Le sujet-temoin
p. 41-58
Texte intégral
1Les œuvres de Madhva, comme celles de ses disciples font fréquemment appel à l’expérience comme à la règle même de la vérité. L’honneur en lequel elle est tenue ne saurait faire de doute, lorsqu’on la voit mise en parallèle constant avec la connaissance transmise par le livre du Savoir, le Veda, Tradition, Āgama, Audition, Śruti, entendue par les premiers ṛṣi. Madhva nomme de même l’expérience et la tradition upajīvya pramāṇa,1 c’est-à-dire sources de vérités donnant leur subsistance à toutes nos autres connaissances. Il n’est pas rare de voir Madhva conclure une discussion par les formules śrutyanubhavavirodhāt ou vedapratyakṣavirodhāt : “parce que ceci serait contraire à la Śruti et à l’expérience” ou “contraire au Veda et à la perception”. Un des thèmes essentiels de sa pensée porte sur l’impuissance de la raison livrée à ses seules forces : l’inférence, anumā, est comparée à une courtisane qui va au gré de ses désirs,2 et ne ressent point de honte devant la Tradition comme devant l’expérience.3 Il pourrait même paraître difficile de décider pour laquelle de ces dernières Madhva éprouve le plus grand respect : ne le voit-on pas définir l’autorité de la Tradition en la déclarant “semblable à celle de la perception”4 ? Ceci induirait à penser que la vérité de l’expérience est le modèle, et peut-être la règle de celle de la Śruti, si nous ne voyions par ailleurs Madhva prendre le plus grand soin de distinguer les domaines que l’une et l’autre peuvent atteindre. Tout son effort d’exégèse vise à montrer l’accord foncier des deux sources de connaissances, indépendantes l’une de l’autre. Sa conviction constamment présente est qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les domaines sensible et suprasensible, que l’ajustement d’un ordre de connaissance à l’autre5 est la fin de toute philosophie digne de ce nom et pour laquelle la vérité est une. La dignité de l’objet révélé est certes supérieure à celle de l’objet perçu, mais en aucun cas la Tradition ne peut s’arroger le droit d’annuler ce qui ne ressort pas de sa compétence.6
2En ce monde donc, l’expérience est souveraine, et son témoignage est la base nécessaire de toute argumentation. La concision même du style de Madhva met en valeur la force qu’il attribue à une telle autorité. L’accord avec l’expérience n’apparaît pas au terme de longs circuits, ni comme le fruit de conclusions laborieuses, mais comme l’évidente garantie d’un système qui se flatte de n’avoir jamais perdu contact avec le réel. Une ironique sérénité se dégage de brèves parenthèses constatant l’incompréhensible folie d’adversaires qui osent préférer leurs constructions systématiques aux données de fait. Etonnantes sont les voies du Seigneur, qui permet de tels égarements.7 Un aveuglement de l’ordre de l’intoxication peut seul expliquer une semblable obstination à nier l’expérience commune. Madhva s’indigne à diverses reprises d’avoir affaire à des fous, ivres jusqu’à la déraison.8 C’est peu dire, ajoute son disciple Jayatīrtha, il faut être plus que fou pour s’appliquer à ne poser de thèses que contraires à l’expérience, puisqu’il arrive à un fou de montrer parfois du bon sens.9 C’est donc de l’expérience commune, absolument universelle qu’il faut partir, et Madhva précise parfois qu’il invoque aussi bien celle des laukika, des profanes, que celle des vaidika, des savants connaisseurs du Veda. Toutes choses égales, dit-il, la position conforme à l’opinion commune est la plus forte.10 Les philosophes qui savent se prévaloir du consensus universel quand il va dans leur sens, remarque Jayatīrtha, devraient bien aussi savoir en tenir compte quand il les contredit.11
3L’expérience à laquelle Madhva se réfère, l’expérience au sens le plus courant du terme, se trouve ainsi constamment opposée aux spéculations les plus subtiles.12 L’on peut s’étonner d’emblée, de voir le recours à la connaissance naïve affronter les controverses mûries par des siècles, au cours desquels toutes les vérités admises ont été les unes après les autres remises en question. Madhva n’ignore rien de la critique qu’ont subie les notions de l’expérience commune, ni de celle qui a atteint la notion d’expérience elle-même. Mais ceci ne semble nullement entamer sa certitude. Une si paisible assurance suggère une attitude fondamentale, une intuition irréductible dont l’analyse devrait éclairer les connexions majeures de sa pensée. Elle oriente vers “l’expérience de l’expérience”, vers le sujet de cette expérience étudié dans l’exercice même de sa fonction de témoin.
4Les termes les plus souvent utilisés pour exprimer la notion d’expérience sont ceux d’anubhava ou d’anubhūti, employés indifféremment. Ce sont là les mots techniques acceptés par toutes les écoles, pour signifier la connaissance de ce qui nous est présenté, connaissance réceptive qui se contente d’enregistrer un donné de fait, connaissance immédiate analogue à celle de la perception, pratyakṣa. Son objet peut être de tous ordres, car l’expérience porte aussi bien sur les objets extérieurs que sur des faits psychologiques, représentations, sentiments, impulsions ; elle peut être “perception externe” ou “perception mentale”. Madhva ajoute que le donné de l’expérience peut être aussi bien une réalité présente qu’un souvenir, et dès l’abord nous le voyons refuser les thèses qui voudraient exclure la mémoire, smṛti, du champ propre de l’expérience. Les mīmāṃsāka en effet ne reconnaissent pas à la mémoire la capacité de nous donner des connaissances dignes de ce nom, car toute expérience doit selon eux nous apporter du “nouveau”, anadhigata, et la mémoire ne nous offre rien que de déjà acquis. Madhva insiste au contraire sur le fait que l’acte d’évocation du souvenir est un acte de connaissance valable, et que la mémoire est pramāṇa, moyen de vérité. En nous restituant le passé elle nous présente des données qui font partie de notre expérience valide, sont connues comme telles, sont utilisées comme telles. Comment l’expérience présente aurait-elle autorité si ce qui la précède a cessé d’être vrai et si elle-même doit subir ce sort l’instant d’après13 ? Si l’on veut que toute expérience soit “nouvelle”, fait remarquer Madhva, il est loisible de reconnaître un élément de nouveauté dans le souvenir lui-même,14 car l’image évoquée porte désormais un caractère qu’elle ne possédait pas au moment où elle a été enregistrée, la marque du passé, qui la distingue à jamais de notre expérience présente15 : si la mémoire et la répétition (anuvāda) étaient de pures reproductions du passé fait remarquer Jayatīrtha, elles seraient parfaitement inutiles, et l'application de l'esprit à l’étude des textes du Veda eux-mêmes serait sans objet.16 Le souvenir est expérience au sens le plus large du terme, il est ce qui me permet d’acquérir de l’expérience, de posséder comme miennes mes expériences passées.
5L’affirmation selon laquelle la mémoire est pramāṇa se trouve liée à des thèses essentielles de la doctrine mādhva, et s’intègre étroitement à sa conception réaliste du monde comme du sujet pensant. L’acte de mémoire peut avoir rang de connaissance valide parce que le devenir de l’univers est réel. L’écoulement temporel ne frappe pas de relativité nos connaissances, et nos expériences devenues passées ne perdent pas le caractère de vérité qu’elles ont possédé. Toute la doctrine du vrai chez Madhva, s’appuiera sur l’axiome fondamental selon lequel “la vérité ne connaît pas les limites du temps”17 : une vérité relative ou provisoire est une contradiction dans les termes. Ceci vise très directement la position des advaitin qui tiennent le monde pour illusoire et pensent qu’une expérience ultime nous fera reconnaître le caractère irréel de tout le devenir temporel. D’autre part, dire que l’acte de mémoire est valable insiste tout autant sur le caractère réel du sujet de l’expérience : celui-ci est témoin de sa propre histoire, en continuité indéchirable avec son existence présente, il possède de façon directe son passé personnel, et il est seul à le posséder ainsi. L'anusandhāna, la conscience à la fois synthétique et rétrospective de “tout ce qui est mien”,18 est une évidence intérieure dont aucun argument ne saurait me faire douter. Ici encore le vrai n’est jamais aboli, et la réalité de mon devenir ne peut être niée par aucune expérience, même extra-temporelle. La position advaita se trouve refusée par là : si par impossible l’on pouvait montrer que la fin de mon être est de perdre son existence individuelle illusoire pour s’identifier à l’Etre absolu, il faudrait d’abord prouver qu’une expérience peut être abolie sans laisser de trace. Le souvenir d’une illusion est encore vrai, et le fait seul que cette illusion ait pu se produire en un temps déterminé, pour une conscience donnée, introduirait à jamais un élément étranger dans la pureté de la Conscience absolue.
6Ainsi le sujet de l’expérience apparaît dès l'abord comme un être concret, doué de réalité individuelle et de continuité consciente, et qui se trouve engagé dans un monde réel dont il reçoit des données objectives, laissant en lui des empreintes durables. Selon le schéma reçu par la psychologie indienne, les impressions des sens s’inscrivent dans l’organe interne,19 sens commun où se rassemblent, s’ordonnent et se conservent les données transmises par les divers organes du corps physique. Cet organe interne est un milieu matériel, mais fait de matière subtile : sa plasticité lui permet de conserver les vṛtti, images du sensible, qui demeurent en lui à l’état latent jusqu’au moment de leur évocation. Le sujet pensant capable d’utiliser son passé pour juger du présent et prévoir en quelque mesure l’avenir, transcende le monde de ces images, qu’il connaît pour siennes tout en se distinguant d’elles :20 les vṛtti sont des objets de sa connaissance, elles font partie de la catégorie des choses inconscientes. Elles sont jaḍa, inertes, et reçoivent leur luminosité de l’esprit, cetana, seule réalité qui soit source de sa propre lumière. Les vṛtti retombent dans l'inconscience dès que l'esprit cesse de les maintenir en son faisceau lumineux. Aux prābhākara qui tiennent les vṛtti pour svaprakāśa, lumineuses par elles-mêmes, Jayatīrtha répond qu’elles sont des états de la substance du limitas, comme le montre le caractère temporaire de leur apparition à la conscience : elles sont objets de connaissance, produites en nous par des causes extérieures, elles ne se réfléchissent pas elles-mêmes,21 ne possédant pas de droit la luminosité qui en ferait autant de centres conscients. Si Ton veut les dire svaprakāśa, concède Rāghavendra-tīrtha, c’est à condition de prendre le mot sva en un sens atténué, au sens de svīya “sien” et non de svena “par soi” :22 les images brillent à notre conscience d’une lumière qui vient de nous, elles ne brillent pas par leur propre pouvoir. Même si elles sont des intermédiaires de connaissance valide, elles ne se savent pas vraies.
7Madhva insiste sur l’opposition classique entre jaḍa et cetana, inerte et conscient,23 et réaffirme la différence absolue de la matière et de l’esprit à toute occasion. Les caractères de ces deux catégories du réel sont absolument contraires l’un à l’autre : elles ne naissent pas l’une de l’autre et ne se transforment jamais l’une en l’autre.24 La matière, subtile ou grossière, est susceptible de subir constamment de nouvelles transformations, pariṇāma, qui l’altèrent par modification, vikāra. L’esprit est, au contraire, la substance inaltérable parce que fondamentalement simple, et consciente de son identité inaliénable. Mais ceci ne signifie pas que le cetana soit inactif : son activité toute spirituelle est une activité de connaissance qui rayonne à partir d’elle-même vers les données de son expérience. La connaissance par le moyen des vṛtti, vṛtti-jñāna, oblige à remonter jusqu’à la source de cette connaissance, jusqu’à la connaissance essentielle, svarūpajñāna, qui caractérise le sujet pensant. Il est impossible de remonter plus haut : la connaissance essentielle se connaît elle-même, elle est consciente de sa propre luminosité, elle réfère ses connaissances au centre personnel pour lequel et par lequel elles sont éclairées. Le cetana, l’esprit, est par nature svaprakāśa, lumineux à soi, conscient de soi,25 il s’éclaire lui-même et s’éclaire en tant que support de ses connaissances.26 La notion de svaprakāśatva, de luminosité à soi, implique celle d’un sujet personnel et lorsque les advaitin emploient ce terme pour caractériser un sujet spirituel “pur” et impersonnel, ils se contredisent eux-mêmes : le préfixe réfléchi sva, n’a pas de sens s’il ne se rapporte à un sujet conscient, et son emploi suppose la pluralité des consciences, car ce qui est pour soi s’oppose à ce qui est pour autrui.27 Il ne sert à rien aux advaitin d’utiliser le mot abstrait caitanya, le spirituel, pour suggérer l’idée d’une étoffe spirituelle impersonnelle, car la notion abstraite n’a pas de sens sans un support réel : le caitanya n’est rien d’autre que le fait d’être un esprit, cetana, un sujet pensant.28 Aucun artifice ne peut nous amener à concevoir une conscience qui ne serait pas conscience de soi, qui ne se connaîtrait pas comme une unité irréductible.
8L’accent mis ainsi par Madhva sur le caractère concret de chaque substance spirituelle semble lui faire préférer pour la désigner le terme de jīva à celui d'ātman. Le jīva est “l’âme vivante”.29 Si la notion de vie, sous forme de souille a pu être également présente à l’origine dans le mot ātman, l’usage philosophique a atténué cette valeur, ne laissant subsister que l’idée de principe réfléchi. Le terme se prêtait à la conception advaita d’un “pour soi” impersonnel, identique en toute conscience, Les Upaniṣad parlent de l'ātman aussi bien à propos du sujet individuel que du Sujet absolu et les advaitin y avaient lu l’unité du Soi unique. Une telle exégèse est pour Madhva la négation de toute philosophie en même temps que de toute théologie, et il prend soin dans ses commentaires de la Śruti de toujours distinguer les deux sens du mot, selon qu’il s’applique à la conscience individuelle ou à la conscience divine. Tandis qu’il glose en général le premier par jīva, il commente le second par paramapuruṣa, Personne suprême, ou encore par īśa, īśvara, Seigneur, parameśvara, suprême Seigneur, tous termes qui mettent l’accent sur une irréductible différence, comme sur le caractère personnel des sujets spirituels et de celui qui les régit.
9Mais aucun des mots employés par Madhva pour désigner le sujet pensant n’a l’importance d’un terme dont il fait un usage privilégié : c’est le terme de sākṣin que l’on peut traduire par “témoin”. Le mot signifie étymologiquement “l’être pourvu de vision”, le “voyant”. La métaphore visuelle est présente dans toutes les expressions qui accompagnent l’usage de la notion de sākṣin : ainsi la connaissance du témoin est nommée pratyakṣa, perception de ce qui est “devant nos yeux”, elle est dite se produire de façon immédiate, sākṣāt30, “en étant unie au regard” ; elle est fréquemment qualifiée de aparokṣa-jñāna, “connaissance de ce qui n’est pas écarté du regard”. L’image de la vision, liée à celle d’immédiateté, souligne l’idée que le sākṣin est le témoin par excellence, le sujet à qui la connaissance est essentielle. Mais l’image appelle également d’autres notions : la plupart des penseurs indiens, et parmi eux Madhva, conçoivent la vision comme provenant d’une puissance lumineuse qui rayonne à partir de l’œil. De la même manière, le sākṣin est conçu comme un “organe” spirituel, source de sa lumière, capable d’éclairer directement son objet par sa vertu propre. C’est pourquoi le sākṣin est dit un indriya, du terme appliqué aux organes des sens, une “énergie essentielle,” svarūpa-indriya,31 qui rayonne à partir d’elle-même, et se porte, sans se séparer de sa source, vers les objets que lui présentent les organes matériels, prākṛta-indriya.32
10La vision du sākṣin implique des objets qu’elle éclaire. De même qu’il est impossible de concevoir une connaissance qui ne serait pas celle d’un sujet connaissant, il est impossible de penser une connaissance qui n’aurait pas de contenu. La relation sujet-objet est absolument nécessaire à la pensée, Madhva insiste sur la bipolarité de toute connaissance, et s’oppose en ceci encore à l’advaita33 pour qui la connaissance suprême, la seule digne de ce nom, serait la connaissance pure, affranchie de la dualité sujet-objet. Comment concevoir une expérience qui contredirait par définition aux conditions de toute expérience ? Une pensée sans objet n’est pas une pensée", une conscience qui n’aurait conscience de rien ne serait plus consciente. Il est paradoxal que les advaitin utilisent justement la notion même de sākṣin comme approximation la plus haute de ce cas limite. Au moment précis où le sujet individuel reconnaît son caractère illusoire ainsi que le caractère illusoire de toute pluralité, avant de disparaître dans l’unité ultime, il est sākṣin, témoin de vérité, témoin de sa propre non-existence.34 Jayatīrtha demande à ses adversaires ce que pourrait être un témoin qui ne serait témoin de rien : on n’échappe pas à une contradiction en la réduisant à un passage si bref soit-il. En admettant ce passage de l’illusion à la vérité, à la charnière duquel ils situent la notion de sākṣin, les advaitin reconnaissent implicitement35 qu’il n’y a pas de vérité sans un sujet capable de la saisir comme telle, capable d’en faire l’objet de son jugement vrai.36
11Le sākṣin n’est rien d’autre que le jīva ; le témoin est le sujet substantiel dans son exercice propre de connaissance. La notion de sākṣin met en évidence l’intentionalité de la conscience, celle de jīva insiste sur la réalité individuelle de celle-ci. Le fait de nommer le sākṣin un indriya, une énergie de la substance pensante, n’en fait pas comme un pouvoir secondaire et dérivé de cette dernière, car l’être spirituel n’est rien d’autre qu’une énergie essentielle de pensée.
12Mais comment le sujet connaissant peut-il être dit son propre indriya, son propre instrument de connaissance* ? Il n’y a pas d’autre réponse à cette question que l’opposition entre jaḍa et cetana, entre matière et esprit : c’est la nature même de l’être spirituel que d’exercer sa fonction spirituelle, de se saisir à la fois comme existence et comme pensée. C’est pourquoi il est seul svaprakāśa, à la différence des objets inertes, seul conscient de son existence consciente. Nous sommes là devant un fait d’expérience : de toutes les évidences du sākṣin la première est celle qui lui donne l’évidence de sa propre lumière. Nous nous connaissons comme connaissants, nous sommes doués de réflexion, et c’est là l’expérience de l’expérience elle-même, l’expérience sans laquelle nous ne serions pas sujets d’expérience.
13Les bhāṭṭa avaient nié que le sujet pût être directement objet de sa connaissance. Il n’y a pas d’exception, pensent-ils, à la loi universelle selon laquelle le sujet d’une action est nécessairement différent de l’objet de son action : la hache ne se coupe pas elle-même. L’esprit ne peut davantage se prendre pour objet, et nous ne pouvons connaître nos activités connaissantes que par leurs effets. Seul le raisonnement nous permet d’inférer notre existence de sujet. Nous constatons que tout objet connu possède la qualité d’“être connu,” la qualité de jñātatā nous en induisons que nous sommes l’agent ayant produit en tel objet ce mode d’être, mais nous ne saisissons pas le sujet dans son activité. A de telles affirmations, Jayatīrtha oppose le témoignage de l’expérience : jamais nous n’avons conscience d’une semblable inférence ; tout nous donne au contraire l’évidence d’une intuition immédiate. Comme il en est chaque fois que l’on abandonne l’expérience, l’hypothèse qui devrait rendre compte des faits ne sert qu’à les rendre incompréhensibles en s’embarrassant elle-même dans des apories insolubles. Si l’objet est connu par l’intermédiaire d’une qualité adventice qui lui serait imposée par l’esprit, par quoi cette qualité elle-même serait-elle à son tour connue ? La jñātatā requiert une autre jñātatā, celle-ci une autre encore, indéfiniment.37 Le régrès à l’infini se trouve inséré au cœur de l’expérience la plus immédiate. Pour avoir nié la possibilité du contact de l’esprit avec lui-même, l’on a de surcroît rendu impossible le contact de l’esprit avec son objet.38
14Il faut donc maintenir en tout le primat de l’évidence intérieure. L’objection selon laquelle le sujet d’une action ne peut être l’objet de cette même action est vaine. Que cette loi soit universelle dans le domaine des existences matérielles, ne signifie pas qu’elle s’applique de même aux substances spirituelles. C’est une exception certes, mais c’est l’exception même qui les fait ce qu’elles sont, c’est-à-dire conscientes. Si l’on est à la recherche de lois universelles, l’on peut fort bien faire appel à l’expérience commune manifestée par le comportement des êtres conscients : si nous ne nous connaissions pas nous-même, fait remarquer Jayatīrtha, nous n’aurions pas de conduite réfléchie, visant un but que nous jugeons souhaitable.39
15Cependant si l’esprit se connaît, il s’objective et cesse de se connaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme sujet. Madhva ne peut ignorer l’ouverture célèbre du commentaire de Śaṅkara aux Brahna-sūtra : le maître de l’advaita y pose le principe même de sa doctrine, l’affirmation que la source de toute illusion consiste dans le fait de connaître le sujet comme objet, en lui surimposant indûment les caractères de ce dernier. N’est-ce pas exactement le danger auquel s’expose la doctrine mādhva ? Après avoir soutenu avec tant d’insistance qu’il n’y a pas de connaissance en dehors de la relation sujet-objet, les mādhva ne devront-ils pas admettre que si l’esprit se connaît, il se connaît en mode d’objet ? Il se divise donc en quelque sorte de lui-même, perd sa simplicité essentielle, échoue à se saisir comme sujet.
16La réponse de Madhva porte sur ce point précis : la réflexion du sujet sur soi ne contredit pas à sa simplicité.40 Faisant allusion à l’objection évoquée plus haut selon laquelle il doit toujours y avoir différence, bheda, entre le sujet et l’objet d’une action, il dit que cette différence n’existe pas ici “du fait du viśeṣa”.41 Jayatīrtha déclare ailleurs que la connaissance de soi est possible “par la force du viśeṣa”.42 La réponse appelle l’analyse, car la notion de viśeṣa est une des notion-clés du système mādhva, apparaissant à chacune des grandes articulations de la doctrine. Le mot viśeṣa, qui signifie “spécificité”, s’applique d’ordinaire à la catégorie du particulier opposée à celle de la généralité, sāmānya. Mais les mādhva l’utilisent en un sens technique très déterminé : la notion de viśeṣa ne leur sert pas en effet à rendre compte de l’individualité des existences particulières, différentes les unes des autres. Ce rôle est dévolu à la notion de bheda, différence, au sens de division. La notion de viśeṣa accomplit sa fonction propre, non en relation avec la notion de différence mais au contraire en relation avec celle de non-différence, abheda.43 Chaque fois que nous voulons penser ou décrire les divers aspects d’une réalité identique à elle-même, “non-divisée” en soi, lorsque nous voulons, par exemple, exprimer le rapport de la substance à ses attributs, nous devons faire intervenir une spécification qui nous permette d’exprimer une multiplicité de relations internes, sans briser l’unité de la substance. 44 La relation de sa-viśeṣa-abheda, de “non-différence pourvue de spécification”, permet de comprendre que nos jugements ne posent pas uniquement des identités, que nos énoncés ne soient pas exclusivement constitués de termes synonymes.
17L’on pourrait être tenté de considérer le viśeṣa comme une simple catégorie mentale, relative aux points de vue divers que nous prenons sur les choses, et permettant d’isoler provisoirement tel aspect de leur existence, si Madhva et son école ne mettaient en valeur le caractère réel du viśeṣa, associant sa notion à celle d’un pouvoir ou d’une force existant à l’intérieur des réalités. Madhva parle de la “force du viśeṣa” ; Jayatīrtha le nomme padārtha-śakti “puissance d’un objet” ;45 Rāghavendra-tīrtha, vastu-sāmarthya “efficacité de la chose.”46 En chacune de ces expressions apparaît le caractère foncièrement réaliste de la doctrine : si nous pouvons isoler par la pensée tel aspect de tel objet, c’est qu’il existe en fait à l’intérieur de cet objet. Il est, en chaque réalité, à l’état de puissance, apte à se manifester sans détruire son unité. Le viśeṣa apparaît à la fois comme un pouvoir de cohésion assurant l’unité interne de toute existence, et comme une force de rayonnement qui manifeste cette même unité en révélant la multiplicité de ses caractères spécifiques. Il est, dit Jayatīrtha, bheda-pratinidhi, “substitut de la différence”47, en ce qu’il produit les effets de la différence là où il n’y a pas différence : cette puissance réelle produit des effets réels, elle introduit dans les réalités une distance qui ne les divise pas d’avec elles-mêmes, autant de distances que ces réalités présentent d’aspects sous lesquels elles peuvent être connues. Le viśeṣa est donc à la fois un et multiple,48 un comme pouvoir de cohésion, multiple comme support d’autres viśeṣa : la puissance de spécification se ramifie sans se séparer de sa source, du noyau concret d’existence qu’elle supporte.49
18La substance pensante comme toute autre substance possède des viśeṣa, des puissances de spécifications : la connaissance essentielle se diversifie sans se diviser d’elle-même pour cerner les vṛtti du manas. Mais elle possède tout autant un viśeṣa, la puissance de cohésion qui réfère ses connaissances à elle seule.50 La différence entre la substance matérielle et la substance pensante est que cette dernière se sait une, tandis que la première reçoit son unité de façon passive et inconsciente. Etre conscient c’est, pour chacun de nous, être conscient de l’unité qui nous constitue : ce ne peut donc être en aucun cas le fruit d’une connaissance qui nous diviserait de nous-même. De ce fait ce ne peut être une connaissance dans laquelle le sujet se prendrait seul pour objet, à l’exclusion de tout autre objet. L’acte de conscience de soi ne se produit pas à vide, puisqu’une conscience vide d’objets serait inconsciente, mais il jaillit de l’exercice même de la pensée. Un peu, semble-t-il, comme on éprouverait l’élasticité d’un ressort en le tendant, le sujet éprouve son unité essentielle dans l’acte qui le porte vers autre que lui. Le viśeṣa introduit en lui la distance qui ne brise pas sa simplicité mais lui permet de l’éprouver, comme de l’intérieur, en “produisant les effets de la différence, là où il n’y a pas de différence.” Il n’y a donc pas de conscience de soi sans connaissance de réalités différentes de soi, et toute connaissance, en sollicitant l’esprit à user de son pouvoir, porte en elle le germe de la conscience de soi.
19Il arrive pourtant que des connaissances ne soient pas réfléchies, objectera-t-on. Comment poser l’identité conscience-connaissance, alors que nous savons qu’il existe des degrés dans la conscience de soi ? Il se produit en nous bien des oscillations de la pure lumière, lumineuse à elle-même, bien des variations dans la clarté de la conscience réfléchie : dans l’état de veille nous n’avons pas toujours connaissance de notre connaissance ; que dire des états plus confus, tel celui du rêve ; que dire des cas où la conscience disparaît dans l’obscurité totale du sommeil sans rêve ou de l’évanouissement ? La conception d’un témoin dont l’essence est d’être svaprakāśa, ne semble guère pouvoir en rendre compte. Madhva aura à examiner en détail ces différents états du sujet pensant, afin de pouvoir maintenir les résultats de son analyse. Mais d’ores et déjà, une conviction solidement acquise domine sa doctrine : la nature du sujet pensant a été saisie dans sa vérité, par une évidence intérieure absolument sûre et immédiate. En droit donc, en essence, le sujet spirituel est identiquement connaissant et conscient. S’il arrive en fait que cette identité cesse de nous apparaître, la raison doit en être cherchée dans des facteurs extrinsèques, dans des obstacles non-spirituels capables de nous voiler à nous-même notre véritable nature. L’observation nous les indique : le sujet connaissant est lié à un corps dans l’exercice même de sa connaissance, à des organes qui lui permettent d’atteindre les objets extérieurs à lui. Ces intermédiaires ne sont-ils pas en même temps des obstacles ? L’enseignement de l’Ecriture le confirme, en nous révélant que nous sommes asservis, liés à ce corps et au monde matériel, par un bandha, un lien, qui n’a pas eu de commencement. Notre condition humaine est dite une condition d’ignorance, avidyā, dont le salut nous délivrera en nous rendant à notre vraie nature. Toutes ces convergences nous incitent à chercher les causes de l’obscurité et de l’inconscience du côté de la matière.
20Mais les vérités acquises ne peuvent être remises en cause : en aucun cas l'erreur, l’illusion, l’inconscience ne pourront se glisser comme à l’intérieur du sujet pensant, altérer sa capacité de connaître, transformer sa nature de témoin. Toute la question sera de savoir comment le sākṣin peut entrer en contact avec la multiplicité et la temporalité sans y perdre sa simplicité, assumer le corps et la matière sans y perdre sa spiritualité. Répondre à ces questions sera essayer de saisir l’articulation de l’âme et du corps. Si difficile que soit ce problème pour une philosophie aussi radicalement dualiste que celle de Madhva, il est clair que certaines de ses positions ouvrent des voies favorables. Le sākṣin est une substance simple mais pourvue de pouvoirs de spécification ; il possède une structure interne apte à se manifester en relations externes. De tels caractères semblent l’adapter d’avance à rencontrer le monde de la matière.
Notes de bas de page
1 L’idée et le terme sont dans le B.T., par. 3.
2 A. V., I., 1. 214 [6] (p. 9a) nānumā kāmacāriṇī “non pas l’inférence, car elle suit son désir”.
3 ibid. 215 akṣāgamabhayojjhitā “libre de crainte devant la perception et la Tradition”.
4 A. V., I. 1. 66 [1] (p. 3b) pratyakṣavacca prāmāṇyaṃ svata evāgamasya hi/“car il est certain que la Tradition possède une autorité intrinsèque comme est celle de la perception”. Pour le sens de la formule svataḥ prāmāṇya, cf. chapitre suivant. Pour la validité intrinsèque de la Tradition, cf. IIIe part. ch. 1.
5 C’est pourquoi l’ajustement des raisons, yukti, peut avoir exceptionnellement priorité sur l’un ou l’autre pramāṇa : A. V., II. 1. 19 [2] (p. 18b) pratyakṣam upajīvyaṃ syāt prāyo yuktir api kvacit/āgamaikapramāṇeṣu tasyaiva hy upajīvyatā/“La perception doit être le plus souvent source première de certitude, bien que ce puisse parfois être le cas pour le raisonnement ; dans les cas où la Tradition est Seule autorité, c’est elle qui est alors source unique de certitude”.
6 V. T. V., par. 68 pratyakṣāder āgamasya prābalye'pi nopajīvyapramāṇavirodhe prāmāṇyam/“Bien que la Tradition soit plus forte que la perception etc., elle n’a pas autorité si elle contredit une autorité qui est source première de vérité (en son domaine propre)”.
7 A. V., III. 2. 100 [1] (p. 41b) unmatto’pi kathaṃ tasya mataṃ svīkartum icchati/īśaśakter acintyatvān mahonmattaiḥ pravartitam/“Comment même un fou peut-il vouloir adopter sa doctrine ? Il faut que la puissance du Seigneur soit inconcevable pour que cette doctrine ait été mise en branle par les plus grands des fous”.
8 A. V., I. 4. 108 ss. [6] (p. 17a) par asya satyatāṃ jānannapi yaḥ svātmataskaraḥ/paro nāstīti vadati kimityunmattavad vadet/parābhāve’pi vāg vyarthā yadi naivocyate tadā/kaśāvetrādikaṃ tasya taskarasyottaraṃ vadet/“Celui qui tout en connaissant la réalité d’autrui, déclare, voleur qui se vole lui-même, que l’autre n’existe pas, parlerait comme un fou s’il posait à autrui une question : puisque, si l’autre n’est pas la parole est inutile, il n’y a rien à dire et ce sont cordes et bâtons qui donneront sa réponse à ce voleur”.
9 N. S., II. 2. 196 (p. 65a) na hyunmattaḥ sarvatrāpramitaṃ svīkaroti nāpi pramitaṃ tyajati/“car un fou n’accepte pas toujours ce qui est faux, ni ne rejette toujours ce qui est vrai”.
10 G. Bh., IX. 12 (p. 35b) sāmye’pi vākyayor lokānukūlānanukūlayor lokānukūlam eva balavat/
11 N. S., I. 4. 63 (p. 60b) lokavyavahārānusāreṇa hi parīkṣakair lakṣaṇaṃ kāryam/na tu svābhiprāyānusāreṇa lokavyavahāro niyantavyaḥ/ “car les philosophes doivent former leurs définitions en se conformant à l’usage commun, et cet usage ne doit pas être restreint à ce qui se conforme à leurs intentions”.
12 N. S., II. 3. 70 (p 42a)... sarvalokaprasiddhatvāt/tatkāvidhasya ca laukikaiḥ parīkṣakaiścollaṅghanāyogāt/...parce que ceci est reconnu par tout le monde ; et parce que ni les profanes, ni les philosophes, ne peuvent transgresser ce qui est tel”.
13 A. V., II.. 1. 58 [2] (p. 19b) anubhūtiḥ pramānaṃ cet kena smṛtir apodyate/pūrvānubhūte kiṃ mānam ityukte syāt kim uttaram/“si l’expérience est connaissance valide, comment peut-on refuser la mémoire : que répondrez-vous si l'on vous interroge sur la validité de l’expérience précédente ?”
14 A. V., III. 2. 86 [1] (p. 41a) ādhikyam anubhūtāt tu yadātītatvam iṣyate/ mānatā ca kathaṃ na syāt smṛter bādhaśca nātra hi/“puisque l’on admet que le fait d’être passé ajoute quelque chose à ce qui a été expérimenté, comment la mémoire n’aurait-elle pas sa validité ? Et il n’y a pas non plus dans son cas d’annulation”.
15 N. S., II. 1. 28 (p. 70b) tasmāt pūrvapūrvavijñānair anākalita eva vartamāno’rtha uttarottarair avasīyata iti anadhigatārthatvam eveti/evaṃ tarhi smṛtyāder apyanadhigatārthatvam eva/smṛtir api vartamānatatkālatayānubhūtam artham atītakālatayāvagāhate/anyathā sa iti na syāt/“Ainsi vous appelez ‘nouveauté d’un objet’ le fait que cet objet présent est déterminé par les connaissances qui suivent, tout en n’ayant pas été expérimenté par des connaissances précédentes : même en ce cas la mémoire aussi possède un caractère de nouveauté. La mémoire certes atteint en un mode de temps passé un objet qui a été donné selon le mode d’un temps alors présent ; autrement il ne serait pas possible de dire “c’est lui”,
16 N. S., II. I. 27 (p. 70a) iṣtārthasmṛtau sukhaṃ tajjātīye rāgaḥ saṃskārapāṭavaṃ ca/aniṣṭārthasmṛtau duḥkhaṃ tajjātīye dveṣaḥsaṃskārapāṭavaṃ ca/praśastārthasmaraṇe dharmo’praśastārthasmaraṇe tvadharmaḥ/evam anuvādé’pi draṣṭavyam/anyathā praṇidhāndivaiyarthyaprasagāt “Au souvenir d’un objet agréable se produisent le plaisir et le désir de choses du même genre, ainsi que la stimulation des tendances ; au souvenir d’un objet désagréable, le déplaisir et l’aversion pour les choses du même genre, ainsi que la stimulation tendances ; à l’évocation d’un objet prescrit comme bon, la pensée du dharma, à celle d’un objet non-prescrit, son contraire. Il faut remarquer la même chose dans le cas de la répétition. Autrement la méditation et autres exercices deviendraient inutiles”.
17 A.V., III 2. 60 [1] (p. 40 a-b) pramāṇasya ca maryādā kālato vyāhatā bhavet/kālāntare’pyamānaṃ ced idānīṃ mānatākutaḥ/“et poser une limite au vrai du point de vue du temps serait une contradiction : ce qui cesserait d’être vrai en un autre temps, comment pourrait-il être vrai maintenant ?”
18 Jayatīrtha le précise en effet : U. Kh.., t p. 5a na hi vayaṃ vartamānatayānubhavaṃ smaraṇaṃ vānusandhānaṃ brūmaḥ/kiṃ nāma svīyatayānubhavamātraṃ/ “car nous n’appelons pas anmandhāna l’expérience selon le présent non plus que l’acte de mémoire, mais seulement l’expérience de l’appartenance”.
19 Cet organe interne est désigné de divers noms selon les fonctions qu’il assume : antaḥkaraṇa, marias, citta, ahaṇkāra, buddhi. Pour le sens de ces divers termes, cf. l’analyse détaillée de O. Lacombe, Abs. Védânta, pp. 131 ss. Madhva insiste sur l’unité de ces fonctions. Le nom qu’il adopte le plus souvent est celui de manas. Mais dans la discussion des autres doctrines, spécialement de celles des advaitin, c’est le terme d’antaḥkaraṇa qui est le plus fréquemment employé, reprenant apparemment le vocabulaire de l’opposant.
20 A.V., III. 2.90 [1] (p. 41b) mayaitaj jñātam iti tu sākṣigaṃ jñānagocaram/jñānam eva... “Mais l’affirmation ‘ceci m’est connu’ est bien une connaissance portant sur une connaissance et celle-ci appartient au sujet-témoin.”
21 N.S., III. 4.158 (p. 52b. 53a) vṛttijñānānāṃ svaprakāśatvameva tāvad asat/pramāṇābhāvāt/.. idam ahaṃ jānāmītyanubhavasya sākṣirūpatvāt/vimataṃ jñānam na svaprakāśam anātmatvāt kāryatvād anityatvān manorūpatvāt sukhādivad ityādi pramāṇavirodhācca/ “que les connaissances comme modifications (du manas) soient lumineuses à soi, ceci n’est absolument pas ; parce que rien ne le prouve, parce que l’expérience ‘je connais ceci’ est de l’essence du sujet-témoin ; et parce que l’on a à opposer, l’autorité de l’argument suivant : ‘la connaissance en question n’est pas lumineuse à soi, parce qu’elle n’est pas un sujet, parce qu’elle est un effet, parce qu’elle est non-permanente, parce qu’elle est de la nature du manas, comme le plaisir etc.’
22 V.A., par. 427, commentaire de Rāghavendra-tīrtha (p. 353) svaśabdaḥ pakṣibhūtaprāmāṇyāśrayajñānaparaḥ/tathā ca svenaiva svaprāmāṇyaṃ gṛhyata ityarthaḥ/prābhākarair manovṛttirūpajñānaysa svaprakāśatvāngīkārāt/tathā svaśabdaḥ svīyavācī/ “le mot sva s’applique à la connaissance support de cette validité qui est en question ici : et ainsi le sens est que cette validité à soi se saisit justement par soi. Les prābhākara admettent en effet la luminosité à soi de la connaissance entendue comme modification du manas : en ce cas le mot sva signifie sien”.
23 T.S., (p.1b) cetanācetanatvena bhāvo’pi dvividho mataḥ/“l’existence est tenue pour être, quant à elle, de deux sortes : spirituelle ou non-spirituelle”.
24 A. V., I. 4.68 ss. [6] (p. 15b) na cetanavikāraḥ syād yatra kvāpi hyacetanam/nācetanavikāro’pi cetanaḥ syāt kadācana/na cānyasyānyarūpatvaṃ vikṛtatve’pi dṛśyate/ “Il est impossible que le non-spirituel provienne en aucun cas d’une modification du spirituel, et que jamais le spirituel provienne d’une modification du non-spirituel, et on ne connaît pas de modifications dans lesquelles s’échangent leurs essences propres.” Le texte continue en donnant des exemples de modifications subies par la matière, telle la transformation du lait en caillé. Mais l’esprit ne subit pas de modifications, et le Brahman ne se transforme pas en l’univers : sarvajñād brahmaṇo’nyatvaṃ jagato hyanubhūyate “car nous savons par l’expérience que ce monde est autre que le Brahman omniscient”. Ce texte est la base du refus de toute forme de panthéisme par Madhva. Cf. IIIe part. ch.4.
25 A.V., III.4. 183 [5-6] (p.60b) cetanatvaṃ ca jñatvaṃ na jñeyavaijitam/“Le fait d’être conscient c’est le fait d’être un sujet connaissant, non-dépourvu d’objet de connaissance”.
26 A.V., IV. 2. 91 [5] (p. 70a) na svavijñāitāyāṃ ca virodhaḥ kaścaneyate/ “et on ne voit aucune contradiction au fait de se connaître soi-même.” Commentaire de Jayatīrtha : ātmavijñānānubhavaḥ tāvan mām ahaṃ jānamīti sākṣirūpaḥ prasiddha eva.. svaprakāśatvaṃ jñānāśrayatayā prakāśamānatvaṃ ca na svajñānātirekeṇopapadyata iti/“pour autant qu’il est établi que l’expérience de la conscience réfléchie telle que ‘je me connais moi-même’ est de l’essence du sujet-témoin... la capacité de s’éclairer soi-même et de s’éclairer comme support de connaissance ne peut exister indépendamment de la connaissance de soi”.
27 A.V., III. 4. 184 [5-6] (p. 60b-61a) svaśabdo’pi parāpekṣaḥ tasmād vyāvṛttir eva hi/ svaśabdārtha iti proktaḥ.. “le mot soi est en lui-même relatif à l’autre, c’est pourquoi il est dit en effet que le sens du mot soi est de négation,” Nous connaissons par le V.T.V. le texte auquel il est fait allusion : c’est la Nārāyaṇaśruti. Il vise à réfuter l’apophatisme des advaitin comme le montre la suite du même texte qui dit que les paroles ‘neti neti’ déclarent Viṣṇu autre que le monde. cf. V.T.V. par. 265. Cf. Introduction p. 26.
28 A.V., III. 4.186 [5-6] (p. 61a) cetanasya svabhāvo hi caitanyam iti gīyate “car la spiritualité est dite être la nature propre appartenant à un sujet spirituel”.
29 Comme l’indique la racine JĪV qui signifie “vivre”.
30 G. Bh., IX. 18 (p. 35a) sākṣād īkṣata iti sākṣī “le sākṣin est dit celui qui voit immédiatement”.
31 P.P., I. par. 24 indriyaśabdena jñānendriyaṃ gṛhyate/tad dvividham/pramātṛsvarūpaṃ prākṛtaṃ ceti/tatra svarūpendriyaṃ sākṣīty ucyate/ “par le mot indriya on entend les organes de connaissance ; ceux-ci sont de deux sortes : l’un est de l’essence propre du sujet de la connaissance vraie, les autres sont matériels. En cette classification, c’est le sākṣin qui porte le nom d’organe essentiel”.
32 A.V., II. 1. 28 [2] (p. 18b) nirdoṣākṣodbhavaṃ hyatra pratyakṣam iti gīyate/prākṛtaṃ śuddhacaitanyam akṣaṃ tu dvividhaṃ matam/“la perception est en effet déclarée ici produite par un organe sans défaut ; et cet organe est considéré comme étant de deux sortes selon qu’il est du domaine de la matière ou qu’il appartient à celui de l’esprit pur”.
33 Sa position est semblable à celle de Rāmānuja qui s’oppose à l’advaita de la même manière sur ce point. Cf. O. Lacombe, Abs. Védânta p.177.
34 Cf. O. Lacombe, ibid. pp. 173-4 et 360 “Śaṅkara n’est pas prodigue d’explications sur cet état de témoin…” Mais Madhvaet Jayatīrtha ont affaire à des advaitin qui utilisent la notion de sākṣin en essayant de la faire apparaître dans des expériences privilégiées, dans lesquelles nous connaîtrions d’une certaine manière l’ignorance “comme si” elle était un objet. Il y aurait une saisie de l’ignorance “en forme d’existence” bhāvarūpājñāna, dans des expériences telles que “je suis ignorant”, et de telles expériences seraient l’approximation de l’état de sujet pur, sans objet. Cf. notes suivantes.
35 A. V., 1. 4.94 [6] (p. 16b) sādhakatvaṃ tu satyasya sākṣiṇo hyāvayor dvayoḥ/“Car tous deux nous admettons un sākṣin ayant pouvoir d’établir le vrai”.
36 A.V., 1. 1. 19 [1] (p. 2a) sādhakatvaṃ satas tena sākṣinā siddhim icchatā/svīkṛtaṃ hi... “car il admet que le pouvoir de preuve appartient à une réalité existante, (l’advaitin) qui cherche à atteindre une certitude par le moyen du sākṣin”.
Commentaire de Jayatīrtha (p. 104a) māyāvādinā khalu bhāvarūpājñānaṃ siṣādhayiṣatā pratyakṣaṃ tāvad aham ajño mām anyaṃ ca na jānāmītyaparoksāvbhāsadarśanād ityādinā tatsādhanāya sākṣipratyakṣaṃ pramāṇam aṇgīkṛtam/“Lorsque le māyāvādin, certes, cherche à prouver l’ignorance ‘en forme de réalité’, parce qu’on la verrait apparaître immédiatement, dans la mesure où l’on a l’expérience ‘je suis ignorant’, ‘je ne me connais pas’, ‘je ne connais pas autrui,’ il accepte pour l’établir l’autorité de la perception du témoin”,
37 N.S., III. 2. 90 (p. 95b) kiñca jñānaṃ svaviṣaye jñātatāmupajanayati yatra kvacid vā/dvitīye’tiprasaṅgaḥ/ādye jnātatopajananāt prāg evārthasya viṣayatvasiddher vyarthaṃ tatkalpanam j “mais quoi, la connaissance produit-elle la ‘qualité d’être connu’ dans son objet propre ou bien n’importe où ? Dans le second cas l’on dépasse ce que l’on peut prouver. Dans le premier, puisqu’il est accepté que la chose est objet de connaissance avant que l’on ne produise en elle la jñātatā, la supposition devient inutile”, ibid., : api ca jñātatāyām api jñātatotpādo’ṅgīkriyate na vā/neti pakṣe jñānaviṣayatvaṃ na syāt/ādye’nubhavānārūḍhaṃ jnātatāpravāham aṅgīkurvāṇasya kalpanāgauravaṃ syāt/“bien. plus dans le cas de cette jñātatā elle-même, admet-on (pour la connaître) la production d’une autre jñātatā ou ne l’admet-on pas ? Répondre non, c’est lui interdire d’être objet de connaissance. Dans le premier cas, c’est se rendre coupable d’un excès d’hypothèses, en admettant un flot continu de jñātatā que n’atteint aucune expérience”.
38 N.S., II. I. 23 (p. 56b) jñānam eva hi viṣayasya jñeyatāyāṃ sākṣād upādhir bhavati/jñātatāyā nirākariṣyamāṇatvāt/ “c’est la connaissance seule qui est en effet, pour l’objet, condition immédiate de son caractère d’être objet de connaissance, car nous réfuterons la notion de jñātatā”. Cf. note précédente.
39 N.S., IV. 2. 91 (p. 52a-b) svavijñānitāyāṃ jīvasya kaścana virodho neyate/...yadi cātmā na svātrnānaṃ jñātatā tadā mamedam iṣṭasādhanam ityādijñānābhāvāt tathāvidhecchāpmyatnayor apyabhāvāt sarvapravṛttinivṛttivilopaprasaṅgaḥ/“l’on ne voit aucune contradiction au fait que le sujet se connaisse lui-même... et si le sujet ne se connaissait pas lui-même, comme en ce cas je ne pourrais avoir la pensée ‘ceci m’est le moyen d’un bien’, il s’ensuivrait par absence de désir et d’effort correspondants, la destruction de toute activité positive ou négative”.
40 V.T.V., par. 349 na cātmanyanātmabkramaḥ kvāpi dṛṣṭaḥ/“et l’on ne voit jamais l’erreur qui imposerait le non-spirituel sur le spirituel”.
par. 350 na hi kaścid aham ahaṃ na bhavāmīti bhrānto dṛśyate/“car l’on ne voit aucune erreur telle que ‘je ne suis pas moi’ ”.
par. 357 na cātmani bhedabhramaḥ kvāpi dṛṣṭaḥ/“jamais ne se produit en moi-même l’illusion que je sois divisé”.
41 A.V., I. 2. 3 [I] (p. IIa) karmakartror utsargato bhidā/abhedo’pi viśeṣe syād balī so’pyanapoditaḥ/ “bien qu’entre agent et objet de l’action il y ait généralement différence, la non-différence est aussi possible là où existe le viśeṣa, et celle-ci aussi est forte, n’étant pas contredite”. Cf. note précédente.
42 V.A., par. 441 mām ahaṃ jānāmītyanubhavād viśeṣabalācca na kartrkar mabhāvavirodhaḥ/“parce que l’on a l’expérience ‘je me connais moi-même’ et, grâce à la force du viśeṣa, il n’y a pas contradiction à la relation agent-objet de l’action”.
43 Cf. IIe part. ch. 3 et 4.
44 A.V., I, 1. 109 [2] (p. 5a) abhinne’pi viśeṣo’yaṃ balād āpatati hyataḥ/viśe ṣatadvatoścaiva svanirvāhakatā bkavet/bhedahīne tvaparyāyaśabdāntaraniyāmakaḥ/viśeṣo nāma kathitaḥ so’sti vastuṣvaśeṣataḥ/viśeṣas te'py anantāśca paraspara viśeṣiṇaḥ/svanirvāhakatāyuktāḥ santi vastuṣvaśeṣataḥ /“Là où il n’y a pas de division apparaît en effet ce viśeṣa par sa seule force ; c’est pourquoi doit appartenir aussi au viśeṣa, et à ce qui possède le viśeṣa, la propriété de se soutenir soi-même. En ce qui est effectivement dépourvu de division, régissant l’usage des divers mots non-synonymes, se trouve celui que l’on nomme viśeṣa ; il existe en toutes réalités. Ces viśeṣa sont en nombre infini et ils se spécifient mutuellement ; doués de la propriété de se supporter eux-mêmes, ils existent dans toutes les réalités”.
45 V.A., par. 471 tatpratinidhiḥ svanirvāhako viśeṣo nāma padārthaśktiḥ.../“substitut de celle-ci (de la différence), se supportant soi-même, celui qu’on nomme viśeṣa, est une puissance de la chose”.
46 V.A., par. 441, commentaire de Rāghavendra-tīrtha (p. 366) vastusāmarthyāparaparyāyarūpaviśeṣabalād ityarthaḥ/ “le sens est ‘par la force du viśeṣa’ selon sa qualité d’être synonyme d’efficacité de la chose”.
47 V.A., par. 471, cf. note 2.
48 L’affirmation que le viśeṣa est vastu-svarūpa, essence de la chose, en même temps que spécification de celle-ci, se trouve dans les textes du B.T. que Madhva reprend à son compte. Dans le G.T. XI, 15, Madhva cite un long passage du B.T. où il est affirmé à deux reprises que le viśeṣa est l’essence de la chose (B.T., par. 14) abhāvo yatra bhedasya pramāṇāvasito bhavet/viśeṣo nāma tatraiva visesavyahāravān/viśeṣo'pi svarüpam sah svanirvāhaka eva ca/.../vastusvarūpam astyeveti.../viśeṣo'nubhavād eva jñāyate sarvavastuṣu/“Là où est établie par preuve l’absence de différence (interne), c’est le viśeṣa qui existe en ce cas justement, supportant l’usage des spécifications (diverses). Le viśeṣa est aussi l’essence propre et il se supporte lui-même...il est dit être vraiment l’essence propre de la chose...le viśeṣa est connu par expérience dans toutes les réalités.” Cf aussi B.T., par. 146 viśeṣo’ pi svarūpaṃ sa svanirvāhakatāsya ca/ “Le viśeṣa est l’essence propre, et la propriété de se supporter lui-même lui appartient également”.
49 V.A., par. 475 tato varaṃ padārthasyaiva vieitraśaktisvīkādra iti/ “c’est pourquoi il vaut mieux admettre pour la réalité elle-même une puissance variée”.
50 A.V., III. 4.186 [5-6] (p.61a) tasmād viśeṣabāhulyaṃ caitanyasya viśeṣataḥ/ “C’est pourquoi la multiplicité des viśeṣa appartient au principe spirituel par son caractère spécifique (ou : lui appartient éminemment)”. Ce passage fait suite à celui cité note 2 p. 49
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