathāpi/ “celui qui use de l’argument : ‘parce qu’on n’a pas la connaissance du non-être’, a-t-il eu cette connaissance ou ne l’a-t-il pas eue ? S’il ne l’a pas eue il ne peut rejeter une telle connaissance ; et, s’il l’a eue, il ne le peut pas davantage”.
19 A. V., IV. I. 46 [3] (p. 66a) ekasyāsatyatāyāṃ hi dvayor eva viruddhayoḥ/anyasya satyataiva syād iti kena nivāryate/ “de deux contradictoires en effet, si l’un n’est pas, l’autre doit être : comment refuser ceci ?”
20 A.V., III. 2. 40 [l] (p. 39b) vilakṣaṇaṃ sadasador iti hi vyāhataṃ svataḥ/ “l’affirmation ‘non-caractérisé comme être et non-être’ se détruit en effet elle-même.” Cf aussi A. V., IV. 1. 49 [3] (p. 66a) : bhāvasya hi niṣedhe tu nābhāvasya niṣedhanam/ “car si vous niez l’être, vous ne niez pas aussi le non-être”.
21 V.T.V., par. 149 asataḥ sattvapratītiḥ sato'sativapratītirity anyathā pratīter eva bhrāntitvāt/ “parce que c’est le fait de connaître autrement qui est l’erreur, connaissance de ce qui n’est pas comme étant et de ce qui est comme n’étant pas”.
22 A.V., I. I. 28 [1] (p. 2b) anyathātvam asat tasmād bhrāntāveva pratīyate/sattvasyāsata evaṃ hi svīkāryaiva pratītatā/ “l'asat est le fait d’être autrement, c’est pourquoi il peut justement être connu dans l’erreur : il faut accepter que nous connaissons ainsi la non-existence de ce qui est.” N.S., ibid., (p. 185a) : na brūmo vayam asatah pratïtir nāstīti kiṃ nāmāparokṣatayā sattvena ca/ “nous ne disons pas qu’il n’y a pas de connaissance du non-être, mais au contraire qu’il est connu immédiatement et en forme d’être”.
23 N. S., I. 1. 26 (p. 172b) sattve’pi rajatasyāsad eva rajataṃpratyabhād ity anubhavavirodhāt/atrāsattve’pyanyatra sattvam aṅgīkriyata iti cenna/atra pratïtasyaivānyatra sattve mānābhāvāt/..../asattve kathaṃ pratītir iti cet/sattve’pi kathaṃ/na hyanyatra sattvam atra pratīter upakāri/ “parce que, dites-vous, il est contraire à l’expérience que de l’argent inexistant nous apparaisse, alors que l’argent existe, vous admettez que cet argent tout en n’existant pas ici, existe ailleurs. Nous le refusons, parce qu’il n’y a pas de preuve que ce qui est connu ici existe ailleurs....Mais comment le connaît-on s’il n’existe pas ? Et comment, s’il existe ? car le fait d’exister ailleurs ne sert pas à le faire connaître comme existant ici.”
24 Cf. plus loin, le part. ch. 5.
25 P. P., 1. 12 ayathārthajñānam eva nāstīti prābhākarādayaḥ tanna/anubhavasiddhatvāt/etāvantaṃ kālam ahaṃ śuktikām eva rajatatvena pratipanno'smīty uttarakāle parāmarśācca/ “Les prābhākara et autres disent que la connaissance erronée n’existe pas. Ceci n’est pas, parce qu’elle est établie par l’expérience, et parce que, nous la saisissons rétrospectivement en disant : c’est ce morceau d’huître que moi, j’ai pris pour de l’argent, pendant ce laps de temps”.
Le commentaire Abhinavāmṛta précise : na ca tadavijñānaṃ grahanasmaraṇātmakam iti vaktuṃ yuktam/sākṣiṇo nirdosatvena tattāmśapramoṣāyogāt/ “et il ne faut pas dire que cette non-connaissance est (à la fois) saisie (de perception) et mémoire, parce que, comme le sākṣin est sans défaut, il ne peut lui être subtilisé la partie (de son jugement) correspondant au fait d’être cela (c’est-à-dire de l’argent remémoré).” La théorie de l’erreur des prābhākara est en effet parfois désignée sous le nom de smṛti-pramoṣa, “disparition inaperçue (comme par un vol) de l’élément remémoré”.
26 Jayatīrtha affirme à plusieurs reprises que les saṃskāra, tendances latentes capables de faire revivre les images auxquelles elles sont liées, ne sont que des auxiliaires de l’acte de mémoire, et sont incapables de produire par eux-mêmes un souvenir réel. C’est de cet acte de mémoire conscient, accompagné d’un effort de l’organe interne, et portant le sceau de vérité du sākṣin qu’il est question ici : nous ne posons pas de tels actes sans nous en apercevoir. Cf plus loin le part, ch. 4 et 5.
27 N.S., I. I. 26 (p. 175a) apure punā rajataṃ sad eva kiṃ tvantar eveti manyante/tathā hi/na tāvad asad eva rajatam pratītyanupapatteḥ/nāpi purata eva sad bhrāntyanupapatteḥ/bādhavirodhācca/na ca deśāntare sat/pramāṇābhāvāt/ataḥ pariśeṣājjnānākāram evāvatiṣṭhate/kiñcedaṃ jñānarūpam indriyasamprayoge’satyaparokṣatvā'jñānavat/na ca satyatve bhrāntyanupapattiḥ/āntarasyaiva bahyatayāvabhāso bhrama ityaṅgīkārāt/. /etaccānupapannam/sattve'sad eva rajatam ityasaitvāvedakapratyayavirodhasyoktatvāt/asataḥ pratītyanupapattau ca bahiṣṭhatāyā api pratītyanupapattiprasaṅgāt/tatsattve bhrāntyanupapatteḥ/ “D’autres encore pensent que l’argent est réel mais qu’il existe en nous. En effet : ce ne peut être un argent inexistant, parce qu’il serait impossible de le connaître ; ce n’est pas non plus un argent existant en face de nous, parce que ce ne serait pas un cas d’erreur, et parce qu’il ne serait pas annulé ; ce n’est pas non plus un argent existant en un autre lieu, parce qu’on ne peut le prouver. Ainsi, par élimination, il se présente uniquement comme un mode de la connaissance. Il est bien de la nature de la connaissance, puisqu’il apparaît de façon immédiate, comme toute représentation,’ alors qu’il n’y a pas de contact par le moyen des organes. Et il ne faut pas dire que s’il existe, l’illusion devient impossible, parce que nous considérons que l’erreur consiste dans le fait que ce qui est intérieur apparaît comme extérieur....Ceci n’est pas possible : si l’argent existait, l’on énoncerait une contre-vérité lorsque l’on connaît (ensuite) l’argent comme inexistant et que l’on déclare ‘cet argent n’existait pas du tout’. De plus, si la connaissance du non-être est impossible, il s’ensuit que la (fausse) connaissance de l’argent comme extérieur est, elle aussi impossible, et si cette connaissance est réelle, c’est l’erreur qui est impossible”,
28 N.S., I. I. 26 (p. 175b) anye punar idaṃ rajatam iti pratītir asadālambanaivetyāsthitāḥ/..../atredam vivecanīyam/keyam asatkhyātir iti/yadi sad eva śuktikāśakalaṃ sakaladeśakālāsadrajatātmanāvagāhamānaṃ jñānam iti tadānujñayā vartāmahe/..../yadi punar idaṃ rajatam ityavabhāse cakāsad asad evākhilam iti/tad asat/idaṅkārāspadasya śuktikāśakalasya prāgūrdhvaṃ sattvāvagamāt/ “D’autres encore tiennent que la représentation ‘ceci est de l’argent’ a pour support le non-être....Ici il faut distinguer : qu’est-ce que cette connaissance d’un non-être ? Si c’est une connaissance qui atteint le morceau d’huître, lequel existe assurément, selon un mode d’argent qui n’existe en aucun temps ni lieu, alors nous nous trouvons approuver....Mais si vous dites que dans cette apparence ‘ceci est de l’argent’ c’est le non-être total qui se manifeste, cela n’est pas : parce que l’on connaît, avant et après, la réalité du morceau d’huître qui sert de base au terme ceci”.
29 N.S., I. 1. 28.(p. 185b) adhiṣṭhānasya saṃsṛṣṭarūpeṇa mithyātve’pi svarūpeṇa satyatvam/adhyastasya saṃsṛṣṭarūpeṇa ca mithyātvamiti māyāvādibhir aṅgīkṛtatvāt/.. /anyathākhyātivādibhir adhiṣṭhānāropyayor ubhayor api saṃsṛṣṭarūpeṇaivāsattvaṃ svarūpeṇa tu sattvam evetyaṇgīkṛtam/idaṃrajatayos tādātmyānavabhāse pravṛttyādyasambhavaśca/ “parce qu’il est considéré par les māyāvādin que le support est réel selon sa forme propre, tout en étant illusoire selon sa forme composée, et que ce qui est surimposé est illusoire selon sa forme composée....mais les partisans de l’anyathākhyātivāda considèrent que le support et la surimposition sont tous deux irréels selon leur forme composée et réels selon leur forme propre. Et s’il n’y avait pas apparence d’identité entre ‘ceci’ et ‘l’argent’, il n’y aurait pas d’impulsion à agir”.
30 Cf. IIe part. ch. 4.
31 Cf. plus haut n. 2. p. 87.
32 V.T.V., par. 155 mithyāśabdas tvabhāvavācī/ “mais le mot mithyā signifie non-existence”.
33 A.V., III. 2..34.[1] (p. 39b) pratyakṣāntargato'bhāvaḥ sukhāder niyamena ca/ “la non-existence est comprise dans la perception, du fait que c’est nécessairement elle qui la saisit dans le cas du plaisir etc.’”. Jayatīrtha précise que cette perception est celle du sākṣin. (Cf. également n. 1. p. 83).
34 V.A., par. 445 duḥkhābhāvaṃ sukhaṃ ca sākṣād eva sākṣiṇānubhavan na taira samśete/ “lorsqu’on expérimente directement, par le sākṣin, l’absence de douleur et le plaisir, l’on ne doute plus”.
35 A.V., III. 4. 160 [5-6] (p. 60a) doṣābhāve pramāṇatvaṃ doṣābhāvasya sākṣiṇāl/ “lorsqu’il y a absence de fautes, la vérité de cette absence de faute est connue par le sākṣin”.
36 A.V., II. 2.71. (p. 25a) kevalaṃ sākṣimānena kālo deśo’pi nāntavān/ “seule l’autorité du sākṣin permet de connaître que le temps comme l’espace est infini”.
37 V.A., par. 295 atyantābhāvasya niṣpratiyogikatvena/
38 ibid., comm, de śrīnivāsa-tīrtha (p. 236).
39 N.S., II. 3. 42 (p. 16a) mithyātvaṃ khalvatyantābhāvapratiyogitvaṃ tacca buddhidvāreṇaiva/atyantāsato' pi pratītir aṅgīkriyate/ "le fait d’être illusoire, c’est le fait d’être contre-partie de l'atyanta-abhāva, et ceci par l’intermédiaire de la représentation ; l’on admet une représentation même du non-être absolu”.
40 le P.S. donne la définition (p. 21a) : aprāmāṇikapratiyogikābhāvo’tyantābhāvaḥ/ “l'atyantābhāva est la non-existence qui a pour contre-partie ce qui n’est donné par aucun prāmaṇa” c’est-à-dire, dit le comm. M.S.S.S., l'atyantāsat.
41 S.T.R.M. (pp. 2b-3a, pass.) atra prācīnaṭīkākārā asato'pyasattvena prameyatvam abhyupetya asadabhāvayor bhedo nāsti kiṃ tv asat trividhaṃ prāgasad uttarāsat sadāsat ceti kathayanti/.../śrīmajjayatīrthapūjyacaraṇais tu sudhādisu sarvatrāsatpratiyogiko’tyantābhāva iti bahuśo nirūpitam/ “ici les anciens commentateurs considérant que le non-être est connaissable en forme de non-être, enseignent qu’il n’y a pas de différence entre asat et abhāva mais que l'asat est de trois sortes, non-être antérieur, non-être postérieur et non-être qui dure toujours... Mais le maître révéré Jayatīrtha, dans la Nyāya-sudhā et partout ailleurs, définit à plusieurs reprises l'atyanta-abhāva comme asat-pratiyogika”.
42 ibid. (p. 3b) saṃmataṃ evạ ṭīkākārāṇāmapi asato’pi prameyatvam/vandhyāsuto na vaktetyatra vaktṛtvaviśiṣṭavandhyāsutalakṣaṇāsato niṣedhyatayāpramāgocaratvasya sudhādau bahaśo'bhidhānāt/ “Certainement le ṭīkākāra (Jayatīrtha) est aussi d’avis que le non-être lui-même est objet de connaissance valide. Car il est dit dans la Nyāya-sudhā et ailleurs, à plusieurs reprises : lorsque l’on dit ‘le fils d’une femme stérile ne parle pas’, en tel cas le non-être caractérisé comme ‘fils de femme stérile’, qualifié par l’attribut ‘doué de parole’, est objet de connaissance valide sous mode négatif”.
43 ibid., (p. 3a) nanvabhāvasya pratiyoginirūpyatvāt pratiyoginirūpyayośca bhedād atyantābhāvasya cāsad eva pratiyogīti katham asad evābhāva iti ced atra vaktavyam/kim asacchaśaviṣāṇādikam asattvapmkāreṇātyantābhāvasya pratiyogi utāropitasattvavaiśiṣṭyena/nādyaḥ/abhāvapratiyogitvaṃ nāma pratiṣedhyatvam eva tacca śaśaviṣāṇādeḥ sattvavaiśiṣṭyenaivānubhavasiddham/taihā hi/śaśaviṣāṇaṃ nāsti śaśavīṣāṇasyābhāva iti khalvatyantābhāvānubhavo jāyate/tatra śaśaviṣāṇaṃ nāstītyasya śaśaviṣāṇam astitvopetaṃ na bhavati tasya sattvam nāstīti yāvad ityeva arthaḥ/evaṃ śaśaviṣāṇasyābhāva ityatrāpi nityaniṣiddhasya niṣedhāyogāt sattvābhāva evārthaḥ/tathā cāropitasattvavaiśiṣṭyenaiva śaśaśṛṇigādeḥ pratiṣedhyatvena pratiyogitvaṃ nāsattvaprakāreṇeti niścīyate/ “mais si l’on définit la non-existence en contre-partie, comme il y a différence entre deux réalités définies en contre-partie, comment dire que la non-existence est non-être si l’on dit aussi que le non-être est contre-partie de la non-existence absolue ? Ici il faut dire ; est-ce que ce non-être, cornes de lièvres etc., est contre-partie de la non-existence absolue, selon qu’il est en mode de non-être ou en tant qu’il est composé avec un être surimposé. Ce n’est pas le premier cas : le fait d’être contre-partie de la non-existence est la même chose que d’être un objet à nier, et ceci est évident pour les cornes de lièvres lorsqu’on les compose (dans une proposition) avec l’être. En effet ‘la corne de lièvre n’est pas, la non-existence de la corne de lièvre’, ceci produit l’expérience de la non-existence absolue. En ce cas lorsqu’on dit ‘la corne de lièvre n’est pas’, le sens est la corne de lièvre n’est pas douée du caractère d’être, son être n’existe pas.’ De même si l’on dit ‘la non-existence de la corne de lièvre’, le sens est ici aussi l’absence du fait d’être, parce qu’il ne convient pas de nier de qui est éternellement nié. Ainsi il est certain que la corne de lièvre, etc., est contre-partie en tant qu’elle peut être niée dans sa composition avec un être surimposé et non en tant qu’elle est non-être”.
44 C’est, nous semble-t-il, ce qui était contenu dans la formule de Jayatīrtha citée plus haut, n. 3 p. 97 “le fait d’être mithyā c’est fait d’être pratiyogi de l'atyanta-abhāva (objet de la négation absolue) et ceci par l'intermédiaire de la représentation” : nous concevons la représentation fausse, et nous l’annulons aussitôt.
45 M.S.S.S. (pp. 21b-22a) cite la définition de Vyāsa-tīrtha dans le Nyāyāmṛta : trikālasarvadeśīyaniṣedhāpratiyogitā/sattocyate’dhyastatucche taṃ prati pratiyoginī/ “L’existence est dite le fait de n’être pas la contre-partie d’une négation dans les trois temps et dans tout l’espace : quand elle dite contrepartie de cette négation, c’est dans le cas de fausse surimposition”.
46 L’auteur du M.S.S.S., p. 21 b, rattache de façon intéressante cette définition de la non-existence à une phrase de l’A.V., : tad uktam anuvyākhyāne deśakālānapekṣā hi na sattā kvāpi dṛśyata iti/tasmād atyantāsat pratiyogika evātyan tābhāvaḥ/ “Il est dit dans l'Anuvyākhyāna : ‘car on ne connaît aucune existence qui soit dépourvue de relation à l’espace et au temps’. C’est pourquoi l'atyantābhāva a pour pratiyogin l'atyantāsat”.
47 T.S. ṭ., p. ib.
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