La connaissance vraie
p. 59-79
Texte intégral
1L’objet de la connaissance tel qu’il est donné au sujet-témoin, lui est donné, de façon immédiate, comme différent de lui, et comme existant indépendamment de lui. Nous nous trouvons en présence d’un monde que nous qualifions de réel, et sur lequel nous portons des jugements de vérité. Telle est l’expérience universelle, et la recherche philosophique se devra de sonder la consistance de ces notions : qu’appelons-nous réel, et quels critères valables avons-nous du vrai ? Madhva affronte un problème dont toutes les issues ont été explorées par les controverses antérieures, et dont les termes ont, de plus, été profondément modifiés par son grand prédécesseur Śaṅkara. Celui-ci avait en effet proposé une synthèse qui expliquait l’impuissance des écoles à fournir les preuves demandées, et qui était en même temps capable de surmonter le relativisme universel qui semblait devoir en résulter. Cette solution consistait à distinguer deux plans de vérité : celui de la vérité empirique qui ne dépasse pas la certitude pragmatique à laquelle nous conduit la correspondance de nos représentations et de nos actions, et celui de la vérité absolue, découverte en une expérience ultime qui abolit tout ce que nous tenons pour vrai. La première est temporaire et relative, la seconde est éternelle et immuable ; l’une est nommée vyāvahārika, car elle porte sur le domaine de nos comportements, vyavahāra, façons d’être et de penser, façons de parler ou d’agir ; l’autre est dite pāramārthika, car elle atteint l’objet absolu et transcendant, le but suprême, parama-artha. À cette double conception de la vérité correspondait un dédoublement de la réalité : le domaine empirique, le monde de notre connaissance commune n’est pas absolument réel, quoiqu’il ait assez de consistance pour être distingué d’une pure illusion, et assez d’objectivité pour être conçu comme une sorte de rêve collectif. Son statut ambigu, qui n’est définissable ni comme être, ni comme non-être, ni comme l’un et l’autre à la fois,1 explique que nous nous efforcions sans cesse de prouver sa réalité sans jamais y parvenir, car il est vain de vouloir démontrer absolument ce qui n’est pas vrai absolument. Ceci ne signifie pas pourtant qu’il n’y ait aucune réalité digne de ce nom et que nous ne puissions la connaître dans toute sa vérité, mais une telle connaissance est d’un autre ordre ; elle est donnée par une expérience dont nous ne rencontrons jamais en ce monde les conditions, car elle est expérience de non-dualité, advaita, en laquelle s’abolit en premier heu la dualité du sujet et de l’objet, inhérente à toute pensée empirique.
2Une semblable thèse, tout en paraissant expliquer de façon définitive les difficultés rencontrées par les systèmes antérieurs, semblait en outre devoir réduire par avance à néant toute nouvelle tentative. Il est remarquable de voir Madhva attaquer la difficulté au point précis où l’avait située la solution çankarienne, et viser la position adverse en son innovation la plus séduisante, celle de la doctrine de la double vérité. Madhva affirme qu’il n’y a pas et ne peut y avoir deux façons de définir le vrai, et qu’une vérité relative n’est pas une vérité. La tâche qu’il se propose est aussi nette et, faut-il le dire, aussi ardue que possible : son intention première est de montrer qu’il n’y a pas de degrés de vérité, et qu’il n’y a pas non plus de degrés d’être. Si nous pouvons affirmer valablement une existence, celle-ci existe pleinement. Le monde, quoique totalement et foncièrement dépendant de Dieu, est aussi réel que son auteur. La même exigence de certitude entière s’exerce sur le domaine de l’expérience sensible et sur celui de la connaissance métaphysique1 : si nous échouons en l’un des cas, nous échouons totalement et il n’y a aucune vérité possible.
3Bien que la doctrine mādhva de la vérité soit ainsi essentiellement opposée à celle des advaitin qu’elle critique à toute occasion, ce n’est pas de cette critique qu’elle prend son départ. Elle n’examine pas davantage2 les critiques antérieures aux siennes, telles celles de l’école de Rāmānuja. Elle se présente dans son autonomie, comme la pierre de fondation d’un système qui se développe selon sa logique interne. Madhva reprend le problème entièrement à son propre compte, pose ses définitions préalables avant de les éprouver dans la discussion de thèses adverses. Il suit en cela la coutume : chaque maître se doit de présenter un système total, qui ne se réclame que de la tradition scripturaire. Les joutes dialectiques sont secondaires et servent à confirmer que la doctrine est sans fissure.
4De même que pour faire œuvre constructive il est permis d’ignorer momentanément les positions opposées, de même pour poser une définition universelle faut-il provisoirement mettre les exceptions entre parenthèses. Il faut partir de la connaissance vraie, de notre expérience de la certitude, et en analyser le contenu. Le doute et l’erreur seront examinés en leur temps, mais ils ne sont pas placés au principe de la réflexion. La définition de l’erreur constituera la contre-épreuve de celle de la vérité.3 Quant au doute, il n’est pas considéré comme un instrument de découverte méthodique : ce n'est qu'un défaut de la pensée, une oscillation accidentelle qui l’empêche de se fixer fermement à son objet.4 C’est à l’essence de l’affirmation, non à celle du doute qu’il faut viser. Il s’agit de déterminer le caractère intrinsèque à tous nos jugements vrais, de définir ce qui fait leur prāmāṇya, c’est-à-dire leur valeur d’autorité et de preuve, leur validité pour nous-mêmes et dans les controverses où nous serons engagés.
5Le terme de prāmāṇya est donc l’équivalent le plus proche, en contexte indien, des notions exprimées par le mot de vérité. C’est un terme abstrait formé sur le mot pramāṇa, lui-même dérivé de la racine MĀ mesurer. La grammaire inciterait à définir le prāmāṇa comme le “moyen de pramā” le moyen de connaissance exacte. Mais Madhva écarte cette définition aussi bien sous la forme que lui donnent les bhāṭṭa, pramāsādhanaṃ pramāṇam, “le pramāṇa est moyen de connaissance vraie,” que sous celle présentée par les naiyāyika, samyaganubha-vakaraṇam pramāṇam, “le pramāṇa est l’instrument de l’expérience correcte.” Aux uns et aux autres il oppose qu’il n’y a pas de moyen ou d’instrument du vrai qui puisse être pensé comme différent de la vérité qu’il présente. Un seul acte de l’esprit saisit la connaissance vraie, pramā, et la validité de cette connaissance, prāmāṇya, car nous sommes conscients à la fois de la vérité et de l’autorité de cette vérité. La pramā, la connaissance certaine, est elle-même pramāṇa, elle-même preuve et moyen de preuve, pour la conscience qui reconnaît son évidence. L’esprit est lumineux à soi, sva-prakāśa, et saisit ses certitudes comme) certaines de façon aussi immédiate qu’il se saisit lui-même comme sujet de ses certitudes. Aux bhāṭṭa, Madhva objecte les difficultés de la notion de jñātatā,5 qui interpose entre l’esprit et son objet un intermédiaire rendant impossible à la fois la conscience de soi et celle de l’évidence objective : si la vérité est une qualité produite dans l’objet par un processus dont nous n’avons pas directement conscience, comment pouvons-nous avoir la moindre certitude ? Si l’acte de connaissance modifie son objet d’une façon qui nous est en elle-même inconnue, quelle garantie avons-nous du caractère objectif du résultat ? L’on pourrait tout aussi bien dire que lorsqu’un objet est désiré, une qualité “d’être désiré” doit s’ajouter à lui et le modifier d’une façon que nous ne pouvons apprécier. Aux naiyāyika qui prennent le terme de pramāṇa au sens strict d’instrument, karaṇa, de connaissance, Madhva objecte que la définition est trop étroite, ne pouvant s’appliquer à la connaissance divine. Les trois instruments de connaissance reconnus, la perception, pratyakṣa, l’inférence, anumāna et le témoignage verbal, śabda, sont en effet pour nous des moyens de connaissance vraie, mais la connaissance du Seigneur, connaissance éminemment vraie, n’est pas soumise à de tels moyens. En elle l’immédiateté est absolue, atteignant directement son objet et la vérité de cet objet : la connaissance parfaite, modèle de toute connaissance vraie, est à elle-même son propre pramāṇa, son propre moyen de vérité, et elle porte en elle-même son propre, prāmāṇya, la validité de sa vérité. En elle se vérifie l’équation pramā-pramāṇa, telle que nous la donne notre conscience du vrai.
6Yathārthaṃ pramāṇam6 : c’est par cette brève équivalence que Madhva pose sa définition du vrai, La connaissance vraie est “comme l’objet”, yathā-artha. La formule est simple : elle exprime l’expérience commune de certitude ; elle pose également que le jugement de vérité implique une affirmation d’existence objective. Mais il ne semble pas à première vue qu’une telle formule puisse donner lieu à des développements de quelque importance ; elle semble bien plutôt se refermer sur elle-même et sur la constatation de fait qu’elle présente. Cependant les mādhva ne paraissent pas craindre que leur définition soit trop pauvre ; leur premier soin est au contraire d’en cerner les limites et d’en écarter les implications trop larges7.
7Le mot yathārtha est en effet susceptible de plusieurs interprétations, étant composé de deux termes qui peuvent avoir chacun plusieurs sens. Jayatīrtha analyse d’abord les significations du mot yathā. Celui-ci peut selon les grammairiens s’employer en quatre sens.8 Il peut indiquer une convenance, yogyatā, une répétition, vīpsā ; il peut avoir un sens de ressemblance, sādṛśya ; il peut enfin signifier “le fait de ne pas dépasser” une réalité donnée, padārthaanatikrama. Les deux premières significations sont exclues d’emblée, car il est impossible de parler de “convenance” ou de “répétition” en dehors d’un contexte déterminé, et définir, dans l’absolu, le vrai comme la convenance des objets ou leur répétition n’aurait aucun sens.9
8Le sens de ressemblance, sādṛśya, est également écarté, et ceci ne laisse pas de surprendre, tant il paraît naturel qu’un système réaliste définisse la connaissance vraie par sa ressemblance à l’objet, Mais Jayatīrtha appuie son refus sur un sūtra de Pāṇini : yathā’sādṛśye “yathā pas dans le sens de ressemblance”. Le passage de Pāṇini traite des composés indéclinables, ce qui est le cas du mot yathārtham de la définition donnée par Madhva. Comment cependant traiter le mot yathā dans les composés déclinables : il est courant en effet de trouver des expressions comme yathārthā pramitiḥ, dans laquelle le mot yathārtha est épithète du mot féminin pramiti, connaissance, et se trouve décliné comme celui-ci. Aussi Jayatīrtha ajoute-t-il une autre raison : le mot yathā au sens de ressemblance ne peut entrer en aucune sorte de composé “car il en est incapable.”10 Cette incapacité, asāmarthya, est due au fait que la notion de ressemblance est une notion nécessairement relative, nityasāpekṣa, qui demanderait pour achever la comparaison un terme extérieur au composé. Après avoir exclu le sens de ressemblance des composés indéclinables, Jayatīrtha s’emploie donc à répondre à la difficulté posée par l’existence des composés déclinables. Le cas se présente aussitôt et dans le texte même de Madhva : deux śloka plus loin dans l'Anuvyākhyāna, le maître parle des raisons, yuktayaḥ, qui peuvent être dites yathārthāḥ,11 les deux mots étant au nominatif féminin pluriel. Il semblerait normal de prendre en tel cas le mot yathārtha comme un composé en bahuvrīhi. Jayatīrtha est embarrassé et propose plusieurs explications : le texte de Madhva prend ici une liberté analogue à celle des textes du Veda, dit-il, ou bien encore, concède-t-il, l’on peut, quoique avec difficulté, accepter une composition en bahuvrīhi. Il avance une autre interprétation : le mot yathārtha pourrait être compris comme un mot du groupe arśa ādi.12 Il s’agit de termes dans lesquels la terminaison possessive, mant ou vant, n’apparaît pas, si bien que le mot arśa signifie à la fois une maladie et celui qui en est affecté. De même yathārthāḥ vaudrait pour yathārthavatyaḥ, et signifierait que les “raisons” possèdent le yathārtham.13
9Les commentateurs de Jayātīrtha, tant à propos du texte de la Nyāya-sudhā que de celui de la Pramāṇa-paddhati, ne semblent pas pleinement convaincus. Ils sont d’autant plus embarrassés que Vyāsatīrtha, l'une des plus grandes autorités de l’école mādhva, a opté pour le sens de ressemblance.14 Si yathā au sens de ressemblance était exclu de toutes les sortes de composés, pourquoi Pāṇini aurait-il spécifié qu’il parlait des indéclinables seuls ? Il reste que si l'on n’accepte pas les explications de Jayatīrtha, l’on ne peut fournir d’interprétation homogène des composés indéclinables et déclinables, à cause justement de la prohibition de Pāṇini. Aussi certains des commentateurs, fidèles à Jayatīrtha, cherchent-ils à justifier sa position par des raisons plus éclairantes : l’un d’eux fait remarquer que l’on ne peut définir la vérité d’une représentation par sa ressemblance à l’objet, car la ressemblance ne peut jamais être totale entre deux réalités appartenant à des domaines différents. Un autre ajoute que la définition serait insuffisante car elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’erreur : dans l’illusion qui nous fait prendre une écaille d’huître pour un morceau d’argent, notre représentation ressemble elle aussi en quelque manière à son objet, sinon nous, ne ferions pas la confusion.15
10Ayant écarté trois des quatre significations possibles du mot yathā, Jayatīrtha se rallie donc à la dernière, padārtha-anatikrama16, le fait de ne pas “passer au-delà” de telle “catégorie” de donné. Est vraie une connaissance qui ne transgresse pas ce qui lui est donné comme artha. Mais que signifie ce mot artha qui lui aussi peut présenter diverses significations17 ? Il est employé comme synonyme de ahhidheya, “ce qui est signifié” par un mot, il a également le sens de dhana “biens, richesses” : ces deux significations s’excluent d’elles-mêmes. Mais lorsque nous voyons Jayatīrtha écarter également le sens de vastu, chose, synonyme, dit-il, de viṣaya “domaine objectif”, nous sommes surpris, car c’est le contenu réaliste de la définition qui semble évacué du même coup. En fait la portée de cette précision est différente, son intention est de distinguer l’objet de la connaissance de celui de l'action : l’action de marcher ou celle de couper pourrait être qualifiée de pramāṇa18 dans la mesure où elle ne “dépasserait pas son objet”. Le mot artha a encore deux autres sens, celui de prayojana “but” et celui de nivṛtti “le fait d’écarter”, que Jayatīrtha rejette sans commentaire, sans doute parce que artha en ces deux sens se trouve, lorsqu’il entre en composition, précédé du terme visé ou rejeté, et il est bien évident que le mot yathā ne peut représenter ce terme. Ainsi aucun des sens reconnus au mot artha ne peut être retenu, mais le texte de l'Anuvyākhyāna fournit, pense Jayatīrtha, le vrai sens “étymologique” du terme. En effet, aussitôt après avoir défini le pramāṇa, Madhva déclare : arthatvam aryataiva syāt “le fait d’être artha doit être assurément le fait d’être arya.” Le mot arya, explique Jayatīrtha, doit être rattaché à la racine Ṛ,, qui comme toutes les racines exprimant l’idée d’un “mouvement” possède aussi un sens de connaissance, telle la racine GA qui veut dire à la fois “aller” et “connaître”. Ainsi arya signifie jñeya “ce qui est à connaître”19 et le mot artha est formé de la racine Ṛ à laquelle est adjoint le suffixe tha. L’interprétation de Jayatīrtha est sans doute influencée par la suite du texte. Madhva déclare en effet au śloka suivant : jñānārthe jñeyatā mukhyā “dans l’objet de la connaissance le fait de devoir être connu est premier”. Au terme de toutes ces analyses, la définition du pramāṇa devient donc : est pramāṇa une connaissance “qui ne dépasse pas l’objet qui lui est donné à connaître”, c’est-à-dire, explique Jayatīrtha une connaissance qui le saisit dans l’état où il lui est donné, selon les conditions de lieu, de temps, qui sont les siens, sans lui imposer d’autres relations que celles dans lesquelles il lui est présenté.20 Il faut ajouter que cette connaissance n’est vraie que si elle porte sur son domaine propre, domaine sensible pour la perception, domaine suprasensible pour la connaissance révélée. Le mot jñeya signifie, en effet sva-jñeya “son objet propre de connaissance”. Le mot sva n’est pas mentionné dans la définition car il va de soi : certains termes en effet impliquent par eux-mêmes une relation, tel le mot de “père” employé au sens de “mon père”21. De même ce qui est à connaître, jñeya, est nécessairement en relation avec un sujet qui le saisit comme “son objet,” comme situé dans un des domaines qu’il peut atteindre selon Tune des trois voies qui lui sont offertes, perception, raisonnement ou tradition. La définition ainsi obtenue s’applique tout aussi bien à la connaissance divine qui connaît tout objet dans la totalité de ses relations, pour qui toute réalité est “son objet”, sva-jñeya.
11Une difficulté cependant subsiste, du point de vue même auquel s’est placé Jayatīrtha. Il n’est pas certain que Madhva, en déclarant que le fait d’être artha soit le fait d’être arya, ait eu en vue l’explication “étymologique” du mot artha. Une explication plus simple est possible. Le mot arya signifie “noble” : en ce cas, admet Jayatīrtha, le sens de l’expression serait “le fait d’être objet c’est le fait d’être souverain, svāmitva”. Il accepte cette signification comme “implication secondaire”, expliquant qu’en effet la connaissance dépend de son objet auquel elle doit être soumise. Cette implication secondaire permet de rendre compte d’une difficulté supplémentaire : l’équivalence entre aryatā et jñeyatā, qui était déjà suffisamment laborieuse, rencontre en effet une nouvelle objection provenant du fait que l’adjectif verbal formé sur la racine Ṛ devrait s’écrire ārya et non arya.22 Madhva a entendu par là signifier les deux sens à la fois, pense-t-il. Il n’est sans doute pas besoin d’un si long détour : Madhva vise, en tout ce contexte à opposer l’objet de la connaissance à celui de l’action, comme Jayatīrtha l’a souligné avec raison. Il paraît tout à fait possible de comprendre le mot aryatā au sens propre : “le fait d’être artha c’est le fait d’être arya” dit le texte, qui continue en précisant : “cette souveraineté n’est pas reconnue dans le cas des objets de l’action, kriyā-artha.”23 Ceci pourrait signifier que l’action n’implique pas une soumission à l’objet aussi étroite que celle de la connaissance. Une action peut aboutir tout en utilisant des données partielles ou incertaines. Quelques śloka plus loin Madhva rejette précisément tout critère pragmatique de la vérité : “nous n’entendons pas par prāmāṇya, dit-il, le fait de porter un fruit”.24 Les justifications données par Jayatīrtha apparaissent superflues : le texte de Madhva montre de lui-même que le mot artha doit être entendu au sens de jñāna-artha, objet de connaissance, par opposition à kriyā-artha, objet d’action. Il est donc en effet jñeya, objet à connaître, et à connaître tel qu’il est donné, selon les conclusions de Jayatīrtha.
12Le domaine de la vérité doit donc être distingué du domaine pratique. Nous avons des connaissances désintéressées qui se présentent comme vraies indépendamment de tout résultat recherché, et le champ du jñeya, de l’objet à connaître transcende celui de nos désirs et de leur réalisation. Tout le domaine de la connaissance psychologique en est le témoignage le plus évident : nous connaissons en nous des états neutres, qui sont tout aussi réels que d’autres tendus vers leur satisfaction. L’application immédiate doit en être faite à la connaissance par la mémoire, smṛti. L’évocation du souvenir peut en effet être purement désintéressée, n’ayant d’autre but que la connaissance du passé en tant que tel, et c’est pourquoi la mémoire est pramāṇa, connaissance valide capable de nous faire saisir son objet tel qu’il est, yathā-artha. Ceci n’exclut pas, fait remarquer Madhva, que des sentiments de plaisir ou de peine ne puissent accompagner cette évocation du passé, mais ceux-ci se produisent de surcroît et ne sont pas nécessairement le but de l’acte d’évocation. De même que nous prenons plaisir à regarder les paysages sur la route que nous suivons pour aller à un village, de même en cherchant à nous rappeler un fait passé pouvons-nous prendre plaisir, au passage, aux souvenirs évoqués.25
13Puisque la validité des notions ne se mesure pas à des critères pragmatiques, avons-nous d’autres moyens de la déterminer ? Les naiyāvika pensent que le raisonnement peut seul nous assurer de la vérité de nos affirmations. L’examen des conditions auxquelles celles-ci se trouvent concrètement liées nous permet de contrôler nos connaissances les unes par les autres, en déterminant la correspondance de leurs données. A cet accord s’ajoute celui des divers témoignages, la concordance des jugements portés par plusieurs consciences. Le prāmāṇya est dit parataḥ, établi par des raisons extrinsèques, par l’accord, samvāda, de notions cohérentes. Mais, leur objectent les mādhva, comment pouvez-vous assurer la valeur de cette cohérence : le raisonnement lui-même dont vous usez devra justifier sa propre cohérence.26 Il n’y a pas de repos pour la pensée condamnée au régrès à l’infini, si aucune évidence ne peut arrêter l’investigation. Les naiyāyika répondent que nous nous arrêtons en fait à la certitude pratique, suffisante pour l’action, mais ceci revient à légitimer le vrai par le critère pragmatique dont on a vu l’impuissance. Pourquoi d’ailleurs l’accord des connaissances ou celui des esprits serait-il en soi une raison de certitude absolue ? Jayatīrtha fait remarquer qu’il peut fort bien exister des “séries continues d’erreurs”,27 et qu’une erreur que personne n’a encore jamais remarquée n’en est pas moins fausse.28 Il est d’autre part des connaissances certaines qui ne sont saisies que par un sujet unique : c’est le cas des connaissances d’ordre psychologique dans lesquelles chacun est seul conscient de ce qu’il éprouve.
14Cette critique ne laisse subsister qu’une seule possibilité : si le prāmāṇya n’est pas parataḥ “par autre chose” il est svataḥ “par soi”.29 Si la vérité ne pouvait être établie qu’extrinsèquement il n’y aurait pas de vérité digne de ce nom, car la notion de validité extrinsèque est une contradiction dans les termes. La vérité est donc par elle-même, porte en elle sa propre justification, sinon elle n’est pas. L’on peut, si l’on veut accepter cette dernière conséquence, mais ce serait aussi renoncer à toute recherche, refuser toute discussion, abandonner tout désir de convaincre. Or l’expérience de la vérité est trop profondément enracinée dans l’expérience universelle pour que ceci soit aisément acceptable. Les advaitin eux-mêmes qui tiennent que toutes nos certitudes empiriques sont illusoires, posent sur un autre plan une vérité absolue qu’ils déclarent “vraie par elle-même”. Bien plus, ils cherchent à prouver leur conviction,30 usant du langage courant et se conformant aux règles de la discussion philosophique, toutes réalités qui appartiennent au plan du comportement pratique, vyavahāra. Leur attitude réelle, leur “comportement” philosophique, dément le relativisme que proclame la doctrine des deux plans de vérité.
15Accepter le svaraḥ prāmāṇya sur un plan supérieur, et s'en tenir à des critères extrinsèques sur le plan de l'expérience commune, ruine tout aussi radicalement la notion de vérité que le faisait la conception du parut ah prāmāṇya. C’est ici que Madhva s’oppose de façon radicale à la définition du vrai reçue par les advaitin : la vérité en soi, disent-ils, est celle qui ne peut être annulée, abādhya. Tout ce que nous tenons pour vrai en ce monde sera un jour nié par la vérité suprême : nous croyons connaître un monde réel, fait d’une pluralité d’existences distinctes, et nous nous croyons nous-mêmes des sujets individuels, différents les uns des autres et différents de l’objet de leur connaissance, mais toutes ces divisions sont illusoires et l’expérience de la réalité absolue, qui est absolument une, les abolit définitivement. S’il en est ainsi, demandent les mādhva, si vous définissez le vrai par le fait de ne pouvoir être aboli, rien ne vous garantit que la vérité dite suprême soit indestructible. Si vous admettez que ce que nous connaissons comme vrai est destiné à être un jour annulé, pourquoi l’expérience annulante ne subirait-elle pas le même sort ? Pourquoi une telle dialectique de négations successives devrait-elle s’arrêter à un absolu, et quel moyen avez-vous de le prouver puisque vos critères de pensée fonctionnent au seul niveau de la vérité relative ?31 En fait les bouddhistes śūnyavādin n’ont-ils pas suivi le même chemin jusqu’à ses extrêmes conséquences, et n’ont-ils pas nié l’expérience de l’être, pour ne se satisfaire que de la “vacuité” universelle, śūnyatā ? Au nom de quoi le leur interdire et comment se garder soi-même d’une telle conclusion ? De fait, dit Madhva, les advaitin se s’en gardent qu’en apparence, car seule leur terminologie les distingue des partisans de la Vacuité, et le Brahman défini de façon négative ne diffère en rien de la Śūnyatā.32
16Pourtant, déclarer que le vrai est “ce qui ne peut être annulé” n’est pas inexact, à condition d’appliquer cette définition à toute vérité et de l’entendre en son sens le plus strict. Car il est certain que le jugement de vérité se pose comme définitif : on ne peut faire que ce qui a été connu comme vrai de façon sûre et absolument valide cesse un jour d’avoir été tel et d’avoir été connu comme tel, et, si on le pouvait, la notion de vérité perdrait tout contenu. Toute vérité est éternelle, même si elle porte sur des choses passagères. C’est ce que Madhva affirme avec la plus grande netteté : “il serait contradictoire de limiter le prāmāṇya du point de vue du temps ; ce qui ne serait plus valide en un autre moment comment le serait-il au moment présent” ?33 Une vérité provisoire ne peut être qualifiée de vérité et inversement une connaissance vraie portant sur le plus éphémère des objets reste à jamais valide. Si le prāmāṇya est svataḥ, il doit être dit également nitya, éternel, et cette exigence est identique au plan de l'expérience sensible, comme à celui de la vérité métaphysique ; cette dernière n’a pas pouvoir d’abolir les vérités empiriques, sauf à se renier elle-même. Ce qui est vrai en ce monde est connu par Dieu dans sa vérité et est aussi vrai que Dieu.
17Ainsi toute vérité est absolue : l’affirmation paraît hardie, et l’on peut se demander si une telle conception du vrai trouve un point d’application réel dans notre expérience. Rencontrons-nous effectivement le svataḥ prāmāṇya, le vrai en soi, la certitude qui porte en elle sa propre marque, ne dépendant d’aucune considération extrinsèque ? Comment ne le rencontrerions-nous pas, répond Madhva, puisque le svataḥ prāmāṇya est le caractère inhérent au sujet lui-même, au sākṣin, témoin de sa propre vérité ? L’ajustement de la connaissance à son objet, le yāthārthya qui fait sa certitude, ne peut être mis en doute là où le sujet lumineux à soi saisit sa propre luminosité. L’expérience est évidente parce qu’elle est l’expérience de l’évidence, celle dans laquelle la source de vérité se saisit elle-même comme vraie : “le témoin, dit Madhva, voit constamment sa propre vérité avec la plus grande certitude”.34 Cette expérience est toujours à notre disposition et elle est absolument immédiate, nous pouvons donc à tout instant découvrir en nous-même le modèle et la source de ce que nous nommons le vrai. L’immédiateté privilégiée d’une telle connaissance interdit la moindre faille par laquelle pourrait se glisser l’erreur35 : celle-ci ne pourrait provenir que de la source même de la lumière, mais une telle hypothèse est inadmissible, car si la connaissance est viciée en son principe, il faut renoncer à toute possibilité d’atteindre la vérité. Si le témoin était tant soit peu faussé, demande Madhva, comment arriverions-nous à un jugement36 ? Le relativisme universel est arrêté par une seule évidence, celle-là même de la conscience réfléchie, sva-prakāśa, lumineuse à soi ; sans cette évidence rien ne peut être certain, par elle nous savons que nous sommes capables de vérité : “Si le sākṣin ne brillait par lui-même, par quel moyen le vrai serait-il connu ?” demande encore Madhva.37
18Il ne faut pas plus d’une vérité pour que soit fondée notre aptitude à la vérité, et la connaissance de soi par soi, loin d’enfermer le sujet en lui-même lui ouvre toutes les perspectives d’autres connaissances valides. Le sujet se saisit à la fois comme objet vrai et comme source de connaissance vraie en un acte indivisible.38 Il se connaît comme pramāṇa au sens où les mādhva entendent ce terme, c’est-à-dire comme vérité et moyen de vérité tout ensemble.39 Le sākṣin peut donc être dit le pramāṇa par excellence, kevala pramāṇa, moyen unique et se suffisant totalement à soi.40
19Que devient dans cette perspective le statut des trois pramāṇa traditionnellement reconnus comme moyens de connaissance valide, la perception, pratyakṣa, le raisonnement, anumāna, et le témoignage verbal, śabda ? Madhva les nomme anupramāṇa,41 c’est-à-dire, pramāṇa qui “suivent” le kevala-pramāṇa, et sont vrais en dépendance de lui. Le sākṣin, en effet, peut atteindre ses objets propres directement par perception intellectuelle : le premier de ces objets est lui-même, mais il a aussi des objets purs différents de lui et directement saisis par lui, tel le manas et ses modifications qui constituent toute la vie psychique, tels encore l’espace et le temps, cadres réels et nécessaires de tous nos jugements de réalité. Madhva montrera le caractère immédiat de ces diverses connaissances : leur immédiateté garantit leur vérité puisque rien ici ne s’interpose entre la source de la lumière et ses objets. Mais d’autres connaissances ne nous parviennent que par intermédiaire : les connaissances sensibles, par le moyen de la perception sensorielle, les connaissances suprasensibles, par celui de la tradition scripturaire. Le raisonnement permet d’atteindre ce qui ne nous est pas directement donné, comblant les lacunes de notre perception ou accordant entre elles les affirmations des textes. Les trois anupramāṇa sont donc des “moyens” de la connaissance : à eux s’applique la définition que les mādhva rejetaient à propos du kevala-pramāṇa ; ils sont pramā-karaṇa ou pramā-sādhana, “instruments” ou “causes” de vérité.
20Ceci ne signifie pas que les anupramāṇa soient les instruments d’une vérité inférieure. Ce ne peut être la pensée de Madhva pour qui la vérité est partout de même niveau : quelle que soit la voie par laquelle une connaissance valide est atteinte, elle est, au moment où le sujet-témoin saisit sa validité, aussi sûre et évidente qu’une connaissance immédiate. Jayatīrtha souligne la nouveauté de la position. L’on a pu demander, dit-il,42 si la validité appartient à la connaissance ou à ses instruments : nous répondons qu’elle appartient aux deux. La connaissance vraie ne se produit pas sans un instrument valide, un instrument valide saisit une connaissance vraie. La relation est si intime qu’elle peut être une identité absolue dans le cas du kevala-pramāṇa, vérité et moyen de vérité à la fois. Dans le cas des anupramāṇa, le fait qu’ils soient des intermédiaires ne modifie pas la nature du rapport de vérité qui s’appuie également sur deux termes nécessaires, le sujet connaissant le vrai, l’objet connu comme vrai : la relation s’étire sans se briser pour inclure l’instrument de cette vérité, l'anupramāṇa qui participe de sa validité indivisible et intrinsèque.
21Ainsi les anupramāṇa, quoique intermédiaires entre le sujet et son objet, ne suppriment pas l’immédiateté de la connaissance qui, lorsqu’elle est vraie, est toujours directement saisie comme telle par le sākṣin. Ceci permet de concilier des affirmations apparemment contradictoires. Dans son commentaire au Pramāṇalakṣaṇa de Madhva, Jayatīrtha semble en effet opposer le kevala-pramāṇa aux anupramāṇa :43 le premier, qui est le sākṣin lui-même, se rend son objet immédiatement présent, sākṣād, tandis que les autres procèdent par voie médiate, paramparayā. Cependant le texte de la Pramāṇa-paddhati de Jayatīrtha attribue l’immédiateté aussi bien à l’objet du kevala-pramāṇa qu’à celui des anupramāṇa. Justifiant la définition du vrai comme yathārtha, Jayatīrtha écrit : “comme l’on signifie que [le pramāṇa] a la faculté de rendre présent son objet, soit immédiatement, sākṣāt, soit selon sa capacité de moyen apte à rendre l’objet immédiatement, sākṣāt, présent, il n’y a pas à objecter que la définition ne s’applique pas aux anupramāṇa”.44 L’importance de l’idée est soulignée par les commentaires : il ne va pas de soi, fait remarquer Rāghavendra-tīrtha,45 de dire que l’immédiateté est identique dans la connaissance et dans ses instruments ; comment penser cependant, que des instruments de connaissance puissent nous donner un objet sans nous le rendre en même temps présent ? Vedeśa-tīrtha affirme que, dans la doctrine mādhva “la capacité de rendre un objet immédiatement présent réside aussi dans les instruments”.'46 L’un et l’autre commentateur, conscients sans doute de la difficulté d’interprétation créée par le texte de la Pramāṇa-lakṣaṇa-ṭīkā, citent un autre texte de Jayatīrtha, extrait de la Nyāya-sudhā, qui précise lui aussi que le prāmāṇya est égal dans la connaissance et dans ses instruments, du fait que ces instruments ont justement pour fonction de rendre leur objet immédiatement présent : “parce que le fait de rendre présent un objet tel qu’il est, se trouve le même dans lés deux cas, c’est l’objet de la connaissance qui est l’objet des instruments, car ceux-ci ne font pas naître une connaissance sans rendre présent leur objet, ni davantage en en rendant présent un autre.”47 Ceci est en accord avec la théorie de la vérité, exprimant sous une forme nouvelle l’exigence fondamentale de la pensée mādhva : la vérité est toujours svataḥ, toujours immédiatement connue en soi par le “témoin”, et il n’y a pas de vérité de second ordre. Ce qui est atteint par intermédiaire n’est pas moins vrai que ce qui est objet pur du sākṣin. Quand les anupramāṇa fonctionnent normalement, leur médiation disparaît pour ainsi dire dans l’immédiateté du résultat qu’ils font atteindre, et le sujet juge avec autant de certitude de l’existence d’un objet des sens que de sa propre existence. Telle est l’expérience de la vérité, qu’il faut prendre intégralement si l’on ne veut pas voir disparaître la notion de vérité elle-même. Nous pouvons certes nous tromper et mettre en doute telles données de la perception ou du témoignage verbal, mais dans la plupart des cas celles-ci se présentent à nous avec un caractère de certitude et d’immédiateté. Nous ne passons pas en fait notre temps à contrôler nos connaissances les unes par les autres, et lorsque nous devons nous livrer à un tel contrôle, notre pensée n’est pas condamnée à une recherche indéfinie : à un moment ou à un autre nous rencontrons une évidence au-delà de laquelle nous n’avons pas à remonter, car elle porte la marque de la vérité immédiate et sûre, celle du sākṣin lui-même.
22Le sākṣin sait par essence ce qu’est le vrai : il en porte en lui le modèle. A ce critère toujours présent il peut comparer les données qui lui viennent par intermédiaire. Le fait de l’erreur est une donnée de son expérience, mais ce n’est pas une donnée irrationnelle : sachant par nature ce qu’est la vérité, nous savons par là même ce qu’est l’erreur. La vérité a en effet un caractère d’“éternité”, tandis que l’erreur est justement reconnaissable à son caractère exceptionnel.48 Nous nous mouvons dans un monde stable, nous pensons un univers ordonné dans lequel les exigences d’universalité de la pensée vraie trouvent à s’appliquer de façon normale. L’erreur est une exception, elle peut surgir dans notre expérience, mais elle surgit sur un fond de vérité. Nous sommes faits pour le vrai et nous en avons conscience. Telle est l’assurance que nous donne l’analyse de la notion même de vérité telle est la signification de la validité ; intrinsèque, svataḥ prāmāṇya, de cette vérité.
Notes de bas de page
1 sad-asad-vilakṣaṇa, anirvacanīya.
2 A.V., III. 3. 134 [19] (p. 51a) yadyāgamasya no mātvam akṣajasya tathā bhavet/yady akṣajasya mātvaṃ syād āgamasya kathaṃ na tat/“, Si la Tradition n’a pas validité, qu’il en soit de même pour ce qui vient de la perception ; si ce qui ce qui vient de la perception peut être valide, pourquoi la Tradition ne le serait-elle pas ?”
3 Cf. chapitre suivant.
4 Cf. Ile part. ch. 5.
5 Jayatīrtha développe cette objection dans P.P., I. 14 jñātatāprākaṭyā-paraparyāyavācyasya prameyāśritasya prakāśaviśeṣasya sādhanaṃ kriyājnānaṃ pramāṇam iti bhāṭṭānāṃ lakṣaṇaṃ apyaynktam/jñānavytiriktāyāṃ jñātatāyāṃ pramāṇābhāvenāsambhāvitatvāt/ “la définition des bhāṭṭa disant que le pramāṇa est une connaissance active produisant un caractère de luminosité reposant sur l’objet connu, caractère appelé par eux jñātatā ou prākaṭya, n’est pas acceptable, parce qu’elle ne peut être établie, en l’absence de pramāṇa donnant la jñātatā comme distincte de la connaissance”. (Cf. ch. précédent). Commentaire de Vedeśa-tīrtha : anyatheṣṭo ghaṭa iti pratītyeṣṭatā’pīcchātiriktā prameyāśritā svīkāryā syāt/“autrement II. faudrait admettre que si l’on dit : ‘la cruche est désirée’, un caractère d’être désiré, différent lui aussi de mon désir, repose sur cet objet”.
6 La formule est donnée par Madhva sous deux formes, yathārthaṃ pramāṇam (P.L., p. 1b) ou yāthārthyaṃ prāmāṇyam “le fait d’être pramāṇa c’est le c’est le fait d’être yathārtha” (P.L., p. 2b) A.V., II.1. 22 [2] (p. 18b) donne : yāthārthyam eva mānatvarn, et II, 1, 25 : yāthārthyam eva prāmāṇyaśabdārtho yad vivakṣitaḥ/La formule complète de I’A.V. II 1, 22. est : yāthārthyam eva mānatvaṃ tan mukhyaṃ jñānaśabdayoḥ : ce qui est une quasi-citation du B.T. par. 3, cité dans V.T.V. par. 81 (mānatvarn au lieu de prāmāṇyam) “la validité est le fait d’être yathārtha, et celle-ci est au sens premier dans la connaissance et le témoignage verbal”. Pour l’explication de la fin du vers, cf. plus loin.
7 Nous suivons les explications données par Jayatīrtha à propos du texte de l’A.V., II. 1. 22 ss, et reprises dans la P.P., 1. 6.
8 N.S., II. 1. 22 (p. 49a) yogyatā vīpsā padārthānativṛṭtiḥ sādṛśyaṃ ceti yathāśabdārthāḥ/ “les sens du mot yathā sont l’indication d’une convenance, celle d’une répétition, le fait de ne pas dépasser un donné, et la ressemblance”.
9 N.S., II. 1. 22 (p. 49a-b) nāpi yogyatāvīpsārthasya/vākyaśeṣābhāvenārthayogyatāyā arthānāṃ vīpsāyā vā prāmāṇyāpatteḥ/ “ce n’est pas le sens de yogyatā ou de vīpsā·, du fait qu’il n’y a pas de suite à la formule, II. faudrait dire que la validité appartient soit à la convenance à l’objet, soit à la répétition des objets”.
10 N.S., II. 1. 22 (p. 49a) tatra sādṛsyārthasya yathāśabdasya na tāvad atra parigrahaḥ/yathā’sādrśya ity avyayībhāvavidhāne viśeṣaṇāt/ samāsāntarasyā-sāmarthyādipratihatatvāt/ “ici le mot yathā ne s’entend pas davantage au sens de ressemblance, à cause de l’indication donnée dans la règle des composés indéclinables ‘yathā pas au sens de ressemblance’, (Pāṇ. II.1.7) et ce sens est exclu du fait de son incapacité à entrer dans une autre sorte de composé, etc.,”. Le ādi, etc., est expliqué par le sous-commentaire comme sous-entendant une autre raison : dans un composé où yathā aurait le sens de ressemblance II. devrait être le deuxième mot du composé et non le premier ; (on dirait par exemple arthasādṛśya, et l’on devrait dire de même arthayathā, ce qui n’existe pas).
11 A.V., II. 1. 24 [2] (p. 18b) yathārthajñānajanakā yathārthā yuktayaḥ smṛtāḥ/ “les raisons sont dites yathārtha quand elles font naître une connaissance conforme à l’objet”.
12 N.S., II. 1, 23 (p. 56b) avyayībhāvasya klībāvyayatvaṃ chandastulyatvenānāśritya yatharthā ityuktam/kathañcid bahuvrīhitām āśritya vā/yadvā bhāvapradhānād yathārthaśabdānmatvarthe’rśa āditvād ac/ yāthārthyopetā ityarthaḥ/ “il dit yathārthāḥ parce qu’il ne tient pas compte selon l’usage scripturaire du caractère neutre et indéclinable du composé indéclinable ; ou bien parce qu’il le considère d’une certaine façon comme un bahuvrīhi ; ou encore le suffixe ac est ajouté, en sens possessif, après le mot yathārtha qui indique un état, parce qu’il fait partie des mots arśa ādi (et) le sens est ‘douées de yathārtham’”.
13 Je dois à N. R. Bhatt l’explication de ces passages, de même que de ceux concernant le sens du mot artha. Cf. plus loin.
14 Mandāra-mañjarī (comm. de U.Kh.t, p. 25a) sāṛśyasya yathāśabdārthatvāt/sādṛśyaṃ ca jñānārthayoḥ sattayā/ “le sens du mot yathā est ressemblance : et il y a ressemblance entre la connaissance et l’objet en ce sens que tous deux existent”.
15 P.P., I. 6 comm. de Vedeśa-tīrtha : arthātyantasādṛśyasya jñānādāv'asambhavāt/yatkiñcitsādṛśyasya cātivyāpakatvācca/ “parce qu’il est impossible qu’il y ait dans les connaissances etc., une ressemblance totale avec un objet, et parce que s’il s’agissait de n’importe quel degré de ressemblance, cela s’appliquerait à tout ce qu’on voudrait”.
comm. de Narasiṃha-tīrtha : jñānasya guṇaivcād arthasya dravyādirūpatvāt sādṛśyāyogāt/yena kenāpi rūpeṇa sājātyasya bhrame’ pi sattvāt/ “parce que la connaissance qui est une qualité ne peut ressembler à l’objet qui fait partie des substances etc. ; parce que dans l’erreur aussi il y a un caractère commun, de quelque sorte”.
16 P.P., I. 6 atra yathāśabdo’ natikrame vartate/
17 N.S., II. 1. 22 (p. 49a) arthaśahdaścābhidheyadhanavastuprayojananivṛttiṣu vartate/ “Le mot artha se trouve dans l’acception ‘signification’, ‘propriétés’, ‘chose’, ‘but’, ‘moyen d’écarter’(le dernier sens existe dans des expressions telles que maśakārtho dhūmaḥ, “la fumée sert à écarter les moustiques”.)
18 N.S., II. 1. 22 (p. 49b) na hi gamanaṃ gamyam ativartate/nāpi chidā chedyaml “car la marche ne dépasse pas l’objet de la marché, ni l’action de couper, l’objet à couper”.
19 N.S. ibid : arthaśabdas tu na viṣayaparyāyo gṛhyate/kintu jñeyavācī/ “Le mot artha n’est pas pris dans le sens de viṣaya, mais II. signifie ‘ce qui est à connaître’”.
20 P.P., I. 6 jñeyam anatikramya vartamānaṃ yathāvasthitam eva jñeyaṃ yad viṣayīkaroti nānyathā tat pramāṇam/ “Est pramāṇa ce qui présente l’objet de sa connaissance, tel qu’il se trouve exister, sans dépasser cet objet”. Le sous-commentaire, Abhinavāmṛta, de Satyanāthayatin explique : yaddeśakālayor yadvastu yathā vartate tathaiva tadviṣayīkāritvam anatikramo vivakṣitaḥ/“on entend par le fait de ne pas dépasser son objet le fait de le rendre présent tel qu’il existe, dans le lieu et le temps dans lesquels il existe”. Il en résulte que la définition s’applique aussi bien à la mémoire comme le dit Jayatīrtha à P.P., I. 26 : yaddeśakālasambandhitayā yad vastu jñānena yādṛśaṃ gṛhyate taddeśakālayos tasya tathātvam/smṛtiśca tatra tadāsau tśdṛśa iti gṛhṇāti/“lorsqu’une chose est saisie comme ‘étant telle’, selon sa connexion à tels lieu et temps, elle est de telle nature en ces lieu et temps ; et la mémoire aussi est capable de saisir (son objet) comme ‘il était tel, alors, en tel endroit’”.
21 N.S., II. 1. 22 (p. 49) yathā hi pitari sādhur mātari sādhur iti vākyaṃ yat kiñcit pitrādau sādhutvena na paryavasyati/kintu svīye pitrādau /... / pitrādiśabdānāṃ sambandhiśabdatvāt/ “De même, en effet que si l’on dit ‘bon pour le père, bon pour la mère ’il ne s’agit pas de bonté pour n’importe quel père etc., mais pour le sien...parce que les mots tels que ‘père’ expriment un sujet en relation”.
22 N.S., ibid : nanvaryateti katham/ aryaḥ svāmivaiśyayor iti viśeṣaṇāt/ maivam/ svāmitvopacārāt/ artho hi jñānāpekṣayā pradhānaṃ vivakṣyate/ “mais comment comprendre cet aryatā (sans a long), puisqu’on a l’indication (Pāṇini, III, 1, 103) que arya s’emploie ‘pour le chef et pour le vaiśya’. Non pas, parce que le sens de souveraineté est (inclus ici) par extension : en effet il a l’intention de dire que l’objet, par rapport à la connaissance, est premier”.
23 A.V., II. 1. 22 [2] (p. 18b) yāthārthyam eva mānatvaṃ tanmukhyaṃ jñānaśabdayoḥ/ arthatvam aryataiva syānna kriyārtheṣu sā matā/
24 A.V., II. 1. 26 [2] (p. 18b) phalavattvaṃ na cāsmābhiḥ prāmāṇyaṃ hi vivakṣitam/
25 A.V., II. 1. 25-27 [2] (p. 18b) yāthārthyam eva prāmānyasabdārtho yad vivakṣitaḥ/aṅgīkrtaṃ cet prāmāṇyaṃ smṛtyādeḥ kā viruddhatā/ na cāphalatvaṃ vaktavyaṃ sarvasṃrtyamtvādayoḥ/ phalavativaṃ na cāsmābhiḥ prāmāṇyaṃ hi vivakṣitam/ tṛṇādidarśane kiñca phalavativaṃ nigadyate/ sukhaduḥkhādikaṃ kiñcit smṛtāvapi hi dṛśyate/ “Puisque le sens signifié par le mot prāmāṇya est yāthārthya, quelle contradiction à admettre le prāmāṇya de la mémoire, etc. ? Et II. ne faut pas dire que toute mémoire ou répétition est dépourvue de fruit, car nous ne signifions pas par prāmāṇya le fait de porter un fruit. Dans le fait de regarder les herbes etc., l’on parle bien de quelque fruit, dans la mémoire aussi l’on voit en effet quelque (fruit) de plaisir ou de douleur.” Jayatīrtha explique : le fruit qui advient “en chemin, à celui qui se rendant à un village, regarde les herbes etc.,”.
26 N.S., I. 1. 67 (p. 249a) dharmiliṅgadṛṣtāntadvārikāyās tasyā anivāraṇāt/ kiñcānnmitiprāmānyaṃ. yena jñānena viṣayīkriyate/ tasyāpi prāmāṇyaṃ anyeneti kathaṃ nānavasthā/“parce que vous ne pouvez éviter que celle-ci (l’inférence) ne se fasse par l’intermédiaire de prémisses, de raison de relation, d’exemple. Bien plus, quelle que soit la connaissance par laquelle est rendue présente la validité de la notion inférée, cette connaissance aussi tirera sa validité d’une autre : comment ne serait-ce pas le régrès à l’infini ?”
27 V.A., par. 430 jñānamātrasamvādena ca prāmāṇyābhyupagame dhārāvāhikavibhramo nāma na syāt/ yatkārthajñānasamvādābhyupagame ca tasyāpi yāthārthyāvadhāraṇāyām anavasthā syāt/“et fonder la validité sur le seul accord des connaissances, c’est oublier qu’il peut y avoir des séries continues d’erreurs, et si l’on se fonde sur l’accord avec une connaissance ‘conforme à l’objet’, comme II. faut prouver que la connaissance en question est elle-même conforme à l’objet, c’est le régrès à l’infini”.
28 V.A., par. 431 anupasañjātabādhabhrameṣvapi prāmāṇyaniścayāpātāt/ puruṣadeśakālaviśeṣavikalpānupapatteśca/ “parce qu’il s’ensuivrait la validité d’erreurs que personne n’a jamais contestées, et parce qu’il n’est pas possible d’envisager toutes les conditions de personne, de lieu et de temps”. La réponse précédente concernait la tentative de définir le prāmāṇya par l’accord des connaissances, celle-ci répond à la définition du prāmāṇya par l’absence de désaccord entre les connaissances.
29 V.T.V., par. 21 prāmāṇyaṃ ca svata evānyathānavasthānāt/ “le prāmāṇya ne peut être que ‘par soi’, car autrement c’est le régrès à l’infini”.
30 A.V., I. 4. 95 [6] (p. 16b) yadi nāṅgīkṛtaṃ kiñcid anaṅgīkṛatatāpi hi/ nāṅgīkṛteti mūkaḥ syād iti nāsmadvivāditā/ “s’il n’admet rien II. n’admet pas davantage sa non-admission, et II. en devient muet ; nous ne le reconnaissons pas pour un partenaire de discussion.” D’après B. N. K. Sharma II. s’agit ici de la dialectique de Śri Harsa (Hist. Dv, Sch. I, p. 161). Sans doute est-ce une allusion analogue que l’on trouve à A.V. III. 2. 96 [1] (p. 41b) kiñca bhrāntatvavādī sa bhrāntatvaṃ svamatasya ca/ aṅgīkaroti niyaiaṃ tatra sampratipannatā/ vādinos tena cābhrāntaṃ viśvam eva bhaviṣyati/ bhrāntatavabhrāntatā cet syāt kathaṃ nābhrāntisatyatā : “bien plus celui qui tient que tout est erreur accepte aussi nécessairement que sa doctrine est erreur, voici un point où les deux opposants sont d’accord, et par là le monde n’est plus connu comme erreur : si l’on pose l’erreur de l’erreur, comment ne pas poser la vérité de la non-erreur ?” Le mot bhrāntatvavādin, docteur de l’erreur, est intentionnellement donné pour équivalent de māyāvādin : la doctrine de l’illusion reconnaît celle-ci pour intermédiaire entre vérité et erreur, ce que Madhva refuse ici par ce seul mot.
31 A.V., I. 4. 103 [6] (p. 16b) śnitiyuktyādipramāṇaiśca sahaiva tu/ akasmād vinivṛttiśca kiṃ viśvasya na śaṅkyate/ “...mais, en même temps que les pramāṇa, Révélation, raison etc., n’importe quoi pourrait être anéanti, et pourquoi ne pas douter de tout ?” Jayatīrtha comprend dans ce “tout” le Brahman lui même : tathā ca na brahmaṇo’bādhyatvam ātyantikaṃ siddhyet/ tataśca sādhakabādhaka-pramāṇābhāvāt tasyāpi bādhaḥ śaṅkyeta/ “et ainsi II. ne peut prouver la non-annulation absolue du Brahman : aussi, puisque disparaîtrait en même temps tout moyen de prouver comme de réfuter, on peut demander si le Brahman ne sera pas lui même annulé.”
32 A.V., II. 2. 241 s. s. [8] (p. 31a) yacchūnyavādinaḥ śūnyaṃ tad eva brahma māyinaḥ/ na hi lakṣaṇabhedo’sti nirviśeṣatvatas tayoḥ/ “ce que le śūnyavādin appelle le Vide, c’est exactement ce que le māyin appelle Brahman : II. n’y a en effet aucune différence de définition entre ces notions, puisqu’elles sont l’une et l’autre sans qualification” L’ironie semble évidente : comment distinguer deux notions déclarées indéfinissables ? L’expression de ‘pracchana-bauddha’, bouddhiste déguisé, n’apparaît pas dans les textes de Madhva, dit B.N.K Sharma, Hist. Dv. Sch. I, p. 191 n. 1. Mais il est certain que l’idée est présente. Pour le mot māyin, illusionniste, par lequel Madhva désigne parfois les advaitin, il est l’équivalent de māyāvādin, docteur de l’illusion. B. N. K. Sharma dît que Madhva n’utilise pas ce terme par dérision, puisque c’est le nom selon lequel l’auteur de l'Iṣṭa-siddhi désigne lui-même sa doctrine (ibid. p. 193 n. 3). Il est difficile de le suivre sur ce point : Madhva se montre trop indigné contre ceux qui font de la doctrine de l’illusion leur “parure”, ce qui est justement le cas de Vimuktātman. Cf. Introduction p. 28.
33 A.V., III, 2. 60. [2] (p. 4oa-b) prāmāṇyasya maryādā kālato vyāhatā bhavet) kālāntaré'pyamānaṃ ced idānīṃ mānatā kutaḥ/
Jayatīrtha ajoute ce corrollaire de toute importance : kālatrayasattāniṣe-dharūpatvād bādhasya/ “parce que l’annulation est la négation d’une existence dans les trois temps.” L’erreur n’est pas une demi-vérité, mais le contraire absolu du vrai. Quand je reconnais le caractère irréel d’une illusion d’optique, je déclare que son objet n’existe en aucune manière, en aucun des temps. Cf. chapitre suivant.
34 A. V., III. 4. 159 [5-6] (p. 60a) svaprāmāṇyaṃ sadā sākṣī paśyatyeva suniścayāt/
35 A.V., II. 3. 70 [14] (p. 36b) sākṣī nirdoṣa evaikaḥ sadāṅgīkārya eva naḥ/śaddhaḥ sākṣī yadā siddho.../ “pour nous, nous tenons que le sākṣin doit être absolument sans défaut, lui seul et toujours, puisque nous montrons que le sākṣin est pur...”
36 A. V., II. 3. 67 [14] (p. 36a) bhramatvam abhramatvaṃ ca sarvaṃ vedyaṃ hi sākṣiṇā/sa cet sākṣī kvacid duṣṭaḥ kathaṃ nirṇaya īyate/ “La notion d’erreur, celle de non-erreur, tout cela est en effet connu par le sākṣin : si ce même sākṣin était tant soit peu faussé, comment une décision serait-elle obtenue ?”
37 A.V., II. 2. 83 [6] (p. 36b) yadi sākṣī svayaṃbhāto na mānaṃ kena gamyate/
38 A. V., III. 4. 159 5-6] [(p. 60a) svaprāmānyaṃ sadā sākṣī paśyatyeva suniścayāt/jñānasya grāhakeṇaiva sāksiṇā mānatāmiteḥ/ “Le sākṣin voit lui-même toujours sa propre vérité avec la plus grande certitude, car du fait que seul ce sākṣin saisit la connaissance, c’est lui qui connaît la validité de celle-ci”.
39 A. V., III. 2. 89 ss. [6] (p. 41b) naca pramāṇato'nyā syāt pramitir nāma kutracit/.../mayaitajjñātam iti tu sākṣigaṃ jñānagocaram/jñānam eva tato’nyā na pramitir nāma dṛśyate/ “et la connaissance vraie n’est jamais différente du moyen de connaissance vraie....Lorsque je dis : ‘ceci m’est connu’, c’est une connaissance objet d’une connaissance qui relève du sākṣin, et la vérité de cette connaissance n’est pas vue différente d’elle”.
40 P.L. (p. 1b) yathārthaṃ pramāṇam/tad dvividham/kevalam anupramānaṃ ca/yathārthajñānaṃ kevalam/tatsādhanam anupramāṇam/ “Le pramāṇa est la conformité à l’objet ; II. est de deux sortes : kevalapramāṇa et anupramāṇa. Le kevalapramāṇa est la connaissance, yathārtha ; l'anupramāṇa est ce qui la cause.” Cf. aussi P.P., I. 16 idaṃ ca sākṣāj jñeyaviṣayīkāritvāt kevalam ityucyate/ “et l’on appelle kevalapramāṇa celui qui peut se rendre son objet présent de façon immédiate”.
41 A.V., II. 1. 23. [2] (p. 18b) jñānārthe jñeyatā mukhyā śabdārthe tadanantaram/yathārthajñānajanakā yathārthā yuktayaḥ smṛtāḥ/anupramāṇam etāni hyakṣayuktivacāṃsyataḥ/“Dans l’objet de connaissance, le fait d’être dans le champ de la connaissance, est essentiel ; dans celui du langage il est secondaire ; les raisonnements sont déclarés yathārtha quand ils font naître une connaissance conforme à l’objet ; c’est pourquoi ces (trois) perception, raisonnement et parole sont anupramāṇa”. Une difficulté de ce passage provient du fait qu’il fait suite au texte qui définit le pramāṇa, texte qui est une citation légèrement modifiée du B.T. (cf. plus haut, no. 1. p. 62). Il y a été dit en effet : le prāmāṇya est yāthārthya et il existe au sens premier “dans la connaissance et dans le langage”. Ainsi le sabda-pramāṇa se trouve d’abord mis sur le même plan que la connaissance par excellence, la perception du sākṣin, puis mis au rang “secondaire” des anupramāṇa. L’embarras de Jayatīrtha est évident : Il propose deux explications possibles. L’une est que le mot mukhya dans le premier passage ait à la fois le sens de parama-mukhya, “suprêmement essentiel”, et de mukhya, “essentiel”, le premier valant pour le mot jñāna, le second pour le mot śabda, lequel désignerait alors par extension les trois anupramāṇa. L’autre explication est que le mot śabda du premier passage s’applique, non à tout langage, mais à celui du Veda. La difficulté vient sans doute en réalité du fait que le premier passage est une citation du B.T., non donnée comme telle et intégrée dans le texte de Madhva : une certaine disparité s’ensuit, ce qui est un argument supplémentaire à l’appui de l’existence du B.T.
Le terme d'anupramāṇa provient du B.T. (par. 3). C’est un des passages dans lesquels la doctrine du B.T. s’approche le plus près de la doctrine de Madhva : yāthārthyam eva prāṃāṇyaṃ tanmukhyaṃ jñānaśabdayoh/ jñānaṃ ca dvmidhaṃ bāhyaṃ tathānubhavarūpakam/ balyevānubhavas tatra nirdoṣaṃ tvakṣajādikam/ anupramāṇatāṃ yāti tathākṣāditrayaṃ tataḥ/ prābalyam āgamasyaiva jātyā teṣu triṣu smṛtam/ “Le prāmāṇya est le fait d’être yathārtha et il est premier dans la connaissance et le langage. Et la connaissance est de deux sortes, externe et en forme d’expérience. L’expérience est la plus forte assurément là ; mais ce qui provient de la perception etc., sans défaut, va au statut d’anupramāṇa, de même que ces trois, perception etc. La force de l'āgama est dite l’emporter sur ces trois”. Malgré les analogies, nous ne trouvons pas là la doctrine du sākṣin : l’expérience interne est bien dite plus forte que l’expérience externe, mais en langage mādhva l’expérience interne n’est pas l’expérience par excellence, celle dans laquelle le sujet se saisit comme sujet de vérité, ce n’est que la connaissance par le sujet des états psychiques. D’autre part le texte semble subordonner les trois anupramāṇa, non au sujet connaissant, mais au Veda. Or Madhva considère que la vérité du Veda elle-même dépend du témoignage du sākṣin. (Cf.IIIe part, ch.1)
42 N. S., II. 1. 22 (p. 46b) kecid vādino vijñānasya prāmāṇyam āsthiṣata/apare tu tatkaraṇasya/ kim atra tattvamj/ dvayam apīti brūmaḥ/ pramitiḥ prāmāṇam/ pramīyate'neneti pramāṇam iti bhāvakaraṇayoḥ pramāṇśabdasya sāmartkyāt/ “Certains ont posé que la validité appartient à la connaissance, d’autres à ses instruments. Où est la vérité ? Nous disons qu’elle est dans les deux positions. La connaissance vraie est pramāṇa ; le pramāṇa est ce par quoi on connaît le vrai, parce que le mot pramāṇa a double valeur, celle d’état et celle d’instrument”.
43 P. L. ṭ., p. 2b sākṣād yathāvasthitārlhaviṣayīkāri kevalam/ paramparayā tādṛśam anupramāṇam/ “Le kevalapramāṇa fait son objet présent tel qu’il est, immédiatement ; l'anupramāṇa fait de même par intermédiaire”.
44 P. P., 1,7 jñeyaviṣayīkāritvaṃ ca sākṣād vā sāksājjñeyaviṣayīkārisādhanatvena vā vivakṣitam iti nānupramāṇeṣvavyāptiḥ/
45 ibid., : jñānaṃ yathā sākṣād anyāvyavadhānenārthaviṣayakaṃ tathā tatsādhanānīndriyalmgaśahdarūpānupramāṇānyapyanyāvyavadhānena sākṣād evārthaviṣayakāṇi/ na hi tāni kim apyaviṣayīkṛtya jñānaṃ janayitum īśate/ “de même que la connaissance vise un objet immédiatement, sans autre intervention, de même les anupramāṇa, puissance de perception, relation (qui fait l’inférence), témoignage verbal, qui sont causes de cette connaissance, visent également l’objet immédiatement, sans autre intervention, car ils ne peuvent produire aucune connaissance sans la rendre immédiatement présente”.
46 ibid., : svamate tu jñāna iva karaṇeṣvapi sākṣād eva jñeyaviṣayīkāritvam astīti/
47 N. S., II. 1.24. (p. 60a) yathāvasihithārthaviṣayitvasyobhayatrāpi sāmyāt/jñānaviṣaya eva hi karaṇānāṃ viṣayaḥ/ na hi kim api aviṣayīkurvantyeva tāni jñānaṃ janayanti/nāpyanyaviṣayāṇi/ Ceci ne paraît pas en effet en désaccord avec le texte de la P.L.t. cité plus haut (n. 1 p. 77), puisque celui-ci dit : “fait de même par intermédiaire”.
48 V., I. 4. 105 ss. [6] (p. 16b) vākyānumāditaścet syāt tatprāmānyaṃ ca sākṣitaḥ/tatprāmāṇyaṃ yathā śākṣī sthāpayatyevam eva hi/ sarvakāleṣvapi sthairyād vyabhicāram apohya ca/evam akṣajamānatvasiddhāṃ viśvasya saiyatām “si l’on fait appel au témoignage verbal, au raisonnement etc., nous répondons que leur autorité vient elle-même du sākṣin. De même que c’est le sākṣin seul qui donne ainsi force à leur autorité, en l’affermissant pour tout le temps et en excluant toute exception, de même c’est lui qui donne force à la notion de réalité de l’univers établie par l’autorité qui naît de la perception”.
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