Chapitre V. Structure traditionnelle des attitudes et des valeurs vis-à-vis de l’industrialisation
p. 92-108
Texte intégral
Le concept d’attitude
1L’Inde du Nord présente l’intéressante image d’une société traditionnelle en transition. Les conditions primitives de misère et de pauvreté coexistent avec les conditions de vie les plus avancées et les plus opulentes. Dans les zones urbaines, un vaste travail de construction est manifeste. De nombreux et grands buildings modernes se construisent, ainsi que des usines. Dans le Nord, comme dans d’autres régions du pays, il y a une conscience croissante de la nécessité pour le pays de s’industrialiser progressivement.
2Il serait difficile de faire une évaluation des attitudes en Inde du Nord sans savoir au préalable ce que Ton entend exactement par le terme d’attitude. L’emploi inconsidéré du terme anglais “attitude” a été une grande source de confusion1. Selon le professeur Stœtzel” la notion d’attitude joue un rôle très important en psychologie sociale. Dans l’étude des comportements psychologiques qui se rattachent à ce qu’on appelle les “fonctions”, affectivité, perception, mémoire, possibilités intellectuelles, on rencontre constamment cette notion pour expliquer les différences individuelles de ces fonctionnements : par exemple, le sujet perçoit mieux et se rappelle mieux dans un texte lu ou entendu les arguments qui vont dans le sens de ses préférences politiques.”
3“Dans la partie qui traite de la personnalité, les attitudes sont parmi les éléments qui décrivent le mieux la personne, aident le mieux à la comprendre et à prévoir ses actions. La psychologie des relations entre personnes fait aussi appel à la notion d’attitude, comme cause et comme effet des interactions”2.
4Pour citer encore le professeur Stoetzel, la notion d’attitude, présente quatre éléments bien définis :
- ‘‘Le premier, c’est qu’il s’agit d’une variable inférée, non directement observée ni observable. Sur ce point, presque tous les auteurs sont d’accord et il est très important, car c’est lui qui donne au concept son caractère scientifique”.
- “Le deuxième élément est l’idée que l’attitude désigne une préparation scientifique à l’action, mais non pas n’importe laquelle : d’abord les attitudes impliquent une relation sujet-objet, en ce sens qu’elles caractérisent la personne, et non pas seulement ses actions, et en ce sens aussi qu’elles se rattachent à des objets ou des situations, et se distinguent ainsi par là du trait de caractère, qui n’implique aucune spécification des situations. Elles sont aussi des dispositions plus ou moins durables, et par là elles se distinguent des simples motivations... Enfin elles sont plus ou moins générales, ce qui veut dire qu’une attitude déterminée rend similaires ou équivalents tout un ensemble de stimuli ou de situations”.
- “Le troisième élément est l’idée de la polarité : en psychologie socicale, une attitude est toujours une attitude pour ou une attitude contre. On dira, en termes différents mais pour bien signifier la même chose, que les attitudes sont chargées d’affectivité, ou encore qu’elles sont les corrélatifs subjectifs des valeurs”.
- “Le quatrième et dernier élément de notre analyse, c’est que les attitudes sont acquises, et susceptibles de subir des influences externes. La réalisation de la conformité sociale n’est en réalité rien d’autre que la formation d’attitudes convenables, en relation avec les valeurs et les normes sociales-types"3.
5Le concept d’attitude, un des concepts-clés de la psychologie sociale, peut fort bien servir de point de départ à l’évaluation de l’effet de l’industrialisation sur les attitudes sociales. “Le psychologue social considère tout comportement, qu’il prenne la forme de la conduite (comportement actif) ou de l’opinion (comportement verbal), comme une réponse à une situation L’attitude est pour citer Meynaud, “la variable intermédiaire qui explique la transition du comportement actif au comportement verbal. C’est une propension ou promptitude à agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre. Plus explicitement, l’attitude d’un individu dépend de son expérience passée de la situation à laquelle il a affaire”4.
Changement d’attitude et industrialisation
6Chaque fois qu’il y a effort d’industrialisation, la structure traditionnelle des attitudes et des valeurs subit certains changements. La société de l’Inde du Nord dans son ensemble subit à des degrés divers un changement socio-culturel. Le mode de vie traditionnel et ses valeurs séculaires sont en cours de modification et de nouvelles valeurs se cristallisent rapidement5.
7Il y a une certaine réceptivité au changement et une certaine adaptation aux orientations nouvelles. Dans les grandes villes aussi se fait jour la conviction que le problème de la pauvreté et du sous-développement économique peut être résolu par la technologie industrielle. Les valeurs et les modes de vie qui barrent le chemin au développement industriel sont progressivement remplacés par de nouvelles valeurs ouvertes au changement. Mais en même temps, demeure un désir de garder de la tradition tout ce qui peut être compatible avec le présent afin que le caractère distinctif et l’individualité de sa propre culture soient préservés.
8En même temps que cette nouvelle impulsion pour l’établissement d’une société urbaine et industrielle moderne, existe aussi un désir de sauvegarder certains éléments à valeur traditionnelle et de les intégrer d’une façon ou d’une autre dans le contexte du nouveau système. Cela conduit souvent à des difficultés d’adaptation et produit une sorte de dédoublement de la personnalité, ou ce que l’on pourrait appeler une schizophrénie culturelle, qui est attestée dans toute l’Inde du Nord. Il y a souvent deux systèmes de valeurs (double norme) qui coexistent inharmonieusement et créent des modèles de comportement incongrus. C’est ce que l’on trouve par exemple dans les familles où le père et le fils ou la fille ne professent pas la même croyance ni les mêmes rites, ou encore dans les différents codes de conduite d’un individu à l’égard du sexe opposé ou d’un groupe social différent. Ce phénomène est très courant en Inde du Nord.
9Le Nord du pays représente une culture en transition du système traditionnel et pré-industriel au système industriel. Il y a souvent un regain d’admiration pour la culture traditionnelle et l’intention d’en explorer les fondements et l’adaptabilité de base ou la rigidité. Cela suggère qu’il ne faut adopter aucun type culturel industriel déterminé. Mais les personnes averties sont convaincues que le modèle industriel qui se cristallise à présent possèdera un caractère culturel en propre, tout en incorporant incontestablement l’essentiel de la technologie moderne. Cependant, la question reste de savoir comment de hauts degrés d’efficacité pourront être obtenus et certains modes occidentaux assimilés sans renoncer aux valeurs culturelles de base6.
10Les villageois sont, en général, illettrés et ne se représentent pas bien la vie industrielle moderne comme la vie qu’ils désirent. Evidemment, ils souhaitent avoir plus de nourriture, de meilleures habitations, de meilleurs moyens de transport et des remèdes à leurs maux. Mais désirer des remèdes contre les maladies n’est pas la même chose que vouloir du lait pasteurisé, de l’eau javellisée ou des hôpitaux à équipement stérilisé. Avant que le désir de santé ne se convertisse en désir d’adopter les pratiques de l’hygiène industrielle, il reste à vulgariser les notions de germe, de vitamine et de régime équilibré. L’envie de manger davantage n’est pas encore le goût des produits en conserves.
11De plus, même quand il y a désir de modernisme, il peut ne pas y avoir assez de bonne volonté pour en payer le prix. Les désirs ambivalents ne suffisent pas. Les villageois qui souhaitent des écoles peuvent cependant éprouver de la répugnance à ce que leurs enfants abandonnent les mœurs villageoises. Les villageois qui souhaitent davantage de nourriture peuvent cependant ne pas vouloir violer les tabous sur la nourriture ni les autres tabous de caste. Il faut que les choses modernes soient désirées mais avec assez de force pour que les gens consentent à changer leur façon de vivre pour les acquérir. Et, de plus, le désir d’une vie meilleure doit être assez fort pour développer l’épargne systématique et les investissements.
Approche des valeurs vis-à-vis de l’industrialisation
12Feu le professeur Kali Prasad dans son discours inaugural de la sixième conférence de sociologie de toute l’Inde, tenue à Saugar en Octobre 1960, dit : “Nos perceptions, nos attitudes et nos valeurs sont déterminées par une réaction dynamique des modèles de personnalité et des pressions du milieu et de la situation, créés dans un continu culturel”7 Par milieu il entendait non seulement les influences physiques et psychologiques, mais aussi particulièrement les réseaux de rapports interpersonnels et les types de recognition qui constituent les normes dominantes d’une société. Cela inclut, par exemple, les besoins sociaux tels que le statut, la sécurité, le comportement respectueux, et la prévision du comportement et cela tend à produire une forme standard de comportement.
13L’introduction d’une technologie nouvelle pourrait toucher les formes et les techniques existantes et faire éclater cette forme standard. De plus, elle créerait un déséquilibre et une tension dans l’organisation sociale, le système de communication, l’autorité de la société. L’étendue et l’intensité de cet éclatement ou effet dépendraient d’un certain nombre de facteurs dont le plus important consisterait dans la rigidité du système des valeurs culturelles traditionnelles de la société dans laquelle le changement technologique est introduit.
14Notre hypothèse est que si la structure des valeurs de la culture intéressée par le changement est rigide et indifférenciée ou complètement contrôlée par des modes autoritaires, la résistance à l’industrialisation est plus grande qu’elle ne le serait autrement. La situation n’est pas affectée, ou ne l’est que très peu, par la présence de matériel abondant ou même de ressources humaines.
15Selon le professeur Kali Prasad, trois systèmes totaux sembleraient expliquer non seulement la réceptivité au changement mais aussi caractériser les individus et les groupes sociaux et leur prêter raison d’être et signification dans une structure sociale. Ces systèmes sont sensibles au changement et changent effectivement en réponse à des pressions internes et externes. Ce sont les systèmes technologiques sociaux et des valeurs8. Nous allons examiner à présent ce que l’on entend exactement par ces termes.
16Premièrement, le système technologique est le système de la culture matérielle. Il inclut instruments, habileté technique, méthodes de production, distribution des biens, méthodes d’administration et de transport, qui constituent les ressources principales du groupe. Des systèmes technologiques différents impliqueraient par conséquent des différences dans l’expression matérielle et dans le fonctionnement du système.
17Deuxièmement, la structure sociale est composée de personnes et de groupes en interaction à différents niveaux. Dans une société de castes, la structure sociale est divisée en segments rigides qui ne permettent que très peu de perméabilité. Par exemple, dans l’Inde du Nord le système des castes ne permet pratiquement pas la mobilité verticale, même à l’intérieur d’un secteur particulier, que le système des hiérarchies fermées, lui, obtient. Dans une telle situation, la multiplicité des rôles est fixée selon la tradition, et souvent la prise de décision appartient à des individus ou chefs de certains groupes de caste.
18Troisièmement, le système des valeurs peut être considéré comme un système de représentations collectives de la société. Peut-être serait-il préférable de le définir en fonction du choix du désirable dans un système de culture. Cela inclurait les préférences personnelles et culturelles et les normes culturelles. Le système des valeurs détermine les choix préférés, la hiérarchisation des personnes, des produits, etc... et aussi quels seront les besoins qui seront inhibés, exprimés ou satisfaits, ou l’adoption de types alternatifs de vie9.
19Ces trois systèmes sont en interaction, s’affectent l’un l’autre et ne peuvent fonctionnner isolément. Le système des valeurs se trouve à la base des deux autres, leur donne signification et but. Une analyse socio-psychologique de ce système conceptuel est nécessaire pour clarifier les programmes d’industrialisation.
Le changement des valeurs est-il nécessaire ?
20La question importante est la suivante : l’adoption d’une technologie implique-t-elle l’adoption du système des valeurs qui y est associé ? La réponse à cette question en soulève une autre : y a-t-il des types de personnalité propres à la culture industrielle ? Notre postulat est qu’aux différents types de technologie correspondent des types de personnalité caractéristiques de ces groupes10. Le processus d’assimilation des valeurs implique que la culture éprouve le besoin d’adopter les nouveaux concepts de la culture qui lui apporte le changement. Si le besoin est ressenti comme pénétrant et vital pour le changement de situation et si l’adoption des valeurs nouvelles devient partie intégrante de la structure caractérielle des individus et des groupes composant une culture, alors les valeurs nouvelles ne seront pas seulement assimilées mais participeront à la création d’une nouvelle structure sociale et faciliteront l’industrialisation. En d’autres termes, si les valeurs de la technologie industrielle sont appropriées à la culture indienne, cela facilitera l’industrialisation qui est l’objectif déclaré du pays aujourd’hui.
21Si, au contraire, les techniques nouvelles sont adoptées comme instruments utiles dans le simple but d’accroître la production, dans ce cas leur adoption se cantonnera à un niveau superficiel et ne conduira pas à une assimilation créatrice ni au développement de modes technologiques dans la nouvelle culture. Le problème peut être centré sur la question de savoir dans quelle mesure nos systèmes de valeurs sont susceptibles de recevoir les nouvelles valeurs de la culture industrielle. Une analyse de nos systèmes de valeurs actuels, en vue d’explorer la profondeur ou l’étendue et la capacité à l’adaptation requiert une investigation et une recherche soutenues, qui n’ont pas encore été entreprises, du moins en Inde du Nord11.
22Le professeur Kali Prasad a posé une série de questions dans ce sens : “Y a-t-il une conformité entre les valeurs cataloguées plus bas comme représentant des cultures individuelles et celles qui symbolisent la culture traditionnelle comme la culture indienne ? Quelees valeurs sont inhospitalières ou hostiles ? Quelle est l’étendue ou la profondeur de l’hostilité ? Est-il possible d’adopter les valeurs qui sont conformes et d’ignorer les autres ? Les valeurs ouvertes au changement peuvent-elles être consciemment formées ? Quels sont les mécanismes qui peuvent être employés à ce dessein ? Y a-t-il des valeurs universelles qui se trouvent dans toutes les cultures ? Quelles sont les valeurs fondamentales d’une culture industrielle et d’une culture pré-industrielle ? Y a-t-il des hiérarchies dans un système de valeurs ? Peut-on y introduire un changement ou une modification, etc...”12.
23Selon lui, il est impossible de répondre à toutes ces questions, non seulement en raison de nos propres limitations mais aussi parce que la méthodologie et les techniques psychologiques nécessaires ne sont pas encore suffisamment connues. Cependant, il propose une liste impressionnante des concepts de valeur de la culture industrielle et aussi certains concepts de valeur de la culture indienne, liste arbitraire bien entendu :
- Caractère sacré du travail. Orientation du travail vis-à-vis de l’orientation des loisirs.
- Instruction universelle.
- Objectivité et impersonnalité.
- Analyse du Temps, de l’Espace et du Mouvement.
- Standardisation et efficacité.
- Coopération dans la compétition.
- Individualité. Caractère sacré de la personne.
- Importance attribuée au changement (par opposition à la stabilité). Importance attribuée au présent (non au passé).
- Le démocratique vis-à-vis de l’autoritaire.
- Système du statut obtenu par la capacité vis-à-vis du statut du système des castes obtenu par la naisance.
- Multiplication des besoins vis-à-vis des besoins minimums.
24Parallèlement, ou peut aussi noter certains concepts de valeur de la culture indienne :
- Simplicité.
- Le changement est illusoire.
- Caractère sacré et inviolable de la Nature.
- Respect de la tradition.
- Hiérarchie de caste.
- Ahimsā (non-violence).
- Vairāgya (renonciation).
- Niskāma karman (action non motivée).
- Aparagraha (non-appropriation).
- Asteya (ne pas voler).
- Karunā (compassion)13.
25Pour une meilleure compréhension des différents peuples et de leurs valeurs culturelles spécifiques, même une liste arbitraire peut être utile. En fait image-pensée, les attitudes et les valeurs constituent un continu de la dynamique du comportement. Dans cette dynamique, il y a une interaction et une interpénétration de ces trois éléments. Les images modifient la pensée et l’action et sont, à leur tour, modifiées par elles. Par exemple : “Les Allemands sont considérés comme ayant l’esprit scientifique, étant travailleurs et durs ; les Juifs comme intéressés et sordides ; les Noirs comme superstitieux et paresseux ; les Italiens comme doués de sens artistique et impulsifs ; les Anglais comme conservateurs et ayant l’esprit sportif ; les Français et les Américains comme créatifs, intelligents et matérialistes ; les Irlandais comme spirituels et emportés ; les Chinois comme superstitieux et sournois ; les Japonais comme travailleurs et calculateurs ; les Turcs comme cruels et religieux ; les Indiens comme superstitieux et paresseux, etc…”14.
Less valeurs indiennes traditionnelles sous la contrainte
26L’atmosphère dans laquelle l’esprit indien s’est formé et développé lui a donné un type caractéristique. Les dimensions les plus significatives de ce type sont les suivantes :
- Sa capacité pour la contemplation et ses envolées spéculatives dans le royaume de l’invisible et de l’inconnu.
- Sa remarquable capacité pour appréhender l’unité dans la diversité—capacité impatiente de détails isolés qu’elle s’efforce de réduire dans une harmonie. L’attitude de l’esprit indien envers la nature, le milieu géographique et écologique est marquée par la recherche de l’harmonie et de la coexistence compatissante. Cela est dû probablement au climat tempéré, au sol riche, à la production abondante et au manque de pression sur les ressources matérielles. Tout cela a conduit au développement de l’agriculture et de l’artisanat de village. Dans d’autres pays où le milieu géographique n’est pas aussi accueillant, où l’homme doit lutter contre la nature, l’attitude n’est pas nécessairement celle de l’harmonie mais celle de la conquête. Pour cette raison, l’homme indien n’a pas été contre la nature, n’a pas cherché à la dominer, mais a été en harmonie avec elle.
27Cela a conduit également au développement d’une attitude qui favorise la gradualité par opposition à la brusquerie et aux secousses que l’on trouve dans certains autres pays. En plus de cela, des facteurs autres que le physique, l’économique ou le politique ont conditionné la formation de l’esprit indien et sont plus fondamentaux. Ce sont ses composants idéationnels, c’est-à-dire les idées, croyances et principes qui ont leur origine dans la conscience de valeurs plus élevées15. Ces éléments idéationnels ne sont pas nécessairement les produits du sol. Ils viennent parfois d’ailleurs, mais ont influencé la population de ce pays à diverses époques et à divers degrés.
28On voit dans les premiers temps de l’histoire de l’Inde que les influences pré-aryennes ont affecté l’esprit aryen et ont donné naissance à ce que l’on a appelé la culture védique. Puis, il y eut une réaction contre certains aspects de cette culture et le Bouddhisme chercha à introduire un correctif. Bein que l’influence du Bouddisme se soit fait profondément ressentir sur l’esprit indien, la culture qui y était associée ne produisit pas d’effet durable. Son déclin fut suivi par la naissance d’une nouvelle culture hindoue qui a été distinguée de la culture védique : la culture purânique.
29A la fin du VIIo siècle, les influences musulmanes commencèrent à se faire sentir, et au XVo siècle la domination musulmane était établie dans le pays. Au cours des XVIIIo et XIXo siècles, l’influence britannique domina la scène politique. Contrairement aux Musulmans, qui en s’installant dans le pays avaient adopté ses institutions, les Britanniques demeurèrent un élément étranger et n’essayèrent jamais de s’intégrer à la vie et à la culture de la population. Conséquemment, alors que l’impact de la culture et des valeurs musulmanes affecta la vie indienne dans de nombreux domaines et favorisa la naissance d’une riche culture composite, l’influence britannique resta partout périphérique et ne favorisa que l’apparition de ce que l’on a appelé la culture coloniale anglaise, —culture qui donna naissance à une espèce étrange, ni indienne ni anglaise, phénomène monstrueux symbolisé par les “Babus” de Macauly avec leur accent étranger grotesque et leurs vêtements occidentaux, qui furent les agents de la domination impériale britannique pendant plus de deux siècles. Il est fâcheux que la culture coloniale ait cherché à s’introduire par l’intermédiaire du gouvernement britannique car il demeura toujours suspect, n’étant ni authentiquement occidental, ni même authentiquement britannique. Pour réagir contre cette situation, quand sonna l’heure de l’Indépendance, les Indiens adoptèrent l’idéal de la démocratie séculaire sans aucune religion.
30Au cours de tous ces siècles de changement et de contrainte, alors que la matière fondamentale de la pensée indienne est restée relativement inaltérée, les attitudes et les valeurs ont subi différents degrés de changement et de modification.
Le travail dans un système industriel est une source de contrainte
31L’unanimité de l’opinion parmi les sociologues est que la vie et le travail dans un système industriel sont une source de contrainte pour l’individu accoutumé à un mode de vie différent (agricole et non-industriel) et à un type de travail différent. La vie dans des villes industrielles comme Ahmedabad ou Kanpur peut elle-même être source de contrainte. L’individu y trouve les situations sociales ainsi que le code de conduite interpersonnel et les exigences très différents. Conséquemment, les rôles qu’il a appris auparavant et les exigences de rôle ne sont plus efficaces dans la nouvelle situation. A cette nouveauté du contexte social est associé le changement perpétuel que sa petite société doit subir. Le statut, la classe, l’emplacement géographique, la dimension, l’appartenance, etc... de lui-même et de son groupe changent fréquemment en raison de la promotion, du transfert, du déplacement, etc...
32Ainsi le changement, qui est une autre caractéristique de la société industrielle, aide grandement à bouleverser son harmonie préalable avec la société et l’empêche d’atteindre un nouvel équilibre. Le bouleversement de personnalité qui en résulte affectera défavorablement la vie de famille du travailleur industriel, sa vie sociale en dehors de sa famille et également son travail à l’usine et ses relations avec ses collègues et avec ses supérieurs.
33Une deuxième source importante de contrainte provient de la nature et des conditions de travail à l’usine. La discipline industrielle elle-même est source de contrainte. La nécessité d’une assiduité regulière et ponctuelle, les heures de travail fixes et l’exécution d’une tâche qui ne requiert qu’une partie des facultés d’un adulte, ce qui empêche le développement d’un intérêt sain et d’un sentiment d’accomplissement réussi, sont tous des facteurs qui agissent contre l’adaptation personnelle. L’un des facteurs conduit à une grande mobilité et à de fortes tendances migratoires de la part d’une nouvelle force ouvrière, tendance qui est progressivement réduite au fur et à mesure que les individus s’adaptent de plus en plus à la vie industrielle.
Effets sociaux de l’industrialisation
34L’industrialisation non planifiée et le développement de l’attirance vers les villes ont contribué à l’aggravation du problème du logement dans tous les pays, mais ce problème est pire encore en Inde. Selon le Dr. Singh : “Si le critère du surpeuplement est déterminé par la cohabitation de plus de deux personnes et demie par chambre, plus de 96 % de la population de Bombay vivent dans des logements surpeuplés. La condition régnant dans d’autres centres industriels tels que Calcutta ou Kanpur n’est guère meilleure...Il y a 64,7 % d’appartements d’une pièce à Kanpur et chaque latrine est utilisée par 761 personnes alors que 26 % des habitations ne possèdent pas de latrines. La situation empira quand pendant la guerre de nombreuses latrines furent converties en logements”16.
35En raison de ce grave problème du logement, certains travailleurs industriels sont obligés de laisser derrière eux leur famille dans leur village. Conséquemment, la disproportion des sexes dans les villes industrielles s’est beaucoup accrue. B. K. Mukerjee fait remarquer que dans la “classe ouvrière indienne,” le nombre des femmes pour 1.000 mâles à Calcutta et dans sa banlieue est de 500. au Bengale dans les villes de manufactures de jute, il est de 526, à Bombay de 524 et à Kanpur de 698. Cette disparité a évidemment un effet regrettable sur le moral des travailleurs”17.
36Pour citer Mukerjee : “Parmi les immigrants de Midnapur qui s’établirent dans les villages du Bengale où se trouvent les manufactures de jute, une femme sur trois, sur un total de 300 ourvières, reconnut être une prostituée, et parmi les natives de l’Hoogly, un tiers des familles travaille dans les manufactures et dans ces familles, une femme sur quatre est une prostituée. De plus, il y a des ouvrières qui se prostituent la nuit et ne le reconnaissent généralement pas. Beaucoup sombrent dans le vice à cause de la misère de leur famille... Le médecin chargé du dispensaire de l’usine estime que 80 % d’entre elles sont atteintes de maladies vénériennes et contaminent des centaines de travailleurs chaque nuit. La prostituée est considérée non seulement comme inévitable mais encore comme nécessaire dans la cité industrielle moderne... assurant la stabilité de la force ouvrière, et en fait, beaucoup d’employeurs fournissent en même temps que des barraquements et des marchés des maisons de tolérance dans les environs de l’usine. L’homme “seul” retourne au village souillé et contaminé, tandis que les travailleuses perdent leur propre estime et leur vertu et sont méprisées par la population villageoise. Dans les milliers de taudis des centres indiens, les hommes sont incontestablement brutalisés, les femmes déshonorées et les enfants contaminés dès leur naissance”18.
37Avec le développement de la technique industrielle en Inde, de nouvelles sortes de maladies et de désordres mentaux doivent naître inévitablement et sont un défi au travailleur et à la direction, tout autant que toute l’organisation sociale qui doit faire face au défi avec de nouvelles orientations et de nouveaux systèmes de valeurs.
Quelques tendances sociales
38Une description des manières et coutumes de la population de l’Inde du Nord remplirait à elle seule une encyclopédie. Telle est leur diversité que l’on a pu justement faire remarquer que la seule généralisation possible à leur sujet est que toute généralisation est à la fois vraie et fausse selon le milieu. Les différences sont extrêmes : depuis les primitifs des tribus au niveau à peine au-dessus de l’âge de pierre, jusqu’à l’intellelligentsia urbaine très sophistiquée, depuis les chefs revendiquant une origine solaire jusqu’aux familles industrielles comme les Tatas ou les Birlas formant comme des dynasties économiques à deux ou trois générations. Cependant, sous cette diversité se trouve une indéniable unité culturelle fournie par un complexe d’idées et d’observances sociales et individuelles qu’est l’Hindouisme, culture qui défie toute définition mais qui est partout identifiable.
39On peut rapidement indiquer quelques tendances dominantes. L’Inde du Nord est aujourd’hui la scène d’une inter-action indescriptiblement complexe entre les forces de la technique moderne et la tradition séculaire. Bien que la tendance générale du progrès industriel soit incontestablement d’affaiblir l’emprise de la caste dans l’esprit des Indiens du Nord, ainsi que les attitudes, les croyances et les valeurs anciennes, il y a des courants contraires.
40Enfin, il est évidemment impossible de prédire quels changements dans les normes de la société se produiront sous un gouvernement modelé en principe sur la démocratie parlementaire occidentale et s’appuyant pour son administration sur l’héritage d’un immense appareil bureaucratique. Mais qu’il y aura gain et perte, voilà qui est certain. Mais pour que l’industrialisation et la technologie moderne soient effectives, il faut une nouvelle révolution de la pensée, une rupture des vieilles traditions de communauté et de caste remplacées par de nouveaux groupements basée d’abord sur la fonction économique et avec des programmes politiques et économiques intelligibles et cohérents. Cette lutte pour l’établissement de nouveaux groupements et de nouvelles formes de la vie politique est peut-être la véritable signification du conflit entre les forces de l’Hindouisme, soutenu par la Mahasabhā hindoue et l’aile la plus laïque du Congrès qui dépendait du feu Pandit Nehru. Pour autant que l’avenir de l’Inde puisse être isolé du grand problème mondial de la guerre et de la paix, cet avenir dépend de l’issue de ce conflit.
Notes de bas de page
1 Jean Stoetzel dans : La conception actuelle de la notion d’attitude, en psychologie sociale, Bulletin de Psychologie, 221 XVI 16, Mai 1963, p. 1.004, fait remarquer : “D’un côté, le mot comporte de multiples synonymes (tels que disposition, montage, prévision, attente, tendance directrice, intention, conscience de tâche, schème) ; de l’autre, il est utilisé dans de multiples usages : dès 1939 un auteur en dénombrait 23. Un colloque réuni à Bordeaux en 1959 discutait des attitudes motrices perceptives, cognitives, affectives et interpersonnelles”.
2 Jean Stoetzel ; Ibid. p. 1.003.
3 Jean Stoetzel, op. ct. pp. 1.004-5. Pour une excellente discussion de la mesure des attitudes, voir : La conception actuelle de la notion d’attitude en psychologie sociale, op. ct. Paris, 1963.
4 J. Meynaud : Social Change and Economic Development, Unesco, 1963, Introduction, p. 12.
5 Jean Stoetzel dans : Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, Plon, Unesco, Paris 1962, p. 201, fait remarquer : “Spranger a proposé une liste de six groupes de valeurs, lesquelles déterminent, lorsqu’elles y dominent, autant de types de personnalités. Ces six groupes de valeurs sont les suivants : valeurs de la connaissance et de la vérité, à quoi correspond le type théorique ; valeur de l’utilité, à quoi correspond le type économique ; valeurs de la beauté et de l’art, à quoi correspond le type esthétique ; valeurs de l’affection et de la sympathie, à quoi correspond le type social ; valeurs de la puissance, à quoi correspond le type politique ; enfin valeurs religieuses (valeurs de l’unité) à quoi correspond le type religieux. On observera que les désignations de ces divers types sont techniques, et que l’on commettrait une méprise en interprétant le type politique ou le type social, par exemple, d’après les connotations que possèdent ces adjectifs dans la langue commune”. Cf. E. Stranger, Lebensformen. Halle 1929. On peut se reporter aussi à G. W. Allport et P. E. Vernon : A Study of Values, Boston 1931 et à Jean Stoetzel : Théorie des opinions, Paris, 1943.
6 Jean Stoetzel dans : Structure d’un système de valeurs et situation des valeurs relatives à la défense nationale dans cette structure Defense Psychology, Pergamon Press, Oxford, Londres, New-York, Paris 1961, p 325, fait remarquer : “Une définition rigoureuse du concept de valeurs ne pouvait venir qu’au terme de la recherche, et constituait même un de ses objectifs. Cependant, il fallait délimiter le champ d’étude : on convint de recherher sous le mot de “valeurs” des pôles d’attraction ou de répulsion, des objets que l’on recherche ou que l’on fuit, par rapport auxquels on s’oriente positivement ou négativement. De tels objets se manifestent dans les comportements concrets par les sacrifices que consentent les individus, le prix qu’ils paieront pour leur possession ; dans les comportements théoriques, les valeurs se manifestent par l’élaboration d’une philosophie de la vie, plus ou moins consciente, plus ou moins élaborée”.
7 Kali Prasad : Industrialisation and Social Change,, Presidential Address, Sixth All-India Sociological Conference, Saugar, 1960, p. 2.
8 Kali Prasad Ibid. pp. 2-3.
9 Kali Prasad, op. et. p. 3.
10 Jean Stoetzel, dans : Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, op. ct p. 199, fait remarquer. : “Les personnes s’expriment par leurs attitudes ; une des manières les plus communes de définir la personnalité d’un individu consiste à énoncer ce qu’il pense, les positions qu’il adopte en matière d’opinion”.
11 “Cela ne veut pas dire que la théorie des valeurs n’ait pas attiré l’attention, car des hommes comme Comte, Durkheim, Weber, Simmel, Cooley, Mead, Dewey, G. E. Moore, Pareto, William James, etc... ne sont que quelques-uns des plus récents penseurs qui ont accru notre connaissance de ce sujet... Déjà en 1958, Théodore Lenn affirmait que nous manquions encore de méthodologie opérationelle pour la recherche sur les valeurs. Cependant de sérieuses recherches ont commencé. Les exemples en sont le travail de Stouffer sur le soldat américain, la récente analyse de Elli Ginzberg sur le soldat incapable. Ces deux études incluent des travaux sur les valeurs. Des hommes tels que Jenis, Janowitz, Bales, Cattell, Maslow, Hartman, Lundberg, Gordon et Floyd, Allport, Hyman, Merton et Carroll Shartle ne sont que quelques-uns parmi ceux qui travaillent dans ce domaine. Le recherche du professeur Stoetzel est un complément important dans cette accumulation croissante de recherches”. Dr. Petrullo, dans : Jean Stoetzel : Structure d’un système de valeurs et situations des valeurs relatives à la défense nationale dans cette structure, op. ct. discussion, p. 333.
12 Kali Prasad, op. ct. pp. 8-9.
13 Kali Prasad, op. ct. p. 9.
14 Kali Prasad : Images and International Understanding : International Meeting of experts ; India International Centre, New-Delhi, non publié, 1963, p. 2.
15 Pour une discussion des valeurs et leur traitement dans le domaine de la sociologie, voir : Frans Adler : The Value Concept in Sociology, American Journal of Sociology, Vol. LXII, No 3, Novembre 1956, pp. 272-79.
16 V. B. Singh (ed) : Housing for Industrial Workers, dans : Industrial Labour in India, op. ct. 1963, p. 309.
17 R. K. Mukerjee : The Indian Working class, cité dans : V. B Singh : Industrial Labour in India, op ct. p 310.
18 R. K. Mukerjee, ibid. pp. 310-20.
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Industrialisation et société dans l’Inde du Nord
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